La Grande duchesse (Ferdinand DE VILLENEUVE - Charles DUPEUTY - Joseph-Xavier Boniface SAINTINE)

Comédie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 31 juillet 1828.

 

Personnages

 

LÉOPOLDINE, grande duchesse de Toscane, âgée de 6 ans

LE PRINCE STROTZI, régent pendant la minorité de Léopoldine

FERDINAND DE FARNÈSE, neveu du duc de Parme

VALENTINE, première demoiselle d’honneur de Léopoldine

MATHÉUS COLOMBUS, vieux philosophe allemand, précepteur de Léopoldine

GUILHERY, petit paysan, frère de lait de la princesse

PRESTOLETTO, coureur attaché à la cour

L’AMBASSADEUR DE NAPLES

DAMES

DEMOISELLES D’HONNEUR

OFFICIERS

SUITE

 

 La Scène se passe à Florence, dans le palais de la grande duchesse.

 

Le Théâtre représente une salle intérieure du palais de la grande duchesse. À droite un trône. À gauche deux portes.

 

 

Scène première

 

MATHÉUS, sortant d’un cabinet à gauche et parlant à la cantonade

 

C’est bon, attendez-moi là. dans ce cabinet prenez dans ma bibliothèque Sénèque ou Cicéron, et amusez-vous à lire, en attendant que je vous prévienne. Le prince Régent me fait demander, prenez garde surtout que quelqu’un du Palais ne vous aperçoive... Conçoit-on une pareille aventure !... moi, Mathéus Colombus, connu dans toute la Toscane pour ma vieille franchise germanique, et l’austérité de mes principes, avoir la faiblesse de me laisser attendrir, de prêter secrètement la main à une intrigue d’amour... moi qui jusqu’alors n’avais connu cette désastreuse passion de l’âme que de réputation... mais j’aperçois le prince Régent, qui sort de la salle des Conférences... Remettons-nous, et qu’il ne se doute pas, que par ma per mission,, un officier est caché dans cette partie secrète du Palais.

 

 

Scène II

 

MATHÉUS, LE RÉGENT

 

LE RÉGENT, en entrant.

Qu’on fasse appeler Prestoletto, mon coureur... Ah ! ah ! c’est vous, mon cher Mathéus... je sors du Conseil, et j’ai à vous faire part d’une nouvelle qui vous intéresse.

MATHÉUS.

Il ne peut s’agir alors que de la grande Duchesse de Toscane, Léopoldine, mon auguste élève.

LE RÉGENT.

Précisément... nous attendons aujourd’hui même, l’arrivée du jeune prince de Parme, que nous lui destinons pour époux ; je sais même qu’il est depuis la nuit dernière à la Villa-Castella, aux portes de cette résidence.

MATHÉUS.

Je l’ai appris par un des officiers de sa suite,

Portant les yeux sur le cabinet.

que le hasard m’a fait rencontrer ce matin. Ah ! çà, mais il paraît qu’on veut presser les choses.

LE RÉGENT.

Oui... je suis instruit que Naples a l’intention de nous proposer la main du jeune duc de Palerme ; un refus nous mettrait avec cette puissance en position d’hostilité... au lieu que l’alliance avec Parme, conclue avant l’arrivée du nouvel ambassadeur de Naples, lui ôte tout sujet de reproches : de cette manière, nous conservons la protection de la maison d’Autriche, et nous assurons l’équilibre politique de l’Italie.

MATHÉUS.

Tout cela me paraît fort bien raisonné, et surtout très clair ; je n’y comprends rien, par exemple, mais cela tient probablement au peu d’habitude que j’ai du langage diplomatique.

Air : Vaudeville de la Somnambule.

LE RÉGENT.

Il faut, mon cher, hâter cette alliance,
Qui se fera sans éclat trop pompeux ;
Et, pour mieux éloigner d’avance
Tous les soupçons... on a choisi ces lieux...
À votre royale écolière,
Donnez, c’est le plus sûr moyen,
Votre leçon tout comme à l’ordinaire.

MATHÉUS.

Vous voulez donc qu’elle ne sache rien ?

LE RÉGENT.

Mais ces précautions ne sont pas prises pour elle, car elle est instruite de tout.

MATHÉUS.

Elle sait tout ? ce n’est pas moi qui le lui ai appris. Mais à propos de leçons... je regrette bien que vous ayez refusé de mettre en vigueur mon nouveau système d’éducation renouvelé du moyen âge.

LE RÉGENT.

Réjouissez-vous donc, cher Mathéus, la consulte d’État a compris la sagesse de vos vues... votre système est adopté, et c’est ce que je venais vous annoncer.

MATHÉUS.

Il se pourrait !... victoire alors ! Il ne s’agit plus que de trouver à la princesse un jeune compagnon d’étude et de bonne volonté ; dont l’emploi immédiat est d’être puni des fautes que l’enfant royal aura commises.

LE RÉGENT.

Oh ! nous ne sommes pas embarrassés du choix ; le projet avait à peine transpiré que mes secrétaires avaient déjà reçu vingt pétitions.

MATHÉUS.

Je le sais... et cela se conçoit... c’est un emploi, c’est une charge qui donne les entrées à la Cour, mais si elle a son bon côté, il y a bien aussi le revers de la médaille.

Air : De l’Artiste.

Le jeune titulaire,
Risque plus d’un échec ;
Car, pour la moindre affaire,
Il est mis au pain sec :
Sans compter le chapitre
Du... qu’il lui faut souffrir...

Il fait le geste de fouetter.

Mais enfin, c’est un titre,
Ça fait toujours plaisir.

LE RÉGENT.

Même air.

Que de gens, de tout âge,
Briguent de tels emplois !
Et, malgré l’esclavage,
N’ont pas toujours le choix ;
Ils portent la livrée,
Leur sort est de servir,
Mais leur chaîne est dorée,
Ça fait toujours plaisir.

Au surplus, le choix du compagnon d’étude de la princesse est déjà fait ; on a jeté les yeux sur son frère de lait.

MATHÉUS.

Ah oui... le petit Guilhery, je le connais... c’est un choix d’un bon augure ; c’est moi qui, le premier, avais pensé à lui ; le petit bonhomme est d’un caractère doux, et d’une constitution robuste.

LE RÉGENT.

Je vais envoyer un message pour le prévenir... Ah ! voici précisément Prestoletto, mon coureur.

 

 

Scène III

 

MATHÉUS, LE RÉGENT, PRESTOLETTO

 

PRESTOLETTO, accourant.

Me voilà au service de Son Excellence.

Le Régent écrit.

Air : Clic clic clac. (Des Comédiens par Testament.)

Presto, presto, vite, vite, vite ;
Toujours galopant, toujours courant et vite et tôt,
Pour la course, en tous lieux on me cite ;
Je pars au grand trot,
Et crac, je reviens au galop. 

Fendre les airs, c’est ma coutume,
Et lorsque je prends mon essor,
Je suis léger comme une plume
Enfin, je vaux mon pesant d’or.
Presto,
etc.

Le sort m’a fait des plus ingambes,
De l’avenir je n’ai pas soin ;
Quand on a l’esprit dans les jambes,
On est toujours sûr d’aller loin.
Presto,
etc.

LE RÉGENT.

Tu as bien tardé, ce matin ?

PRESTOLETTO.

Pardon, Excellence ; mais j’avais reçu de la Princesse des ordres importants : il m’a fallu d’abord courir à dix milles d’ici, chez ce fameux pâtissier, auquel Son Altesse a daigné accorder un brevet d’invention pour ses nouvelles gimblettes la à la caramella... je sers un cran, et je m’élance à trois milles de là, à San Gallo, chez notre confiseur ordinaire, où j’ai fait une commande pressée de diablotins et de croquignoles, encore un cran... zeste, et je vole chez ce célèbre fabriquant de marionnettes, pour ces petits pantins, dont Son Altesse s’amuse tant à la Cour les jours de grands galas... un autre cran, je vais comme le vent ; je reviens à Florence, et en une heure et demie, j’avais fait mes dix-sept milles à jeun.

MATHÉUS.

C’est très honnête ; ce garçon-là se ruine la santé pour le service de l’État.

LE RÉGENT.

Maintenant va porter cette lettre à Pratolino, à la femme Guilhery.

PRESTOLETTO.

Il y a trois lieues... je vous demande vingt minutes.

MATHÉUS.

Prends une demi-heure, et n’en parlons plus.

LE RÉGENT.

Pars, et moi je vais donner des ordres pour la réception du prince Ferdinand, qui doit avoir lieu dans quelques instants.

Il sort.

MATHÉUS.

Eh bien te voilà encore là, je te croyais déjà sorti de la ville.

PRESTOLETTO.

Rassurez-vous... le temps de serrer un cran, et de prendre mon élan.

Il sort en courant et en reprenant l’air précédent.

 

 

Scène IV

 

MATHÉUS, puis VALENTINE

 

MATHÉUS.

Enfin me voilà seul... mon inconnu doit avoir terminé son chapitre de Patientia, je peux, je crois, lui rendre la liberté... Par ici, venez, je suis seul.

VALENTINE.

M. Mathéus, M. Mathéus...

MATHÉUS.

Plaît-il, qui vient encore... ah ! c’est mademoiselle Valentine, je respire... elle ne pouvait arriver plus à propos.

VALENTINE.

Je vous cherchais, mon bon M. Mathéus.

MATHÉUS.

Et moi, je m’occupais de vous, mon enfant ; vous connaissez tout l’intérêt que je vous porte, feu votre père ne fût-il pas mon protecteur, mon ami ?

VALENTINE.

Eh bien c’est en son nom que je viens réclamer vos conseils, et vous confier mes chagrins... apprenez que le prince Régent veut me marier avec un des Chambellans de Son Altesse, et mon cœur ne lui appartient pas.

MATHÉUS.

Je comprends... par une raison toute simple, c’est qu’il appartient à un autre.

VALENTINE.

Je ne dis pas cela.

MATHÉUS

Non... mais je suppose que le jour de cette fête brillante que donna votre tante la comtesse, à Sa Villa... jeune officier aurait pu s’attacher à vos pas, ses yeux sé seraient fixés sur les vôtres, qui ne seraient pas restés baissés.

VALENTINE.

Quoi, vous savez...

MATHÉUS.

Oui, je sais encore, que le soir, parmi les riches gondoles qui glissaient sur les eaux, la vôtre heurta violemment contre une pointe de rocher, et pensa chavirer, que vous jetâtes un cri d’effroi, et qu’enfin, sans le secours du jeune officier, vous auriez probablement augmenté le nombre des Dryades et des Amadryades du beau lac de Dizéo.

VALENTINE.

Ah ! M. Mathéus, pouvais-je oublier le service qu’il m’avait rendu ?

MATHÉUS.

Non... aussi ne l’avez-vous point oublié ?

VALENTINE.

Son devoir, me dit-il, le rappelait dans le Duché, depuis ce temps, je ne l’ai pas revue, et je viens vous demander si je dois lui conserver ma foi ?

MATHÉUS.

Vous m’en demandez-là plus long que je n’en sais.

VALENTINE.

Dois-je espérer que jamais un simple officier puisse obtenir main.

Air de Caleb.

Entre nous quelle distance !
Son épée est tout son bien ;
En maudissant sa naissance,
Il disait je m’en souviens ;
Un préjugé me lie,        }
(bis.)
Et s’élève entre nous ; }
Je donnerais ma vie    }
(bis.)
Pour être égal à vous. }

Ensemble.

MATHÉUS.

Grand dieu ! plus d’espérance,
Quel malheur je prévois !
Ayez de la prudence,
Et fiez-vous à moi.

VALENTINE.

Grand dieu, plus d’espérance,
Quel malheur je prévois !
Jamais, jamais, je pense,
Il ne peut être à moi.

VALENTINE.

C’est à lui seul que je pense,
Et souvent, même, je crois
Malgré le temps et l’absence,
Entendre encore sa voix.

 

 

Scène V

 

MATHÉUS, VALENTINE, FERDINAND

 

FERDINAND, sans être vu.

Un préjugé me lie,
Et s’élève entre nous ;
Je donnerais ma vie
Pour être égal à vous,
Oui, je donnerais ma vie
Pour être égal à vous.

Ensemble.

MATHÉUS.

Ah ! quel plaisir extrême
Son cœur éprouve ici,
De voir celui qu’elle aime,
Si près d’elle, aujourd’hui.

VALENTINE.

Quelle surprise extrême !
Il revient aujourd’hui ;
Comment celui que j’aime
Se trouve-t-il ici ?...

FERDINAND, entrant.

Valentine, je vous revois enfin, on ne m’avait donc pas trompé ; vous êtes maintenant attachée à la Cour de la grande Duchesse.

VALENTINE.

Mais comment avez-vous pu vous introduire dans ce Palais ?

MATHÉUS.

Par la fenêtre, Mademoiselle, et c’est moi qui la tenais ouverte ; moi, Mathéus Colombus, un philosophe, un sage, être forcé de faire la courte échelle aux amours, mais il le fallait pour le soin de votre réputation, et la tranquillité de ma propre conscience.

Air : Amis, voilà la riante semaine.

Pour protéger vos vœux et votre flamme,
Au repentir, je m’expose aujourd’hui ;
Mais vos chagrins ont su toucher mon âme,
Je me suis dit : soyons coupable aussi.
La faute est faite, eh bien, avec courage,
Moi, d’un gros tiers, je prétends me charger ;
Quand on est trois, et qu’ensemble on partage,
Le poids, du moins, en paraît plus léger.

VALENTINE.

Ah ! M. Mathéus, vous avez autant de bonté que de sagesse.

MATHÉUS.

Ne me dites pas de ces choses-là dans le moment où je maudis ma faiblesse... ne me faites pas rougir à mes propres yeux, je vous en prie... et songez plutôt à me répondre avec franchise... vous aimez Mademoiselle ?

FERDINAND.

Oh ! pour la vie.

MATHÉUS.

Bien. Pourriez-vous être heureuse sans Monsieur ?

VALENTINE.

Jamais !

MATHÉUS.

Très bien... c’est justement pour nous entendre là dessus, que j’ai fait venir ici Monsieur par un chemin si inusité chez les philosophes... Mademoiselle de Padzi est d’une naissance illustre, elle vient d’être honorée d’un nouveau titre ; vous n’êtes qu’un simple officier, à la suite du duc de Parme, probablement sans famille, puisque vous n’avez pas jugé à propos de nous la faire connaître. Eh bien ! le conseil que j’ai à vous donner, c’est de vous oublier l’un et l’autre, le plutôt possible.

FERDINAND.

Ah ! Valentine, vous connaîtrez trop tôt l’obstacle qui nous sépare... si je parlais, ce serait encore augmenter nos chagrins... aussi je venais vous adresser une dernière prière... le devoir m’ordonne de rester au Palais, tant que le neveu du duc de Parme y fera son séjour... de grâce, évitez sa présence... car si vos yeux rencontraient les siens, notre malheur serait encore plus grand.

VALENTINE.

Que voulez-vous dire, je ne puis vous comprendre ?

MATHÉUS, à part.

Ni moi non plus... voilà encore un langage auquel je n’entends rien... et cependant je sais huit langues.

UN HEYDUQUE, annonçant.

La grande Duchesse !

MATHÉUS.

Mon élève ! voilà précisément l’heure de son petit lever... vite, vite, monsieur l’officier... fuyez de ces lieux, vous connaissez le chemin... et épargnez du moins la réputation d’un philosophe.

Il l’entraîne.

FERDINAND.

Adieu, Valentine, souvenez-vous de ma prière.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

LA GRANDE DUCHESSE LÉOPOLDINE, MATHÉUS, VALENTINE

 

CHŒUR.

Air : Charles-Quint, ce monarque sage (de Manaziello.)

Chantons tous notre souveraine,
Et rendons-lui tous les honneurs ;
Quoiqu’enfant, elle est déjà reine,
Puisqu’elle règne sur nos cœurs.

LÉOPOLDINE, entrant.

Fort bien, Messieurs, nous sommes contente... tenez, M. de Castelli, vous recommanderez ces pétitions à notre Ministre de l’Intérieur.

À Valentine.

Comtesse Padzi, il me semble que votre devoir vous appelait auprès de notre personne, surtout un jour comme celui-ci, vous ne nous quitterez plus d’aujourd’hui... nous le voulons.

VALENTINE.

Princesse, vous serez obéie... mais pourtant je voulais...

LÉOPOLDINE.

C’est bien, plus tard nous vous entendrons... Dieu ! mon professeur, et je ne sais pas ma leçon.

MATHÉUS.

Midi un quart... Princesse, je suis à vos ordres.

LÉOPODINE.

Mais, M. Mathéus, vous savez qu’on me fiance aujourd’hui, et il me semble que vous pouvez bien me donner congé pour le jour de mes noces.

MATHÉUS.

Pardon, auguste Léopoldine, mais je dois vous donner votre leçon comme à l’ordinaire ; autant que j’ai pu comprendre, la politique l’exige. Grâce à un nouveau moyen d’éducation que j’ai imaginé, j’aurai en même temps la satis faction de pouvoir vous punir, et le bonheur de ne pas vous manquer de respect.

LÉOPOLDINE.

Comment, un nouveau moyen ?

MATHÉUS.

Oui... et le nouveau moyen, je viens de l’envoyer chercher chez votre nourrice ; tenez, le voilà justement qui arrive.

 

 

Scène VII

 

LÉOPOLDINE, MATHÉUS, VALENTINE, PRESTOLETTO, GUILHERY

 

PRESTOLETTO.

Gare que je passe... Le jeune Guilhery.

LÉOPOLDINE.

Tiens, c’est mon frère de lait.

GUILHERY.

Dieu ! c’est y joli, c’est y beau ces Messieurs et ces Dames toutes dorées.

PRESTOLETTO.

Saluez Son Altesse, la grande duchesse de Toscane.

GUILHERY.

Eh ben ! ousqu’elle est, Son Altesse ?

MATHÉUS.

Approchez, jeune homme, c’est à moi de vous présenter... la voici, inclinez-vous.

GUILHERY.

Quien ! la grande Duchesse... c’est la petite Léopoldine. Bonjour, Madame ; ma sœur, comment que çà va, à c’ matin, voulez-vous permettre que je vous embrasse ?

MATHÉUS.

Silence, petit imprudent... parler ainsi à Son Altesse.

LÉOPOLDINE.

De grâce, laissez-le dire... il ne peut encore avoir l’usage des Cours, et d’ailleurs sa naïveté m’amuse.

GUILHERY.

Ah ! çà comment voulez-vous qu’on dise bonjour, vous autres ?

Air : Il était un petit homme.

GUILHERY.

Auprès d’un grande dame,
Il n’est donc plus permis
D’être amis.

LÉOPOLDINE.

L’usage le réclame,
Et le respect aussi.

GUILHERY.

Quel ennui
Le pouvoir ici
Entraîne après lui.

LÉOPOLDINE.

Mon petit Guilhery.
Ils sont enfuis,
Les jours chéris
Où nous étions petits.

Même air.

Le poids de ma couronne
Me semble bien pesant,
Mon enfant.
Jadis, à chaque automne,
Quand tu me couronnais
De bleuets
C’était moins joli,
Mais moins lourd aussi,
Mon petit Guilhery.

Hélas !

Ils sont enfuis,
Les jours chéris
Où nous étions petits.

LÉOPOLDINE.

Allons, Guilhery, parle sans crainte... dis-nous comment se porte ma bonne mère nourrisse ?

GUILHERY.

Bien, Son Altesse... et vous ?... Elle m’a chargé de vous apporter c’te galette et ce joli pot de beure de Fiézole.

LÉOPOLDINE.

Oh ! il n’en manque pas ici, mais n’importe... donne, Guilhery, j’accepte ton présent avec plaisir... M. de Castelli, prévenez Messieurs les officiers de ma bouche, que je veux manger de ce beure à tous mes seconds déjeuners. il me rappellera les souvenirs de mon enfance... Ah ! çà, mon cher précepteur, c’est donc là le moyen dont vous me parliez.

MATHÉUS.

Nous allons causer de tout cela, si Votre Altesse veut bien que nous restions seuls... car je ne suis point chargé de l’instruction de tout le monde... je ne fais pas de cours publics.

Elle fait signe de sortir.

PRESTOLETTO.

Moi, je vais à San Marco, porter les secours de Son Altesse.

MATHÉUS, à Guilhery qui va pour s’éloigner.

Non, restez, jeune homme...

CHŒUR de sortie.

Chantons tous notre Souveraine,
Et rendons-lui,
etc.

 

 

Scène VIII

 

LÉOPOLDINE, MATHÉUS, GUILHERY

 

MATHÉUS, offre un siège à la Duchesse.

La Grande Duchesse Léopoldine étant sur le point de conclure une alliance qui doit concilier à jamais les intérêts de Parme et de Florence, nous avons cru indispensable pour son instruction, d’adopter un système de science et de morale enseignées par l’exemple... C’est toi, mon petit ami, qui sera l’exemple...

LÉOPOLDINE.

Comment il étudiera avec moi ?... Ah ! tant mieux !...

Bas.

Sois tranquille, nous jouerons ensemble ; j’ai reçu ce matin de jolies petites marionnettes toutes neuves.

MATHÉUS.

Sais-tu, mon enfant, quel sera ton emploi direct ?

GUILHERY.

Dam ! non, pas encore.

MATHÉUS.

Quand Son Altesse ne saura pas sa leçon, ou qu’elle aura quelque mouvement de vivacité, c’est toi qu’on punira.

LÉOPOLDINE.

Comment, punir Guilhery, pour moi ?... Certainement non, et je ne le souffrirai pas !

MATHÉUS.

Il faut souffrir ce qu’on ne peut empêcher, et l’on a pris des mesures à cet effet.

GUILHERY.

Mais quand elle saura bien sa leçon ?...

MATHÉUS.

Elle sera récompensée, c’est trop juste.

GUILHERY.

Et moi, qu’est-ce que j’aurai ?

MATHÉUS.

Oh ! alors tu auras... ou plutôt tu n’aura pas... C’est encore juste.

GUILHERY.

V’là tout ?... ce n’est pas beaucoup... Ah ! bah ! au fait... je me résigne... D’ailleurs j’ai l’habitude...

MATHÉUS.

Allons, je vois que le petit bonhomme a des dispositions pour son état... Mais puisque tout est convenu, nous pouvons commencer la leçon.

LÉOPOLDINE.

Ah ! mon Dieu ! et moi qui n’en sais que la moitié !

MATHÉUS, tirant un livre de sa poche.

C’est aujourd’hui votre leçon d’histoire, vous devez me réciter ce matin ce beau discours de la Reine Élisabeth, au moment où ses peuples veulent la contraindre à se marier... Je l’ai traduit moi-même en prose élégante.

LÉOPOLDINE, récitant.

Discours de la Reine Élisabeth.

MATHÉUS.

Après.

LÉOPOLDINE.

« Ma liberté m’était chère, mais les intérêts de mon peuple sont ma première loi.

MATHÉUS.

Bien !

GUILHERY.

Çà va, çà va !

LÉOPOLDINE.

« Pour lui, je devais tout sacrifier, mes répugnances comme mes affections.

MATHÉUS.

Très bien !

GUILHERY.

Eh bien mais c’est gentil !

LÉOPOLDINE, hésitant.

« L’époux que l’on m’a choisi... l’époux que l’on m’a choisi...

GUILHERY.

Aye !... aye !...

MATHÉUS.

« Je l’acceptais...

LÉOPOLDINE.

« Je l’acceptais...

MATHÉUS.

« Comme un nouveau...

LÉOPOLDINE.

« Comme un nouveau...

GUILHERY.

Oh ! là, là, v’là qu’elle annone.

MATHÉUS.

« Garant de mon bonheur...

LÉOPOLDINE.

« Garant de mon bonheur... »

MATHÉUS.

De mon bonheur...

GUILHERY.

Ah ! mon Dieu !... elle s’arrête sur mon bonheur... me v’là perdu !

LÉOPOLDINE.

Eh ! bien, je ne sais pas, là...

MATHÉUS.

Je le vois bien, et çà ne peut pas se passer ainsi.

GUILHERY.

Oh ! je vous en prie, elle ne le fera plus.

MATHÉUS.

Çà ne peut pas se passer ainsi, te dis-je... Elle a fait une faute !... elle doit en être punie... Seulement pour la première fois, je veux bien être indulgent.

Air : Ce que j’éprouve en vous voyant.

Allons bien vite, approche-toi,
Et tends-moi l’oreille et la joue ;
Eh bien, je crois qu’il fait la moue.

GUILHERY.

Mais il me sembl’ qu’il y a bien de quoi,
À ma plac’ vous feriez comme moi.

MATHÉUS.

Tais-toi donc... et vous sans réplique
Songez à faire attention,
Voilà votre correction.

Il donne un petit soufflet à Guilhery, et lui tire l’oreille.

GUILHERY.

Oh ! là, là, mon dieu comme ça pique.

MATHÉUS.

Tu viens d’entrer en fonction.

LÉOPOLDINE.

Ne pleure pas, je t’en prie, mon petit Guilhery.

MATHÉUS.

Heim ! heim ! je crois que vous chuchotez, princesse. Voulez-vous donc exposer de nouveau ce jeune enfant à toute la rigueur de mon ministère... Mais on vient, du silence, et que toute la Toscane ignore que ce matin, sa Souveraine à oublié d’apprendre sa leçon.

 

 

Scène IX

 

LÉOPOLDINE, MATHÉUS, GUILHERY, LE RÉGENT, VALENTINE, DEMOISELLES D’HONNEUR, ÉCUYERS

 

Musique en sourdine.

LE RÉGENT.

Que les demoiselles d’honneur de Son Altesse s’empressent de la parer.

Valentine entre avec plusieurs demoiselles d’honneur.

Le neveu du duc de Parme, le comte de Farnèse vient d’entrer au palais.

LÉOPOLDINE.

Mon époux !... ah ! comme mon cœur bat !...

Pendant la ritournelle, on pose sur sa tête une couronne et un voile.

VALENTINE, à part.

Sans doute, il fait partie de la suite du prince... éloignons-nous...

LÉOPOLDINE.

Restez, comtesse de Padzi, au moment de la cérémonie de nos fiançailles, nous ne voulons pas être privée d’un des. plus beaux ornements de notre cour.

VALENTINE, à part.

Il le faut !

LÉOPOLDINE.

Qu’on introduise notre noble fiancé, nous sommes prête à le recevoir.

 

 

Scène X

 

LES MÊMES, FERDINAND, SUITE

 

CHŒUR.

Air Nouveau de M. J. Doche.

Fêtons ce jour de gloire et d’espérance !
En ce palais, vos sujets empressés,
Viennent chanter cette heureuse alliance,
Et le bonheur des jeunes fiancés.

VALENTINE, reconnaissant Ferdinand.

Ô ciel ! Ferdinand ! qu’ai-je vu ?

À Mathéus.

Soutenez-moi, je vous en prie !

MATHÉUS.

Eh quoi ! le prince était mon inconnu ?...
Ah ! quel échec pour la philosophie !

LE RÉGENT.

Qu’avez-vous donc, comtesse ?

MATHÉUS.

Oh ! ce ne sera rien...

LE RÉGENT.

Souffrez, qu’à votre Altesse,
Je présente le prince.

LÉOPOLDINE, à part, après avoir fait une grande révérence.

Il est vraiment fort bien !

LE RÉGENT, allant échanger les anneaux.

Au nom de Parme et de Florence...

FERDINAND, à demi-voix, regardant Valentine.

Plus tard nous pourrons être unis ;
Ce soir... il sera temps, je pense...

LE RÉGENT, à part.

D’un tel retard je suis surpris.

FERDINAND, à sa suite.

Messieurs, offrez à la Duchesse,
Tous ces présents, ces gages de ma foi.

LÉOPOLDINE.

Eh quoi !
Tout cela c’est pour moi ?
Que c’est gentil d’être princesse !

Elle examine les présents.

FERDINAND, bas à Valentine.

Ah ! de grâce, pardonnez-moi ;
Un préjugé nous lie
Et s’élève entre nous,
Je donnerais ma vie
Pour être égal à vous.

UN HEIDUQUE, annonçant.

La salle du festin est prête.

LÉOPOLDINE.

Suivez-moi.

Reprise du chœur.

Sortie générale.

 

 

Scène XI

 

LE RÉGENT, PRESTOLETTO

 

LE RÉGENT.

D’où peut venir un tel changement dans les idées du prince ? pourquoi différer l’échange des anneaux... Peut être ménage-t-il quelque surprise à sa jeune fiancée... peut-être... mais qu’importe, l’ambassadeur de Naples ne peut arriver de sitôt, et ce soir tout sera terminé.

PRESTOLETTO, accourant.

Excellence !... grande nouvelle ! grande nouvelle !

LE RÉGENT.

Qu’as-tu donc à m’annoncer ?

PRESTOLETTO.

Je revenais de San Marco d’un pas assez tranquille, cinq lieues à l’heure, lorsque j’aperçois sur la route une voiture à quatre chevaux, qui se dirigeait au grand galop vers les portes de Florence... je serre un cran, je m’élance, les chevaux redoublent de vitesse de part et d’autre, l’amour-propre s’en mêle... je dépasse la voiture, je gagne un quart-d’heure sur elle, et j’ai le bonheur de vous annoncer le premier que dans peu d’instants vous recevrez la visite de monseigneur l’ambassadeur de Naples.

LE RÉGENT.

Ô ciel ! l’ambassadeur de Naples... je devine les motifs de son empressement... Quel embarras ! faudra-t-il donc se décider à une rupture ouverte ?... fatal retard... Retournons auprès du comte de Farnèse, et tâchons de conclure sur-le-champ cette alliance.

Il sort.

PRESTOLETTO.

Monseigneur a l’air enchanté de la nouvelle que je viens de lui apporter !

 

 

Scène XII

 

GUILHERY, PRESTOLETTO

 

GUILHERY.

On va sans doute m’appeler pour me mettre à table... j’ai faim comme un grand seigneur... avec çà que j’ai été obligé de vous suivre à la course, depuis Pratolino jus qu’ici.

PRESTOLETTO.

C’est vrai que tu n’as pas les jambes aussi déliées que les miennes... Chacun son emploi... Ah ! dame, mon garçon, tu as une belle place, mais il y a du mal à avoir, je sais ce qui en est, j’ai eu l’honneur de l’exercer pendant six ans auprès de Son Altesse le prince de Palerme... c’est à cela que je dois mon éducation.

GUILHERY.

Comment ! pendant six ans vous avez... tous les jours ?

PRESTOLETTO.

Exactement, plutôt deux fois qu’une...

GUILHERY.

Oh ! là, là, qu’est-ce que c’est que çà.

 

 

Scène XIII

 

GUILHERY, PRESTOLETTO, MATHÉUS

 

MATHÉUS.

C’est affreux, c’est épouvantable, çà ne peut pas se passer ainsi.

PRESTOLETTO.

Diable ! il paraît qu’il y a du nouveau pour toi.

MATHÉUS.

Quelle tête, quelle tête ; malheur à la Toscane si nous ne réprimons pas ce petit caractère-là.

Il prend Guilhery par la main.

GUILHERY.

Ah ! mon dieu, qu’est-ce que j’ai donc fait encore ?

MATHÉUS.

Ce que tu as fait ? pauvre petit innocent !. il me le demande... j’en frémis pour toi... Son Altesse était à peine entrée dans la salle du festin... qu’un malheureux écuyer marche sur sa robe... elle se retourne d’abord avec impatience, et lui lance un regard foudroyant... brise en mille morceaux ce superbe vase du Japon, qui nous avait été donné par le savant Mandarin Kia-o-Li, mon confrère de Pékin.

Air : Vaudeville du 1er prix.

Pour la punir de sa colère,
Auprès de toi, je viens ici ;
Car tu sens bien que cette affaire
Ne peut pas se passer ainsi...

PRESTOLETTO.

V’là c’que c’est que d’avoir des titres ;
Le pauv’ petit... en est-ce assez ?
C’est la princesse qui cass’ les vitres,
Et lui qui pay’ les pots cassés.

MATHÉUS.

Rendre toute la Cour témoin de ses emportements ; heureusement sa punition est, facile à trouver... elle devait assister à ce grand repas... eh bien ! elle n’ira pas... c’est à-dire si... elle ira, parce qu’on ne peut pas se passer d’elle ; mais elle sera mise au pain sec... c’est-à-dire non, elle mangera tout ce qu’elle voudra, mais toi, tu dîneras par cœur.

GUILHERY.

Comment, par cœur. moi qui ai si faim... ah ben ! c’est injuste, ce matin on ne m’avait pas parlé du pain sec ; j’aime encore mieux...

MATHÉUS.

La princesse en sera plus mortifiée.

On apporte une petite table, sur laquelle il y a une carafe d’eau et un morceau de pain.

PRESTOLETTO.

Tiens, voilà ton déjeuner qu’on apporte, j’espère qu’il y a du luxe... regarde un peu la jolie petite table.

GUILHERY.

J’ crois bien, il n’y a rien dessus... j’aimais mieux mon écuelle de bois, au moins il y avait de la soupe aux choux.

MATHÉUS.

Allons, remets-toi, mon enfant, bon appétit... je vais faire part à la princesse du profond chagrin que tu éprouves... allons, mange, mange, et surtout ne te fait pas de mal ; quant à toi, Prestoletto, cours vite chez les médecins de Son Altesse... à la suite de sa colère, elle s’est trouvée indisposée, et elle est rentrée dans son appartement.

PRESTOLETTO.

J’y vais, j’y vais, respectable M. Mathéus.

Ils sortent.

 

 

Scène XIV

 

GUILHERY, seul

 

J’ai beau retourner mon pain de tous les côtés, çà n’y mettra pas quelque chose dessus,

S’approchant de la porte par laquelle on est sorti.

et dire que par là on mange de si bonnes choses... Quelle odeur ! tâchons d’entr’ouvrir la porte, et de manger mon pain à la fumée ; çà sera toujours çà.

Il est sensé regarder dans la salle du festin, et n’aperçoit pas Léopoldine qui entre par la petite porte dérobée et s’avance jusqu’à la table.

 

 

Scène XV

 

LÉOPOLDINE, GUILHERY

 

LÉOPOLDINE.

Personne ici... bon, je n’ai pas été vue... j’ai supposée une indisposition... on me croit rentrée dans mon appartement, et je me suis échappée. Pauvre enfant, c’est pour moi qu’on voulait lui faire faire un si mauvais dîner.

Air : Petit blanc.

Ah ! je fus bien coupable,
Mais par bonheur, je puis,
Pour lui, couvrir la table
De nougats, de biscuits,
De gâteaux et de fruits.

Elle couvre la table de gâteaux, et se cache derrière le fauteuil.

GUILHERY.

Quelle odeur embaumée !
Ça r’double encor ma faim ;
N’avoir que d’ la fumée
À mettr’ dessus son pain.

Il jette son pain et s’approche de la table.

Ah ! mon dieu ! qu’est-ce qui m’a envoyé toutes ces friandises-là... faut que ce soit une bonne petite fée que j’ai pour marraine, comme dans les contes de ma mère l’Oie.

LÉOPOLDINE, cachée.

Cherche bien, mon bon frère,
Et tu trouveras, je crois ;
Ton lutin tutélaire
N’est pas bien loin de toi.

GUILHERY, l’apercevant.

Tiens, Son Altesse.

LÉOPOLDINE.

Elle-même, maintenant tu peux te mettre à table... je te tiendrai compagnie.

GUILHERY.

Comment, vous ?

LÉOPOLDINE.

Oui, mais à une condition, c’est qu’il faudra que tu manges tout... pour qu’on ne s’aperçoive de rien.

GUILHERY, attache sa serviette.

Quant à çà, soyez tranquille.

Il mange.

Ô dieu ! des gâteaux et des confitures, v’là que je me raccommode joliment avec la Cour, moi...

LÉOPOLDINE.

Dieu ! est-ce gentil de faire comme çà la dinette ensemble !... à propos, il faut que je te dise un secret... mais tu n’en parleras à personne.

GUILHERY.

Moi, non, parole d’honneur.

LÉOPOLDINE.

Eh bien !... tu as vu mon fiancé ?

GUILHERY.

Oui, il est assez gentil.

LÉOPOLDINE.

Je crois bien !... apprends donc, mon cher enfant, que depuis le moment où je l’ai vu, mon cœur lui a appartenu. Je l’aime ! et je sens là que je l’aimerai toute la vie.

GUILLERY.

Ah ! oui dà !... mais il me semble qu’on ne vous mariera que pour rire.

LÉOPOLDINE.

Sans doute, mais quand j’aurai seize ans, ce sera pour tout de bon.

GUILHERY.

Ah ben ! vous n’avez plus que dix ans à attendre, ce n’est pas beaucoup.

LÉOPOLDINE.

Pas beaucoup, quand on aime comme moi... mais que dis-je, étourdie que je suis... tu n’entends rien à l’amour... toi, Guilhery.

Changeant de ton.

Ne prends donc pas toutes les confitures.

GUILHERY.

Ah ! c’est vrai, je n’y pensais pas... au surplus, je n’ai plus faim.

Ils se lèvent.

LÉOPOLDINE.

Et puis, tu ne sais pas, je vais avoir de nouveaux maîtres.

GUILHERY.

Comment, de nouveaux maîtres ? ah bien ! moi je ne vous le conseille pas... vous n’avez pas assez de mémoire ni de disposition.

LÉOPOLDINE.

Bah ! laisse donc, quand je veux !... tiens, tout à l’heure, dans mon appartement, j’ai relu deux fois ma leçon de ce matin...

GUILHERY.

Eh bien ?

LÉOPOLDINE.

Eh bien ! ta journée de demain est assurée...

GUILHERY.

Moi ? ah ! quel bonheur.

LÉOPOLDINE.

Mais ce n’est pas tout, je vais aussi avoir des maîtres de musique et de danse.

GUILHERY.

Ah b’en moi je n’ai pas besoin de çà pour danser... je sais la danse du pays.

LÉOPOLDINE.

Vraiment ? tu la sais ?... moi aussi. Eh bien ! donnez moi la main, Monsieur ; relevez la tête, et ne tenez pas vos pieds en dedans.

Ils dansent.

LÉOPOLDINE, s’arrêtant.

Ah ! je suis harassée... mais soutenez-moi donc, Monsieur ; vous n’avez pas la moindre idée des convenances.

GUILHERY.

Dam’ ! j’n’ose pas, moi... j’aimerais mieux vous laisser tomber, que de vous manquer de respect.

LÉOPOLDINDE.

Ah ! mon dieu, j’entends du bruit... si c’était M. Mathéus.

GUILHERY.

Dieu, et c’te table encore servie.

Il recule la table, et met les gâteaux dans sa poche.

LÉOPOLDINE.

S’il me voyait ici, il te punirait encore... ah ! mon dieu ! que vois-je ? ce n’est pas lui, c’est le comte de Farnèse, avec ma première demoiselle d’honneur... quel empressement auprès d’elle... ah ! je ne sais ce que j’éprouve... connaîtrais-je la jalousie... Guilhery, éloigne-toi.

GUILHERY.

Mais...

LÉOPOLDINE, avec dignité.

Sortez.

Il sort.

Les voici... cachons-nous... si j’étais trahie... qu’ils tremblent.

Elle se cache.

 

 

Scène XVI

 

LÉOPOLDINE, VALENTINE, FERDINAND

 

FERDINAND.

Vous refusez de m’entendre, de grâce, Valentine, écoutez-moi, ne craignez rien ; le tumulte de ce repas empêchera qu’on ne s’aperçoive de notre absence.

VALENTINE.

Toute explication est désormais inutile, Monseigneur... ai-je le droit d’en exiger de vous ?...

FERDINAND.

Vous pouviez plaindre mon sort, mais vous ne pouviez soupçonner mon cœur, puisqu’il ne s’agissait que d’un. hymen contracté avec un enfant...

LÉOPOLDINE.

Un enfant !

FERDINAND.

La politique seule, m’imposait ce sacrifice... mais, vous l’avez vu ! j’ai retardé moi-même le moment de cette alliance qui fait mon malheur.

LÉOPOLDINE.

L’ingrat !

VALENTINE.

Et que prétendez-vous faire ?

FERDINAND.

Le sais-je moi-même ?

VALENTINE.

Eh bien, Monseigneur, puisque pour moi vous avez pu oublier votre devoir, c’est à moi de vous le rappeler ; songez que cette union doit assurer le bonheur de cette contrée, de celle sur laquelle vous devez régner un jour.

FERDINAND.

Valentine, vous venez de me rendre à moi-même, j’aurai le courage d’accomplir votre volonté.

Air : Un page aimait.

Dans le malheur, le peuple, pour son prince,
Du dévouement n’écoute que la voix ;
On voit alors, chez nous, chaque province
Donner son or et son sang pour ses rois.

VALENTINE.

Vous porterez, quelques jours, la couronne,
Montrez-vous noble et grand, à votre tour ;
Oubliez-moi, votre peuple l’ordonne,
En sacrifice offrez-lui votre amour.

LÉOPOLDINE.

Quelle perfidie ! Dieux, que les hommes sont faux !... n’importe, ayons du courage, il ne saura jamais combien il m’était cher... mais il saura comment je sais me venger...

Elle sort par la petite porte par laquelle elle est entrée.

 

 

Scène XVII

 

FERDINAND, VALENTINE, puis MATHÉUS et GUILHERY

 

MATHÉUS, tenant Guilhery.

Viens, jeune enfant, quittons tous deux le séjour corrompu des cours.

VALENTINE.

Qu’avez-vous donc, M. Mathéus ?... quelle pâleur sur vos traits.

FERDINAND.

Expliquez-vous ?

MATHÉUS.

L’ambassadeur de Naples est arrivé ; il a offert l’alliance du duc de Palerme, le régent s’est vu dans la cruelle nécessité de la refuser.

FERDINAND.

Ô ciel ! je ne puis plus hésiter...

MATHÉUS.

L’ambassadeur a voulu repartir sur-le-champ : le prince régent furieux m’a fait demander près de lui... C’est moi, lui ai-je dit, qui ai favorisé l’amour de ces deux jeunes imprudents... Ainsi, mon nouveau mode d’éducation m’est appliqué à moi-même ; c’est vous qui avez commis la faute, et c’est moi qui suis proscrit.

VALENTINE.

Vous ?

MATHÉUS.

Oui, je pars, mon système à la main, sans même de mander mon salaire.

GUILHERY.

Est-ce que vous ne pourrez pas partir sans moi ?... je n’ai pas encore donné ma démission.

MATHÉUS.

Non, jeune enfant, je ne dois pas t’abandonner à des mains étrangères... Viens avec moi... Dieux, mon élève ! serais-je donc forcé de rougir à ses yeux !

 

 

Scène XVIII

 

FERDINAND, VALENTINE, MATHÉUS, GUILHERY, LA GRANDE DUCHESSE LÉOPOLDINE, LE RÉGENT, L’AMBASSADEUR DE NAPLES

 

CHŒUR.

Air du Concert à la Cour.

Hommage à la princesse,
Qui, sur nous, doit régner un jour ;
Qu’ici, chacun s’empresse
De lui prouver tout notre amour.

LÉOPOLDINE, arrivant à grands pas.

Ah ! vous voilà, prince ?... j’étais sûr de vous trouver ici...

LE RÉGENT.

Duchesse, tout est prêt pour la cérémonie des fiançailles.

LÉOPOLDINE.

Je le sais... mais avant, permettez-moi de remercier monsieur l’ambassadeur de Naples d’avoir bien voulu, à ma prière, rester à la cour quelques instants de plus... Maintenant qu’un soin plus important nous occupe... prince Strozzi, Docteur Mathéus, comte Ferdinand de Farnèse, vous, comtesse de Padzi ; vous tous, enfin, qui m’entourez, veuillez m’entendre.

Elle prend son sceptre et monte sur son trône.

MATHÉUS.

Que veut-elle dire ?...

LÉOPOLDINE.

Ma liberté m’était chère, mais les intérêts de mon peuple sont ma première loi ; pour lui, je devais tout sacrifier, mes répugnances comme mes affections.

MATHÉUS, à part.

Qu’entends-je ?... le discours d’Élisabeth !

LÉOPOLDINE.

L’époux que l’on m’a choisi, je l’acceptais comme un nouveau garant du bonheur de tous, mais les circonstances ont changé ; deux princes aspirent à ma main, une préférence serait injurieuse pour l’un d’eux ; je dois donc imposer silence à mon cœur, et j’ai fait un autre choix qui, je l’espère, recevra l’approbation de nos sujets et de nos alliés.

MATHÉUS.

Elle sait !

GUILHERY.

Oh ! oui, c’te fois-ci, çà va bien, elle ne m’avait pas menti.

LÉOPOLDINE.

Élisabeth...

Se reprenant.

Léopoldine n’aura jamais d’autre époux que le trône de Toscane.

Mouvement général.

MATHÉUS.

Elle sait sa leçon, discours d’Élisabeth ; c’est ma prose... ó venerande puer, j’en ai les larmes aux yeux !

LE RÉGENT.

Quoi ! vous saviez ?...

LÉOPOLDINE, descendant, bas.

Je savais... je savais ma leçon.

Haut.

Je te le disais bien Guilhery, que ta journée était assurée. Comtesse Valentine de Padzi, Son Altesse, notre régent, daigne vous accorder le titre de princesse.

À Guilhery.

Toi, mon enfant, retourne au village, mes bienfaits t’y suivront ; au moins tu ne seras pas témoin des intrigues de la cour... va, mon petit ami. Vous, mon bon professeur, restez toujours auprès de moi, et j’espère qu’à l’avenir, vous n’aurez plus besoin d’exercer votre système... Maintenant, laissez-moi seule, j’ai besoin de me recueillir un instant.

Tout le monde se retire dans le fond.

LÉOPOLDINE, au Public.

Air : Vaudeville du Baiser au porteur.

Quoiqu’enfant, je chéris la gloire,
Comme les plus grands souverains ;
Mais ils ne craignent que l’histoire,
Moi, je crains mes contemporains.
Messieurs, songez à ma jeunesse,
Daignez montrer, en cet instant,
Un grand respect pour la princesse,

Faisant la révérence.

De l’indulgence pour l’enfant.

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