La Fête de village (DANCOURT)

Comédie en trois actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 13 juillet 1700.

 

Personnages

 

MONSIEUR NAQUART, procureur de la cour

MONSIEUR BLANDINEAU, procureur au Châtelet

LE COMTE

LOLIVE, valet du comte

LE MAGISTER

LE TABELLION

MADAME BLANDINEAU

LA GREFFIÈRE

L’ÉLUE

MADAME CARMIN

ANGÉLIQUE, amoureuse du comte

LISETTE

UN LAQUAIS

PLUSIEURS PAYSANS et PAYSANNES chantants et dansants

 

La scène est dans un village de Brie.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

MONSIEUR NAQUART, LE TABELLION

 

MONSIEUR NAQUART.

Cela ne reçoit pas la moindre difficulté, monsieur le Tabellion ; et, dès que toute la famille en est d’accord avec moi, cette petite supercherie n’est qu’une bagatelle.

LE TABELLION.

Eh bien ! soit ; vous le voulez comme çà, je veux itou : vous êtes Procureur de Paris, et je ne suis que tabellion de village ; comme votre charge vaut mieux que la mienne, je serais un impertinent de vouloir que ma conscience fût meilleure que la vôtre.

MONSIEUR NAQUART.

Il ne s’agit point de conscience là-dedans ; et entre personne du métier...

LE TABELLION.

Cela est vrai, vous avez raison, il ne peut pas agir d’une chose qu’on n’a pas ; mais tout coup vaille, il ne m’importe, pourvu que je sois bien payé, et que vous accommodiais vous-même toute cette manigance-là ; je ne dirai mot, et je vous laisserai faire ; il ne vous en faudra pas davantage.

MONSIEUR NAQUART.

Je vous réponds de l’événement, et des suites.

LE TABELLION.

Eh bien ! tope, velà qui est fait. Je m’en vas vous attendre : aussi bien velà monsieur Blandineau, qui, m’est avis, veut vous dire queuque chose.

 

 

Scène II

 

MONSIEUR BLANDINEAU, MONSIEUR NAQUART

 

MONSIEUR BLANDINEAU.

Vous voilà en grande conférence avec notre tabellion ? Ce n’est pas moi qui vous interromps, peut-être ?

MONSIEUR NAQUART.

En aucune façon. Vous m’avez promis votre consentement pour ce mariage, et...

MONSIEUR BLANDINEAU.

Oui, je vous le donne de tout mon cœur ; mais je ne vous promets pas que mon consentement détermine ma belle-sœur à vous épouser. Elle est un peu folle, comme vous savez, et je m’étonne que tous les travers que vous lui connaissez ne vous corrigent pas de l’envie que vous avez d’en faire votre femme.

MONSIEUR NAQUART.

C’est un vœu que j’ai fait, monsieur Blandineau, de rendre une femme raisonnable ; et plus je la prendrai folle, plus j’aurai du mérite à réussir.

MONSIEUR BLANDINEAU.

Et plus de peine à en venir à bout. C’est une chose absolument impossible : ma femme n’est pas, à beaucoup près, si extravagante que sa sœur, et toutes les tentatives que j’ai faites pour régler son esprit et ses manières n’ont jusqu’à présent servi de rien : je serai réduit, je pense, pour éviter les altercations que nous avons tous les jours ensemble, à prendre le parti d’extravaguer avec elle, puisqu’il n’y a pas moyen qu’elle soit raisonnable avec moi.

MONSIEUR NAQUART.

Que pouvez-vous faire de mieux ? Vous avez du bien, vous n’avez point d’enfants ; votre femme aime le faste, la dépense ; c’est là, je crois sa plus grande folie : laissez la faire ; au bout du compte, l’argent n’est fait que pour s’en servir.

MONSIEUR BLANDINEAU.

Oui, mais il t aurait un ridicule à un simple procureur du Châtelet comme moi...

MONSIEUR NAQUART.

Procureur tant qu’il vous plaira ; quand on gagne du bien, il en faut jouir : il y aurait un grand ridicule à ne le pas faire.

MONSIEUR BLANDINEAU.

Mais autrefois, monsieur Naquart...

MONSIEUR NAQUART.

Autrefois, monsieur Blandineau, on se gouvernait comme autrefois : vivons à présent comme dans le temps présent ; et puisque c’est le bien qui fait vivre, pourquoi ne pas vivre selon son bien ? Ne voudriez-vous point supprimer les mouchoirs, parce qu’autrefois on se mouchait sur la manche ?

MONSIEUR BLANDINEAU.

Pourquoi non ? Je suis ennemi des superfluités, je me contente du nécessaire, et je ne sache rien au monde de si beau que la simplicité du temps passé.

MONSIEUR NAQUART.

Oui ; mais si, comme au temps passé, on vous donnait trois sols parisis, ou deux carolus, pour des écritures que vous faites aujourd’hui payer trois ou quatre pistoles, cette simplicité-là vous plairait-elle, monsieur Blandineau ?

MONSIEUR BLANDINEAU.

Oh ! pour cela non, je vous l’avoue. Ce ne sont pas nos droits que je veux simples, ce sont nos dépenses.

MONSIEUR NAQUART.

Il faut régler les unes par les autres, monsieur Blandineau, à la sotte vanité près. Les manières de votre femme sont très bonnes, les ridicules que vous lui trouvez ne sont que dans votre imagination ; plus vous prétendez les corriger, plus ils augmenteront ; vous la contraindrez, vous vous ferez haïr. Croyez-moi, il vaut mieux pour vous et pour elle que vous vous accommodiez à ses fantaisies, que de prétendre la soumettre aux vôtres.

MONSIEUR BLANDINEAU.

C’est là votre sentiment, mais ce n’est pas le mien. Que je serai ravi de vous voir le mari de ma belle-sœur la greffière ! nous verrons si vous raisonnez aussi de sang-froid.

MONSIEUR NAQUART.

C’est un plaisir que vous aurez ; et puisque vous approuvez la chose, j’emploierai, pour la faire réussir, des moyens dont je ne me servirais pas sans votre aveu.

MONSIEUR BLANDINEAU.

Et qu’est-ce que c’est, que ces moyens ?

MONSIEUR NAQUART.

Je vous les communiquerai. La voici, proposez-lui l’affaire ; selon la réponse qu’elle vous fera, nous réglerons les mesures que nous aurons à prendre ensemble.

MONSIEUR BLANDINEAU.

Sans adieu, je ne tarderai pas à vous rendre réponse.

 

 

Scène III

 

MONSIEUR BLANDINEAU, LA GREFFIÈRE, LISETTE

 

LA GREFFIÈRE.

Je ne saurais me tranquilliser là-dessus, ma pauvre Lisette ; cette journée-ci sera malheureuse pour moi, je t’assure : j’ai éternué trois fois à jeun, j’ai le teint brouillé, l’œil nébuleux, et je n’ai jamais pu ce matin donner un bon tour à mon crochet gauche.

MONSIEUR BLANDINEAU.

Ah ! vous voilà, ma sœur : j’allais monter chez vous.

LA GREFFIÈRE.

Chez moi, mon frère ! Et à quel dessein ? Je n’aime point les visites de famille, comme vous savez.

MONSIEUR BLANDINEAU.

Celle-ci ne vous aurait pas déplu. Il s’agit de vous marier, ma sœur.

LA GREFFIÈRE.

De me marier, mon frère ?de me marier ? Cela est assez amusant, vraiment : mais qu’est-ce que c’est que le mari ? c’est ce qu’il faut savoir.

MONSIEUR BLANDINEAU.

Un vieux garçon fort riche : monsieur Naquart, procureur de la cour.

LA GREFFIÈRE.

Un vieux garçon à moi ? Un procureur, Lisette ? Monsieur Naquart ! Je serais Madame Naquart, moi ! Le joli nom que Madame Naquart ! C’est un plaisant visage que monsieur Naquart de songer à moi.

LISETTE.

Eh fi ! Madame, il faut faire châtier cet insolent-là.

MONSIEUR BLANDINEAU.

Comment donc ? Eh ! qui êtes-vous, s’il vous plaît ? fille d’un huissier qui était le père de ma femme, ma belle-sœur à moi, qui ne suis que procureur au Châtelet, veuve d’un greffier à la peau, que vous avez fait mourir de chagrin. Je vous trouve admirable, madame la greffière.

LA GREFFIÈRE.

Greffière, monsieur ? Supprimez ce nom-là, je vous prie. Feu mon mari est mort, la charge est vendue, je n’ai plus de titre, plus de qualité ; je suis une pierre d’attente, et destinée sans vanité à des distinctions qui ne vous permettront pas avec moi tant de familiarités que vous vous en donnez quelquefois.

MONSIEUR BLANDINEAU.

Vous êtes destinée à devenir tout à fait folle, si vous n’y prenez garde. Écoutez, madame ma belle-sœur, il se présente une occasion de vous donner un mari fort riche et fort honnête homme : si vous ne l’épousez, vous pouvez compter que je ne vous verrai de ma vie.

LA GREFFIÈRE.

Vous devez bien aussi vous attendre, quand je serai comtesse, et vous procureur, que nous n’aurons pas grand commerce ensemble.

MONSIEUR BLANDINEAU.

Comment, comtesse ? Allez, vous êtes folle.

LA GREFFIÈRE.

Je débute par là ; c’est assez pour un commencement : mais cela augmentera dans la suite, et de mari en mari, de douaire en douaire, je ferai mon chemin, je vous en réponds et le plus brusquement qu’il me sera possible.

MONSIEUR BLANDINEAU.

Il faudra la faire enfermer.

LA GREFFIÈRE.

Holà ho ! laquais, petit laquais, grand laquais, moyen laquais, qu’on prenne ma queue. Avancez, cocher : montez, madame. Après vous, madame. Eh ! non, madame, c’est mon carrosse. Donnez-moi la main, chevalier ; mettez-vous-là, comtin, touche, cocher. La jolie chose qu’un équipage ! la jolie chose qu’un équipage !

 

 

Scène IV

 

MONSIEUR BLANDINEAU, LISETTE

 

MONSIEUR BLANDINEAU.

Voilà un équipage qui la mènera aux Petites-Maisons. Elle a tout à fait perdu l’esprit, Lisette ; je vais me hâter, d’une manière ou d’une autre, de la faire au plutôt déloger de chez moi, pour ne pas donner à ma femme un exemple aussi ridicule que celui-là.

LISETTE.

Vous n’avez rien à craindre, monsieur : madame votre femme est raisonnable : elle ne tient point du tout de la famille.

MONSIEUR BLANDINEAU.

Elle est raisonnable ?

LISETTE.

Assurément, et vous devez lui en savoir bon gré ; car il ne tient qu’à elle d’être aussi folle que pas une autre : elle a tous les talents qu’il faut pour cela, je vous en réponds.

MONSIEUR BLANDINEAU.

Oh ! vraiment, je sais bien qu’elle les a, de par tous les diables, et s’en sert souvent ; c’est le pis que j’y trouve.

LISETTE.

Paix, taisez-vous : la voilà, monsieur ; ne la chagrinez point.

 

 

Scène V

 

MADAME BLANDINEAU, MONSIEUR BLANDINEAU, LISETTE

 

MADAME BLANDINEAU.

À quoi vous amusez-vous donc, mademoiselle Lisette ? il y a une heure que je vous fais chercher. Allons, vite, mes coiffes et mon écharpe.

LISETTE.

Laquelle, madame ? Celle à réseau ou celle à frange ?

MADAME BLANDINEAU.

Non ; celle de gaze, ou celle de dentelle, mademoiselle Lisette ; les autres sont des housses, des caparaçons, qu’on ne saurait porter. Ah ! vous voilà, monsieur Blandineau, je suis bien aise de vous trouver ici : donnez-moi de l’argent, je n’en ai plus.

MONSIEUR BLANDINEAU.

De l’argent, madame ? Vous aviez hier vingt-cinq louis d’or.

MADAME BLANDINEAU.

Cela est vrai, monsieur. J’ai joué, j’ai perdu, j’ai payé, je n’ai plus rien ; je vais rejouer, il m’en faut d’autre en cas que je perde.

MONSIEUR BLANDINEAU.

Mais, ma femme...

MADAME BLANDINEAU.

Eh ! fi donc, monsieur Blandineau : que de façons, au lieu de me remercier d’en prendre du vôtre.

MONSIEUR BLANDINEAU.

Vous remercier ?

MADAME BLANDINEAU.

Oui, vraiment ; c’est un bien mal acquis, qui ne fait point de profit ; je perds tout ce que je joue.

MONSIEUR BLANDINEAU.

Eh ! pourquoi jouer, madame Blandineau ?

MADAME BLANDINEAU.

Pourquoi jouer, monsieur ? pourquoi jouer ? Je vous trouve admirable. Que voulez-vous donc qu’on fasse de mieux, et à la campagne surtout ? J’ai la complaisance de venir avec vous dans une chaumière bourgeoise avec votre ennuyeuse famille : il se trouve par hasard dans le village des femmes d’esprit, des personnes du monde, de jeunes gens polis ; il se forme une agréable société de plaisir et de bonne chère ; c’est le jeu qui est l’âme de toutes ces parties, et je ne jouerai pas ? Non, monsieur, ne comptez point là-dessus, et donnez-moi de l’argent, s’il vous plaît, ou j’en emprunterai, mais ce sera sur votre compte.

MONSIEUR BLANDINEAU.

Oh bien ! madame, voilà encore dix louis d’or ; mais si vous les perdez...

MADAME BLANDINEAU.

Si je ne les perds pas, je les dépenserai ; ne vous mettez pas en peine. À propos, c’est aujourd’hui la fête du village ; nous sommes les plus considérables, on soupe ici ce soir : je crois que vous en êtes bien et dûment averti ?

MONSIEUR BLANDINEAU.

Quoi ! votre dessein ridicule continue, et malgré tout ce que je vous en ai dit ?

MADAME BLANDINEAU.

Ce sont vos discours, monsieur, vos remontrances, qui ont achevé de me déterminer.

MONSIEUR BLANDINEAU.

Madame Blandineau ! vous me pousserez à des extrémités...

MADAME BLANDINEAU.

Monsieur Blandineau, vous me ferez faire des choses...

MONSIEUR BLANDINEAU.

Je vous défie, madame Blandineau, de faire pis que vous faites.

MADAME BLANDINEAU.

Comment donc, monsieur ! suis-je une libertine, une coquette ?

MONSIEUR BLANDINEAU.

Vous êtes pis que tout cela, madame me femme. Quelle extravagance de rassembler huit ou dix femmes plus ridicules l’une que l’autre, qui ne sont assurément pas de vos amies, pour leur donner à souper, leur faire manger notre bien !

MADAME BLANDINEAU.

Que vous avez l’âme crasse, monsieur Blandineau ! que vous avez l’âme crasse, et que vous savez peu vous faire valoir ! J’aime à paraître, moi ; c’est là ma folie.

MONSIEUR BLANDINEAU.

Et vous devriez vous cacher d’être si peu raisonnable...

MADAME BLANDINEAU.

Vous voyez, monsieur, comme vous vous révoltez contre le souper. Oh bien ! nous aurons les violons, de la musique, un petit concert, le bal, et une espèce d’opéra même, si vous continuez à me contredire.

MONSIEUR BLANDINEAU.

Ah ! quel abandonnement ! quel désordre ! Mais quand vous seriez la femme d’un traitant, vous ne feriez pas plus d’impertinences.

MADAME BLANDINEAU.

C’est ma sœur qui fait cette dépense-là ; ne vous chagrinez pas.

MONSIEUR BLANDINEAU.

La malheureuse !

 

 

Scène VI

 

MONSIEUR BLANDINEAU, MADAME BLANDINEAU, LISETTE

 

LISETTE.

Voilà votre écharpe, madame.

MADAME BLANDINEAU.

Adieu, mon ami, appelez Cascaret, qu’il vienne porter ma queue.

Lisette sort.

MONSIEUR BLANDINEAU.

Votre queue, madame Blandineau ! vous ! vous faire porter la queue ?

MADAME BLANDINEAU.

Oui, monsieur Blandineau, moi-même : puisque j’ai eu la complaisance de prendre une queue toute unie, je me la ferai porter, s’il vous plaît, pour ne pas figurer avec la populace.

Lisette rentre avec Cascaret.

MONSIEUR BLANDINEAU.

Mais, ma femme...

MADAME BLANDINEAU.

Mais, mon mari, point de dispute. Quantité de bougies dans la salle, et surtout, que le couvert soit propre, Lisette.

LISETTE.

Oui, madame.

MADAME BLANDINEAU.

Jasmin et Cascaret rinceront les verres, le filleul et le cousin de monsieur verseront à boire, et le maître clerc mettra sur table.

MONSIEUR BLANDINEAU.

Mon maître clerc ? Il n’en fera rien.

MADAME BLANDINEAU.

Il le fera, mon ami ; je l’en ai prié : il n’est pas si impoli que vous, il n’oserait me contredire.

MONSIEUR BLANDINEAU.

Mais, madame Blandineau, songez...

MADAME BLANDINEAU.

Ne vous gênez point, mon fils, si la compagnie ne vous plaît pas ; nous n’avons que faire de vous, on vous dispense d’y être.

MONSIEUR BLANDINEAU.

Oh ! parbleu, j’y serai, je vous en réponds ; et vous verrez...

Madame Blandineau sort, Cascaret lui porte la queue.

 

 

Scène VII

 

MONSIEUR BLANDINEAU, LISETTE

 

LISETTE.

Voilà une maîtresse femme, monsieur, et qui met votre maison sur un bon pied. Faire une espèce de Maître d’hôtel d’un maître clerc ! Cela est délicatement imaginé, au moins.

MONSIEUR BLANDINEAU.

Il ne fera point cette sottise-là, j’en suis sûr.

LISETTE.

Il la fera; monsieur : madame et lui sont fort bons amis ; il fait tout ce qu’elle veut.

MONSIEUR BLANDINEAU.

Ne trouves-tu pas que cette femme-là devient un peu folle, Lisette ?

LISETTE.

Non, monsieur ; je la trouve de fort bon esprit, au contraire : elle prend ses commodités et ses plaisirs, et vous avez la peine et les chagrins de tout. Qui est le plus fou de vous deux ?

MONSIEUR BLANDINEAU.

Oh ! c’est moi, sans contredit. Mais j’ai opinion que c’est sa sœur qui la gâte ; et je voudrais bien être débarrassé de cette folle-là, sans être obligé de quereller avec ma femme : c’est pour cela que je la voudrais marier à monsieur Naquart.

LISETTE.

Que vous importe à qui, pourvu qu’elle soit mariée ? Tenez, monsieur, je la soupçonne de quelque dessein, dont elle aura peine à ne me pas faire confidence. Laissez-moi sonder un peu ses sentiments, j’aurai soin de vous en rendre compte.

MONSIEUR BLANDINEAU.

Eh bien ! fais, Lisette : mais dépêche-toi. Je vais trouver monsieur Naquart, et nous attendrons ensemble de tes nouvelles.

LISETTE.

Allez, monsieur, vous ne tarderez pas à en avoir ; laissez-moi faire. Ce monsieur Blandineau, il est à plaindre. Mais voici une petite personne qui l’est encore plus que lui, quoique son malheur soit d’une autre nature.

 

 

Scène VIII

 

ANGÉLIQUE, LISETTE

 

ANGÉLIQUE.

Quoi ! te voilà seule, Lisette, et tu ne viens pas me trouver ? Que tu es cruelle de m’abandonner à mes chagrins, et de ne pas être avec moi le plus souvent qu’il t’est possible !

LISETTE.

Je ne puis pas suffire à toute la famille ; c’est à qui m’aura : madame Blandineau, pour pester contre son mari ; le mari, pour se plaindre de sa femme ; madame la greffière, pour m’entretenir de son ajustement et de ses charmes ; et vous, pour parler de votre amant. Voilà bien de l’occupation dans un même ménage.

ANGÉLIQUE.

Que mes tantes sont folles, Lisette, et que je suis malheureuse de me trouver sans bien, sans autres parents qu’elles seules, avec autant de faiblesse pour un amant aussi perfide.

LISETTE.

Oh ! pour moi, je ne comprends pas comment, depuis huit jours que nous sommes ici, vous n’avez point eu de ses nouvelles ; il faut qu’il soit mort ou malade.

ANGÉLIQUE.

Il est pis que cela, Lisette, il est inconstant. Quelques jours avant notre départ, il te souvient que nous le vîmes dans ta chambre ; il s’y rendit une heure plus tard que de coutume, il y demeura beaucoup moins ; il était chagrin, inquiet, interdit, embarrassé : il commençait à ne me plus aimer, Lisette, et l’absence l’a fait m’oublier tout à fait.

LISETTE.

Si cela est, ce sont vos tantes qui en sont cause.

ANGÉLIQUE.

Que je les hais, Lisette !

LISETTE.

L’une avait assez de penchant pour lui, à la vérité ; mais elle ne voulait pas qu’il en eût pour vous.

ANGÉLIQUE.

Oui, cela est vrai, ma tante la greffière, n’est-ce pas ? Je crois qu’elle était amoureuse de lui.

LISETTE.

Justement, et c’en est assez pour faire déserter un joli homme ; outre que madame Blandineau, de son côté, qui ne veut point vous voir plus grande dame qu’elle, a fait aussi ce qu’elle a pu pour l’éloigner à force de brusqueries : c’est ce qui l’a rebuté, sur ma parole.

ANGÉLIQUE.

Quelle injustice ! et que je l’aime bien plus qu’il ne m’aimait ! Plus on me défendait de le voir et de lui parler, plus sa présence et sa conversation me causaient de joie et de ravissement, ma pauvre Lisette !

LISETTE.

Il y a là-dedans plus d’opiniâtreté que de constance.

ANGÉLIQUE.

Non, je t’assure.

LISETTE.

Oh ! si fait, si fait ; vous êtes fille, et le plaisir de contredire fait quelquefois plus de la moitié de nos passions, à nous autres.

ANGÉLIQUE.

Ah ! ma chère Lisette, voici Lolive : son maître n’est point inconstant. Que je suis heureuse !

LISETTE.

Le ciel en soit loué ! j’en suis ravie.

 

 

Scène IX

 

ANGÉLIQUE, LISETTE, LOLIVE

 

LOLIVE.

Je suis bienheureux, mademoiselle, de vous trouver ainsi d’abord en arrivant, avant que personne...

ANGÉLIQUE.

Donne-moi tes lettres, dépêche.

LOLIVE.

Je n’ai point de lettres à vous donner, mademoiselle.

ANGÉLIQUE.

Tu n’as point de lettres à me donner ? Qui t’amène donc ici ? Que fait ton maître ?

LOLIVE.

La plus mauvaise manœuvre du monde. C’est un traître, un chien, qui ne mérite pas de vivre ; un homme à pendre, mademoiselle.

LISETTE.

Voilà un bel éloge !

ANGÉLIQUE.

Que veux-tu donc dire ?

LISETTE.

T’envoie-t-il ici pour nous dire cela ?

LOLIVE.

Non ; mais il y va venir, lui, pour le justifier.

ANGÉLIQUE.

Il va venir ici ? quoi faire ?

LOLIVE.

Une très haute sottise, épouser votre tante.

ANGÉLIQUE.

Épouser ma tante, Lisette !

LISETTE.

Épouser votre tante ! cela ne se peut pas.

LOLIVE.

Si fait, vraiment : ce n’est pas celle qui a son mari, c’est celle qui est veuve, madame la greffière ; et j’ai ici une lettre pour elle, que je m’en vais lui rendre au plus vite.

ANGÉLIQUE.

Une lettre pour elle ! Je la verrai, donne.

LOLIVE.

Non, mademoiselle, vous ne la verrez point. J’ai déjà eu cent coups de pied dans le ventre, pour cette affaire-ci ; il est bon de m’en tenir là. Qu’il ne s’aperçoive pas, je vous prie, que je vous ai avertie de rien.

 

 

Scène X

 

ANGÉLIQUE, LISETTE

 

ANGÉLIQUE.

Ma tante est-elle devenue folle, de vouloir épouser monsieur le comte ?

LISETTE.

Non ; c’est monsieur le comte qui est devenu fou de vouloir épouser votre tante.

ANGÉLIQUE.

Cela ne sera point, Lisette ; c’est un prétexte qu’il prend pour s’approcher de moi. Il trompe ma tante. Ma tante aime à se flatter. Cela tournera tout autrement que tu te l’imagines.

LISETTE.

Vous aimez à vous flatter vous-même.

ANGÉLIQUE.

Il n’importe ; ne me détrompe point, ma chère Lisette. Je vais attendre monsieur le comte à l’entrée du village ; je veux lui parler la première ; je saurai ses sentiments par lui-même, et je ne le quitterai point qu’il ne m’ait promis de n’épouser que moi.

LISETTE.

Vous ferez fort bien de vous emparer de lui. On reprend son bien où on le trouve, une fois.

ANGÉLIQUE.

Assurément. Viens avec moi, ma pauvre Lisette.

LISETTE.

Non : prenez quelque petite fille du village, et me laissez parler à votre tante ; j’en tirerai quelque confidence qui ne vous sera pas inutile.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

LA GREFFIÈRE, LE MAGISTER

 

LA GREFFIÈRE.

Que cela soit bien tourné, monsieur le magister ; que cela soit bien tourné.

LE MAGISTER.

Ne vous boutez pas en peine ; partant que les garçons ne manquiont pas de vin et les filles de tartes, et que vous nous bailliais ces vingt écus que vous m’avez dit pour les ménétriers et pour ces petites chansonnettes que je fourrerons par-ci par-là, nan ragaillardira votre soirée de la belle façon, je vous en réponds.

LA GREFFIÈRE.

Voilà trois louis d’or, monsieur le magister ; c’est plus que vous ne m’avez demandé.

LE MAGISTER.

Bon, tant mieux : je vous baillerons queuque petit par-dessus pour ça ; et comme j’ai queuque doutance que vous allez vous remarier, j’aurons soin de faire votre épitra... votre épitra...

LA GREFFIÈRE.

Mon épitaphe ?

LE MAGISTER.

Eh ! morgué, nenni, c’est tout le contraire ; votre épitralame, je pense, je ne sais pas bian comme ça s’appelle ; mais ce seront des vars à votre louange, toujours.

LA GREFFIÈRE.

Ne manquez pas, surtout, d’y bien marquer les agréments de la fin du siècle : il est si fortuné que moi, si fortuné, que je veux que ma reconnaissance en soit publique.

LE MAGISTER.

Oh ! tatigué, laissez-moi faire ; j’en sis du moins aussi content que vous. J’ai perdu ma femme, et puis j’avons cette année bon vin, bonne récolte ; je sommes tretous si aises. Allez, je chanterons à pleins gosiers, et je remuerons le jarret de la belle magnière.

LA GREFFIÈRE.

Oui ; mais c’est pour ce soir, monsieur le magister ; et ces vers à ma louange...

LE MAGISTER.

Oh ! que ça fera biantôt bâti. Il n’est pas malaisié de vous louer : vous êtes belle, vous êtes bonne, vous êtes riche.

LA GREFFIÈRE.

Je suis jeune aussi, monsieur le magister.

LE MAGISTER.

Voulez-vous que je mette itou ça ? Eh bien ! volontiers, tout coup vaille ; mais vous baillerez queuque chose pour l’âge.

LA GREFFIÈRE.

Gardez-vous bien de l’oublier.

LE MAGISTER.

Vous avez raison : je daterons la chanson, et cela vous sarvira de baptistaire. Adieu, madame : je sis content de vous ; vous serez contente itou de la date, sur ma parole.

LA GREFFIÈRE.

Adieu, monsieur le magister, votre très humble servante.

 

 

Scène II

 

LA GREFFIÈRE, seule

 

Ah ! que je suis ravie ! que j’envisage un charmant avenir ! Quels heureux moments ! quels heureux moments ! Je ne me sens pas de joie.

 

 

Scène III

 

LA GREFFIÈRE, LISETTE

 

LISETTE.

Comment donc, madame ! on dit que vous mettez en joie tout le village ? Est-ce à cause de la fête, ou si vous avez quelque sujet particulier de vous réjouir ?

LA GREFFIÈRE.

Les mauvais présages de ce matin sont évanouis, ma pauvre Lisette ; j’ai reçu les plus agréables nouvelles... !

LISETTE.

Il y aurait de l’indiscrétion, peut-être, de vous demander ce que c’est, madame ?

LA GREFFIÈRE.

Qu’on blâme les devineresses tant qu’on voudra, je suis contente de la Duverger, pour moi.

LISETTE.

Comment donc ! madame ?

LA GREFFIÈRE.

Nous y voilà parvenues, ma pauvre Lisette ; nous y touchons du bout du doigt, ma chère enfant.

LISETTE.

Et à quoi, madame ?

LA GREFFIÈRE.

À cet heureux temps que la Duverger m’a tant promis à la fin du siècle, et à mon bonheur.

LISETTE.

Et qu’a de commun la fin du siècle avec votre bonheur, madame ?

LA GREFFIÈRE.

Je n’ai pas eu de grands plaisirs pendant le cours de celui-ci : mais je vais passer l’autre agréablement, sur ma parole.

LISETTE.

Voilà de beaux projets !

LA GREFFIÈRE.

Je suis déjà veuve, premièrement.

LISETTE.

Cela promet, vous avez raison.

LA GREFFIÈRE.

Et je ne le serai pas longtemps, encore.

LISETTE.

Comment donc, madame ?

LA GREFFIÈRE.

C’est la saison des révolutions que la fin des siècles, et tu vas voir d’assez jolis changements dans ma destinée.

LISETTE.

Et quels changements encore !

LA GREFFIÈRE.

Je serai dès aujourd’hui femme de condition.

LISETTE.

Femme de condition ! cela ne me surprend point : vous êtes taillée pour cela, et vous en avez toutes les manières.

LA GREFFIÈRE.

C’est sans affectation, cela m’est naturel.

LISETTE.

Et quel heureux petit seigneur aura le bonheur de vous faire femme de condition ?

LA GREFFIÈRE.

Le petit comte, ma chère Lisette, le petit comte.

LISETTE.

Qui, le petit comte ? celui qui était amoureux de votre nièce ?

LA GREFFIÈRE.

Dis, qu’il feignait de l’être pour s’approcher de moi.

LISETTE.

Eh ! le petit fourbe !

LA GREFFIÈRE.

Nous avons bien conduit cela, n’est-ce pas ?

LISETTE.

Eh ! qu’était-il besoin de conduire là-dedans ? vous ne dépendez que de vous.

LA GREFFIÈRE.

L’agrément du mystère, mon enfant, l’agrément du mystère. J’avais même dessein qu’il m’enlevât. Oh ! je crois que c’est un grand plaisir, d’être enlevée.

LISETTE.

Oui, cela a son mérite, assurément.

LA GREFFIÈRE.

Nous nous serions mariés en cachette, incognito, sous seing privé, pour éviter les manières bourgeoises.

LISETTE.

Cela était noblement pensé.

LA GREFFIÈRE.

Mais le plaisir de faire enrager de près mon beau-frère le procureur, qui est un fort impertinent personnage ; la joie que j’aurai d’être témoin du dépit de ma sœur et de ma nièce, et de jouir, par mes propres yeux, du désespoir de toutes les femmes de ma connaissances, nous a fait prendre la résolution de faire ce mariage à leurs barbes. Oh ! cela est bien satisfaisant, je te l’avoue.

LISETTE.

Il n’y a rien de plus gracieux, vous avez raison.

LA GREFFIÈRE.

Le petit comte va arriver, et en poste, même ; son valet de chambre est déjà ici : cette affaire-là sera bientôt publique.

LISETTE.

Ne le serait-elle point déjà, madame ? Voilà votre sœur et votre cousine qui me paraissent bien échauffées.

 

 

Scène IV

 

MADAME BLANDINEAU, LA GREFFIÈRE, L’ÉLU, LISETTE

 

MADAME BLANDINEAU.

Qu’est-ce que c’est, donc, ma sœur ? Il se répand un bruit dans le village qui ma paraît des plus surprenant.

L’ÉLUE.

Et à moi, des plus ridicules.

LA GREFFIÈRE.

En quoi donc, ridicule ? et qu’est-ce que c’est que ce bruit, s’il vous plaît, mesdames ?

MADAME BLANDINEAU.

Que vous allez épouser monsieur le comte, un homme de qualité, un petit étourdi qui n’a rien. Oh ! je ne trouve point cela vraisemblable.

LA GREFFIÈRE.

Cela n’est pas moins vrai, ma sœur ; me voilà comtesse ; et grâces au ciel, nous ne figurerons plus ensemble.

MADAME BLANDINEAU.

Comtesse, vous ? vous comtesse, ma sœur ?

LA GREFFIÈRE.

Dites madame, madame Blandineau, et madame tout court, entendez-vous ?

MADAME BLANDINEAU.

Madame, tout court ! Ah ! je n’en puis plus. Ma sœur comtesse, et moi procureuse ! Un siège, et tôt ; dépêchez, Lisette.

LISETTE.

Madame, madame ! holà donc ! madame !

L’ÉLUE.

Vous seriez comtesse, vous, ma cousine la greffière ?

LA GREFFIÈRE.

Ah ! plus de cousinage, madame l’Élue, plus de cousinage.

L’ÉLUE.

Un fauteuil aussi : tôt, du secours ; à moi, Lisette.

LISETTE.

Oh ! par ma foi, donnez-vous patience.

L’ÉLUE.

Je m’affaiblis, je suffoque, j’agonise, et je m’en vais mourir de mort subite.

MADAME BLANDINEAU.

Écoutez, ma sœur, il n’y a qu’un mot qui serve ; vous voulez le porter plus beau que moi, parce que vous êtes mon aînée ; ç’a toujours été votre fureur : mais je me séparerais d’avec mon mari, s’il laissait avoir ce déboire-là. Vous verrez de belles oppositions, laissez faire.

L’ÉLUE.

Il ne faut pas que la famille demeure les bras croisés dans cette affaire-ci ; il faut agir, il faut se remuer, ma cousine.

LA GREFFIÈRE.

Oh ! remuez-vous, remuez-vous. Je me remuerai aussi, moi, je vous en réponds.

LISETTE.

Mort de ma vie, que de mouvement ! Voilà une famille bien sémillante !

LA GREFFIÈRE.

Mais, vraiment, je les trouve admirables ! elles m’empêcheront de m’élever, de faire fortune ! Ces bourgillonnes-là sont si ridicules...

MADAME BLANDINEAU.

Bourgillonnes, madame l’Élue ! bourgillonnes ?

L’ÉLUE.

Ah, ciel ! bourgillonne, moi qui suis, par la grâce de Dieu, fille, sœur et nièce de notaire, et femme d’un Élu, ma cousine.

MADAME BLANDINEAU.

Et moi, ma cousine, qui ai eu plus de treize mille francs en mariage, tant en argent comptant, qu’en nippes et bijoux. Je suis dans une colère...

L’ÉLUE.

Et moi dans une rage...

LA GREFFIÈRE.

Oh ! je deviendrai furieuse, moi, je vous en avertis, prenez-y garde.

LISETTE.

Eh ! là, là, mesdames, un peu de modération ; voulez-vous donner à rire à tout le village ? Voilà cette grosse marchande de laine de la rue des Lombards, qui, comme vous savez, n’est pas une bonne langue.

 

 

Scène V

 

MADAME BLANDINEAU, LA GREFFIÈRE, L’ÉLUE, MADAME CARMIN, LISETTE

 

MADAME CARMIN.

Bonjour, ma chère madame Blandineau.

MADAME BLANDINEAU.

Madame Carmin, votre très humble servante.

MADAME CARMIN.

Je ne puis pas être de votre souper ; je m’en retourne à Paris : je viens prendre congé de vous, mes chers enfants.

LA GREFFIÈRE.

Ah ! ne partez que demain, je vous prie : vous ne me refuserez pas d’être témoin...

MADAME CARMIN.

Je ne puis différer mon départ : je viens de recevoir des nouvelles d’une affaire dont j’attendais la conclusion avec impatience ; elle est finie, il faut que je parte.

L’ÉLUE.

Eh ! quelle affaire, madame Carmin ? sont-ce des laines d’Hollande, d’Angleterre, qui vous arrivent ?

MADAME CARMIN.

Ah ! fi donc : rien moins que cela, mesdames. Je quitte le négoce ; je m’y suis enrichie, cela est au-dessous de moi à l’heure qu’il est : j’achète une charge à mon mari, je me fais présidente.

MADAME BLANDINEAU.

Vous, présidente, madame Carmin ?

MADAME CARMIN.

Moi-même.

L’ÉLUE.

Madame Carmin présidente !

MADAME CARMIN.

Oui, madame.

LA GREFFIÈRE.

Et moi, comtesse, madame Carmin.

MADAME CARMIN.

Vous, comtesse, madame ?

LA GREFFIÈRE.

Oui, madame la présidente.

MADAME CARMIN.

J’en suis ravie, madame la comtesse.

MADAME BLANDINEAU.

Et moi, je suffoque, je n’en puis plus.

L’ÉLUE.

Il y a pour en mourir ; je n’en reviendrai point.

LISETTE.

Voilà de belles fortunes. Eh ! madame Carmin remplira bien cette place là.

MADAME CARMIN.

Oh ! ce ne sera pas moi qui exercerai ; ce sera mon mari : mais je lui recommanderai certaines affaires.

LA GREFFIÈRE.

Il sera bon d’être de vos amies.

MADAME CARMIN.

Ce n’est qu’une charge de campagne, à la vérité, et dans une élection d’une très petite ville du côté d’Étampes ; mais il y a de grands agréments, de grandes prérogatives.

L’ÉLUE.

Eh ! quelles prérogatives, madame ?

MADAME CARMIN.

On est maître absolu dans le pays, premièrement. Il n’y a, je crois, dans toute la juridiction, ni procureurs, ni avocats, ni conseillers même, et monsieur le président peut se vanter qu’il est lui seul toute la justice : cela est fort beau, mesdames.

MADAME BLANDINEAU.

Oui, cela est fort beau de voir monsieur Carmin juger tout seul, lui qui ne sait ni latin ni pratique, ni lire ni écrire, peut-être.

MADAME CARMIN.

Oh ! je vous demande pardon, madame Blandineau, il signera son nom fort librement, et avec un paraphe, encore, à cause de sa charge.

L’ÉLUE.

Mais ce n’est pas assez de savoir signer ; il faut juger auparavant.

MADAME CARMIN.

Belle bagatelle ! Il y a dans la ville un tabellion qui règle tout, moyennant trente ou quarante francs par année : et puis, quand on a bons sens, bon esprit, on n’a qu’à juger à la rencontre ; c’en est assez pour des gens de province.

LISETTE.

Assurément, et les juges les plus habiles ne sont pas toujours les plus équitables.

MADAME CARMIN.

Au bout du compte, ce n’est pas mon affaire : je ne veux qu’un rang, moi ; cela m’en donne un qui me distingue. Monsieur Carmin est un bon homme qui aime la retraite, la campagne : il jugera comme il pourra. Il vivra content dans sa petite ville, et moi à Paris, comme une présidente.

LA GREFFIÈRE.

Et moi, comme une comtesse. Nous nous retrouverons, madame la présidente.

MADAME CARMIN.

Adieu, ma chère madame Blandineau ; à mon retour nous ferons ensemble quelque partie de plaisir.

MADAME BLANDINEAU.

Adieu, madame Carmin, bon voyage.

MADAME CARMIN.

Votre très humble servante, madame.

L’ÉLUE.

Vous m’avez vendu des laines éventées, que je vous renverrai, madame la présidente.

MADAME CARMIN.

On vous les changera, madame l’Élue. Adieu, mon agréable comtesse.

LA GREFFIÈRE.

Adieu, ma chère présidente.

LISETTE.

Quelle politesse il y a parmi les femmes de qualité ! Au bout du compte, voilà de belles fortunes ! une femme placée, une femme en charge.

MADAME BLANDINEAU.

Je n’y puis plus tenir, je suis au désespoir ; monsieur Blandineau en achètera une qui m’anoblisse, ou je ne le veux voir de ma vie.

L’ÉLUE.

Monsieur l’Élu cessera de l’être, ou je trouverai moyen de n’être plus sa femme.

 

 

Scène VI

 

LA GREFFIÈRE, LISETTE

 

LISETTE.

Courage, madame ! voilà le champ de bataille qui vous demeure, et il faut qu’il crève une douzaine de bourgeoises de cette affaire-ci.

LA GREFFIÈRE.

C’est mon beau-frère à qui j’en veux le plus. Il m’a tantôt traité de folle, quand je lui parlais de devenir comtesse ; je veux qu’il devienne fou, lui, de voir que je lui ai dit vrai.

LISETTE.

Le voilà qui vous amène monsieur Naquart.

LA GREFFIÈRE.

Ah ! tu vas voir comme je le recevrai.

 

 

Scène VII

 

MONSIEUR BLANDINEAU, MONSIEUR NAQUART, LA GREFFIÈRE, LISETTE

 

MONSIEUR BLANDINEAU.

Eh bien ! ma sœur, avez-vous réfléchi sur la proposition que je vous ai tantôt faite ? Quel est le fruit de vos réflexions ?

LA GREFFIÈRE.

Que c’est un animal bien persécutant qu’un beau-frère, monsieur Blandineau.

MONSIEUR NAQUART.

C’est sous les auspices de monsieur, madame, que je prends la liberté...

LA GREFFIÈRE.

Bonjour, monsieur Naquart, bonjour. Vous m’aimez, on me l’a dit, je le crois. Je ne vous aime point, je vous le dis, vous pouvez m’en croire.

MONSIEUR BLANDINEAU.

Mais, ma belle-sœur...

LA GREFFIÈRE.

Mais, mon beau-frère, ne m’en parlez pas davantage : c’est une affaire jugée en dernier ressort dans mon imagination ; il n’y a point d’appel à cela. Quand j’ai pris une fois mon parti, je n’en reviens jamais : demandez à Lisette.

LISETTE.

Oh ! pour cela non : c’est une des plus grandes perfections de madame.

MONSIEUR NAQUART.

J’avais cru, madame...

LA GREFFIÈRE.

Vous êtes un mal-créant, monsieur Naquart.

MONSIEUR NAQUART.

Que vous ayant adressé autrefois mes premiers hommages...

LA GREFFIÈRE.

Les temps sont changés, monsieur Naquart ; j’étais une sotte, une enfant, une imbécile : il est vrai, je m’en souviens, j’avais pour vous une heureuse faiblesse ; et, si j’en avais été crue, je serais veuve de vous à l’heure qu’il est.

MONSIEUR NAQUART.

Veuve de moi, madame ?

LA GREFFIÈRE.

Oui, vraiment : il était de mon étoile d’être veuve dans le temps que je le suis devenue ; et je ne crois pas qu’en votre faveur mon étoile en eût eu le démenti.

MONSIEUR BLANDINEAU.

Ce premier danger est passé, laissez courir à monsieur Naquart les risques d’un second.

LA GREFFIÈRE.

Oh ! pour cela, non ; qu’il ne s’y joue pas : je ne lui conseille pas d’insister là-dessus. Mon étoile est terrible pour les maris ; et, selon le calcul que j’en ai fait faire, elle en doit exterminer trois ou quatre, et en très peu de temps, et de qualité même : voyez combien durerait un pauvre diable de procureur.

LISETTE.

Quoi, madame ! vous aimez monsieur le comte, et vous avez la dureté de l’exposer à la malignité influence ?

LA GREFFIÈRE.

Oui, pour la combattre, ma pauvre Lisette : c’est un jeune homme qui lui résistera davantage.

LISETTE.

Vous avez raison, il n’y a pas le mot à dire.

MONSIEUR NAQUART.

Je n’aurai donc pas le bonheur de vous posséder, madame, de vous être quelque chose ?

MONSIEUR BLANDINEAU.

Vous êtes plus fou qu’elle, monsieur Naquart.

LISETTE.

Voilà un bon homme qui vous aime à la rage.

LA GREFFIÈRE.

Qu’il est embarrassant d’avoir trop de mérite ! Mais si vous avez tant d’envie de m’appartenir, monsieur Naquart, épousez ma nièce Angélique : c’est une autre moi-même, je vous la donne.

LISETTE.

Ah ! ah ! en voici bien d’un autre.

MONSIEUR NAQUART.

Parlez-vous sérieusement, madame ?

LA GREFFIÈRE.

Oui, sans doute, et vous me ferez plaisir même. La pauvre enfant ! il faut bien faire quelque chose pour elle. Je lui enlève monsieur le comte, qui était son amant ; je l’épouse ce soir, plus par vanité que par amour, moins pour son mérite, que pour sa qualité : car je ne veux qu’un nom, moi, je ne veux qu’un nom ; c’est ma grande folie.

MONSIEUR BLANDINEAU.

Vous épouseriez ce jeune homme qui était amoureux d’Angélique ?

LA GREFFIÈRE.

Oui, vous dis-je, je lui vole son amant : monsieur Naquart est le mien, je le renvoie à elle ; ce ne sera qu’une espèce de troc ; et tu lui feras entendrez, Lisette, que je lui donne plus que je ne lui dérobe.

LISETTE.

Vous devriez demander du retour. Je vais la chercher au plus vite, pour lui apprendre cette bonne nouvelle : que je vais la réjouir !

 

 

Scène VIII

 

MONSIEUR BLANDINEAU, MONSIEUR NAQUART, LA GREFFIÈRE

 

MONSIEUR NAQUART.

Songez bien à quoi vous vous engagez, madame.

LA GREFFIÈRE.

À vous donner ma nièce, monsieur Naquart.

MONSIEUR NAQUART.

Quand il sera question de signer, n’allez pas vous aviser de vous dédire.

LA GREFFIÈRE.

Me dédire, moi, monsieur Naquart ! moi me dédire, une comtesse manquer de parole ! ah ! ne craignez pas cela. Vous avez l’usage des affaires, faites au plutôt dresser votre contrat et le mien, nous les signerons dans le moment que nous aurons ici monsieur le comte.

MONSIEUR BLANDINEAU.

Mais, ce monsieur le comte...

LA GREFFIÈRE.

Écoutez, ne vous avisez pas de me manquer de respect devant lui, monsieur Blandineau. Adieu, messieurs les procureurs ; madame la comtesse est votre très humble servante.

 

 

Scène IX

 

MONSIEUR BLANDINEAU, MONSIEUR NAQUART

 

MONSIEUR BLANDINEAU.

Son extravagance est au plus haut point, et je vous avertis que je ne souffrirai point qu’elle épouse ce jeune homme-là.

MONSIEUR NAQUART.

Elle ne l’épousera point, laissez-moi faire.

MONSIEUR BLANDINEAU.

C’est un homme ruiné, qui n’a pas le sol.

MONSIEUR NAQUART.

Je sais mieux ses affaires que personne : je suis son procureur et son curateur tout ensemble, et il ne fera rien que je n’y donne les mains. Demeurez en repos.

 

 

Scène X

 

MONSIEUR BLANDINEAU, MONSIEUR NAQUART, CLAUDINE

 

CLAUDINE.

Eh ! venez vite, monsieur, parler à madame ; la voilà qui étouffe et qui va mourir, parce que madame la greffière va être comtesse.

MONSIEUR BLANDINEAU.

Autre extravagante.

CLAUDINE.

Madame l’Élue est avec elle, qui fait tout comme elle : elles s’asseyent, elles se lèvent, elles se tourmentent, elles se lamentent ; elles m’ont donné chacune deux soufflets, parce que je ne pouvais m’empêcher de rire.

MONSIEUR BLANDINEAU.

Oh ! quel embarras, monsieur Naquart ! On ne voit que des folles ; de quelque côté qu’on se tourne.

MONSIEUR NAQUART.

Elles deviendront sages ; et si vous voulez m’en croire, nous jouirons de notre bien, monsieur Blandineau, et nous leur remettrons aisément l’esprit, en nous accommodant pour quelque temps du moins, à leur ridicule et à leurs faiblesses, que nous corrigerons tout à fait dans la suite.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

ANGÉLIQUE, LE COMTE

 

ANGÉLIQUE.

Monsieur le comte, vous me désespérez.

LE COMTE.

Charmante Angélique, je vous adore.

ANGÉLIQUE.

Et vous croyez me le persuader en devenant le mari de ma tante ?

LE COMTE.

Mais, que voulez-vous que je fasse ? Vous êtes sans bien ; je n’ai ni emploi, ni revenu ; un procès que je viens de perdre, achève de me ruiner absolument, ma naissance et ma qualité me sont même à charge dans la situation où je me trouve. Me pardonnerais-je à moi-même de vous associer à mon malheur ?

ANGÉLIQUE.

Oui, j’aime mieux être malheureuse avec vous, que de vous voir heureux avec ma tante.

LE COMTE.

Je ne le serai point du bout, je vous assure : ce n’est point elle, c’est son bien que j’épouse, pour le partager avec vous.

ANGÉLIQUE.

Je n’en veux point, monsieur ; je n’ai que faire de bien, je ne veux que vous.

LE COMTE.

Ah ! soyez sûr de tout mon cœur, il ne sera jamais qu’à vous ; je vous chérirai, je vous aimerai, je vous adorerai toute ma vie.

ANGÉLIQUE.

Et vous ne m’épouserez point ? Je ne veux point de cela.

LE COMTE.

Que vous êtes cruelle ! Laissez-moi céder, pour un temps, à notre mauvaise fortune, pour nous en assurer une meilleure : nous sommes jeunes l’un et l’autre ; votre tante n’a que très peu de temps à vivre.

ANGÉLIQUE.

Et vous croyez que pour vous avoir j’aurai la patience d’attendre qu’elle meure ? Non pas, s’il vous plaît ; je veux que vous m’épousiez la première : ma tante a déjà été mariée ; c’est à elle d’attendre.

LE COMTE.

Mais que ferons-nous ? que devenir ? comment vivre ?

ANGÉLIQUE.

Nous nous aimerons, monsieur le comte, et je serai contente : cela ne nous suffira-t-il pas comme à moi ?

LE COMTE.

Charmante Angélique ! adorable personne !

 

 

Scène II

 

ANGÉLIQUE, LE COMTE, LISETTE

 

ANGÉLIQUE.

Ne me dites point tant de douceurs, et aimez-moi davantage, monsieur le comte.

Apercevant Lisette.

Ah ! te voilà, ma chère Lisette ! viens m’aider à le rendre raisonnable : il s’obstine à vouloir épouser ma tante, pour faire fortune.

LISETTE.

Eh bien ! mort de ma vie, laissez le faire, et épousez quelqu’un qui fasse la vôtre. Monsieur Naquart est plus riche que votre tante, il ne tiendra qu’à vous de devenir sa femme.

LE COMTE.

Elle épouserait monsieur Naquart, mon procureur ?

LISETTE.

Pourquoi non ? Ce procureur-là s’est emparé d’une partie de votre bien, il peut bien s’emparer aussi de votre maîtresse. La tante et lui sont déjà d’accord ; cela ne dépend plus que de mademoiselle.

ANGÉLIQUE.

Oui ? Oh bien ! bien, monsieur, épousez ma tante ; vous n’avez qu’à le faire, monsieur Naquart m’en vengera.

LE COMTE.

Vous consentiriez à cette union ?

ANGÉLIQUE.

Ne faut-il pas céder à la mauvaise fortune ? Nous sommes jeunes l’un et l’autre, et je serai veuve aussitôt que vous, pour le moins.

LISETTE.

Oh ! pour cela oui, j’en réponds.

LE COMTE.

Je vous verrais entre les bras d’un autre ?

ANGÉLIQUE.

Nous nous retrouverons, monsieur ; je vous donne rendez-vous quand nous serons tous deux devenus riches.

LE COMTE.

Angélique, vous me mettez au désespoir.

ANGÉLIQUE.

C’est vous, monsieur, qui avez commencé à m’y mettre.

LE COMTE.

Conservez-vous toute à moi, de grâce.

ANGÉLIQUE.

Conservez-vous à moi vous-même. Mais voyez un peu pourquoi je n’aurais pas le même privilège que lui ! Cela est admirable.

LISETTE.

Il faut que cela soit égal de part et d’autre, il n’y a rien de plus juste.

LE COMTE.

Eh bien ! je n’épouserai point votre tante, je vous le proteste.

ANGÉLIQUE.

Et si vous ne vous hâtez de m’épouser, moi j’épouserai monsieur Naquart, je vous le promets.

LE COMTE.

Je l’empêcherai bien. Le voici, nous allons voir...

ANGÉLIQUE.

Ah ! qu’il est vilain, ma pauvre Lisette !

 

 

Scène III

 

MONSIEUR NAQUART, LE COMTE, ANGÉLIQUE, LISETTE

 

MONSIEUR NAQUART.

Ah ! c’est vous que je cherche, monsieur le comte : on vient de me dire que vous étiez arrivé.

LE COMTE.

Je suis ravi de vous rencontrer aussi, monsieur, pour vous dire...

MONSIEUR NAQUART.

Comme je suis occupé à une affaire qui vous regarde, je suis bien aise de vous entretenir quelques moments avant de la mettre en état d’être terminée.

LE COMTE.

Avant de finir cette affaire comme vous la proposez, monsieur, il faut que vous trouviez les moyens de m’ôter la vie.

MONSIEUR NAQUART.

Cela est violent.

ANGÉLIQUE.

Je suis aussi mêlée dans cette affaire, à ce qu’on dit, moi, monsieur ?

MONSIEUR NAQUART.

Oui, mademoiselle.

ANGÉLIQUE.

Oh bien ! monsieur, ce ne sera pas de mon aveu qu’elle se fera ; et à moins que monsieur le comte n’ait l’impertinence d’épouser ma tante, je ne ferai pas la sottise de vous épouser, moi, vous pouvez comptez là-dessus.

LISETTE.

Voilà une déclaration fort obligeante.

MONSIEUR NAQUART.

Elle devrait me rebuter : mais j’ai fait serment de vous rendre heureuse, et je veux que ce soit monsieur le comte lui-même qui vous porte à faire ce que je souhaite.

LE COMTE.

Moi, monsieur ?

ANGÉLIQUE.

Oh ! pour cela, je suivrai son exemple ; qu’il prenne bien garde à ce qu’il fera.

MONSIEUR NAQUART.

Laissez-moi lui parler, et allez nous attendre, avec Lisette, chez le tabellion du village : vous y trouverez presque toute votre famille. Si les contrats que je fais dresser vous conviennent, on les signera ; sinon...

ANGÉLIQUE.

Ils ne me conviendront point, monsieur, je vous en réponds.

MONSIEUR NAQUART.

On vous y fait des avantages qui vous feront peut-être ouvrir les yeux.

ANGÉLIQUE.

Plus je les ouvrirai, monsieur, et moins je voudrai de vous, j’en suis sûre.

MONSIEUR NAQUART.

On ne prétend pas vous faire violence, ayez seulement la complaisance de passer chez le tabellion.

ANGÉLIQUE.

Je n’y veux point aller sans monsieur le comte.

LISETTE.

Eh ! pourquoi non ? Allons, venez ; on ne vous fera pas signer par force.

ANGÉLIQUE.

Au moins, monsieur le comte, ne vous laissez pas persuader d’épouser ma tante ; j’épouserais monsieur par dépit, moi, je vous en avertis.

 

 

Scène IV

 

MONSIEUR NAQUART, LE COMTE

 

MONSIEUR NAQUART.

Oh çà, monsieur, nous voici seuls, parlez-moi sincèrement ; que venez-vous faire ici ?

LE COMTE.

Chercher un asile contre la misère où je prévois que le mauvais état de mes affaires me va réduire.

MONSIEUR NAQUART.

Et cet asile est la maison de madame la greffière, que vous venez épouser, à ce que l’on m’a dit ?

LE COMTE.

On vous a dit vrai ; c’est mon dessein. Elle a des rentes, des maisons, vingt mille écus d’argent comptant, dont je deviendrai le maître ; je me mettrai dans les affaires.

MONSIEUR NAQUART.

Un homme de votre qualité dans les affaires ?

LE COMTE.

Pourquoi non ? Les gens d’affaires achètent nos terres, ils usurpent nos titres et nos noms même ; quel inconvénient de faire leur métier, pour être quelque jour en état de rentrer dans nos maisons et dans nos charges ?

MONSIEUR NAQUART.

Je vous y ferai rentrer d’une autre manière, si vous voulez suivre mes conseils.

LE COMTE.

Hélas ! monsieur Naquart, ce sont vos conseils qui m’ont perdu : on me proposait un accommodement avantageux, vous m’avez empêcher de l’accepter, j’ai perdu mon procès.

MONSIEUR NAQUART.

Vous le deviez gagner tout d’une voix : mais il ne se trouve que de jeunes juges à une audience, et nous plaidons contre une jolie femme ; le moyen d’avoir raison ?

LE COMTE.

Ces réflexions sont aussi tristes qu’inutiles ; il n’y a point de retour : la seule chose qui me reste à faire, est de chercher les moyens de ne pas vivre misérable. Une riche veuve me tend les bras ; il faut m’y jeter sans réflexion.

MONSIEUR NAQUART.

Mais vous êtes aimé d’Angélique, vous l’aimez tendrement ?

LE COMTE.

Hélas ! monsieur, je mourrai de douleur, peut-être, de ne pouvoir la rendre heureuse.

MONSIEUR NAQUART.

Il faut trouver des moyens pour cela. Voici madame la greffière ; entretenez-la dans les sentiments où elle est pour vous, et venez me joindre chez le tabellion, où je vais vous attendre avec Angélique.

LE COMTE.

Je m’y rendrai, monsieur, le plutôt qu’il me sera possible.

 

 

Scène V

 

LE COMTE, LA GREFFIÈRE, LOLIVE

 

LOLIVE.

Il aura d’abord été chez vous en arrivant, madame ; il sera bien fâché de ne vous avoir pas rencontrée.

LA GREFFIÈRE.

Mais quel chemin aura-t-il pris ? Je l’attendait du côté de la petite ruelle : outre que c’est le plus court et le plus commode, la sympathie l’y devait attirer, mon pauvre Lolive.

LOLIVE.

La sympathie se sera trouvée en défaut, madame.

LA GREFFIÈRE.

Eh ! Le voilà.

LE COMTE.

Madame...

LA GREFFIÈRE.

C’est donc vous que je vois, mon cher comtin ! Vous me cherchiez, je vous cherchais, nous nous cherchions tous deux ; l’amour nous conduit l’un vers l’autre, l’hymen va nous unir : quelle félicité ! La sentez-vous bien, mon cher petit comte, et m’aimerez-vous toujours autant que vous m’avez fait l’honneur de me l’écrire ?

LE COMTE.

Vous ne pouvez sans me faire tort, madame, douter de la continuation de mes sentiments ; ils dureront autant que vos charmes.

LA GREFFIÈRE.

Autant que mes charmes ? Ah ! comtin, qu’ils soient éternels, je vous prie.

LE COMTE.

Ils le seront, je vous le promets, madame.

LOLIVE.

Oui, chaque fois que vous renouvellerez d’attraits, monsieur renouvellera d’amour, madame.

LA GREFFIÈRE.

Mais veillai-je ? n’est-ce point un songe ? Suis-je bien moi-même ? Est-il possible que j’aie soumis un petit cœur fier comme celui-là ?

LE COMTE.

Il ne dépend pas de moi de ne me point attacher à vous, madame ; une nécessité indispensable m’y réduit.

LA GREFFIÈRE.

Mon cher comtin ! Oh ! il y a de l’étoile dans mon fait, et la Duverger me l’a toujours dit.

LE COMTE.

Lolive ?

LOLIVE.

Monsieur ?

LE COMTE.

Voilà une maîtresse folle, dont je suis déjà bien fatigué.

LA GREFFIÈRE.

Que dites-vous, aimable comtin ?

LE COMTE.

Je dis, madame...

LOLIVE.

Il dit que le voyage l’a bien fatigué.

LA GREFFIÈRE.

Cela est vrai : le voilà tout je ne sais comment ; il a l’air abattu.

LOLIVE.

Oh ! cela se remettra, madame, cela se remettra.

LA GREFFIÈRE.

Oh ! que oui : je m’en vais lui faire prendre de bons consommés, de bons potages, et j’ai déjà dit qu’on lui fit de la tisane ; de la tisane, comtin.

LE COMTE.

De la tisane, à moi, madame ?

LA GREFFIÈRE.

Oui, comtin, pour vous rafraîchir. Laissez-moi gouverner votre santé, vous savez combien je m’y intéresse.

LE COMTE.

Je vous suis bien redevable, madame Maugrebleu de l’extravagante, avec sa tisane.

LOLIVE.

Pour moi, madame, comme ma santé ne vous est pas si chère, il me faudra du vin, s’il vous plaît, et en quantité, pour me rafraîchir.

LA GREFFIÈRE.

Tu ne manqueras de rien, ne te mets pas en peine.

 

 

Scène VI

 

LA GREFFIÈRE, LE COMTE, LE MAGISTER, LOLIVE

 

LE MAGISTER.

Madame, velà les filles et les garçons du village, avec les ménétriers qui s’assemblont sous l’orme, et qui s’en allont faire un petit essaiement de cette petite sottise que vous m’avez dit de faire. Eh ! parguenne, venez-vous-en voir ça.

LA GREFFIÈRE.

Non ; qu’ils viennent ici, monsieur le magister.

LE MAGISTER.

Ici, soit. Je m’en vas vous les amener. Ça ne sera peut-être pas biau drès l’abord ; mais je tâcherons de mieux faire dans la suite.

LA GREFFIÈRE.

Qu’on nous apporte ici des sièges. Allons, mon cher comtin, prenez place.

LE COMTE.

Comment, madame ! qu’est-ce que c’est que ceci ?

LA GREFFIÈRE.

C’est une petite fête galante dont je veux régaler votre arrivée ; un divertissement de village que je vous ai fait préparer

LE COMTE.

Pour moi, madame ?

LA GREFFIÈRE.

Pour vous, pour moi, pour tous tant que nous sommes ici. La fin du siècle m’est heureuse, je me fais un plaisir de la célébrer.

LE COMTE.

Cela est d’une belle âme assurément ; et pendant que vous donnerez vos soins aux préparatifs de votre fête, permettez-moi d’aller aussi donner les miens à une petite affaire qui m’inquiète, et qui ne me laisse pas l’esprit dans une entière liberté.

LA GREFFIÈRE.

Allez donc, comtin ; mais ne tardez pas à revenir, je vous prie.

LE COMTE.

Non, madame. Suis-moi, Lolive.

LA GREFFIÈRE.

Adieu, comtin.

LOLIVE.

Adieu, comtine.

 

 

Scène VII

 

LA GREFFIÈRE, seule

 

Le joli petit homme ! Il est fait pour moi, je suis faite pour lui : c’est l’amour, assurément, qui nous a tous deux faits l’un pour l’autre.

 

 

Scène VIII

 

MADAME BLANDINEAU, LA GREFFIÈRE

 

MADAME BLANDINEAU.

Ma chère sœur, que je vous embrasse ; je n’ai plus de chagrin, plus de rancune contre vous. Je vous félicite de devenir comtesse, félicitez-moi d’être baronne.

LA GREFFIÈRE.

Vous êtes baronne, ma chère sœur ?

MADAME BLANDINEAU.

Oui, ma chère comtesse ; c’est une affaire faite : monsieur Blandineau vend sa charge, et il donne quarante mille francs de la baronnie de Boistortu. Le marché est conclu ; je ne suis plus madame Blandineau, je suis la baronne de Boistortu à l’heure que je vous parle.

LA GREFFIÈRE.

Mais cela est fort joli, cela est fort gracieux, ma sœur. Ma sœur la baronne, votre sœur la comtesse en est ravie, et voilà notre famille fort illustrée au moins.

MADAME BLANDINEAU.

Notre cousine l’Élue mourra de chagrin, madame la Substitue s’en pendra : nous aurons ce soir à notre souper des visages bien tristes.

LA GREFFIÈRE.

Il faut tenir son rang, s’il vous plaît, madame la baronne. Aujourd’hui fait, plus de familiarité avec cette bourgeoisie-là, je vous le demande en grâce.

MADAME BLANDINEAU.

Oh ! voilà qui est fini, je vous l’accorde, madame la comtesse.

LA GREFFIÈRE.

Monsieur Naquart épouse Angélique. Si nous pouvions aussi le faire quitter : c’est un fort bon homme, et qui mérite assez de devenir de qualité.

MADAME BLANDINEAU.

Il en sera, je vous en réponds. Il est en marché d’un marquisat, lui.

LA GREFFIÈRE.

D’un marquisat, ma sœur ! d’un marquisat ? Monsieur Naquart marquis ! monsieur le marquis Naquart ! cela serait fort plaisant : mais ce nom-là, ma sœur, n’est point fait pour avoir un titre.

On entend une symphonie.

 

 

Scène IX

 

MADAME BLANDINEAU, LA GREFFIÈRE, LE MAGISTER

 

LE MAGISTER.

Tout notre monde est là, madame ; mais comme velà monsieu le tabellion qui viant avec une grosse compagnie vous apporter à signer queuque chose ; afin de n’être pas interrompus et de pas interrompre, j’attendrons que cela soit fait, si bon vous semble.

LA GREFFIÈRE.

Cela ne tardera pas à l’être ; dépêchons.

 

 

Scène X

 

MONSIEUR BLANDINEAU, MADAME BLANDINEAU, MONSIEUR NAQUART, LA GREFFIÈRE, ANGÉLIQUE, LE COMTE, LISETTE, LE TABELLION, LE MAGISTER

 

LA GREFFIÈRE.

Cela est-il comme il faut, monsieur Naquart ?

MONSIEUR NAQUART.

J’ai fait pour vous comme pour moi, madame. Vous n’avez qu’à lire, monsieur le tabellion.

LE TABELLION lit.

Par devant Bastien Trigaudinet...

LISETTE.

Eh ! fi donc, lire ! Voilà du temps bien employé, vraiment ! Que vous avez peu d’impatience, madame ! vous serez comtesse une heure plus tard.

MONSIEUR NAQUART.

Pour moi, madame, l’empressement que j’ai d’être votre neveu...

LE COMTE.

L’excès de mon amour me fait souffrir avec chagrin le moindre retardement, je vous l’avoue.

LA GREFFIÈRE.

Ce cher mouton ! Oh ! il ne sera pas dit que je sois moins vive que vous, mon cher comtin, je vous réponds. Donnez, donnez, monsieur le tabellion. Allons, à vous, comtin : signez, monsieur Naquart.

MONSIEUR NAQUART.

Je n’y entends pas plus de finesse que vous ; je signe aveuglément, madame.

LA GREFFIÈRE.

Vous risquez beaucoup, vraiment. Dépêchez ma nièce.

ANGÉLIQUE.

Je n’examine point, ma tante. Il suffit que ce soit me conformer à vos volontés.

LA GREFFIÈRE.

Vous prenez le bon parti. Çà, ne signez-vous pas aussi, monsieur le baron de Boistortu ?

MONSIEUR BLANDINEAU.

Je n’ai garde de refuser de signer des mariages qui sont si fort selon mon goût ; et il y avait longtemps que je souhaitais vous voir la femme de monsieur Naquart, et de donner Angélique à monsieur le comte.

LA GREFFIÈRE.

Oh bien ! monsieur, puisqu’il est ainsi, ne signez donc pas, je vous en avertis ; car cela est tout autrement que vous ne souhaitez. C’est Angélique qui est madame Naquart, et c’est moi qui suis madame la comtesse.

LE TABELLION.

Nenni, nenni, madame, ça n’est pas comme çà : quoique je ne soyons que notaire de village, je ne faisons point de si grosse bévue.

LA GREFFIÈRE.

Comment, cela n’est pas comme cela ? Vous êtes un sot, monsieur le tabellion ; cela est comme je vous le dis.

LE TABELLION.

Eh non, madame, la peste m’étouffe.

LA GREFFIÈRE.

Ouais ! Voici qui est admirable, Lisette ?

LISETTE.

Vous avez tort de disputer, madame : il le sait mieux que vous ; c’est lui qui a fait les contrats, une fois.

LA GREFFIÈRE.

Monsieur Naquart ?

MONSIEUR NAQUART.

C’est un quiproquo, madame, une méprise ; et cela sera difficile à rectifier.

LA GREFFIÈRE.

Difficile tant qu’il vous plaira ; monsieur le comte, ni moi, nous ne serons point les dupes d’un quiproquo, sur ma parole : n’est-ce pas, comtin ?

LE COMTE.

Non, madame, je n’en serai point la dupe ; mais j’en profiterai, s’il vous plaît.

LA GREFFIÈRE.

Comment vous en profiterez, petit perfide ? Est-ce en profiter que de me perdre ?

MONSIEUR NAQUART.

Je ne compte pas comme cela, moi, madame ; et je ferai tout mon bonheur de vous posséder.

LA GREFFIÈRE.

Oh ! vous ne me posséderez point, monsieur Naquart ; vous avez beau faire, vous ne me posséderez point, je vous en réponds.

MONSIEUR BLANDINEAU.

Vous venez de signer le contraire.

LISETTE.

Est-ce que vous voudriez que monsieur le tabellion eût l’embarras de réécrire tout cela, madame.

LE TABELLION.

Ce serait bien de la peine, au moins. Madame Naquart, ce serait bien de la peine.

LA GREFFIÈRE.

Madame Naquart ! On m’appellerait madame Naquart ? j’aimerais mieux être morte.

MONSIEUR NAQUART.

Si ce n’est que le nom qui vous chagrine, on vous appellera madame la comtesse, si vous voulez. La terre de monsieur le comte est à moi, je la lui rends après ma mort ; je lui assure tout mon bien ; vous avez assuré le vôtre à votre nièce : ils peuvent bien vous céder un titre qui vous fait plaisir.

LE COMTE.

Très volontiers, monsieur, vous êtes le maître.

LA GREFFIÈRE.

C’est un accommodement qui change la chose, et pourvu que j’aie un équipage, et que vous ne soyez plus procureur...

MONSIEUR NAQUART.

Vous serez contente, madame.

LA GREFFIÈRE.

Je veux trois grands laquais des mieux faits de Paris.

MONSIEUR NAQUART.

Vous en prendrez quatre, si bon vous semble.

LA GREFFIÈRE.

Nous logerons ensemble, madame la baronne.

MONSIEUR BLANDINEAU.

Et nous prendrons un suisse à frais communs, madame la comtesse.

LA GREFFIÈRE.

Oh ! pour cela, oui ; très volontiers. Je le savais bien que je serais de qualité, et que je ferais figure. Vous me regretterez, petit vilain, vous me regretterez,  mais je serai bientôt veuve. Allons, monsieur le magister, voyons votre petite bagatelle, en attendant le souper ; et quand on aura servi, que le maître d’hôtel de ma sœur la baronne nous avertisse en cérémonie.

 

 

DIVERTISSEMENT

 

Plusieurs paysans et paysannes, conduits par le magister, viennent répéter la fête que madame la greffière a commandée.

PREMIÈRE PAYSANNE.

Célébrons l’heureuse greffière,
Qui lorsque le siècle prend fin,
Se fait, pour le siècle prochain,
Comtesse de la Naquardière.
Le beau destin !
Que de noblesse !
Que de jeunesse !
De quelle vitesse
Greffière comtesse
Fera son chemin !

Entrée de quatre paysannes.

UN PAYSAN.

Que la fin de ce siècle est belle
Pour quiconque a bonne moisson,
De bon vin, maîtresse fidèle,
Et des pistoles à foison !

Entrée de paysans et de paysannes.

LE PAYSAN.

Bourgeoises charmantes,
Ne croyez pas
Être moins brillantes
En simples damas.
De jeunes fillettes,
Aimables, bien faites,
Autant que vous l’êtes,
Font dans leurs grisettes
Bien plus de fracas
Que de vieux appas
En or de ducats.

Entrée de paysans.

PREMIÈRE PAYSANNE.

Que sur notre simplicité
Chacun se forme et se modèle ;
Toute notre félicité
Vient de cette simplicité :
Parure, attrait, gloire et beauté,
Nous trouvons toujours tout en elle.
Que sur notre simplicité
Chacun se forme et se modèle.

LE PAYSAN.

Que les maris seraient contents
De voir leurs femmes en grisettes !
Le bon exemple ! ô l’heureux temps !
Que les maris seraient contents !
Moins les habits sont éclatants,
Plus les fredaines sont secrètes.
Que les maris seraient contents
De voir leurs femmes en grisettes !

SECONDE PAYSANNE.

Si l’on ne vous eût pas quitté,
Modeste ornement de nos mères,
Vertugadin, collet monté,
Si l’on ne vous eût pas quitté,
On eût gardé la pureté
De leurs mœurs et de leurs manières ;
Si l’on ne vous eût pas quitté,
Modeste ornement de nos mères.

Du ridicule ici traité
Paris fournit mainte copie ;
Chacun ressent la vérité
Du ridicule ici traité :
Tout est orgueil et vanité
Dans la plus simple bourgeoisie.
Du ridicule ici traité
Paris fournit mainte copie.

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