La Fille du soldat (Jacques-François ANCELOT - Alexis DECOMBEROUSSE)

Comédie-vaudeville en deux actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 24 octobre 1832.

 

Personnages

 

EUGÈNE BELMONT, colonel et propriétaire d’une manufacture à Bolbec

EDMOND BUNEL, jeune officier, ami d’Eugène

HÉBERT, ancien militaire, Directeur de la manufacturé

PICHOT, contremaître

MARIE, fille d’Hébert

LÉONORE, ouvrière de la manufacture

UN NOTAIRE

OUVRIERS

OUVRIÈRES

 

La scène se passe à Bolbec dans la manufacture d’Eugène.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente un salon, attenant aux ateliers de la manufacture. Porte au fond, deux portes latérales. La porte à droite de l’acteur, est celle de l’appartement d’Hébert. La porte à gauche, celle de l’appartement d’Eugène. Auprès de cette dernière, une table, et tout ce qu’il faut pour écrire. De l’autre côté du théâtre, et sur le devant, un canapé.

 

 

Scène première

 

LÉONORE, PICHOT, OUVRIÈRES

 

LÉONORE.

Non ! nous ne le souffrirons pas, nous nous révolterons.

PICHOT.

Révoltez-vous, si vous voulez, mais laissez-moi tranquille.

LÉONORE.

Depuis deux ans que je suis ouvrière dans cette manufacture, et depuis que le monde existe, on n’a jamais vu donner à un homme l’inspection de la salle des femmes. N’est-ce pas que ça ne s’est jamais vu ?

LES OUVRIÈRES.

Non, non ! jamais.

PICHOT.

Eh ! bien, ça se verra.

LÉONORE.

C’est contraire aux lois, c’est contraire aux mœurs... c’est comme si on le nommait sultan... Quoi !

PICHOT.

Et qu’est-ce que cela vous fait ?... si je ne vous jette pas le mouchoir.

LÉONORE.

Est-ce que je voudrais le ramasser, ton mouchoir ?... Ah ! c’est M. Hébert qui a fait ce beau chef-d’œuvre là !... C’est dans ses idées... lui qui prétend que tout dépend de l’éducation, et qu’une femme qui a reçu des principes, serait en sûreté, même au milieu d’un régiment... Moi, je dis que l’éducation, les principes !... Vaut encore mieux fuir les occasions.

PICHOT.

Eh ! bien, est-ce qu’il est arrivé quelque chose ici, madame la révolte ?

LÉONORE.

Je ne dis pas ça... Mais M. Hébert est un vieux soldat qui s’imagine qu’on commande au cœur d’une femme, comme à un peloton de grenadiers... Il a trop de confiance ; et malgré ses principes, il se pourrait bien...

PICHOT.

Est-ce de sa fille que tu veux parler... de mademoiselle Marie, par hasard ?

LÉONORE.

Écoute donc... avec un père comme ça...

PICHOT.

Mauvaise langue !

LÉONORE.

Mais il ne nous a pas élevées, nous... Heureusement ! il n’est que le directeur de la manufacture ; et comme le propriétaire, M. Eugène Belmont, est ici, nous allons lui demander justice... et nous verrons.

PICHOT.

Oui, je vous conseille de vous adresser à lui !... Un colonel de hussards, qui est aussi terrible pour les jeunes filles, qu’il l’était pour les cosaques ; et qui a fait plus de conquêtes, que je n’ai imprimé de pièces de calicot... Il vous recevra bien, avec votre morale et vos bêtises.

LÉONORE, se tournant vers les ouvrières.

A-t-on vu un scélérat pareil ! appeler la morale une bêtise.

PICHOT.

Ah ! ça, écoutez. Léonore... vous êtes toujours après moi... et ça m’ennuie... Tantôt vous m’assommez de prévenances et de cajoleries... tantôt vous m’accablez d’injures... et toujours pour le même motif.

LÉONORE.

Un motif... Quel est-il, s’il vous plaît ?

PICHOT.

Pardine, tout le monde le sait de reste ; c’est parce que j’ai eu le malheur de vous plaire.

LÉONORE.

Voyez-vous l’orgueilleux !

PICHOT.

Il n’y a pas d’orgueil à ça ; mais je vous répète que çà m’ennuie. D’ailleurs, des cajoleries ou des sottises, qu’importe ? vous n’en serez pas plus avancée. Ainsi, je vous en prie, que ça finisse, et le plus tôt possible ; ça m’arrangera.

LÉONORE.

Mauvais sujet... indigne... je vois ce que c’est ; tu t’es mis en tête d’épouser mademoiselle Marie, la fille du directeur ; mais elle n’est pas pour toi, c’est moi qui te le dis. Cet amour-là ne t’amènera que chagrin, et tribulations !... et je serai vengée.

PICHOT.

C’est bon, c’est bon ! faites-moi le plaisir d’aller à votre ouvrage.

LÉONORE.

Nous irons, si nous voulons : ne t’avise pas de nous commander, je te le défends.

 

 

Scène II

 

LÉONORE, PICHOT, EUGÈNE BELMONT, OUVRIÈRES

 

EUGÈNE BELMONT, entre par la porte latérale à gauche, et tient une lettre ouverte à la main.

Eh ! bien, qu’est-ce donc ? On se querelle ici, je crois ?

PICHOT.

Mon colonel, c’est Léonore qui prétend qu’on devrait la nommer chef d’atelier.

LÉONORE.

Je n’ai pas dit cela ; je soutiens seulement.

EUGÈNE.

Mes bons amis, si cela regarde la manufacture, adressez-vous à mon brave Hébert, c’est lui que concernent tous ces détails.

Pichot et les ouvrières se retirent dans le fond ; Eugène est sur le devant et parcourt sa lettre.

Oui, j’ai eu là une excellente idée ; ce cher Dufour, il est tout disposé à réaliser mes projets. Capitaine en demi-solde, il s’ennuie de son inactivité et de son isolement... Eh ! bien, je réparerai envers un de mes compagnons d’armes les torts de la fortune ! Marie est charmante... Oh ! oui, charmante ! Je la marierai... Oui, je veux la marier !... Sans cesse auprès de moi, sa beauté, son naïf abandon... et surtout cette manie de confiance de son père n’ont pas toujours été sans danger !... Souvent je me suis surpris à l’admirer plus que je ne le devrais peut-être.

Air d’Une heure de mariage.

Quand ses yeux se lèvent sur moi,
Quand son cœur au mien se révèle,
Je sens, hélas ! avec effroi,
Qu’on peut tout oublier près d’elle !
De tant de grâces et d’appas,
Malgré moi, me poursuit l’image ;
Et, dans ces sortes de combats,
La fuite est encor du courage.

LÉONORE, dans le fond.

Je vous dis encore une fois que j’irai si ça me convient, et que je ne suis pas faite pour vous obéir.

EUGÈNE, qui a serré sa lettre.

Oh ! oh !... voilà de la sédition ! et il me semble qu’Hébert arrive à propos pour rétablir l’ordre.

 

 

Scène III

 

LÉONORE, PICHOT, EUGÈNE, HÉBERT, OUVRIÈRES

 

HÉBERT, sortant de son appartement.

Bonjour, mon colonel.

EUGÈNE.

Bonjour, mon ami.

HÉBERT, durement.

Qu’y a-t-il donc ?

EUGÈNE.

Toujours vif... à ton ordinaire... J’espère que ce ne sera rien.

Aux ouvriers.

Écoutez-moi : comme c’est Hébert, qui, par sa gestion, a quadruplé mes revenus, il est juste que je le laisse maître absolu ici... Je vous déclare donc qu’on m’offense en lui désobéissant.

HÉBERT.

Qu’est-ce que vous leur contez là, mon colonel ? Et que demandent-ils ?

LÉONORE.

Rien du tout, monsieur Hébert, rien du tout ! seulement le choix que vous avez fait de M. Pichot...

EUGÈNE.

Mademoiselle Léonore, vous m’avez entendu... Tout ce que fait Hébert dans la manufacture est bien, et ce qu’il a fait pour moi est mieux encore... Lorsqu’au retour de Moscou, il me prit tout engourdi sur ses épaules, et me sauva la vie en me portant ainsi l’espace de deux lieues...

HÉBERT.

À quoi bon parler de cette misère-là ? C’est de l’histoire ancienne !...

Aux ouvriers qui admiraient son trait de dévouement.

Allons, silence dans les rangs... et allez-moi défaire le ballot que vous trouverez dans la cour, sous le hangar ; on attend après.

Les ouvrières sortent, ainsi que Pichot et Léonore.

Maintenant, mon colonel, il faut que je vous gronde... Vous perdrez la discipline dans votre manufacture, si l’on vous voit traiter ainsi un pauvre maréchal-des-logis, qui, après tout, n’a fait que son devoir... Chaque année, vous faites un voyage à Bolbec pour examiner un peu ce qui se passe...

EUGÈNE.

Cela n’est pas ! j’y viens pour voir mon ami, mon vieux camarade, et nous nous fâcherions, Hébert, si tu pensais le contraire.

HÉBERT.

Tout cela, c’est possible, et je vous en remercie ; mais enfin vous venez faire l’inspection du corps, et alors...

EUGÈNE.

Et alors je suis le plus heureux des hommes, cette année surtout... Tu connais ma jolie cousine ?

HÉBERT.

Madame Jenny Dubreuil, que son mari a laissée veuve si jeune... Oui, oui, je la connais !... femme charmante, un peu vive, un peu coquette !...

EUGÈNE.

Eh ! bien, mon ami, elle va se remarier.

HÉBERT.

Bravo ! c’est cela ! quand le chef de file manque, à un autre, serrez les rangs.

EUGÈNE.

Oui, mais cet autre, tu le connais aussi.

HÉBERT.

Bah !

EUGÈNE.

C’est moi.

HÉBERT.

En vérité ? vous vous mariez ; eh bien, tant mieux ! mille fois tant mieux ! vous allez renoncer à toutes ces amourettes qui se succédaient avec tant de rapidité ; car vous êtes un terrible gaillard, mon colonel, et dès qu’il se présente un joli minois, vous prenez feu comme une capsule... Avec ça que la plupart des femmes, non par leur faute, mais par celle... de l’instructeur, n’entendent rien à la défense... Si, seulement, comme je l’ai fait pour ma fille, on leur mettait là

Montrant son front.

quelques bons principes... la tête défendrait le cœur !... Quant à vous, voilà que c’est fini... vous vous fixez... Je pourrai donc faire sauter vos garçons sur mes genoux... leur montrer l’exercice.

EUGÈNE.

Oui ; et si je n’ai que des filles ?

HÉBERT.

Oh ! je m’en rapporte à vous... À quand la noce ?

EUGÈNE.

Dans quelques jours, mon ami, les treize mois de son veuvage expirent... Jenny accomplit enfin la promesse qu’elle m’avait faite... et ce soir même nous devons signer le contrat, dans le château de sa tante, situé à une demi-lieue d’ici... Jenny doit me prendre à son passage... Je l’attends à chaque minute... Ah ! ça le jour du mariage, je veux que ce soit toi qui me serves de père.

HÉBERT.

Votre père !... Vous croyez peut-être que je vais faire des façons ? Non, parbleu ! j’accepte ! et ce sera le plus beau jour de ma vie ! depuis celui où vous m’avez mis à la tête de cette manufacture... Quelle heureuse idée vous avez eue là ! mon colonel, de transformer le vieux château de vos pères, si triste et si abandonné, en un lieu où trois cents personnes travaillent et chantent toute la journée, et font succéder l’activité de l’industrie à l’inutile indolence de ses anciens habitants.

EUGÉNE.

Ah ! il est sûr qu’il y a un peu de changement.

HÉBERT.

Vous avez bien fait, cependant, de conserver l’aile gauche du vieux bâtiment dont la Seine baigne les murs... surtout son belvédère, qui domine toute la campagne... C’est du luxe, si vous voulez ; mais le coup d’œil est si beau... Pourtant, je ne sais pas... mais quand je suis là haut, ça me fait un drôle d’effet... Rien qu’à regarder en bas, la tête me tourne... mais vous, c’est différent, c’est votre cabinet de travail... C’est là que vous avez tant de plaisir à cultiver le joli talent que vous avez pour le dessin.

EUGÈNE.

Mis à la demi-solde depuis quatre ans, ainsi que tous mes camarades de l’armée de la Loire, il a bien fallu me créer des occupations... Mais, dis-moi, Edmond Bunel n’est-il pas venu aujourd’hui ?

HÉBERT.

Nous ne l’avons pas vu... C’est agréable pour vous, mon colonel, que votre ami soit venu passer quelques semaines dans le voisinage... ça vous fait une société.

Pichot entre en ce moment et reste dans le fond.

EUGÈNE.

Sans doute... mais il retourne à Paris demain... J’ai eu beau le presser d’assister à mon mariage, je n’ai jamais pu l’y décider.

HÉBERT.

N’a-t-il pas servi ?

EUGÈNE.

Comment donc ?... chef d’escadron dans l’ancien 15e de chasseurs.

HÉBERT.

Je me disais aussi...

À Pichot qui est au fond.

Eh ! bien, que veux-tu toi ?

 

 

Scène IV

 

EUCÈNE, HÉBERT, PICHOT, ensuite MARIE

 

PICHOT, à Hébert.

C’est fini de déballer, Monsieur.

HÉBERT.

C’est bon, portez cela à l’atelier... Ah ! voilà ma petite Marie.

Marie entre, elle vient du jardin, et tient un bouquet et un album à la main.

MARIE, à part, les yeux fixés sur Eugène.

Il est là...

À Pichot.

Bonjour, Pichot.

Elle pose son album sur la table, à gauche.

HÉBERT, à Marie.

Eh ! bien, tu ne dis rien à mon colonel ?

MARIE, saluant.

Bonjour, monsieur Eugène,

EUGÈNE.

Oh ! je savais bien que j’aurais mon tour ; et je ne trouve pas mauvais que Pichot ait le sien.

HÉBERT.

Mon colonel, je vous laisse ; il faut que j’aille à ma besogne.

À Marie.

Toi, reste avec mon colonel, nous l’avons si rarement ici... Tiens-lui compagnie... il faut que tout le monde tâche de lui rendre sa maison agréable... Reste, reste...

À Pichot, qui est immobile.

Toi, Pichot, allons, viens avec moi... nous verrons si ces dames oseront encore faire des réclamations.

Il sort par le fond, Pichot le suit.

 

 

Scène V

 

EUGÈNE, MARIE

 

MARIE, offrant son bouquet à Eugène, qui, occupé à la regarder, ne s’aperçoit pas de son geste.

Mais prenez-le donc ?

EUGÈNE.

Ah ! ma petite Marie, ne m’oublie jamais.

MARIE.

Il n’est pas bien ce matin.

EUGÈNE.

Oui ; mais toi, tu embellis tous les jours, et, si cela continue, je ne sais pas où cela s’arrêtera.

MARIE.

Monsieur Eugène, vous vous moquez de moi, et cela n’est pas bien.

EUGÈNE.

Je ne me moque pas du tout, et quand je vois une grande et belle demoiselle, au lieu de la petite fille qui me forçait de me mêler à ses jeux, je ne sais vraiment plus si je dois te tutoyer, comme autrefois.

MARIE.

Pourquoi donc cela ? je vous en prie. Est-ce qu’on doit diminuer ses témoignages d’affection à mesure qu’on se connait depuis plus longtemps ? Tout s’affaiblit en vieillissant, excepté l’amitié, Monsieur ; c’est la vieille qui est la bonne ; et je vous en avertis, si vous me disiez vous, je ne croirais pas que c’est à moi que vous parlez ; ou bien je penserais que vous êtes fâché contre moi.

EUGÈNE.

Chère Marie !... Mais où étais-tu donc ce matin ?... je ne t’ai pas aperçue.

MARIE.

Comment ! cela se demande-t-il ?... J’étais dans la vieille tour, au belvédère, dès cinq heures, pour retoucher, d’après vos conseils, le dessin que je vous ai montré hier... On est si bien dans cet endroit... C’est là que vous m’avez donné toutes mes leçons, et c’est là que je me les rappelle le mieux.

EUGÈNE.

En vérité !

MARIE.

Quand vous êtes à Paris, j’y passe des journées entières... la vue est si belle ; ça inspire... Ces riches prairies, ces magnifiques rideaux de peupliers... et par-dessus tout, ce beau fleuve, dont les eaux, tantôt calmes et tantôt agitées, viennent mourir au pied de la tour ; et, par leur éternel murmure, disposent l’âme à la plus douce rêverie !... et dans le lointain...

EUGÈNE, allant à la table avec Marie, qui lui montre son album.

Le château de Menneville !... Oui, le voilà... tu l’as parfaitement reproduit... Comment ! c’est là ton dessin d’hier ?... quelle différence ! quelle sûreté de traits !... Il paraît que tu étais en verve ?

MARIE.

Oh ! c’est toujours comme cela, quand je travaille d’après vos avis... mais seulement de souvenir... Car, lorsque vous me regardez, je crains toujours de mal faire, et... ma main tremble... Mais dès que vous n’y êtes plus, tous vos conseils, toutes vos paroles reviennent à ma pensée ; et alors il me semble que tout m’est facile... Vous voyez bien que vous, n’avez qu’à vouloir, pour que je fasse des chefs-d’œuvre.

EUGÈNE.

En vérité !

MARIE.

Eh ! mon dieu, oui, Monsieur, vous êtes un maître si bon, si encourageant, qu’avec vous il n’y a pas moyen de mal faire.

Air : Je sais attacher des rubans.

Je vous dois tout ce que j’appris,
Et, fière d’être votre ouvrage,
Mon travail, pour moi, n’a de prix,
Que s’il obtient votre suffrage.
Sous les yeux de mon précepteur,
J’amasse avec reconnaissance
Et des talents et du bonheur,
Pour tout le temps de son absence.
Oui, j’y viens chercher du bonheur
Pour tout le temps de votre absence.

EUGÈNE.

Flatteuse !... tu sais bien qu’avec une écolière comme toi, un maître n’a jamais grand mérite ; mais, dis-moi, ces leçons que je te donne avec tant de plaisir, elles profitent aussi à un autre ?

MARIE.

À qui donc ?

EUGÈNE.

Mais à ce bon garçon, qui vient de sortir avec ton père... Oui, Marie, je sais que dans tes moments de loisir, tu fais part à Pichot de ton talent ; je sais aussi qu’il s’en montre digne par ses progrès, et qu’il en éprouve une reconnaissance... qui ressemble beaucoup à de l’amour.

MARIE, très troublée.

De l’amour !... il serait possible !

EUGÈNE.

Et n’est-ce pas naturel ?

MARIE, très vivement.

Mais moi, Monsieur, je ne l’aime pas !... je ne l’aimerai jamais.

EUGÈNE.

Ah !... bien, mon enfant, bien ! calme-toi !... Pourquoi ce trouble, cette agitation ?

MARIE.

C’est que je ne veux pas que vous imaginiez...

EUGÈNE.

Oh ! sois tranquille ! tu viens de répondre d’une manière tellement positive... Et ne pense pas que je t’en veuille pour cela... bien au contraire ; cet amour aurait dérangé mes projets.

MARIE.

Vos projets ?

EUGÈNE.

Oui ! tout excellent garçon qu’il soit, Marie mérite beaucoup mieux, et j’aurais été fâché... Avec tes grâces, ta tournure distinguée, ton esprit et tes talents, tu ne dois pas rester ici.

MARIE.

Oh ! Monsieur, ce n’est pas la vanité...

EUGÈNE.

Je n’en doute pas ! Dis-moi, Marie, as-tu rêvé quelquefois le séjour de Paris ?

MARIE.

Paris ! je ne le connais pas.

EUGÈNE.

Raison de plus... Voyons, réponds-moi avec franchise : un mari qui t’y conduirait, serait-il de ton goût ?

MARIE.

Cela dépend...

EUGÈNE.

Ah ! c’est juste... il faut que le mari te plaise...

MARIE.

Mais, monsieur Eugène, c’est la seconde fois, depuis deux jours, que vous me faites cette question.

EUGÈNE.

C’est qu’apparemment tu ne m’as pas encore répondu... Mais si c’était un homme à peu près de mon âge... un ancien militaire comme moi, qui ne voudrait plus s’occuper désormais que du bonheur de sa femme ?...

MARIE.

Un militaire... comme vous !...

EUGÈNE.

Oui ; vois-tu, Marie... je te parle un peu dans mon intérêt... Nous ne serions pas séparés... nous pourrions nous voir souvent.

MARIE, agitée.

Souvent !... Ah ! ce serait une grande joie !

EUGÈNE.

Eh ! bien ?

MARIE.

Il faudrait parler à mon père ; lui dire...

EUGÈNE.

Sans doute ! aujourd’hui même il connaîtra mes projets sur toi ; mais ne puis-je savoir avant ce que tu penses ?

MARIE.

Je suis si troublée !... les idées que font naître vos paroles agitent tellement mon cœur...

EUGÈNE.

Que tu ne veux rien me dire !...

MARIE.

Pas maintenant... plus tard !

EUGÈNE.

Allons, j’attendrai... Adieu, Marie, souviens-toi toujours qu’Hébert, bien qu’il soit ton père, n’est pas seul chargé de ton bonheur.

Il rentre dans son appartement.

 

 

Scène VI

 

MARIE, seule, puis HÉBERT

 

MARIE.

L’ai-je bien entendu !... Mais c’est un rêve, je crois...

HÉBERT, à part, en entrant.

Allons, tout va bien ; je viens d’installer Pichot. J’étais bien sûr que pas une n’ouvrirait la bouche devant moi.

À Marie.

Eh ! bien, que fais-tu donc là, Marie ?

MARIE, sortant d’une profonde rêverie.

Ah ! c’est vous, mon père !... Venez, venez vite, que je vous raconte... que je vous dise... Oh ! mon bonheur me tuerait d’abord, si je ne trouvais pas là, tout de suite, quelqu’un pour le partager.

HÉBERT.

Eh ! mais quel est donc ce bonheur qui t’ôte presque la respiration ?... Voyons, mon enfant.

MARIE.

Vous m’avez dit souvent que vous voudriez me voir mariée ?

HÉBERT.

Sans doute.

MARIE.

Eh ! bien, mon père, je pense que bientôt vous serez satisfait.

HÉBERT.

Ah ! ah !

MARIE.

Oui, aussi satisfait que moi ! Ce n’est pas ce que le parti a de brillant qui me séduit, non, non, bien qu’il soit fort au-dessus de ce que je pouvais espérer ; mais jugez de ma joie ! c’est le seul homme que je pouvais aimer.

HÉBERT.

Comment ! tu avais un amour en tête ?

MARIE.

Oh ! mon père, il était là...

Elle montre son cœur.

et depuis bien longtemps, allez... Jusqu’à présent, je n’osais pas me l’avouer... mais aujourd’hui qu’il est partagé... que j’en suis sûre... je puis vous le dire... ça fait tant de bien.

HÉBERT.

Allons, voyons... car il faut bien que je finisse par connaître mon gendre.

MARIE.

D’abord, mon père, c’est un homme que vous chérissez... que vous respectez.

HÉBERT.

Que je chéris !... que je respecte !...

MARIE.

Oh ! oui ?

HÉBERT.

Ah !... mais il a un nom ?

MARIE.

Certainement.

HÉBERT.

Eh ! bien, c’est son nom que je te demande.

MARIE, les yeux baissés.

Vous ne devinez pas, mon père.

HÉBERT.

Et comment veux-tu que je devine ? Voilà un nom bien difficile à prononcer...

MARIE.

C’est... monsieur Belmont...

HÉBERT.

Monsieur Belmont ? mon colonel ? Ah ! je ne m’attendais pas à celui-là... Et qui a pu te faire concevoir une semblable idée ?

MARIE.

C’est lui-même.

HÉBERT.

Lui-même !

MARIE.

Je n’en puis plus douter, mon père... il a parlé.

HÉBERT.

Ah ! il a parlé... et qu’a-t-il dit ?

MARIE.

D’abord, il croyait que j’aimais Pichot ; et quand il a su qu’il se trompait, il a paru enchanté... Puis il m’a demandé si je voudrais me marier à Paris ?... si j’aimerais un militaire comme lui... qui ne vivrait que pour mon bonheur... Que sais-je ? Oh ! il était bien impossible de ne pas comprendre, et j’étais émue, émue... au point que s’il n’était pas sorti, je crois que j’aurais fini par me trouver mal.

HÉBERT.

Ah ! il t’a dit tout cela ?... Eh ! bien, moi ! je vais te dire autre chose !... Je suis bien aise que tu m’ouvres ton cœur, parce qu’il y a peut-être encore du remède ; et je vais te l’administrer en vrai soldat. Écoute-moi bien ! monsieur Belmont m’a tout à l’heure annoncé son prochain mariage avec une de ses cousines.

MARIE.

Ô ciel !...

HÉBERT.

Sans les treize mois que la loi exige pour le veuvage, ce serait déjà fait.

MARIE.

Est-il possible ?

HÉBERT.

Ce que je t’apprends-là, ne ressemble guères à ce que tu t’étais mis en tête, le réveil est un peu brusque ; mais c’est le moyen d’empêcher que cela arrive au cœur.

MARIE, à part.

Ah ! c’est là qu’il vient de me frapper !

HÉBERT.

Dame ! je ne t’ai pas entortillé ça dans de belles phrases... parce que j’ai pensé que la fille d’un vieux soldat avait du courage.

MARIE.

Oh ! j’en aurai mon père... j’en ai... je suis bien heureuse de vous avoir parlé.

Air : Au temps heureux de la chevalerie.

Ma pauvre enfant, en entrant dans ce monde,
D’un fol espoir il faut se garantir ;
Ne pense pas qu’à nos vœux tout réponde,
Et qu’on n’ait point de chagrins à subir !...
En poursuivant une vaine chimère,
On se condamne à de cruels regrets ;
Hélas ! tout fuit... hormis l’amour d’un père,
Car c’est le seul qui ne trompe jamais.

MARIE.

Mais de qui voulait-il donc parler ?

HÉBERT.

Que sais-je, de quelqu’ancien camarade qu’il voudrait établir, peut-être... M. Eugène est bon, généreux...

MARIE, avec désespoir.

Ce n’était pas lui !

HÉBERT.

Tu pourras te convaincre, par tes propres yeux, de la vérité de mes paroles... tu ne doutes pas de ton père, je le sais ; mais il vaut encore mieux que tu voies, ça fait plus d’effet, M. Belmont attend sa cousine aujourd’hui même ; elle doit venir le prendre pour la signature du contrat, et tu verras... Te voilà toute triste ! est-ce que tu me boudes ?... allons, mon enfant, du courage... va prendre l’air... cours un peu dans le jardin... pense à autre chose... ça se passera va, comme le reste ; quant c’est pris à temps, on en réchappe toujours, ou ma foi, il y a longtemps que je serais mort... embrasse-moi, Marie, écoute les conseils de ton père, tu t’en trouveras bien... à revoir, mon enfant...

À part en s’en allant.

Mais a-t-on idée de ça... aller croire que mon colonel...

Il sort.

 

 

Scène VII

 

MARIE, seule

 

Il va se marier... ce n’était pas de lui qu’il parlait quand il a prononcé ces paroles qui m’ont causé tant de joie !... il veut me donner à un autre... mais qui lui a dit que je suis pressée de me marier

Air : T’en souviens-tu ?

Pense-t-il donc que la pauvre Marie
Acceptera l’arrêt qu’il a dicté ?
On dit qu’il aime ! eh bien ! qu’il se marie,
Mais qu’il me laisse à moi, ma liberté.
Je l’avouerai, mon cœur ému s’indigne
De cet hymen qu’il m’osa proposer...
Ma main, hélas ! de sa main n’est pas digne,
Mais a-t-il donc le droit d’en disposer ?

 

 

Scène VIII

 

MARIE, EDMOND BUNEL, PICHOT

 

PICHOT.

Mademoiselle Marie, c’est M. Edmond Bunel qui demande à voir son ami, M. Belmont.

EDMOND, à part.

Ah !... elle est seule... Pardieu, le hasard me sert à merveille.

MARIE.

M. Belmont n’est pas ici.

PICHOT.

Je vais le chercher et l’avertir... si monsieur veut l’attendre dans cette salle, mademoiselle Marie lui tiendra compagnie.

EDMOND.

Allez, mon cher, et ne vous pressez pas... auprès de mademoiselle la patience n’est pas une vertu.

PICHOT.

J’y cours monsieur.

Il entre dans l’appartement d’Eugène.

 

 

Scène IX

 

EDMOND, MARIE

 

MARIE, à part.

Serait-ce celui-là, qu’il me destinerait ? ah ! cette idée seule me le ferait haïr...

Haut.

M. Belmont va revenir, sans doute ; permettez, monsieur, que je me retire.

EDMOND, la retenant.

Ah ! un instant, je vous en prie ! ne sommes-nous pas déjà d’anciennes connaissances ? depuis huit jours que je viens ici...

MARIE.

Monsieur...

EDMOND.

Je ne sais pas si vous avez lu dans mes yeux tout ce que je pense de vous ; mais en vérité, je n’ai jamais trouvé tant de charmes réunis... ah ! je conçois tout l’amour... d’Eugène

Mouvement de Marie.

pour la Normandie...Je m’étonne même qu’il s’en éloigne quelque fois... rencontrer ici tant d’attraits, et pouvoir vivre ailleurs !... cela est il croyable.

MARIE.

Monsieur, élevée à la campagne, je n’ai pas l’habitude d’entendre de pareils compliments, et vous ne serez pas surpris de mon embarras pour y répondre.

ÉDMOND.

Écoutez-moi, mon enfant ; vous m’intéressez beaucoup, et je ne suis pas aveugle ; je sais à quoi m’en tenir sur les sentiments d’Eugène, comme sur les vôtres.

MARIE.

Que voulez-vous dire ?

EDMOND, à part.

Elle est ma foi fort jolie, et ce serait le cas de payer toutes mes dettes à Belmont...

Haut.

Vous aimez Eugène.

MARIE.

Moi !...

EDMOND.

Il vous le rend, sans doute, et ce n’est pas moi qui l’en blâmerai ; vous ignorez peut-être que s’il est prompt à s’enflammer, il n’est pas moins prompt à changer de sentiment.

MARIE.

Ah ! monsieur, vous osez vous dire son ami !

EDMOND.

Je ne veux être que le vôtre...

À part.

Il a dérangé mes amours... quand je troublerais un peu les siennes...

Haut.

Apprenez qu’aujourd’hui même, il s’occupe d’un mariage.

MARIE.

Je le sais monsieur.

EDMOND.

Vous le savez ? en effet, à cet air soucieux et triste, j’aurais dû m’en douter... allons, mon enfant, ne cherchez pas à feindre avec moi, suivez plutôt mes conseils... l’inconstance d’Eugène vous désole, mais le chagrin ne mène à rien... moi aussi, j’ai des sujets d’affliction, et si la philosophie ne venait pas à mon secours... faites comme moi, loin de vous livrer à la douleur, courez au devant des consolations qui se présentent, et d’abord, vengez-vous du perfide qui vous abandonne.

MARIE.

Quel langage.

EDMOND.

C’est celui qui convient à notre situation... oublions, c’est ce que nous avons de mieux à faire tous deux. Je veux être votre ami... nous confondrons nos chagrins... et peut-être...

Il lui prend la main.

MARIE.

Laissez-moi, monsieur, laissez-moi !

EDMOND.

Avez-vous donc été toujours aussi scrupuleuse avec Eugène ?

MARIE.

Quel odieux soupçon !

EDMOND.

Voyons, enfant, apaisez-vous, et ne repoussez pas un homme qui ne veut que votre bonheur.

MARIE.

Pour la dernière fois, monsieur, laissez-moi !...

Edmond lui prend la taille, elle cherche à se dégager.

EDMOND.

Non, en vérité, il ne sera pas dit qu’Eugène seul...

Il veut l’embrasser, elle le repousse avec sa main, qu’il baise.

MARIE.

Quelle infamie !...

EDMOND.

Ma foi, c’est toujours autant de pris.

Eugène a paru au moment où Edmond l’embrassait.

EUGÈNE.

Edmond !...

MARIE, l’apercevant.

Monsieur Belmont !... ah ! il ne manquait plus que d’être ainsi humiliée en sa présence.

EUGÈNE.

Marie, laissez-nous.

Elle sort tout en larmes.

 

 

Scène X

 

EDMOND, EUGÈNE

 

EDMOND.

Ah ! c’est toi ! tu arrives enfin ?

EUGÈNE.

Pour être témoin de ta conduite.

EDMOND.

Quel ton solennel ! et quels regards sévères !... cette jeune fille m’a paru adorable, et je le lui ai dit ; voyez le grand mal !

EUGÈNE.

Un galant homme ne se conduit pas comme tu viens de le faire.

EDMOND.

Mais un homme galant ?

EUGÈNE.

J’exige autre chose que de la galanterie pour les femmes qui sont sous ma protection.

EDMOND, souriant.

Et tu protèges Marie ?... ne veux-tu pas faire le scrupuleux avec moi ! comme si je ne te connaissais pas ? comme si ta réputation n’était pas établie sur des bases solides ?...

EUGÈNE.

Tout cela est possible, mais ici rien de semblable !... Marie est pour moi une sœur, vous m’entendez ?

EDMOND.

J’entends fort bien, mais je n’en crois pas un mot... penses-tu donc que depuis huit jours je n’ai rien remarqué ? la façon dont tu la regardes, le ton dont tu lui parles... ah !...

EUGÈNE.

J’éprouve pour elle un attachement sincère, je ne le nie pas ; mais je sais respecter son innocence... je songe même à la marier.

EDMOND.

À la marier !... très bien... très bien, je m’y attendais.

EUGÈNE.

Ah ! pas une parole de plus, je vous prie.

EDMOND.

Que diable !... je ne t’ai pas cherché querelle, moi, parce que tu épouses ta cousine, et pourtant j’aurais cru y avoir quelque droit... mais il ne faut pas t’imaginer que toutes les femmes ont été crées et mises au monde pour toi seul.

EUGÈNE.

C’en est trop !... vous me rendrez raison de l’outrage que vous avez fait à cette jeune fille, et de celui que vous me faites à moi-même.

EDMOND.

Allons donc !... veux-tu me laisser tranquille, avec ta raison ?... Je crois que tu plaisantes.

EUGÈNE.

Non, monsieur... et s’il vous reste quelque sentiment d’honneur...

EDMOND.

Ah ! tu le prends sur ce ton ? eh bien ! c’est d’un bon frère.

EUGÈNE.

Je pense que vous m’avez compris ?

EDMOND.

Oh ! parfaitement... Je n’ai pas l’habitude de me laisser dire ces choses-là deux fois, je suis à tes ordres, quand tu voudras.

EUGÈNE.

Aujourd’hui même. Comme vous m’avez fait visite, c’est à moi de vous la rendre ; je me présenterai chez vous dans une demi-heure.

EDMOND.

J’y serai.

Il va jusqu’à la porte du fond.

EUGÈNE, à part.

Pauvre Marie, sans le vouloir, je l’ai compromise, eh ! bien, du moins, je la vengerai.

EDMOND, s’arrêtant.

Ah ! en même temps, n’oublie pas de m’apporter tes commissions pour Paris ; je pars demain, et je venais t’en avertir.

 

 

Scène XI

 

EUGÈNE, seul

 

Offenser Marie ! me soupçonner ! Si du moins il s’était excusé ?... Oh ! j’ai fait ce que j’ai dû !... Allons, il n’y a pas à balancer... Et Jenny que j’attends à tout moment, qui va venir me prendre, et que je ne pourrai pas accompagner... Il faudra la laisser partir seule, sans lui dire le motif de mon refus ! Que pensera-t-elle ?... Que lui dirai-je ?... Allons, profitons du temps qui me reste pour mettre ordre à mes affaires avant son arrivée ; puis, quand elle sera partie...

Il va s’asseoir à la table et écrit.

 

 

Scène XII

 

EUGÈNE, HÉBERT

 

HÉBERT, sortant de son appartement et tenant en main un registre.

Mon colonel, quand on se marie, on a besoin d’argent ; n’est-ce pas ?... eh bien ! je vous en apporte.

EUGÈNE.

Merci, mon ami, merci !... tu peux le mettre dans mon secrétaire.

HÉBERT.

Non pas, non pas ! Il faut auparavant que nous remplissions une petite formalité. Vous me renvoyez toujours ; mais au moment d’un contrat de mariage il n’y a plus à reculer ; il faut savoir ce qu’on apporte à sa future, et je viens vous rendre mes comptes...

EUGÈNE.

Tu as tout écrit, n’est-ce pas ?

HÉBERT.

Sans omettre un centime.

EUGÈNE.

Eh bien ! donne que je signe.

HÉBERT.

Comment !... sans examiner, sans connaître...

EUGÈNE.

Je te connais, cela ne suffit-il pas ?

HÉBERT.

Vous me connaissez, vous me connaissez ; il est bon pourtant que vous sachiez au juste.

EUGÈNE.

Puisque tu le veux absolument, dis-moi le total ; c’est le total seul qui m’intéresse. Dis vite.

HÉBERT.

Dix mille francs de plus que l’année dernière, monsieur... Dix mille francs !

EUGÈNE, froidement.

Alors, cela fait trente mille francs de revenu pour cette année, n’est-il pas vrai ?

HUBERT.

Comme vous dites ça !... Ça n’a pas l’air de vous étonner ! Savez-vous qu’il a fallu joliment manœuvrer pour arriver là ?

EUGÈNE, se levant.

Oui, oui, c’est fort beau, et je t’en remercie. Écoute, mon vieux camarade, tu les joindras aux vingt mille francs de l’année dernière, auxquels je n’ai pas touché, et le tout ensemble formera la dot de ta fille.

Mouvement d’Hébert.

Ah ! pas un mot ; c’est toi qui les as gagnés, et, par le fait, c’est de son père qu’elle les recevra.

HÉBERT.

Qu’est-ce que j’entends là ?

Air : De votre bonté généreuse (de Fanchon).

De vos bontés, voulez-vous que j’abuse ?
Non, ce bienfait, je ne l’accepte pas.

EUGÈNE.

T’ai-je dit, moi, va-t’en, je te refuse,
Quand, tout sanglant, tu m’as pris dans tes bras ?

HÉBERT.

Du vieux soldat, de sa famille,
Depuis ce jour, vous faites le bonheur ;
Mais tant d’argent... Ah ! c’est trop pour ma fille.

EUGÈNE.

Ce n’est pas assez pour ma sœur.

HÉBERT.

Ma fille, ma pauvre Marie, la sœur de mon colonel !... Ah ! oui, oui, vous êtes son frère, car je vous aime comme un fils.

Il se jette dans ses bras.

J’accepte, j’accepte, et nous songerons à la marier, parce qu’il paraît que c’est nécessaire... voyez-vous.

EUGÈNE.

J’y ai déjà songé, mon ami.

HÉBERT.

Eh ! bien, nous causerons de cela plus tard. Mais ce n’est pas son père qui la dotera ; vous venez de le dire, c’est son frère.

EUGÈNE.

Oui, son frère, qui, pour elle et pour toi, donnerait la vie que tu lui as conservée.

 

 

Scène XIII

 

HÉBERT, MARIE, EUGÈNE

 

MARIE.

Monsieur Eugène, c’est une dame qui vient d’arriver... et qui, dit-on, vous demande.

L’examinant.

Madame Jenny Dubreuil.

HÉBERT.

Ah ! tant mieux.

EUGÈNE, à part.

Voici le moment que je craignais. Allons tâcher de lui faire agréer mes excuses, et puis ensuite...

Haut.

Merci, Marie.

Il sort.

MARIE, à elle-même.

C’est elle.

HÉBERT, à Marie.

Tu vois que je ne t’avais pas trompée.

À part, en s’en allant.

Et moi aussi, je vois... un bon général n’a pas qu’un plan de campagne... et je crois qu’il est temps de changer mon ordre de bataille...

Il rentre dans son appartement.

 

 

Scène XIV

 

MARIE, seule

 

Jenny Dubreuil !... C’est cette cousine qui doit être sa femme... sa femme !... Oh ! que je voudrais la voir !... elle est sans doute jolie... très jolie...

En disant ces mots, elle s’approche machinalement de la croisée, et regarde.

La voilà !... oui... elle est belle... et pourtant... Oh ! mon père a raison, il faut que je l’oublie !... Mais... ici, toujours, je ne verrai que lui, je ne penserai qu’à lui !... Dans ce moment, sans doute, heureux, tranquille auprès de celle qu’il aime...

On entend un bruit de voix dans la coulisse.

Qu’est-ce que j’entends ? c’est dans l’appartement de monsieur Eugène.

Elle s’approche de la porte latérale.

Une voix de femme !... Ah ! comme elle semble en colère !... et monsieur Eugène aussi !... Oui, c’est une querelle !... Oh ! mon dieu... s’il ne l’aimait pas, comme ils le disent tous... Ah ! encore... mais je n’entends plus rien.

Allant à la fenêtre.

Ah ! les voilà qui se dirigent vers la voiture... déjà... monsieur Eugène n’y monte pas ! il salue... il rentre... comme il parait agité !... Cette querelle... ce départ... Ah ! c’est Pichot... comme il a l’air troublé.

 

 

Scène XV

 

PICHOT, MARIE

 

PICHOT, entrant par le fond.

Hélas ! mon dieu !... qu’est-ce qui va arriver ?

MARIE.

Qu’avez-vous donc, Pichot ?

PICHOT.

Moi, mademoiselle ?

MARIE.

Oui, vous... Est-ce que monsieur Belmont ?...

Elle fait un pas vers l’appartement.

PICHOT.

Sitôt qu’il a eu conduit cette dame... il est sorti par la porte qui donne sur le jardin.

MARIE, s’arrêtant.

Ah !...

PICHOT, d’un ton de confidence.

Oui, il est sorti... avec son épée et ses pistolets.

MARIE.

Comment ?

PICHOT.

Il m’avait défendu de le dire, mais c’est plus fort que moi ! Il va se battre, c’est sûr !

MARIE.

Se battre !... Et quel motif ?... avec qui ?

PICHOT.

Ah ! dame, je ne sais pas ; seulement, j’ai entendu qu’il murmurait le nom de M. Edmond, le vôtre.

MARIE.

Mon nom ?

PICHOT.

Sans doute.

MARIE, à elle-même.

Ah ! il a vu mon offense, mes larmes !... Je comprends tout... C’est pour moi ! ce ne peut être que pour moi !

PICHOT.

Et M. Hébert qui n’est pas là !

MARIE.

Mon père ! Ah ! ce n’est pas sur lui que je compte... c’est un ancien militaire ; il n’empêcherait rien ! Mais toi, mon bon Pichot, tu n’es pas militaire.

PICHOT.

Non, mademoiselle.

MARIE.

Et tu aimes M. Belmont ?

PICHOT.

Certainement que je l’aime.

MARIE.

Tu ne voudrais pas qu’il lui arrivât un malheur que tu aurais pu empêcher ?

PICHOT.

Il n’y a pas de doute à ça.

MARIE.

Eh bien ! va, cours sur ses pas ; fais tout pour le rejoindre. Prie-le, supplie-le d’oublier... Dis-lui que je n’ai pas été offensée, qu’il se trompe !... Va, va, et surtout, au nom du ciel ! reviens avec lui.

Elle le conduit vers la porte à droite. Au moment où il va pour sortir, Hébert entre.

 

 

Scène XVI

 

PICHOT, MARIE, HÉBERT

 

HÉBERT, heurté par Pichot.

Eh bien ! où vas-tu donc si vite ?

Marie fait signe à Pichot de garder le silence.

PICHOT.

Dame ! monsieur... j’allais... Je vous demande bien pardon de vous avoir cogné... c’est que j’étais un peu pressé, voyez-vous.

HÉBERT.

Parbleu ! je m’en suis aperçu... Mais cela ne me dit pas...

PICHOT, balbutiant, regardant Marie, qui lui fait encore signe.

C’est Léonore... qui veut absolument... parce que... Ah ! je crois qu’elle m’appelle... Permettez...

Il sort en courant.

 

 

Scène XVII

 

HÉBERT, MARIE

 

HÉBERT, le regardant partir.

Que diable est-ce qu’il nous chante là ?... Y comprends-tu quelque chose, mon enfant ?

MARIE, avec embarras.

Je crois qu’il dit que Léonore l’appelle.

HÉBERT, la regardant d’un air étonné.

Ah !... peu importe où il va... je te dirai d’où je viens, moi...

MARIE, à part.

Pourra-t-il le rejoindre !

HÉBERT.

Je viens de tout disposer pour que tu puisses partir, dès demain, au point du jour.

MARIE.

Demain !... Ah ! combien je voudrais être à demain !

HÉBERT.

Vraiment !... Eh bien ! mon enfant, c’est très bien de ta part... Tu iras passer un mois chez ta tante...

MARIE.

Chez ma tante !...

À part.

Oh ! mon Dieu... Pichot ne revient pas !...

HÉBERT.

Du reste, tu entends bien que tout ce que je fais là, c’est pour t’épargner du chagrin... parce que mon pauvre colonel... il est bien incapable... Une autre jeune fille, je ne dis pas... mais sa sœur !... Ah ! il n’y a pas de danger... je le connais... Je l’ai vu au feu... et puis si bon, si intrépide...

À part

Eh bien ! qu’est-ce que je dis donc... ce n’est pas le moyen de la guérir...

À Marie.

Enfin, Marie, il est toujours plus prudent que tu t’éloignes... et demain tu partiras... c’est arrangé... Ah ça ! je vois que tu m’écoutes à peine... Il y a encore de l’agitation dans ta tête... du trouble dans ton cœur ; mais tout cela se calmera... Il est tard ; il faut nous retirer.

MARIE.

Oui, oui, mon père.

HÉBERT.

Demain, tu partiras de bonne heure... Allons, viens... suis-moi.

MARIE.

Oui, mon père... je vous suis.

Hébert rentre dans son appartement.

 

 

Scène XVIII

 

MARIE, seule, revenant en scène

 

Rentrer ! cela est-il possible !... quand peut-être en ce moment... Pichot, qui n’est pas revenu... Passer toute une nuit sans rien savoir... Oh ! ce serait un supplice horrible !... Non, je ne puis pas... je ne veux pas... j’attendrai... là... oui, jusqu’au jour, s’il le faut... Exposer sa vie pour quelqu’un qu’on n’aime pas... Comme il est tard !... Je n’entends personne... personne !... Ah ! c’est affreux ! Sans doute, un malheur est arrivé ; et c’est pour moi... pour moi... Il ne revient pas... il est mort.

EUGÈNE, en dehors.

Pichot !... Hébert !... Marie !...

MARIE.

Ah ! c’est sa voix ! c’est lui !

EUGÈNE, en dehors.

Comment... personne pour m’ouvrir !

MARIE.

Ah ! le voilà !... le voilà !...

 

 

Scène XIX

 

MARIE, EUGÈNE

 

EUGÈNE.

Pourquoi donc tout est-il fermé ici de si bonne heure ?

MARIE.

De si bonne heure... mais il est tard.

EUGÈNE.

Ah ! j’avais oublié...

MARIE.

Et j’attendais... Ah ! si vous saviez tout ce que j’ai souffert... Mais vous voilà... je vous revois... je vous entends... Oh ! que j’en avais besoin... Vous n’êtes pas blessé ?

EUGÈNE.

Non, rien du tout.

MARIE.

Ah ! que je suis heureuse !

EUGÈNE.

Bonne Marie !... Mais comment savais-tu ?...

Il lui prend la main.

Ta main tremble... Est-il possible que cela ait produit sur toi un tel effet ?... Voyons... conte-moi cela... Tu m’aimes donc...

MARIE.

Il me le demande !... Oh ! si vous aviez pu voir comme je tremblais !... avec quelle anxiété je comptais les minutes... Que les heures sont longues, quand on attend et qu’on redoute un malheur... Ah ! si vous aviez été frappé... s’il avait fallu ne plus vous voir... je serais morte.

EUGÈNE.

Chère Marie !

MARIE.

Que c’est mal de tourmenter ainsi les gens !... Exposer votre vie... vous battre... et pour moi, encore !

EUGÈNE, vivement.

Eh bien ! oui, pour toi... Pensais-tu que je te laisserais outrager... méconnaître ?... toi, si bonne, si pure !

MARIE.

Ah ! mon dieu, mais comme vous êtes pâle !... on dirait que vous souffrez...

EUGÈNE.

Ce n’est rien... ce n’est rien du tout... va... n’y fais pas attention... une égratignure au bras.

MARIE, voyant son bras enveloppé d’un mouchoir.

Ah ! il me trompait..., il est blessé.

EUGÈNE.

Je te répète que c’est fort peu de chose.

MARIE.

Mais a-t-on eu soin ?...

EUGÈNE.

Oui, oui... un mouchoir... c’est si peu grave... Edmond a été fâché de sa conduite, et j’ai pardonné.

MARIE.

Oh ! mon dieu, un mouchoir !... Mais c’est à peine si cela suffit... Vous voulez donc mourir...

EUGÈNE, tendrement.

Moi ! non pas... en ce moment, moins que jamais...

MARIE.

Vous ne pouvez rester ainsi toute la nuit... Je vais appeler...

EUGÈNE.

Non, non ; il est inutile, pour une bagatelle, d’effrayer tout le monde.

MARIE.

Alors, je vais moi-même...

EUGÈNE.

Quoi ! tu veux...

MARIE.

Oui, je l’exige...

EUGÈNE, la regardant avec tendresse.

Il faut bien t’obéir... je te laisse faire... Mais, en vérité, c’est toi qui souffres, et non pas moi... Jamais je ne me suis trouvé mieux... Il est si doux d’inspirer un pareil intérêt à une femme accomplie comme toi... Qui ne donnerait dix années de son existence pour un moment comme celui-là.

Air : Taisez-vous, taisez-vous. (de la Mansarde.)

Ah ! qui pourrait voir, sans envie,
Tout le bonheur que je te dois !
Et comment regretter la vie,
Alors qu’on l’expose pour toi ?...

MARIE, lui montrant le canapé.

Allons, mettez-vous près de moi.

EUGÈNE, allant s’asseoir sur le canapé.

Que tes soins ont pour moi de charmes !
Ta bonté double tes appas...
Dans tes yeux, j’aperçois des larmes ;
Ne crains rien, je ne mourrai pas,

MARIE, à genoux sur un tabouret à la droite d’Eugène.

Taisez-vous, (bis) donnez votre bras. (bis)
Taisez-vous, (bis) donnez votre bras. (bis)

Attendez.

Elle va à la table ; n’y trouvant rien, prend son mouchoir, qu’elle déchire, et dont elle fait des bandes... Elle vient s’asseoir à la gauche d’Eugène, qui s’est levé pendant ce mouvement, et qui prend la droite sur le canapé, au retour de Marie.

Même air.

EUGÈNE.

Ah ! quel nouveau transport m’agite,
Et vient s’emparer de mon cœur ?

MARIE, revenant.

Auprès de vous, j’accours bien vite.

EUGÈNE.

Comprends-tu bien tout mon bonheur ?

MARIE, s’asseyant.

Craignez d’augmenter la douleur.

EUGÈNE.

Je suis l’ami de ton enfance ;
J’ai dirigé tes premiers pas ;
Si j’étais mort pour ta défense,
J’aurais pu bénir mon trépas.

MARIE.

Taisez-vous, (bis) ne me troublez pas. (bis)
Non, non, non, ne me troublez pas.

EUGÈNE.

Ah !... tu ne sais pas ce que j’éprouve !... te voir là, tremblante pour ma vie, me prodiguer les plus tendres soins... lire dans tes yeux tout l’intérêt que je t’inspire... Ah ! il me semble que tu es mon ange tutélaire... Jamais mon cœur ne ressentit une aussi douce émotion... Marie !... oui, oui... et moi aussi, je t’aime...

MARIE.

Mon dieu ! ne vous agitez donc pas comme cela.

Elle découvre la blessure.

Ah ! le sang coule encore...

Elle s’évanouit.

EUGÉNE, se précipitant à ses pieds et la pressant dans ses bras.

Marie ! reviens à toi... Chère Marie !

 

 

ACTE II

 

Le Théâtre représente un salon. Porte au fond. Portes latérales. Sur l’un des côtés, à gauche de l’acteur, une table et tout ce qu’il faut pour écrire.

 

 

Scène première

 

EUGÈNE, seul, écrivant

 

Au lever du rideau, il est assis devant une table, une plume à la main, et paraît absorbé par des réflexions.

« Jenny, je ne peux plus être à vous. Ne m’accusez pas d’inconstance ; vous vous tromperiez. Hier encore, quand vous m’avez quitté avec colère, le plus cher de mes vœux était de vous obtenir... aujourd’hui... »

Après une pause, pendant laquelle il cache sa figure dans ses mains, il achève rapidement sa lettre, en disant.

Oui ! l’honneur le commande... ce matin même ; je le dois !... Oh ! mon dieu, qu’ai-je fait !

 

 

Scène II

 

EUGÈNE, PICHOT

 

PICHOT, entrant.

Ah ! il est occupé.

Il se tient dans le fond.

EUGÈNE, qui a plié sa lettre, se levant.

Allons, tout est fini ; que cette lettre parte ; qu’elle parte à l’instant. Plus tard, peut-être, je n’aurais pas la force de l’envoyer...

Il se retourne.

Ah ! c’est toi, Pichot ?

PICHOT.

Pardon, monsieur le colonel, je vous dérange.

EUGÈNE.

Non... au contraire... Écoute : tu vas charger quelqu’un de porter cette lettre à M. Dumont, le notaire... puis celle-ci au château de Menneville.

PICHOT.

Oui, monsieur... Mais je venais aussi pour vous prier de me rendre un service...

Avançant la main pour recevoir les lettres.

Faut-il porter les lettres avant ?

EUGÈNE.

Non ; j’y songe : plus tard, j’aurai un autre ordre à te donner.

À part.

Maintenant que ma résolution est prise, je ne veux pas que cette pauvre enfant trouve rien chez moi qui puisse jeter du doute dans son esprit...

À Pichot.

Tu serreras tout ce que je t’indiquerai dans une des salles du vieux bâtiment... le bâtiment du Belvédère ; et tu auras soin d’en prendre la clef... Mais, voyons, que veux-tu me dire ?

PICHOT.

Comme, par votre bonté, vous êtes notre père à tous dans la manufacture ; et que, d’ailleurs, je suis orphelin, il est naturel que, dans les grandes occasions, ce soit à vous que je m’adresse...

EUGÈNE.

Je t’écoute ; mais hâte-toi un peu.

PICHOT.

Tout de suite, colonel ; voilà ce que c’est : je voudrais me marier.

EUGÈNE.

Ah ?...

PICHOT.

Oui... mais pour faire la demande, vous savez que c’est le père... et je venais... Ah ! dame, voyez-vous, c’est que moi je n’oserai jamais... et si vous vouliez parler...

EUGÈNE.

Parler ? soit !... à qui ?

PICHOT.

À M. Hébert.

EUGÈNE.

Hébert !... c’est la fille d’Hébert que tu veux épouser ?

PICHOT.

Oui, mademoiselle Marie ; il y a bien longtemps que j’en suis amoureux.

EUGÈNE.

Je m’en suis aperçu.

PICHOT.

Oh ! ça n’était pas difficile.

Air : Verse, verse, verse encore.

Oh ! mon colonel, voyez-vous,
Je l’aime avec idolâtrie ;
Si je puis être son époux,
J’obtiens le bonheur de ma vie,
De tout’ ma vie.
Avec celle-là, je pourrai
Vivre en repos dans mon ménage ;
Quelle aimable femme j’aurai !
Et puis, vous savez si c’est sage,
Vous savez comme elle est sage !

EUGÈNE.

Pauvre enfant ! oui, sans mon outrage,
Tout ce qu’il dit là serait vrai.

PICHOT.

Si c’était un effet de votre complaisance, il serait bon de ne pas trop tarder, parce que mademoiselle Marie va partir.

EUGÈNE.

Partir !

PICHOT.

Sans doute, vous ne le saviez pas ? Le père Hébert dispose tout pour cela ; il l’envoie passer quelque temps auprès de sa vieille tante... et c’est ce qui m’a donné le courage...

EUGÈNE.

Partir !... Non, non, elle restera.

Il le prend par la main.

Mais écoute-moi, Pichot : avant de demander quelqu’un en mariage, il faut être sûr qu’il nous aimes

PICHOT.

C’est juste, M. Belmont, oh ! c’est très juste... Aussi, comme je n’étais pas sûr, j’ai attendu jusqu’à présent ; mais aujourd’hui, je ne sais pas pourquoi, j’espère...

EUGÈNE.

Eh bien ! tu te trompes ; Marie ne t’aime pas.

PICHOT.

Ah !...

EUGÈNE.

Elle n’a jamais songé à toi !... Je t’afflige, mon pauvre garçon ; mais elle me l’a dit à moi-même, hier matin.

PICHOT.

Ah ! mon dieu !

 

 

Scène III

 

PICHOT, EUGÈNE, HÉBERT, MARIE

 

Hébert conduit par la main Marie, qui est pâle et tremblante.

HÉBERT, à Marie.

Allons, mon enfant, un peu de courage !... que diable ! tu ne pars pas pour les Grandes-Indes.

À part.

Elle commence à me faire peur, elle ne m’a pas dit quatre paroles ce matin !

À l’aspect d’Eugène, Marie tressaille.

Eh ! bien, qu’as-tu donc ?

Il se retourne, et voit Eugène.

Ah ! le colonel !... à cette heure...

À Eugène.

Mon colonel, je vous demande pardon... ma fille venait vous faire ses adieux... sa tante qui me l’a demandée... une pauvre femme âgée, infirme, à qui elle doit son éducation, et qui désire la voir encore une fois avant de mourir.

EUGÈNE, à Hébert.

Mon ami, il faut que je te parle, à l’instant même... à toi seul, et avant que Marie s’éloigne.

Mouvement de Marie.

HÉBERT.

Ah !...

EUGÈNE.

Je t’en prie...

HÉBERT, à Marie.

Alors, mon enfant, va m’attendre là un moment...

À Pichot.

Toi, fais toujours avancer la voiture.

Hébert, étonné, prend sa fille par la main et, les yeux toujours sur le colonel, la conduit à la porte du cabinet à gauche, puis revient. Pichot sort par le fond.

 

 

Scène IV

 

EUGÈNE, HÉBERT

 

HÉBERT.

Voilà... colonel !

EUGÈNE.

Je t’ai prié de ne pas emmener Marie, parce que sa présence est nécessaire ici.

HÉBERT.

Nécessaire !... comment cela ?

EUGÈNE.

Tu vas me comprendre !... Hébert, je te la demande en mariage.

HÉBERT.

En mariage !... ma fille... Vous, mon colonel, vous me la demandez... et pour qui ?...

EUGÈNE...

Pour moi...

HÉBERT.

Pour vous...

EUGÈNE.

Oui !

HÉBERT.

Ah ! ça, mais entendons-nous !... il ne s’agit pas ici de plaisanter. Ce que vous m’avez dit hier de votre cousine Jenny...

EUGÈNE.

Tout est rompu !

HÉBERT.

Bah !

EUGÈNE.

À tout jamais !

HÉBERT.

Quelque querelle d’amoureux, je parie... Oh ! je comprends... Non, non, je ne veux pas de ça... je n’entends pas qu’on épouse ma fille par vengeance.

EUGÈNE.

Rassure-toi : ce n’est pas ce que tu penses... le motif qui m’a fait rompre est des plus graves.

HÉBERT.

C’est possible !

EUGÈNE.

Il y a maintenant à notre union un obstacle insurmontable.

HÉBERT.

Je ne dis pas le contraire ; mais ce n’est pas une raison, lorsqu’hier vous deviez épouser votre cousine, pour me demander ma fille aujourd’hui.

EUGÈNE.

Tu me refuserais !

HÉBERT.

Oui, mon colonel !... Dans votre position, avec votre fortune, votre grade, il n’est pas naturel que vous choisissiez ma fille ; ça étonnerait... on jaserait... on pourrait... s’imaginer que j’ai visé à ça. Je n’y consentirai jamais... enfin je ne veux pas qu’on dise que ma fille et moi nous avons, à nous deux, suborné mon colonel.

EUGÈNE.

Et si c’était moi ?

HÉBERT.

Comment ?

EUGÈNE.

Si c’était moi qui... eusse séduit ta fille ?

HÉBERT.

Vous, séduire ma fille !... celle que vous appeliez votre sœur, que vous avez dotée !... Allons donc, c’est impossible...

EUGÈNE.

Mais... si cela était vrai ?

HÉBERT.

Si vous l’aviez séduite, jamais je ne vous pardonnerais !... Pourriez-vous faire son bonheur ?... Ah ! j’aimerais mieux la voir la femme d’un simple ouvrier qui du moins ne vivrait que pour elle.

EUGÈNE.

Ta colère est juste, je la mérite et je ne m’en plaindrai pas ! oui, Hébert, je suis un misérable !... Un moment j’ai oublié l’honneur, la reconnaissance... et même la pitié ! Tu peux me haïr, me mépriser, tu le peux ! mais que ta colère ne t’aveugle pas ! Toi aussi tu serais coupable ! songes à Marie ! ne m’empêche pas de réparer...

HÉBERT.

Réparer !... c’est donc vrai ! celui que j’aimais comme mon fils, que je regardais comme le brave des braves, à qui j’aurais tout sacrifié... tout !... excepté l’honneur, celui-là est un lâche, oui, un lâche ! car il a déshonoré une jeune fille qu’il devait protéger, et cela, sans avoir même l’excuse d’une passion !... à la veille d’épouser une autre femme !... Mais ça ne peut pas s’arranger comme ça !

Air des Scythes et des Amazones.

Mon nom obscur était du moins sans tache,
Et vous savez si je souffre un affront.
Trente ans d’honneur ont blanchi ma moustache ;
Mais quand l’opprobre enfin courbe mon front,
De mes douleurs, vos jours me répondront...
Du séducteur qui vient flétrir ma fille,
Ce bras encor peut punir l’attentat ;
J’ai, pour venger l’honneur de ma famille,   } (bis)
Les droits d’un père et le cœur d’un soldat. }
J’ai le cœur d’un père et d’un soldat. (bis)

Il me faut une autre satisfaction.

EUGÈNE.

Pour que je t’ôte la vie que tu m’as sauvée, n’est-ce pas ?

HÉBERT.

Vous n’avez pas été si scrupuleux, quand il s’est agi de l’honneur de mon enfant.

EUGÈNE.

Et si tu me tue, malheureux !... qui lui rendra l’honneur ? que deviendra ta fille ?

HÉBERT.

Ma fille !... c’est vrai...

Avec une colère concentrée.

Je ne peux pas vous tuer !... Pauvre Marie, si bonne, si douce, si digne d’être aimée, son bonheur à venir faisait toute ma joie !... je la voyais dans son ménage, honorée, respectée, chérie de son mari !... Et à présent, il faut que je la donne à un homme qui ne l’aime pas, qui bientôt peut-être la haïra, et qui ne l’épouse que par pitié.

EUGÈNE.

Que dis-tu, ah ! Marie, me sera toujours sacrée... De ce moment, ma vie entière est à elle. En l’épousant, je réponds du bonheur de ta fille, rassure-toi, Hébert, rassure-toi !

Hébert le regarde sans rien répondre, puis après un moment d’hésitation, il court vivement ouvrir la porte de la chambre de Marie ; sur un signe, elle paraît.

 

 

Scène V

 

EUGÈNE, HÉBERT, MARIE

 

HÉBERT, à Marie.

Vous ne partirez pas.

MARIE, avec un mouvement de joie et voulant se jeter dans ses bras.

Oh ! mon père !

HÉBERT, la repoussant.

Malheureuse enfant, ne m’approchez pas, je sais tout.

MARIE, tombant à ses pieds.

Grand dieu, et c’est vous qui me repoussez... oh ! je souffre trop trop ! écoutez-moi !

HÉBERT.

Non, non, dans ce moment, je ne puis vous entendre, et moi aussi, je souffre !

Il s’éloigne rapidement laissant Marie à genoux.

 

 

Scène VI

 

EUGÈNE, MARIE, à genoux

 

EUGÈNE, la relevant.

Ah ! ce n’est pas vous, qui devriez supplier... c’est moi, Marie... je viens de vous demander pour femme, à votre père... me pardonnerez-vous...

MARIE.

Pour femme !... moi !... vous m’aimez donc ?

EUGÈNE.

Chère Marie !

MARIE.

Eugène, dites-moi que vous m’aimez !...

EUGÈNE.

En doutiez-vous !

MARIE.

Oh ! si vous saviez ce qui se passe dans mon cœur... la colère de mon père n’est pas le plus grand de mes chagrins... ce contrat que vous deviez signer hier !

EUGÈNE.

Ce contrat !... qui vous a dit ?

MARIE.

C’était donc vrai !

EUGÈNE, avec embarras.

Marie !

MARIE.

Cette femme qui est venue ici, mon père disait que vous alliez l’épouser... j’espérais qu’il voulait me tromper... cette femme, elle est partie ; et votre bonté pour moi, vos paroles m’avaient fait croire... mais... vous l’aimiez...

EUGÈNE, vivement.

Non, non, rassurez-vous, Marie, il a pu être question d’un mariage, mais tout est rompu.

MARIE.

Tout était rompu... hier.

EUGÈNE.

Oui, oui, calmez-vous !

MARIE.

Ah ! que vous me faites de bien ! j’étais si malheureuse !...

EUGÈNE.

Espérez tout de mon affection, de mon dévouement...

MARIE.

Votre dévouement

Elle lui prend la main et le regarde attentivement.

Eugène, mon ami, ce n’est point un sacrifice que vous vous imposez ?... n’est-ce pas ?

Air : d’Atistippe.

Vous le jurez ? à mon malheureux père,
Lorsqu’aujourd’hui vous demandez ma main ;
En acceptant l’avenir que j’espère,
Votre cœur seul vous conduit, et demain
Il ne doit pas maudire cet hymen ?
Si j’obéis à l’homme que j’adore,
Quand il s’apprête à me rendre l’honneur ;
Souvenez-vous qu’il me faut plus encore...
J’ai besoin de votre bonheur.

EUGÈNE.

Ah ! Marie !

MARIE.

Ce n’est point pour accomplir un devoir, pour satisfaire à votre conscience ; mais parce que vous m’aimez, que vous n’aimez que moi enfin parce que votre bonheur est là, que vous me choisissez pour votre compagne ! oh ! dites cela, dites-le-moi à chaque instant, sans cesse, mais ne me parlez pas de votre dévouement ! il m’effraie ; il me glace le cœur... je n’en veux pas !... je ne veux que votre amour.

EUGÈNE.

Qui pourrait te le refuser !... Marie, chère Marie, qui ne serait touché de tant de bonté, de délicatesse et de charmes ?

À part.

ah ! quelle ignore toujours...

EDMOND, entrant.

Bonjour mon Eugène...

EUGÈNE, à part.

Edmond, je crains que sa présence...

 

 

Scène VII

 

EUGÈNE, EDMOND, MARIE

 

EDMOND.

Eh bien ! comment cela va-t-il, ce matin.

EUGÈNE, avec embarras.

Très bien, mon ami, très bien !... mon dieu un simple appareil, le repos ont suffi... si nous faisions un tour de jardin.

EDMOND.

Volontiers !

Il aperçoit Marie qui s’est reculée à son entrée et qui semble éprouver un sentiment pénible.

ah ! mademoiselle !

Il la salue profondément.

permets mon ami, j’ai ici de grandes excuses à faire, et une grande impertinence à réparer...

À Marie.

mademoiselle Marie daignera-t-elle accueillir l’expression de tous mes regrets, en faveur de mon repentir.

MARIE.

Monsieur !

EDMOND.

Oh ! ma conduite est inexcusable, je le sais, je demande grâce sans l’espérer, et si j’obtiens mon pardon, j’attribuerai votre indulgence, moins à la démarche que je fais en ce moment, qu’au mépris qu’une âme élevée fait toujours d’une injure.

EUGÈNE.

Non, mon ami, Marie n’éprouve, j’en suis sûr, ni mépris ni colère : je me charge d’ailleurs d’être ton avocat auprès d’elle, et je réponds...

Il fait un mouvement pour l’emmener.

EDMOND.

Je ne sais en vérité... où j’avais la tête.

MARIE, à part, regardant Eugène.

Comme il est troublé !

EDMOND.

J’aurais dû te mieux connaître : quelque mauvais sujet qu’on soit, ce n’est pas à la veille d’épouser une femme qu’on aime qu’on songerait de sang-froid à en séduire une autre.

MARIE, à part.

Épouser une femme qu’on aime !

EUGÈNE.

À quoi bon toutes ces justifications, quand je te répète que ni moi, ni Marie...

EDMOND.

Mademoiselle n’a rien dit encore, et je veux qu’elle sache que désormais, je ne verrai dans tes attentions pour elle que les prévenances d’un frère pour sa sœur.

MARIE, à part.

Ah ! il me trompait !

EUGÈNE, remarquant le trouble de Marie, allant à elle, et lui prenant la main.

Non, mon ami, non ! ce n’était point de l’amitié seulement, c’était de l’amour... L’amitié, sans doute, aurait suffi pour me faire prendre la défense de Marie... Mais un sentiment plus tendre me guidait... Tu n’en douteras plus en apprenant qu’aujourd’hui même Marie sera ma femme.

EDMOND.

Ta femme, aujourd’hui...

EUGÈNE.

Oui, oui.

EDMOND.

Quoi, tu renonces ?... que s’est-il donc passé ?

EUGÈNE.

Rien, rien... mais viens avec moi ; viens, tu peux m’être utile et contribuer toi-même à mon bonheur.

EDMOND, à part.

Sa femme ! est-il possible !

EUGÈNE.

Marie, remettez-vous ; confiez-vous à ma tendresse, et ne doutez pas de mon cœur...

Il sort avec Edmond.

 

 

Scène VIII

 

MARIE, seule

 

Mon père seul avait dit vrai !... Hier encore, il devait épouser cette Jenny !... Malheureuse !... il l’aimait donc !... Ah ! il l’aime encore... oui, oui, il l’aime !... je le sens, ce n’est pas en un jour qu’on chasse de sa pensée, qu’on arrache de son âme, un sentiment comme celui-là !... Dans quel abîme je suis tombée,... Il m’offre sa main !... il veut me rendre l’honneur !... il a pitié de moi... pitié !...

 

 

Scène IX

 

MARIE, PICHOT, tenant une clef à la main

 

PICHOT.

Là... tout est bien fermé... et maintenant que j’ai exécuté ses ordres, allons porter sa lettre au château de Menneville.

MARIE.

Au château de Menneville... une lettre... pour qui, Pichot ?

PICHOT.

Pour une dame... madame Jenny Dubreuil.

MARIE, prenant la lettre.

Mon cher Pichot, il faut que je sache ce que contient cette lettre...

Mouvement de Pichot.

Il le faut... le bonheur de M. Eugène en dépend... mais je ne veux pas en faire un secret pour lui... non, je veux qu’il l’apprenne ; tu lui diras que j’ai ouvert sa lettre, que je l’ai lue ; tu le lui diras : mais seulement demain... tu m’entends, demain !

PICHOT.

Oui, mademoiselle.

Il sort.

MARIE, ouvrant la lettre, lisant.

« Je ne puis plus être à vous : hier encore, le plus cher de mes vœux était de vous obtenir ! Une circonstance, aujourd’hui... une fatalité !... »

Elle replie la lettre.

J’en ai assez vu, tout est confirmé, oui... tout, jusqu’à la résolution que j’ai prise.

Elle va s’asseoir auprès de la table.

 

 

Scène X

 

HÉBERT, MARIE, toujours assise

 

HÉBERT, l’air sombre, et les bras croisés.

Ça ne se passe pas ; Je marche... Je m’arrête... Je tâche de penser à autre chose... Impossible ! c’est là toujours là... Comme il m’a trompé ! ou plutôt comme je me suis trompé moi-même... Imprudent ! qui me suis figuré que ma fille élevée par moi, formée à toutes les idées de sagesse et de vertu... Ah ! c’est moi qui ai perdu mon enfant... Moi qui, chaque jour, aveuglément prenais à tâche de l’exposer, de la pousser, pour ainsi dire dans ses bras !... Mais lui !... flétrir la vie d’un pauvre soldat, qui était fier de ses bienfaits... qui avait regardé sa maison comme un refuge !... Et dire que, dans le monde, c’est lui qu’on admirera... que chacun trouvera son offense largement payée par son repentir... Ah ! si Marie voulait !... Il faut que je lui parle...

Apercevant Marie.

C’est elle !...

À Marie, qui se lève en voyant son père.

Marie, plus calme et plus résigné que ce matin, je peux maintenant vous parler et vous entendre... Approchez.

MARIE.

Vous ne me haïssez donc pas ?

HÉBERT.

Te haïr !... ah ! si c’était possible !... mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit... Tu sais que M. Belmont aime une autre femme ?...

Mouvement de Marie.

Tu le sais, puisque hier, je te l’ai dit moi-même... Mais tu n’as pas voulu me croire ; et maintenant le mal est sans remède.

MARIE, à part.

Peut-être.

HÉBERT.

M. Belmont a demandé ta main... il t’épouse... mais ça n’empêche pas que ce contrat qu’il vient signer aujourd’hui, hier il avait été fait pour une autre... et que, quand le sentiment d’honneur qui le guide à présent sera passé, c’est de l’amour pour un autre qu’il trouvera dans son cœur... Entends-tu bien, Marie ?

MARIE.

J’entends... oui, mon père.

HÉBERT.

Maintenant le notaire est là... je viens de le voir... ils vont tous venir... Que prétends-tu ?... Persisteras-tu à profiter d’un mouvement de générosité... de pitié pour toi ?

MARIE, après un court silence.

Oui, mon père...

HÉBERT

Oui !... tu oses répondre : Oui... Mais j’ai promis d’être calme, je le serai... Ce ne peut être ta dernière résolution... Écoute, Marie, tu es la fille d’un soldat, tu dois avoir du cœur... Veux-tu être mon enfant, ma fille bien-aimée ?... Veux-tu que ton père oublie ta faute ?... Viens avec moi, quittons cette maison... allons au loin, en pays étranger, n’importe... pourvu que ce soit un lieu où l’on n’ait jamais entendu parler de nous...Viens, nous nous cacherons... Nous nous livrerons, s’il le faut, pour vivre, aux travaux les plus pénibles... mais du moins nous n’aurons rien accepté de l’homme à qui tu dois ton déshonneur... Viens, mon enfant, viens, partons.

MARIE.

Non, mon père, je veux rester... Il m’a offert sa main... vous y avez consenti... je l’accepte ; oui, j’y suis décidée... Il a voulu me donner son nom... ce nom, depuis si longtemps gravé là... que je n’ai jamais entendu prononcer sans émotion... Ce nom auquel tous vos récits, tous vos discours ont attaché pour moi des idées d’honneur, de courage, de gloire et de bonté... Il a voulu me le donner ; que ce soit par un sentiment de générosité, de commisération, qu’importe ? il aura été le mien... je l’aurai porté... le rêve de ma vie aura été accompli.

HÉBERT, allant s’asseoir à la droite du théâtre.

Ah ! j’en avais fait un autre, moi !... Ce n’est point dans les larmes et dans les remords que je voyais ma fille se marier... Ce jour de bonheur ne devait point ressembler à un jour de deuil.

MARIE, à part.

De deuil !... oh ! mon père... on vient... Ah ! tant mieux... je sentais mon courage prêt à m’abandonner.

Apercevant Eugène.

C’est lui.

 

 

Scène XI

 

EUGÈNE, EDMOND, MARIE, HÉBERT, PICHOT, UN NOTAIRE, HOMMES et FEMMES de la Manufacture

 

CHŒUR.

Air de la Fiancée.

Nous venons, de mam’sell’ Marie,
Célébrer l’heureuse union ;
Elle est aussi bonn’ que jolie,
L’ colonel aussi brav’ que bon.

EUGÈNE.

Mes amis, je suis bien aise de vous voir tous rassemblés pour vous présenter ma femme, ma chère Marie... C’est elle qui, dès ce moment, disposera de tout ici, selon ses désirs... Depuis longtemps vous aviez appris à l’aimer comme moi... Je pense qu’jl vous sera facile de lui obéir... Ma chère Marie, mon cher Hébert, le contrat est tout préparé... il n’y manque plus que nos signatures...

Il s’approche de la table à laquelle s’est placé le notaire ; il signe. Marie, après avoir jeté un regard vers son père immobile, accepte la plume que lui présente Eugène, et signe vivement... Puis s’approchant d’Hébert.

C’est à vous, mon père.

HÉBERT, prenant la plume après un moment d’hésitation. Il signe.

Tu le veux.

EUGÈNE, pendant qu’Edmond et les autres personnes signent, et qu’on adresse des félicitations à Marie.

Je ne puis me rendre compte de ce que j’éprouve. Jenny, il y a peu d’instants encore, c’était à l’honneur, à la reconnaissance, que je croyais vous sacrifier ; maintenant, je le sens... oh ! oui, c’est à l’amour.

Il s’approche de Marie et lui prend la main.

Ma chère Marie, maintenant êtes-vous contente ?

MARIE le regarde fixement.

Ne pourrais-je rester quelques moments seule avec vous ?

EDMOND.

Comment donc ?... Mais cela est trop juste... je sors, et je profiterai du désir témoigné par madame, pour prendre congé de toi, mon cher Eugène... Adieu...

À demi-voix.

Je vais de ce pas au château de Menneville... et j’expliquerai à ta cousine ce que ta lettre peut avoir d’obscur...

À Marie.

Madame, veuillez agréer l’hommage de mon respect...

À Hébert.

Touchez là, M. Hébert...

À Eugène.

Adieu, mon ami.

Il sort.

MARIE, à Hébert.

Vous me trouverez bien exigeante, mon père ; mais vous m’excuserez... Je voudrais que vous aussi...

HÉBERT.

Ah !...

Il fait quelques pas pour sortir.

MARIE, l’arrêtant.

Oh ! non pas avant de m’avoir embrassée.

Elle se jette dans les bras d’Hébert, puis s’en arrache violemment.

Mon père !...

Hébert sort sans rien dire.

Reprise du CHŒUR.

Nous allons de mamzell’ Marie
Célébrer l’heureuse union ;
Elle est aussi bonn’ que jolie,
L’colonel aussi brav’ que bon.

Tout le monde sort.

 

 

Scène XII

 

EUGÈNE, MARIE

 

EUGÈNE.

Marie, nous voilà seuls, quelques soient vos désirs, vos volontés, exprimez-les sans crainte... ma fortune et ma vie vous appartiennent, disposez de l’une comme de l’autre.

MARIE.

Je savais tout cela, Monsieur, et vous venez d’ajouter au besoin que j’éprouve de vous remercier de votre conduite généreuse envers moi... de votre bonté... que je ne méritais pas.

EUGÈNE.

Vous ne la méritiez pas !... vous... Marie !

MARIE.

Oh ! ne m’interrompez pas, je vous en conjure ; laissez-moi profiter des instants... Écoutez-moi un moment... un moment encore !... je ne devais point être votre femme.

EUGÈNE

Que dites-vous.

MARIE.

Non, Monsieur ! vivant loin d’ici, au milieu d’un monde brillant, votre pensée ne pouvait pas se fixer au fond de la province, sur une pauvre fille, dont l’esprit, la naissance, la fortune, répondaient si peu à ce que vous deviez espérer... Oh ! non, cela n’était pas possible, et sans la fatale confiance de mon père !... Vous l’avez prise pour femme cependant... Pour elle, pour son honneur, vous lui avez donné votre nom... et plus d’avenir pour vous ! toutes vos espérance sont renversées, toutes vos illusions sont détruites.

EUGÈNE.

Marie !

MARIE.

Vous le nieriez en vain !... Je le sais, oui, je le sais ! moi Monsieur, j’ai accepté votre généreux sacrifice ; mais sans doute, vous n’avez pas compris ma pensée ! Coupable je ne pouvais plus appartenir à personne, l’idée de ma honte, eût sans cesse déchiré le cœur de mon père !... l’honneur est tout pour lui, et je devais le lui rendre. J’ai reçu votre main !... la souillure imprimée à son nom est maintenant effacée, il pourra, sans rougir, penser à sa fille.

EUGÈNE, l’écoutant avec admiration.

Quel langage !

MARIE.

J’ai reçu votre main, et je savais qu’un autre avait votre amour.

EUGÈNE.

Marie, que dis-tu ?... Non, non... mon cœur était à toi, lorsque je le croyais à Jenny... Jenny aimait Edmond... j’en ai la preuve... Et pour tenir une promesse sacrée, elle se résignait à faire son malheur et le nôtre.

MARIE.

Le nôtre !...

EUGÈNE.

Oui, Marie... car ne crois pas que cette assurance ait influé en rien sur mes sentiments... Non, non, je réclame ta tendresse comme le prix de la mienne... comme mon bien, mon espoir, mon avenir... Oui, oui, tu me la dois... et chaque jour je veux la mériter davantage, afin que tu ne regrettes jamais de me l’avoir donnée.

MARIE.

Eugène, vous êtes généreux... Tant de bonté, un dévouement si rare vous seront comptés... J’espère vous rendre heureux... et si, en songeant quelquefois à cette journée, vous avez peine à vous défendre d’un sentiment de regret...

EUGÈNE.

Moi... oh ! jamais... jamais.

MARIE.

Oui, vous en éprouverez, j’en suis sûre. Ne vous en défendez pas, je vous en prie... Mais promettez-moi qu’ils ne seront pas trop amers ; que le temps les adoucira... et qu’ils ne détruiront pas votre félicité.

EUGÈNE.

Marie, est-ce bien toi que j’entends ! cet enfant si léger, qui m’amusait par ses folies, est-il bien le même qui me charme par tant de grâces et de sensibilité ?

MARIE.

Hélas !

EUGÈNE.

Quand je te regarde, Marie ! quand je t’écoute, je ne sais ce qui se passe dans mon cœur ! Tu parles d’illusions détruites ! tu ne te trompes pas !... ce n’étaient que des illusions... et ce n’est pas près de toi que je regretterai de les avoir perdues...

MARIE.

Oh ! ne vous laissez pas aller à des impressions d’un moment, qui disparaîtraient demain !... Cette journée m’a vue à la fois bien désolée... et bien heureuse... Et m’éloignant de vous, c’est ce dernier sentiment que j’emporte...

EUGÈNE.

Marie, pourquoi me quitter ?... et en ce moment ?... Quel motif ?...

MARIE, à part.

Que lui dire ?...

Haut.

Mon père vous en a parlé... Une parente, près d’ici, et que je dois voir ce matin, si je veux l’embrasser encore... Mais, surtout, mon ami, croyez-le bien... je vous quitte heureuse... je suis heureuse...

Air : Je n’ai pas vu ce bosquet de lauriers.

De tant d’honneur, de tant de dévouement,
L’avenir vous paiera, j’espère ;
Moi, grâce à vous, je puis en ce moment,
Lever les yeux sur le front de mon père !...
Je n’ai plus rien à demander à Dieu.

Avec passion, lui prenant la main.

Toi que j’aimai, tu connaîtras mon âme !...
Sans honte enfin, je puis quitter ce lieu,
La pauvre fille, en te disant : Adieu,
Emporte le nom de ta femme...
J’emporte le nom de ta femme.

Elle sort précipitamment.

 

 

Scène XIII

 

EUGÈNE, seul

 

Son âme ne m’était point dévoilée... Tant de noblesse, tant de charmes... Chère Marie !... Mais pourquoi ces vœux... ces assurances ?... Ce désordre dans lequel elle vient de me quitter.

Air : Je tiens le casque du guerrier.

Je le vois, elle éprouve encor
Des doutes sur la sympathie
Qui, plus que l’hymen, à son sort,
Pour jamais attache ma vie.
Mais bientôt j’aurai de son cœur
Chassé la crainte et la tristesse !...
Chère Marie... ah ! mon bonheur
Te fera croire à ma tendresse.

 

 

Scène XIV

 

EUGÈNE, HÉBERT, PICHOT

 

HÉBERT, entrant en causant avec Pichot.

Et tu dis qu’elle avait ordonné à Gauthier de ne me remettre cette lettre que ce soir ?

PICHOT.

Oui, oui, ce soir... à ce que ma dit le jardinier.

HÉBERT, donnant une lettre à Eugène.

Tenez, colonel, c’est de ma fille... Y comprenez-vous quelque chose ?

EUGÈNE, vivement.

Donne, donne...

Lisant.

« Mon père, je devais faire votre joie et votre bonheur... ma vie devait y être consacrée... mais en devenant la femme de M. Eugène, j’ai pris aussi l’engagement de le rendre heureux. J’avais manqué déjà à ce que vous attendiez de moi, et je veux du moins tenir ce que je lui ai promis... C’est dans cet endroit qu’il aimait, où ses leçons et ses discours ont formé mon enfance, et plus tard exalté mon âme, que je suis allée lui consacrer encore une pensée, m’occuper pour la dernière fois de son bonheur, et n’ayant pu obtenir son amour, m’assurer au moins un regret. Adieu. »
Ah ! malheureux !... Le belvédère !... Marie !... Ah ! courons.

Il sort vivement.

 

 

Scène XV

 

HÉBERT, PICHOT

 

HÉBERT.

Qu’est-ce que cela signifie ? jamais je ne l’ai vu plus troublé.

PICHOT.

Où court-il donc ? au belvédère !... Et comment va-t-il faire pour y entrer ?... il oublie donc qu’il ma dit d’en fermer la porte.

HÉBERT.

Ciel !... quelle idée !... ma fille...

À Pichot.

Mais es-tu bien sûr...

PICHOT.

Ah ! pardine, v’là la clef... et je défie bien qui que ce soit d’entrer dans le vieux bâtiment...

HÉBERT, s’élançant vers la porte.

Mon enfant.

Il interroge avec la plus vive anxiété les ouvriers qui entrent en foule.

 

 

Scène XVI

 

HÉBERT, PICHOT, OUVRIERS et OUVRIÈRES de la manufacture, ensuite EUGÈNE portant presque MARIE dans ses bras

 

CHŒUR.

Air de la Vengeance italienne.

L’âme est saisie,
Risquer ainsi sa vie ;
Plus de frayeur
Revenez au bonheur.

EUGÈNE.

La voilà !

HÉBERT.

Marie !... ma fille !...

MARIE...

Ah ! pourquoi me ramener ?... il faudra donc souffrir encore !

EUGÈNE.

Non, non, Marie, plus de chagrin, plus de regrets... Je suis à toi ; oui, à toi seule, et pour la vie.

MARIE, avec doute.

À moi seule !

Tirant la lettre et la montrant à Eugène.

EUGÈNE.

Que vois-je !... ma lettre à Jenny !... ah ! tout cela pouvait être vrai hier... aujourd’hui, il n’y a de réel que ma tendresse qui est à toi, jusqu’à mon dernier soupir.

MARIE.

Mon père... dois-je encore douter de lui ?

HÉBERT.

Pas plus que je ne doute maintenant de ton courage... Ah ! je vois qu’en fait de délicatesse et de désintéressement, mes leçons du moins n’avaient pas été inutiles.

CHŒUR.

L’âme est saisie,
Risquer ainsi sa vie ;
Plus de frayeur,
Revenez au bonheur.

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