La Fille de trente ans (Eugène SCRIBE - Émile DE NAJAC)

Comédie en quatre actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 15 décembre 1859.

 

Personnages

 

M. DE LAMORINIÈRE

ROBERT, son neveu

M. LE VICE-AMIRAL DE LIGNY

RAOUL DE MORNAS, ingénieur

LE MARQUIS DE VILLIERS

UN JEUNE HOMME

UN DOMESTIQUE

M. VAN NIEUVEN

UN ARPENTEUR

UN GARÇON DE BAIN

URSULE, fille du vice-amiral de Ligny

HÉLÈNE DE MAILLY, jeune créole

MÉLANIE BOURASSIN, gouvernante de M. de Lamorinière

LA BARONNE

MADEMOISELLLE DE SAINT-PRIX

BAIGNEURS des deux sexes

 

À Plombières, au premier acte. À Paris, pendant les trois autres actes.

 

 

ACTE I

 

Le salon des bains, à Plombières : trois portes au fond donnant sur un jardin ; portes latérales ; à gauche, premier plan, table et sièges ; au milieu du théâtre, une table ronde avec des journaux, des revues, et le registre où s’inscrivent les voyageurs ; à droite, un canapé.

 

 

Scène première

 

UN ARPENTEUR paraît à une porte du fond, ROBERT et RAOUL entrent par le fond, à droite

 

ROBERT.

Raoul, mon ami Raoul aux eaux de Plombières !

RAOUL, à l’arpenteur.

Placez toujours les jalons, et dès que le tracé sera indiqué, revenez m’avertir.

L’arpenteur s’éloigne.

ROBERT, déclamant.

Qui m’eût dit qu’un rivage, au plaisir si funeste,
Présenterait d’abord...

Changeant de ton.

Je t’épargne le reste.

Quelle chance de te rencontrer ainsi au débotté ! J’arrive de Paris.

RAOUL.

Et moi, je viens de faire une tournée dans les Vosges.

ROBERT.

Depuis le jour où nous sommes sortis de l’École polytechnique, toi, le premier, moi... un peu moins que le dernier, fruit sec ! qu’es-tu devenu ?

RAOUL.

Ingénieur de seconde classe. Et toi ?

ROBERT.

Je suis toujours la même carrière. Je ne fais rien ! Ne ris pas ; celui qui ne fait rien... à Paris, est furieusement occupé !

Il va s’asseoir à droite sur le canapé.

RAOUL, près du canapé.

Eh bien ! moi, j’ai parcouru l’Océan et la Méditerranée. On m’a envoyé en Amérique et en Égypte étudier l’isthme de Panama et l’isthme de Suez ; aujourd’hui je viens pour inspecter des travaux considérables à Plombières ; demain, je fais mon rapport, et, après-demain, je pars en mission pour l’Angleterre.

ROBERT, s’asseyant près de Raoul.

Quelle vie accidentée !

RAOUL.

Oui... je n’ai pas le temps de m’ennuyer.

ROBERT.

Tu es bien heureux. Moi, je suis accablé de plaisirs.

RAOUL.

Ce n’est pas comme autrefois... à l’école.

ROBERT.

Quand nous sortions ensemble le dimanche et le mercredi, chez notre correspondant, le vice-amiral de Ligny. Quel brave homme ! Il se mettait toujours dans des colères épouvantables. C’était nécessaire à sa santé.

RAOUL.

Ce qui ne nous empêchait pas d’aller chez lui, si assidûment, que nous finîmes par nous avouer loyalement...

ROBERT.

Que nous aimions tous les deux sa fille, la belle Ursule.

RAOUL.

Et je n’oublierai jamais que, pour moi, tu voulais y renoncer.

ROBERT.

C’était tout simple. Je l’aimais modérément, et toi tu l’aimais avec passion.

RAOUL.

C’est vrai ! Heureusement elle nous mit d’accord en nous refusant tous les deux. Ah ! j’ai eu de la peine à me consoler... lit toi ?

ROBERT.

Je n’ai fait que cela.

RAOUL.

Moi, je croyais, de bonne foi, que jamais je ne l’oublierais.

ROBERT.

Et il s’est trouvé, un beau matin, c’est toujours ainsi, que tu en aimais deux ou trois autres ?

RAOUL.

Non pas ! une seule...

ROBERT.

Ce n’est pas prudent ! On ne sait pas ce qui peut arriver. Et les nouvelles amours ?

Se levant.

RAOUL, se levant aussi.

N’en parlons pas ! Il est telle personne dont la fortune ou le rang est si élevé, qu’on rougirait presque d’avouer ses espérances.

ROBERT.

Ah ! mon Dieu !... est-ce que tu serais épris, par hasard, de quelque grande dame... de quelque princesse ?

RAOUL.

À peu près !

ROBERT.

Tant pis ! Leur cœur ne se donne qu’après vérification de titres. Tu n’es pas assez armorié pour elles !

Apercevant l’arpenteur.

Tiens ! tes jalons sont plantés. On vient te chercher. J’espère bien que nous nous verrons encore avant ton départ.

Ils remontent.

RAOUL.

Où demeures-tu ?

ROBERT.

Rue... il n’y en a qu’une... au Lion-d’Or.

RAOUL.

Nous dînerons ensemble, j’irai te prendre.

ROBERT.

Mais non, c’est impossible ! J’ai à causer aujourd’hui avec mon oncle... d’une affaire importante.

RAOUL.

Ton oncle Lamorinière, ton oncle le millionnaire ?

ROBERT.

Oui, j’ai su qu’il était à Plombières. Il vient y chercher la fontaine de Jouvence, et rétablir, pendant l’été, sa santé endommagée par les fatigues de l’hiver.

RAOUL.

Eh bien ! Nous dînerons avec lui, à six heures. Je vous invite.

ROBERT.

C’est dit.

Raoul sort par le fond, à gauche. Robert s’assied à droite.

Tiens ! mon oncle !

Lamorinière entre par le fond, à droite.

 

 

Scène II

 

ROBERT, LAMORINIÈRE

 

LAMORINIÈRE, à un garçon de bain.

Informez-vous si le vice-amiral de Ligny et sa fille comptent ce soir descendre au salon de conversation.

ROBERT, à part.

Comment ! L’amiral et sa fille sont ici ?

LAMORINIÈRE, rappelant le garçon.

Vous me préviendrez aussi quand, mon bain sera prêt.

Apercevant Robert qui lui tourne le dos.

Un étranger !

Le saluant.

Monsieur...

Le reconnaissant.

Mon neveu Robert, à Plombières !

ROBERT, se levant.

Bonjour, mon oncle !

LAMORINIÈRE.

Me direz-vous pourquoi vous y êtes venu ?

ROBERT.

Pour vous, pour vous seul, oncle ingrat !

LAMORINIÈRE.

J’étais parti sans le dire à personne, à personne au monde.

ROBERT.

Excepté à Mélanie, votre gouvernante, qui m’aime beaucoup ; et, comme elle sait tout ce que vous faites...

LAMORINIÈRE.

Elle se vante.

ROBERT.

Non, mon oncle, les gouvernantes de vieux...

Se reprenant.

de garçons savent tous les secrets de leur maître, surtout ceux qu’on ne leur dit pas.

LAMORINIÈRE, avec colère.

Je donnerai à Mélanie son congé.

ROBERT.

Je vous en défie ! Ce serait elle plutôt qui vous mettrait à la porte. Voyez-vous, mon oncle, Mélanie serait madame de Maintenon, si vous étiez Louis XIV.

LAMORINIÈRE, avec humeur.

Eh ! morbleu ! Je ne suis pas Louis XIV, heureusement ! Enfin, voyons : pourquoi viens-tu me relancer jusqu’ici ? Que veux-tu ?

ROBERT.

De l’argent !

LAMORINIÈRE.

Encore ! Tu veux donc manger ma fortune ?

ROBERT.

Je le voudrais... je ne le pourrais pas ! Nous vivons dans un temps où les grands parents mangent leur fortune eux-mêmes. Ce n’est plus comme autrefois : neveux et oncles sont du même âge ! ils se rencontrent au Jockey-Club et dans les coulisses de l’Opéra ; ils ont les mêmes goûts, les mêmes toilettes, souvent les mêmes passions.

LAMORINIÈRE, murmurant.

Témoin la petite Zoé, que tu m’as enlevée.

ROBERT, continuant.

Telle est notre existence à tous deux, mon cher oncle ; par un amour immodéré de la jeunesse, vous êtes resté des nôtres, et vous vous êtes fait mon camarade. Choisissez donc ; voulez-vous que je m’adresse à mon camarade ou à mon oncle ?

LAMORINIÈRE.

Va-t’en au diable !

Il s’assied sur le canapé.

ROBERT.

À mon camarade, je dirai : dans les romans ou au théâtre, c’est gentil, c’est gai, d’avoir des dettes et des créanciers ; mais, dans la vie réelle, rencontrer à chaque pas un manant qui, sous prétexte qu’il a une facture dans sa poche, se croit le droit de vous parler en maître, c’est gênant et humiliant. Pour rétablir l’égalité et reprendre mon rang, une quinzaine de mille francs suffiraient peut-être dans ce moment ; mon camarade, prête-les-moi.

LAMORINIÈRE, se levant.

Jamais !

ROBERT.

Vous aimez mieux que je m’adresse à mon oncle ? Alors je lui dirai : vous avez cinquante à soixante mille livres de rentes, vous êtes garçon, je suis votre seul héritier...

LAMORINIÈRE.

Eh bien ! Mon héritier aura, après moi, ma fortune ; il sera assez riche.

ROBERT.

Riche ! Mais c’est votre fortune qui, jusqu’à présent, m’a ruiné. Orphelin de bonne heure, j’aurais pu, comprenant la nécessité du travail, faire mon chemin comme tant d’autres, comme Raoul de Mornas, mon ami d’enfance ; mais au collège, mais à l’École polytechnique, mes camarades me disaient tous : À quoi bon étudier ? Tu as un oncle millionnaire ! Dans le monde, même refrain : À quoi bon entrer surnuméraire à la Cour des comptes ou au Conseil d’État ? Vous avez un oncle millionnaire !

LAMORINIÈRE.

Est-ce ma faute ?

ROBERT.

Oui. En me montrant toujours vos millions en perspective, vous m’avez habitué à ne rien faire, vous m’avez donné le goût du luxe et des plaisirs ; et si, en échange de mon patrimoine, mangé en deux ans, j’ai acquis quelques vices, c’est à vous, mon oncle, que je les dois. Qui m’a conduit à l’Opéra ?

LAMORINIÈRE, contrarié.

C’est moi !

ROBERT.

Qui m’a présenté à ces dames ?

LAMORINIÈRE, flatté.

C’est moi, pardieu !

ROBERT.

Qui m’a donné la tentation et la facilité de faire des dettes ?

LAMORINIÈRE, vivement.

Ce n’est pas moi !

ROBERT.

Si, mon oncle, vous, toujours vous ; car il n’y a pas un usurier qui ne m’ouvrît d’abord sa caisse en disant : « Son oncle est millionnaire ! » Voilà ce que vos millions m’ont coûté ! Convenez avec moi qu’ils me doivent bien une indemnité.

LAMORINIÈRE.

Non, morbleu !... je n’en conviendrai pas ! Est-ce que cela me regarde ?

Il s’assied à la table de gauche.

ROBERT, debout, de l’autre côté de la table.

Eh bien ! si j’étais à votre place... ce n’est plus au camarade, c’est à l’oncle que je parle, si j’étais à votre place, je me prêterais cent mille écus pour m’établir ou pour m’acheter une charge ; ce serait beau !

LAMORINIÈRE.

Mais ce serait cher. Cependant tu les auras.

ROBERT.

Vous me les donnez.

LAMORINIÈRE.

Je te les promets, à une condition.

ROBERT.

Laquelle ?

LAMORINIÈRE.

C’est que tu te marieras.

ROBERT.

Moi !... Ah çà ! mon oncle, qu’est-ce que je vous ai fait ?

LAMORINIÈRE.

Cela t’apprendra à me demander de l’argent.

Il se lève. En confidence.

Si tu te laisses guider par moi, il y a ici à Plombières, en ce moment, plusieurs partis qui me conviendraient fort. Un entre autres...

ROBERT.

Que je devine et dont nous parlions tout à l’heure avec mon ami Raoul, Eh bien ! ma foi, mon oncle, mademoiselle Ursule est une fort belle personne.

LAMORINIÈRE, étonné.

Hein ! que me dis-tu là ?

ROBERT.

D’un esprit supérieur, d’un caractère angélique. En sortant du collège, je voulais l’épouser. Vous savez qu’on sort toujours du collège avec une passion au cœur et une tragédie en portefeuille.

LAMORINIÈRE, haussant les épaules.

Quelle folie ! D’abord, ce n’est pas d’elle qu’il s’agit.

ROBERT, riant.

Tant pis ! Folie pour folie, il semble que celle-là me convient mieux qu’une autre. D’abord elle n’est pas de la première jeunesse, cela me va ! Vingt-cinq ans !

LAMORINIÈRE, affirmativement.

Vingt-neuf.

ROBERT.

Allons donc !

LAMORINIÈRE.

Elle les avait déjà l’année dernière, elle les a encore cette année ; désormais elle les aura toujours. C’est la dernière limite d’âge, la limite infranchissable pour toute demoiselle qui n’est pas encore mariée, et quant à cette bonté angélique que tu lui supposes, je crains que tes illusions ne soient encore bien grandes. Son père, le vice-amiral, est d’une nature irascible, et elle tient de son père.

ROBERT.

Elle m’a toujours semblé la douceur même.

LAMORINIÈRE.

Avec toi, ou dans le monde, je le crois sans peine. Les demoiselles, vois-tu bien, tant qu’elles sont à la fleur de l’âge, tant qu’elles ont encore quelques chances probables de trouver un mari, sont douces, aimables, prévenantes ; elles portent avec elles la bonté et la grâce, comme le rosier porte des roses... pour tout le monde ! Mais, à mesure que les printemps s’accumulent, que les jeunes gens deviennent rares et les maris invisibles, le caractère de la jeune personne change, sa douceur s’altère, son humeur s’aigrit : c’est tout naturel. Tous les fruits veulent être cueillis à temps ; si l’on tarde trop, ils perdent peu à peu leur goût et leur parfum. Ursule n’en est pas encore là, il s’en faut ; mais elle a déjà trop attendu. Fière de son esprit, de son mérite, de sa beauté, elle a commencé par refuser d’excellents partis.

ROBERT.

Moi, d’abord, et mon ami Raoul.

Il va s’asseoir sur le canapé.

LAMORINIÈRE.

Dans ses prétentions ambitieuses, il ne lui fallait pas moins qu’un rang élevé et un litre, réunis à une immense fortune ! Aujourd’hui, elle serait moins difficile ; mais, à force d’avoir voulu choisir, elle voit diminuer les objets de choix, les rangs s’éclaircissent, elle a peine à cacher son dépit et, quoique toujours aimable et affectueuse, sous ses phrases les plus caressantes, sous ses périodes les mieux arrondies, on sent percer l’humeur anguleuse de la fille de trente ans, furieuse de n’être pas mariée, jalouse du bonheur d’autrui, pâlissant à la vue de la corbeille de mariage de sa meilleure amie ; mais, calme et patiente, rien ne la décourage. Dans le monde, elle est charmante avec les vieilles femmes... qui ont des fds, avec les jeunes filles... qui ont des frères ; et, dernièrement encore, pendant toute une soirée, elle a été adorable d’esprit et de grâce avec un duc, un grand seigneur marié qu’elle croyait veuf.

ROBERT.

Qu’en savez-vous ?

LAMORINIÈRE.

C’est moi qui le lui avais dit... par erreur.

ROBERT, se levant.

Expliquez-moi alors comment vous, mon oncle, qui pensez tant de mal d’Ursule, vous êtes toujours auprès d’elle si attentif, si galant ! Toujours des bonbons, des bouquets, enfin, mille petits soins que l’on n’accorde guère qu’à une personne qu’on estime et qu’on aime.

LAMORINIÈRE, le regardant en riant.

Tu n’es qu’un écolier. Par système, par goût, et peut-être par prudence, je me suis voué au célibat, comme Ursule au mariage. Nous sommes donc ennemis. À cela près, et mariage à part, je suis comme toi, je trouve Ursule charmante.

ROBERT, étonné.

Eh bien ?

LAIIORIMÈUE, très fat.

Eh bien !... On ne sait pas ce qui peut arriver.

ROBERT, d’un air de reproche.

Comment ! mon oncle ?...

LAMORINIÈRE.

Je ne lui veux pas de mal... au contraire ! Ambitieuse et fière, elle a placé sa vertu sur un piédestal très élevé, afin qu’on ne puisse y atteindre, et qu’on l’aperçoive de plus loin. Mais qu’un jour, comme Anne, ma sœur Anne, elle ne voie plus rien venir... alors, dépitée, furieuse, elle descendra, comme beaucoup d’autres, du piédestal. Et pour l’homme habile qui saura profiter de l’occasion...

ROBERT, avec indignation.

Permettez-moi de vous appeler mon coquin d’oncle.

LAMORINIÈRE.

Pourquoi ?

ROBERT.

Et la morale ?

LAMORINIÈRE.

Celle de La Fontaine. Toute fille trop difficile qui ne cherche à se marier que par ambition ou par calcul, dit La Fontaine, risque souvent d’être punie. La punition, ce sera peut-être moi.

ROBERT, de même.

C’est le comble de la rouerie

LAMORINIÈRE.

Dis : de l’expérience !

ROBERT.

Mon oncle, vous me perdez !

Le garçon de bain paraît à droite et fait signe À Lamorinière, qui va lui parler, et rejoint ensuite son neveu dans le jardin. Ils s’y promènent en causant.

 

 

Scène III

 

URSULE, entrant par la gauche, LAMORINIÈRE et ROBERT dans le jardin au fond

 

URSULE, avec agitation.

Madame ! madame ! C’est la première fois qu’on m’a appelée ainsi ! C’est bien à moi que le marchand a adressé ce mot ! J’étais seule dans sa boutique, par bonheur... et personne ne l’a entendu ; mais on pouvait l’entendre. Il n’y a plus moyen de différer ; il est temps... il est temps ! M’entendre nommer madame, et de bonne foi, et par quelqu’un qui croyait me faire honneur ! Ah ! j’étais furieuse ; je le suis encore !

Apercevant M. de Lamorinière et Robert, qui rentrent par la porte du fond à gauche, et prenant un ton doucereux.

Ah ! monsieur de Lamorinière ! Eh ! je ne me trompe pas ! son neveu, notre ami d’enfance, monsieur Robert... Ah ! je suis dans un jour heureux.

ROBERT.

Je suis bien coupable, d’aller si rarement vous voir à Paris.

URSULE.

Taisez-vous ! Taisez-vous ! Je n’ai jamais le temps de gronder mes amis. Absents, je les défends, et présents je leur pardonne.

ROBERT.

Qu’est-ce que je vous disais, mon oncle ! Toujours la même, toujours charmante !

LAMORINIÈRE.

Est-ce que je te disais le contraire ?

URSULE.

Mais qu’est-ce qui vous amène aux eaux ? Seriez-vous malade, souffrant ?...

ROBERT.

Non, vraiment.

Il remonte un peu au fond.

LAMORINIÈRE, prenant Ursule à part.

C’est moi qui l’ai engagé à venir, pour une importante affaire, où j’aurai besoin de la protection de votre père et de la vôtre... de la vôtre surtout.

URSULE.

La mienne ?... C’est accordé. Parlez vite.

LAMORINIÈRE.

Plus tard...

À demi-voix, jetant un coup d’œil sur Robert.

quand il ne sera pas là.

URSULE.

Eh, mon Dieu ! Quel air mystérieux !

Voyant Lamorinière, qui lui offre une boîte de bonbons.

Et quelle galanterie !

LAMORINIÈRE.

Mon tribut ordinaire.

URSULE.

Toujours des douceurs, monsieur de Lamorinière ! Je fais, grâce à vous, provision de pastilles.

LAMORINIÈRE, bas à Robert.

Viens, suis-moi, c’est l’heure de mon bain. Je t’expliquerai en route mes combinaisons et mes espérances matrimoniales.

Tous les deux sortent après avoir salué Ursule, qui leur rend une révérence gracieuse.

 

 

Scène IV

 

URSULE, puis L’AMIRAL

 

URSULE.

Ah ! Quel courage et quel ennui d’être aimable et gracieuse quand on sèche d’impatience et de colère. Voici le milieu du jour, l’heure où l’on se réunit dans les salons, et, depuis ce matin, impossible de voir mon père, impossible de le prévenir des événements importants qui se préparent...

Apercevant l’amiral qui sort de l’appartement, à droite.

Ah ! enfin, c’est bien heureux ! Où étiez-vous donc, mon père ?

L’AMIRAL.

J’étais sorti avec Hélène, ma pupille, que je viens de laisser au salon avec la femme et la fille de mon médecin.

URSULE.

Vous donnez le bras à Hélène, et moi qui, ce matin, avais des emplettes à faire, j’ai été obligée de sortir seule.

L’AMIRAL, avec confiance.

Je ne suis pas inquiet. Tu sais très bien te protéger toi-même.

URSULE.

Certainement... mais vous n’avez pas le tact de comprendre qu’il faut que j’aie encore l’air d’être protégée... qu’il faut, puisque je dois tout vous dire, qu’on me suppose toujours dans l’âge où l’on a besoin de protection.

L’AMIRAL.

Va-t’en au diable avec tes précautions, tes restrictions, les recommandations ; c’est à perdre la tête.

URSULE.

Mon père, écoutez-moi ; vous vous fâcherez après.

L’AMIRAL.

Et moi, morbleu ! je veux commencer par me fâcher et je me fâcherai.

URSULE.

Pour faire manquer mon établissement.

L’AMIRAL.

Non ! non ! Ce mot-là seul apaise toutes les tempêtes ! J’ai tant d’envie de te voir mariée, que, pour y réussir...

Avec colère.

je me priverais de tout, même du plaisir de me mettre en colère,

URSULE.

Mon père... au nom du ciel !

L’AMIRAL.

Du jour de mon veuvage, j’ai cru que j’aurais liberté complète... Ah ! bien oui, avec toi, je suis en tutelle, en esclavage. Non-seulement je suis obligé de me taire, mais c’est toi qui me grondes, c’est toi dont le caractère...

URSULE, avec effroi et lui mettant la main sur la bouche.

Si l’on vous entendait !...

L’AMIRAL, baissant la voix, avec frayeur.

C’est vrai ! Dès que votre fille est à marier, on ne peut plus se plaindre d’elle, il faut crier partout ses perfections.

URSULE.

Quand il y a du monde ; mais en tête-à-tête...

L’AMIRAL.

Nous ne sommes jamais en tête-à-tête !... Tous les jours, à Paris, des bals, des soirées, malgré mon asthme et ma goutte, tous les jours, nouveau courant qui nous entraîne vers un mariage en perspective, que l’on poursuit sans cesse et qu’on n’atteint jamais.

URSULE.

Parce que vous ne me secondez pas.

L’AMIRAL.

Je ne fais que cela.

URSULE, avec impatience.

Récemment, par exemple... vous étiez malade, très bien ! Nous venons aux eaux pour votre santé, à merveille ! Mais pourquoi faire sortir de son couvent, sans me consulter, et emmener avec nous Hélène, qui a dix-sept ans ! Quelle faute ! Dix-sept ans !

L’AMIRAL.

Je voulais donner quelques distractions, quelques plaisirs à cette jeune fille qui, après tout, est ma pupille.

URSULE.

Je le sais ; mais elle est jeune, mais elle est jolie, mais elle a deux ou trois millions de dot ! Comment voulez-vous que je me marie tant qu’elle sera là près de moi ? C’est impossible, une jeune fille de trois millions !

L’AMIRAL.

Je n’y avais pas pensé.

URSULE.

Vous ne pensez à rien. Que nous l’ayons placée dans le plus riche couvent de Paris, à la bonne heure ! Que j’aille souvent la voir, c’est au mieux ! car elle est charmante et je l’aime, cette chère enfant, mais pas ici.

L’AMIRAL.

C’est donc cela...

URSULE.

Vous ne comprenez jamais. Vous ne comprenez pas qu’elle a le temps d’attendre et que je ne l’ai plus. Savez-vous que ce matin on m’a appelée madame ?

L’AMIRAL.

Ce nom que tu désires tant !

URSULE.

Tenez, mon père, je vous dirai à mon tour ; Ne me mettez pas en colère, mais écoutez-moi.

Elle s’assied et le fait asseoir à gauche près d’elle.

Vous m’écoutez, n’est-ce pas ? Je vous ai parlé à Paris du marquis de Villiers, celui qui avait dans le monde une réputation d’idiotisme...

L’AMIRAL.

Et dont tu as pris un soir la défense avec tant d’esprit, que depuis ce temps-là il passe pour un homme spirituel.

URSULE.

Aussi il m’adore, il célèbre partout mes louanges, et il est ici aux eaux avec sa famille.

L’AMIRAL.

Un marquis !...

URSULE.

Je vous en préviens pour que vous glissiez dans la conversation quelques mots de nos tendances, de nos goûts aristocratiques ; vous comprenez ?

L’AMIRAL.

Je comprends, nous naviguons en plein faubourg Saint-Germain.

URSULE.

Bien ! Vous verrez aussi tout à l’heure M. Van Nieuven, un riche fabricant belge, très assidu auprès de moi. À celui-là vous parlerez de la simplicité de nos goûts et de nos mœurs... de nos tendances bourgeoises. Surtout n’allez pas confondre, comme cela vous est arrivé une fois !

L’AMIRAL.

Tous les deux sont donc sur les rangs ?

URSULE.

Il y en a un troisième, peut-être ! je dis peut-être ! Le neveu de M. de Lamorinière. Robert vient ici appelé par son oncle, qui nous demande un entretien à vous et à moi.

L’AMIRAL.

Mais tu as déjà refusé Robert il y a cinq ou six ans, sous prétexte qu’il était mauvais sujet et qu’il n’avait rien.

URSULE.

Il peut changer, se corriger, et si son oncle, devenu généreux, lui assurait seulement la moitié de sa fortune...

L’AMIRAL.

Il est de fait que la fortune corrige bien des choses...

Il se lève.

Et à propos de pauvres prétendants ou de prétendants pauvres refusés par toi, sais-tu qui j’ai rencontré ce matin ?... Raoul de Mornas.

URSULE, émue, se levant.

Raoul ! vous en êtes sûr ?

L’AMIRAL.

Vois plutôt son nom sur la liste des nouveaux arrivés.

Il va à la table du fond et parcourt le registre des voyageurs.

URSULE, à part.

Raoul de Mornas... l’ami de mon enfance, le seul dont le souvenir ne m’ait jamais quittée.

À l’amiral.

Vous l’avez vu ? vous lui avez parlé ?

Vivement.

Est-il marié ?...

L’AMIRAL, à part.

Toujours sa première question.

Haut.

Non, mais cela ne tardera probablement pas. Il est chargé de travaux importants et en passe maintenant d’arriver à tout. Encore un qui t’adorait, que j’aurais accepté, moi, et que tu as refusé, sans savoir pourquoi.

URSULE.

Si seulement il avait eu quelque commencement de fortune !

L’AMIRAL.

Est-ce que tu y penses encore ?

URSULE.

Toujours !

L’AMIRAL.

Et le fabricant belge, et le marquis, et Robert ; quatre maintenant ! c’est à ne pas s’y reconnaître.

URSULE.

Taisez-vous, voici l’heure de la réunion.

L’AMIRAL, regardant.

Oui, la foule envahit tous les salons... on danse déjà.

Des groupes qui se promenaient dans le jardin entrent dans le salon ; on cause, on lit les journaux.

 

 

Scène V

 

URSULE, L’AMIRAL, HÉLÈNE, LE MARQUIS, MADEMOISELLE DE SAINT-PRIX, LA BARONNE, LAMORINIÈRE, M. VAN NIEUVEN, entrant par la droite

 

Mademoiselle de Saint-Prix va s’asseoir sur le canapé.

HÉLÈNE, allant à Ursule et à l’amiral.

Mon cher tuteur ! Ma chère Ursule ! si tu savais combien j’ai déjà reçu d’invitations.

URSULE, à part.

Je le crois bien. Trois millions de dot !

Haut.

Tu n’es pas raisonnable, tu ne te ménages pas, prends garde d’avoir froid.

LE MARQUIS, s’avançant.

Toujours occupée des autres, mademoiselle.

URSULE.

Ah ! vous étiez là, monsieur le marquis.

S’adressant à l’amiral.

Monsieur le marquis de Villiers, mon père...

Les deux hommes se saluent.

Et mademoiselle de Saint-Prix, sa cousine, la nièce du ministre.

MADEMOISELLE DE SAINT-PRIX.

Mon amie de pension.

URSULE.

À la maison impériale de Saint-Denis.

Elle va s’asseoir sur le canapé, à droite, près de mademoiselle de Saint-Prix. Hélène est assise à gauche. Présentant à l’amiral un jeune homme blond qui la salue.

Monsieur Van Nieuven, mon père, un négociant belge.

L’AMIRAL, à part.

Très bien, rappelons-nous la recommandation.

Il s’éloigne en causant avec M. Van Nieuven. On entend le piano qui joue un quadrille.

LE MARQUIS, à Ursule.

Mademoiselle Ursule veut-elle être de notre quadrille et m’accepter pour cavalier ?

URSULE.

Très volontiers.

UN JEUNE HOMME, à Hélène.

Mademoiselle veut-elle me faire l’honneur ?...

LE MARQUIS.

Nous vous ferons vis-à-vis.

URSULE, à part.

J’aime autant qu’Hélène ne soit pas de la contredanse.

Allant à Hélène qui se lève, d’un ton affectueux.

Non, non, tu te reposeras pendant celle-ci, je l’exige, tu m’es confiée, tu es ma fille.

Se reprenant vivement.

Tu es ma sœur.

Elle sort par la droite en donnant le bras au marquis. Le jeune homme va inviter mademoiselle de Saint-Prix et sort avec elle. Lamorinière reste près d’Hélène.

HÉLÈNE.

Chère Ursule ! s’occuper ainsi de ma santé... est-elle bonne !

Se retournant vers Lamorinière.

Mais tout le monde est si aimable pour moi ; vous aussi, monsieur !

LAMORINIÈRE, d’un air galant.

La jeunesse dans sa fleur et dans son inexpérience est si intéressante !... C’est ce que me disait tout à l’heure mon neveu Robert.

À part et regardant autour de lui.

Où donc est-il ? Je lui avais recommandé de ne pas la quitter.

Haut.

Mon neveu Robert, vous l’avez remarqué, un jeune danseur qui a polké avec vous ?...

HÉLÈNE.

Il y en a beaucoup.

LAMORINIÈRE.

Et tous, surtout mon neveu, étaient dans le ravissement, dans l’enthousiasme.

HÉLÈNE.

Encore ! C’est là ce qui me gêne, moi, pauvre pensionnaire ; je ne suis déjà que trop timide, trop gauche, et on a la bonté de m’accabler de compliments qui me rendent plus gauche encore ! Au lieu de rire et de m’amuser comme j’y serais toute disposée, je suis obligée de baisser les yeux et de balbutier des remerciements dont jamais je ne peux me tirer à mon honneur, c’est très ennuyeux.

LAMORINIÈRE, à part.

Une faute que j’ai faite !

Haut.

De sorte que vous trouvez que vos danseurs ont...

HÉLÈNE, riant.

Une façon de danser très singulière. J’en ai vu quelques-uns qui levaient les yeux au ciel.

LAMORINIÈRE.

En vérité !

À part.

Ça ne m’étonne pas.

HÉLÈNE.

Un entre autres qui soupirait très fort.

LAMORINIÈRE, froidement.

Il était asthmatique.

HÉLÈNE, ingénument.

Non, il avait l’air bien portant et dansait à merveille.

LAMORINIÈRE.

De mon temps on dansait le pas du zéphir, mais celui du soupir, c’est plus original.

À part.

Et mon neveu que je n’aperçois pas... Ah ! enfin, le voilà !

 

 

Scène VI

 

HÉLÈNE, LAMORINIÈRE, ROBERT, sortant du salon de droite

 

HÉLÈNE, souriant.

Ah ! mon valseur de tout à l’heure.

LAMORINIÈRE.

Vous l’avez remarqué ?

HÉLÈNE.

Certainement.

LAMORINIÈRE, à part.

À la bonne heure !

HÉLÈNE.

D’abord, en valsant, il a manqué me faire tomber.

LAMORINIÈRE.

Maladroit !

ROBERT.

Oui ! C’est mademoiselle qui m’a soutenu ; c’est un service que je n’oublierai jamais.

HÉLÈNE.

Et puis, ce qui aurait suffi pour me le faire distinguer, il ne m’a pas fait un compliment... pas un seul.

ROBERT.

C’est ma foi vrai, je n’y ai pas pensé.

LAMORINIÈRE.

Tu as bien fait.

HÉLÈNE.

En revanche, et ce qui vaut bien mieux, monsieur a été très amusant ; on n’est au bal que pour s’amuser.

LAMORINIÈRE.

Sans doute.

HÉLÈNE.

Et puis, il s’est trouvé dans la conversation que nous étions déjà d’anciennes connaissances.

LAMORINIÈRE.

En vérité !

ROBERT.

Sans nous connaître.

LAMORINIÈRE.

Contez-moi donc cela !

ROBERT.

Mademoiselle, en revenant des colonies avec sa vieille gouvernante, a fait la traversée... une traversée de vingt jours, avec un jeune homme de mes amis.

HÉLÈNE.

Qui nous a protégées, qui a veillé sur ma gouvernante et moi, comme si nous avions été de sa famille ; il nous a prodigué les soins les plus empressés, les attentions les plus délicates...

LAMORINIÈRE.

Et qui donc ?

ROBERT.

Raoul de Mornas ! Mon ancien camarade ! Si bon enfant, si aimable, cela ne m’étonne pas ; oui, mademoiselle, nous étions tous comme cela à l’École polytechnique.

HÉLÈNE.

Ah ! vous y étiez tous les deux !

ROBERT.

Oui, et nous en sommes sortis ensemble... lui, ingénieur, et moi, fruit sec.

HÉLÈNE.

Fruit sec ?

ROBERT.

C’est une dénomination, un titre.

LAMORINIÈRE.

Honorifique !

ROBERT.

Qui n’oblige à rien ! Tandis que Raoul s’est cru obligé, bon gré mal gré, à devenir un homme de talent, attendu qu’il était sans fortune.

En ce moment Ursule est ramenée à sa place par le marquis. Il la salue et s’éloigne. Robert continuant.

C’est ce que lui-même me disait ce matin.

HÉLÈNE, émue.

Il est à Plombières ?

L’AMIRAL, entrant par le fond à gauche avec Raoul.

Venez, venez, mon cher Raoul...

Ursule et Hélène font un mouvement.

L’AMIRAL.

Je ne suis pas le seul ami que vous trouverez ici.

ROBERT, s’avançant vers Raoul.

Moi d’abord, et d’autres encore.

Il remonte avec Lamorinière et sort avec lui par le fond.

L’AMIRAL, présentant Raoul à Ursule.

Ma fille.

RAOUL, vivement.

Ah ! mademoiselle !

Il s’est avancé pour saluer Ursule, qui lui fait la révérence en baissant les yeux. Raoul aperçoit près d’elle Hélène qui lui fait aussi la révérence. Il tressaille et se remet avec peine de son trouble. À part.

Ô ciel ! Hélène !

URSULE, levant les yeux et regardant Raoul.

Ah ! comme il est ému : il ne m’a pas oubliée.

RAOUL, à l’amiral.

Je ne puis vous dire, monsieur, ce que j’éprouve en retrouvant les amis qui, à mon entrée dans le monde, m’ont accueilli avec tant de bonté que leur famille me semblait la mienne... alors du moins.

URSULE, lui tendant la main.

Et toujours !

À une dame qui s’est approchée d’elle.

Ah ! madame la baronne !

LA BARONNE.

Ma chère Ursule, que je suis aise de vous voir. On dit que vous vous mariez... est-ce vrai ?

Elles s’éloignent en causant.

HÉLÈNE, assise sur le canapé.

Je suis donc la seule que monsieur Raoul ne reconnaisse pas.

RAOUL.

Que dites-vous, mademoiselle ?

HÉLÈNE.

Il oublie promptement ceux qu’il a obligés ; heureusement ceux-là ont plus de mémoire que lui.

On entend le piano jouer une valse.

RAOUL.

Prouvez-le-moi en ne me refusant pas la faveur d’une valse.

HÉLÈNE.

J’ai reçu, monsieur, six invitations ; mais, en apprenant tout à l’heure, par M. Robert, votre ami, que vous étiez à Plombières, et que probablement vous viendriez ce matin au salon...

À demi-voix.

je vous ai réservé de moi-même un tour de faveur... Voilà comment j’oublie.

RAOUL, à part.

Si charmante ! Si adorable et si riche, quel dommage !

HÉLÈNE, se levant et lui tendant la main.

Monsieur...

Hélène sort à droite avec Raoul ; l’amiral rentre par le fond avec Ursule.

L’AMIRAL, à Ursule.

J’ai à te parler.

URSULE, à l’amiral.

Que me voulez-vous ?

L’AMIRAL, allant s’asseoir à gauche avec Ursule.

Deux mots très importants. De tes trois ou quatre prétendants, il y en a un, je t’en préviens, auquel il ne faut plus songer.

URSULE.

Lequel ?

L’AMIRAL.

Le fabricant belge. Je viens de causer avec un banquier, un ami à moi, qui connaît parfaitement ses affaires : elles sont dans un état déplorable.

URSULE.

Ce n’est pas possible !

L’AMIRAL.

Il nous en donnera les preuves. Le voici. Tais-toi.

URSULE.

Je n’ai plus rien à lui dire.

M. Van Nieuven, venant du salon de droite, s’avance en ce moment, s’incline et invite Ursule à danser.

URSULE, d’un ton sec.

Je ne danserai plus de la matinée, monsieur.

Van Nieuven sort.

L’AMIRAL, à part.

Encore une déception !

Entre dans ce moment le marquis donnant le bras à M. de Lamorinière.

LE MARQUIS.

Oui, mon cher, c’est un ange ; et, quant à moi, je ne saurais trop le redire.

L’AMIRAL.

De qui donc parlez-vous ainsi, monsieur le marquis ?

LE MARQUIS.

De votre fille.

URSULE.

De moi !

LE MARQUIS.

Ma protectrice, mon bon ange ! Je suis de l’avis de ceux qui m’accordent peu d’esprit : je n’en ai pas du tout. J’avais cette réputation près des dames, et, par un motif que je ne puis m’expliquer, si ce n’est par la difficulté même de la cause, vous avez entrepris de défendre la mienne devant Hortense de Saint-Prix, ma cousine, que j’adorais.

URSULE, avec dépit.

Ah !

LE MARQUIS.

Et qui jamais n’avait jeté un regard sur moi, tant elle m’en croyait peu digne. Mais, persuadée par vous et par votre éloquent plaidoyer que je suis un des hommes les plus spirituels de France, et que ma timidité seule m’empêche de le prouver, elle vient de m’avouer à l’instant qu’elle m’épousait sur parole... c’est-à-dire sur la vôtre. Voilà ce que je vous dois.

LAMORINIÈRE.

C’est délicieux !

LE MARQUIS.

C’est-à-dire que ma femme et moi nous vous devons tout, et que nous entendons bien ne pas mourir insolvables ; mettez notre amitié à l’épreuve, et vous verrez. Le mariage n’aura lieu qu’à notre retour à Paris ; mais nous espérons que monsieur l’amiral et sa fille seront des nôtres. Adieu ! Je voulais, avant tout, vous remercier. Je cours rejoindre ma tante et ma cousine, et les reconduire chez elles.

Il sort par le fond reconduit par Lamorinière.

L’AMIRAL, bas à Ursule.

Et de deux !

URSULE, de même.

Qu’il se marie, peu m’importe. D’autres me restent.

LAMORINIÈRE, revenant.

C’est admirable ! Voilà une aventure qui, à Plombières, et à Paris, vous fera un honneur infini, sans compter que vous obtiendrez par le jeune ménage tout ce que vous voudrez... mademoiselle de Saint-Prix est la nièce d’un ministre.

S’approchant d’Ursule.

Ce mariage si heureux ne peut inspirer que des idées d’union et de ménage, et m’amène tout naturellement au sujet dont je voulais parler ce matin à vous et à M. votre père.

URSULE.

Eh ! mon Dieu ! de quoi s’agit-il donc ?

LAMORINIÈRE.

De mon neveu, comme nous disons vulgairement, nous autres oncles, de mon coquin de neveu.

URSULE.

De M. Robert ?

LAMORINIÈRE.

Franchement, il vaut mieux que sa réputation. Je sais que vous l’avez repoussé autrefois... peut-être alors aviez-vous raison... peut-être ses défauts étaient-ils plus grands que son amour... quelque grand qu’il fût, mais il est bien changé.

URSULE.

Je le crois ; je le disais ce matin à mon père.

L’AMIRAL, se rappelant.

Oui, oui !

LAMORINIÈRE.

Oui, il a de l’entrain, de la gaieté, de l’esprit.

URSULE.

Mieux encore, de la loyauté et de la franchise.

LAMORINIÈRE.

Vous le pensez ?

URSULE.

J’en répondrais.

LAMORINIÈRE.

Eh bien ! Daignez me seconder dans la demande que je veux, et que je n’ose adresser à l’amiral.

L’AMIRAL.

Qu’est-ce ? De quoi s’agit-il ?

LAMORINIÈRE.

Si vous voulez faire avec moi un tour de parc ?

L’AMIRAL.

À vos ordres. C’est déjà une chance de succès, si ma fille est pour vous.

URSULE, baissant les yeux.

C’est vous seul, mon père, que cela regarde.

LAMORINIÈRE, gaiement.

Comme tuteur de mademoiselle Hélène, sans doute !

URSULE, à part.

Tuteur !

L’AMIRAL, furieux.

Tuteur !

URSULE, bas, à l’amiral.

Ne consentez pas !

LAMORINIÈRE, passant son bras sous celui de l’amiral.

Venez, venez, mon cher.

L’AMIRAL, bas à Ursule.

Et de trois !

Ils s’éloignent tous deux par la fond à droite.

 

 

Scène VII

 

URSULE, puis HÉLÈNE

 

URSULE.

Il a raison ! Trois mariages manqués en une demi-heure ! Raoul me vengera d’eux tous ! Il le faut !... il le faut !...

Elle s’assied sur le canapé à droite ; apercevant Hélène qui sort de la salle de bal.

Ah ! te voilà.

HÉLÈNE.

Je te cherchais.

URSULE.

Pourquoi ?

HÉLÈNE, s’asseyant près d’elle.

J’ai besoin d’un bon conseil, que je ne puis demander qu’à toi.

URSULE.

Parle. Tu sais, chère enfant, si je te suis dévouée.

HÉLÈNE.

Oh ! oui, je n’en doute pas ! Et c’est pour cela...

URSULE, la pressant.

Eh bien ?...

HÉLÈNE, timidement.

Eh bien... c’est une idée qui m’est venue, je voudrais... je voudrais me marier.

URSULE, vivement.

Très bonne idée !

À part.

Qui fait disparaître les dangers de la concurrence.

Haut.

Cherchons donc à nous deux et faisons un choix.

HÉLÈNE.

J’ai choisi.

URSULE.

Ah ! le plus difficile est fait. Et comment ne m’as-tu pas encore parlé

Souriant.

de lui ?

HÉLÈNE.

Je ne sais. Autant j’aimais à y penser seule, autant j’éprouvais d’embarras à en parler.

URSULE.

C’est que tu l’aimais, Hélène.

HÉLÈNE.

Tu crois ?

URSULE.

Tu l’aimais d’amour.

HÉLÈNE.

C’est possible.

URSULE.

Et lui, t’aime-t-il ?

HÉLÈNE.

Je l’ignore, et je viens te prier de le lui demander.

URSULE.

Moi !

HÉLÈNE.

Sans doute, à cause de cette maudite fortune dont tout le monde parle... il est capable de n’oser jamais se déclarer. Et toi qui as tant de tact et de convenance, tu peux l’informer d’abord, c’est le principal, s’il n’aime pas une autre personne... et ensuite... s’il m’aime, moi.

URSULE.

C’est facile.

HÉLÈNE, baissant les yeux.

Et si cela était...

URSULE.

Nous aviserions aux moyens d’amener à bien cette grande affaire.

HÉLÈNE.

Non. Tu lui diras tout uniment : Hélène vous offre sa main et sa fortune.

URSULE.

Tu as raison ! Il ne me manque plus que le nom de cet heureux mortel.

HÉLÈNE, regardant par la gauche et poussant un cri.

Ah !

URSULE.

Qu’est-ce donc ?

HÉLÈNE.

Le vois-tu là-bas, au bout de l’allée, qui cause avec M. Robert.

URSULE, regardant.

Raoul !

HÉLÈNE.

Oui... parle-lui ; moi, je retourne dans le salon de bal.

Elle sort par la droite.

 

 

Scène VIII

 

URSULE, seule

 

Raoul !... Et il faut que ce soit moi qui lui propose... Non, jamais ! jamais !

Après un instant de silence.

Et si ce n’est pas moi... ce sera un autre... et que ne dira-t-on pas ? Que je suis jalouse, que je suis envieuse ! Moi envieuse, moi jalouse ?... Non, certainement je ne le suis pas ! Mais cela me fait mal, cela me donne la fièvre... Et ce Raoul, je le prends en haine, ou plutôt ce qu’il y a d’inouï, d’inconcevable, d’odieux !... Je l’aime, et plus que jamais. Oui, depuis qu’il va appartenir à une autre, moi qui l’avais refusé, je le veux, je le désire. Je trouve celle qui va porter son nom la plus heureuse des femmes, et je sacrifierais à ce bonheur tout ce que j’avais rêvé jusqu’ici... le rang, l’éclat, la richesse. Ah ! c’est lui ! Et je n’ai rien décidé encore.

 

 

Scène IX

 

URSULE, RAOUL

 

RAOUL, entre en rêvant, aperçoit Ursule et court à elle.

Que je suis heureux de vous trouver seule.

URSULE.

Ne comptez-vous pas venir voir mon père ?

RAOUL.

À peine en aurai-je le temps. Je repars dès ce soir, et des ordres du ministre me retiendront plus d’un mois en Angleterre.

URSULE.

En Angleterre ? Mais c’est un abus de pouvoir, vous enlever ainsi à vos amis ! Et devant tout ce monde, impossible ce matin de vous parler... impossible de vous dire nos inquiétudes pendant votre absence, et la part que nous avons prise à vos succès, dont nous étions heureux et tiers.

RAOUL.

Ah ! je vous retrouve toujours la même... aussi charmante et aussi bonne qu’aux jours où vous me désespériez.

URSULE.

Ne me rappelez pas ce temps-là, Raoul ; on ne renonce pas sans regrets, sans une grande douleur peut-être, à un amour tel que le vôtre. Il a fallu, croyez-moi, céder à une voix bien forte, celle de la raison... celle du devoir. Oui, je ne vous ai pas tout dit : la position de fortune de mon père exigeait alors un sacrifice... un riche mariage auquel plus tard j’ai été assez heureuse pour me soustraire. Mais ne parlons plus dupasse, tout est oublié... tout est fini. Vous voilà ! Vous êtes heureux ?

RAOUL, soupirant.

Eh ! non, je ne le suis pas.

URSULE, vivement.

Vous ne l’êtes pas ! Mais vous m’appartenez, alors ! Je reprends mon bien, mes droits... Parlez, mon ami, parlez.

RAOUL.

Eh bien ! donc, le jour où il fallut m’éloigner de vous, quitter un monde où je laissais tout ce que j’aimais, ma douleur fut telle, que je crus perdre la vie ou la raison... et ce n’est pas à vous que je raconterai tous mes efforts pour triompher d’une passion...

URSULE.

Dont vous rougissiez...

RAOUL.

On ne rougit pas d’être malheureux ; mais quand on est homme et qu’on a du courage, on s’efforce de ne plus l’être ; on demande au travail de vous venir en aide et à Dieu de vous prendre en pitié ! Il faut croire qu’il m’a entendu et qu’il a permis...

URSULE, souriant.

Que je fusse complètement oubliée ?

RAOUL.

Non... mais que vous fussiez aimée... comme vous-même souhaitiez de l’être, comme une amie. Plusieurs années s’écoulèrent, et, du port où je me croyais à l’abri, je déliais la tempête ! Je m’en croyais préservé, du moins, parle souvenir de mon premier naufrage... Eh bien ! non... Il me faut une grande confiance en votre amitié pour oser vous avouer...

URSULE, avec aigreur.

Que vous en aimez une autre ? En vérité !

RAOUL.

Sans espoir.

URSULE, avec joie.

Ah !

RAOUL.

Une jeune fille à laquelle il ne m’est pas permis d’aspirer ! qui ne m’aime pas... qui ne m’aimera jamais. C’est une folie d’y penser... et pourtant, j’y pense. N’allez-vous pas trouver votre ancien ami bien absurde et bien extravagant ?

URSULE.

Non ; mais ce que vous m’apprenez là me désole ; car, sans vous en rien dire, je m’étais occupée de votre position, de votre avenir ; j’avais rêvé pour vous... un mariage...

RAOUL.

Vous ? Est-il possible !

URSULE.

Cela vous étonne ? Il me semblait, qu’en fait de bonheur, je vous devais quelque dédommagement. Oui, monsieur, un mariage où tout se trouvait réuni. Mais vous aimez quelqu’un.

RAOUL.

C’est vrai.

URSULE.

Je m’étais même chargée de vous parler de cette personne. Inutile de vous la nommer. Je vous connais, Raoul, dès que vous aimez...

RAOUL.

Vous m’avez bien jugé, et je vous en remercie.

 

 

Scène X

 

URSULE, RAOUL, HÉLÈNE

 

Plusieurs dames et messieurs sortent de la salle de bal avec Hélène ; les messieurs s’approchent de Raoul et causent avec lui.

HÉLÈNE, bas, à Ursule.

Eh bien !... parle vite. Mon cœur bat à se briser. Parle donc !

URSULE, à demi-voix.

Il ne faut plus y penser... il aime quelqu’un.

HÉLÈNE, portant la main à son cœur.

Ah !

URSULE.

Tu comprends alors que je ne lui ai pas parlé de toi.

HÉLÈNE.

Tu as bien fait !

Avec émotion.

Et la personne qu’il aime ?...

URSULE.

Il n’était pas convenable de le lui demander, et probablement ne l’aurait-il pas nommée.

HÉLÈNE.

C’est juste !

URSULE.

Toi, du sang-froid, de la dignité.

HÉLÈNE.

Plutôt mourir que de lui laisser soupçonner.

URSULE.

D’autant que ce soir même il part pour l’Angleterre.

HÉLÈNE.

C’est une Anglaise ?

URSULE, de même.

C’est probable !

Haut.

Monsieur Raoul voudra-t-il se charger de mes emplettes, à Londres ?

RAOUL.

Bien volontiers, mademoiselle.

Musique à l’orchestre. Un instant de silence. Raoul semble hésiter, puis il se décide, s’adresse à Hélène et lui dit. 

Mademoiselle de Mailly n’a point d’ordre à me donner ?

HÉLÈNE, sèchement.

Non, monsieur, aucun.

RAOUL, très ému, la saluant.

Adieu, mademoiselle !

Hélène lui rend froidement son salut.

URSULE, observant Raoul, à part.

C’est elle qu’il aime !

Raoul fait un pas pour s’approcher d’Hélène.

URSULE, l’arrêtant en lui prenant la main.

Adieu, mon ami !

Raoul sort vivement par le fond.

 

 

Scène XI

 

HÉLÈNE, URSULE, puis LAMORINIÈRE

 

HÉLÈNE, bas, à Ursule.

Ah ! le plus tôt possible, et à tout prix, je veux me marier... je le veux... mariez-moi !

URSULE.

Silence !

LAMORINIÈRE, qui est entré à la fin de la dernière scène, s’approche d’Ursule, après le départ de Raoul, et lui dit à voix basse.

Votre père m’a refusé Hélène, sa pupille, pour Robert, mon neveu, avec une violence telle qu’il n’y a plus d’espoir.

URSULE.

Peut-être !

Prenant le bras d’Hélène.

Viens ! Partons !

Elles sortent par le fond, à droite.

 

 

ACTE II

 

Un mois après, chez Lamorinière, à Paris. Un boudoir très élégant portes latérales ; trois portes au fond ; à droite, premier plan, une cheminée ; causeuse devant la cheminée ; à gauche, une table-bureau, fauteuils, vase de fleurs, etc.

 

 

Scène première

 

LAMORINIÈRE, écrivant devant son bureau, MÉLANIE, assise sur la causeuse, près de la cheminée

 

LAMOUIMÈRE, à part.

Pour réussir près des femmes... le tout est d’arriver à propos. Depuis un mois, je ne vois pour Ursule aucun prétendant poindre à l’horizon ! Hier encore, la conversation que nous avons eue ensemble, tout en me prouvant son intime confiance en moi, annonçait une de ces heures de dépit et de découragement où l’on écoute les consolations, sous quelque forme qu’elles se présentent. « Elle avait décidément renoncé au mariage, elle voulait se consacrer tout entière à son vieux père. » C’est le moment de frapper un coup hardi, et cette lettre est un chef-d’œuvre d’adresse et d’audace.

Souriant.

L’audace flatte l’amour-propre des vieilles filles, on a l’air de les traiter en femmes mariées !

MÉLANIE, se levant, et s’approchant de Lamorinière, à part.

À qui donc monsieur écrit-il ainsi ?

Toussant fortement.

Hum ! hum !

LAMORINIÈRE, levant les yeux.

Ah ! Mélanie !... Pourquoi ôtes-vous là ? que faites-vous là ?

MÉLANIE.

Je tricote des bas pour monsieur.

LAMORINIÈRE, avec humeur.

À la bonne heure ; mais tricotez en silence.

MÉLANIE.

Monsieur ne me disait pas autrefois de garder le silence.

LAMORINIÈRE, de même.

Autrefois, c’est possible... mais, aujourd’hui... j’ai besoin que tu te taises !

MÉLANIE, avec un soupir.

Ah ! que n’ai-je toujours tricoté !

LAMORINIÈRE.

Vous savez, mademoiselle Bourassin, que je n’aime pas à être dérangé quand j’écris !

MÉLANIE.

Si encore monsieur écrivait à son avoué ou à son notaire ; mais c’est, j’en suis sûre, à quelqu’une de ces dames de l’Opéra... on ne voit que cela ici... et c’est moi qui leur ouvre la porte !

LAMORINIÈRE, à part.

Il faut une patience !

MÉLANIE, portant son mouchoir à ses yeux.

Voilà ma récompense pour tant d’années d’affection et de dévouement !

LAMORINIÈRE, avec impatience.

Mélanie !

Il se lève.

MÉLANIE.

Mon Dieu ! je ne gronde pas monsieur ; mais autrefois il avait en moi une confiance, que je crois, du reste, avoir méritée. Autrefois, par exemple, dans les soirées d’hiver, quand nous étions seuls, monsieur nie lisait son testament ! Monsieur lit si bien...

LAMORINIÈRE, avec impatience.

C’est possible !

MÉLANIE, lentement, et le regardant.

Monsieur ne me l’a pas lu cette année !...

Vivement.

Ce n’est pas par curiosité, mon Dieu ! c’est seulement dans la crainte d’avoir perdu la confiance de monsieur ! Ce matin encore, quand je revenais du sermon... un monsieur, en habit noir et cravate blanche, que je n’avais jamais vu et que j’ai trouvé dans le cabinet de monsieur : « Deux mots suffiront, disait-il au moment où je suis entrée ; reçu de l’administration, vingt mille francs, pour le premier trimestre... »

LAMORINIÈRE, à part, avec dépit.

Elle voit tout ! Elle sait tout !

Il va s’asseoir sur la causeuse.

MÉLANIE.

On ne m’ôtera pas de l’idée que monsieur a combiné et arrangé, en secret, quelque chose dont il évite de me parler ! Voilà ce qui me fait de la peine, non pas pour moi, monsieur le sait bien, mais pour son filleul, qui aura bientôt quatorze ans... il est si gentil, ce pauvre Emmanuel...

LAMORINIÈRE, avec colère.

Mélanie !

MÉLANIE, portant de nouveau son mouchoir à ses yeux.

Je ne prononcerai plus son nom, puisque ça déplaît à monsieur.

LAMORINIÈRE, de même.

Que cela me déplaise ou non, je vous prie, Mélanie, de ne pas oublier que je donne aujourd’hui un déjeuner dinatoire.

MÉLANIE, sèchement, et retirant son mouchoir de ses yeux.

Une singulière idée que monsieur a là !

LAMORINIÈRE.

Je ne vous demande pas votre avis ! Tout est-il prêt ?

MÉLANIE, de même.

Je n’en sais rien... cela ne me regarde plus... depuis que monsieur fait tout venir de chez M. Potel. Ce dernier trait a mis le comble à vos mauvais procédés à mon égard.

LAMORINIÈRE.

Vous savez bien, au contraire, Mélanie, que c’est pour vous élever à la dignité de gouvernante.

MÉLANIE.

Gouvernante ! Allons donc ! qui est-ce qui gouverne ici ? les personnes que monsieur attend ce matin et que je suis obligée de servir. Quelles toilettes ! Quelles manières ! Quel ton ! Quelle conduite à votre âge !

Elle va pour sortir.

LAMORINIÈRE, la retenant.

Vous êtes absurde comme toujours. J’attends ce matin, à déjeuner, M. le vice-amiral de Ligny et sa fille Ursule, et sa pupille, mademoiselle Hélène, et mon notaire, car il s’agit d’un projet de contrat de mariage avant de nous mettre à table.

MÉLANIE, étonnée.

Un contrat !... Pour vous ?

LAMORINIÈRE, avec impatience.

Quand cela serait...

MÉLANIE, avec colère.

Monsieur !

LAMORINIÈRE.

Il y a longtemps que j’aurais dû y songer.

MÉLANIE.

Monsieur de Lamorinière... j’ai tout enduré, tout supporté, mais la patience a des bornes... Ah ! vous croyez qu’on se marie ainsi... ah ! vous croyez que cela vous est permis !... Non, mille fois non... ce ne sera pas ! Quand je devrais parler d’Emmanuel !...

LAMORINIÈRE, avec colère.

Mélanie !

MÉLANIE.

J’en parlerai à votre fiancée... à tout le monde !

LAMORINIÈRE, de même.

Je ne sais qui me retient !...

S’arrêtant.

Dieu ! Mon neveu...

 

 

Scène II

 

MÉLANIE, ROBERT, LAMORINIÈRE

 

ROBERT, entrant par le fond.

Bien, bien ! mon oncle, ne vous gênez pas pour moi !

À  demi-voix.

Je vois que le Célibat ne préserve pas des orages intérieurs !

LAMORINIÈRE, murmurant entre ses dents.

Ah ! si c’était à recommencer...

ROBERT, à demi-voix.

Vous en reprendriez une autre, plus jeune ; voilà tout.

LAMORINIÈRE, de même.

Tu crois ?...

ROBERT.

Je vous connais ! Vous n’êtes pas comme moi, vous n’avez pas la bosse du mariage ! Où en est le mien ? Notre déjeuner d’aujourd’hui tient-il toujours ?

MÉLANIE, courant à lui.

Comment, monsieur... ce déjeuner, ce contrat, c’était pour vous ?

ROBERT.

Et elle aussi qui s’étonne !... Personne n’y peut croire... pas même moi !

Il va s’asseoir sur la causeuse.

MÉLANIE, qui pendant ce temps s’est approchée de Lamorinière.

Ah ! monsieur, que j’ai des excuses à vous faire, et quelle indignité ! M’imaginer que vous alliez prendre une femme !

LAMORINIÈRE.

C’est bon.

MÉLANIE.

Comme si vous en étiez capable...

LAMORINIÈRE, impatienté.

C’est bon, vous dis-je ! Occupez-vous des devoirs de votre emploi.

Il s’assied à son bureau.

MÉLANIE.

Oui, monsieur ; du linge, du couvert, du dessert, soyez tranquille, tout sera bien... Que je suis contente ! Surtout pour M. Robert, que nous aimons tous...

ROBERT.

Merci, Mélanie.

MÉLANIE.

Il est si bon enfant !

ROBERT, souriant.

Adieu, ma tante !

LAMORINIÈRE, furieux.

Robert !

MÉLANIE, avec orgueil.

Sa tante !

ROBERT, à Mélanie qui s’en va.

Et comment va Emmanuel... mon cousin ?

LAMORINIÈRE, avec colère.

Encore !

ROBERT.

Bah ! Entre nous... en famille.

MÉLANIE, faisant la révérence.

Vous me faites honneur, monsieur.

À voix basse.

Quand monsieur n’y sera pas, venez causer un instant ! Il se trame ici quelque chose contre vous et moi !... Mais je veille !

ROBERT, regardant Mélanie, qui sort par la droite en lui faisant des signes d’intelligence.

Qu’est-ce qu’elle a donc ?

 

 

Scène III

 

LAMORINIÈRE, ROBERT

 

LAMORINIÈRE, se levant et allant à Robert.

En vérité, Robert, avec tes mauvaises plaisanteries, tu es insupportable.

ROBERT, se levant.

Bah ! depuis un mois j’ai cinquante ans, je suis presque aussi mûr que vous, et une petite gaillardise par hasard... un retour de jeunesse, c’est bien permis. À cela près, je l’espère, vous êtes content ; depuis un mois, plus de petits soupers, plus d’Opéra. Je vous ai rendu Zoé.

LAMORINIÈRE, riant.

Aussi à commencer par elle, elles sont toutes furieuses contre toi, et ont juré, nouvelles Hermiones, de se venger de ton abandon.

ROBERT.

Vous en êtes sûr ?

LAMORINIÈRE.

Très sûr ! Elles me l’ont dit hier.

ROBERT.

Vous y allez donc toujours ?

LAMORINIÈRE.

Pour savoir des nouvelles seulement...

Il s’assoit sur la causeuse.

ROBERT.

Ah ! mon oncle ! Quelle conduite !

LAMORINIÈRE.

Écoute donc... moi je ne me marie pas ; je reste garçon. Mais aussi quelle dot et quelle prétendue je t’ai données ! Ah çà ! J’espère que tu l’aimes !

ROBERT, allant à la cheminée.

Si je ne l’aimais pas, elle aurait du malheur... je les aime toutes ! Si bonne, si naïve, si aimable ! Pauvre fille, je la plains : elle méritait mieux que moi !

LAMORINIÈRE.

Que veux-tu dire ?

ROBERT.

Vrai... ce n’est pas ma faute. J’ai cru que jamais ce mariage ne réussirait ; je ne me suis mêlé de rien, je vous ai laissé faire et je suis encore à me demander comment vous en êtes venu à bout.

LAMORINIÈRE.

Je te dois la vérité. Je n’étais pas seul. Ursule, envers qui j’étais injuste...

ROBERT.

Quand je vous le disais...

LAMORINIÈRE.

À conduit cette affaire avec une diplomatie, une habileté, mais aussi avec un zèle pour tes intérêts...

ROBERT.

Cette chère Ursule !

LAMORINIÈRE.

Elle s’est établie depuis un mois ton avocat auprès d’Hélène ; tous les défauts, elle les laissait dans l’ombre, ou ne les présentait que sous un côté favorable ; mais pour peu qu’il y eût quelques bonnes qualités...

ROBERT.

Il y en a beaucoup.

LAMORINIÈRE.

Pas tant... pas tant ! Aussi, le sublime de l’art était de les multiplier, de les faire ressortir... et, comme elle avait eu soin d’éloigner M. de Vallombreuse, un jeune homme charmant et bien posé que l’amiral protégeait, le seul concurrent redoutable, elle a prouvé à Hélène qu’elle te préférait à tous les autres ! Une fois maîtresse de cet aveu, je ne sais comment elle s’y est prise auprès de son père, qui ne voulait pas entendre parler de toi et qui te soupçonnait d’être un dissipateur, un mauvais sujet...

ROBERT.

Ces vieux marins ont des instincts...

LAMORINIÈRE.

Elle lui a fait comprendre que, cela fût-il vrai, il n’avait pas le droit de contraindre l’inclination de sa pupille, que Hélène était assez riche pour se donner même un dissipateur si elle le voulait, et qu’après tout, elle avait le droit pour son argent d’être heureuse à sa manière.

ROBERT.

C’est admirable de raisonnement.

LAMORINIÈRE.

Enfin le vieil amiral...

ROBERT.

À consenti ?

LAMORINIÈRE.

Du moins il ne s’oppose plus, et c’est une affaire faite.

Il se lève.

Tu épouses une femme charmante, trois fois millionnaire, et la plus brillante perspective s’ouvre devant nous. Deux fois par semaine je dînerai chez toi ; je te choisirai un cuisinier.

ROBERT.

Ce bon oncle !

LAMORINIÈRE.

Je supprimerai ma stalle à l’Opéra ; j’aurai une place dans la loge de lace, entre les colonnes ; je la louerai pour toi, ça me regarde.

ROBERT.

Ce cher oncle !

LAMORINIÈRE.

Que ne ferais-je pas pour toi !

ROBERT, riant.

Des économies d’abord.

LAMORINIÈRE.

Cela viendra à point... j’en avais besoin... et puis un autre projet encore... Depuis un mois nos échanges continuels de notes diplomatiques m’ont mis presque tous les jours en rapport avec Ursule... qui a toujours été pour moi d’un accueil si ravissant, si séduisant...

ROBERT.

Que vous êtes pris !

LAMORINIÈRE.

Je ne dis pas non, complètement pris.

ROBERT.

Pour le bon motif ?

LAMORINIÈRE, très fat.

Allons donc !... Pour qui me prends-tu ?

ROBERT.

Tenez, mon oncle, pendant que je suis encore garçon, je dois, par esprit de corps, venir en aide à un confrère. Vous ne connaissez pas Ursule. C’est une charmante et sage coquette qui se moquera de vous. Elle vous tiendra la grappe suspendue sans que vous puissiez jamais y mordre.

LAMORINIÈRE.

Non pas ! J’y mordrai ! Je ne suis pas de ceux dont on s’amuse, et je délie la plus coquette de me tenir longtemps en échec !

À demi-voix.

Tu sais que je lui offre souvent des bonbons, qu’elle accepte toujours, privilège des vieux garçons !

Prenant une bonbonnière sur son bureau.

Je viens de glisser au fond de cette boîte...

ROBERT.

La boîte de Pandore.

LAMORINIÈRE.

Précisément ! Je viens d’y glisser une espérance... un tout petit billet si tendre...

ROBERT.

Y pensez-vous ?

LAMORINIÈRE, à demi-voix.

Silence, c’est Mélanie...

Haut.

Que voulez-vous encore ?

 

 

Scène IV

 

LAMORINIÈRE, ROBERT, MÉLANIE, entrant par la porte à droite

 

MÉLANIE, tenant une carte.

Une visite... un ami.

LAMORINIÈRE.

Pour moi ?

MÉLANIE.

Non, pour M. Robert.

LAMORINIÈRE.

Nous avons du monde à déjeuner, nous s’y sommes pas.

MÉLANIE.

C’est ce que j’ai dit.

LAMORINIÈRE va à son bureau.

Nous allons nous marier.

MÉLANIE.

C’est ce que j’ai dit... « C’est donc vrai ! s’est-il écrié avec joie, en s’asseyant ; tenez, mademoiselle, portez ma carte à M. Robert. » Et il a ajouté avec émotion : « C’est celle de quelqu’un qui s’intéresse encore plus que lui à son mariage ! » J’avais envie de l’inviter à déjeuner.

LAMORINIÈRE.

Par exemple !

ROBERT, froidement et regardant la carte.

Rochat... Benjamin Rochat. Ça n’a l’air de rien, eh bien ! ces deux mots signifient sept mille francs.

LAMORINIÈRE et MÉLANIE.

Sept mille francs !

ROBERT.

Pauvre bomme ! Je crois bien qu’il doit être content ; il avait si peu d’espoir d’être payé, sinon après vous, que, quoiqu’il y eût jugement, il me laissait tranquille. Mais aujourd’hui...

LAMORINIÈRE, avec terreur.

Un jugement !

ROBERT.

Oui, mon oncle, et si vous voulez que mon mariage ait lieu... payez... sinon Benjamin Rochat ne sortira pas d’ici qu’il n’ait satisfaction ; et comme l’amiral va arriver.

LAMORINIÈRE, effrayé.

Je n’y pensais plus !

ROBERT.

Lui qui a eu tant de peine à dire oui, serait enchanté d’avoir un prétexte pour dire non. Payez donc.

MÉLANIE.

Eh oui ! Monsieur, payez.

LAMORINIÈRE.

Je le voudrais, mon cher... mais, sept mille francs comptant... d’un seul trait... tout d’une haleine... je ne les ai pas !

MÉLANIE, à voix basse.

Il les a... dans la poche à gauche de son habit.

ROBERT, lui frappant sur la poche de son habit.

Allons, mon oncle... si vous consultiez seulement votre cœur... tenez, de ce côté-ci.

LAMORINIÈRE, avec colère.

Mélanie a parlé.

MÉLANIE.

Oui, monsieur.

ROBERT.

Cette brave fille !

MÉLANIE.

Vous vous rembourserez sur la dot... Il n’y a pas de danger.

LAMORINIÈRE.

Tu crois ?

À Robert.

Mais tu me promets qu’il n’y en a pas d’autres !... d’autres lettres de change qui puissent te conduire en prison ?

ROBERT, se frottant le front.

Des lettres de change... avec jugement... exécutoire... attendez donc, j’ai si peu de mémoire !... Il se peut qu’il y en ait encore une.. deux !... Cela me tromperait beaucoup... en tous cas... on verra bien !

LAMORINIÈRE.

Mais non, morbleu ! Je ne veux rien voir.

MÉLANIE.

Excepté M. Rochat.

On entend sonner.

LAMORINIÈRE.

Voici ces dames, reçois-les... Je vais congédier M. Rochat.

Il sort sur la gauche.

MÉLANIE.

Et moi, veiller au déjeuner.

Elle sort par la droite.

 

 

Scène V

 

HÉLÈNE, URSULE, entrant par la porte du fond, ROBERT

 

ROBERT, allant au-devant des deux dames.

Ah ! que je suis heureux de vous voir !

URSULE, vivement.

Vous nous direz cela tout à l’heure. Mon père a eu ce matin une légère atteinte de goutte qui a failli l’empêcher de venir. Allez donc lui donner le bras pour l’aider à monter l’escalier.

ROBERT, à part.

C’est juste ! Remplissons mon rôle de prétendu.

Il sort vivement par le fond.

 

 

Scène VI

 

HÉLÈNE, URSULE

 

HÉLÈNE, se laissant tomber sur la causeuse.

Ah ! le courage me manque !

URSULE.

Allons donc... y penses-tu ? Est-ce que Robert ne te plaît pas ?

HÉLÈNE.

Je ne dis pas cela... j’étais si en colère que, dans le premier moment, je ne sais pas qui j’aurais épousé ; ne fût-ce que pour prouver à M. Raoul... que je n’avais jamais pensé à lui...

URSULE.

Robert n’est-il pas charmant pour toi ?

HÉLÈNE.

Eh ! mon Dieu, oui... par malheur... Il est si aimable, si complaisant qu’il cherche à me faire rire quand j’ai envie de pleurer. Il se doute, j’en suis sûre, que je ne suis pas heureuse ; car l’autre jour encore il me disait avec un regard triste mais plein d’amitié : « Ma future, j’ai idée que vous aimeriez mieux cire ma sœur. »

URSULE.

Il a dit cela !

HÉLÈNE.

Et le plus étonnant, c’est qu’il a dit juste. Oh ! oui, j’aimerais à l’avoir pour frère ; je lui confierais toutes mes peines ! car, plus le moment approche, et plus j’hésite... et plus je pense... à l’autre.

URSULE.

Il ne faut pas.

HÉLÈNE.

Je le sens bien ! Heureusement, il est loin... car s’il était là... si je le voyais... tout mon courage m’abandonnerait.

URSULE.

Allons, allons, quel enfantillage ! Voici ces messieurs.

 

 

Scène VII

 

HÉLÈNE, URSULE, L’AMIRAL, entrant par le fond, appuyé sur le bras de ROBERT, puis LAMORINIÈRE

 

L’AMIRAL, brusquement.

Merci, monsieur, merci !

S’adressant à Ursule.

J’aurais très bien monté l’escalier sans bras. Je n’ai pas encore besoin, grâce au ciel, d’être remorqué.

URSULE, faisant asseoir l’amiral sur la causeuse.

Voyez, mon père, comme vous êtes difficile à obliger ; vous lui en voulez presque du service qu’il vous a rendu.

L’AMIRAL, avec humeur.

Moi !

LAMORINIÈRE, entrant par la gauche, s’adressant à Robert qui s’est approché de lui, et lui remettant un papier.

Je viens de congédier M. Benjamin Rochat.

URSULE, se retournant.

Qu’est-ce donc ?

LAMORINIÈRE.

Mon cadeau de noce...

D’un air galant.

que j’offre à mon neveu. Ma belle alliée me permettra-t-elle aussi de lui offrir...

URSULE, souriant.

Votre tribut ordinaire... la boîte de pastilles ?

LAMORINIÈRE, avec intention.

Que je vous recommande aujourd’hui spécialement.

URSULE, mettant la boîte dans sa poche, tout en regardant Lamorinière.

Pourquoi donc ?

Pendant ce jeu de seine Robert a conduit à la cheminée Hélène, qui était près du bureau ; Mélanie est entrée par la gauche, et a parlé bas à Robert.

ROBERT.

Mon oncle, M. le notaire nous attend au salon.

LAMORINIÈRE, à l’amiral.

Je n’ai rien à redire à vos intentions, le régime de la communauté est celui qui convient le mieux.

ROBERT.

Permettez... ce n’est pas mon avis !

L’AMIRAL.

Comment ?

ROBERT.

J’entendais... je l’avais dit formellement à mon oncle, que mademoiselle fût mariée sous le régime dotal.

LAMORINIÈRE.

Ce n’était pas possible. Il n’entend rien aux affaires... un régime qui ne permet seulement pas au mari de toucher à la dot de sa femme.

ROBERT.

Précisément ! J’ai mes raisons...

LAMORINIÈRE, bas à Robert.

Imbécile !... trois millions.

ROBERT, de même.

Mon oncle Satan... taisez-vous ! Trois millions dans mes mains... ça brûle... ça brûle...

Haut.

Non ! Pas de communauté ! et si monsieur l’amiral est de mon avis...

L’AMIRAL.

Parfaitement.

LAMORINIÈRE.

Mais alors... c’est un contrat à refaire.

ROBERT.

M. le notaire voudra bien le rédiger à nouveau.

URSULE, s’asseyant à droite.

Sera-ce bien long ?

LAMORINIÈRE.

On ne vous appellera, mademoiselle, que pour la lecture.

Robert offre la main à Hélène, et passe avec elle dans le salon à gauche, avec l’amiral. Lamorinière s’apprête à les suivre. Mélanie entre rapidement par le fond et le retient.

 

 

Scène VIII

 

LAMORINIÈRE, prêt à entrer dans le salon à gauche, MÉLANIE, le retenant, URSULE, assise sur la causeuse à droite

 

MÉLANIE, à demi-voix.

Monsieur... monsieur !

LAMORINIÈRE, avec humeur.

Qu’est-ce ? Un accident au repas ?

URSULE.

Faites, monsieur, ne vous gênez pas !

MÉLANIE, à Lamorinière qui est descendu avec elle au bord du théâtre, à voix basse et rapidement.

Une autre lettre de change de dix-huit...

LAMORINIÈRE, de même et se récriant.

Dix-huit mille francs et sept que je viens de donner, l’ont vingt-cinq !

MÉLANIE.

Qu’il faut payer à l’instant !

LAMORINIÈRE, à part.

Non pas ! Je ne me soucie point de faire des avances aussi considérables... surtout avec la nouvelle rédaction qu’il exige... ce régime dotal qui ne me va pas !

À Mélanie à demi-voix.

Dis à ce monsieur que demain il réglera cette affaire-là avec mon neveu lui-même !

MÉLANIE.

Prenez garde... il a un air méchant, et je craindrais de lui quelques mauvais traits.

LAMORINIÈRE.

Le contrat signé, peu m’importe !

MÉLANIE.

Et puis, voilà encore le grand monsieur de ce matin, en habit noir et en cravate blanche, il voulait vous parler.

LAMORINIÈRE, vivement et comme voulant sortir.

Il est là ?...

MÉLANIE.

Vous étiez en affaire, il a laissé sa carte... Bellaguet, administrateur.

LAMORINIÈRE, la prenant.

C’est bien.

MÉLANIE, à part, sortant par la droite.

Je saurai ce que c’est.

 

 

Scène IX

 

LAMORINIÈRE, URSULE, toujours sur le canapé, à droite, ROBERT, sortant du salon à gauche

 

ROBERT.

Mon oncle, mon oncle, venez donc... on vous attend pour vous soumettre la nouvelle rédaction.

LAMORINIÈRE, entrant dans le salon.

J’y vais !

URSULE, qui, pendant la fin de la scène précédente, a tiré de sa poche une lettre, qu’elle a regardée d’un air attentif.

Robert ! Un service !

ROBERT, qui allait rentrer au salon, accourt auprès d’elle.

Deux, plutôt.

URSULE.

Vous, l’ami de Raoul, connaissez-vous son adresse, à Londres ?

ROBERT.

Sans doute ! Pourquoi ?

URSULE.

C’est que la jeune marquise de Villiers, mon amie intime...

ROBERT.

Celle que vous avez mariée ?

URSULE.

Oui, la nièce du ministre, voudrait faire parvenir le plus tôt possible cette lettre à Raoul.

ROBERT, la prenant.

Donnez ! Ce ne sera pas long ; dès aujourd’hui, je l’espère...

URSULE, effrayée.

Que voulez-vous dire ?

ROBERT.

Croyez-vous donc que je me marie sans mon meilleur ami ?

URSULE, inquiète.

Il va venir !

ROBERT.

Paris n’est pas si loin de Londres, je lui ai écrit ces deux lignes seulement : « Je t’attends pour signer à mon contrat de mariage. » Soyez tranquille, aujourd’hui, peut-être, il aura sa lettre.

Il entre dans le salon, à gauche.

 

 

Scène X

 

URSULE, puis RAOUL

 

URSULE.

Et moi, j’espère, il arrivera trop tard !

MÉLANIE, entrant par le fond.

M. Raoul de Mornas !

Elle sort dès que Raoul est entré.

URSULE, poussant un cri de frayeur.

Lui !

Elle se remet tout à coup, prend un air riant et court au-devant de Raoul, qui paraît en ce moment.

Ah ! vous, monsieur, vous ! quel bonheur ! On vous attendait, mais en désespérant presque.

RAOUL, avec émotion.

Ce n’est qu’hier, le croiriez-vous ? que j’ai reçu la lettre de Robert... il est si étourdi !

URSULE.

Oui... l’amour... la joie lui tournent la tête.

RAOUL, de même.

Au point qu’il m’écrit à la hâte quelques mots à peine lisibles : « Je t’attends pour mon contrat, » sans me donner aucun détail, sans me nommer même la personne...

URSULE.

En vérité ?... Mademoiselle Hélène de Mailly !

RAOUL, hors de lui.

Vous en êtes sûre ? vous ne vous trompez pas ?

URSULE, montrant le salon à gauche.

Ils sont là !... On lit le contrat.

RAOUL, laissant échapper un cri de douleur.

Ah !

URSULE, allant à lui.

Raoul, qu’avez-vous ? D’où vient ce trouble ?

RAOUL, cherchant à se remettre.

Pardon !... si devant vous, si devant une amie, j’ai été faible à ce point... Ne me trahissez pas !

URSULE, jouant l’étonnement.

Ah ! qu’est-ce que j’apprends ? Celle dont vous me parliez, il y a un mois, celle que vous aimiez... c’était elle ?

RAOUL.

Oui !

URSULE, d’un ton de reproche.

Et vous ne me l’avez pas dit ! Vous avez eu des secrets pour moi ! Ah ! c’est mal, Raoul, c’est mal ! Car je pouvais vous servir, je le peux encore ! Oui, il est encore temps... je peux tout dire à Hélène, à mon père, qui est son tuteur... et retarder... empêcher ce mariage.

RAOUL.

Nous opposer au bonheur d’un ami ! Une pareille idée ne serait digne ni de vous, ni de moi !

Avec dépit.

Et puis, si elle l’épouse... c’est qu’elle l’a choisi, c’est qu’elle l’aime... et de quel droit irais-je alors...

URSULE.

Ah ! Vous avez raison.

RAOUL.

Je me tairai ! Nul autre que vous ne connaîtra ce rêve qui n’a duré qu’un instant et qui se dissipe pour toujours. Mon honneur vous en est le plus sur garant ; la femme d’un ami n’est plus rien pour moi !

URSULE.

Bien, Raoul !

RAOUL, tombant accablé sur la causeuse.

Et maintenant, conseillez-moi ! Que dois-je faire ? Partir ou rester ?

URSULE, après un instant de réflexion.

Partir vaut mieux ! non que je doute de votre parole ou de votre courage ; mais l’absence rend la lutte moins pénible, la victoire plus prompte, et bientôt vous oublierez... Tout s’oublie...

Avec une émotion croissante.

Vous le savez bien !

RAOUL.

Ursule !

URSULE.

Les soucis de la fortune ou de l’ambition vous viennent en aide à vous autres hommes ; tout vous console... jusqu’au bonheur même de pouvoir parler de vos souffrances. Chez nous, on souffre aussi... mais sans se plaindre... le sourire sur les lèvres !

Souriant.

Moi, par exemple, je peux vous le dire maintenant, nous sommes d’anciens amis.

Avec bonhomie.

Et puis, je suis forte, je suis brave... vous en aimez une autre !

Feignant la gaieté.

Eh bien ! ce n’est pas sans peine que je suis parvenue à chasser certains souvenirs...

Souriant.

si toutefois, je ne me vante pas encore !

RAOUL, vivement.

Que dites-vous ?

URSULE, de même.

Il ne s’agit pas de moi ; on s’habitue à vivre dans l’ombre et le silence ; on s’habitue à souffrir... ou plutôt on se console, croyez-moi, en pensant à ses amis, en faisant pour eux les rêves qu’il n’est plus permis de faire pour soi. C’est encore être heureux que de s’occuper de leur bonheur et de leur avenir. Voyons, quels sont vos projets ?

RAOUL, se levant.

Je ne sais... je sens autour de moi comme une solitude immense... comme un froid glacial et mortel. Je cherche en vain un regard ou une main amie... il me semble que personne ne s’intéresse plus à moi, que personne ne m’aime plus au monde !

URSULE, lui tendant la main.

Ingrat !

RAOUL, la saisissant.

Ah ! il y a des moments, dans le malheur, où le cœur vole tout entier vers le cœur qui lui apporte espoir et consolation ! Soyez bénie, vous qui me rendez la force et le courage, car je désespérais de moi !

URSULE, d’un ton de reproche caressant.

Allons donc !... Allons, ne vous laissez pas abattre ainsi. À un homme tel que vous, Raoul, le découragement n’est pas permis. Songez à ce que vous devez au monde et à vous-même ! C’est quand déjà les premiers obstacles sont franchis, c’est quand le chemin s’offre à vous brillant et facile que vous vous arrêtez, que vous reculez ? C’est devant vous qu’il faut lever les yeux, c’est au premier rang qu’il faut arriver. La place d’ingénieur en chef est vacante, vous l’obtiendrez.

RAOUL.

Moi, jeune homme !... Il faut pour cela de longues années.

URSULE.

Il faut pour cela du mérite... vous l’obtiendrez ! Il faut que celle qui vous a délaissé vous regrette, et que celle qui vous aimera soit fière de vous. Allons, courage !... Je ne suis qu’une femme, moi, mais il me semble que je sacrifierais tout pour voir au premier rang celui que j’aimerais ; et ce qu’une femme aurait le courage de faire pour son ami, vous hésiteriez à le tenter pour vous, pour votre propre gloire ?... Non, vous êtes décidé... plus de faiblesse, plus d’amour, vous n’écouterez désormais qu’une seule voix... celle de l’honneur !

RAOUL.

La vôtre ! Ah ! mon amie, ma seule amie ! Vous me sauvez de moi-même ! Et plus je vous regarde, moins je conçois par quel aveuglement j’avais pu méconnaître un cœur si noble, si élevé, si dévoué ! Mais un jour, je l’espère, il me sera permis de m’acquitter et de prouver ma reconnaissance...

URSULE, vivement.

Je n’en veux qu’une preuve.

RAOUL.

Laquelle ?

URSULE.

C’est que vous ne m’en parliez jamais.

RAOUL.

C’est impossible !

URSULE, avec émotion.

Et moi je vous en supplie... sinon pour vous... du moins pour moi.

RAOUL.

Que dites-vous ?

 

 

Scène XI

 

ROBERT, URSULE, RAOUL, puis MÉLANIE

 

ROBERT, sortant du salon à gauche.

Mademoiselle, on n’attend plus que vous pour la lecture.

Apercevant Raoul.

Ah ! Tu arrives à temps...

Ursule a gagné la cheminée.

RAOUL, avec émotion.

Me voici.

Il fait un pas pour entrer au salon.

ROBERT, le retenant.

Un instant ! J’ai d’abord à te remettre un papier dont j’ignore le contenu.

RAOUL.

Et qui te l’a remis ?

ROBERT.

Mademoiselle Ursule, qui voulait te le faire parvenir.

RAOUL, regardant Ursule.

À moi ?

ROBERT.

Et qui venait de le recevoir elle-même du marquis et de la marquise de Villiers, tous deux parents du ministre...

À Mélanie, qui vient d’entrer mystérieusement et qui s’est approchée de lui.

Qu’est-ce que tu me veux ?

MÉLANIE, à demi-voix.

Une personne demande à vous parler.

ROBERT.

À moi ?

MÉLANIE.

À vous seul... Elle est en bas dans sa voiture, et je ne sais pas si c’est un homme ou une femme... je n’ai vu que son domestique.

ROBERT.

Silence !

Il l’interroge à voix basse, à gauche. Ursule est au milieu du théâtre. Raoul, à droite, parcourt avec émotion la lettre qu’il vient d’ouvrir.

RAOUL.

Oui, la signature du ministre.

Lisant.

Ô ciel ! Une place pareille que l’on m’accorde, à moi qui n’ai rien demandé !

Regardant Ursule.

Ah ! je devine ! C’est vous, c’est votre amitié ; qui a fait agir pour moi le marquis et sa femme.

URSULE, allant à lui, et comme ayant peur qu’il ne soit entendu de Robert.

Non, non, silence, monsieur ! An nom du ciel, silence !

RAOUL.

Avec tous, mais non pas avec vous, ma seule, ma généreuse amie, à qui je consacre désormais ma vie entière.

URSULE.

Que dites-vous ?

RAOUL.

À vous mon avenir, quel qu’il soit... je le jure sur l’honneur !

URSULE, lui mettant la main sur la bouche.

Taisez-vous ! Vous voulez donc que je meure de joie ?

ROBERT, qui, pendant ce temps-là, a continué à causer avec Mélanie.

Et pas d’autres renseignements ?

MÉLANIE.

Puisque les stores sont baissés ; mais elle veut à l’instant même vous voir et vous parler pour la dernière fois, dit-elle ; sinon elle fait un éclat...

ROBERT, à part.

C’est Zoé ! Un autre jour, ça me serait bien égal, mais aujourd’hui...

Avec résolution.

J’y vais !

MÉLANIE.

Seul... monsieur ?

ROBERT.

Non.

MÉLANIE.

Je vous accompagne.

ROBERT, impatienté.

Eh ! non, pas toi ; Raoul, viens avec moi.

RAOUL.

Et pourquoi ?

ROBERT.

Viens, te dis-je... j’ai à te parler.

À Ursule.

Veuillez m’excuser si je vous l’enlève... nous revenons. Tâchez que, pendant quelques minutes seulement, on ne s’aperçoive pas de notre absence.

Robert sort par le fond en emmenant Raoul. Mélanie les suit.

 

 

Scène XII

 

URSULE, seule, et d’un air triomphant

 

C’est lui... c’est lui-même qui m’a offert sa main ! Il a dit sur l’honneur ! Et Raoul n’y a jamais manqué !

Avec joie et à demi-voix.

Lui, mon mari, Robert, celui d’Hélène... rien ne peut plus désormais déranger nos plans.

 

 

Scène XIII

 

URSULE, L’AMIRAL et LAMORINIÈRE, entrant par la gauche

 

L’AMIRAL.

Non, monsieur, vous direz ce que vous voudrez, mais je suis honnête homme avant tout... ce ne sera pas.

URSULE.

Eh ! mon Dieu, mon père, qu’y a-t-il ?

L’AMIRAL, tenant à la main un paquet de lettres.

Ce qu’il y a... opposition à son mariage.

URSULE.

Opposition, et par qui ?

L’AMIRAL.

Par l’Opéra ! Toute la danse qui réclame ! Et les preuves à l’appui ! Une masse de lettres et de billets doux que l’on m’adresse à moi... le tuteur ! Liasse n° 1 : les premiers sujets ; liasse n° 2 : les chœurs.

Présentant les lettres à Ursule.

Vois, vois plutôt.

Les lui retirant.

Non, tu ne peux pas voir...

À part.

J’oublie toujours qu’elle n’est pas mariée.

S’adressant à Lamorinière.

Mais je m’en rapporte à l’oncle du futur, qui s’y connaît... Qu’il me réponde, s’il ose...

LAMORINIÈRE, regardant autour de lui.

Qu’il réponde lui-même... qu’il vienne, qu’il se détende... Où est-il ?... où est-il donc ?

 

 

Scène XIV

 

URSULE, L’AMIRAL, LAMORINIÈRE, MÉLANIE, entrant vivement, puis HÉLÈNE

 

MÉLANIE.

Où il est, monsieur ? Enlevé !

L’AMIRAL.

Par une femme ?

MÉLANIE.

Si ce n’était que cela... une grande voiture, des stores baissés...

L’AMIRAL, criant à tue-tête.

Deux femmes ?

MÉLANIE.

Non, monsieur... trois recors... une ruse... un guet-apens !

À Lamorinière.

C’est votre faute.

LAMORINIÈRE.

À moi ?

MÉLANIE.

La lettre de dix-huit mille francs... On l’a enveloppé... jeté dans la voiture, fouette, cocher !... et M. Raoul qui était là...

HÉLÈNE, qui vient d’entrer par la gauche, avec émotion.

Raoul... il est ici ?

MÉLANIE.

Il venait d’arriver... M. Raoul leur criait en vain : « Arrêtez ! Arrêtez ! »

L’AMIRAL, furieux.

Qu’est-ce que j’apprends là ?

URSULE, s’efforçant de parler.

Mais, mon père...

LAMORINIÈRE et MÉLANIE, de même.

Mais, monsieur...

L’AMIRAL.

Il suffit !... Plus de mariage ! Le bonheur de cette jeune fille m’est confié.

MÉLANIE, regardant Hélène qui, au nom de Raoul, s’est évanouie sur une chaise, à gauche.

Ah ! elle se trouve mal !

LAMORINIÈRE, à l’amiral.

Je crois bien... elle adorait mon neveu !

URSULE, à l’amiral.

Un pareil éclat, sans me consulter... Qu’avez-vous fait, mon père ?

L’AMIRAL.

Mon devoir ! J’ai retiré ma parole ; leur mariage est rompu !

URSULE, à demi-voix, avec colère.

Et le mien aussi peut-être !

L’AMIRAL, effrayé.

Hein, que dis-tu ?

URSULE.

Silence !

Mélanie et Lamorinière se sont empressés autour d’Hélène, toujours évanouie sur la chaise, à gauche, pendant que l’amiral, stupéfait, regarde sa fille qui lui fait signe de se taire.

 

 

ACTE III

 

Chez l’amiral. Un salon d’un style sévère ; porte au fond, portes latérales ; table à gauche ; table à droite.

 

 

Scène première

 

URSULE, seule, assise près de la table à gauche

 

J’ai attendu Raoul hier toute la journée et il n’est pas venu, et il ne m’a rien fait dire. Plus de doute ! Il était là quand on a emmené Robert... il aura appris la rupture de son mariage. Libre !... Hélène est libre ! Les espérances de Raoul sont revenues, et ses nouvelles promesses ont été promptement oubliées.

Se promenant avec agitation.

Tous de même ! Je devais m’y attendre ; mais son manque de foi n’aura pas la récompense qu’il espère. Il n’est pas encore le mari d’Hélène ; je ne peux plus lui opposer Robert, il est vrai !... Mais M. de Vallombreuse, que j’avais éloigné pour lui, a déjà été prévenu et rappelé par moi !... Il s’est présenté hier chez mon père, qui consent... Ah ! nous verrons ! Pour me venger de Raoul, je ne sais pas ce dont je ne serais pas capable ! D’abord, je me marierai ! Oh oui... à tout prix, j’y suis décidée... Qui vient là ?

Avec joie.

Est-ce Raoul ?

UN DOMESTIQUE, annonçant.

Monsieur de Lamorinière.

URSULE, à part.

Qui vient plaider encore pour son neveu, quel ennui !

 

 

Scène II

 

LAMORINIÈRE, URSULE

 

URULE, allant au-devant de lui d’un air gracieux.

Eh bien ! mon pauvre monsieur de Lamorinière !

Elle le fait asseoir à droite et s’assied près de lui.

Eh bien ! malgré nos efforts, nous sommes donc battus, complètement battus ?

LAMORINIÈRE.

Tout n’est pas encore désespéré ; et, si vous restez fidèle à notre alliance...

URSULE.

Pouvez-vous en douter ?

LAMORINIÈRE.

Aussi... je viens vous consulter. Que pourrions-nous faire pour calmer l’amiral ? Si je payais cette malheureuse lettre de change de dix-huit mille francs ?... Qu’en pensez-vous ? Cela me coûterait... mais enfin... si mon neveu me les rendait...

URSULE, réfléchissant.

Payer... dix-huit mille francs...

LAMORINIÈRE.

Ce n’est pas votre avis ?

URSULE.

Non, c’est inutile.

LAMORINIÈRE.

Très bon avis, dont je vous remercie.

URSULE, à demi-voix.

Et puis il vaut peut-être mieux que Robert n’ait pas sa liberté.

LAMORINIÈRE.

Vous croyez ?

URSULE.

Libre... il nous nuirait... nous entraverait par ses imprudences...

Rêvant.

Il faut, pour le servir malgré lui...

LAMORINIÈRE.

Le laisser en prison ?... Que vous êtes bonne ! Et puis, quel tact, quel coup d’œil ! C’est qu’on parlait d’un concurrent redoutable... qu’autrefois vous aviez éloigné... M. de Vallombreuse ; on disait qu’il n’avait pas perdu de temps, que dès hier il s’était remis sur les rangs... Ce n’est donc pas vrai ?

URSULE.

Si ! Mon père l’a reçu. Impossible de ne pas le recevoir ; mais soyez tranquille, je suis là...

LAMORINIÈRE.

Le malheur ne vous éloigne donc pas de vos amis ?

URSULE.

Il m’en rapprocherait plutôt ; et croyez bien, monsieur... que depuis avant-hier...

LAMORINIÈRE.

Depuis avant-hier ?...

URSULE.

Mes sentiments d’estime et d’amitié n’ont diminué en rien... au contraire.

LAMORINIÈRE.

Ah ! comment ne pas vous aimer !

À part.

Ma foi, elle a l’air bien disposée... du courage !

Haut.

Vous daignez donc me pardonner mon présent indiscret... d’avant-hier ?

URSULE.

Lequel ?

LAMORINIÈRE.

Cette boîte de pastilles que sans doute vous avez ouverte.

URSULE.

Oui ; mais je ne me rappelle plus

Regardant autour d’elle.

où je l’ai laissée, ce matin... Ah ! sur la cheminée ou sur le bureau de mon père.

LAMORINIÈRE, à part.

Ah, mon Dieu !

Haut.

De sorte que vous n’avez pas lu ma lettre ?

URSULE, étonnée et souriant.

Une lettre ? Vous m’avez écrit... vous, monsieur de Lamorinière... qui me voyez tous les jours ?

LAMORINIÈRE, mystérieusement.

Il est des choses qu’on n’oserait peut-être pas dire... et que l’on a moins de peine à exprimer par écrit...

URSULE, étonnée.

Qu’entends-je !

LAMORINIÈRE.

Tels sentiments par exemple... que l’on craindrait devoir repousser...

URSULE.

Pourquoi donc ?

LAMORINIÈRE, continuant, avec chaleur.

Non pas qu’ils ne soient plus sincères et aussi brûlants qu’au printemps de la vie ; mais à mon âge... on a raison de se défier de soi-même... et de trembler.

URSULE, gaiement.

Quoi !... vous, monsieur, vous m’aimez !

LAMORINIÈRE, avec chaleur.

Si je vous aime ! Ah ! je suis bien malheureux... si jamais vous ne vous en êtes aperçue...

URSULE, réprimant un sentiment de joie.

Monsieur, ce n’est pas à moi... c’est à mon père qu’il faut adresser une pareille demande...

LAMORINIÈRE, à part.

À son père ! Diable ! ce n’est pas cela...

URSULE.

Quant à moi, je suis trop raisonnable pour qu’une différence d’âge, qui, après tout, n’est pas si considérable, me ferme les yeux sur des qualités justement appréciées de tous !

LAMORINIÈRE, avec embarras.

Mademoiselle...

À part.

Mais elle se trompe, mais nous n’y sommes plus...

URSULE, baissant les yeux.

Ce qu’il m’est seulement permis de vous dire, monsieur, c’est la confiance qui m’est inspirée, moins par l’âge dont vous parlez, que par votre réputation de loyauté et de probité...

LAMORINIÈRE.

Mademoiselle...

URSULE.

De délicatesse...

LAMORINIÈRE.

Mademoiselle...

URSULE.

Et d’honneur surtout !

LAMORINIÈRE, à part.

Nous voilà à cent lieues de la question ! Impossible d’y revenir maintenant...

Haut.

Permettez... mademoiselle, permettez...

UN DOMESTIQUE, entrant.

Quelqu’un fait demander monsieur de Lamorinière.

LAMORINIÈRE, avec impatience.

Pas dans ce moment...

À Ursule.

Car je tiens à vous dire, mademoiselle...

LE DOMESTIQUE.

C’est M. Robert.

URSULE et LAMORINIÈRE, stupéfaits.

Robert !

URSULE.

Il est donc libre, et vous ne me le dites pas ! Vous vouliez me le cacher...

LAMORINIÈRE.

Libre... Je l’ignorais, et j’ignore encore comment cela s’est fait.

URSULE.

Et moi, je le devine ! C’est vous, monsieur, c’est vous !...

LAMORINIÈRE.

Non.

URSULE.

Qui avez payé cette dette... dix-huit mille francs !

LAMORINIÈRE.

Non ! le diable m’emporte !

URSULE.

Vous ne voulez pas en convenir ! N’importe, monsieur, c’est bien, c’est beau !... C’est un nouveau trait de délicatesse qui plaiderait en votre faveur, si c’était à moi de décider... mais, comme je vous l’ai dit... c’est à mon père seul qu’il appartient de prononcer... et puis, avant tout... votre neveu qui vous attend...

LAMORINIÈRE.

J’y vais ! Qu’a-t-il à me dire ?

À part.

En attendant, j’ai fait là une fausse manœuvre.

Faisant un pas vers Ursule.

Et je voudrais à tout prix.

URSULE, avec dignité et lui faisant une révérence.

Je ne vous retiens plus, monsieur.

Lamorinière sort par la porte du fond.

 

 

Scène III

 

URSULE, seule, avec un élan de triomphe

 

Enfin ! Je suis mariée... je suis vengée ! je ne regrette rien ! Il a cinquante ans, je crois... ou cinquante-deux, ou cinquante-quatre... je ne sais pas au juste... mais il a un nom !... une fortune ! Ce seront quelques années d’esclavage encore ; mais, après lui, veuve, jeune, riche, immensément riche... quelle position !... celle que j’avais rêvée... Ah ! que je vais les humilier à mon tour ! Que de flatteries et de faussetés ils m’ont coûtées, que je vais leur faire payer.

 

 

Scène IV

 

URSULE, L’AMIRAL, entrant par la porte à gauche, le chapeau sur la tête, l’habit boutonné, la canne à la main

 

URSULE, allant à lui avec joie.

Ah ! mon père, si vous saviez !... Apprenez...

L’AMIRAL, se promenant avec agitation.

Je n’ai pas le temps...

Il sonne. Un domestique paraît.

Une voiture, à l’instant !

URSULE.

Comment ! vous sortez ?

L’AMIRAL, brusquement.

Oui.

URSULE.

Vous êtes déjà sorti ce matin pour aller chez votre banquier.

L’AMIRAL.

Oui.

URSULE.

Pour quelle nouvelle affaire ?

L’AMIRAL.

Cela me regarde seul.

URSULE.

Quand reviendrez-vous ?

L’AMIRAL.

Je ne sais.

URSULE, le voyant se promener en long et en large en toussant.

Je ne vous ai jamais vu ainsi... une fureur concentrée... et votre asthme qui semble redoubler ! Je ne vous demande qu’un instant... pour une chose de la plus haute importance... M. de Lamorinière sort d’ici...

L’AMIRAL, avec fureur et voulant s’élancer.

Lamorinière !... lui !

URSULE, le retenant.

Qu’avez-vous donc ?

L’AMIRAL, se contenant.

Rien ! Continue... Que t’a-t-il dit ?

URSULE, avec joie.

Il me demande en mariage.

L’AMIRAL, cherchant à modérer sa colère.

Ah ! Tu appelles cela une demande en mariage

URSULE.

Qu’est-ce donc ?

L’AMIRAL.

Tout à l’heure... chez moi, dans un accès de toux et de colère, j’ai renversé sur mon bureau une boîte, au fond de laquelle se trouvait ce billet... Tiens, vois toi-même...

Pendant qu’Ursule parcourt le billet.

Oser écrire une pareille lettre à ma fille ! Je le tuerai... Je vais chez lui, chez mes témoins, et ce soir ou demain...

URSULE, poussant un cri et tombant assise près de la table, à droite.

Ah ! Quelle humiliation ! Là où je croyais un hommage... il n’y avait qu’une insulte ! Où allez-vous, mon père ?

L’AMIRAL, froidement.

Chez le ministre, qui m’a fait demander. Quant à de pareils outrages, il faut les mépriser.

URSULE, vivement.

Oui, oui, et surtout ne pas leur donner de retentissement.

L’AMIRAL.

Tu as raison.

LE DOMESTIQUE, paraissant.

La voiture est en bas.

L’AMIRAL.

C’est bien...

Il fait un pas pour sortir et revient.

Tu recevras en mon absence...

Cherchant.

Qui donc ?... Ah ! Hélène d’abord, que je fais sortir du couvent pour lui parler de la demande de M. de Vallombreuse, que nous protégeons maintenant...

Il fait quelques pas et revient encore.

Ah !... et puis Raoul, à deux heures.

URSULE, surprise, et avec joie.

Il va venir ?

L’AMIRAL.

Je l’ai rencontré ce matin chez mon banquier, où il venait chercher de l’argent.

URSULE.

Lui !

L’AMIRAL.

« Monsieur, s’est-il écrié en me voyant... des courses... des démarches pour la délivrance d’un ami ont absorbé hier toute ma journée ; mais aujourd’hui, grâce au ciel ! Robert va être libre... moi aussi... et si vous voulez me permettre de vous rendre ma visite à vous et à mademoiselle Ursule... » De grand cœur, me suis-je écrié ; à deux heures, je vous attendrai...

URSULE.

Et vous sortez ?

L’AMIRAL, furieux.

Je ne puis donc pas sortir quand il me plaît ?

URSULE.

Mais, mon père...

L’AMIRAL.

Ne m’irrite pas davantage ! Il faut que je sorte... Reçois-le... et adieu, adieu, ma fille !

Il l’embrasse et sort.

 

 

Scène V

 

URSULE, seule, avec joie

 

Il va venir !... Et j’ai pu douter de lui ! Ah ! Hélène !

 

 

Scène VI

 

URSULE, HÉLÈNE, entrant par la gauche

 

URSULE, allant à elle.

Te voilà, chère enfant... Mon père t’a écrit ses intentions ?

HÉLÈNE.

Et les tiennes... au sujet de M. de Vallombreuse, dont tu me fais l’éloge et dont tu me presses d’accueillir les prétentions !... Je te remercie de ton amitié, si constante et si bonne, qui ne cesse point de s’occuper de moi.

URSULE.

C’est tout simple... Il faut le distraire de ces derniers ennuis.

HÉLÈNE.

Ce serait m’en créer de nouveaux. Je viens te supplier, toi, ma bonne Ursule, toi et mon tuteur, de ne songer pour moi à aucun parti... je ne veux plus me marier.

URSULE.

Allons donc !

HÉLÈNE.

J’y suis résolue... fermement résolue... Je resterai fille, comme toi.

URSULE, piquée.

Comme moi !

HÉLÈNE.

Nous ne nous marierons jamais !

URSULE, embarrassée.

Parle pour toi... Moi, je n’y renonce pas, bien loin de là ; car... je ne sais comment te l’avouer... je crois que je vais bientôt me marier.

HÉLÈNE, vivement.

En vérité ! Ah ! si c’est avec quelqu’un que tu aimes, je suis heureuse de ton bonheur ! Crains-tu de me l’avouer ?

URSULE.

Ah ! C’est que, par une circonstance, par un hasard que je ne soupçonnais pas... et que nous ne pouvions prévoir, il se trouve que ce mariage ne peut avoir lieu, telle est du moins ma volonté, sans ton consentement.

HÉLÈNE.

Que me dis-tu là ?

URSULE.

Te souviens-tu qu’il y a un mois... M. Raoul de Mornas m’avait avoué... qu’il aimait quelqu’un ?

HÉLÈNE, vivement.

Je le sais... une Anglaise !

URSULE.

Non !... Celle personne... qu’alors il ne voulut point nommer...

HÉLÈNE.

Eh bien ?

URSULE.

Juge de mon étonnement... lorsque avant-hier il m’a déclaré que cette personne... c’était moi !

HÉLÈNE.

Toi ?

URSULE.

Moi ! Tu penses qu’en ce moment... c’était le jour de la lecture de ton contrat avec Robert, je ne pouvais te parler ni de cet aveu... ni de ma surprise, d’autres événements nous préoccupaient ! Mais aujourd’hui, que Raoul annonce l’intention de venir demander ma main à moi... et à mon père, tu comprends qu’avant de permettre une telle démarche... je devais te prévenir... toi, ma meilleure amie...

Avec dignité.

Hélène, si ce mariage t’offense ou te blesse, je le refuserai.

HÉLÈNE.

Y penses-tu !

URSULE.

Si tu aimes encore Raoul...

HÉLÈNE, vivement.

Moi, du tout... je ne l’aime plus... j’y avais déjà renoncé, tu le sais, j’y renonce pour toujours et avec joie pour toi, mon amie, si noble, si loyale, si dévouée !... Et, s’il est vrai que Raoul doive aujourd’hui venir te demander en mariage...

UN DOMESTIQUE, sortant du salon, à droite.

M. Raoul de Mornas attend mademoiselle au salon.

URSULE.

Tu vois !

HÉLÈNE.

Va, mon amie, va le recevoir.

URSULE, l’embrassant.

Chère petite !... Ah ! tu peux compter toujours sur mon affection...

En s’en allant.

C’est toi qui le veux...

HÉLÈNE, très émue.

Oui !...

Ursule sort par la porte, à droite ; Hélène va s’asseoir près de la table, à gauche, cache sa tête dans ses mains et éclate en sanglots.

 

 

Scène VII

 

HÉLÈNE, à gauche, près de la table, ROBERT, entrant par la porte du fond

 

ROBERT, entrant et apercevant Hélène.

Que vois-je ? Hélène en pleurs !

HÉLÈNE, levant la tête.

Monsieur Robert !

ROBERT, s’asseyant près d’elle.

Ne pleurez pas ! Vous ne m’épousez plus. Non, je me rends justice, je ne suis pas digne de vous... L’amiral me rendrait sa parole que je ne l’accepterais pas... Ainsi donc, rassurez-vous et n’ayez plus de chagrin.

HÉLÈNE.

Ah ! Ce n’est pas cela !

ROBERT.

Un malheur plus grand ? Il faut le chasser... je m’en charge.

HÉLÈNE.

Ce serait peine perdue !

ROBERT.

Essayons toujours. Je vous porte un si vif intérêt, j’ai conçu pour vous tant d’affection et d’estime... dans le peu de temps que vous avez été ma femme... je veux dire ma fiancée... Ah ! vous souriez déjà... vous voyez bien que je saurai vous consoler.

HÉLÈNE.

Monsieur Robert !

ROBERT.

Permettez-le-moi. Je donnerais tout au monde pour vous voir heureuse.

HÉLÈNE.

Et moi pour avoir en vous un frère et un ami.

ROBERT, se levant.

C’est dit, j’accepte. Et maintenant que je suis désintéressé dans la question... moi, votre frère, votre tuteur, je me permettrai de vous défendre et de vous conseiller. Connaissez-vous d’abord M. de Vallombreuse, qu’on veut vous donner pour mari ?

HÉLÈNE.

Un charmant jeune homme, dit-on.

ROBERT.

Ce n’est pas un jeune homme, il n’a jamais été jeune.

HÉLÈNE.

Il a vingt-cinq ans.

ROBERT.

Son cœur en a cinquante ! C’est un spéculateur pour qui vous êtes une spéculation, une prime.

HÉLÈNE.

Je vous remercie. C’est Ursule qui me pressait de l’accepter.

ROBERT.

Ursule, mon alliée !... Qui ce matin encore promettait d’éloigner ce rival ! Il est vrai qu’elle conseillait aussi à mon oncle de me laisser en prison... pour mon bien !

HÉLÈNE.

Elle !

ROBERT.

Oui. Mon oncle vient de me le dire à l’instant. Après cela, c’est peut-être ainsi qu’elle entend l’alliance entre nous, la Sainte-Alliance. Tenez, ma sœur et ma pupille, notre amie Ursule, pour qui j’ai combattu jusqu’ici, m’inspire depuis ce matin une secrète défiance.

HÉLÈNE.

Taisez-vous... l’amie la plus sincère, la plus généreuse... Elle vient à l’instant même de m’en donner une preuve.

ROBERT.

Laquelle ?

HÉLÈNE.

Je ne peux pas vous la dire.

ROBERT.

Tant pis. J’estime peu les preuves qu’on ne peut faire connaître au grand jour ; car enfin je vous ai trouvée ici en larmes.

HÉLÈNE.

Pour un chagrin... qui n’existe plus... qui ne peut plus se renouveler. J’ai déclaré que je refusais d’avance tous les prétendants.

ROBERT.

Ce n’est pas raisonnable ! Parce que vous êtes mal tombée d’abord, il ne faut pas vous décourager.

HÉLÈNE.

Je veux rester fille... toujours fille !

ROBERT.

C’est Ursule qui vous a conseillé cela ?

HÉLÈNE.

Non.

ROBERT, la faisant asseoir à droite.

Qu’importe ! Je m’y oppose. Vous êtes trop bonne, trop loyale, trop franche pour vivre seule dans le monde, vous y joueriez un rôle de dupe. Vous avez besoin d’un guide sûr, d’un protecteur. Je sais bien que je suis là, mais cela ne suffit pas. Écoutez-moi : il n’y a au monde que deux amis que j’aime, mais de cette amitié qui donne le droit de dire : où faut-il se faire tuer pour eux ?... j’y cours. Ces deux personnes-là, c’est vous et mon ami Raoul.

HÉLÈNE.

Ô ciel !

ROBERT, s’asseyant près d’elle.

Connaissez-vous mon ami Raoul ?

Se frappant la tête.

Eh ! oui, il me l’a dit ; vous l’avez rencontré dans votre traversée. C’est égal, vous ne le connaissez pas comme moi. Il a pour lui le talent, l’instruction, Tordre, la bonne conduite... toutes les qualités que je n’ai pas. Enfin, la perfection même. C’est un cœur d’or ; c’est lui qui, possédant à peine une dizaine de mille francs d’économies, les a sacrifiés hier pour me tirer de prison ; c’est lui qui, voyant que cette somme ne suffisait pas, s’est engagé...

HÉLÈNE.

Lui !

ROBERT.

Parbleu ! il n’est pas comme moi... sa signature vaut de l’or chez tous les banquiers du monde.

HÉLÈNE, avec émotion.

Ah ! c’est bien !...

Vivement.

Non, c’est mal... c’était à moi, votre sœur... et votre pupille.

ROBERT, se levant.

À payer les dettes du tuteur ? Bravo ! Heureusement le tuteur a le droit de refuser sa pupille et de la bénir. Je refuse et vous bénis, et je reviens à mon ami Raoul. J’ai une idée, une idée sage et raisonnable ; ça vous étonne ? C’est égal, j’ai une idée... que je me suis mis en tête d’exécuter, c’est d’unir ensemble les deux personnes que j’aime le plus au monde.

HÉLÈNE, se levant, poussant un cri.

Ah !

ROBERT.

Vous vous récriez ? je le comprends... parce que vous le connaissez à peine et que vous ne rêvez, comme toutes les jeunes filles, qu’un mariage d’inclination. Mais cela viendra ; vous l’aimerez, vous l’adorerez.

HÉLÈNE.

Monsieur...

ROBERT.

Si vous saviez combien son cœur renferme de nobles sentiments et combien il est susceptible d’aimer !

HÉLÈNE.

Monsieur, de grâce...

ROBERT.

Si vous saviez comme il entourera sa femme de soins et de tendresse !

HÉLÈNE, avec douleur.

Assez !

ROBERT.

Si vous saviez combien, à tous les instants de sa vie, elle bénira son sort !

HÉLÈNE, de même et à part.

Ah ! c’en est trop !... Mon cœur se brise.

Haut.

Assez, monsieur... Si vous avez pour moi quelque amitié, je vous prie de ne pas parler de moi à M. Raoul... et de ne jamais donner suite à un pareil projet.

Elle le salue et rentre dans l’appartement à gauche.

 

 

Scène VIII

 

ROBERT, seul

 

N’y pas donner suite ? Si, parbleu !... je ne renonce pas ainsi à mes bonnes idées quand j’en ai... Elles sont si rares !... J’en viendrai à bout à mon honneur ; et, quoi qu’ils fassent ou qu’ils disent, je les marierai... malgré eux.

 

 

Scène IX

 

ROBERT, RAOUL, sortant du salon à droite

 

ROBERT, lui sautant au cou.

Ah ! Raoul, je te vois enfin !

RAOUL, se dégageant de ses embrassements.

Y penses-tu ?

ROBERT.

En descendant la rue de Clichy j’ai couru chez toi, tu venais de sortir. On m’a dit que tu étais dans les honneurs... que tu dînais aujourd’hui chez ton ministre !

RAOUL.

C’est vrai.

ROBERT.

Mais qu’auparavant tu devais passer chez l’amiral. Je n’ai pas perdu de temps pour te saisir au passage, pour t’embrasser, pour te gronder... Quelle conduite ! Toi, un homme sage et raisonnable, donner non-seulement ton argent pour un mauvais sujet, mais encore l’engager pour lui !

RAOUL.

Je l’ai fait exprès. Tu ne me laisseras jamais entrer... là... d’où je t’ai fait sortir.

ROBERT.

Plutôt mourir...

Se reprenant.

Plutôt travailler.

RAOUL.

Tu travailleras donc ?

ROBERT.

Jour et nuit.

RAOUL.

J’ai donc fait une excellente affaire. En fait de travail, il est toujours temps de commencer.

ROBERT.

Pour moi, surtout... Je ne suis pas fatigué.

RAOUL.

Eh bien ! Dès demain nous te chercherons une position, nous nous occuperons de ta fortune.

ROBERT.

Quand tu voudras. En attendant, je me suis occupé de ton bonheur.

RAOUL.

Que dis-tu ?

ROBERT.

J’ai juré de m’acquitter... je commence ! Je ne me marie plus, tu le sais... c’est justice... je ne méritais pas un pareil trésor. Eh bien ! mon ami, je veux te le donner.

RAOUL.

À moi ?

ROBERT.

Si je connaissais une jeune fille plus charmante, plus adorable, je te la proposerais.

RAOUL.

Tu plaisantes... je le suppose.

ROBERT.

Non, morbleu ! Jamais mariage n’a été plus raisonnable ; il ne te manque rien que de là richesse... Hélène n’en veut pas... elle n’en a pas besoin. Je sais que tu vas m’objecter... cet amour romanesque, cette grande dame dont nous causions, il y a un mois, à Plombières ; chimère que tout cela... Il faut penser avant tout au réel. Je ne parle pas de la fortune, c’est un détail ! Mais une bonne et gentille compagne, mais un caractère charmant, ça dure toujours. Ah çà ! Où en sommes-nous ! C’est moi maintenant qui parle raison à tout le monde !

RAOUL.

Jamais, au contraire, tu n’as dit plus de folies ! Me vouloir marier à mademoiselle de Mailly, millionnaire, qui me connaît à peine, qui n’a jamais pensé à moi, qui ne m’aime pas...

ROBERT.

Cela viendra.

RAOUL.

Allons donc !

ROBERT.

Si déjà cela n’est pas venu !

RAOUL, vivement.

Que dis-tu ?

ROBERT.

Tout à l’heure, quand j’ai prononcé ton nom ; quand je lui ai dit ce que ton amitié avait fait pour moi, et ce que la mienne avait rêvé pour vous deux, j’ai vu dans ses traits un trouble étrange. Elle m’a défendu de te parler d’elle... avec une émotion... qui n’est pas naturelle. Enfin, haine, amitié ou amour, tu ne lui es pas indifférent ; c’est déjà quelque chose.

RAOUL.

Tais-toi !

ROBERT.

Et il y avait surtout dans ses yeux... c’est là ce qui dérange un peu mes prévisions, une expression de regret et de douleur indéfinissable... Ô ciel ! comme dans les tiens en ce moment.

RAOUL.

Silence ! te dis-je, silence !

ROBERT.

Et pourquoi ? Qu’y a-t-il ? Crains-tu de le confier à moi ?

RAOUL.

Non, sans doute.

ROBERT.

Eh bien, alors !

RAOUL.

Eh bien ! Celle que tu croyais une grande dame, celle dont je te parlais il y a un mois, celle que j’aimais... c’était elle !

ROBERT, vivement.

Je comprends... et parce qu’alors j’étais sur les rangs... et parce que plus tard elle était ma fiancée, tu n’as pas osé m’avouer ton amour !

Gaiement.

Mais, maintenant, morbleu !

RAOUL.

Maintenant un autre obstacle plus grand encore...

ROBERT.

Lequel ?

RAOUL.

D’abord... rien ne prouve qu’elle m’aime ! Ce n’est pas, ce ne peut pas être ! Et j’en rends grâce au ciel, car je suis engagé...

ROBERT.

Toi ?

RAOUL.

Par l’honneur, par la foi jurée, par tout ce qu’il y a de plus sacré pour un galant homme !

ROBERT.

À qui ?

RAOUL.

À une personne qui m’aime... qui n’a jamais cessé de m’aimer... et qui dernièrement encore m’a donne les preuves d’un dévouement que je ne puis méconnaître.

ROBERT, avec impatience.

Qui donc ?

RAOUL.

Ursule !

ROBERT, étonné.

Ursule !

RAOUL.

Je venais demander sa main à son père.

ROBERT, vivement.

Qui n’y est pas, qui est sorti... On me l’a dit.

RAOUL.

Je reviendrai ce soir, en sortant de chez le ministre. Mais elle, je l’ai vue, et...

ROBERT.

Elle t’a accepté... je le crois bien ! Et tu es bien persuadé de son amour ?

RAOUL.

Pas un mot de plus, Robert... Il ne m’est pas permis d’en douter.

ROBERT.

Et si je parviens à te dégager... à reprendre la parole ?

RAOUL.

Je te défends même de le tenter.

ROBERT.

Mais enfin si je te prouvais quelque arrière-pensée... quelque manque de franchise peut-être ?

RAOUL.

Il serait tout entier de mon côté ! Au point où nous en sommes... quand sa main s’est posée dans la mienne, quand elle s’est confiée à mon amour et à ma loyauté, je me regarderais comme le dernier des hommes si je pensais seulement à rompre des serments qu’elle ne demandait point et que je lui ai faits de moi-même et sur l’honneur. Je te remercie des projets conçus par ton amitié, mais je les désavouerais s’ils allaient plus loin.

À Robert qui fait un geste.

Ne parlons plus de cela, n’en parlons plus jamais... J’ai promis... je tiendrai ma promesse. Ce soir tout sera fini. Adieu !

Il sort par le fond.

 

 

Scène X

 

ROBERT, seul

 

Des deux côtés la même phrase ! Défense de m’occuper de mes projets... défense même d’en parler...

Se promenant avec agitation.

J’ignore quelles manœuvres féminines Ursule a employées... Je la connais... Ce ne sont point des trahisons de mélodrame, mais des perfidies de salon... ce qui est plus redoutable encore ; et de son côté, Raoul a raison... il ne peut pas... il ne peut plus rompre. Sa parole est donnée... il faudrait, je le sens bien, que le refus vînt d’Ursule... Mais le moyen de l’espérer, lorsqu’elle tient enfin un mari... et quel mari ! Jeune, charmant, estimé de tous ! Sans fortune encore, il est vrai, mais en passe d’arriver à tout. Pour renverser mon ami Raoul dans le cœur de sa fiancée, il faudrait lui opposer un prince, un duc... Je n’en ai pas sous la main ! Il faudrait lui trouver des millions !

Tâtant ses poches.

J’en ai encore moins ! Et cependant ce soir... Raoul vient faire si demande au père... demande solennelle...

 

 

Scène XI

 

ROBERT, LAMORINIÈRE, entrant par le fond

 

LAMORINIÈRE, à la cantonade.

Si M. l’amiral n’est pas rentré, je l’attendrai. Avertissez-moi seulement dès qu’il sera seul dans son cabinet.

ROBERT.

Mon oncle !

LAMORINIÈRE, les traits bouleversés.

Toi, Robert...

Lui serrant la main

Ah ! que je suis content de te voir, mon cher neveu !

ROBERT.

Comme vous voilà pâle !... Que vous arrive-t-il ?

LAMORINIÈRE, affectant la gaieté.

L’aventure... la plus singulière... la plus originale... comme il vous en arrive à vous autres jeunes gens... Cela va te faire bien rire.

ROBERT.

Pas trop ! Si j’en juge par vous.

LAMORINIÈRE, s’efforçant de rire.

Imagine-toi... que ce billet galant... cette déclaration adressée par moi à Ursule... et que j’avais dissimulée... au milieu d’autres douceurs... dans cette belle de pastilles...

ROBERT.

Eh bien ?

LAMORINIÈRE.

Tout cela est tombé entre les mains du père, qui a lu la lettre, une lettre délirante ! C’est drôle, n’est-ce pas ?

ROBERT.

Mais non, l’amiral n’entend pas raillerie.

LAMORINIÈRE, tremblant, mais s’efforçant toujours de rire.

À ce qu’il paraît, car il est venu chez moi tout à l’heure... je n’y étais pas heureusement... mais il avait une figure qui a effrayé Mélanie... parce que les femmes, tu comprends... ça s’effraie de tout. Il a demandé une plume, de l’encre et il a écrit quelques lignes.

ROBERT.

Eh bien ?

LAMORINIÈRE.

Eh bien... il est fou, il parle d’un combat... d’un combat à mort... demain matin, à Vincennes...

ROBERT.

Eh bien ?

LAMORINIÈRE.

Eh bien ! Je viens le voir moi-même. Deux anciens amis... se couper la gorge ou se brûler la cervelle à propos de rien, ce n’est pas possible... ce n’est pas convenable... Il doit y avoir moyen d’arranger cette affaire-là. Donne-moi un conseil.

ROBERT.

Je ne vous en donnerai qu’un, c’est de tuer l’amiral, sinon, il vous tuera.

LAMORINIÈRE.

Hein !

ROBERT.

Vous pouvez en être sûr. En tous cas, me voilà, je suis votre témoin.

LAMORINIÈRE.

Je te remercie ; tu crois que cela ira jusque-là pour une plaisanterie ?

ROBERT.

Une offense pareille, vouloir séduire sa fille !

LAMORINIÈRE.

Allons donc !

ROBERT.

Enfin, c’était votre intention. Vous en êtes convenu avec moi.

LAMORINIÈRE.

Avec toi... c’est possible, mais avec lui... Si je désavouais la lettre, si je faisais des excuses...

ROBERT.

Il ne les recevra pas.

LAMORINIÈRE.

Si j’offrais des réparations...

ROBERT.

Des réparations !

À part.

Ah !... quelle idée !

Haut.

Son honneur ne peut en admettre qu’une... une seule... et vous ne le ferez pas.

LAMORINIÈRE.

Dis toujours.

ROBERT.

Ce serait d’épouser...

LAMORINIÈRE.

Moi ? Jamais !

ROBERT.

Vous avez raison. Il vaut mieux vous battre. Pour quelle heure demain ? Est-ce convenu ?

LAMORINIÈRE.

Ce n’est pas convenu.

ROBERT.

Et le choix des armes ?

LAMORINIÈRE.

Il me l’a laissé.

ROBERT.

Je vous préviens qu’il tire bien l’épée.

LAMORINIÈRE.

Nous... nous choisirons le pistolet.

ROBERT.

Mais il tire encore mieux au pistolet.

LAMORINIÈRE, effrayé.

Nous verrons... nous réfléchirons... Tu crois qu’il n’y aurait pas d’autres moyens... que d’épouser ?

ROBERT.

Aucun, et c’est tout au plus encore si on consentira à vous accepter.

LAMORINIÈRE, vivement.

C’est vrai, on peut me refuser, c’est une chance ! Et la réparation aura été faite.

ROBERT, à part.

Ah ! Raoul ! J’aide l’espoir.

LAMORINIÈRE.

Voyons, voyons, toi qui es mon neveu, mon ami, conseille-moi... Qu’est-ce que tu ferais à ma place ?

ROBERT, après un instant de silence.

Voyons, mon oncle, qu’avez-vous d’années ?

LAMORINIÈRE.

Cinquante ans.

ROBERT.

Franchement ?

Lamorinière lui parle à l’oreille.

Malpeste ! mon oncle, je vous fais compliment... et de fortune ?

LAMORINIÈRE.

De cinquante à soixante mille francs de rentes.

ROBERT, le regardant et secouant la tête.

Il est de fait qu’il serait dommage de se faire tuer.

LAMORINIÈRE, effrayé.

N’est-ce pas ? D’autant que par une spéculation... une combinaison que j’ai faite depuis quelque temps, et dont je ne t’ai pas encore parlé, j’en ai maintenant quatre-vingt mille à dépenser par an.

ROBERT.

Quatre-vingt mille francs de rentes !... Et vous hésitez, et vous vous exposez à me laisser tout cela dès demain ! Merci, mon oncle, merci ; vous êtes bien bon, bien généreux.

LAMORINIÈRE.

C’est ce que je me dis. Mais épouser... épouser !

RORERT.

Une femme charmante, vous en êtes convenu avec moi.

LAMORINIÈRE.

Je ne dis pas non.

ROBERT.

Elle n’a qu’un défaut, celui de vouloir se marier ; épousez-la, elle sera parfaite. Du reste, me voilà encore, je suis votre témoin, toujours votre témoin.

LAMORINIÉRE, préoccupé.

Je te remercie.

ROBERT.

Mais, je vous en préviens, mon oncle, si vous faites les choses, il faut les faire sur-le-champ, spontanément, de vous-même... le sourire sur les lèvres. Il ne faut pas qu’on puisse croire que vous avez eu peur.

LAMORINIÈRE, bravement.

Non, certes ! Mais épouser... épouser !

Se donnant du courage.

Décidément j’aime mieux me battre... oui !

ROBERT, à part.

C’est fait de nous !

LE DOMESTIQUE, entrant par la porte, à gauche.

Monsieur l’amiral vient de rentrer dans son cabinet.

LAMORINIÈRE, avec un mouvement d’effroi.

Ah !

Haut, avec assurance.

J’y vais !

ROBERT.

Vous êtes donc décidé ?

LAMORINIÈRE.

Je ne sais pas... si j’épouserai... je ne sais pas... si je me battrai...

ROBERT.

Du courage, mon oncle !

LAMORINIÈRE.

Ah ! c’est qu’il en faut pour les deux... Embrasse-moi.

Il embrasse Robert, s’approche du cabinet de l’amiral et s’arrête.

Je ne sais pas ce que je ferai.

Il entre dans l’appartement, à gauche, et Robert sort par la porte du fond.

 

 

ACTE IV

 

Même décor.

 

 

Scène première

 

URSULE, entre la première, elle est rêveuse et agitée, elle marche rapidement et sans parler, L’AMIRAL, la suit

 

L’AMIRAL.

Oui, ma fille, je te le répète, M. de Lamorinière sort de chez moi. Tu avais raison, ce matin ; il vient de te demander formellement en mariage ; c’est le premier qui se soit présenté aussi franchement, aussi carrément. Il a quatre-vingt mille francs de rentes claires et nettes... M’entends-tu ?

URSULE, assise près de la table, à droite, et la tête appuyée sur sa main.

Oui, mon père.

L’AMIRAL.

Et moi qui voulais le tuer... quand il n’était coupable que de t’aimer trop ! C’était l’ardeur, l’excès de la passion... Heureusement, il n’était pas encore rentré chez lui, il n’avait pas encore lu ma lettre... Il me l’a dit ! C’est de lui-même et sans effort. Avoir attendu si longtemps et se décider en ta faveur... c’est honorable, c’est glorieux pour toi... M’entends-tu ?

URSULE.

Oui, mon père.

L’AMIRAL.

Alors, réponds-moi donc ! Il doit venir ce soir savoir ma décision et la tienne, et tu ne m’as pas encore dit ce que tu en pensais... pas un mot.

La regardant et avec colère. 

Est-ce que tu hésiterais, par hasard ?

URSULE.

Peut-être !

L’AMIRAL, poussant un cri de colère.

Ah !

Se contenant.

Écoute, Ursule... je suis d’un caractère irritable, tu le sais. Depuis dix ans, tu me retiens, tu me pries de me calmer... je me calme... ça me fait un mal !... Enfin, j’ai tenu bon... Mais, si tu manques ce mariage-là... un parti superbe et le seul, après tout... car nous n’en avons pas d’autres...

URSULE, avec impatience.

Peut-être, vous dis-je !

L’AMIRAL, furieux.

Il y en a un outre... un autre encore !... Nous sommes toujours perdus... quand il y en a deux ou plus !

URSULE.

De grâce ! mon père, laissez-moi seule un instant, laissez-moi réfléchir, et modérez-vous... calmez-vous...

L’AMIRAL, avec colère.

Encore !

Rentrant dans son cabinet à gauche.

Ah ! voilà une enfant que je ne marierai jamais !

 

 

Scène II

 

URSULE, seule et assise

 

Que le sort est terrible et bizarre !... Lui qui semblait m’avoir abandonnée vient m’offrir en ce moment toutes les chances à la fois : d’un côté, la fortune ; de l’autre, le bonheur...

Moment de silence.

Il faut choisir ; il faut renouveler... là, dans mon cœur, ces tristes et pénibles combats que l’amour et la raison s’y livraient autrefois.

Vivement.

Renoncer à Raoul... oh ! non ! ce n’est plus comme alors ! Avec lui, le malheur et les privations ne sont plus à craindre... avec lui, maintenant, ce n’est plus la misère,

S’arrêtant.

mais ce n’est pas l’opulence ! Cette opulence que j’ai toujours rêvée, qui vient enfin s’offrir à moi, et sans laquelle à présent on ne peut plus exister. C’est le jour, c’est la vie... c’est le droit de marcher l’égale de toutes les splendeurs qui vous ont humiliée ; c’est le pouvoir d’éclipser dans le monde ses ennemies, et même ses meilleures amies... Mais Raoul qui m’a offert sa main... mais Raoul qui m’aime !...

S’arrêtant.

Non... il ne m’aime pas... il croit m’aimer !... C’est moi qui l’aime, c’est moi qui suis jalouse de sa tendresse... c’est moi qui ne pourrai maintenant me résoudre à renoncer à lui... Cœur audacieux et lâche que se disputent à la fois l’amour et l’ambition ! Il faut pourtant te décider, et, quoi que tu fasses, condamné à souffrir et à regretter, choisis donc auquel des deux tourments et des deux repentirs tu donneras la préférence !

 

 

Scène III

 

URSULE, assise et réfléchissant, ROBERT, entrant par le fond

 

ROBERT, à part.

Ursule seule et rêvant ! Qu’a-t-elle décidé ? Est-ce Raoul, est-ce mon oncle qui, grâce au ciel, l’emporte ?

URSULE, se levant brusquement.

Allons ! le sort en est jeté ! Mais cette décision... le plus difficile maintenant est de la faire connaître.

Se retournant et apercevant Robert. À part.

Ah ! Robert !... lui seul peut me servir.

Haut et d’un ton caressant.

C’est vous, Robert, mon véritable, mon meilleur ami ! Vous ne savez pas ce qui m’arrive ?

ROBERT, naïvement.

Non, vraiment... je ne sais rien.

URSULE, mystérieusement.

Votre oncle, vous ne le croiriez pas, votre oncle me demande en mariage ! Comment ! cela ne vous étonne pas ?

ROBERT.

Non, vraiment ! J’en ferais autant, si j’étais à sa place, si je pouvais, comme lui, offrir à ma femme...

Appuyant sur le mot.

ou laisser à ma jeune et jolie veuve une immense fortune.

URSULE fait un geste qu’elle réprime et dit avec sentiment.

Et vous ne penseriez pas que ce serait dépouiller un neveu, un ami ?

ROBERT, gaiement.

Dites ses créanciers. Rien que pour les faire enrager je donnerais mon consentement... et si vous acceptiez...

URSULE, vivement.

Ce ne serait, Robert, ce ne serait qu’après avoir assuré et sauvegardé tous vos droits...

Gravement.

Mais là n’est pas la question.

ROBERT.

Que dites-vous ?

URSULE.

On doit tout confier à ses amis et je ne veux, Robert, je ne sais rien vous cacher.

ROBERT, à part.

L’hypocrisie de la franchise.

Haut.

Parlez !

URSULE.

Il est une autre personne... qui m’aime et depuis longtemps... qui m’aimé éperdument, et qui doit, ce soir même, venir demander ma main à mon père... c’est votre ami Raoul.

ROBERT, affectant la surprise.

Que m’apprenez-vous là !

URSULE.

La vérité.

ROBERT, la regardant attentivement.

Je conçois que dans ce cas vous puissiez hésiter, mais je ne devine pas ce que votre amitié attend de la mienne.

URSULE, avec hésitation.

Vous seul, par votre position, pouvez me venir en aide, expliquer ma situation, mes regrets, calmer l’amour-propre ou l’amour blessé, et adoucir, en un mot, l’amertume d’un refus.

ROBERT, vivement.

Vous avez donc fait un choix ?

URSULE.

Oui...

ROBERT.

Et ce choix ?...

URSULE, d’un ton doucereux.

C’est vous, mon ami, qui devez être le premier à l’apprendre...

ROBERT, à part.

Elle épousera mon oncle !...

URSULE.

Qui vient là ?...

 

 

Scène IV

 

URSULE, ROBERT, MÉLANIE, entrant par la porte à droite

 

URSULE, l’apercevant.

Cette bonne Mélanie... la gouvernante de votre oncle.

MÉLANIE.

Oui, mademoiselle. Monsieur m’a donné pour vous une lettre qu’il m’a expressément recommandé de ne remettre qu’à vous, mademoiselle, à vous seule. La voici. Ma commission est faite, je m’en vais.

URSULE.

Non, restez !... Vous vous chargerez de la réponse,

Mélanie est près de la porte à droite ; elle s’approche de Robert pendant qu’Ursule décachette et lit la lettre près de la table à gauche.

MÉLANIE, bas, à Robert.

Monsieur, votre oncle trame quelque chose contre nous !

ROBERT, de même.

Tais-toi.

MÉLANIE, avec une colère concentrée.

Si je le savais !...

Se modérant.

Ce n’est pas pour moi, mais pour vous, pour Emmanuel...

ROBERT.

Silence !

MÉLANIE, toujours à voix basse.

Monsieur est rentré tout pâle, tout bouleverse. Il se promenait dans son cabinet, sans me voir. Puis, tout à coup, il s’est écrié : « Ah ! un seul moyen de me sauver !... » Il s’est mis à son bureau et a écrit avec agitation cette lettre...

URSULE, qui pendant ce temps n achevé de parcourir la lettre.

Ah ! que viens-je de lire !...

ROBERT, s’avançant.

De quoi s’agit-il ?

URSULE, avec émotion.

D’une nouvelle, dont je ne suis affectée que pour vous, Robert : nouvelle qui, pour moi, du reste, me prouve à quel point, monsieur votre oncle est un parfait galant homme.

MÉLANIE, à part, avec défiance.

Qu’est-ce donc ?

ROBERT.

Achevez !...

URSULE, lisant.

« Mademoiselle, » m’écrit M. de Lamorinière, « l’amour que j’éprouve pour vous et que j’ai avoué à monsieur votre père, cet amour, quelque ardent qu’il soit, ne peut faire taire la voix de l’honneur... et, prêt à vous épouser... »

MÉLANIE, à part, avec colère.

L’indigne !

Robert lui fuit signe de se modérer.

URSULE.

« Ma loyauté m’oblige à un aveu. On me croit cinquante mille francs de rentes... j’en ai quatre-vingt... mais ils ne doivent pas me survivre, attendu que depuis quelque temps j’ai placé tout mon bien en viager... »

MÉLANIE, poussant un cri terrible.

Ah ! quel abus de confiance !

Elle s’élance vers la porte de droite par laquelle elle était entrée et disparaît.

 

 

Scène V

 

URSULE, ROBERT

 

URSULE, stupéfaite, regardant sortir Mélanie.

Eh bien ! Et ma réponse !... Qu’a-t-elle ?... Qu’est-ce que cela signifie ?...

ROBERT.

Qu’elle est folle sans doute ! Mais daignez achever...

Apercevant Raoul qui entre par la porte du fond.

Dieu ! Raoul !

Il fait signe à Raoul de ne pas avancer.

 

 

Scène VI

 

URSULE, ROBERT, RAOUL

 

ROBERT, se retournant vivement vers Ursule.

Vous me disiez donc, tout à l’heure, mademoiselle, vous me disiez, comme à votre ami...

URSULE, sans voir Raoul.

Que vous seul, Robert... dans cette circonstance et par votre position... pouviez me venir en aide... expliquer ma situation... mes regrets, et adoucir parla, près de votre oncle... l’amertume d’un refus.

ROBERT, à part, consterné.

Ah !

RAOUL, qui s’est avancé.

Qu’est-ce donc, mes amis ?

URSULE, à Raoul.

M. de Lamorinière me fait l’honneur de me demander en mariage et de m’offrir quatre-vingt mille francs de rentes... Je charge son neveu de vouloir bien lui dire, avec tous les ménagements possibles, et en cela je m’en rapporte bien à lui, que sa fortune fût-elle plus considérable encore, je suis engagée avec M. Raoul de Mornas, qui doit, ce matin même, venir demander ma main à mon père.

RAOUL.

C’est vrai.

URSULE.

Et que rien au monde ne me ferait manquer à ma promesse.

RAOUL, bas, à Robert.

Tu l’entends... tu l’avais mal jugée.

ROBERT, avec impatiente.

Eh morbleu !...

RAOUL.

Qu’as-tu donc ?

ROBERT, se contenant.

Rien.

Il remonte le théâtre avec dépit.

RAOUL, à Ursule.

Monsieur votre père est-il chez lui ?

Apercevant Hélène qui entre par la gauche. À part.

Hélène !

 

 

Scène VII

 

URSULE, ROBERT, RAOUL, HÉLÈNE, qui vient d’entrer et qui a entendu ces derniers mots

 

HÉLÈNE.

Oui, monsieur... M. l’amiral est dans son cabinet.

ROBERT, redescendant près de Raoul.

Ne peux-tu retarder ta demande de quelques instants ?

RAOUL regarde Hélène et hésite, mais ses yeux rencontrent ceux d’Ursule et il dit à demi-voix à Robert.

Impossible ! l’honneur le défend.

Il entre dans le cabinet à gauche.

 

 

Scène VIII

 

HÉLÈNE, ROBERT, URSULE

 

ROBERT, à part.

Elle triomphe. Je m’en vais...

Il va pour sortir.

URSULE, à Hélène.

Tu viens de voir mon père ?

HÉLÈNE.

Oui, pour lui faire mes adieux... je pars.

ROBERT, revenant.

Vous parlez ?

HÉLÈNE.

Je viens d’en demander la permission à mon tuteur, à qui j’ai fait comprendre que le pays où j’avais été élevée convenait mieux à ma santé que celui-ci.

ROBERT.

Allons donc ! Quitter la France pour une cause semblable ! Mais vous vous portez à merveille... c’est un prétexte !

HÉLÈNE, naïvement.

C’est vrai !... Avec vous, mes amis, mes meilleurs amis, je n’ai pas besoin de feindre... il faut que je parte.

ROBERT.

Pourquoi ?

HÉLÈNE.

Ursule le sait bien.

URSULE, à part.

Petite sotte !

HÉLÈNE.

Ma bonne Ursule comprend bien que je ne peux pas faire autrement, que je ne peux pas rester ici.

URSULE, très troublée, voulant la faire taire.

Oui... oui... je sais... je comprends... Il suffit.

ROBERT, avec impatience.

Eh ! non, il ne suffit pas !

À Hélène.

Pourquoi ?

HÉLÈNE.

Ursule est de mon avis, j’en suis sûre.

URSULE.

Certainement, chère enfant, je comprends les motifs ;

Avec intention.

mais, pour toi, pour d’autres, il est inutile qu’on les connaisse.

HÉLÈNE, vivement.

Tu as raison... Adieu donc, mon amie ; adieu, mon frère... Pardon de n’avoir pu vous donner un autre nom, de ne pas vous avoir donné mon affection tout entière ; cela ne m’était plus possible.

ROBERT.

Vous aimez donc quelqu’un ?

HÉLÈNE.

Oui !

URSULE, avec effroi.

Qu’oses-tu dire ? Quelle inconvenance !

HÉLÈNE, vivement avec des larmes.

C’est vrai ! c’est vrai !... Je dois me taire... Mais toi, à ton tour, promets-moi...

URSULE.

Tout ce que tu voudras.

HÉLÈNE, pleurant.

On dit tout à son mari... Eh bien ! quand il sera le tien...

ROBERT.

Qu’entends-je ?

HÉLÈNE.

Promets-moi... jure-moi de ne jamais lui avouer...

URSULE.

C’est convenu !

HÉLÈNE.

Que je t’avais chargée...

URSULE.

Tais-toi !

HÉLÈNE.

De lui offrir ma main.

URSULE, la faisant passer vivement devant elle.

Mais tais-toi donc !...

HÉLÈNE.

Ah ! qu’ai-je dit !

Elle va tomber en chancelant dans un fauteuil à droite. Ursule, pâle, immobile, est debout nu milieu du théâtre. Robert près d’elle, la regarde en souriant.

ROBERT.

Ah ! vous vous chez chargée de dire à Raoul que cette enfant l’aimait, et vous avez religieusement gardé ce secret, et vous avez détourne à votre profit... ce mari que vous deviez demander pour elle.

URSULE, troublée.

Monsieur...

ROBERT.

Cela mérite une punition... vous serez ma tante.

URSULE.

Robert !

ROBERT.

Quatre-vingt mille francs de rentes, viagères, il est vrai !... vous en serez quitte pour faire des économies du vivant de mon oncle, et pour désirer qu’il vive longtemps !

URSULE.

Écoutez-moi...

ROBERT.

Tout ce que je puis faire est devons laisser le beau rôle... Hâtez-vous de le prendre, sinon... je dis tout à Raoul... Voici d’abord mon oncle qui vient tout tremblant connaître son sort.

 

 

Scène IX

 

HÉLÈNE, ROBERT, URSULE, LAMORINIÈRE

 

ROBERT, s’adressant à Lamorinière.

Ah ! vous voilà bien ému !

LAMORINIÈRE, à demi-voix.

Une scène que je viens d’avoir avec Mélanie.

ROBERT.

Je le crois sans peine.

LAMORINIÈRE.

Eh bien ! mon ami... la réponse d’Ursule ?...

ROBERT.

Ah ! j’ai un moment tremblé pour vos affaires ; mais, grâce au ciel, j’ai tout rétabli... vous êtes sauvé.

LAMORINIÈRE, à demi-voix et avec joie.

Elle refuse !

ROBERT.

Allons donc !... Regardez ce sourire gracieux... enchanteur...

LAMORINIÈRE, à part.

Je suis perdu !

 

 

Scène X

 

HÉLÈNE, près de la table à droite, LAMORINIÈRE, ROBERT, URSULE, L’AMIRAL, RAOUL

 

L’AMIRAL, sortant du cabinet à gauche en tenant Raoul par la main.

Quoi ! C’est vous, mon brave et cher ami ? J’en suis ravi, enchanté...

Bas à Ursule.

Comment diable ne me l’as-tu pas dit tout d’abord ?... Et puisque c’est Raoul que décidément tu choisis...

URSULE.

Pas encore, mon père.

L’AMIRAL, stupéfait et avec colère.

Comment ! Encore un virement de bord ?... Qu’est-ce que cela signifie ?

URSULE, avec émotion.

Que j’ai d’abord à reconnaître le dévouement et la loyauté d’un galant homme.

Avec dignité, à Lamorinière.

Oui, monsieur, l’aveu que vous venez de me faire peut diminuer votre fortune, mais elle augmente encore mon estime pour vous.

ROBERT, de même.

Et la mienne aussi, mon oncle.

LAMORINIÈRE, étonné.

Un pareil désintéressement...

URSULE.

N’est pas, pour ma part, le seul sentiment qui me guide... J’ai aussi à me venger d’amis qui m’ont méconnue, outragée.

Avec douleur.

Hélène... Ah ! c’est bien mal à toi... si tu m’avais dit hier la vérité... si, lorsque je t’ai interrogée, tu m’avais avoué franchement ce que Robert vient de m’apprendre... j’aurais rendu à Raoul sa parole.

HÉLÈNE et RAOUL, s’élançant près d’elle.

Il serait vrai !

URSULE.

Et je vous aurais dit, ingrats, ce que je vous dis en ce moment : Puisque vous vous aimez tous deux, je vous unis... C’est là mon bonheur et ma vengeance.

HÉLÈNE et RAOUL.

Ô ma noble, ô ma généreuse amie !...

ROBERT, à part.

Bien joué... À elle les honneurs !

S’approchant de Lamorinière.

Merci, mon oncle, du service que vous me rendez. Me priver de votre fortune, c’est m’obliger à faire la mienne !

HÉLÈNE, vivement.

En partageant la notre !

Regardant Raoul.

N’est-ce pas ?

ROBERT.

Non, ma pupille, en travaillant. Votre mari m’apprendra comment on s’y prend.

L’AMIRAL.

Enfin, je pourrai me mettre en colère à mon aise ; ma fille est mariée !

PDF