La Dugazon (Eugène SCRIBE - Paul DUPORT)

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase, le 30 octobre 1833.

 

Personnages

 

MONSIEUR DARLEHONT, président

ERNEST, son neveu 

OSCAR DE VERNEUSE

UN GARÇON DES BAINS

LA MARQUISE DE SAINT-GAUDENS

CLOTILDE, sa nièce

 

Aux eaux de Bagnères-de-Bigorre.

 

Un grand salon ouvert par le fond et donnant sur un jardin. Portes latérales. Sur le devant du théâtre, à droite de l’acteur, une table, de l’autre côté un petit guéridon.

 

 

Scène première

 

OSCAR, LE GARÇON DES BAINS

 

Au lever du rideau, Oscar, assis devant une petite table au milieu du théâtre, déjeune et écrit en même temps. Un garçon des bains va et vient et le sort.

OSCAR.

Ah ! je ne serai pas aimé !... Si, parbleu ! elle m’adorera, il le faudra bien... je l’ai parié... et nous verrons l’effet de ce billet... là, dans cette boîte de bonbons que je lui ai promise hier...

Il met le papier dans la bonbonnière et la referme.

Garçon !... une assiette !... Vous direz à M. le chef que ses côtelettes à la Soubise laissent beaucoup à désirer... ce n’est pas ainsi qu’on les sert au Café de Paris.

LE GARÇON.

Dame ! monsieur, ici, à Bagnères-de-Bigorre, on est loin de Paris !...

OSCAR.

N’importe ! nous autres gens comme il faut, nous voulons que le bien-être et la civilisation nous suivent partout... c’est pour cela que nous sommes au monde... Du thé !

LE GARÇON, lui apportant la théière.

Voilà, monsieur...

OSCAR, se versant à boire.

Y a-t-il quelques personnes au salon des bains ?...

LE GARÇON.

Des dames viennent d’y descendre... Madame la marquise de Saint-Gaudens et sa nièce, mademoiselle Clotilde, qui est si jolie...

OSCAR.

Tu trouves !... Oui, la petite n’est pas mal... elle n’a qu’un défaut insupportable... un défaut de tous les moments : sa tante qui ne la quitte jamais...

LE GARÇON.

Si, monsieur... car dans ce moment elle vient d’entrer au jardin où elle lit une lettre qui lui arrive de Paris...

OSCAR.

Vraiment !... de sorte que la nièce est seule au salon ?...

LE GARÇON.

Avec les autres dames...

OSCAR.

Très bien... liens, remets à mademoiselle Clotilde cette bonbonnière... une galanterie de ma part... pas autre chose...

LE GARÇON.

Oui, monsieur !...

Le garçon sort.

OSCAR.

Quant à moi... je n’ai plus faim et voilà mon déjeuner fini.

Se renversant sur son fauteuil et tenant un cure-dent à la main.

C’est une ennuyeuse chose que de vivre de ce temps-ci... Je suis arrivé une centaine d’années trop tard, et j’étais né pour être un de mes aïeux ! règne de Louis XV, par exemple. Quelle joyeuse vie ! quelle suite de plaisirs !... quels soupers délicieux ! Il suffisait d’avoir un nom, de la naissance et un bon estomac, pour mener une vie de gentilhomme... J’ai tout cela aujourd’hui, et je vous demande à quoi cela sert en 1833... Si on veut une place, il faut la remplir... Si on fait des dettes, il faut les payer... ou quitter Paris et cacher son nom... comme je le fais... Autant ne pas en avoir ! Et puis de tous côtés n’entendre parler que d’affaires... de politique !... Tout le monde raisonne... autrefois, on ne raisonnait pas ! au contraire... maison s’amusait, ce qui valait mieux... et si nous autres du faubourg Saint-Germain, nous nous entendions un peu...

Air : Il n’est pas temps de nous quitter. (Voltaire chez Ninon.)

Jours de scandale et de plaisir,
Avec vos joyeuses folies,
De la régence on verrait revenir
Les soupers fins et les roueries.
Pour ramener ce bon temps d’autrefois,
Tous les mauvais sujets de France
Devraient, à l’exemple des rois.
Former une sainte-alliance.

J’y aide tant que je peux... Pour ce qui est des roueries, j’en ai fait d’impayables cet hiver... et dussé-je rester le seul type des bonnes traditions... je ne perdrai pas une seule occasion...

Au garçon qui rentre

Eh bien ! quelles nouvelles ?

LE GARÇON.

J’ai fait votre commission, et Mlle Clotilde vous remercie bien de votre galanterie.

OSCAR, à part.

À merveille !... elle a ma déclaration...

LE GARÇON,

Et la voilà qui vient de ce côté.

Il enlève le déjeuner et la table.

OSCAR, vivement et regardant par la porte à droite.

Vraiment !

Air : L’amour qu’Edmond a su me taire.

Je vais savoir l’effet de ma missive...
Grand Dieu ! près d’elle, quel malheur !
Sa vieille tante... je m’esquive...
Du temps passé quoique l’admirateur.
Et quelque plaisir qu’il me cause,
J’en conviens, en homme sensé,
Les femmes sont la seule chose
Où le présent vaut mieux que le passé.

Il sort par le fond.

 

 

Scène II

 

CLOTILDE, MADAME DE SAINT-GAUDENS, entrant par la droite

 

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

Oui, ma nièce... ce sont des nouvelles de votre père... je les reçois à l’instant même de Paris !

CLOTILDE.

Et vous me dites cela d’un ton bien solennel.

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

C’est qu’il y est question pour vous d’un sujet grave et sérieux. Mon frère veut vous marier !...

CLOTILDE.

Ah ! mon Dieu !...

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

Soyez tranquille ! la famille de Saint-Gaudens ne peut s’allier qu’à un grand nom ; celui qu’on nous propose est convenable... d’ailleurs, rien ne se fera sans mon consentement... Mon frère, qui sait ce que l’on doit d’égards à mon caractère et à ma fortune... s’en rapporte entièrement à moi, et dès que nous aurons vu le jeune homme...

CLOTILDE.

Nous le verrons ?...

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

Oui, mademoiselle... on m’écrit que nous le trouverons ici, aux eaux de Bagnères, ou que, s’il n’y est pas encore, il doit prochainement s’y rendre ; et je reçois en même temps pour lui une lettre de son père, qui lui explique les intentions des deux familles... Je la lui remettrai dès qu’il se présentera...

CLOTILDE.

De sorte que ce sera un prétendu déclaré...

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

Certainement !

CLOTILDE.

Et qu’il va me faire ouvertement la cour ?

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

Il le faut bien, pour savoir s’il vous conviendra...

CLOTILDE.

Eh bien ! ma tante, c’est inutile de lui donner cette peine-là... je suis sûre qu’il ne me conviendra pas...

MADAME DE SAINT-GAUDENS, sévèrement.

Qu’est-ce que c’est ? est-ce que vous auriez encore en tête ces folles idées de l’hiver dernier ?...

CLOTILDE.

Non, ma tante... mais quand, de temps en temps... malgré moi, j’y penserais... est-ce que ce serait ma faute ?

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

Voilà ce que c’est que de vous avoir laissé aller à Paris... auprès de votre oncle... Si vous n’aviez jamais quitté l’Anjou, ni mon château de Saint-Gaudens... ce n’est pas là que vous auriez vu des jeunes gens... car je n’y reçois, grâce au ciel, que des hommes d’un âge, et d’une délicatesse trop éprouvée... pour jamais inspirer à une jeune personne des sentiments faux et exagérés...

CLOTILDE.

Exagérés !... un pauvre jeune homme qui, à l’entrée de l’Opéra, et pour m’empêcher d’être écrasée...

Air du vaudeville de Haine aux Femmes.

Sous les pieds des chevaux, hélas !
En voyant mon péril extrême,
Au risque de périr lui-même,
Il court, m’enlève dans ses bras...

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

Dans ses bras !... c’est vraiment sans gêne.

CLOTILDE.

Il n’avait pas le temps, je crois,
De réfléchir... il eut à peine
Celui de s’exposer peur moi ! (Bis.)

Aussi quand, une demi-heure après, il est venu s’informer de mes nouvelles... comment ne pas le remercier ?

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

À la bonne heure !... mais il n’était pas nécessaire qu’il restât toute la soirée dans votre loge !

CLOTILDE.

Il ne s’en allait pas !... nous ne pouvions pas le renvoyer, et puis il causait avec tant de grâce et de naturel... et des manières si respectueuses... il mourait d’envie de savoir qui j’étais... et il ne l’a pas demandé, il a gardé le silence.

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

C’est ce qu’il a fait de mieux !

CLOTILDE.

Et repartir le lendemain pour l’Anjou, sans connaître celui à qui j’avais tant d’obligations... c’est d’une ingratitude !...

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

C’est possible !... mais c’est dans les convenances !... il n’appartient pas à une personne de notre nom de ressembler à une héroïne de roman... Que ce soit donc la dernière fois qu’il soit question entre nous du bel inconnu...

CLOTILDE.

Oui, ma tante...

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

J’entends en outre que vous n’y pensiez plus...

CLOTILDE.

Oui, ma tante...

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

Quant à celui qui bientôt se présentera, il réunit du côté du rang et de la naissance tout ce que je puis désirer ; reste à savoir si son ton, sa tournure, et ses manières... J’en jugerai... cela me regarde !...

CLOTILDE.

Et moi, ma tante !...

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

Vous ! mademoiselle... ce qui vous regarde... c’est de tâcher de lui plaire... d’être aimable, gracieuse, attentive...

Elle tousse.

Cette maudite toux...

CLOTILDE.

Vous toussez !... ah ! que c’est heureux !

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

Qu’est-ce à dire ?

CLOTILDE.

Parce qu’on vient justement de me remettre une boîte de pastilles d’ananas.

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

Des pastilles !

CLOTILDE.

Oui, ma tante.

Elle lui donne la boîte.

MADAME DE SAINT-GAUDENS, l’ouvrant et voyant le papier.

Air du vaudeville du la Famille de l’Apothicaire.

À part.

Ô ciel ! mais c’est un billet doux !

À Clotilde.

Eh ! quoi, des pastilles semblables
Entre vos mains ?

CLOTILDE.

En usez-vous ?

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

Jamais ! quels traits abominables !

CLOTILDE.

Laissez donc... c’est pour m’éprouver ;
Je sais bien quel goût est le vôtre...
Et quand vous pouvez en trouver,
Vous en prenez tout comme une autre.

MADAME DE SAINT-GAUDENS, lui montrant la lettre.

Comme celle-là !... jamais.

CLOTILDE.

Une lettre !

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

Et de qui la tenez-vous ?

CLOTILDE.

De M. Oscar... ce monsieur qui est arrivé aux eaux depuis deux jours, et à qui vous trouvez un air et des manières si distingués...

MADAME DE SAINT-GAUDENS, qui a ouvert le papier et qui lit.

« Charmante Clotilde... je vous adore... »

CLOTILDE.

Eh bien ! par exemple !...

MADAME DE SAINT-GAUDENS, continuant de lire.

« Et sans des raisons personnelles qui me forcent à cacher et mon rang et mon nom... surtout sans la présence assidue de cette duègne ridicule qui ne vous quitte point... »

S’interrompant.

Qu’est-ce à dire ?...

Continuant à demi-voix.

« Je veux parler de votre respectable tante... » Voilà qui est d’une audace... d’une insolence... je dirai plus... d’une inconvenance ! moi, qui avais pris ce M. Oscar pour un homme comme il faut !

CLOTILDE.

Sans doute... il vous faisait toujours des compliments, vous donnait le bras à la promenade, et portait même Zémira, votre épagneule...

MADAME DE SAINT-GAUDENS, à demi-voix.

Bien plus !... il avait l’air de me faire la cour...

CLOTILDE.

Il a osé !

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

Oui, ma nièce.

CLOTILDE.

Tandis qu’il ne faisait pas seulement attention à moi.

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

C’est d’une rouerie !... s’attaquer à une Saint-Gaudens !... je me vengerai... Le voici.

Elle passe à droite. Oscar paraît dons le jardin, se promenant et lisant un journal.

Air de la valse de Robin des Bois.

Je me fais d’avance une fête
De l’immoler à mon courroux ;
Laissez-nous seuls.

CLOTILDE.

En tête-à-tête !

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

Eh ! sans doute... que craignez-vous ?

CLOTILDE.

Après pareille découverte,
Ne redoutez-vous pas ici
Quelque danger pour vous ?

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

Non certes.
Tout le danger serait pour lui.

Ensemble.

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

Je me fais d’avance une fête
De l’immoler à mon courroux ;
Je doute après ce tête-à-tête
Qu’il ose encor rire de nous.

CLOTILDE.

Le fat crut faire ma conquête
Avec un pareil billet doux ;
Mais notre vengeance est complète,
C’est vous qu’il trouve au rendez-vous.

Clotilde sort par la porte à gauche.

 

 

Scène III

 

MADAME DE SAINT-GAUDENS, OSCAR

 

OSCAR, entrant.

Voyons si je pourrai saisir une occasion favorable... Allons, encore la tante... il faut se résigner à son bonheur...

Haut.

Madame la marquise compte-t-elle ce malin se rendre à l’allée de Maintenon... ou au camp de César ?...

MADAME DE SAINT GAUDENS, d’un air sec.

Non, monsieur... je reste...

OSCAR.

Je resterai donc aussi... car la promenade est pour moi sans charmes en l’absence de certaines personnes...

MADAME DE SAINT GAUDENS, avec ironie.

Des personnes respectables...

OSCAR, galamment.

Comme vous dites... puisque le respect est le seul sentiment qui soit permis...

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

Monsieur...

OSCAR.

Sentiment si naturel auprès de vous... qu’il suffit de vous regarder...

À part.

Je crois que je m’embrouille.

Haut.

Pour effacer toute autre pensée que celle... d’un dévouement... dont je serais trop heureux de vous donner des preuves...

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

Je ne refuse point... car j’ai, dans ce moment, un conseil à vous demander...

OSCAR.

Vraiment !... je ne m’attendais pas à tant de bonheur... moi, votre conseiller... conseiller des grâces !...

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

Vous savez qu’une femme, quels que soient son rang et sa qualité, se trouve quelquefois placée dans des positions délicates et embarrassantes.

OSCAR, d’un ton persifleur.

Comment donc !... madame... quel est le mortel assez aveugle pour s’être permis de vous placer dans une position comme celle-là ?

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

Un impertinent !... un fat !

OSCAR.

Un fat !... je m’en doutais !...

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

Il me suffirait d’écrire à mon frère qui est encore d’âge à prendre la poste pour venir lui donner une bonne leçon...

OSCAR.

Mauvais moyen, madame ; puisque vous me faites l’honneur de me consulter... un duel ! c’est trop commun ! surtout à présent que tout le monde s’en mêle...

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

Votre avis est donc ?...

OSCAR.

Qu’il y aurait une vengeance de meilleur goût... quelque bonne plaisanterie... quelque mystification bien gaie, bien mordante... J’ai pour cela quelques talents... la grande habitude... et si madame veut s’en rapporter à moi, voilà un pauvre diable coulé à fond sous le ridicule... on n’en revient pas !... surtout ici, aux eaux, où la société se compose de ce qu’il y a de mieux à Paris et dans les provinces... Alors, vous comprenez, cela retentit... cela se répète, et d’écho en écho, voyage dans la capitale et les départements...

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

Vous avez raison... ce soir, après dîner, quand tout le monde sera réuni au salon... je compte sur vous... j’en ai besoin...

OSCAR.

J’y serai...

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

Je lirai tout haut une lettre que je viens de recevoir dans une bonbonnière.

OSCAR, à part.

Ô ciel !...

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

Elle était adressée à ma nièce, et vient de quelqu’un qui nous fait la cour à toutes deux ; vous m’aiderez alors, et devant tout le monde, à mystifier le fat qui l’a écrite.

OSCAR.

Madame...

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

Vous pourrez même vous charger de la réponse, lui dire que partout ailleurs le mépris seul ferait justice de son impertinence... mais qu’ici, il n’en sera pas quitte à si bon marché... qu’à tous ses ridicules nous voulons en ajouter un nouveau, que nous voulons qu’il soit ici raillé, bafoue, tympanisé, pour que cela retentisse, que cela ait de l’écho.

OSCAR.

Madame !...

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

Air : Du partage de la richesse. (Fanchon la vielleuse.)

Vous n’aurez plus besoin, je gage,
Pour le voir alors immoler
À la risée, au persiflage,
Que de paraître et de parler...
Je sais, monsieur, quels succès sont les vôtres,
Et quand on a tant dépensé, je crois,
De ridicule pour les autres,
On a bien droit d’en retrouver pour soi.

Je vous donne donc rendez-vous ce soir... au salon, à sept heures, quand tout le monde sera réuni... et je vous préviens que, si vous n’y êtes pas, l’on commencera sans vous.

Elle lui fait la révérence, et sort par la porte à gauche.

 

 

Scène IV

 

OSCAR, seul

 

Malédiction !... elle le fera comme elle le dit... tant elle est piquée au vif ! et moi, jeune homme à la mode, je serais mystifié aux yeux de tous par une vieille marquise... par une duègne... et la nièce surtout... cette petite sotie... cette petite bégueule qui va me trahir... se moquer de moi, montrer mon billet à sa tante... Non, non, cela ne se passera pas ainsi... et si, avant ce soir... avant qu’on se réunisse, je pouvais me venger et rendre à Mme de Saint-Gaudens quelque bonne mystification qui mit les rieurs de mon côté...

Air du vaudeville de Jadis et Aujourd’hui.

Il faut quelque ruse complète,
Quelque moyen d’un grand effet,
Pour vaincre une vieille coquette
Qui sous le régent florissait...
Mais un espoir en moi vient naître :
Descendant noble et généreux,
En l’immolant je vais peut-être
Venger quelqu’un de mes aïeux !

Oui, mais moi qui d’ordinaire ai tant d’imagination... je ne trouve rien... je ne vois rien...

Il s’assied.

C’est fini, je n’oserai plus, me présenter au salon pour que les dames me montrent au doigt, ou me rient au nez... Heureusement, on ne sait pas ici qui je suis... je n’ai pas dit mon nom ! mais on le saura toujours... on le découvrira... il ne faut pour cela qu’une personne de Paris qui me reconnaisse...

 

 

Scène V

 

OSCAR assis, ERNEST, DARLEMONT dans le fond

 

DARLEMONT, à Ernest.

Oui, certainement... puisque je suis à Bagnères, je vais prendre un bain ; cela délasse du voyage...

À Ernest.

Je te retrouverai ici...

Il sort par la gauche.

ERNEST.

Oui, mon oncle... je vous attendrai !...

Il entre regardant Oscar.

Tiens... je ne me trompe pas, le vicomte...

OSCAR, se levant.

Qu’est-ce que je disais ?...

Se retournant.

Le petit Ernest Darlemont...

ERNEST.

Air : Ces postillons sont d’une maladresse.

Pour moi vraiment, la rencontre est heureuse.

OSCAR, à part.

Quand je tremblais, n’avais-je pas raison ?

ERNEST.

Quoi ! vous ici ! vous, monsieur de Verneuse !

OSCAR.

Au nom du ciel, taisez-vous donc !

ERNEST.

Eh quoi ! rougir d’un si beau nom !

OSCAR.

Il est fort beau... comme tel on le cite ;
Oui, mais quel prix y peut-on attacher,
Lorsque l’on n’a qu’un nom pour tout mérite,
Et qu’il faut le cacher ?

ERNEST.

Cacher votre nom !... et pourquoi !... par politique ?...

OSCAR.

Non... par modestie... Vous connaissez quelques-unes de ces espiègleries originales qui ont déjà coûté à mon père une centaine de mille francs... car je ne vous ressemble guère, vous qui êtes sage, raisonnable... timide comme une jeune fille... C’est pour cela qu’à Paris je vous avais pris en affection...

ERNEST.

Et que vous vous moquiez toujours de moi...

OSCAR.

Je ne peux pas m’en empêcher... je suis comme cela... c’est dans le sang, et moi, qui mystifiais tout le monde, j’ai cru qu’il en serait de même avec mes créanciers... Point du tout... on ne se moque d’eux maintenant que dans les comédies... car ils ont là, à Paris... ce qu’ils appellent le tribunal de commerce, qui, sous le prétexte qu’on a fait des lettres de change... veut vous forcer à les payer... Moi, je n’ai pas voulu... Alors émeute et insurrection de mes fournisseurs... jugement, prise de corps... contre moi... un vicomte !... Cela m’a indigné... Je n’ai pas pu y tenir... j’ai quitté Paris, et suis venu prendre les eaux de Bagnères... en laissant à mon père, le comte de Verneuse, qui finira par s’attendrir, le soin de faire honneur à mes affaires...

ERNEST.

Je comprends alors votre incognito, et je vous promets de ne point parler à Paris de notre rencontre...

OSCAR.

Vous retournez donc dans la capitale ?...

ERNEST.

Hélas ! oui... pour être substitut...

OSCAR, lui prenant la main.

Pauvre garçon !... il n’y a donc pas moyen de fléchir votre oncle ?...

ERNEST.

Tout a été inutile. J’ai eu beau lui répéter que cet état-là ne me convenait pas... que je n’y ferais jamais rien... il ne vante et n’estime que la magistrature... Premier président d’une cour royale du Midi, il veut que je lui succède un jour, que je perpétue l’illustration de notre famille, qui a toujours été citée dans les fastes du parlement à côté des Molé, des Séguier et des Harlay... et moi, je ne veux pas... je veux être militaire...

OSCAR.

Vous me disiez autrefois négociant.

ERNEST.

C’est possible... je ne sais pas au juste... Je veux voyager... je veux parcourir la France... car il est quelqu’un que je cherche, que je poursuis, sans pouvoir l’atteindre... sans pouvoir la retrouver...

OSCAR.

Une femme ?... serait-il vrai ?... Contez-moi cela...

ERNEST.

Non... non ; vous vous moqueriez de moi... Je connais votre naturel railleur... et si vous me voulez quelque bien, donnez-moi seulement le moyen de ne pas être magistrat, c’est tout ce que je demande...

OSCAR.

Eh ! mais... ce n’est pas impossible...

ERNEST, lui sautant au cou.

Serait-il vrai ?... Ah ! mon véritable ami...

OSCAR, riant.

Vous détestez donc bien les robes noires ?...

ERNEST.

Il n’y a rien que je ne fasse pour m’y soustraire...

OSCAR,

Eh bien ! j’ai, je crois, un moyen...

ERNEST.

Terrible ?...

OSCAR.

Non... très facile et très amusant, que je lisais l’autre jour je ne sais où... dans le cardinal de Retz, ou quelque chose comme ça...

ERNEST.

Vous lisez donc... vous, un vicomte ?

OSCAR.

Parbleu ! les vicomtes d’à présent n’ont que cela à faire. Je lisais donc que, pour éviter d’entrer dans les ordres, un jeune homme, qui, comme vous, n’aimait pas les robes noires, s’était lancé dans toutes les folies les plus opposées à l’état qu’on lui destinait... bals, spectacles, duels, maitresses à l’Opéra, et que, grâce à ce scandale médité avec adresse, il avait bien fallu renoncer pour lui...

ERNEST.

Admirable !... c’est juste ma position, parce que la magistrature demande une gravite, une considération... un respect des convenances...

OSCAR.

Eh bien ! alors...

ERNEST.

Oui, le moyen est bon en théorie... mais c’est pour l’exécution...

OSCAR.

C’est là ce qui vous embarrasse ?...

ERNEST.

Certainement... Il me serait aussi difficile d’être mauvais sujet qu’à vous de ne pas l’être...

OSCAR, riant.

Air : J’ai vu partout dans mes voyages. (Le Jaloux malgré lui.)

D’être mauvais sujet il tremble !

ERNEST.

Vous l’êtes à faire frémir !

OSCAR.

Quel sort bizarre nous rassemble !
D’un côté scandale et plaisir,
Et, de l’autre, honneur et sagesse...
À nous deux, mon cher, je le vois.
Nous représentons la jeunesse.
Vous d’aujourd’hui, moi d’autrefois.

ERNEST.

Et puis, mon pauvre oncle, qui est au fond un si brave homme, ça lui ferait tant de peine... si je devenais un libertin !...  Mais je peux faire semblant... De retour à Paris, je dirai que j’ai une maitresse... et je n’en aurai pas...

OSCAR, d’un ton de reproche.

Ah !... tromper son oncle... Jeune homme, ce n’est pas bien ; et puis, si vous espérez qu’il vous croira sur parole...

ERNEST.

Aussi je tâcherai de me compromettre... de me lancer ostensiblement... d’être assidu chez quelque figurante de l’Opéra... quand je devrais lui parler de morale, de vertu... de constance... Je sais bien que ça l’ennuiera...

OSCAR.

Du tout !... cela lui paraîtra original...

ERNEST.

Vous croyez !... mais c’est que je ne suis pas comme vous, qui connaissez tout le monde... Si vous étiez à Paris, vous me présenteriez...

OSCAR, se récriant.

Eh bien ! par exemple...

ERNEST, le priant.

Seulement une petite lettre de recommandation...

OSCAR, riant.

Ah ! ah ! ah !...

À part.

Quelle idée !... je tiens ma vengeance !... Ah !... ah !...

ERNEST.

Eh bien ! de quoi riez-vous donc ?

OSCAR.

Du hasard le plus singulier... Nous avons ici une artiste distinguée qui a débuté dernièrement à l’Opéra-Comique, dans les mères Dugazon.

ERNEST.

Les Dugazon ? qu’est-ce que c’est que cela ?

OSCAR.

Un emploi superbe, qu’elle a rempli avec un succès... Vous en avez entendu parler ?

ERNEST.

Du tout... je ne connais rien... Je viens de passer ces deux mois de vacances chez mon oncle, dans son château, à l’extrémité de la France, et nous passons par Bagnères pour retourner à Paris...

OSCAR.

Eh bien ! comme je vous le disais... cela se rencontre à merveille... une beauté un peu sévère... un peu mûre... cela vous est égal... l’âge n’y fait rien... ce n’est pas pour elle que vous l’aimez... c’est une cantatrice connue... cela suffît... et en lui faisant une cour un peu assidue, c’est tout ce qu’il faut pour vous compromettre aux yeux de votre oncle et de toute la société de Bagnères.

ERNEST.

Vous croyez ?... Mais si elle a ici quelque adorateur ?

OSCAR.

Du tout... elle y est seule, avec sa nièce.

ERNEST.

Une actrice aussi ?

OSCAR, étourdiment.

Certainement.

ERNEST.

À quel théâtre ?

OSCAR, à part.

Ah ! diable !...

Haut.

À l’Opéra... où elle a débuté avec un grand succès... une élève de Taglioni...

Vivement.

Mais une personne sage, vertueuse, irréprochable... il n’y a rien à faire de ce côté-là... aussi il ne faut pas penser à la nièce, mais à la tante... c’est d’elle seule qu’il faut vous occuper... Une voix superbe, surtout dans les cordes basses. Ce soir, au salon, il faudra la prier de chanter...

À part.

Ce sera bouffon...

Haut.

Dernièrement encore, elle a refusé à Toulouse un engagement de dix mille francs, toujours dans les Dugazon, pour ne pas quitter sa nièce.

ERNEST.

Cette bonne tante !... c’est bien à elle !...

OSCAR, à part.

Ne va-t-il pas s’attendrir !...

Haut.

Ce qu’il y a de plus drôle... c’est qu’ici, pour ne pas effaroucher la pruderie de ces dames... elle est comme moi, incognito, et se fait appeler la marquise de Saint-Gaudens.

ERNEST.

Elle aurait osé !...

OSCAR.

Parbleu !...

Air du ménage de garçon.

Grâce au code d’égalité,
Qui, chez nous, des mœurs est l’arbitre,
Aujourd’hui pleine impunité
Pour quiconque usurpe un vain titre.
Chacun peut se faire, à son choix,
Et sans que nos lois le menacent,
Comte ou baron... et je ne vois
Que les niais qui s’en privent, je crois,
Et les gens d’esprit qui s’en passent.

ERNEST.

Eh bien !... à la bonne heure... et, quoique cela me fasse un peu peur... je tâcherai d’avoir du courage... Présentez-moi seulement à Mme la marquise de... de... Saint-Gaudens...

OSCAR, à part.

Ah ! diable !...

Haut.

De tout mon cœur, si elle me connaissait... c’est-à-dire si je portais mon nom véritable, qui jouit d’une certaine réputation dans les coulisses de Paris.

ERNEST.

C’est que le mien n’en a guère...

OSCAR.

Eh bien ! prenez-en un autre... le mien, s’il peut vous convenir...

ERNEST.

Vous permettriez !...

OSCAR.

C’est la seule chose que je puisse vous prêter dans ce moment-ci ; mais je vous prie d’en user sans façon... et comme s’il vous appartenait.

ERNEST.

J’accepte !... car, du moment qu’on me prendra pour le vicomte de Verneuse, me voilà sûr d’un prompt succès...

OSCAR.

Par exemple... je vous en préviens... si, chemin faisant, vous êtes arrête par quelques créanciers...

ERNEST.

Ça me regarde... je paierai... plutôt...

OSCAR.

Vrai ! à ce prix-là, je vous prie de garder mon nom le plus longtemps possible... non-seulement ici, mais à Paris... À votre aise... ne vous gênez pas... je n’en ai pas besoin...

Regardant vers la gauche.

Mais, tenez... tenez, voici la tante... je l’entends... c’est elle...

ERNEST.

Ah ! mon Dieu !

OSCAR.

Air du vaudeville des Chemins de Fer.

Allons, parole cavalière,
Ton leste... qui vous trouble ainsi ?
Vous parlez d’être militaire,
Et tremblez devant l’ennemi !

À part.

De la vieille il faudra qu’on rie,
Pour moi la chance aura tourné ;
Je suis sur par cette folie
De m’amuser comme un damné.

Ensemble.

OSCAR.

Allons, parole cavalière,
Jeune homme, ton leste et hardi,
Gardez, apprenti militaire,
De trembler devant l’ennemi !

ERNEST.

Oui, votre conseil salutaire
En tout par moi sera suivi ;
Et grâce à vous, bientôt, j’espère,
Dans mon plan j’aurai réussi.

Oscar sort.

 

 

Scène VI

 

ERNEST, puis MADAME DE SAINT-GAUDENS et UN GARÇON DES BAINS

 

ERNEST.

Allons ! comme il me l’a dit, le ton leste et cavalier... Mais, depuis qu’il n’est plus là... voilà toute ma résolution qui s’en va... Je n’oserai jamais l’aborder, et puis j’ai si peu le ton convenable avec ces personnes-là...

MADAME DE SAINT-GAUDENS, au garçon qui entre avec elle par la porte à gauche.

Ayez soin, Julien, que mon bain soit bien au degré commande... car un degré de plus ou de moins...

Voyant Ernest.

Ah !... un jeune homme... un étranger !

LE GARÇON.

C’est celui qui vient d’arriver...

À Ernest.

Si monsieur veut dire son nom pour l’inscrire sur le registre des bains...

Il se met à une table, prend une plume, et ouvre le registre.

ERNEST, regardant Mme de Saint-Gaudens.

Mon nom ?...

À part.

Allons, du courage !...

Haut.

Le vicomte de Verneuse.

Le garçon écrit le nom, et sort en emportant le registre.

MADAME DE SAINT-GAUDENS, à part.

M. de Verneuse ! celui dont me parlait mon frère.

Elle lui fait la révérence.

ERNEST, de même.

Ah ! mon Dieu ! comme elle me regarde !

Il détourne un moment la tête, puis, se retournant, et voyant que Mme de Saint-Gaudens a les yeux fixés sur lui.

Elle m’intimide.

Air : Un homme pour faire un tableau. (Les Hasards de la guerre.)

C’est le nom d’un mauvais sujet
Qui me vaut sa faveur subite.

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

Son ton, son air, tout est parfait.

ERNEST, à part.

Quoi ! voilà les beautés qu’on cite !
À Paris, des dilettanti
J’admire le goût fanatique...
Et, pour adorer celle-ci,
Il faut bien aimer la musique !

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

Je savais, monsieur, que vous deviez venir à Bagnères, car, sans vous connaître, j’avais une lettre pour vous.

Elle la lui présente.

ERNEST, prenant la lettre que lui donne la marquise.

Pour moi ?

Lisant l’adresse.

À M. de Verneuse...

À part.

Je la remettrai à son adresse...

Il la serre dans sa poche.

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

Vous pouvez lire, monsieur.

ERNEST.

Je ne me permettrais pas devant vous, madame... et oserais-je vous demander à qui j’ai l’honneur de parler ?

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

À Mme la marquise de Saint-Gaudens.

ERNEST, à part.

La marquise !... elle y tient... n’importe, le nom n’y fait rien...

Haut.

Je serais bien heureux, madame, si, pendant mon séjour à Bagnères...

À part.

Je ne pourrai jamais lui faire ma déclaration.

Haut.

Si vous daigniez...

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

Quoi donc ?

ERNEST.

Me permettre de cultiver une si aimable société.

MADAME DE SAINT-GAUDENS, à part.

Nous y voilà...

ERNEST.

Trop heureux si je puis quelquefois être votre chevalier, et vous offrir mon bras.

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

Comment donc ! monsieur... mais tous les jours...

ERNEST.

À vous, madame ?

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

Et à ma nièce, à qui je veux vous présenter.

ERNEST.

Vous êtes trop bonne...

À part.

C’est déjà bien assez de la tante.

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

La voilà.

 

 

Scène VII

 

ERNEST, MADAME DE SAINT-GAUDENS, CLOTILDE, qui entre par la porte à gauche

 

ERNEST, à part.

Allons, je ne pourrai pas m’y soustraire.

MADAME DE SAINT-GAUDENS, allant à Clotilde, et à demi voix.

Voici M. de Verneuse... le prétendu que nous attendions... Tâchez d’être aimable, je vous prie, et tenez-vous droite.

CLOTILDE.

Mais, ma tante...

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

Je n’ai jamais voulu vous contraindre... mais encore faut-il le voir et l’entendre... Allons... avancez...

ERNEST et CLOTILDE, levant les yeux et se reconnaissant.

Grand Dieu !

CLOTILDE, à part.

Le jeune homme de l’Opéra !...

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

Qu’avez-vous donc ?...

CLOTILDE.

Rien... ma tante... rien... Je pense comme vous ; il est fort bien, ce jeune homme-là...

ERNEST, à part, et stupéfait.

Celle que j’aimais !... cette compagne que j’avais rêvée... c’est une danseuse !...

CLOTILDE, à part.

Ah ! mon Dieu !... est-ce qu’il ne me reconnaît pas ?

ERNEST, à part.

Adieu toutes mes illusions !...

MADAME DE SAINT-GAUDENS s’est assise auprès du guéridon à droite du spectateur, a pris son ouvrage et fuit signe à sa nièce d’en faire autant. Elle regarde alors Ernest, qui est resté immobile et plongé dans ses réflexions.

Eh bien ! monsieur... vous ne vous asseyez pas ?...

ERNEST.

Pardon, madame... Vous allez me trouver bien simple... bien ridicule... mais je vous avoue que, près de vous... près de votre nièce... je ne suis pas maître de l’embarras que j’éprouve...

CLOTILDE, à part.

À la bonne heure, au moins...

ERNEST.

Tout autre, à ma place, trouverait sans peine des phrases empressées et admiratives pour peindre l’effet que, d’ordinaire, produit mademoiselle... Moi... je le voudrais... je ne le puis, et vous ne me croiriez pas, si je vous disais ce que je souffre en ce moment.

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

Eh ! mais, monsieur, remettez-vous... Je conçois que l’effet d’une première entrevue...

ERNEST.

Non, madame... ce n’est pas la première fois que j’ai vu mademoiselle... et l’hiver dernier, à Paris, à l’Opéra... mais ce jour-là... c’était au milieu de tout le monde et du public... c’était dans sa loge... où elle me remerciait d’un service que j’avais eu le bonheur de lui rendre.

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

Quoi !... ce serait ?...

CLOTILDE.

Oh ! je l’avais reconnu tout de suite !...

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

Et tu ne me l’as pas dit...

CLOTILDE.

Je n’osais pas.

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

Le jeune homme dont nous parlions ce matin encore.

ERNEST.

Que dites-vous ?

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

Et auquel je te défendais de penser...

CLOTILDE, lui mettant la main sur la bouche.

Taisez-vous donc, ma tante...

ERNEST, avec joie.

Qu’entends-je ? est-il possible ! vous aviez gardé mon souvenir, et, comme moi, malgré l’absence...

 

 

Scène VIII

 

ERNEST, MADAME DE SAINT-GAUDENS, CLOTILDE, LE GARÇON DES BAINS

 

LE GARÇON, s’adressant à Mme de Saint-Gaudens.

Le bain de madame est prêt depuis un quart d’heure.

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

Ah, mon Dieu ! j’aurai perdu un degré... et le docteur qui m’avait tant recommandé... j’y vais sur-le-champ !...

À Ernest.

Plus tard, monsieur... nous aurons le plaisir de vous voir... tantôt, à la promenade, je compte sur votre bras...

À Clotilde, lui montrant sn tapisserie qui est restée sur le fauteuil.

Serre vite mon ouvrage, et viens me rejoindre...

CLOTILDE.

Oui, ma tante... à l’instant.

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

Monsieur... j’ai bien l’honneur...

À part.

Ces pauvres jeunes gens...

Au garçon.

Allons vite, et ne perdons pas de temps...

Elle sort avec le garçon.

 

 

Scène IX

 

CLOTILDE, à gauche, serrant les affaires de sa tante, ERNEST, à droite

 

ERNEST, la regardant avec ivresse.

Elle ne m’a point oublié !... je suis aimé !... et je résisterais encore à tant de charmes... Non, non... et quoi qu’en dise le vicomte... dès qu’il ne s’agit que de me compromettre... elle vaut bien mieux que la tante,

À Clotilde, qui veut s’éloigner.

Un mot, de grâce, un mot encore... Si ce que j’ai entendu ne m’a pas abusé... s’il est vrai que votre cœur ait compris le mien...

CLOTILDE.

Pardon, monsieur..., mais en l’absence de ma tante...

ERNEST.

Eh ! ce n’est pas d’elle... c’est de vous que je veux vous obtenir... dites-moi que vous me permettez de vous offrir et mon cœur et ma fortune... trop heureux devons consacrer ma vie, de vous sacrifier mon avenir, mon état, mon existence... Eh quoi ! vous ne me répondez pas...

CLOTILDE.

Ce n’est pas à moi... c’est à ma tante...

ERNEST.

Toujours cette tante !... ne pouvez-vous donc vous soustraire à son pouvoir ?... lui devez-vous compte de tous vos sentiments ?...

 

 

Scène X

 

CLOTILDE, ERNEST, DARLEMONT

 

DARLEMONT.

Eh bien !... où est-il donc ?

ERNEST.

Ciel ! mon oncle !...

CLOTILDE, qui avait retiré sa main de celle d’Ernest et qui voulait s’en aller, reste, et fait à Darlemont une révérence gracieuse.

Monsieur votre oncle !...

DARLEMONT.

Moi qui te cherchais de tous côtés...

Regardant Clotilde qu’il salue respectueusement.

Je conçois qu’en si aimable société... il ait dû aisément m’oublier...

À Ernest.

Quelle est cette jolie personne ?...

ERNEST, avec embarras.

Mais, mon oncle, c’est...

À part.

Je n’oserai jamais lui dire que c’est une danseuse...

DARLEMONT.

Est-ce qu’il y aurait du mystère avec moi ?...

CLOTILDE, souriant.

Non, monsieur... on me nomme Clotilde de Saint-Gaudens.

DARLEMONT.

Les Saint-Gaudens ! une ancienne famille du Languedoc ?

CLOTILDE.

Précisément !...

ERNEST, à part d’un air fâché.

Pourquoi va-t-elle prendre ce nom ?... Sa tante, je ne dis pas... mais elle !

DARLEMONT, la regardant.

Permettez donc !... j’ai connu beaucoup autrefois feu M. votre grand-père, un gentilhomme pour qui j’avais une vive amitié...

ERNEST, à part.

Mon pauvre oncle... qui y va de bonne foi...

DARLEMONT.

Je lui ai même donné une preuve d’estime dans un procès qu’il eut par-devant notre cour royale.

CLOTILDE.

En le lui faisant gagner !...

DARLEMONT.

Non, mademoiselle, en le lui faisant perdre, et en lui montrant par là que je le jugeais digne d’apprécier l’impartialité d’un ami. Depuis, nous ne nous sommes jamais revus... mais si dans mon tribunal je ne connais que la justice, dans le monde, mademoiselle, je m’empresse toujours de rendre hommage à la beauté... Vous permettez...

Il lui prend la main qu’il porte à ses lèvres.

ERNEST, à part.

Dieu ! un premier président !

Tirant son oncle par son habit.

Mon oncle...

DARLEMONT.

Laissez-moi donc, monsieur ; il ne faut pas croire que la magistrature ne sache pas aussi se montrer... dans l’occasion...

À Clotilde.

Avec qui êtes-vous ici, mademoiselle ?

CLOTILDE.

Avec ma tante, Mme de Saint-Gaudens...

DARLEMONT.

Mme de Saint-Gaudens... la marquise... je l’ai beaucoup connue... je réclame l’honneur de me présenter chez elle et de renouer connaissance.

ERNEST, à part.

Il ne manquait plus que cela !...

CLOTILDE.

Je ne doute pas qu’elle ne soit bien flattée d’une telle visite... je cours la rejoindre et l’en prévenir...

Faisant une révérence.

Messieurs...

DARLEMONT, lui offrant la main pour la reconduire.

Mettez-moi, je vous prie, aux pieds de madame votre tante, et offrez-lui provisoirement mon respect...

Il la conduit jusqu’au fond du jardin.

ERNEST, à part.

Son respect ! à une Dugazon !...

 

 

Scène XI

 

DARLEMONT, ERNEST, OSCAR, paraissant par la porte à droite du théâtre, pendant que Darlemont reconduit Clotilde par le fond

 

OSCAR, à demi-voix à Ernest.

Eh bien ! comment cela va-t-il ?

ERNEST.

À merveille !... mais c’est mon oncle qu’il faut empêcher de se compromettre par quelque folie...

OSCAR.

Et lui aussi !...

DARLEMONT, revenant.

Une jeune personne charmante... Je suis sûr que salante aura grand plaisir à me revoir...

ERNEST, à part.

J’en doute.

DARLEMONT.

Aussi je ne manquerai pas, ce soir, de me présenter chez elle.

ERNEST.

Non, mon oncle... vous n’irez pas...

DARLEMONT.

Et pourquoi donc ?

ERNEST, à Oscar.

Aller chez Mme de Saint-Gaudens ! lui, un oncle... un premier président...je m’en rapporte à M. Oscar... un de mes amis, qui vous dira comme moi... que je ne dois pas le souffrir...

OSCAR, riant à part.

Admirable !...

DARLEMONT.

Qu’est-ce que ça signifie ?...

ERNEST.

Moi, je ne dis pas... c’est sans inconvénient... mais vous, votre âge... votre dignité...

DARLEMONT.

Ma dignité ?... tu te moques de moi... J’irai... j’y vais de ce pas...

ERNEST.

Eh bien !... puisque rien ne peut vous en empêcher, apprenez que cette madame de Saint-Gaudens, à qui vous voulez absolument présenter vos hommages, est une cantatrice, une Dugazon... et sa nièce, danseuse à l’Opéra...

DARLEMONT.

Qu’est-ce que j’apprends là ?...

ERNEST.

Faites maintenant ce que vous voudrez... je vous ai prévenu...

Regardant Oscar, qui rit aux éclats.

Eh bien ! qu’avez-vous donc ?

OSCAR.

Ah !... ah !... je ris de l’idée de voir la cour royale... et puis... Ah ! ah !... c’est bien plus drôle encore que vous ne croyez... et que je ne croyais moi-même...

DARLEMONT, à Oscar.

Votre serviteur !

À Ernest.

Et comment se fait-il, monsieur, que vous... vous soyez reçu chez ces dames ?...

ERNEST.

Moi... c’est différent... je l’aime... je l’adore...

DARLEMONT.

Qu’est-ce que j’apprends là ?

OSCAR, à demi-voix, à Ernest.

Bien... c’est comme ça qu’il faut dire...

ERNEST, vivement.

Eh non ! c’est la vérité même... je ne peux vivre sans elle... Je le lui ai dit... je me suis déclaré...

OSCAR, avec effroi.

À la jeune personne ?...

ERNEST.

Oui, mon ami...

OSCAR.

Ah ! mon Dieu ! qu’avez-vous fait ?

À demi-voix.

C’était à la tante... je vous avais dit à la tante.

ERNEST.

À la tante aussi... soyez tranquille...

OSCAR, à part.

Parbleu ! ce devait être drôle...

DARLEMONT, à Ernest.

Et c’est vous qui donnez un pareil scandale ! un futur substitut !

ERNEST.

Je sais, mon oncle, tout ce que vous pourriez me dire... Je me reconnais indigne de vos bontés... indigne de la magistrature...

DARLEMONT.

Écoutez-moi, de grâce !

ERNEST,

C’est inutile !... rien ne me fera changer... mon parti est pris...

OSCAR, à demi-voix, à Ernest.

C’est ça... à merveille... continuez...

ERNEST, vivement.

Oui, morbleu ! je continuerai, et je le dis tout haut... je dis adieu au Palais... au barreau... je ne veux plus rien faire... que de l’aimer...

DARLEMONT.

Malheureux !... courir ainsi à ta ruine !

ERNEST.

Je vous afflige... je le sais... j’en suis désolé... mais c’est plus fort que moi... J’ai été votre pupille... je suis majeur... j’ai quelque fortune... je peux en disposer...

DARLEMONT, passant entre Ernest et Oscar.

Air : Ah ! si madame me voyait. (Romagnési.)

Te rendre des comptes !... jamais...
Non ; à moins qu’on ne m’y condamne...
Tous les détours de la chicane
Me sont connus, je te promets
De faire durer le procès.

À Oscar.

Je vais par là le forcer à connaître
Ces tribunaux, qu’hélas ! il déserta...
Pour moi s’il n’y veut point paraître,
Pour lui du moins il y viendra.
Oui, pour lui-même il y viendra !

ERNEST, entrainant Darlemont vers le fond.

Venez... mon oncle... Ce n’est pas devant un étranger... qu’on peut parler de telles affaires.

Revenant, à Oscar.

Pardon... j’oubliais... j’oublie tout... une lettre à votre adresse... que m’a remise madame de Saint-Gaudens... je veux dire la tante de Clotilde...

DARLEMONT, qui s’en allait, ne voyant pas Ernest auprès de lui, se retourne en lui disant.

Eh bien ! je vous attends.

ERNEST.

Me voilà, mon oncle.

Ils sortent tous deux par le jardin.

 

 

Scène XII

 

OSCAR, seul

 

Ah ! çà... je vous le demande, lequel, de l’oncle ou du neveu, est le plus mystifié ?... Et cette madame de Saint-Gaudens, à qui il a avoué, et qui ne se fâche pas... Diable m’emporte si je puis rien comprendre...

Regardant la lettre.

« Au vicomte de Verneuse... » Dieu ! l’écriture de mon père...

Décachetant  vivement.

Si c’est quelque lettre de change... béni soit l’amour paternel !...

Secouant la lettre.

Non, rien... que des sermons, sans doute... « Monsieur le vicomte, mon cher fils, j’ai enfin trouvé le moyen d’arranger vos affaires... » Est-il possible ! « Du moins, cela dépend de vous, et j’espère que vous n’y mettrez point obstacle. » Non, certes. « Depuis longtemps je méditais et négociais pour vous un mariage qui vient d’être enfin arrêté entre moi et les grands parents. »

Parcourant rapidement.

« Une excellente famille... maison noble... jeune personne charmante... et cætera... »

Appuyant.

« Quatre cent mille francs de dot ! » C’est ce qu’il fallait dire tout de suite. « Votre prétendue et sa tante se rendent aux eaux de Bagnères où vous m’avez dit que vous vous arrêteriez quelque temps... Efforcez-vous, par vos soins et vos attentions, de seconder les bonnes intentions où l’on est déjà pour vous, et tâchez surtout de vous rendre agréable à madame de Saint-Gaudens... » Ah ! mon Dieu !... « À qui j’écris par ce courrier, et qui vous remettra cette lettre... » C’est fait de moi et tout s’explique !... cet Ernest à qui j’avais prêté mon nom... aura été pris pour le prétendu... de là les prévenances... le bon accueil qu’il a reçu... et moi qui ce matin étais seul et sans rivaux près de la tante.

Air : Je l’aimerai. (Blangini.)

J’avais le temps
De me gagner son âme.
Et je m’en vais, dans mes vœux imprudents,
Peindre à sa nièce et mes feux et ma flamme,
Elle qui doit un jour être ma femme !
J’avais le temps. (Bis.)

Mais maintenant... comment m’excuser ?... et que leur dire ?... Eh parbleu ! que c’était une ruse... une mystification... que je savais tout... que je les connaissais d’avance... que je voulais les intriguer... Vraisemblable ou non, cela peut s’arranger... se réparer... Oui, mais mon autre idée de faire passer ma belle tante pour une cantatrice à roulades... et ma prétendue pour une artiste à pirouettes... voilà ce qu’on ne me pardonnera jamais... et il faut absolument détromper Ernest ou l’éloigner, avant que le quiproquo ne se débrouille... car si l’explication a lieu, je suis perdu... je reste garçon... et, ce qui est pire encore... c’est moi qui suis mystifié...

 

 

Scène XIII

 

OSCAR, ERNEST

 

OSCAR, à Ernest qui rentre.

Eh bien ! quelles nouvelles ?

ERNEST.

Ah ! vous vous en doutez bien, la scène a été chaude ; elle a été terrible, surtout pour mon pauvre oncle, qui, vrai, m’a attendri... car il me disait : « Qu’importe le rang ?... qu’importe la fortune ?... Si c’était seulement quelqu’un que l’on pût épouser... j’irais pour toi la demander à mains jointes... »

OSCAR, à part.

Ah ! diable !... gardons-nous alors de les détromper et de leur dire qui elle est...

ERNEST.

Et puis, voyant que tout était inutile... il s’est presque mis à mes genoux pour me supplier de renoncer à un fol amour, qui me faisait perdre, disait-il, mon état, ma fortune, mon avenir...

OSCAR.

Franchement, mon cher, il a raison, et je suis obligé de vous dire que je suis de son avis...

ERNEST.

Vous qui, ce matin...

OSCAR.

Ce matin... c’était bien différent... je ne savais pas ce que je sais... je ne pouvais pas me douter que ce serait sérieux...

ERNEST.

C’est que je ne l’avais pas vue... Si vous saviez quelle grâce, quelle décence dans son maintien !... on ne se douterait jamais que c’est une danseuse.

OSCAR, à part.

Je crois bien !...

ERNEST.

Il est vrai que maintenant elles ont toutes si bon ton... des manières si distinguées... Mais pour la tante !... c’est différent... vous n’aviez pas besoin de me le dire... je l’aurais deviné entre mille... j’ai un fonds d’antipathie pour elle, et si, au lieu de rester près de sa nièce, elle voulait accepter à Toulouse cet engagement dont vous me parliez ce matin...

OSCAR, à part.

Ah ! mon Dieu !...

ERNEST.

Je l’aimerais tout autant... et j’ai envie de le lui conseiller tout à l’heure...

OSCAR, effrayé.

Tout à l’heure !...

ERNEST.

Oui, je dois lui donner le bras pour aller à la promenade... vous jugez comme c’est amusant !...

OSCAR.

Et vous irez ?...

ERNEST.

Il le faut bien...

OSCAR.

Vous donner en spectacle... faire rire à vos dépens, et servir après tout les projets d’un autre !...

ERNEST.

Qu’est-ce que cela signifie ?

OSCAR.

Que si vous m’aviez dit ce matin que vous alliez vous passionner pour tout de bon... je vous aurais appris des choses...

ERNEST.

Et lesquelles ?

OSCAR.

Inutiles à vous expliquer et que vous devez comprendre de reste...

ERNEST, avec colère.

Monsieur...

OSCAR.

Ce que vous avez de mieux à faire... je vous le dis en ami, c’est de revenir à la raison... d’écouler la voix de votre oncle, et de partir à l’instant même avec lui et sans réfléchir...

ERNEST.

Monsieur... il y a là-dessous un mystère que je veux pénétrer...

OSCAR, à demi-voix.

Ah ! vous le voulez absolument ?... Apprenez donc qu’il y a ici une personne bien autrement importante que vous à qui on la destine... et qui en est tellement épris qu’il veut l’épouser...

ERNEST, d’un air d’incrédulité.

L’épouser !...

OSCAR, de même et en confidence.

Enfin, tout est convenu, arrangé, avec la tante ; et la nièce ne l’ignore pas... je pourrais vous donner des preuves...

Montrant la lettre.

Je les ai... je pourrais vous nommer la personne, je la connais... si ce n’était ma parole qui est engagée... mais je dois du moins vous avertir que l’on veut se servir de vous et de vos soins pour dérober à tous les yeux cette intrigue qui doit rester cachée... qu’en un mot, on veut vous faire jouer ici un méchant personnage.

ERNEST.

Morbleu !

OSCAR.

J’avais donc raison de vous dire en ami... ne faites pas de bruit... partez à l’instant...

L’honnête homme trompe s’éloigne et prend la poste.

ERNEST.

Oui, je partirai... oui, je ne la reverrai de ma vie... M’abuser à ce point !... moi qui pour elle réduisais mon oncle au désespoir !...

Prenant la main d’Oscar.

Mon ami...

OSCAR.

Je vous comprends... je cours près de lui... lui dire que vous êtes sauvé... que vous revenez à lui et en même temps tout préparer pour votre départ... ce ne sera pas long...

À part.

C’est ça ! Fouette postillon et au diable les explications !

Il sort.

 

 

Scène XIV

 

ERNEST, seul

 

Quelle indignité !... quelle trahison ! mais je devais m’y attendre... toutes ces femmes-là ne sont que ruse et coquetterie !... et je vais, comme un insensé, livrer mon cœur tout entier à une passion... que je veux étouffer, que je veux éteindre... Eh bien ! non... c’est plus fort que moi... depuis que je sais qu’elle doit appartenir à un autre... il me semble que je l’aime deux fois plus... et l’idée seule de la perdre... Non, je ne partirai pas... je resterai... ne fût-ce que pour immoler à ma colère cette infernale tante que je veux traiter comme elle le mérite, et dont-je dois déjouer les projets... non pour moi, mais pour l’honneur... la probité, la morale... Dieu ! c’est Clotilde !...

 

 

Scène XV

 

ERNEST, CLOTILDE, qui entre par le font ! à droite, et gagne la gauche du théâtre

 

CLOTILDE, avec joie.

Ah !... c’est vous, monsieur ?... encore ici !...

ERNEST.

Oui, mademoiselle... mais rassurez-vous... je n’y resterai pas longtemps... je vais partir...

CLOTILDE.

Et pourquoi donc ?... mais c’est très mal !

ERNEST, la regardant, et à part.

Ah ! comment soupçonner la trahison sous un air si naïf et si candide ?...

CLOTILDE.

Eh mais ! qu’avez-vous donc ?...

ERNEST.

Ce que j’ai, Clotilde... vous me le demandez ?... épargnez-vous ce soin... il n’y a pas de mérite à me tromper... je vous aime trop ! et quand je vous offrais ma fortune... quand je vous vouais mon existence tout entière... pourquoi ne pas me parler des desseins de votre tante ?...

CLOTILDE.

Ses desseins, et lesquels ?...

ERNEST.

Vous les ignoriez ?...

CLOTILDE.

Sans doute... je vous le dirais...

ERNEST.

Ah ! je vous crois, maintenant... ce mot seul suffit !... et ce n’est plus vous que j’accuse...

CLOTILDE.

Eh ! qui donc, alors ?...

ERNEST.

Ah ! je ne puis... je ne sais comment vous éclairer sur les dangers qui vous environnent !... ici, dans votre position...

CLOTILDE.

Ma position !...

ERNEST.

Ah ! pardon devons la rappeler... je ne vous en dirai plus un mot... je ne vous en parlerai jamais... mais je ne vous quitte pas... je veillerai sur vous... mon amour m’en donne le droit... Ainsi, plus de feinte, plus de mensonge... aussi bien, toute dissimulation m’importune, et je vous dois la vérité tout entière... je ne suis pas ce que vous croyez... je ne suis pas M. de Verneuse...

CLOTILDE.

Qu’entends-je ? grand Dieu !...

ERNEST.

J’avais pris le nom du vicomte... de ce mauvais sujet, pour plaire à votre tante... pour être bien accueilli par elle...

CLOTILDE.

Ah ! que c’est mal à vous !... elle ne vous le pardonnera jamais...

ERNEST.

Je le sais... et peu m’importe... nulle considération ne peut plus m’arrêter... et prêt à tout braver pour que vous soyez à moi... peu m’importe ce que dira le monde, ma famille, la vôtre... vous méritez les adorations, le respect de l’univers entier, et je vous offre ma main,

À demi-voix et avec force.

Oui, je vous épouse... j’y suis décidé...

CLOTILDE, le regardant avec étonnement.

Eh bien ?...

ERNEST, de même.

Eh bien !... vous êtes étonnée ?...

CLOTILDE, souriant.

Certainement... comme s’il s’agissait de dire : je suis décidé... Mais si ma tante a d’autres vues...

ERNEST.

N’achevez pas... car cette idée seule...

CLOTILDE.

Ah ! vous êtes jaloux !...

ERNEST.

Oui, je le suis... de votre jeunesse... de votre beauté, de votre avenir... de tout ce qu’un vil intérêt veut sacrifier... immoler en vous...

À part en allant à la table.

et puisqu’il n’y a qu’un moyen d’éloigner cette tante, de la soustraire à jamais à son pouvoir, je n’hésite plus...

Il se met à la table, et écrit.

CLOTILDE.

Que faites-vous ?

ERNEST.

Ces deux mots seulement à votre tante, et je vous réponds qu’après les avoir lus, elle consentira sur-le-champ à notre mariage...

CLOTILDE.

Vous croyez ?...

ERNEST.

J’en suis sûr !... plus d’objections... plus d’obstacles... cela mettra tout le monde d’accord...

À part.

Je n’ai ni le temps, ni l’envie de ménager mes expressions... ce sera toujours bien ainsi...

À Clotilde, lui donnant la lettre.

Tenez... tenez, Clotilde...

CLOTILDE.

Donnez vite !...

À part, regardant la lettre.

Il me tarde de savoir ce qu’il lui écrit... car je ne puis croire encore qu’avec quelques mots... enfin, puisqu’il est sûr de son fait...

Haut.

Adieu, monsieur.

Elle lui fait la révérence, et sort par le fond à gauche.

 

 

Scène XVI

 

ERNEST, puis OSCAR et DARLEMONT, rentrant par le jardin

 

ERNEST, la regardant sortir.

Ah ! qu’elle est jolie... et que je suis heureux !...

DARLEMONT, à Oscar.

Mon cher ami, mon sauveur... je n’oublierai jamais le service que vous rendez là à une famille.

À Ernest.

Eh bien ! mon ami... la voiture est prête... les chevaux sont attelés... parlons !...

ERNEST.

C’est inutile, mon oncle... je ne pars plus...

OSCAR, à part.

Ah ! mon Dieu !...

ERNEST, à Oscar.

Je l’ai vue... elle m’aime... elle n’est pas coupable... elle ignore les projets de sa tante... quand je lui en ai parlé, elle ne savait pas même ce que je voulais lui dire...

OSCAR à part.

Je crois bien !...

DARLEMONT.

Raison de plus pour respecter une jeune personne innocente et vertueuse... ainsi, viens, éloignons-nous... car tu ne te pardonnerais pas à toi-même de vouloir la séduire...

ERNEST.

Moi, la séduire !... vous méconnaissez bien mal... et le ciel m’en préserve !... La séduire... non, mon oncle... je l’épouse...

OSCAR.

Qu’entends-je ?...

DARLEMONT.

C’est bien pis encore...

OSCAR, vivement.

L’épouser !... permettez...

ERNEST.

Vous allez me taxer de folie, d’extravagance... me dire que je cours à ma ruine... ça m’est égal... je suis décidé à tout... je m’y résigne...

OSCAR, à part.

Parbleu ! quatre cent mille francs de dot... il n’est pas dégoûté...

Haut.

Et moi, monsieur, moi et votre oncle... nous nous y opposons... nous ne devons pas le souffrir...

ERNEST.

Et de quel droit ?...

OSCAR.

Du droit de l’amitié... cette amitié qui vous arrachera malgré vous aux périls qui vous environnent...

À Darlemont.

Oui, monsieur, et, dans l’intérêt d’une famille respectable, je la lui enlèverais plutôt moi-même !...

DARLEMONT, à Oscar.

Bon jeune homme !

ERNEST.

Il ne l’aura qu’avec ma vie !...

DARLEMONT, à Ernest.

Ingrat que tu es... un duel, à présent !

ERNEST.

Eh bien ! oui... une maîtresse... un duel... c’est là ce que je voulais... ou ne me parlera plus après cela de me faire substitut...

DARLEMONT.

Eh bien ! tu ne le seras pas... j’y renonce !... pour l’honneur de la magistrature... mais, à ton tour, fais quelque chose pour moi... ne l’épouse pas, je t’en conjure...

OSCAR.

Oui, mon jeune ami...

ERNEST.

Je le voudrais... mais je ne le peux pas... je l’aime trop !...

DARLEMONT.

Eh bien ! s’il en est ainsi... et quoi qu’il m’en coûte... j’aime mieux, je crois... que tu l’aimes... tout uniment...

ERNEST.

Y pensez-vous ?... vous, mon oncle... un premier président !...

DARLEMONT.

Va-t’en au diable !... j’ai fait, il me semble, toutes les concessions que ma moralité pouvait se permettre... et je ne puis rien en obtenir... ces femmes-là sont tout ce qu’il y a de plus dangereux pour les familles, et je vous demande qui les lui a fait connaître ?...

ERNEST, montrant Oscar.

C’est monsieur...

DARLEMONT, à Oscar.

Vous, que je regardais comme la raison même !...

OSCAR.

Eh parbleu !... j’en suis aussi fâché que vous, et s’il ne tenait qu’à moi...

DARLEMONT, l’entrainant, à part.

J’ai un moyen !... un moyen dans mon genre !... si, pour cause de captation... je portais plainte au procureur du roi...

OSCAR, effrayé.

Grand Dieu !...

À part.

Faire arrêter ma future tante... c’est pour le coup qu’il faudrait dire adieu à mon mariage...

Bas à Darlemont.

J’ai un autre moyen... moins légal... et qui n’en vaudra que mieux... tout ce que je vous demande, c’est, d’ici à ce soir... d’empêcher votre neveu de parler à ces dames... me le promettez-vous ?...

DARLEMONT.

Oui, morbleu !...

À part.

quand je ne devrais pas le quitter d’un instant...

OSCAR, à part.

Moi, pendant ce temps... je me fais connaître... je n’avoue que la moitié de mes torts... j’en obtiens le pardon... et si par mon éloquence je puis déterminer ces dames à partir sur-le-champ... je laisse l’oncle et le neveu s’expliquer en tête-à-tête...

À Darlemont.

Adieu... répondez-moi de lui... et je réponds du succès...

DARLEMONT.

Soyez tranquille... je ne le perds pas de vue.

Oscar sort.

 

 

Scène XVII

 

ERNEST, qui s’est jeté dans un fauteuil, DARLEMONT

 

DARLEMONT, regardant sortir Oscar.

Voilà parler !

Air : Qu’il est flatteur d’épouser celle. (Le Jaloux malade.)

En lui quelle sagesse brille !
Si mon neveu lui ressemblait !
Quel bonheur pour une famille
De posséder un tel sujet !

ERNEST.

Lui ! du vice il a la science.

DARLEMONT.

Le vice, cela m’est égal,
Quand il parle bien, vaut, je pense,
La vertu qui se conduit mal.

Ernest se lève.

Où allez-vous, monsieur ?...

ERNEST.

Je ne sais... je ne peux rester en place...

Regardant vers le fond à gauche.

Dieu ! c’est elle... au bout de cette allée... j’y cours...

DARLEMONT.

Non, monsieur... vous ne lui parlerez pas...

ERNEST.

Et pourquoi ?...

DARLEMONT.

Pourquoi ?...

Regardant aussi ; à part.

Dieu !... Elle vient de ce côté...

Haut.

Pourquoi, monsieur ?... parce que c’est moi qui désire lui parler... moi, votre oncle, qui veux l’interroger et voir par moi-même si elle mérite...

ERNEST.

Ah !... je ne demande pas mieux, et si après l’avoir vue... après lui avoir parlé... vous n’êtes pas désarmé... séduit... si vous ne tombez pas à ses pieds...

DARLEMONT.

Moi !...

ERNEST.

Je consens à ne plus l’aimer... à ne pas l’épouser...

DARLEMONT, à part.

Alors... tu ne risques rien... car j’ai dans les jarrets et dans le caractère une raideur...

Voyant entrer Clotilde.

C’est bien, monsieur... c’est bien... laissez-nous... je l’ordonne.

ERNEST.

J’obéis, mon oncle... j’obéis...

Il sort, en faisant à Clotilde des signes d’intelligence.

DARLEMONT.

À la bonne heure !... tant que je la tiendrai ici... il n’y aura pas d’intelligence ni de communications possibles... c’est ce que j’ai promis...

 

 

Scène XVIII

 

DARLEMONT, CLOTILDE

 

DARLEMONT, la regardant.

La voilà donc !... et puisque nous sommes seuls, je ne suis pas fâché, comme oncle et comme magistrat, de lui adresser sur sa conduite les remontrances qu’elle mérite... nous allons avoir beau jeu...

CLOTILDE, qui a regardé du côté par où Ernest est sorti.

Pourquoi s’en va-t-il donc ?

DARLEMONT.

Cela vous fâche, mademoiselle ?...

CLOTILDE.

Mais oui... il m’avait donné pour ma tante un billet que je n’ai pas encore pu lui remettre... parce qu’au sortir de son bain... M. Oscar vient de lui faire demander un instant d’entretien... et j’aurais voulu en prévenir M. Ernest...

Souriant.

Eh ! mon Dieu !... comme vos yeux sont fixés sur moi...

DARLEMONT, d’un ton brusque.

Mademoiselle, savez-vous qui je suis !...

CLOTILDE, avec douceur.

M. Darlemont... l’oncle de M. Ernest, un magistrat distingué, que je chéris et que je révère...

DARLEMONT, un peu moins brusquement.

Vraiment !... eh bien ! regardez-moi, là... bien en face... comment me trouvez-vous ?...

CLOTILDE, d’un air caressant.

Ah !... je vous trouve un air de bonté qui va droit au cœur...

DARLEMONT, à part.

Eh bien ! par exemple...

Haut.

Du tout, mademoiselle... je suis sévère... inflexible...

CLOTILDE, de même.

Eh bien !... on ne s’en douterait pas...

DARLEMONT.

C’est pourtant ce que vous allez voir... Vous rappelez-vous ce que vous m’avez dit ce matin, quand je vous ai parlé de votre tante ?...

CLOTILDE, avec une gaieté naïve.

Ah ! mon Dieu, oui... je suis bien étourdie, et vous avez raison de me gronder... moi qui oubliais de vous rendre sa réponse... Quand je lui ai dit qu’un premier président, un homme fort aimable, demandait à lui être présenté... elle s’est écriée : « C’est Darlemont, j’en suis sûre... »

DARLEMONT, avec indignation.

Darlemont !...

CLOTILDE.

« Lui, a-t-elle ajouté, que je n’ai pas vu depuis le château de Nogent, où nous avons dansé ensemble... le menuet de la reine. »

DARLEMONT.

Est-il possible !... et comment sait-elle ?... C’est qu’en effet... j’ai danse le menuet, à Nogent, avec madame de Saint-Gaudens...

CLOTILDE.

Avec ma tante...

DARLEMONT.

Votre tante !... allons donc !... vous osez me soutenir que celle avec qui je dansais le menuet...

CLOTILDE, lui montrant sa tante qui entre.

Est là, devant vos yeux...

 

 

Scène XIX

 

DARLEMONT, CLOTILDE, MADAME DE SAINT-GAUDENS

 

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

Ah ! c’est ce cher président...

DARLEMONT.

Ô ciel !... Eh ! oui... c’est bien elle... et mademoiselle...

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

Ma nièce, Clotilde, que vous connaissez déjà...

DARLEMONT, interdit et les regardant l’une après l’autre.

Votre nièce, madame la marquise... en êtes-vous bien sûre ?...

MADAME DE SAINT-GAUDENS, souriant.

Toujours galant !... Il ne peut croire que j’aie une nièce de cet âge-là...

Soupirant.

Eh ! mon Dieu, oui, une nièce à marier... notre unique héritière...

DARLEMONT.

Ah ! mon Dieu... et mon neveu... qui me disait... moi qui ai pu croire... et lui aussi...

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

Qu’avez-vous donc ?...

DARLEMONT.

Ah ! madame... ah !... mademoiselle... me pardonnerez-vous ?... je n’ose l’espérer, et c’est à vos genoux...

Il passe auprès de Clotilde.

CLOTILDE.

Eh ! mais, vraiment... je n’y comprends rien...

 

 

Scène XX

 

DARLEMONT, CLOTILDE, MADAME DE SAINT-GAUDENS, ERNEST

 

ERNEST, apercevant son oncle aux pieds de Clotilde.

Mon oncle à ses pieds... j’en étais sûr !...

DARLEMONT, qui s’est relevé et qui court à lui.

Taisez-vous, monsieur, taisez-vous...

À demi-voix.

Je consens...

ERNEST.

Qu’est-ce que je disais ?...

DARLEMONT.

À condition que vous n’ouvrirez pas la bouche... et que vous me laisserez arranger tout cela...

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

Ah çà ! mon cher président... j’attends que vous m’expliquiez...

ERNEST.

Son cher président !...

CLOTILDE.

Eh ! oui... ils se sont connus beaucoup autrefois...

ERNEST, à Darlemont.

Comment, mon oncle... et vous aussi dans votre temps !... je ne m’étonne plus si vous consentez...

DARLEMONT, bas.

Tais-toi, te dis-je, ou tout est perdu...

Haut.

Oui, madame, en tombant aux genoux de votre nièce... je me suis trompé... c’est aux vôtres que j’aurais dû implorer la grâce de mon neveu... qui aime... qui adore Mlle Clotilde...

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

Je le sais, monsieur... je sais aussi la ruse dont il s’est servi, en prenant le nom de M. de Verneuse...

ERNEST, lestement.

Le grand mal !...

MADAME DE SAINT-GAUDENS, avec colère.

Comment ! le grand mal !... Cela est cause, monsieur, que, pour avoir ainsi méconnu les convenances, je vous refuse ma nièce, et je l’accorde à un autre...

DARLEMONT, avec effroi.

Est-il possible !

ERNEST.

Laissez-donc, mon oncle, ne vous désolez pas... la tante changera d’idée...

MADAME DE SAINT-GAUDENS, avec colère.

Qu’est-ce que c’est qu’un ton pareil ?... Je changerai si peu... que j’ai pardonné à cette autre personne... et que nous partons à l’instant même, tous ensemble, pour retourner à Paris...

CLOTILDE.

Ô ciel !

ERNEST, à Clotilde.

Ne vous effrayez donc pas... ça m’est bien égal... on ne lui laissera pas exécuter ses projets...

DARLEMONT.

Te tairas-tu !

ERNEST.

Je me gênerai peut-être avec une tante comme celle-là...

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

Qu’est-ce que cela veut dire ?...

CLOTILDE.

Je ne le reconnais plus...

DARLEMONT, voulant lui fermer la bouche.

Mon neveu !...

ERNEST, parlant malgré leurs efforts.

Oui, mon oncle... qu’elle le veuille ou non, j’ai pour moi l’amour, l’honneur, la probité... Vous savez, vous-même, si mes vues sont légitimes... et quelles que soient les objections ou les projets de madame, si elle a lu la lettre que sa nièce à dû lui remettre...

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

Une lettre ! qu’est-ce que c’est ?...

CLOTILDE.

Ah ! mon Dieu ! la voici... une lettre qui doit, dit-il, vous désarmer et nous mettre tous d’accord...

TOUS.

Est-il possible !...

ERNEST.

J’étais bien sûr qu’elle ne l’avait pas reçue, sans cela...

MADAME DE SAINT-GAUDENS, à Clotilde.

Et vous vous êtes chargée de cette lettre, contre toutes les convenances !... Rentrez... mademoiselle, rentrez... et ne revenez que quand je vous appellerai.

CLOTILDE, s’en allant.

Allons... je ne saurai pas encore ce que contient ce billet...

Elle sort par la porte à gauche.

 

 

Scène XXI

 

MADAME DE SAINT-GAUDENS, ERNEST, DARLEMONT, OSCAR, rentrant par le fond

 

OSCAR, s’approchant de Mme de Saint-Gaudens, et à demi-voix.

Eh bien ! partons-nous ?...

MADAME DE SAINT-GAUDENS, qui décachette la lettre.

Tout à l’heure ; je dois auparavant prendre connaissance d’une lettre qui m’est adressée par la personne qui avait usurpé votre nom...

OSCAR.

Ô ciel !...

Bas à Darlemont.

Et que faites-vous ici ?...

DARLEMONT.

Est-ce que je sais ?...

Oscar passe à la gauche de Mme de Saint-Gaudens.

MADAME DE SAINT-GAUDENS, lisant la lettre.

Quel ton !... et quel style !... Me déclarer qu’il est décide à épouser ma nièce pour la sauver...

Poussant un cri et s’arrêtant.

Ah ! grand Dieu ! à la condition que j’accepterai, dans la troupe de Toulouse, l’emploi des duègnes et des mères Dugazon...

DARLEMONT, à Ernest.

Malheureux !... un pareil affront !...

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

Et pour qui me prend-on ?

ERNEST, avec colère.

Eh parbleu ! pour une tante de comédie.

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

Moi ! la marquise de Saint-Gaudens !

DARLEMONT.

Madame la marquise...

ERNEST.

Est-il possible !...

DARLEMONT.

Eh ! qui, diable aussi, a pu lui mettre en tête une pareille idée ?...

ERNEST, montrant Oscar.

C’est monsieur... qui, seul, ici, vous connaissait...

MADAME DE SAINT-GAUDENS, avec indignation.

M. de Verneuse !...

OSCAR, à part.

Allons ! nous n’échapperons point aux explications...

MADAME DE SAINT-GAUDENS, regardant Oscar.

M. de Verneuse... à qui je venais de pardonner une première inconvenance... et qui en commet une seconde plus forte encore...

OSCAR.

Eh bien ! oui... que voulez-vous ? la plaisanterie était un peu vive...

DARLEMONT.

Et mon neveu n’est point coupable... Coupable d’erreur, voilà tout... Error in personâ.

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

Et cette lettre, dont le style et les pensées... cette lettre inconvenante de toutes les manières, et dont je veux, pour sa punition, achever tout haut la lecture...

ERNEST.

Grâce... madame... grâce ! n’accablez pas un coupable qui a perdu tout espoir de pardon... N’achevez pas... déchirez-la...

OSCAR, riant.

Du tout... moi, je suis pour la lecture... Je demande la lecture...

MADAME DE SAINT-GAUDENS, reprenant la lettre, qu’elle parcourt.

« Acceptez, dans la troupe de Toulouse, l’emploi qu’on vous propose. » Celui des duègnes !

ERNEST, d’un ton suppliant.

Madame !...

MADAME DE SAINT-GAUDENS, continuant.

« Et je me charge alors du sort de votre nièce et du vôtre... »

Avec ironie.

Que de bontés !

Continuant à lire.

« Sur quinze raille livres de rente que je possède, je vous en donne dix... je vous les abandonne aujourd’hui, sur-le-champ... trop riche encore du trésor que vous me cédez, trop heureux de dérober aux dangers qui l’environnent tant de grâce, d’innocence et de jeunesse... » Quoi ! c’est là... ce que vous écriviez... à cette duègne, à cette femme horrible !... c’est bien, monsieur... c’est bien !... il y a là des sentiments qui nous raccommodent un peu.

DARLEMONT.

N’est-il pas vrai ?... il y a du bon...

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

Et j’ai bien envie d’accepter la donation...

ERNEST.

Ah ! madame !...

 

 

Scène XXII

 

MADAME DE SAINT-GAUDENS, ERNEST, DARLEMONT, OSCAR, CLOTILDE

 

CLOTILDE, timidement.

Ma tante... puis-je revenir ?...

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

Eh ! oui... oui... revenez, madame Darlemont...

CLOTILDE.

Qu’entends-je ?...

ERNEST.

Ah ! madame... ah ! chère Clotilde !...

DARLEMONT.

Je respire, mes enfants...

OSCAR.

Quel tableau !... c’est pourtant moi qui ai fait ce mariage-là !

CLOTILDE.

Il avait donc raison, quand il prétendait qu’il finirait par vous désarmer... Cela ne m’étonne pas, il a toujours eu pour vous et pour moi tant d’amour... d’estime... de respect...

MADAME DE SAINT-GAUDENS, souriant.

Oui, mon enfant...

CLOTILDE.

Aussi, et sans être curieuse, je voudrais bien savoir ce qu’il a pu vous dire, et cette lettre...

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

Je la garde pour moi... je la garde précieusement ; mais, le lendemain de ton mariage, je te la remettrai... ce sera ton cadeau de noces.

CLOTILDE.

Merci, ma tante ; car, puisqu’elle vous a fait tant de plaisir... je l’étudierai, pour tâcher de vous en écrire de toutes pareilles.

Finale.

Air de galop.

Ensemble.

DARLEMONT et ERNEST.

Jusqu’au jour du mariage
Nous devons à sa candeur
Laisser ignorer l’outrage
Que lui faisait notre erreur.

MADAME DE SAINT-GAUDENS.

Jusqu’au jour du mariage
Nous devons à sa candeur
Laisser ignorer l’outrage
Que lui faisait votre erreur.

OSCAR.

L’Opéra verrait, je gage,
S’enfuir plus d’un amateur,
Si l’on était dans l’usage
D’y trouver tant de candeur.

CLOTILDE.

Est-il-un plus doux présage ?
L’époux qui, pour mon bonheur,
De ma tante a le suffrage
Était choisi par mon cœur.

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