La Duchesse de la Vaubalière (Michel-Nicolas Balisson de ROUGEMONT)

Drame en cinq actes.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Port-Saint-Martin, le 25 juin 1836.

 

Personnages

 

LE RÉGENT DE FRANCE

LE DUC DE LA VAUBALIÈRE

GEORGES RAYMOND, fermier

ADRIEN, jeune médecin

MORISSEAU, notaire

DARGENVILLE

LE DUC DE SAINT-AIGNAN

LE COMTE DE CLAIRVAUX

LE COMTE DE SABRAN

UN DOMESTIQUE

UN PAGE

UN GARÇON D’AUBERGE

JULIE, fille de Raymond

MARTHE, vieille femme de charge

UN EXEMPT

GRANDS SEIGNEURS

LAQUAIS, etc.

 

La scène se passe en 1722 et 1723.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente une chambre rustique. Porte d’entrée au fond ; fenêtre à gauche, porte de chambre à droite. À gauche, sur le devant de la scène, une table ; et dans le fond, du même côté, un fusil.

 

 

Scène première

 

JULIE, seule

 

Elle revient de la ville, elle est un peu parée, et, en arrivant, elle se défait de sa mante qu’elle dépose sur une chaise.

Enfin, me voici de retour !... Quand il  faut quitter notre ferme de la Jolais pour aller à Paris, qui n’en est pourtant qu’à deux lieues, c’est un supplice pour moi.

Elle s’assied.

On ne peut pas faire un pas dans ce Paris sans y rencontrer quelqu’ennuyeux personnage qui prend à tâche de vous impatienter !... Jusqu’à MM. Les clercs de la basoche, qui, en passant, vous glissent leur compliment à l’oreille !... encore s’ils s’en tenaient là... on en serait quitte pour doubler le pas ; mais les plus curieux vous suivent ; les plus hardis vous parlent !... En vérité, il y a des moments où l’on serait presque tenté de regretter d’être jolie !...

Souriant.

Je dis presque, car, au bout du compte, on est toujours maîtresse de sa volonté... et les plus beaux discours de l’homme qu’on n’aime point ne valent pas un regard de celui qu’on aime.

Elle jette un regard autour d’elle.

Personne !...

Elle se lève avec un petit air de dépit.

Je me suis pourtant pressée de revenir dans l’espérance de trouver Adrien avec mon père !

Elle se recueille.

Adrien !... ah ! celui-là n’a pas besoin de parler pour se faire comprendre, pour se faire aimer !... Excellent jeune homme !... chaque jour il gagne à se faire connaître !... aussi l’avenir se présente à moi sous les couleurs les plus riantes !... À la manière dont mon père reçoit Adrien, il est aisé de voir que notre inclination mutuelle n’est point un secret pour lui, et qu’il ne se refusera pas a l’accomplissement de nos désirs.

On entend un peu de bruit.

Il me semble avoir entendu...

 

 

Scène II

 

ADRIEN, JULIE

 

JULIE.

Ah ! c’est vous, monsieur Adrien !

ADRIEN.

Moi-même, mademoiselle Julie.

JULIE, avec intérêt.

On ne vous a pas vu hier de la journée.

ADRIEN.

J’étais occupé de mes préparatifs de départ.

JULIE, surprise.

Vous partez ?

ADRIEN, avec un peu d’effort.

Oui, mademoiselle.

JULIE, vivement.

Eh ! mon Dieu ! quel motif a pu vous décider à quitter si promptement... un pays que vous trouviez charmant ?...

ADRIEN.

Ah ! ce pays n’a rien perdu de ses charmes pour moi !... mais j ‘ai compris la leçon indirecte que votre père m’a donnée l’autre soir, et j’ai senti que pour vous obtenir, il fallait vous mériter !

JULIE, cherchant à cacher sa joie.

Moi !

ADRIEN, avec chaleur, abandon.

Julie ! du premier jour où je vous ai vue, je me suis dit : voilà la femme que j’ai rêvée !... je n’ai point étourdi vos oreilles de l’aveu d’un amour que votre cœur avait deviné... mes regards, attachés sur les vôtres, vous portaient mes plus secrètes pensées... dans ces longues soirées où nos entretiens changeaient souvent de nature et d’objet, vos opinions, si ingénieusement exprimées, reproduisaient toutes les miennes, nos goûts, nos préventions, nos sympathies étaient toujours les mêmes, et cet accord de sentiments vous rendait encore plus chère à mon cœur !... je me laissais aller au plaisir de vous aimer, sans songer que les jours s’écoulaient rapidement, que des devoirs importants m’appelaient loin de vous.

JULIE, étonnée.

Des devoirs importants !

ADRIEN.

Je suis orphelin, vous le savez !...

JULIE.

Pauvre Adrien !

ADRIEN.

Né à Saint-Domingue, je n’ai pas connu mon père, il était repassé en Europe quelque temps avant ma naissance. Dans sa position, ma mère n’avait pu le suivre. Pendant trois ans elle supporta l’absence de son époux, sans se plaindre. Il promettait toujours de revenir dans la colonie. Mais, mon père étant resté plusieurs mois sans écrire, l’inquiétude de ma mère devint extrême, sa santé s’altéra ; désespérée, elle fit ses adieux à sa famille, et s’embarqua pour la France. Hélas ! j’eus le malheur de la perdre dans la traversée. Je restai abandonné aux mains d’un domestique, que nous n’aimions point et que je craignais beaucoup ; mais c’était le seul qui nous eût suivi. À notre arrivée en France, il me plaça dans une pension sous le nom d’Adrien... et, comme je lui exprimais le désir de voir mon père, il me répondit qu’il fallait y renoncer, que j’étais orphelin, que mon père était mort... qu’il avait déposé chez un notaire une somme suffisante pour mon éducation, et qu’une fois cette éducation terminée... je ne devais compter que sur moi-même... En effet, tous les ans ma pension a été régulièrement payée par une main inconnue. Le jour où je sortis du collège de Navarre, le principal me remit un bon de deux mille écus sur M. Lacour, fermier général, en me donnant à entendre que cet argent était destiné à payer mes livres et mes frais d’étude à l’École de Médecine de Montpellier, et que le double de cette somme me serait compté le jour où la faculté m’accorderait le grade de docteur... Je me mis en route. Admis à l’école, je m’appliquai à mériter l’estime et la protection de mes chefs... et je n’aurais point quitté le Languedoc, si je n’avais reçu il y a trois mois, une lettre qui semblait devoir changer toute mon existence.

JULIE.

Ah !... et cette lettre ?...

ADRIEN.

La voici ; l’écriture m’en est inconnue. On m’invitait à me rendre en toute hâte à Paris. Le secret de ma naissance devait m’y être révélé par un notaire auquel il avait été confié sous la foi du serment... Plein d’espoir, je prends congé de la faculté ; je pars, j’arrive, je cours à l’adresse qu’on m’a indiquée... le notaire venait de mourir !

JULIE.

Quel malheur !

ADRIEN.

Ah ! cette nouvelle me fit un mal !... depuis longtemps, j’étais résigné à mon sort... il ne me restait plus aucun souvenir de mes premières années... et cette lettre était venue réveiller en moi des espérances !... Qui sait ? ce misérable domestique a peut-être abusé mon père !... il m’a peut-être aussi trompé !... mon père existe peut-être encore !...

JULIE.

Et il ne vous reste pas quelqu’idée de son nom ?

ADRIEN.

Je n’avais pas quatre ans quand je perdis ma mère !... Certes, je suis bien sûr de lui avoir entendu prononcer le nom de son époux... mais... vous concevez... quel souvenir un enfant de quatre ans peut-il avoir conservé ?... Ah ! Julie, c’est surtout pour vous que je regrette...

JULIE.

Je ne vois pas ce qu’il y a de désagréable à s’appeler Mme Adrien ?

ADRIEN.

Mon parti est pris ; je retourne à Montpellier. La certitude d’être aimé de vous me donnera de la patience, du courage ; et quand j’aurai passé mes examens, soutenu mes thèses... ah ! Julie, je reviendrai...

JULIE.

Oui, revenez en toute assurance.

ADRIEN.

Vous m’aimez ?

JULIE.

Je vous crois bon... honnête... personne ne m’a jamais inspiré autant de confiance... d’estime.

ADRIEN.

Ah ! si j’osais !...

JULIE.

Quoi ?

ADRIEN, lui montrant un anneau.

Cet anneau...

JULIE.

Eh bien !...

ADRIEN.

J’ai fait graver en dedans, les noms d’Adrien et de Julie...

JULIE.

Donnez... donnez...

Elle le prend et le met à son doigt.

Et soyez sur qu’il ne me quittera jamais !

ADRIEN, avec explosion.

Jamais !... Avant six mois, je serai de retour.

Il lui baise la main et sort.

 

 

Scène III

 

JULIE, seule

 

J’ai le cœur qui me bat !... je suis prête à pleurer... Pauvre Adrien !... ah ! oui, il m’aime... et depuis longtemps ; j’en étais sûre.

Elle va à la fenêtre.

Le voilà !... il se retourne... adieu... adieu encore !... Oh ! je ne quitterai la fenêtre que quand je ne pourrai plus le voir.

Elle agite son mouchoir.

 

 

Scène IV

 

JULIE, RAYMOND

 

RAYMOND, entrant et appelant.

Julie... Julie !... elle ne m’entend pas...

Il va à elle.

Eh bien ! ma fille, que fais-tu donc à cette croisée ?

JULIE, tristement.

Je regarde mon bonheur qui s’en va.

RAYMOND.

Ton bonheur ?

JULIE.

Ce pauvre Adrien, que vous avez forcé de partir, sans vous en douter.

RAYMOND.

Tu crois !

JULIE.

N’avez-vous pas dit qu’un garçon qui voulait se marier devait se créer une position indépendante.

RAYMOND.

Oui, et je le pense.

JULIE.

Qu’on ne devait songer au mariage que lorsqu’on était, par sa fortune ou par ses talents, en état de nourrir sa femme et d’élever ses enfants.

RAYMOND.

C’est la vérité !

JULIE.

Le pauvre garçon a pris cela pour lui.

RAYMOND.

Et il a bien fait, car c’était pour lui que je le disais.

JULIE.

Pour Adrien !

RAYMOND.

Pour Adrien... oui, mon enfant... Ce jeune homme s’est introduit chez nous...

JULIE.

C’est-à-dire, c’est la Providence qui lui a ouvert les portes de la maison ; vous veniez de vous blesser, on partait pour aller à la ville chercher un chirurgien ; le hasard a voulu qu’on parlât devant lui de votre accident, il s’est offert, nous l’avons accepte, il vous a guéri.

RAYMOND, gaiement.

Bien ; mais je ne veux pas que ma fille paie la guérison de son père.

JULIE.

Quelle idée !

RAYMOND.

Ma blessure cicatrisée, M. Adrien a continué de venir à la ferme. Les visites... de l’ami, ont succédé à celles du docteur... Et comment les refuser !... le docteur avait fait le généreux, il n’avait pas voulu de mon argent.

JULIE.

Eh bien ! mon père, est-ce que ce désintéressement-là ne prouve pas en faveur d’Adrien ?

RAYMOND.

Désintéressement... dis donc calcul... Une fois le médecin payé, il ne revenait plus, et ce n’était pas là le compte de l’amoureux. Nous autres vieux grisons, nous avons eu de ces idées-là dans notre jeunesse... et voilà pourquoi le passé nous aide à deviner le présent.

JULIE, avec un sérieux comique.

Comment, mon père, vous avez été un mauvais sujet ?... c’est beau !

RAYMOND.

Je lui aurais signé son passeport, il y a longtemps... si je ne m’étais pas aperçu que chez lui le cœur était excellent, la tête raisonnable, le caractère faible, indécis ; mais au demeurant, je le trois incapable d’une mauvaise action.

JULIE.

Oh ! vous avez bien raison !...

RAYMOND, souriant.

N’est-ce pas ?... oh ! les jeunes filles, dès qu’on les trouve jolies... on est le plus honnête homme du monde...

Avec intérêt.

Au surplus, Julie, je ne contrarierai jamais ton inclination. Quand un père force sa fille à épouser un homme qu’elle n’aime pas, il l’expose à de grands dangers, et devient responsable des suites inévitables d’un mauvais mariage.

JULIE.

Ainsi... vous me promettez bien que je n’épouserai qu’un homme que j’aimerai, que j’aime déjà... vous le savez tout aussi bien que moi.

RAYMOND.

Oui, mais l’amour s’use bien vite en ménage, quand il est tout seul.

Avec bonhomie.

Si j’étais riche, c’est avec plaisir que je verrais passer mon avoir aux mains de mes petits-enfants. À peine au bout de l’année pouvons-nous mettre en réserve quelques gros écus pour la grêle... ou les rhumatismes... il faut donc que mon gendre, à qui je demande pas des monceaux d’or, assure au moins l’existence de ma fille.

JULIE.

Quand on s’aime bien...

RAYMOND.

On meurt d’amour et de faim, ce qui n’est pas fort agréable... Ou bien !... écoute, tu es une bonne fille, pleine d’excellentes qualités, et voilà pourquoi je ne veux pas t’exposer à un combat où de plus fortes que toi ont succombé... la misère est si horrible à regarder en face !... Que demandai-je ? suis-je donc si ridicule ? Adrien était en train d’étudier la médecine... pourquoi n’a-t-il pas continué de l’étudier ? pourquoi demeurer constamment ici, où il n’avait que faire, quand ses études le rappelaient à Montpellier ?

Julie veut l’interrompre.

Je sais bien ce que tu vas me dire pour l’excuser... le plaisir de te voir... de te faire sa cour... un peu de jalousie... tout cela est bel et bon ; mais c’est du temps perdu... ce n’est pas ainsi qu’on remplit ses devoirs d’homme et qu’on se préparer à remplir ceux d’époux et de père... Enfin, il m’a compris, il est parti, c’est ce qu’il pouvait faire de mieux.

Souriant.

Il t’a juré une fidélité éternelle... tu lui as promis un amour sans fin... Qu’il revienne avec un diplôme de médecin, et je me débarrasserai de toi en sa faveur.

JULIE.

Oui, oui ; il reviendra, et plus tôt que vous ne pensez.

RAYMOND.

Voyons, dis-moi maintenant ; as-tu trouvé le notaire, ù Paris ?

JULIE.

Oui, mon père, rue des Tournelles ; mais imaginez-vous que ce n’est pas ce que vous pensiez.

RAYMOND.

Comment ?

JULIE.

Vous m’aviez parlé d’un vieillard... c’est un jeune homme.

RAYMOND.

Est-ce que M. Bertin aurait vendu sa charge et se serait donné un successeur ?... C’est possible, il y a plus d’un an que je n’ai mis le pied dans son étude.

JULIE.

Ce monsieur ne ressemble en rien à nos hommes de loi... il rit, il chante en vous parlant, il n’est ni ridicule, ni pédant... il n’a pas du tout l’air notaire...

RAYMOND.

Et mon projet de bail qu’en a-t-il dit ?

JULIE.

Il l’a examiné avec assez attention ; puis, après avoir fait quelques marques avec son crayon, il l’a serré, et il m’a dit qu’il viendrait en causer avec vous dans la journée.

RAYMOND.

Tu lui as annoncé que l’intendant du duc de la Vaubalière désirait que le bail fût signé aujourd’hui ?

JULIE.

Certainement. Savez-vous, mon père, que c’est fort heureux que ce soit ce duc-là qui ait hérité de Mme de Montaigu... et surtout qu’il ait un intendant aussi aimable, aussi rond en affaires ?... Le premier jour qu’il est venu ici, il a consenti tout de suite au renouvellement de votre bail de la ferme de la Jolais, et quand vous lui avez parlé des pertes que vous ont fait éprouver, l’aunée dernière, les orages, les incendies... il a de lui-même supprimé la moitié des redevances.

RAYMOND, souriant.

Oui... et tout cela en te regardant... en te faisant des compliments...

JULIE.

Je suis si accoutumée à en entendre que je n’y prend plus garde.

RAYMOND.

C’est dommage, car il me semble que ceux de notre intendant sont tournés avec une certaine élégance...

 

 

Scène V

 

JULIE, RAYMOND, LE DUC, sous le costume de son intendant

 

LE DUC, avec des manières un peu rondes.

Bonjour, monsieur Raymond... Salut à l’aimable Julie.

RAYMOND.

Ma foi, il faut avouer que vous êtes la perle des intendants pour l’exactitude.

LE DUC, se tournant vers Julie, et puis vers son père.

Quand le plaisir... ou l’intérêt m’appellent quelque part, je n’ai pas l’habitude de me faire attendre.

RAYMOND.

Il y paraît.

LE DUC.

Je crois avoir eu... le bonheur d’apercevoir, ce matin, Mlle Julie... à Paris.

JULIE.

Oui, monsieur, j’y suis allée par ordre de mon père.

RAYMOND.

Elle a été soumettre notre croquis de bail au notaire.

LE DUC.

Eh bien ?

RAYMOND.

Il va venir, et vous vous entendrez ensemble pour le style et les formalités d’usage, car moi, je n’y connais pas grand’chose... pourvu que votre maître, M, le duc, n’aille pas démentir vos paroles.

LE DUC.

Je vous réponds de lui comme de moi !

JULIE.

Mon père !... mon père !... voici le notaire.

RAYMOND.

Tant mieux... vous allez couler à fond cette affaire-là à vous deux.

 

 

Scène VI

 

JULIE, RAYMOND, LE DUC, MORISSEAU

 

MORISSEAU.

Monsieur Raymond.

RAYMOND.

Me voici.

LE DUC, à part.

Morisseau !

MORISSEAU.

C’est moi, monsieur, qui ai succédé à feu M. Bertin, j’ai acheté son étude.

RAYMOND, gaiement.

Et ses clients, comme de raison. Monsieur, ma confiance a dû faire partie du marché... je la laisse dans l’étude.

MORISSEAU.

Ainsi que je l’avais promis à votre jeune demoiselle... je suis venu vous soumettre quelques observations sur certains articles.

RAYMOND, montrant le duc.

Entendez-vous avec ce monsieur-là.

JULIE, à Morisseau.

C’est l’intendant de M. le duc.

RAYMOND.

Ce que vous ferez sera bien fait ; pendant ce temps-là... je vais vous chercher certaine bouteille de vin de Jurançon... qu’on a oublié de boire à mon baptême... Elle est votre aînée à tous celle-là... Ah ! ah ! ah !

Il sort avec sa fille.

 

 

Scène VII

 

LE DUC, MORISSEAU

 

MORISSEAU.

Ainsi, monsieur, c’est avec vous que je dois débattre...

Le duc se retourne.

Ciel ! que vois-je ?

LE DUC.

Qu’avez-vous donc, monsieur ?

MORISSEAU.

Je ne me trompe pas... c’est monsieur...

LE DUC, interrompant.

Lambert... intendant du duc de la Vaubalière.

MORISSEAU, souriant.

Ah ! monsieur le duc... c’est par trop d’humilité, et puisqu’il vous plaisait de changer de nom y vous auriez pu mieux choisir.

LE DUC, sévèrement.

Je vous le répète, monsieur, je ne suis ici que Lambert...

MORISSEAU, avec ironie.

J’ai parfaitement entendu, monseigneur ; mais peut-être aussi que M. Raymond et sa fille ne connaissent pas le M. Lambert qu’ils ont reçu... peut-être ignorent-ils que ses fonctions auprès du duc de la Vaubalière ont pour objet de s’insinuer dans l’intérieur des familles, afin d’y porter le trouble, le déshonneur et quelquefois la mort.

LE DUC, vivement.

Monsieur le notaire, prenez garde aux paroles qui vous échappent...

MORISSEAU, gaiement.

Moi ! oh ! je n’ai rien à craindre ! je suis garçon, je n’ai ni femme à corrompre, ni fille à séduire.

LE DUC.

Monsieur Morisseau !

MORISSEAU, ironiquement.

À qui ai-je l’honneur de parler ? à M. le duc ou à son intendant ? Si c’est à ce dernier, je lui dirai : Le bail qui m’a été soumis, et qui paraît, au premier abord, avoir été fait dans les intérêts de Raymond, est un piège tendu à sa bonne foi.

LE DUC, vivement.

Un piège !

MORISSEAU.

C’est à M. Lambert que je m’adresse. Sans déranger les clauses principales, le prix du bail, sa durée, j’ai dressé moi-même un acte en bonne forme sur lequel je prie M. Lambert de jeter les yeux.

LE DUC.

Monsieur, vous abusez étrangement de la position dans laquelle vous m’avez surpris.

MORISSEAU, gaiement.

Ah ! du moment que monsieur le duc redevient lui-même, je n’hésiterai point à le conjurer de renoncer aux projets qu’il a conçus. L’amant de Mlle Quinault est déplacé dans la chaumière de Raymond. Séduire une enfant simple, naïve, dont l’honneur est l’unique fortune... c’est un exploit peu digne d’un des amis du régent ; il faut à sa seigneurie des conquêtes plus difficiles, plus honorables.

LE DUC.

Et trouvez-moi donc, dans tous vos salons du Palais-Royal, une figure aussi fraîche, des yeux aussi vifs, aussi beaux !... Je donnerais dix comtesses, trente marquises, pour un regard de ma jolie fermière !...

MORISSEAU, souriant.

Les dix comtesses et les trente marquises trouveraient peut-être le marché singulier.

LE DUC.

Que peut espérer Julie dans la condition où le sort l’a fait naître ?... ne vaut-il pas mieux pour elle être la maîtresse d’un grand seigneur que la femme d’un rustre...

Avec fatuité.

Au surplus, je l’aime, et je m’en ferai aimer.

MORISSEAU, d’un ton ferme.

Non, monseigneur.

LE DUC.

Qui m’en empêchera ?

MORISSEAU.

Moi !

LE DUC, dédaigneusement.

Vous ?

MORISSEAU, avec fermeté.

Moi ! qui parlerai à la fille, qui avertirai le père...

LE DUC, menaçant.

Si vous aviez ce malheur-là !...

MORISSEAU.

Il en résulterait un grand bonheur pour la famille.

LE DUC, élevant la voix.

Monsieur !...

MORISSEAU, l’imitant.

Monseigneur !...

LE DUC.

Vous le prenez sur un ton bien haut...

MORISSEAU, très simplement.

Dans une discussion, il faut que les interlocuteurs soient toujours au diapason, autrement il n’y aurait pas moyen de s’entendre.

LE DUC, impatienté et résolu.

Encore une fois, je vous répète que la fille de Raymond me plaît, qu’elle sera à moi quand je devrais couvrir d’or les pavés de sa chambre, et changer sa cabane en palais !...

MORISSEAU, froidement.

Vous ne l’obtiendrez pas.

LE DUC.

Quand je devrais y perdre mon nom !

MORISSEAU, emporté.

Prenez-y garde, cela pourrait vous arriver.

LE DUC, vivement.

Perdre mon nom !

MORISSEAU, se reprenant.

Votre nom d’emprunt... celui sous lequel vous vous êtes glissé dans cette honnête famille...

LE DUC.

Mais vous ne savez donc cas que je puis tout auprès du régent ?

MORISSEAU, du même ton.

Mais vous ne savez donc pas que je suis le notaire du cardinal Dubois,

Bas.

qui mène le régent ?

Avec fermeté.

Monsieur le duc, je prends la fille de Raymond sous ma protection... vous me jurerez de la respecter, ou je débaptise à l’instant M. Lambert.

LE DUC, lui tournant le dos.

Vous perdez la tête...

MORISSEAU, avec résolution.

C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire.

LE DUC, à part.

Est-ce qu’il n’y aurait pas moyen... Ah !

Haut.

Monsieur Morisseau, je ne puis pas vous promettre de renoncer à Julie... non... mais je m’engage, foi de gentilhomme, à ne plus remettre les pieds à la ferme de Raymond, à compter de demain.

MORISSEAU.

À compter de demain... l’honneur ?

LE DUC.

Sur l’honneur !...

 

 

Scène VIII

 

LE DUC, MORISSEAU, RAYMOND, UN GARÇON, portant des verres, une bouteille

 

On se place autour de la table et debout. La nuit vient.

RAYMOND.

Eh bien ! messieurs, sommes-nous d’accord ?

MORISSEAU, avec intention.

Oui... à peu près... ce n’a pas été sans peine... mais M. Lambert a fini par devenir raisonnable ; et comme je pense qu’il tiendra fidèlement la parole qu’il m’a donnée...

RAYMOND.

Reste à savoir si M. le duc ratifiera la promesse de son intendant.

LE DUC.

J’en fais mon affaire.

RAYMOND.

Au surplus, je crois qu’il ne s’inquiète guère de ces choses-là... quelques centaines d’écus de plus ou de moins, ce n’est pas là ce qui le gène... il est si riche, votre maître !

Julie vient mettre un flambeau sur la table et passe dans sa chambre avec un autre flambeau.

LE DUC, en la désignant de l’œil.

Vous possédez un trésor qui vaut tous les siens !

RAYMOND.

Hein !... est-il fort sur l’article des compliments ?... Allons, à la santé de votre duc, qui est aussi le mien... Me voilà son fermier.

MORISSEAU.

À la santé de M. le duc !... que Dieu le conduise dans une bonne route !

LE DUC, à part.

Cette nuit surtout.

Le duc refuse de boire ; ils boivent.

RAYMOND.

Que dites-vous de cela ?... mon père lui-même l’a rapporté du pays...

MORISSEAU.

Excellent ! franc comme la main qui l’offre.

LE DUC.

Monsieur Raymond, le devoir me rappelle. Je suis désolé de vous quitter... mais je ne puis prolonger plus longtemps ma visite.

RAYMOND.

Agissez avec nous sans cérémonie, monsieur Lambert ; j’espère que cette visite ne sera pas la dernière. Les honnêtes gens sont faits pour se voir, pour s’estimer, pour se lier ensemble.

MORISSEAU, avec intention.

Pour se protéger mutuellement contre les entreprises audacieuses des roués, des mauvais sujets de toute espèce !... Parle temps qui court, il n’en manque pas.

LE DUC, à part.

Oui, parle, moralise à ton aise... moi, je vais agir.

Haut.

Adieu, messieurs. Monsieur Morisseau, sans rancune. M. le duc tiendra tout ce que je vous ai promis en son nom.

Il sort. Raymond va le conduire.

MORISSEAU.

Oui, il est de mon devoir de prévenir cet homme et de préserver son enfant d’un grand malheur.

 

 

Scène IX

 

MORISSEAU, RAYMOND

 

RAYMOND.

Voilà un brave garçon ! c’est rond, c’est franc !...

MORISSEAU, à part.

Pauvre homme !

Haut.

Monsieur Raymond, vous avez une fille... fort jolie ?

RAYMOND.

Oui, ça n’est pas trop déplaisant pour une jeunesse de village... avec ça que ça a été élevée par une tante qui est religieuse !

MORISSEAU.

À son âge... elle doit être recherchée...

RAYMOND, gaiement.

Ah ! voilà le bout de l’oreille qui perce... vous flairez un contrat de mariage ?

MORISSEAU.

Pourquoi pas ?

RAYMOND.

Ces notaires, jour et nuit, ça ne songe qu’à leur intérêt... Je suis sûr que vous rêvez testament ?

MORISSEAU, gaiement.

Quelquefois.

RAYMOND.

Mais pour marier Julie, il y a une petite difficulté... le futur est absent.

MORISSEAU.

Tant pis !

RAYMOND.

Oui, tant pis, n’est-ce pas ?... vous étiez tout porté pour le contrat... mais vous ne le manquerez pas, foi de Georges !... et d’ici à un an.

MORISSEAU.

Un an !... Mais d’ici là, avec une figure, une taille comme la sienne, votre fille ne peut manquer d’être en butte à des séductions de toute espèce.

RAYMOND, avec fierté.

Doucement... c’est coquet... mais c’est fier... c’est sage surtout.

MORISSEAU.

Eh ! mon Dieu ! elles le sont toutes sages... en commençant.

RAYMOND.

Les enjoleux perdraient leurs pas et leurs démarches auprès d’elle... Julie a fait un choix... que j’approuve... ma fille aime un honnête jeune homme.

MORISSEAU, gaiement.

Elle a un amour dans le cœur, tant mieux, c’est une garnison qui défend la place. Mais souvent, ça ne fait pas peur aux assiégeants.

RAYMOND, fièrement.

Monsieur le notaire... je réponds de ma fille !

MORISSEAU.

Et moi aussi ; je suis persuadé qu’elle aura le bonheur d’échapper aux pièges qui lui seront tendus... quand elle les verra. Mais nos grands seigneurs ne font pas toujours au beau sexe une guerre ouverte et franche... et puis quand ils ne peuvent triompher par la ruse, ils appellent à leur aide la force. N’ont-ils pas toujours à leurs ordres une foule de valets qui seraient honteux de paraître moins corrompus que leurs maîtres ? un essaim d’amis, de compagnons de débauche, glorieux d’être de moitié dans une mauvaise action, se faisant un jeu de la chute d’une pauvre fille, et comptant pour rien la douleur de la victime et le désespoir de ses parents ? Monsieur Raymond, croyez-moi puisque votre fille a une tante religieuse, envoyez-la passer quelque temps au couvent.

RAYMOND.

Au couvent !

MORISSEAU.

Et ne l’en faites sortir... que la veille du jour où vous m’enverrez chercher pour dresser son contrat de mariage.

RAYMOND.

Merci du conseil.

MORISSEAU.

Vous ferez bien de le suivre.

RAYMOND.

C’est une autre affaire.

MORISSEAU.

Dans votre intérêt.

RAYMOND, avec une profonde sensibilité.

Mais songez donc que ma Julie est mon seul bonheur sur la terre !... Pauvre enfant !... sur laquelle j’ai réuni toutes mes affections, toutes mes espérances !...Vous n’êtes pas marié... vous n’êtes pas père... alors vous ne pouvez pas comprendre tout ce qu’il y a de bonheur et de joie dans la présence d’une enfant ; de charme dans les soins délicats dont elle entoure votre existence... tout ce qu’il y aurait de douleur dans une séparation !... Eh ! mon Dieu ! éloignés l’un de l’autre, nous n’existerions plus... nous végéterions tous les deux dans une inquiétude continuelle. Car, si je ne peux pas vivre sans elle, elle aussi ne peut pas vivre sans son père !...

Reprenant son caractère de bonhomie.

Qui diable viendrait déterrer une pauvre jeune fille dans une ferme isolée comme la nôtre ?... Il faut à vos grands seigneurs de grandes et belles dames, à robes de soie, de velours, à bijoux d’or et de diamants, qu’on prend, qu’on trompe, qu’on quitte, et qui ne s’en fâchent pas, parce que, dans ce commerce d’amour et de galanterie, le mensonge et la perfidie forment la mise de fond des deux côtés.

MORISSEAU, avec force.

Eh bien ! il faut parler clairement, le danger que je vous signale existe.

RAYMOND.

Que voulez-vous dire ?

MORISSEAU.

Un grand soigneur a vu votre fille... il en est amoureux.

RAYMOND.

Après ?

MORISSEAU.

Il est riche et puissant, capable d’employer les moyens les plus criminels pour en venir à ses fins... L’or, les séductions, la violence.

RAYMOND, avec force.

Qu’il ne s’en avise pas !

MORISSEAU.

Que feriez-vous ?...

RAYMOND, exalté.

J’aurais sa vie !

MORISSEAU.

Et votre fille compromise... déshonorée peut-être... deviendrait orpheline ?... Il vaut mieux prévenir un crime que d’avoir à le venger... Éloignez votre enfant !...

RAYMOND.

Mais il n’y a donc pas de justice, pas de lois en France... pour nous protéger, nous autres pauvre peuple ?

MORISSEAU.

Quand le prince lui-même donne l’exemple de l’inconduite.

RAYMOND.

Oui, quand le chef ne vaut pas grand’chose, les autres ne valent rien. Merci de votre confidence... J’en profiterai.

On entend briser des carreaux ; tous deux s’arrêtent étonnés.

MORISSEAU.

Du bruit !

RAYMOND.

Dans la chambre de ma fille !

On entend crier : Au secours ! au secours !

Ah ! courons ! courons !... la porte est fermée !...

Il va chercher un fusil pour l’enfoncer ; il frappe (avec la crosse... La porte s’ouvre, le duc paraît.

Lambert !

LE DUC.

Point d’éclat !

RAYMOND, qui s’est reculé, le couche en joue.

Misérable !

MORISSEAU, baissant le canon.

Que faites-vous ?... C’est le duc de la Vaubalière.

Le duc ouvre son habit et montre son cordon rouge ; le fusil tombe des mains de Raymond.

 

 

ACTE II

 

Le château de La Vaubalière. Le théâtre représente un salon ouvert sur des jardins. À gauche, une table et  une porte. À droite, une grande glace sur la cheminée.

 

 

Scène Première

 

MARTHE, LE DUC

 

Le duc est assis.

MARTHE.

Monseigneur, je vous le répète, vous ne réussirez pas.

LE DUC.

Bah ! bah ! tu t’effraies à tort... j’en ai vu bien d’autres dont mes soins ont apaisé la colère.

MARTHE.

C’est que ces colères-là étaient feintes ; mais celle-ci est vraie, naturelle, le cœur de cette jeune fille est honnête.

LE DUC.

Est-ce que j’aurais pris toutes les peines que je me suis données si j’avais cru qu’elle ne l’était pas ! Mais tu le sais bien, Marthe, cette honnêteté-là, n’est pas souvent d’une assez forte complexion pour résister aux séductions dont on l’entoure. Rappelle-toi donc la dernière... Eudoxie, la fille de ce petit bijoutier du quai des Orfèvres, c’était un prodige de vertu, et cette vertu s’est évanouie à l’aspect des brillants avantages dont j’ai paré sa jeunesse.

MARTHE.

Oui, celle-là est tombé comme tant d’autres, parce qu’elle était comme les autres, ambitieuse, coquette... Mais je vous le garantis, cette fois-ci vous échouerez. Dans ce cœur jeune et pur, il n’y a la semence d’aucun vice. Vous ne pourrez point trouver le côté faible, il n’y en a pas.

LE DUC.

Repose-toi sur moi du soin d’en découvrir un.

MARTHE.

Toute la nuit, elle n’a eu qu’une seule pensée, elle n’a jeté qu’un cri... Mon père !... Je veux voir mon père !...

LE DUC.

Eh ! mon Dieu, elle le verra... plus tard... Je n’ai pas l’intention de la retenir jusqu’au jugement dernier !

MARTHE.

À son arrivée, elle était dans un état d’exaspération. Elle a d’abord refusé de descendre de voiture, mais ses forces ont trahi son courage. Paul et Laurent l’ont portée dans la chambre du premier. Au bout de quelques minutes, je me suis présentée devant elle, protestant de mon respect, de ma soumission à ses moindres volontés... Ma volonté, a-t-elle dit, est de sortir d’ici à l’instant même. Je lui ai répondu que la chose était impossible, que l’obscurité ne lui permettrait pas de reconnaître les chemins qu’elle avait parcourus, et de retrouver celui qui la ramènerait auprès de son père. Je l’ai engagée à passer ici la nuit, en l’assurant qu’elle n’y courait aucun danger... J’ai feint de croire qu’elle était l’objet de quelque méprise, afin d’obtenir sa confiance ; mais je n’ai pu tirer d’elle d’autres paroles que celles-ci : Je veux revoir mon père.

LE DUC.

Conversation fort agréable !

MARTHE.

Elle ignore parfaitement où elle est. Son enlèvement lui paraît un songe ; elle ne se connaît pas d’ennemis.

LE DUC.

Ce n’est pas du tout en qualité d’ennemi que je l’ai enlevée.

MARTHE.

Aussi, elle appelle à son aide tous les saints du paradis... contre une trahison... qui, dit-elle, n’a point d’exemple. Pauvre fille ! si elle connaissait toutes celles à qui monsieur le duc a fait l’honneur de les trahir avant elle !

LE DUC.

Et ce matin ?

MARTHE.

Elle ne s’est point couchée ; elle a passé la nuit sur une chaise ; elle a prié. Ce matin, elle était un peu plus calme, et ce calme annonçait une résolution fermement arrêtée... Cette jeune fille a de la religion, monseigneur, croyez-moi, rendez-la à ses parents. Si cet événement s’ébruitait, cela pourrait vous nuire, nuire au mariage dont vous avez l’idée... Allons, monseigneur, un bon mouvement !... Donner la clef des champs à cette jeune fille.

LE DUC.

N’est-ce pas qu’elle est charmante ?

MARTHE.

Oui, oui, elle est charmante, et ce qui vaut mieux encore, elle est sage.

LE DUC.

Et tu veux que je renonce à un plaisir tout nouveau pour moi ?... Une fille sage... qui vous résiste... qui se défend... là... tout de bon... C’est un phénix que je n’ai jamais rencontré et que je n’aurai garde de laisser échapper !... Le régent donnerait une fortune pour être à ma place !... Va, retourne auprès de ta protégée... apaise ses chagrins... prépare-la à ma visite... Dis-lui que son bon ange va me conduire à ses pieds... et sois bien assurée que dans quelques mois Mlle Julie me remerciera de l’avoir lancée dans un monde où chacun de nos grands seigneurs se disputera l’honneur de continuer son éducation.

MARTHE, entre ses dents.

Si jamais vous triomphez de celle-là !...

Elle sort en parlant.

LE DUC, seul.

Pauvre Marthe, qui est assez folle pour croire à la sagesse de ce temps-ci !... Mais ce serait de la démence de vouloir lutter contre le torrent... De la sagesse sous la régence, c’est se tromper de siècle

 

 

Scène II

 

LE DUC, MORISSEAU

 

MORISSEAU, s’avançant et s’annonçant comme le ferait un valet.

Monsieur Morisseau !

LE DUC.

Hein !... Qu’est-ce ?... Vous, ici, monsieur ?

MORISSEAU, froidement.

Oui, monsieur le duc ; et comme il n’y a personne dans l’antichambre, j’ai pris le parti de m’annoncer moi-même.

LE DUC, avec hauteur.

Je vous trouve bien hardi... bien téméraire !...

MORISSEAU, gaiement.

Vous êtes bien bon, monseigneur... il n’y a là ni hardiesse, ni témérité... La route est belle, les chemins sont sûrs... et quoique ce château soit situé sur les confins de la forêt, je pense que son séjour est sans danger... D’ailleurs, l’habitude de faire des testaments nous familiarise avec la mort, nous autres notaires apostoliques.

LE DUC.

En vérité, monsieur, je suis souvent tenté de croire que vous oubliez à qui vous parlez.

MORISSEAU, avec une ironie lien marquée.

Dieu m’en garde !... Je parle à un seigneur distingué de la cour du régent, qui, hier au soir, s’est moqué de moi le plus spirituellement du monde.

LE DUC.

J’espère au moins que ce n’est pas de cette ridicule affaire que vous venez m’entretenir ?

MORISSEAU.

Les enlèvements ne sont pas du ressort du notariat. Pourtant, monseigneur, je ne puis m’empêcher d’avouer que l’homme que vous avez si cruellement offensé hier a eu recours à moi.

LE DUC, dédaigneusement.

À vous !

MORISSEAU.

Quand on se noie, on s’accroche aux plus petites branches, et quelquefois il s’en trouve une qui vous sauve. J’ai un parent, dont on ne pouvait rien faire, il est valet de chambre du régent... J’ai donné à M. Raimond une lettre pour mon parent, afin que ce dernier lui procurât les moyens d’arriver jusqu’à son maître.

LE DUC.

Vraiment !... Et vous vous imaginez que le prince va-perdre cinq minutes à écouter les jérémiades de ce bonhomme ?

MORISSEAU, froidement.

Je n’en fais aucun doute. Le régent est un homme de plaisir, mais c’est aussi un homme d’honneur. Il est bon, généreux ; il aime le peuple, il accueille avec intérêt les plaintes qui lui sont adressées : il sait que les princes ne sont grands que lorsqu’ils écoutent les petits.

LE DUC.

Eh ! mon Dieu, si toutes les filles qui se laissent enlever s’avisaient d’écrire au régent !...

MORISSEAU.

Les filles qui se laissent enlever n’ont besoin d’écrire à personne ; il y a de leur part consentement formel, ou tacite... Elles ont mis leur vertu à l’entière... le prix a été débattu, le marché conclu à l’avance... Nous avons de ces contrats-là dans l’étude de mon prédécesseur.

S’animant.

Mais quand une fille honnête et sage est arrachée par la violence à ses parents, alors, monsieur le duc...

LE DUC, froidement.

On s’arrange avec la famille.

MORISSEAU.

Et quand la famille indignée repousse avec horreur les avances d’un séducteur puissant ?

LE DUC.

On la laisse crier... Ses plaintes, ses gémissements se perdent dans le tourbillon... Et puis, dans ces sortes d’événements, le dernier fait bientôt oublier les autres.

MORISSEAU.

C’est possible... Mais, monsieur le duc, depuis l’enlèvement de la fille de Raymond... aucun scandale nouveau n’a encore fait oublier celui-là.

LE DUC.

Scandale est charmant !... Mon cher monsieur, ce mot scandale était bon à employer du temps de celui que vous avez appelé le grand roi, qui régnait en France sous le bon plaisir de la Maintenon. La morale, alors, était en honneur, elle avait ses grandes entrées à la cour... Aussi, à cette époque, il y avait des masques sur toutes les figures. Mais depuis que Louis XIV est mort, nous avons un vice de moins, l’hypocrisie... Nous marchons à visage découvert ; nous ne cachons ni nos amours, ni nos maîtresses... Et de quel droit le régent nous ferait-il un crime d’une passion dont il a tant de fois subi l’heureuse influence ?... Qu’est-ce, au bout du compte, que l’existence d’une famille obscure dont le nom n’a jamais frappé les oreilles du prince, comparée au dévouement d’une des premières tiges de la noblesse de France, dont les droits, l’illustration, les privilèges sont antérieurs à ceux de la maison régnante ? Monsieur, le régent n’oubliera jamais les égards qu’il doit aux la Vaubalière Nous datons de 764, et nous étions déjà de vieux gentilshommes, que le comte de Paris et d’Orléans n’avait point encore eu la pensée de fonder une troisième race de rois de France Que votre M. Raymond aille étourdir le régent de ses criailleries paternelles... je ne m’y opposerai pas le moins du monde. J’aime sa fille, elle est en mon pouvoir... et nulle puissance ne la ravira à mon amour.

MORISSEAU.

Ma foi, au point où en sont venues les choses, je préfère cette explication assez franche, à des ménagements dont la politesse déguiserait la fausseté... Quant à moi, placé entre les deux parties, ne refusant pas mon appui à l’un, mes conseils à l’autre, j’ai dit à Raymond, plaignez-vous. Eh bien ! je dirai à M. le duc de La Vaubalière : L’action que vous avez commise n’est pas d’un gentilhomme. Tout homme noble est par sa position même engagé à se mieux comporter qu’un autre. Hâtez-vous de réparer le mal que vous avez fait, ou craignez les résultats d’une vengeance terrible... monsieur le duc, cela peut aller loin.

LE DUC, poliment et froidement.

Si c’est là tout ce que vous avez à me dire ?

MORISSEAU.

Pour le moment...

LE DUC, le saluant comme pour prendre congé de lui.

Enchanté, monsieur Morisseau, d’avoir eu le plaisir de vous recevoir.

MORISSEAU.

Pardon, monsieur le duc, avant de prendre congé de vous, j’ai là un petit acte auquel il manque quelque chose.

LE DUC.

Qu’est-ce ?

MORISSEAU.

Le bail de la ferme la Jolais, que votre intendant m’a dicté hier, et qu’il s’est chargé de faire ratifier par votre seigneurie.

LE DUC.

N’est-ce que cela ?... Vous aviez ma parole.

MORISSEAU.

C’est pour cela, monseigneur, que je suis venu réclamer votre signature. Les receveurs n’enregistrent pas les paroles, et un bail n’a de valeur que quand il a passé sous la griffe de messieurs les receveurs.

LE DUC, signant.

Il ne fallait pas vous déranger pour cela.

MORISSEAU.

Aussi ne me suis-je pas dérangé. Ce château est sur la route de celui de Mme la marquise de Lubersac, dont je suis le notaire.

LE DUC, se levant.

Vous êtes le notaire de la marquise de Lubersac ?

MORISSEAU.

Excellente cliente... jeune, riche, jolie... et ne chicanant jamais sur les frais.

Saluant.

J’ai bien l’honneur...

LE DUC.

Un moment !

MORISSEAU.

Je suis attendu au château. La famille doit s’y réunir ce matin... famille que j’estime infiniment et qui me rapporte beaucoup... Tous les mois, nous avons des actes à faire pour elle : testaments, inventaires, procès, transactions, ventes... que sais-je ! C’est une famille qui ferait à elle seule la fortune d’une étude de province.

LE DUC.

En effet, Mme de Lubersac est d’une richesse !...

MORISSEAU.

C’est une femme de dix-huit millions... et quelques fractions que je néglige... Tous nos grands seigneurs, veufs ou garçons, tirent à bout portant sur cette fortune-là... Mme la marquise a déjà eu la satisfaction d’en refuser plusieurs : cela a éclairci les rangs ; mais ceux qui restent en ont ressenti redoubler leur courage. Parmi les soupirants un peu plus en faveur, on cite le vicomte de Caylus, que la duchesse de Berry appuie de son crédit, un certain duc dont le régent protège les prétentions.

LE DUC.

C’est moi, monsieur.

MORISSEAU.

Je m’en doutais, monseigneur, aux renseignements qu’on m’a demandés.

Saluant.

J’ai bien l’honneur

LE DUC.

Vous êtes bien pressé !

MORISSEAU.

Les notaires ont besoin d’être exacts : le client qui les attend peut s’impatienter... changer d’intention... C’est un acte de perdu pour l’étude.

LE DUC.

Et ces renseignements qu’on désire ?

MORISSEAU.

Je les apporte.

LE DUC.

Et peut-on savoir ?...

MORISSEAU.

On m’a demandé l’état de la fortune de monsieur le duc, et j’ai pris sur moi le bordereau de ses hypothèques.

LE DUC.

Monsieur Morisseau, vous êtes un honnête homme...

MORISSEAU.

Je le crois, monseigneur.

LE DUC.

Vous avez de la probité.

MORISSEAU.

Vertu fort agréable dans les gens qui font nos affaires.

LE DUC.

Mais cette probité-là ne vous ferme pas les yeux sur vos intérêts ?

MORISSEAU.

Du tout, monseigneur, elle serait plutôt dans le cas de me les ouvrir.

LE DUC.

Écoutez-moi donc. Depuis longtemps il est question d’une alliance entre la famille Lubersac et la mienne. Le régent désire marier nos deux noms.

MORISSEAU.

Il est possible que cela ait été son désir d’hier... mais ce n’est peut-être pas son opinion d’aujourd’hui.

LE DUC.

Détrompez-vous. Les lamentations de votre protégé n’y feront rien. J’adore Julie... et j’épouserai la marquise. Le mariage et l’amour n’ont rien de commun... J’offre au fermier Raymond ma protection, et deux cent mille francs comptant à prendre sur le plus clair des biens de ma femme...

MORISSEAU.

Monsieur le duc veut-il que j’en parle à madame la marquise ?

LE DUC.

Ce que je veux, monsieur, c’est un silence complet.

MORISSEAU.

Sur les qualités de monseigneur ?

LE DUC.

Sur tout ce qui s’est passé à la ferme de la Jolais. Non que je redoute le moins du monde le récit d’une aventure pareille à cent autres, qui ne serait pour la marquise qu’un souvenir des mille et une folies dont ce pauvre Lubersac a semé sa carrière conjugale mais, entendez-vous bien, monsieur Morisseau... soyez muet, il y a vingt mille livres pour vous... et deux cents mille livres pour la famille de Raymond.

MORISSEAU, s’inclinant.

Monseigneur... je promets devons garder le secret... sur ce que votre seigneurie a la bonté de me proposer.

Il salue et sort.

 

 

Scène III

 

LE DUC, seul

 

Insolent ! Ah ! s’il n’était pas le notaire de la marquise, comme je punirais son audace ! La faiblesse du régent encourage toutes ces familiarités ; grâce à lui, toutes les classes sont confondues ; encore, l’autre jour, il a donné raison à un homme de roture qui plaidait contre un gentilhomme !... heureusement que la régence touche à son terme ; un nouveau règne rendra à la noblesse les prérogatives de sa naissance, ses droits, le droit de se faire justice !

 

 

Scène IV

 

LE DUC, SAINTAIGNAN, CLAIRVAULT, DARGENVILLE, SABRAN, UN LAQUAIS

 

LE LAQUAIS, annonçant.

M. le duc de Saint-Aignan, M. le comte de Sabran, M. le comte de Clairvault, M. Dargenville !

LES TROIS SEIGNEURS.

Eh ! bonjour, La Vaubalière !

Dargenville s’incline.

LE DUC.

Bonjour Clairvault, bonjour Sabran, bonjour Saint-Aignan...

Saluant.

Monsieur Dargenville, j’ai bien l’honneur ; et par quel hasard l’élite de la noblesse... et la plus grosse tête de la finance viennent-elles faire irruption dans le château d’un pauvre reclus ?

SAINT-AIGNAN.

Nous venons, mon cher te prier de recevoir nos félicitations.

DANGERVILLE.

Nos compliments sincères.

LE DUC.

Et que m’est-il donc arrivé de si singulièrement heureux depuis hier matin que je suis absent de la cour ?... De quelle fortune le destin a-t-il jugé à propos de gratifier mon faible mérite ?

SAINT-AIGNAN.

Tu épouses, dit-on, une femme adorable.

DANGERVILLE.

Une des plus riches héritières de France.

LE DUC.

La plaisanterie est ravissante !

SAINT-AIGNAN.

Ce matin, au petit lever du Palais-Royal... Nocé a parlé à tout le monde de ton mariage avec la marquise de Lubersac comme d’une chose arrêtée... conclue... tous tes créanciers y croient.

CLAIRVAULT.

Ce pauvre Caylus en était tout triste, tout déconfit... La duchesse de Berry a boudé son père... et Ravannes prétend qu’en faveur de ce mariage... tu seras fait chevalier des ordres.

LE DUC, leur prenant la main.

Merci, merci, mes bons amis, de votre empressement à venir m’annoncer une nouvelle, à laquelle il ne manque que d’être vraie pour être fort agréable.

SAINT-AIGNAN.

Mais tu fais ta cour à la marquise ?

DANGERVILLE.

Vous rendez des soins à sa fortune ?

CLAIRVAULT.

Tu es dans les bonnes grâces de la famille ?

LE DUC.

Eh ! certainement !... j’adore la marquise !... je suis fou de sa fortune... Et quand elle n’aurait pas cette grâce qui captive... qui révèle sa haute origine, je n’en serais pas moins le plus amoureux de ses chevaliers !... Mon nom, mon rang, mon titre... sont des avantages qui m’ont toujours persuadé que la balance pencherait un jour de mon côté... Je l’espère, je le crois ; mais... je n’en suis pas encore arrivé à la certitude.

SAINT-AIGNAN.

Si je te disais de quelle bouche je tiens la nouvelle dé ton mariage... tu commanderais à Brossin tes habits de noces.

DANGERVILLE.

Moi, je n’y mets pas tant de mystère. je l’ai appris chez la Desmares, de la Comédie-Française.

CLAIRVAULT.

Moi, je l’ai su par la petite Florence, de l’Opéra.

SAINT-AIGNAN.

Et moi !... c’est Mme de Parabère qui m’en a fait confidence.

LE DUC, à part.

Tous ces bruits-là viennent de la même source.

SAINT-AIGNAN.

Je parie mille louis... à prendre dans la caisse de Dargenville, que la journée ne se passera pas sans que tu en sois positivement informé par un message du régent.

CLAIRVAULT.

Qui sait ? peut-être par le régent lui-même, car le prince a commandé ses équipages.

LE DUC.

Oui !... eh bien ! va pour mille louis... à prendre dans la caisse de M. Dargenville.

DANGERVILLE.

Je suis la bourse commune... n’importe celui qui gagnera...

LE DUC.

C’est vous qui perdrez.

DANGERVILLE.

J’y consens,

À voix basse au duc.

Mais sous une condition...

LE DUC, aussi à voix basse.

Laquelle ?

SAINT-AIGNAN.

Des secrets !... ah ! oui, M. Dargenville nous a prévenus qu’il avait à traiter avec toi d’une affaire majeure... d’un marché d’orl... Nous te laissons... nous allons parcourir tes jardins... ton parc.

LE DUC, à part.

Pourvu qu’ils ne se dirigent pas vers le pavillon où elle est.

Haut.

Allez, allez, messieurs, je vous retiens pour dîner.

SAINT-AIGNAN.

Et après le Champagne, nous te ramenons à Paris.

Ils sortent tous trois.

 

 

Scène V

 

LE DUC, DARGENVILLE

 

LE DUC.

Voyons, monsieur Dargenville, quelle est cette condition ?

DARGENVILLE.

Monsieur le duc me doit... tant argent prêté en son nom, qu’argent prêté à lui-même...

LE DUC.

Mais je vous ai dit cent fois, que ces choses-là ne me regardaient point... adressez-vous à mon homme d’affaires...

DARGENVILLE, souriant.

Qui n’a jamais d’argent.

LE DUC.

Eh bien ! alors, qu’est-ce que-vous demandez ?

DARGENVILLE.

Je ne demande rien.

LE DUC.

Cet original de Dargenville... il débute toujours d’une façon effrayante, et au demeurant c’est le meilleur de nos partisans.

DARGENVILLE.

Quand on se marie, d’ordinaire on se range.

LE DUC.

Ce n’est pas d’obligation.

DARGENVILLE.

Mlle Quinault va être désolée... de ce qu’elle appellera votre infidélité.

LE DUC.

Est-ce que vous auriez la prétention de la consoler ?

DARGENVILLE.

Pas directement... mais indirectement.

LE DUC.

Regardez-vous donc.

DARGENVILLE.

J’ai l’habitude de me voir ; ça ne me fait plus d’effet.

LE DUC.

Et Mlle Quinault sait-elle que vous avez des prétentions à lui plaire ?

DARGENVILLE.

Monsieur... elle sait que je suis fort riche !

LE DUC.

Et vous prenez cela pour des espérances ?

DARGENVILLE.

Les dames de la plus haute distinction m’ont accoutumé à ne jamais désespérer.

LE DUC.

Comment donc... de l’esprit !...

DARGENVILLE.

En portefeuille... au service de votre seigneurie.

LE DUC.

Enfin, jusqu’à présent, je ne vois pas encore...

DARGENVILLE.

Ah ! Monsieur le duc, cette petite Quinault me tourne la tête.

LE DUC.

Je vous croyais attaché au char de Mme de Tencin.

DARGENVILLE.

Il est vrai, monsieur le duc... que cette dame s’était éprise pour moi de la passion la plus... la plus... je cherche le mot.

LE DUC.

La plus extraordinaire.

DARGENVILLE.

Oui, la plus extraordinaire.

LE DUC.

Et comment êtes-vous parvenu à l’en guérir ?

DARGENVILLE.

Je lui ai confié que j’étais ruiné... et elle m’a fait l’amitié de le croire... Mais vous le savez, vous, monsieur le duc, jamais fortune ne fut plus brillante, plus solide que la mienne.

LE DUC.

Eh ! eh !... vous prêtez beaucoup aux grands seigneurs.

DARGENVILLE.

Je ne compte pas cet argent-là dans mon actif... et pour vous en convaincre... j’anéantis le lendemain de votre mariage avec Mme la marquise de Lubersac, les deux cent mille francs de titres que j’ai à vous... sous la condition...

LE DUC.

Ah ! nous y revenons !

DARGENVILLE.

Sous la condition que votre seigneurie rompra tout à fait avec la charmante, l’adorable Quinault... et me permettra de déposer aux pieds de cette actrice inimitable... un château, deux châteaux, trois châteaux...

On fait beaucoup de bruit.

LE DUC.

Eh ! mais d’où vient ce mouvement, ce bruit ?

DARGENVILLE.

C’est un bruit fort indiscret qui vient me couper la parole !

UN DOMESTIQUE, entrant.

Monseigneur, M. le régent de France entre à l’instant dans le château.

LE DUC.

Le régent !

DARGENVILLE.

Vous êtes marié !... vous avez perdu, je paierai.

LE DUC.

 Courons au-devant de lui.

Au moment où il s’y dispose, on voit entrer, avec l’escorte du duc, les pages, les gentilshommes des scènes précédentes.

UN PAGE, annonçant.

Le régent !

 

 

Scène VI

 

LE RÉGENT, LE DUC, SABRAN, CLAIRVAULT, SAINT-AIGNAN, DARGENVILLE, GENTILSHOMMES, PAGES, VALETS

 

LE RÉGENT, aux personnes dans la coulisse.

Messieurs, messieurs... qu’on ne maltraite point cet homme, qu’il soit gardé à vue... je veux l’interroger moi-même.

LE DUC.

Grand Dieu ! comme votre altesse est émue !

LE RÉGENT.

Ce n’est rien. Depuis ma sortie du Palais-Royal, j’ai été suivi par un homme dont les yeux hagards, la parole brève et saccadée, ont inspiré quelques craintes à mes gardes, qui l’ont éloigné de ma personne. Je l’avais perdu de vue et je m’en croyais délivré... lorsqu’à l’entrée de la forêt il a reparu de nouveau... les traits renversés, les habits en désordre... il a couru vers moi et s’est élancé à la tête de mon cheval... Au cri d’effroi jeté par le groupe qui m’environnait, cet homme, épuisé de fatigues, est tombé... et j’ai eu beaucoup de peine à empêcher que, dans l’ardeur qui les animait, mes gentilshommes ne l’immolassent à ma sûreté.

LE DUC.

Mon prince, si cet homme avait de mauvais desseins ? si c’était quelqu’émissaire du comte de Laval ?...

LE RÉGENT.

Nous saurons tout cela plus tard.

À La Vaubalière.

Mon cher duc, je ne suis venu ici que pour vous.

LE DUC.

Votre altesse est trop bonne.

LE RÉGENT.

Le vent tourne de votre côté... J’ai fait pressentir les Lubersac sur votre désir d’entrer dans la famille ; j’ai trouvé moins d’obstacles que je n’en redoutais ; on m’a bien fait quelques objections sur vos liaisons...

LE DUC.

Quand votre altesse daigne m’honorer de son amitié...

LE RÉGENT.

Oh ! les Lubersac ne sont pas de ce temps-ci ! ce sont d’honnêtes gentilshommes, en arrière du siècle. Ils en sont encore à regarder une maîtresse comme un crime. Je ne sais qui a été leur raconter vos folies pour Mlle Quinault !... au surplus, j’ai annoncé que cette liaison était rompue.

DARGENVILLE.

Ah ! monseigneur, que de bontés !

LE RÉGENT, regardant Dargenville en souriant.

Fort bien ! je suis enchanté d’avoir deviné juste... On m’a parlé aussi de l’état de vos finances qui ressemblent un peu aux finances de l’état. Mais si cela faisait obstacle, nous le lèverions avec l’agrément du roi.

LE DUC.

Ah ! prince, ma reconnaissance !...

LE RÉGENT.

Ainsi donc, mon cher la Vaubalière, l’affaire est en bon train... son succès dépend maintenant de vous. La marquise ne vous est point contraire ; quoiqu’elle vous reproche un peu de légèreté, il est aisé de voir qu’elle consentira volontiers à vous devoir son tabouret à la cour... Mais les grands parents dont elle est entourée, et qui exercent sur ses déterminations une certaine influence, ne sont pas à beaucoup près aussi indulgents qu’elle et l’essentiel est de mettre les grands parents dans vos intérêts... Allons, duc, une belle résolution, trêve aux joyeux plaisirs, aux folles amours... réforme complète. La main d’une riche héritière vaut bien un mois de sagesse.

LE DUC, à part.

S’il se doutait que dans ce moment !

DARGENVILLE.

Comme disait Henri IV, l’aïeul de votre altesse : Paris vaut bien...

LE RÉGENT.

Oui, dans ce monde chaque chose a son prix.

Au duc.

C’est un sacrifice momentané que vous vous devez à vous-même... à votre nom, dont ce mariage va rehausser l’éclat... Je reçois votre parole.

DARGENVILLE.

C’est comme moi... je suis censé recevoir l’argent qu’ils ne me donnent pas.

LE DUC.

Mon prince, je croirais mal reconnaître l’intérêt que vous daignez porter à ma fortune... si j’hésitais un instant à vous promettre de me conformer aux désirs de votre altesse royale.

LE RÉGENT.

Bien !

LE DUC, à part.

Pourvu qu’il n’aille pas découvrir !...

LE RÉGENT.

Faites avertir vos gardes, vos piqueurs... nous tirerons quelques pièces de gibier... avant de reprendre le chemin de Paris.

Le duc s’incline et sort avec quelques personnes.

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, excepté LE DUC

 

LE RÉGENT.

Sabran, dites à Farincourt de faire conduire ici son prisonnier.

SABRAN.

Oui, mon prince.

Il sort.

LE RÉGENT.

Eh ! bien, messieurs, voilà de grandes fêtes qui se préparent : le couronnement de Louis XV à Reims. L’année prochaine le roi sera majeur ; sa cour deviendra brillante, nombreuse ; la mienne triste et déserte... c’est dans l’ordre des cours. Hommage au soleil levant, les grâces viennent de lui !

SAINT-AIGNAN.

Qui pourrait oublier celles que nous devons à votre altesse ?

LE RÉGENT.

Qui !... le premier d’entre vous, messieurs, qui croira cet oubli utile à son ambition.

TOUS.

Ah ! prince !...

LE RÉGENT.

Mais j ‘entends Farincourt... Nous allons savoir quelles sont les intentions de cet homme qui nous a suivis avec tant d’opiniâtreté.

 

 

Scène VIII

 

LES MÊMES, RAYMOND conduit par Farincourt et quelques gardes du prince

 

LE RÉGENT.

Approche, et parle sans crainte.

Les seigneurs s’éloignent dans le fond du théâtre.

Que me veux-tu ?

RAYMOND.

Ce que vous me devez monseigneur.

LE RÉGENT.

Ce que je te dois ?

RAYMOND.

À moi comme aux autres : justice.

LE RÉGENT.

C’est vrai.

RAYMOND.

Justice contre un traître, un misérable, un infâme qui m’a dérobé ce que j’avais de plus cher au monde, qui s’est introduit chez moi... qui s’est... Ah ! si je le tenais, je ne demanderais justice à personne !

LE RÉGENT.

Et cet homme, dis-tu, t’a dérobé ce que tu avais de plus cher ?

RAYMOND.

C’est ma fille... ma fille chérie... un ange !... ma fille !... ma joie !... mon bonheur !... si belle !... si bonne !... ma fille, le portrait de sa mère !... une créature céleste ! ab ! j’aurais voulu que vous la vissiez vous-même !...

Se reprenant avec amertume.

Non, non, je ne l’aurais pas voulu !... non.

LE RÉGENT.

Et comment se fait-il que ta fille ?...

RAYMOND.

Oh ! je le chercherai, je le tuerai !... parce qu’il est grand seigneur... il n’a pas la peau plus dure que la nôtre.

LES JEUNES SEIGNEURS.

Insolent !

LE RÉGENT.

Messieurs, c’est un père que la douleur égare.

Allant à eux.

Laissez-moi seul avec lui ; nous n’avons rien à redouter d’un sujet qui demande justice à son prince.

Ils sortent tous.

 

 

Scène IX

 

LE RÉGENT, RAYMOND

 

LE RÉGENT.

Voyons nous sommes seuls, tâche de te calmer.

RAYMOND.

Me calmer !

LE RÉGENT.

De mettre un peu d’ordre dans tes idées. Tu te plains d’un enlèvement ?

RAYMOND.

Oui, monseigneur.

LE RÉGENT.

Mais, es-tu bien sûr que ta fille soit tout-à-fait étrangère ?...

RAYMOND.

Ma fille !... ma Julie !... elle ! ah ! vous êtes donc assez malheureux pour ne pas croire à la vertu ?...

LE RÉGENT.

Si... si... j’y crois ; mais l’amour, l’ambition, le désir de briller... ont tant d’empire sur un jeune cœur !... il y a des sentiments, des faiblesses qui sont des secrets pour un père.

RAYMOND.

Ah ! mon prince, vous ne m’avez pas compris !... ma Julie est pure... c’est la violence !... des misérables, malgré ses cris... son désespoir, l’ont arrachée mourante du toit paternel... la nuit !... la nuit !... mon prince ; et moi... immobile... anéanti... fasciné par la vue du scélérat !... oh ! mon Dieu, pardonnez-moi de ne l’avoir pas tué...

LE RÉGENT.

Mais cet homme... quel est-il ?...

RAYMOND.

Un lâche... qui est venu chez moi... qui a eu la bassesse d*emprunter le nom de son laquais !... et il s’est assis à ma table !... et il m’appelait son ami !... Son ami ! moi dont il cherchait à déshonorer la fille !...

LE RÉGENT.

Mais enfin son nom ?...

RAYMOND.

Son nom... je l’ai là... il ne peut pas sortir... ah ! c’est que depuis hier ma tête et mon cœur ont tant souffert !... Mon prince, que Dieu vous garde à jamais d’une peine aussi grande !... son nom !... ah ! pour lui je le reconnaîtrais dans cent ans !... je l’ai là... là... toujours devant les yeux... je suis prêt à m’élancer à le saisir !... son nom !... ah !... le duc de La Vaubalière.

LE RÉGENT.

Eh ! malheureux, nous sommes chez lui !

RAYMOND.

Chez lui !

LE RÉGENT.

Dans son château.

RAYMOND.

Où est-il ? où est-il ?

LE RÉGENT.

Paix !... paix !...

RAYMOND.

Ah ! qu’on ne croie pas le soustraire à ma vengeance.

LE RÉGENT.

Pas un mot de plus.

RAYMOND.

Que je me taise... moi !

LE RÉGENT.

Oui.

RAYMOND.

Vous allez donc me rendre justice ?

LE RÉGENT.

Le roi de France la doit à tous ses sujets.

RAYMOND.

Et vous ferez bien î. enlever un enfant à son père ! déshonorer une honnête famille... la plonger dans la douleur... la faire mourir de honte et de désespoir... de pareils crimes ne peuvent pas rester impunis !... Ma fille !... oh ! qu’on me rende ma fille !... les misérables !... aucun frein ne les arrête !... Et savez-vous de quel exemple ils s’autorisent pour se livrer à leurs coupables excès ?... savez-vous ce qu’ils osent dire pour justifier leurs dérèglements ?...

LE RÉGENT.

Oui... je sais tout ce qu’ils osent dire.

RAYMOND.

Ah ! qu’à défaut du remords, la justice humaine vienne au moins une fois les atteindre, les épouvanter ; qu’à l’avenir les pères ne tremblent plus pour leurs enfants... que l’innocence repose avec sécurité sous le toit du pauvre... que nos épouses, que nos filles soient à l’abri de la séduction, de la violence !... Ah ! mon prince, tous les jours nous prierons Dieu pour vous, pour les vôtres.

Il veut s’agenouiller.

LE RÉGENT.

Lève-toi... je t’ai promis justice, tu l’auras

RAYMOND.

Oui, je l’aurai !

Le régent sonne, on entre.

LE RÉGENT.

Farincourt, reconduisez ce brave homme, gardez-le de nouveau... et surtout empêchez qu’il n’ait aucune communication avec les gens du château.

RAYMOND.

Votre altesse me défend de chercher à voir...

LE RÉGENT.

Eh bien ! n’as-tu plus de confiance dans ma parole ?

RAYMOND.

Si, si, mon prince !

En sortant.

Ma pauvre fille, je te reverrai donc.

 

 

Scène X

 

LE RÉGENT, seul

 

La douleur de cet homme m’a touché !... elle m’a fait mal !... ah ! j’ai trop souvent fermé les yeux sur les actions déshonorantes de nies gentilshommes... et c’est au moment où, par une riche alliance, je cherche à relever sa maison que La Vaubalière se conduit ainsi !... C’est ainsi qu’il se joue de la parole qu’il m’a donnée !... à moi, régent de France !... Ces messieurs se fient à ma bonté, à ma faiblesse !... ils mettent leurs torts sous la protection des miens !... ah !... ils ne se doutent guère qu’il en est que j’aurais voulu racheter au prix du bonheur de toute ma vie !... non... non, cet honnête homme n’aura pas en vain imploré la justice du roi !... en France le peuple est bon, dévoué, fidèle à ses maîtres... il aura satisfaction pleine et entière... Voici le duc !... ne laissons rien paraître... Mes gens sauront par les siens tous les détails de cette aventure.

 

 

Scène XI

 

LE DUC, LE RÉGENT, SEIGNEURS

 

LE DUC.

Monseigneur... la vénerie est rassemblée dans la cour du château, elle n’attend pour se mettre en chasse que les ordres de votre altesse royale.

LE RÉGENT.

Eh bien ! messieurs, partons... Vous n’êtes pas des nôtres, La Vaubalière ?

LE DUC.

Si son altesse daigne le permettre... j’aurai l’honneur de la rejoindre plus tard.

LE RÉGENT.

Liberté, liberté tout entière.

Le régent et les seigneurs sortent.

 

 

Scène XII

 

LE DUC, seul

 

Ah ! je respire !... Le moindre hasard pouvait faire soupçonner ou découvrir la retraite de Julie !

On entend le bruit du cor qui s’éloigne.

Mais les voilà tous partis !... maintenant profilons du moment où je suis seul pour m’offrir à ses regards, pour apaiser sa colère enfantine...

Il se mire, s’arrange.

 

 

Scène XIII

 

LE DUC, MARTHE

 

MARTHE, accourant.

Monseigneur !... Ah ! monseigneur !... venez... venez...

LE DUC.

Qu’y a-t-il ?

MARTHE.

Venez... venez empêcher un malheur !...

LE DUC.

Comment ?...

MARTHE.

Pendant que je servais le déjeuner à Mlle Julie, elle s’est emparée d’un couteau, et elle a menacé de s’en frapper sous mes yeux, si je refusais de lui rendre la liberté.

LE DUC.

Et tu as été dupe de ce petit accès de fureur ?

MARTHE.

Elle l’eut fait !... oh ! c’est une tête !... j’ai promis... sans savoir ce que je disais... et je suis accourue vous chercher... Ciel !

LE DUC.

Qu’est-ce ?

MARTHE.

La voilà ! la voilà !

Julie se montre à la porte ; Marthe se sauve.

 

 

Scène XIV

 

LE DUC, JULIE

 

JULIE.

Mon père !... mon père !... je veux revoir mon père !

LE DUC.

Apaisez-vous.

JULIE.

Ne m’approchez pas !

LE DUC.

L’amant le plus tendre, le plus soumis, peut-il vous inspirer des craintes

JULIE.

Ô ciel !... mes yeux ne me trompent pas... l’intendant du duc !

LE DUC.

Le duc lui-même ! à qui rien n’a coûté pour se rapprocher de vous.

JULIE.

Quelle infâme trahison !

LE DUC.

Cette trahison n’a pour but que votre bonheur.

JULIE.

Ma liberté ! j’oublierai tout.

LE DUC.

La liberté... Julie...

JULIE.

Et de quel droit osez-vous me retenir ici malgré moi ?

LE DUC.

Ce droit, je le puise dans la violence, dans la sincérité de mon amour.

JULIE.

Ai-je jamais rien fait pour attirer vos regards ? pour encourager un amour qui ne se révèle que par un crime ?

LE DUC.

Plus je serai coupable, plus vous serez forcée d’y croire.

JULIE.

Mais vous voulez donc me perdre ?...

LE DUC.

Je veux vous forcer à partager mon amour.

JULIE.

Moi !... et par où ai-je mérité que vous prissiez de moi une si mauvaise opinion ? Partager votre amour ?... l’amour d’un duc ? Non, non, monsieur, je m’estime trop pour accepter l’honneur humiliant que vous voulez me faire.

LE DUC.

Ah ! Julie, que vous me comprenez mal... l’amour que j’éprouve est un de ces sentiments impérieux qui ne connaissent aucun obstacle, ou plutôt qui triomphent de tous ceux qu’on voudrait leur opposer... Je t’aime, Julie, je t’adore ! et pour te posséder... je donnerais...

JULIE.

Ah ! je suis bien malheureuse !

Elle tombe dans un fauteuil. Un domestique entre.

LE DOMESTIQUE, à voix basse.

Monseigneur...

LE DUC, allant à lui et parlant bas.

Qu’est-ce ?

LE DOMESTIQUE, bas.

L’homme qui est en bas, gardé à vue...

LE DUC, bas.

Eh bien ?

LE DOMESTIQUE, bas.

C’est Raymond... le fermier.

LE DUC, bas.

Raymond !

LE DOMESTIQUE, bas.

Il crie, il tempête, il fait un vacarme !...

LE DUC, bas.

Grand Dieu ! si elle l’entendait !... Au nom du ciel ! va, qu’on l’apaise, qu’on l’éloigné à tout prix, va.

Il lui donne une bourse et le pousse, le domestique sort.

JULIE, se levant.

Monsieur le duc, ma résolution est prise. Je ne crois pas à la sincérité de vos paroles. J’y croirais... que je ne pourrais y répondre... Vous allez m’ouvrir les portes du château, me donner un guide qui sera libre de revenir dès qu’il m’aura remis dans le chemin de la ferme de la Jolais... moi, je me tairai, je le promets devant Dieu ! j’oublierai le nom de mon ravisseur... jamais ce nom ne sortira de ma bouche... mais si vous me refusez... je vous déclare ici qu’à l’instant même, et par tous les moyens qui seront en mon pouvoir... j’appelle à mon secours, et, le jour, mes cris seront entendus !

LE DUC, souriant.

De mes gens.

JULIE.

Vos gens !... mais ils ne seront pas les seuls que mes cris attireront en ces lieux, et lorsqu’au milieu des étrangers qui seront accourus, j’aurai dit : Sauvez-moi de cet homme qui me poursuit ; qui a juré ma perte, mon déshonneur... celui de ma famille... croyez-vous qu’il y en ait un seul qui ne vînt se placer entre nous deux pour me garantir de votre épouvantable amour ?

LE DUC.

Oui, car je les arrêterai d’un mot.

JULIE.

Vous !

LE DUC, avec hypocrisie.

En leur disant... cet amour dont elle se plaint est aussi pur que sa belle âme... elle s’alarme à tort d’une passion qui n’a rien que de légitime !... mais c’est mon nom, mon rang que je lui offre en partage... c’est dans ma main que je veux placer la sienne.

Le régent est entre pendant ce morceau.

 

 

Scène XV

 

LE DUC, JULIE, LE RÉGENT, MORISSEAU, RAYMOND

 

LE RÉGENT, s’avançant au milieu d’eux.

Qu’on fasse venir un prêtre et un notaire.

LE DUC, surpris.

Ciel ! le régent !

JULIE, avec joie.

Ah !...

MORISSEAU, entrant avec Raymond.

Un notaire ! me voici. J’ai sur moi tout ce qu’il faut pour un contrat de mariage.

RAYMOND, courant à Julie.

Ma fille !

JULIE.

Mon père !

Elle se jette dans ses bras.

LE RÉGENT.

Duc, cet homme est venu se plaindre, il a demandé justice.

LE DUC, souriant.

Justice !

LE RÉGENT.

Je l’ai promise au nom de Louis XV.

LE DUC, légèrement.

Altesse... j’avouerai mes torts, ils sont de la nature de ceux qui se pardonnent aisément. Emporté par une passion que la beauté de cette jeune fille rend bien excusable... j’ai voulu m’en faire aimer, j ‘ai tenté tous les moyens de lui plaire.

RAYMOND, se contenant à peine.

Mon prince !... il a violé ma maison... il y est entré de vive force... il l’a fait enlever... par ses gens... Ah ! sans le notaire... je l’étendais raide...

LE RÉGENT.

Duc. Il s’agit d’un rang, et la loi est inexorable

LE DUC, avec un peu d’ironie.

Monseigneur sait bien que la loi est tombée en désuétude ; ces choses-là sont devenues si communes !

LE RÉGENT, sévèrement.

Monsieur de la Vaubalière, vous êtes ici devant votre juge

LE DUC, étonné.

Quoi ! votre altesse prend sérieusement une plaisanterie !...

RAYMOND, à part, montrant ses poings.

Ah ! si nous n’étions que nous deux !

LE RÉGENT, froidement.

Répondez.

LE DUC.

Eh ! mon Dieu !... je ne crains pas de convenir avec humilité que la vertu de mademoiselle a résisté à toutes mes attaques... et j’offre à son père... à elle-même... dont je proclame hautement la sagesse... une réparation...

À Morisseau qui écrit.

Que faites-vous là ?

MORISSEAU.

Je prends acte de vos paroles, afin que la réparation soit authentique.

LE DUC.

Et en dédommagement du tort dont se plaint IM. Raymond, autant que pour me punir d’avoir échoué, je lui abandonne en propriété la ferme qu’il exploite maintenant !... C’est payer cher une défaite.

MORISSEAU.

Allez, allez, j’écris toujours.

LE RÉGENT, regardant Julie.

La jolie duchesse que cela ferait.

À Raymond.

Eh bien ! monsieur Raymond, êtes-vous content ?

RAYMOND.

Non, mon prince : dans notre famille, l’honneur ne se vend pas ; s’il était à vendre, le trésor d’un roi de France ne suffirait pas pour le payer.

LE DUC.

Monsieur Raymond est difficile.

RAYMOND.

J’avais un frère : un séducteur s’introduisit auprès de sa femme. Mon frère le surprit et le tua. Le parlement de Rennes n’osa pas le condamner. Si son altesse me permet d’en faire autant !

LE RÉGENT.

Non, certes.

LE DUC.

Mais enfin, que voulez-vous ?

RAYMOND.

Justice... et réparation.

LE RÉGENT.

Duc, je ne vois qu’un moyen de vous tirer de ce mauvais pas.

LE DUC.

Et lequel, mon prince ?

LE RÉGENT.

Vous êtes gentilhomme.

LE DUC.

Et je m’en fais gloire.

LE RÉGENT.

Un gentilhomme n’a que sa parole.

LE DUC.

Je n’ai jamais manqué à la mienne.

LE RÉGENT.

Offrez donc votre main à mademoiselle, que sa jeunesse, sa vertu, sa beauté, rendent digne de l’alliance que vous lui proposiez tout à l’heure.

MORISSEAU.

Voilà Raymond entré dans la noblesse.

JULIE, timide et chagrine.

Mais, monseigneur...

LE DUC, avec dépit.

Votre altesse exigerait !...

MORISSEAU, au duc.

Quand je vous ai dit que ça pouvait aller loin.

RAYMOND.

Voilà une justice !...

LE DUC.

Je supplie votre altesse de considérer...

LE RÉGENT.

Demain, à la chapelle du roi... son aumônier bénira votre union.

JULIE, se jetant, en pleurant, dans les bras de son père.

Ah ! mon père ! vous m’avez perdue !

 

 

ACTE III

 

Le théâtre représente un salon moins riche que celui du deuxième acte ; une table à droite, et un cabinet du même côté.

 

 

Scène première

 

DARGENVILLE, LE DUC

 

DARGENVILLE.

Eh bien ! mon cher duc, le régent est donc inexorable ?...

LE DUC.

Que voulez-vous ? il a décidé qu’il n’écouterait ni la raison, ni la justice.

DARGENVILLE.

Il fallait aller le voir...

LE DUC.

J’ai remué le ciel et l’enfer ! je lui ai fait parler par Mme de Parabère et par l’archevêque de Paris... J’ai mis après lui la duchesse de Valois, le comte de Riom, la magistrature, l’église, l’Opéra.

DARGENVILLE.

Et il a résisté à l’Opéra !

LE DUC.

Le duc de Saint-Simon lui-même n ‘a pas été plus heureux pour moi que pour ce pauvre comte de Horn, qu’ils ont tué, sous prétexte qu’il était convaincu d’avoir assassiné je ne sais qui... Et puis, j’ai Dubois contre moi dans cette affaire. Il pousse Caylus auprès de la famille Lubersac... Garçon, je suis un obstacle à ses projets, tandis que si j’étais marié, son protégé épouserait les millions de la marquise... Mais, morbleu ! je ne céderai pas sans avoir combattu !... je n’épouserai qu’à la dernière extrémité.

DARGENVILLE.

Et vous ferez bien !

LE DUC.

Et si l’on m’y contraignait, ce mariage ne serait peut-être pas de longue durée. De quel droit le régent dispose-t-il de nos personnes, et vient-il forcer sa noblesse à des mésalliances ?...

DARGENVILLE.

La morale !...

LE DUC.

La morale !... vous croyez que la morale est pour quelque chose là-dedans ?... Non, le régent se venge.

DARGENVILLE.

Il se venge, et de quoi ?

LE DUC.

J’ai eu le malheur de l’emporter sur son altesse, auprès de quelques grandes dames qu’il honorait de ses attentions particulières, je lui ai disputé la petite Florentine... je lui ai enlevé Quinault. Ce sont là de ces crimes dont l’amour-propre garde la mémoire, et qu’on ne pardonne pas quand on est tout puissant.

DARGENVILLE.

Bah ! le régent a pardonné bien d’autres crimes, plus sérieux que ceux-là et qui le touchaient de plus près. Je crois que pour son compte il est fort indulgent ; mais on l’a tant calomnié, on l’a tant accusé de fermer les yeux sur les espiègleries de sa noblesse, qu’il aura saisi la première occasion de donner un démenti à ses ennemis, en forçant un gentilhomme à réparer publiquement l’offense faite à une famille-bourgeoise... C’est très politique... c’est une satisfaction donnée au peuple.

LE DUC.

Eh ! malheureusement il n’y a pas eu d’offense ! la jeune fille est aussi pure qu’au sortir du berceau.

DARGENVILLE.

Bah ! c’est donc.

LE DUC.

Une sotte, qui a des principes ; la vertu m’a toujours porté malheur...

 

 

Scène II

 

DARGENVILLE, MORISSEAU, LE DUC

 

MORISSEAU.

Monseigneur, je me présente devant vous avec une certaine assurance, car je suis porteur d’excellentes nouvelles.

LE DUC.

Que dites-vous, monsieur.

DARGENVILLE.

Auriez-vous obtenu ?

MORISSEAU.

Plus que je n’espérais !

LE DUC.

En vérité !

MORISSEAU.

J’ai sur moi un acte du régent, qui ne peut manquer de vous être infiniment agréable...

Il cherche dans ses poches.

Ce n’est pas ça... ni ça... ceci, c’est une lettre de cachet, dans le cas où le mariage ne s’accomplirait pas.

DARGENVILLE.

Une lettre de cachet !...

LE DUC.

Vos paroles semblaient m’annoncer que son altesse avait changé d’opinion.

MORISSEAU.

Elle n’a changé que de notaire.

LE DUC, ironiquement.

Allons, vous finissez par être celui de tout le monde

MORISSEAU, gaiement.

Dieu le veuille !... mon étude peut contenir dix clercs de plus... Le régent m’a donc ordonné de dresser votre contrat... et de vous annoncer que sa majesté le roi Louis XV donne cent mille écus de dot à la future.

DARGEVILLE.

Allons, voilà un petit adoucissement...

LE DUC.

Monsieur, je suis sensible aux bontés dont le roi daigne m’honorer... le sujet ne peut refuser les faveurs du monarque... Mais le prix qu’il y met...

MORISSEAU.

Doit vous les rendre encore plus chères... L’alliance dont vous vous étiez flatté vous faisait espérer d’autres avantages... mais la marquise n’est plus jeune... ou ne se souvient pas qu’elle ait été jolie... Les frères, les parents n’étaient nullement disposés à se dépouiller pour vous enrichir. Rien de moins certain pour vous que cette fortune que vous aviez rêvée ; tandis que l’union d’aujourd’hui vous offre une personne jeune, jolie, sage ; trois qualités roturières qui ennoblissent la femme qui les possède.

LE DUC.

Une lettre de cachet !... le régent m’en veut donc bien !

MORISSEAU.

Vous n’avez pas de meilleur ami... cette lettre de cachet en est une preuve...

LE DUC.

Ah !

DARGEVILLE.

Je le dispense de m’en donner de pareilles.

MORISSEAU.

Je connais la Vaubalière, me disait-il ; il est homme à refuser son bonheur. Je veux qu’il soit heureux malgré lui. Si par hasard il balançait à épouser sa victime...

LE DUC, avec dépit.

Victime est délicieux !

MORISSEAU.

Quelques semaines de retraite à la Bastille l’éclaireraient sur ses véritables intérêts... et dans la solitude, n’étant préoccupé par aucune distraction, même involontaire, il aura tout le loisir de penser aux attraits de celle dont il aura refusé la main. Mais si, comme je l’espère, car le duc est un homme d’esprit, c’est l’opinion du régent, il se soumet franchement à ce que nous avons résolu, je m’engage, au nom du roi, à payer ses dettes, à dégager ses biens des hypothèques dont ils sont grevés

LE DUC.

Le roi paierait mes dettes ?

MORISSEAU, montrant un papier.

Voici un bon de cinq cent mille livres à ce destiné.

LE DUC.

Il dégagerait mes biens ?

MORISSEAU, montrant un autre papier.

Autre bon royal de dix-sept cent mille livres.

DARGENVILLE.

Diable ! Pour peu que la future soit passable.

LE DUC.

Elle est charmante !

DARGENVILLE.

C’est une superbe opération de finance.

LE DUC.

Monsieur... quand on se conduit aussi royalement que le fait son Altesse... je suis vaincu... j’épouserai.

UN DOMESTIQUE, entrant.

C’est de la part de Mlle Raymond, qui prie M. le duc de vouloir bien lui accorder la faveur d’un entretien particulier.

LE DUC.

Dites à Mlle Raymond que je suis à ses ordres.

MORISSEAU.

Je passe dans ce cabinet, et je vais jeter sur le papier les articles du contrat.

DARGENVILLE.

Et moi, je retourne consoler nos amis... Notre arrangement tient toujours... je n’ai qu’une parole... Deux cent mille francs pour le divorce de Quinault.

 

 

Scène III

 

LE DUC, seul

 

Mes dettes payées !... mes biens dégrevés !... Allons, il faut se faire une raison... Cette petite Julie est mie créature délicieuse... Je suis piqué au jeu... Certes, quand je l’ai fait enlever, je n’ai pas cru que les choses iraient jusque-là... Que diable !... pour deux millions, j’aurais consenti à donner mon nom à une femme de finances... si on m’en avait proposé une ; j’aurais épousé la fille de Paris Duverney, ou celle de Montmartel, deux jolis petits monstres financiers !.... Et puis, au bout du compte, qu’est-ce que le mariage pour nous autres ?... Ah ! voici ma femme !... Oh ! pour le coup, belle Julie, vous ne m’échapperez pas.

 

 

Scène IV

 

JULIE, LE DUC

 

JULIE, avec beaucoup de candeur.

Monsieur le duc, hier j’ai dû me soumettre, et ne point élever la voix contre une réparation que mon père a cru de son honneur d’exiger de votre seigneurie. Le prince, en m’ordonnant de recevoir votre main, m’a jugé digne de porter votre nom. Cette opinion me suffit désormais.

LE DUC.

Je ne comprends pas bien.

JULIE, très simplement.

Je renonce à l’honneur de vous appartenir.

LE DUC.

Vous ! Julie ?... Mais cela ne se peut plus.

JULIE.

Je n’ai point été élevée pour un rang aussi brillant. Ce mariage ne vous rendrait pas heureux.

LE DUC, avec galanterie.

Mais vous êtes dans l’erreur.

JULIE, toujours candide.

Non, monsieur le duc. La distance est trop grande entre nous ; nos manières de voir, de sentir, trop différentes. Je serais comme une étrangère au milieu de vos dames de qualité.

LE DUC, avec chaleur.

Ah ! plus d’une paierait de son rang, de son opulence, tre beauté, votre fraîcheur.

JULIE.

Ce qui ne les empêcherait pas de m’éviter, de fuir à mon aspect, d’établir entre elles et moi une ligne de démarcation humiliante, qui se renouvellerait à chacune de mes apparitions. Je me connais, il me serait difficile de les supporter, et peu faite aux usages du grand monde, ma franchise pourrait m’entraîner à des paroles dont j’ignorerais l’importance, le danger. Habituée à dire ce que je pense, à le dire tout haut, je blesserais, sans le vouloir, celles qui se seraient fait un jeu de mes blessures.

LE DUC, légèrement.

Ah ! Julie. Votre esprit sera de mise partout. À la cour, on ne s’exprime pas avec plus d’élégance, et je suis sûr que mon bonheur m’y fera bien des jaloux.

JULIE.

Votre bonheur... Vous ne l’attendez pas de moi... vous ne m’aimez point.

LE DUC.

Qu’est-ce à dire ?... Je ne vous aime pas, Julie, moi ?...

JULIE, continuant la phrase.

Qui vous ai enlevée, qui, par cet acte de violence, ai montré que je briserais tous les obstacles qui s’opposeraient à mes projets !... n’est-ce pas là ce que vous alliez dire ?... Non, monsieur le duc, vous ne m’aimez pas, et j’en suis enchantée.

LE DUC.

Enchantée !... Vous êtes piquante !

JULIE.

Oh ! ne pensez pas qu’il y ait du dépit dans ma joie !... Non !... J’aurais été bien malheureuse de votre amour !... Si vous m’aviez aimée, je vous aurais plaint. Ma pitié pour un sentiment vrai, profond, eût enchaîné mes aveux... Jugeant de vos souffrances par les miennes, j’aurais regardé comme un crime d’y ajouter encore. Si vous m’aviez aimée, monseigneur, je n’aurais jamais eu la force de vous dire, je ne vous aime pas.

LE DUC.

Julie !

JULIE.

Vous voyez qu’il est impossible que je vous épouse.

LE DUC.

Je sais, moi, qu’il est impossible que je ne vous épouse pas.

JULIE.

Vous ne voudriez pas traîner à l’autel une femme dont le cœur appartient à un autre.

LE DUC.

À un autre ?... En vérité, je suis ici pour entendre de singulières paroles !

JULIE, avec candeur.

Oui, monseigneur, j’aime... oh ! bien plus que je ne puis vous le dire !... j’aime de toutes les forces de mon âme un homme simple et bon, qui n’a fait briller à mes yeux aucun des avantages que vous possédez, qui pour toucher mon cœur n’a pas eu besoin de louer ma figure, qui ne m’a point environnée de pièges, de séductions, qui s’est borné à me dire, je vous aime !... Ah ! dans sa bouche que ces mots ont de puissance et de douceur ! Comme ils vont à l’âme !... Comme ils vous saisissent !... Comme ils vous enivrent !... Vous voyez bien, monseigneur, qu’il est impossible que je vous épouse.

LE DUC, piqué.

Et moi, je vous répète, Julie, qu’il est impossible que je ne vous épouse pas.

JULIE.

Vous m’effrayez, monseigneur.

LE DUC.

Vous avez une mémoire implacable, et vous exercez sur moi une vengeance cruelle !... la vengeance la plus féminine !!... Mais à tout cela, je n’ai qu’un mot à répondre... Vous serez à moi, Julie, car c’est l’ordre exprès de sa majesté.

JULIE.

Et parce que vous êtes de la cour, vous n’osez demander la révocation d’un pareil ordre ? Eh bien ! moi, monseigneur, je l’oserai. Je n’ai rien à attendre, rien à redouter du prince... Il ne peut rien sur mon avenir... J’irai me jeter à ses pieds, lui déclarer...

LE DUC.

Non, Julie... vous n’irez point... il y va de ma liberté, de ma fortune.

JULIE.

De votre fortune ?

 

 

Scène V

 

JULIE, LE DUC, RAYMOND

 

LE DUC, apercevant Raymond.

Ah ! monsieur, venez seconder mes efforts et plaider ma cause auprès de votre fille.

RAYMOND.

Plaider votre cause !...

LE DUC.

Détournez-la d’un projet qui me perdrait sans la sauver... Faites-lui comprendre qu’on ne lutte pas en France contre un ordre émané du roi... Que la plus légère résistance y est quelquefois punie d’une captivité sans terme... Allons, Julie, prêtez l’oreille aux conseils de votre père, souvenez-vous que je vous aime, non pas par ordre du roi... que je vous adore... et j’oublierai tout ce que cet entretien a eu de pénible pour moi.

Il entre dans le cabinet où est le notaire.

 

 

Scène VI

 

RAYMOND, JULIE

 

JULIE.

Ah ! mon père !...

RAYMOND.

Allons... allons, mon enfant, un peu de courage... ce mariage est un malheur, sans doute, mais un malheur indispensable, c’est la seule réparation que toi et moi pouvons accepter.

JULIE.

Mais, mon père... je ne suis point coupable... pourquoi donc me punirais-je en unissant mon sort à celui d’un homme que je n’aime point, que je n’aimerai jamais ?...

RAYMOND.

Quand il sera ton époux...

JULIE.

Mais vous savez bien que cela ne se peut pas... Adrien.

RAYMOND.

Mon enfant, il ne faut plus penser à Adrien...

JULIE.

N’y plus penser ?

RAYMOND.

Les hommes sont souvent si injustes !... cette passion d’un grand seigneur... l’éclat qui s’en est suivi...

JULIE.

Quel ombrage en pourrait-il prendre ?... je renonce pour lui à tous les avantages d’un rang brillant, je dédaigne une grande fortune pour me contenter d’une existence simple et modeste ?

RAYMOND.

Oh ! oui !... et dans les premiers moments, tout entier à son bonheur, Adrien te tiendra compte d’aussi grands sacrifices... il les attribuera à ton amour pour lui !... il en sera tout fier, tout glorieux !... Mais qu’il faudra peu de choses pour changer son cœur !... le moindre mot sorti de la bouche d’un indifférent... un sourire équivoque... un regard ironique... une plaisanterie quelquefois innocente, mais dans laquelle Adrien croira découvrir une méchanceté... une envie de te nuire... viendront blesser son amour... humilier son amour-propre !... et une fois que le soupçon sera entré dans son âme !... ta maison sera un enfer !

JULIE.

Le soupçon !... Mais, mon père, tous les jours de ma vie seront employés à lui prouver mon amour, ma tendresse, ma fidélité !... Ah ! renoncer à lui !...

RAYMOND, avec âme.

Et crois-tu donc que je ne sente pas tout ce qu’il t’en coûte !... que mon cœur ne saigne pas de la blessure qu’il fait au tien... va, tu n’as pas une douleur que je ne comprenne... pas une larme qui ne retombe sur le cœur de ton pauvre père... mais, chère enfant, il n’y a pas moyen de te soustraire à ce mariage... ton honneur l’exige.

JULIE.

Il me semble qu’en refusant la main de M. le duc... je me place au-dessus des attaques de la calomnie.

RAYMOND.

Oui, si M. le duc t’avait de lui-même offert sa main... s’il n’avait pas montré pour ce mariage, auquel l’obligeait la parole du prince, une hésitation qui témoignait assez de son mauvais vouloir !... Dans quelques jours, ma fille, cette aventure sera répandue partout... partout, tu détiendras l’objet de toutes les conversations... Et ne vas pas t’imaginer que tu trouveras, même parmi ceux de notre classe, un cœur pour le plaindre, une voix pour prendre ta défense... Non, non, le monde n’est pas ainsi fait ! Et peut-être au milieu de ce débordement de paroles étourdies, folles, envieuses, mensongères, il y en aura d’amères, de cruelles, d’épouvantables... qui t’accuseront de fausseté, d’ambition, de coquetterie !... Cet enlèvement, tu l’auras provoqué, consenti !... Tu seras allé de toi-même au-devant de ton déshonneur !...

JULIE.

Mon père !...

RAYMOND.

Voilà, mon enfant, voilà ce que dira le monde qui, par un raffinement de méchanceté, ne te laissera ignorer aucune de ces ignobles accusations !... Et la calomnie grandira tous les jours... et les efforts que tu feras pour la réduire au silence deviendront des preuves qu’elle invoquera eu sa faveur... Toi, avoir refusé le duel... eh non ! c’est le duc qui, par un reste de pitié pour sa victime, a bien voulu se prêter à ce manège !...

JULIE.

Mais c’est infâme, ce que vous dites là, mon père...

RAYMOND.

N’est-ce pas ? Eh bien ! veux-tu vivre sous le poids de ces odieuses flétrissures !... veux-tu exposer ton père à les entendre ?... Adrien à les venger ?...

JULIE.

Adrien !

RAYMOND.

Veux-tu qu’après dix combats où la mort aura fermé la bouche à ses adversaires, sans diminuer le nombre de tes calomniateurs, veux-tu qu’on te le rapporte blessé, mourant, assassiné, peut-être...

JULIE, effrayée.

Assassiné !...

RAYMOND, avec force.

Dis, le veux-tu ?

JULIE, dans le plus grand trouble.

Vous m’épouvantez... je ne sais plus où j’en suis...

RAYMOND, avec amertume.

Ah ! c’est terrible d’épouser un homme qu’on n’aime pas ! mais exposer volontairement à chaque instant du jour la vie d’un homme qu’on aime, c’est affreux aussi... Eh ! tu n’as pas ici le choix du malheur... obéis au prince... épouse le duc de la Vaubalière.

JULIE.

Mon père...

RAYMOND.

Force au respect, à l’estime, ceux-mêmes qui désapprouveraient cette union... Ton pauvre père t’en prie... il t’en conjure à genoux... jusqu’à présent il a vécu respecté, honoré,... qu’il descende au tombeau sans que la calomnie...

JULIE, avec une résignation déchirante.

Mon père, je vous obéirai.

Elle se jette dans ses bras.

RAYMOND.

Dieu t’en récompensera.

Ils s’embrassent, Julie sort.

 

 

Scène VII

 

RAYMOND, la suivant des yeux

 

Chère enfant !...

Il revient sur le devant de la scène.

Ah ! ah ! messieurs les misérables, vous y regarderez à deux fois avant de violer l’hospitalité, de souiller le toit paternel ; maintenant que l’innocence et la faiblesse ont des appuis auprès du trône... et que par ordre de sa majesté un grand seigneur peut être forcé d’épouser la paysanne qu’il enlève.

 

 

Scène VIII

 

RAYMOND, LE DUC, MORISSEAU

 

LE DUC.

Eh bien ! monsieur Raymond, votre éloquence a dû réussir où la mienne avait échouée.

RAYMOND.

Ma fille fera son devoir, monsieur le duc !

MORISSEAU.

Puisque nous voilà réunis, lisons tout de suite le contrat ; c’est une cérémonie fort ennuyeuse, mais il faut toujours en passer par là.

LE DUC, s’asseyant dans un fauteuil.

J’écoute.

Morisseau s’assied à la table, Raymond continue à rester debout.

MORISSEAU.

Au nom de sa majesté très  chrétienne, Louis XV roi de France et de Navarre, etc., etc., par-devant les notaires royaux soussignés furent présents à Paris, le 28 novembre 1722... Vos noms, monsieur le duc ?

LE DUC.

Louis-Paul-Auguste Crissé de la Vaubalière, duc de la Vaubalière, comte d’Arcy, baron de Saint-Morée.

MORISSEAU.

Les noms de la future ?

RAYMOND.

Louise Julie.

LE DUC.

Demoiselle Louise Julie.

MORISSEAU, à lui-même.

Oui, oui, je conçois... demoiselle est un terme de qualité.

RAYMOND.

Fille de Georges Raymond.

LE DUC.

Vous êtes né ?

RAYMOND.

À Vezelai, en Basse-Bourgogne.

LE DUC, à Morisseau.

Raymond de Vezelai.

MORISSEAU, à demi-voix.

Bien, bien, cela a un faux air de noblesse...

RAYMOND.

Et de Louise-Marie Dubourget.

LE DUC, à Morisseau.

Et de dame Louise-Marie Dubourget. Séparez le du... et faites-en un article...

MORISSEAU, à lui-même.

La vanité se raccroche à tout.

RAYMOND.

Morisseau, vous battez là de la fausse monnaie...

MORISSEAU.

Laquelle demoiselle Louise-Julie apporte en mariage audit duc de la Vaubalière.

RAYMOND, interrompant.

Une belle âme... une jolie figure... et la bénédiction de son père...

MORISSEAU.

Apporte cent mille écus de dot.

RAYMOND.

Ne mettons pas de ces plaisanteries-là !... ma fille a des qualités, tout ce qu’une créature humaine peut en avoir... mais pour de l’argent... néant, pas un denier !...

MORISSEAU.

C’est ce qui vous trompe, la dot de votre fille est de cent mille écus ; c’est le cadeau de noces du roi.

RAYMOND.

Le roi donne...

MORISSEAU.

Sur sa caisse ?

RAYMOND.

Trois cent mille livres ?

MORISSEAU.

À votre fille...

RAYMOND.

Je ne puis pas m’y opposer.

MORISSEAU.

De plus, ladite demoiselle s’engage à payer les dettes du susdit duc...

RAYMOND.

Et avec quoi ?

MORISSEAU.

Lesquelles dettes montent à douze cent mille livres environ...

RAYMOND.

Mais, avec quoi... bon Dieu ! ce ne peut pas être avec les cent mille écus que le roi lui donne, et du chef de son père ma fille n’a rien... rien... rien...

MORISSEAU.

Lesquels douze cent mille livres M. Morisseau, l’un des notaires soussignés, déclare avoir reçus à l’instant...

RAYMOND.

Les douze cents mille livres.

MORISSEAU.

Oui.

RAYMOND.

Des mains de ma fille !

LE DUC.

En considération de mon mariage avec elle, le roi a bien voulu me faire cette faveur insigne.

RAYMOND.

Comment, monsieur le duc, c’est à ma fille que vous devez tout cela.

MORISSEAU.

Eh ! mon Dieu ! oui.

RAYMOND, avec sentiment.

Raison de plus pour l’aimer, pour la rendre heureuse...

LE DUC, légèrement.

Certainement... certainement...

RAYMOND, avec bonhomie.

Si vous m’en croyez, une fois marié, ne songez plus à toutes ces folies de jeune homme qui n’ont abouti qu’à vous mettre dans l’embarras.

Avec une malicieuse bonhomie.

Julie ne pourrait peut-être pas vous en tirer une seconde fois...

Avec sentiment.

Ayez de l’amitié pour elle... traitez-la avec bonté, avec douceur... Une fois votre femme, elle n’aura plus que vous pour appui, pour soutien...

MORISSEAU.

Et vous donc, monsieur Raymond, est-ce que vous l’abandonnez ?

RAYMOND.

Moi ! le contrat signé, le mariage conclu, on ne me reverra plus au château...

LE DUC.

Et pourquoi ?...

RAYMOND.

Je ne suis pas philosophe, moi... je suis raisonnable. Chaque classe de la société a sa manière d’agir et de penser. Je comprends fort bien que monsieur le duc ne verrait pas avec plaisir un beau-père de ma façon...

MORISSEAU.

N’êtes-vous pas un honnête homme ?

RAYMOND.

Si ma Julie ne se gâte pas au milieu des grandeurs, elle viendra voir son père... pas souvent... mais enfin, toutes les fois que son mari le lui permettra... mais pour remettre les pieds ici, moi ! non... Mes visites feraient du tort à ma fille... elles porteraient atteinte à sa tranquillité, à son bonheur. Ma présence mortifierait M. le duc... en lui rappelant de quelle pauvre famille sa femme est sortie.

Avec un peu de gaieté.

Quoiqu’après tout... par la grâce de Dieu et avec les bontés du roi, ma Julie a fini par devenir un assez bon parti.

LE DUC, à part.

C’est singulier !... ces gens-là raisonnent... ce qu’il dit est de bon sens...

MORISSEAU.

Il est stipulé en outre... que si Mme la duchesse mourait sans enfant... les trois cents mille livres formant sa retourneraient à sa famille.

RAYMOND.

Je ne veux pas de ça.

LE DUC.

Comment, je ne veux pas !

RAYMOND.

Non, je ne le veux pas. Ma fille n’a que moi de parent... et si la pauvre enfant mourait... je partirais bien vite pour la rejoindre.

Avec sensibilité.

Si monsieur le duc avait le malheur de devenir veuf, la seule grâce que je lui demande, c’est de ne pas faire placer ma fille dans un tombeau trop magnifique... afin qu’on puisse m’enterrer à côté d’elle.

MORISSEAU.

Voilà des idées bien gaies pour un mariage !

LE DUC.

Monsieur Raymond, ces cent mille écus vous reviennent de droit.

RAYMOND.

Je vous les abandonne... je ne tiens pas à l’argent, mais, de grâce, rendez-la heureuse.

LE DUC.

Elle le sera... elle le sera, mon cher monsieur. Elle aura tout ce qui fait le bonheur d’une femme !...

MORISSEAU.

Voici notre contrat en règle, il n’y manque plus que la signature des époux...

Raymond va à la porte et parle à un valet.

RAYMOND.

Priez ma fille de se rendre ceci... près de nous.

MORISSEAU.

J’espère, monsieur le duc, que vous n’êtes pas le dernier à vous féliciter de ce que les choses ont ainsi tourné.

LE DUC.

J’en suis ravi. Le régent y a mis tant de grâce !... J’aurais été au désespoir de le désobliger.

RAYMOND, à Morisseau.

Je vous disais bien : c’est vous qui ferez le contrat de mariage de ma fille.

 

 

Scène IX

 

JULIE, RAYMOND, LE DUC, MORISSEAU

 

JULIE.

Mon père, vous m’avez fait demander ?

RAYMOND.

Pour te remettre aux mains de ton époux.

Il la fait passer près du duc.

LE DUC, à Julie.

Allons, Julie, un peu de charité... chassez le passé de votre mémoire... y songer encore, ce serait gâter le plus bel avenir !... Venez apposer votre nom auprès des nôtres ; là.

Il la conduit à la table.

LE NOTAIRE.

Après avoir lu... car il est essentiel que mademoiselle connaisse la faveur qu’elle reçoit et les engagements qu’elle a pris.

JULIE, lisant.

Ah ! mon Dieu !... le roi !

RAYMOND.

Et puis, c’est toi qui paiera les dettes de M. le duc.

MORISSEAU.

Avec ces deux bons...

Il les montre.

que je garde afin d’établir le bilan... et de me procurer le plaisir de faire rire les créanciers... Je vois d’avance leur surprise, leur joie... c’est celle d’un riche armateur qui voit revenir des Grandes-Indes un galion qu’il croyait perdu !...

Julie, en levant les yeux au ciel et guidée par son père, signe le contrat.

RAYMOND.

Il n’y a plus à s’en dédire... monsieur, la noblesse gagne aujourd’hui un cœur d’or, et capable de lui faire honneur !

MORISSEAU.

Venez avec moi, Raymond, il faut présenter ce contrat à la signature du roi.

RAYMOND.

Le roi aussi ?...

Il embrasse sa fille et sort avec Morisseau.

 

 

Scène X

 

JULIE, LE DUC

 

LE DUC.

Eh bien ! Julie, vous voilà la femme d’un des premiers gentilshommes du royaume !

JULIE.

Monsieur le duc, vous savez que j’ai fait tout ce que j’ai pu pour échapper à cet honneur.

LE DUC.

Mais, au fond du cœur, vous n’êtes pas fâchée de n’avoir pas réussi.

JULIE.

Monseigneur, j’ai fait à mon père le sacrifice de ma volonté

LE DUC.

Sacrifice... le mot est dur.

JULIE.

J’avais rêvé une autre existence. Mon père, plus instruit que moi des exigences du monde et des lois de la société, m’a dit qu’il était de mon devoir d’y renoncer, j’y ai renoncé.

LE DUC.

Vous me gardez rancune.

JULIE.

N’ai-je pas consenti à porter votre nom ?

LE DUC.

C’est pour cela qu’il faut l’environner de tout l’éclat dont il est fait pour briller... ma jolie duchesse !...

Il s’approche.

JULIE, le repoussant légèrement.

Monsieur le duc...

LE DUC.

Eh bien ! ma toute belle, n’êtes-vous pas à moi ?... cet amour que vous me refusiez ce matin, ne venez-vous pas de me le promettre par écrit... vous vous êtes engagée à m’aimer...

JULIE.

Je me suis engagée à respecter le nom que je recevais.

LE DUC.

Oui, oui... mais ce n’est pas tout... Allons, Julie... nous sommes mari et femme... tantôt vous avez voulu me mettre martel en tête avec cet amour prétendu.

JULIE, avec calme.

Tantôt, je vous ai dit la vérité, monseigneur.

LE DUC.

Comment, madame !... j’ai vraiment un rival ?

JULIE, avec noblesse.

Vous n’en avez plus, monsieur le duc. Jamais vous n’aurez à rougir de celle qui a l’honneur de porter votre nom.

LE DUC.

Savez-vous que c’est fort piquant, avouer ces choses-là à un mari, après la signature du contrat !

JULIE.

Monsieur le duc, par une de ces actions que les gens de votre classe traitent par trop légèrement, vous avez troublé la vie et le bonheur d’une jeune fille qui ne vous avait rien fait. Cette jeune fille est aujourd’hui votre femme. Elle comprend ses devoirs, elle les remplira ; mais n’exigez rien de plus, car vous n’ignorez pas qu’elle avait donné son cœur avant qu’elle vous eût donné sa main.

LE DUC.

Comment, ma femme... ne serait pas ma femme ?

JULIE.

Sa conduite sera toujours honorable et pure.

LE DUC.

Eh ! que m’importe sa conduite ? c’est son amour que je veux... et je l’aurai...

JULIE.

Je crains que monsieur le duc ne s’abuse ; qu’il veuille bien se rappeler que ce n’est pas moi qui ai sollicité ce mariage.

LE DUC.

En signant notre contrat, je n’ai pas entendu que vous seriez ma femme à l’amour près... et, morbleu, ce ne sera pas...

JULIE, avec fermeté.

Ce sera, monsieur le duc... car je l’ai résolu.

LE DUC.

Vous croyez qu’il vous suffira de l’avoir résolu.

JULIE.

J’en suis sûre.

LE DUC.

La volonté d’une petite fille !

JULIE, avec une grande dignité.

Vous oubliez que vous parlez à la duchesse de la Vaubalière ?

LE DUC, ironiquement.

Eh bien ! madame la duchesse n’a peut-être pas songé à tous les désagréments qu’entraînerait son refus ?

JULIE, froidement.

J’y ai songé.

LE DUC, furieux.

Il pourrait lui coûter cher.

JULIE.

J’en accepte toutes les conséquences.

LE DUC, plus doucement.

J’espère que madame la duchesse reviendra à des sentiments plus doux, plus humains... qu’elle cessera de me haïr.

JULIE, froidement.

Je ne vous hais pas, monsieur le duc.

LE DUC, galamment.

Alors... vous finirez par m’aimer.

JULIE.

Non.

LE DUC, surpris.

Non !

JULIE.

Jamais !

LE DUC, colère.

Jamais !

JULIE, très froidement.

Jamais...

LE DUC, en fureur.

Madame !...

 

 

Scène XI

 

JULIE, LE DUC, MORISSEAU, RAYMOND, GRANDS SEIGNEURS

 

MORISSEAU.

Le roi demande monsieur le duc et madame la duchesse de la Vaubalière.

Un grand silence.

LE DUC, joyeux.

Le roi !

JULIE, tristement.

Le roi.

LE DUC.

Je suis à ses ordres.

Il va auprès des courtisans, et prie le duc de Saint-Aignan de donner la main à sa femme ; pendant ce temps, Julie s’est approchée de son père, elle ôte de son doigt l’anneau d’Adrien et le remet à son père.

JULIE, soupirant.

Pauvre Adrien !

MORISSEAU, que ce nom frappe.

Adrien ! Adrien !...

RAYMOND.

Taisez-vous donc !... je vous dirai ça plus tard.

Tout le monde se dispose à sortir.

 

 

ACTE IV

 

Le théâtre représente une chambre un peu sombre. À gauche, deux portes dont une couverte d’un large rideau nommé portière. À droite, une porte semblable avec sa portière. Au fond, une grande porte à deux battants. À droite un petit guéridon sur lequel sont deux bougies allumées. Plusieurs fauteuils.

 

 

Scène première

 

JULIE, MORISSEAU

 

Au lever du rideau, ils sont assis.

JULIE, avec un soupir.

Eh ! mon Dieu ! oui, voilà huit mois que je suis duchesse... en voilà sept au moins que nous ne nous sommes vus.

MORISSEAU.

Oui, sept mois tout autant.

JULIE, tristement.

Vous devez me trouver bien changée ?

MORISSEAU.

Moi !... non ; madame la duchesse est comme autrefois : toujours charmante, pleine de jeunesse et de fraîcheur.

JULIE.

Mon cher monsieur Morisseau, quand on souffre comme moi, on n’est ni jeune ni fraîche longtemps.

MORISSEAU.

Souffrir ! vous ! Dans les visites que j’ai rendues à votre père, dans celles que j’ai reçues de lui, nous avons souvent parlé de vous, et jamais il ne m’a fait entendre que vous fussiez malheureuse.

JULIE.

Comment l’aurait-il su ?... Je mettais tous mes soins à le lui cacher... vous comprenez... lui dire que je souffrais, c’eût été l’accuser d’avoir fait mon malheur ! et je l’aimais, je le respectais trop pour lui donner ce chagrin-là... Aucune plainte de ma part n’est venue troubler la fin de sa carrière... et mon pauvre père est mort tranquille... croyant laisser après lui sa fille heureuse.

MORISSEAU.

Et vous ne l’êtes pas ?

JULIE.

Heureuse ! moi !

MORISSEAU.

Qui le sera donc ?... N’avez-vous pas tout ce qu’il faut pour l’être, un rang, de la fortune, de la considération ?

JULIE.

Quand je consentis à épouser M. le duc, mon cœur n’était plus libre.

MORISSEAU.

Oui, oui, votre père m’a raconté tout cela... un jeune médecin... auquel moi-même j’ai de fortes raisons de m’intéresser, était reçu chez vous ses soins vous avaient touchée...

JULIE.

J’en prévins M. de la Vaubalière. Je croyais, en m’expliquant aussi franchement, le déterminer à rompre notre mariage, mais les avantages qu’il devait tirer de cette union l’emportèrent sur toute autre considération ses dettes se trouvaient payées... le régent devait lui rendre sa faveur... c’était tout pour lui !... Aussi, dans les premiers jours, il eut pour moi quelques-unes de ces attentions délicates dont on est prodigue avec la femme à laquelle on veut plaire... mais, n’ayant pu vaincre la résolution que j’avais prise, il cessa bientôt de se contraindre, et me montra à découvert toute la perversité de son âme... Ah ! monsieur !... de l’indifférence il passa aux reproches... des reproches aux injures !... Il reprit ses anciennes habitudes... sa position est pire qu’avant notre mariage... et, comme un jour, je hasardais, en tremblant, quelques observations sur les personnes qu’il recevait dans son hôtel il me répondit qu’une seule personne y était déplacée...

MORISSEAU.

Il a osé vous dire cela !

JULIE.

Que, sans elle, il serait sûr d’épouser Mme de Lubersac, qui n’a pas cessé d’être veuve.

MORISSEAU.

Et vous n’avez pas éclaté ?

JULIE.

Mon père vivait... je supportai cet affront sans me plaindre... J’en ai enduré bien d’autres !... Croiriez-vous qu’il m’a fallu recevoir chez moi, admettre à ma table les maîtresses de M. de la Vaubalière, qu’il me présentait sous des titres d’emprunt ? Ah ! si vous pouviez savoir tout ce dont il est capable !...

MORISSEAU, avec intérêt.

Il fallait m’écrire... je serais accouru...

JULIE.

Et le pouvais-je ?... il m’était défendu de recevoir personne. Ses gens avaient ordre de lui remettre toutes les lettres que j’écrirais... et moi-même je ne pouvais rien leur demander qu’ils n’allassent savoir de M. le duc s’ils devaient m’obéir... Une seule personne était admise auprès de moi... un vieil ecclésiastique... qui, témoin de mes souffrances de tous les jours, et sachant les causes de mon mariage, m’avait engagée à en demander la dissolution. Grâce a ses conseils... j’ai écrit en cour de Rome ; le digne abbé Mirlin m’a promis de faire toutes les démarches nécessaires pour la réussite de cette demande. Mais voilà de cela deux mois... je n’ai aucune nouvelle de lui...

MORISSEAU.

Un acte de cette nature exige des formalités qui entraînent avec elles de longs délais.

JULIE, avec découragement.

Oui, l’acte arrivera quand je n’en aurai plus besoin... quand je serai morte...

MORISSEAU.

Vous !... mourir ! à votre âge !

JULIE, d’un ton déchirant.

Oh ! oui, n’est-ce pas que c’est cruel de mourir à mon âge, à vingt ans ?

MORISSEAU.

Allons, allons, point de ces vilaines pensées-là... Est-ce qu’à vingt ans on songe à la mort ?...

JULIE.

Oh ! moi, j’y pense toujours... Non, monsieur Morisseau, non, je n’ai pas longtemps à vivre... je sens que mes forces s’épuisent... que mon courage s’en va... Chaque jour une nouvelle souffrance, un nouveau chagrin portent le découragement dans mon âme.

MORISSEAU.

Mais ces faiblesses-là sont indignes de vous, madame la duchesse... quand on est forte et belle comme vous l’êtes.

JULIE.

Oui, les apparences semblent donner un démenti à mes paroles... mais j’ai là un souvenir qui me tue !

MORISSEAU.

Chassez-moi ce souvenir-là bien vite.

JULIE.

Ah ! si je pouvais l’emporter dans la tombe !... Écoutez, monsieur Morisseau, M. le duc est absent...

MORISSEAU.

Je m’tin doutais bien.

JULIE.

Il a sollicité et obtenu du régent une mission auprès du roi d’Espagne... Il est parti il y a trois jours... Il ne doit revenir que dans deux mois.

MORISSEAU.

Voilà déjà deux mois de bonheur, c’est un à-compte sur ce que le ciel vous doit.

JULIE.

Savez-vous ce qu’il m’a dit en partant ?

MORISSEAU.

Je le devine ; qu’il espérait vous retrouver à son retour plus belle encore, si c’est possible ?

JULIE.

Il m’a pris la main, et fixant ses regards sur mon visage pâle et triste... Vous êtes malade, Julie... plus malade que vous ne pensez... Je serais au désespoir de vous perdre pendant mon absence... Il y avait dans son regard quelque chose d’effrayant, sa voix avait un accent prophétique qui m’a serré le cœur... Mes jambes tremblaient sous moi, j’étais prête à me trouver mal !... Un pende fierté m’a protégée !... Ah ! il me connaît bien, lui : il sait que la mort rompra bientôt cette chaîne qui nous pèse à tous les deux.

MORISSEAU, se levant et avec gaieté.

Ah ça ! est-ce que ce serait par hasard pour faire votre testament que vous m’auriez appelé... Je vous déclare que je m’y refuserais, ainsi qu’à tout ce qui pourrait entretenir chez vous ces folles idées de tristesse.

JULIE.

Non... rassurez-vous... je l’ai fait...

MORISSEAU.

Hein ! quoi ?

JULIE.

Mon testament...

MORISSEAU.

Vous avez fait ?...

JULIE, souriant avec tristesse.

Le grand mai !... écrire son testament, cela ne fait pas mourir...

MORISSEAU.

Non, sans doute... car j’ai dans mon étude dix testaments de gens qui se portent à merveille...

JULIE, lui remettant un paquet cacheté en noir.

Voici l’acte qui contient mes dernières volontés ; je le dépose entre vos mains, monsieur Morisseau.

MORISSEAU, le prenant.

Comme notaire je suis obligé de le recevoir... mais j’espère le garder longtemps avant d’en faire usage.

JULIE.

J’ai disposé de ce que le roi a daigné me donner...

MORISSEAU.

C’est votre dot, vous en avez le droit

JULIE.

En faveur... de la personne dont mon père vous a parlé Adrien est orphelin.

MORISSEAU.

Tout à fait orphelin.

JULIE, se levant.

Ah ! j’avais rêvé une existence si heureuse avec lui !... Notre amour était connu de mon père... il avait pris naissance sous ses yeux !... Adrien est si bon, si honnête... son âme est si belle !... et je l’aimais :... Ah ! je l’aime encore... son souvenir me poursuit jusque dans mes rêves ; il ne nie quitte pas un instant !... Quand je compare l’horrible position où je suis enchaînée à l’avenir qui m’attendait... la grossièreté calculée du duc, à la délicatesse d’Adrien ; la bassesse des affections de celui dont on m’a imposé le nom, à la noblesse des sentiments de l’homme qui m’avait consacré sa vie... mon cœur se gonfle... les larmes me gagnent !... Ah ! je suis bien malheureuse !

MORISSEAU.

Oui... je conçois vos regrets... mais le désespoir n’est pas de votre âge... qui sait ce que le temps et la providence peuvent apporter de changement à votre position ? Cette absence du duc peut durer plus longtemps qu’il ne l’imagine. On pourrait en profiter pour renouveler votre demande à la cour de Rome... donnez-moi l’adresse de votre abbé Mirlin.

JULIE.

Rue du Bac, aux Missions-Étrangères.

MORISSEAU.

Je le verrai... je lui parlerai, nous nous entendrons.

JULIE.

Oh ! désormais, c’est bien inutile...

MORISSEAU.

Comment ! est-ce que vous refuseriez le concours du notaire...

JULIE.

Moi !... non certainement...vous êtes maintenant mon seul appui... Je n’ai plus d’autre ami que vous... Aussi serez-vous mon exécuteur-testamentaire.

MORISSEAU.

Fi donc !... Je serai mieux que cela, je l’espère.

JULIE, se levant.

Et pour vous prouver, mon cher monsieur Morisseau, combien j’attache de prix à votre amitié... Cette pièce est écartée, personne n’y vient ordinairement. Approchez.

Elle tire un rideau qui cache la porte à droite.

Autrefois cette porte était condamnée... Depuis le départ de M. le duc, je l’ai fait rouvrir... elle donne sur un petit escalier qui descend au jardin. Le jardin a lui-même une porte bâtarde dans la rue Saint-Dominique.

MORISSEAU.

Quartier bien isolé...

JULIE.

Voici les deux clefs...vous en ferez usage toutes les fois que vous aurez un moment à perdre... à me donner... jamais assez souvent au gré de mes désirs.

MORISSEAU.

Ne craignez-vous pas que ce mystère ?...

JULIE.

À l’exception d’une jeune fille qui me témoigne quelqu’intérêt, (celle qui est allée vous prévenir), tous mes autres domestiques sont autant d’espions placés autour de moi pour suivre mes pas, contrôler mes démarches, et rendre compte à M. le duc de mes paroles, de mes actions... Je désire que vos visites soient ignorées de mes gens ; car si leur maître en était instruit, peut-être voudrait-il encore me priver de cette dernière consolation.

MORISSEAU.

Je comprends maintenant.

JULIE.

Vous n’abandonnerez pas une pauvre femme... qui ne vous sera pas longtemps à charge.

MORISSEAU.

Vous abandonner ! moi ! oh ! je viendrai chaque jour verser sur ce cœur malade, un peu de ce baume qu’on appelle espérance.

JULIE.

Ah !... Morisseau... il n’y en a plus pour moi !...

Elle rentre par la deuxième porte du côté gauche.

 

 

Scène II

 

MORISSEAU, seul

 

Oh ! oui... elle est changée !... terriblement changée ! Donnez donc vos filles à des grands seigneurs, pour qu’ils les fassent mourir de chagrin... Ah ! si le pauvre père Raymond vivait encore, il verserait des larmes de sang... d’avoir forcé sa fille à un pareil sacrifice ! Et moi qui la croyais heureuse ! qui, par amitié pour elle, par respect pour son bonheur, me refusais à troubler la sécurité de M. le duc... Allons... allons, il n’y a plus à reculer... Agissons... avec prudence... mais agissons promptement... Écrivons à Montpellier, tachons si cet Adrien mérite tous les éloges qu’on lui donne... et si les rapports que je reçois lui sont favorables... Eh bien ! alors nous mettrons les fers au feu ; mais avant tout, occupons-nous de cette pauvre duchesse... Voyons son abbé Mirlin... Soulevons en sa faveur toutes les puissances ecclésiastiques du monde... Eh ! morbleu, j’irai à Rome, s il le faut ; ce sera pour moi une occasion devoir le pape et le Colysée... Hein... du bruit ! Ah ! ce sont les domestiques de la duchesse qui ayant peut-être aperçu de la lumière dans cette pièce isolée, cherchent à savoir ce qui s’y dit... ce qui s’y fait... Ils en seront pour leurs frais d’espionnage.

Il souffle la chandelle.

Retirons-nous.

Il va à la porte désignée par Julie, disparaît et ferme. La première porte à droite s’ouvre ; un laquais entre dans l’appartement avec une lanterne sourde ; il la retourne pour éclairer les personnes qui viennent après lui. Adrien est amené dans l’appartement par six hommes. Il a un mouchoir sur la bouche. L’homme qui tient la lanterne allume les bougies.

 

 

Scène III

 

ADRIEN, LAQUAIS

 

ADRIEN, arrachant le mouchoir qui le bâillonne.

Que signifie ce guet-apens ?... je n’ai aucune idée du lieu où je suis... Ah ça ! voyons, messieurs, où suis-je ? qu’elle est cette maison ?... Ne vous êtes-vous pas trompés ? est-ce bien moi, qu’on attend, moi, que vous deviez enlever ?... Je n’ai point de mauvaises affaires à Paris... je n’y suis que de ce matin... point de duel, point de dettes, point d’intrigues...

Avec plus de force.

Encore une fois, regardez-moi bien, et assurez-vous si je suis réellement la personne que l’on vous a désignée...

 

 

Scène IV

 

ADRIEN, LE DUC, LAQUAIS

 

Le duc entre aussi par la même porte ; en entrant, il ordonne à ses gens de se retirer. Ils sortent.

ADRIEN.

Puis-je savoir, monsieur...

LE DUC.

J’espère que ces gens se sont comportés avec politesse... et qu’ils ont été pleins d’égards dans la violence qu’ils vous ont faite ?

ADRIEN.

Je n’ai pas à me plaindre.

LE DUC.

N’ayez aucune crainte, monsieur, et asseyons-nous... car j’ai à vous entretenir d’une affaire sérieuse.

ADRIEN, avec embarras.

Je vous écoute, monsieur.

LE DUC.

Vous êtes médecin ?

ADRIEN.

Oui, monsieur.

LE DUC.

Si je suis bien informé, vous êtes arrivé ce matin par le carrosse de Montpellier.

ADRIEN, toujours avec crainte et embarras.

Oui, monsieur.

LE DUC.

Vous vous appartenez... vous êtes, m’a-t-on dit, seul, sans famille ?...

ADRIEN.

Mais cette solitude ne doit plus être de longue durée... une famille de mon choix va bientôt remplacer celle dont le sort m’a privé. Je viens retrouver une jeune fille que j’aime, que j’ai promis d’épouser il y a près d’un an... Depuis mon départ je n’ai pas reçu de ses nouvelles... mais je suis sans inquiétude, je juge de son cœur par le mien...

LE DUC.

Eh bien ! docteur, mille louis seront un joli cadeau de noces pour la future...

ADRIEN, étonné.

Mille louis !... monsieur, mille louis à un médecin !...

Il se lève.

LE DUC.

Rasseyez-vous donc, je ne vois pas ce qu’il y a de si alarmant dans ces mots : mille louis.

ADRIEN.

Une pareille somme... semble indiquer...

LE DUC.

Que le service qu’on réclame a quelqu’importance, et que la personne qui le demande est en état de le payer.

ADRIEN, indécis.

Pardon, j’ai pu me tromper.

LE DUC.

Qu’aviez-vous donc pensé ?...

ADRIEN.

Oh ! rien... rien... mais les bonnes actions ne se paient pas ordinairement si cher...

Il se rassied.

LE DUC.

C’est selon... et puis il y a des actions qui sont bonnes pour les uns, mauvaises pour les autres ; la même action est réputée crime ou imprudence, on la punit ou on la tolère, suivant la personne qui la commet... Ne vous arrive-t-il pas à vous-même, membre de la Faculté, de tuer... le plus innocemment du monde... un sujet plein de vie et de santé ?

ADRIEN, vivement.

Involontairement...

LE DUC.

Et qu’est-ce que cela fait au pauvre diable qui s’en va, que vous l’ayez fait partir volontairement ou involontairement... il n’en est pas moins mort... et bien mort.

ADRIEN.

Nous ne sommes pas infaillibles.

LE DUC.

Sans doute, et après tout qu’est-ce que la mort ? souvent un accident très  heureux pour ceux qui restent ! Messieurs les médecins, vous êtes quelquefois une providence pour les héritiers !

ADRIEN, indigné.

Monsieur, vous avez des médecins une singulière opinion.

LE DUC, froidement.

Je les estime beaucoup, ils rendent à la société des services éminents !

ADRIEN, avec beaucoup d’embarras et de crainte.

Monsieur, plus je vous entends et moins je comprends ce que vous exigez de mon ministère.

LE DUC.

J’ai un ami dont la femme est malade, très malade...

ADRIEN.

Monsieur, conduisez-moi près d’elle.

LE DUC.

C’est inutile.

ADRIEN.

Si le danger est aussi grand que vous le dites, le moindre retard peut lui être fatal.

LE DUC.

Elle est condamnée...

ADRIEN.

Eh ! monsieur... les secrets de la providence sont impénétrables, tous les jours la nature fait des miracles.

LE DUC.

On ne veut pas que la nature en fasse...

ADRIEN.

Eh ! que veut-il donc ?

LE DUC, se levant.

Il veut être veuf cette nuit.

ADRIEN.

Horreur !... je ne veux pas en entendre davantage...

Il fait un pas vers la porte, le duc l’arrête.

LE DUC.

On s’est attendu à des obstacles, mais on s’est promis de les briser tous... vous ne sortirez d’ici... que complice ou victime.

ADRIEN.

Et vous ne craignez pas que la justice humaine...

LE DUC.

La justice ne punit que la maladresse décidez-vous composez une potion dont l’efficacité sera garantie par votre présence... faites une ordonnance en trois ou quatre parties bien distinctes... on ira dans autant de pharmacies afin de ne pas éveiller les soupçons... On vous rapportera les objets que vous aurez demandés, vous les manipulerez vous-même. Consentez, on tiendra la promesse que je vous ai faite... refusez, on vous livre aux misérables qui vous ont amené, et votre mort assurera le secret...

ADRIEN.

Vous seriez capable !

LE DUC.

Du reste, sachez-le bien, votre refus ne sauvera pas cette femme. On n’aura pas toujours le malheur de s’adresser à un honnête homme... un autre...

ADRIEN.

Un autre.

Il réfléchit un instant et paraît inspiré pur un moyen qu’il vient de trouver, a dit à voix basse.

Quelle idée !

LE DUC, revenant près de lui.

Eh bien ?

Adrien semble hésiter encore, puis il a l’air de se résigner.

ADRIEN.

J’accepte.

LE DUC.

Écrivez.

Il lui donne ses tablettes sur lesquelles Adrien écrit, déchire les feuilles et les passe au fur et à mesure au duc.

Eh ! mon Dieu ! ce service qu’on vous demande, vous l’avez peut-être rendu à dix autres sans vous en douter.

Après avoir reçu les papiers.

Bien... on va faire porter ces ordonnances. Attendez ici mon retour !...

Adrien fait un pas.

Mais n’essayez point de vous échapper... la maison est cernée... on n’en peut plus sortir, toutes les issues sont gardées...

Adrien fait un mouvement.

Toutes !... partout vous trouveriez la mort.

ADRIEN, seul, abattu.

Ah ! quel horrible piège !

Il sort par la porte à gauche.

 

 

Scène V

 

ADRIEN, MORISSEAU

 

MORISSEAU.

Monsieur, j’ai tout entendu.

ADRIEN, avec le plus grand effroi.

Grand Dieu !

MORISSEAU.

Vous n’accomplirez point cet affreux projet.

ADRIEN.

Mais, monsieur...

MORISSEAU.

Immoler la plus noble des créatures !

ADRIEN.

Écoutez-moi.

MORISSEAU.

Un empoisonnement.

ADRIEN.

Mais, non !

MORISSEAU.

L’oreille collée contre cette porte, je n’ai pas perdu une seule de vos paroles !... et c’est épouvantable !... Vous !... jeune !... complice d’un misérable !... donner la mort à une pauvre femme, jeune aussi... belle !... oh ! je vous l’arracherai... Quand deux misérables complotent un crime... Dieu envoie presque toujours un honnête homme au milieu d’eux, pour faire échouer leurs projets...

ADRIEN.

Au nom du ciel ! monsieur, taisez-vous et écoutez moi... Je ne suis point coupable.

MORISSEAU.

Vous n’êtes point coupable ! et vous conspirez la mort de la duchesse ?

ADRIEN, surpris.

La duchesse !... elle ne court aucun danger.

MORISSEAU.

Prenez garde à ce que vous allez dire !

ADRIEN.

Je n’ai consenti à entrer dans les exécrables desseins de son époux que pour sauver la victime.

MORISSEAU.

Mais vous avez ordonné...

ADRIEN.

Eh ! monsieur, n’avez-vous pas entendu que si j’avais refusé !... il se serait adressé à un autre dont les intentions auraient été moins pures que les miennes ?

MORISSEAU.

Enfin, ce breuvage ?

ADRIEN.

Chacune des substances qui le composent renferme un suc vénéneux ; prises séparément, elles peuvent causer la mort... mais le mélange de ces poisons neutralise leur effet dangereux ; réunis, ils ne sont plus à craindre ! Une préparation sagement combinée par mes soins détruira complètement leur action malfaisante... et ce breuvage pris par la duchesse la plongera dans un sommeil léthargique, qui trompera les regards les plus exercés.

MORISSEAU.

Vous êtes bien sûr ?

ADRIEN.

Dès que le duc croira sa vengeance accomplie, la liberté me sera rendue, et le premier usage que je ferai de cette liberté sera d’aller me jeter aux pieds du roi, de lui raconter tous les événements de cette nuit... la part que j’ai été forcé d’y prendre, et nous arracherons la duchesse au pouvoir de son mari.

MORISSEAU.

Mais, si en votre absence... une main étrangère allait procéder à cette opération...

ADRIEN, épouvanté.

Alors !

MORISSEAU.

Alors ?

ADRIEN.

Mais nous n’avons pas à craindre un pareil danger. Vous l’avez entendu, c’est à moi que ces substances doivent être remises, c’est moi seul qui dois les réunir, les préparer !... Rassurez-vous, les jours de la duchesse ne sont point en péril.

MORISSEAU.

Vous m’en répondez sur votre tête !

ADRIEN.

Sur ma tête !

MORISSEAU.

Ciel ! on vient !

Il n’a pas le temps et se cache derrière le rideau, devant la porte.

 

 

Scène VI

 

ADRIEN, MORISSEAU, LE DUC

 

LE DUC.

Docteur, vous êtes libre.

ADRIEN.

Libre !... ah ! Dieu soit béni ! vous avez renoncé...

LE DUC.

Non... l’on a réfléchi... vous ne cédiez qu’à la crainte... on a eu pitié de vos scrupules...

ADRIEN.

Mais ce breuvage où est-il ?

LE DUC.

Elle vient de le prendre.

ADRIEN.

Elle l’a pris... grand Dieu ! Oh ! non... cela ne se peut pas... si vous saviez, oh ! dites-moi que vous me trompez, monsieur.

LE DUC.

En croirez-vous le témoignage de vos yeux ?

Il tire un bouton, la porte du fond s’ouvre, on voit la duchesse étendue sur son lit.

ADRIEN.

Oh ! mon Dieu !...

Il court rapidement vers le lit, tâte le pouls, met la main sur son cœur, donne des lignes de douleur, regarde la figure.

Ciel ! que vois-je !... non, non... mes yeux me trompent... Julie... Julie... et c’est moi qui l’ai assassinée.

Il tombe épuisé par la douleur sur le lit de la duchesse. Pendant tout cela, le duc, indifférent à la scène qui se passe derrière lui, tire son portefeuille, et le place sur la table.

LE DUC.

Demain la tombe ensevelira ce secret... demain de pompeuses funérailles.

MORISSEAU, tirant le rideau et restant en place.

Ce soin ne vous regarde pas.

LE DUC.

Dieu ! encore cet homme !

MORISSEAU.

Que personne ne porte la main sur cette femme.

LE DUC.

De quel droit ?

MORISSEAU.

Je suis son exécuteur testamentaire.

LE DUC.

Vous !

La toile tombe.

 

 

ACTE V

 

Une chambre d’auberge à Orléans. Une grande porte au fond.

 

 

Scène première

 

ADRIEN

 

Nous voici donc à Orléans... j’ai vu en bas, sous la remise, le carrosse armorié, la livrée du duc... c’est bien ici que doit s’arrêter le misérable qui a voulu faire de moi un assassin !... un assassin, grand Dieu !... Et quelle aurait été la victime !... Julie ! Julie ! c’est moi qui t’aurais tuée, moi, ton premier... ton seul amour, moi dont le souvenir occupait toutes tes pensées !...

Il s’assied.

J’ai tout appris de la bouche du notaire... ah ! combien elle a dû souffrir... que j’étais loin de soupçonner les événements qui se sont succédé pendant mon absence !... plus loin encore de me douter que ce vieux notaire, qui venait de mourir quand je me présentai chez lui, avait laissé des traces de mon existence dans son étude, que ces traces étaient tombées entre les mains de son successeur, et que le successeur de M. Berlin était ce bon, cet excellent Morisseau à qui je devrai bientôt un nom, une famille !

Il se lève.

Une famille ! ah ! maintenant dois-je la rechercher ? si je succombe, ne vaut-il pas mieux qu’elle ignore qu’un des siens est tombé sous le fer d’un meurtrier !... que dis-je ? hélas ! si le sort trahissait la justice de ma cause, si je mourais ! je placerais Julie sous sa protection ! je léguerais à ma famille le soin de ma vengeance !...

Il va au-devant de Morisseau.

 

 

Scène II

 

MORISSEAU, ADRIEN

 

ADRIEN.

Eh bien ?...

MORISSEAU.

Rien de nouveau. Elle repose. Je viens d’entendre dire en bas à la livrée du duc qu’on l’attendait d’un moment à l’autre.

ADRIEN.

Ah ! qu’il tarde !

MORISSEAU.

Ne vaudrait-il pas mieux le laisser continuer son voyage ?

ADRIEN.

Sans le punir ?

MORISSEAU.

La plus grande punition pour lui sera d’apprendre qu’il a échoué dans ses projets.

ADRIEN.

Ah ! je n’oublierai de ma vie... ce que j’ai souffert, lorsqu’après avoir reconnu cette pauvre Julie... je l’ai vue étendue sur ce lit... pâle, décolorée... n’ayant plus qu’un souffle de vie... lorsqu’interrogeant son pouls, je l’ai senti s’évanouir, disparaître sous mes doigts... j’étais mort... mon cher monsieur Morisseau !

MORISSEAU.

Mais aussi quelle joie... quand vous avez senti les premiers battements de son cœur.

ADRIEN.

Qu’ils étaient faibles !

MORISSEAU.

Quand elle a rouvert ses beaux yeux !... quand son visage s’est couvert d’une rougeur subite, quand un soupir échappé de son sein, un cri sorti de sa bouche, vous ont appris qu’elle respirait encore !

ADRIEN.

Ah ! dix des plus belles années de ma vie ne paieraient pas un moment comme celui-là !... Et vous dites... qu’elle repose ?...

MORISSEAU.

Dans l’hôtel en face. La route l’a singulièrement fatiguée... Nous ne sommes partis de Paris que deux jours après vous. Le duc, qui redoutait un éclat, qui craignait tout de notre indignation, et surtout de la violence de votre caractère, s’est tenu caché... même après votre départ. Mon testament à la main, je l’ai forcé au silence, je l’ai en quelque sorte tenu prisonnier dans son hôtel... Vous savez qu’il a le plus grand intérêt à ne pas être soupçonné d’avoir reparu chez lui pendant ces jours de deuil... J’ai donc pu agir à mon aise, faire auprès du prince toutes les démarches que j’ai jugées nécessaires.

ADRIEN.

Quelles démarches ? auprès du prince ?... et dans quel but ?... de quoi s’agit-il ?...

MORISSEAU.

Vous le saurez, si je réussis.

ADRIEN.

Vous à qui je dois tant, vous me cachez quelque chose ?

MORISSEAU.

Je vous le répète... si je réussis, vous saurez tout... mais à quoi bon vous bercer à l’avance d’une espérance qui pourrait ne pas se réaliser ? Si vous m’aviez cru, au lieu d’être venu vous placer sur la roule de ce misérable, vous l’auriez abandonné à ses remords, vous auriez conduit Julie en pays étranger, et là, vous auriez attendu tous les deux...

ADRIEN, allant à la fenêtre.

Du bruit... un homme !... c’est lui !

MORISSEAU.

Au nom du ciel ! de la prudence, Adrien !...

ADRIEN.

Oh ! soyez tranquille... je ne veux pas la perdre une seconde fois.

 

 

Scène III

 

MORISSEAU, ADRIEN, UN GARÇON D’AUBERGE

 

LE GARÇON.

Monsieur Morisseau ?

MORISSEAU.

C’est moi !

LE GARÇON.

Un homme arrivant de Paris vient de descendre à l’hôtel en face.

MORISSEAU.

Où je loge ?

LE GARÇON.

Il est, dit-il, porteur d’un message important qu’il ne veut remettre qu’a vous-même.

MORISSEAU, avec joie.

Si c’était !...

À Adrien.

Du courage, mon cher Adrien... il est probable que, dans quelques instants, vous saurez tout...

À part, en sortant.

Ne les perdons pas de vue.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

ADRIEN, seul

 

Ma vengeance arrive donc enfin !... J’éprouve une émotion... mon sang circule avec une violence... Voyons, voyons, du calme... du sang-froid... Non, non, c’est impossible !

 

 

Scène V

 

ADRIEN, LE DUC

 

LE DUC, dans la coulisse.

Un homme me demande, dites-vous ?

Il entre en scène.

ADRIEN.

Oui, monsieur le duc... et c’est moi !...

LE DUC.

Vous, docteur ! et par quel hasard ?

ADRIEN.

Je vous attendais.

LE DUC.

N’avons-nous pas réglé nos comptes ensemble ?

ADRIEN.

Pas tous !

LE DUC.

Ma promesse, je l’ai remplie et je suis quitte envers vous.

ADRIEN.

Quitte envers moi !... vous... oh ! mon Dieu !

Il se place froidement devant le duc.

On dit que celui qui tue une femme tremble devant un homme, est-ce vrai, monsieur le duc ?

LE DUC.

Insensé ! Le temps me presse.

Il va pour sortir.

ADRIEN.

Oh ! n’essayez pas de fuir.

LE DUC.

Mais c’est donc un guet-apens ?

ADRIEN.

Comme vous voudrez, mais un de nous deux doit rester ici... sur la place.

LE DUC.

Pour jouer à pareil jeu, monsieur, nos positions ne sont pas égales.

ADRIEN.

C’est vrai, je suis un honnête homme, et vous un assassin.

LE DUC.

Insolent !

ADRIEN.

Si pour vous forcer à vous battre, il faut l’aller crier en place publique, j’irai.

LE DUC.

Vous oseriez ?

ADRIEN.

Tout.

LE DUC.

Mais vous voulez donc...

ADRIEN.

Vous tuer, si Dieu est juste.

LE DUC.

Me tuer !

ADRIEN.

J’en suis sûr, car entre deux combattants, celui qui a un crime sur la conscience est à moitié mort.

LE DUC.

Monsieur, je suis gentilhomme.

ADRIEN.

Gentilhomme empoisonneur...

LE DUC.

Et vous-même ! misérable... vous qui avez accepté...

ADRIEN.

Moi !... c’est vrai, j’ai été coupable... et c’est pour cela que je ne veux pas laisser vivre un homme assez lâche pour me le reprocher.

LE DUC.

Lâche !... c’en est trop !...

ADRIEN.

Vous acceptez donc ?

LE DUC.

Ce mot veut du sang, et si vous aviez l’honneur d’appartenir à la noblesse...

 

 

Scène VI

 

ADRIEN, MORISSEAU, LE DUC

 

MORISSEAU, ouvrant la porte.

Monsieur a cet honneur-là.

Il referme la porte.

Monsieur se nomme Paul-Adrien-Cressé de la Vaubalière.

ADRIEN.

Moi !

LE DUC.

Monsieur !...

MORISSEAU.

C’est le nom porté sur l’acte de naissance déposé dans l’étude de mon prédécesseur.

LE DUC, avec dédain.

Monsieur, appartenir à notre famille !...

ADRIEN.

Je ne le souhaite pas.

MORISSEAU.

Je vous demande pardon... monsieur appartient à votre famille...

LE DUC.

À quel titre ?

MORISSEAU.

Il est votre plus proche parent.

LE DUC.

Lui !

MORISSEAU.

Lui.

LE DUC.

Son père !

MORISSEAU.

Le vôtre !

ADRIEN, étonné.

Quoi !...

LE DUC.

Imposture !

MORISSEAU.

Vérité... vous êtes frères.

LE DUC et ADRIEN, s’éloignant.

Nous !...

MORISSEAU.

Comme Abel et Caïn.

LE DUC.

Mon père n’a jamais eu qu’un seul enfant...

MORISSEAU.

En France, mais dans les colonies.

ADRIEN.

Les colonies... ah !... oui... ce nom... ce nom-là !... je me rappelle maintenant... oui... c’est bien ce nom-là que ma mère prononçait si souvent... les yeux baignés de larmes, la Vaubalière... oui... oui...

LE DUC, avec arrogance.

Ce nom-là, monsieur, je vous défends de le porter.

MORISSEAU.

Vous avez tort, il n’est pas homme à le déshonorer.

ADRIEN, avec fermeté.

Si ce nom est le mien, nulle puissance au monde ne me le fera quitter.

LE DUC, avec ironie et dédain.

Et quand il serait vrai qu’une faiblesse de mon père, ce que je n’accorde pas, ait en quelque sorte autorisé cette ridicule prétention... encore faudrait-il la fonder sur quelqu’acte public... mon père a-t-il reconnu monsieur ? a-t-il signé son acte de naissance.

MORISSEAU.

Non !

LE DUC.

Ah !

MORISSEAU.

C’était inutile, il avait signé le contrat de mariage.

LE DUC, s’emportant.

Le contrat de mariage !

MORISSEAU.

Plus bas, monsieur le duc, ces choses-là n’ont pas besoin d’être entendues de tout le monde.

LE DUC.

Et vous croyez qu’il suffira d’entasser calomnies sur calomnies ?...

MORISSEAU.

Ce que j’avance... je puis le prouver... j’ai sur moi la copie de tous les actes, lettres, contrats et déclarations qui attestent la possession d’état de Paul-Adrien Cressé de la Vaubalière. Les originaux sont en lieu de sûreté... or donc, M. le duc de la Vaubalière, gouverneur pour le compte de sa majesté dans les colonies françaises, y épousa, pendant son gouvernement, au commencement de l’année 1694, Louise-Marie-Cécile-Lucie Déballas, fille unique d’un des plus riches habitants de la colonie... il repasse en Europe... joueur, dissipé, libertin, grand seigneur dans toute l’acception du mot ; il oublie qu’il est marié, et afin d’échapper aux poursuites par trop vives de ses créanciers, il n’attend pas que sa première femme soit morte pour en épouser une autre... immensément riche, comme de raison !... Le contrat de mariage de Mme votre mère est du 11 avril 1697 ; l’extrait mortuaire de la première duchesse est du 14 octobre 1699, plus de deux ans après. Les dates sont précises... il n’y a rien de positif connue les chiffres.

LE DUC, avec emportement.

Et qui prouvera que ces pièces ne sont pas fausses ?... qu’elles n’ont pas été fabriquées dans un dessein coupable ?...

ADRIEN.

J’apprends à l’instant leur existence.

MORISSEAU, avec malice.

Je la savais, moi, car j’avais trouvé toutes ces pièces en dressant l’inventaire du défunt... Mais ce que j’ignorais complètement, c’est l’existence de monsieur... et voilà pourquoi je n’ai pas fait usage de cette découverte, pourquoi je ne vous en ai jamais parlé... À quoi bon vous tourmenter, vous troubler dans la possession de votre nom, de votre fortune, si cet enfant de votre père n’existait plus ?...Avant tout, pour entamer l’affaire, il fallait être certain d’avoir un client... ce client, je l’ai trouvé !... et me voilà disposé à le soutenir, à l’appuyer de ma voix, de ma bourse et de mon crédit !

LE DUC.

Libre à vous... mais enfin ces pièces ne sont pas venues là toutes seules... et le dépositaire de ces actes dont je persiste à soutenir la fausseté ?

MORISSEAU.

Un vieux domestique de votre père.

ADRIEN.

Celui... aux mains duquel ma mère me remit quand elle mourut dans la traversée... car elle venait en France, monsieur, rejoindre son époux, réclamer ses droits.

MORISSEAU.

Ce domestique, intrigant habile, mit l’enfant en pension, et à tout hasard ne lui laissa que son nom de baptême.

ADRIEN.

Depuis plus de vingt ans... je ne m’en connais pas d’autre... qu’Adrien !

MORISSEAU.

Il alla trouver M. de la Vaubalière... lui annonça la mort de sa femme et l’existence de son fils... puis il protesta de ses bonnes intentions, de son attachement à la personne de M. le duc, qui trouva tout simple d’acheter son silence.

LE DUC, avec arrogance.

La preuve ?

MORISSEAU.

Elle est écrite dans vingt lettres de votre père... dont les originaux sont en lieu de sûreté.

LE DUC.

Jamais... je ne reconnaîtrai un pareil acte... je plaiderai.

MORISSEAU.

Nous plaiderons.

ADRIEN, passant au milieu.

Traîner la mémoire de notre père devant les tribunaux !... Non, messieurs, jamais. La tombe couvre ses fautes ; et tant que je vivrai, on ne la soulèvera pas pour y venir fouiller les actions de sa vie.

LE DUC, brutalement.

Voilà de belles phrases... qui ne prouvent rien.

MORISSEAU, vivement.

Si parbleu... elles prouvent que monsieur est un véritable la Vaubalière, et qu’il tient plus que vous à conserver intact l’honneur de sa famille.

ADRIEN.

Eh ! monsieur, gardez vos biens, vos charges, vos dignités, soyez pour tous le seul fils, l’unique héritier du duc de la Vaubalière. J’y consens, et puisque le malheur a voulu que mon père soit aussi le vôtre... j’engage ici ma parole... la parole d’un homme d’honneur... qui n’a jamais failli à la sienne... que jamais ce secret ne sortira de ma bouche.

MORISSEAU, à part.

Moi, je ne m’engage à rien.

LE DUC, avec fureur.

Le secret ! c’est l’anéantissement de tous ces actes qu’il me faut... et que j’exige à l’instant même.

MORISSEAU, froidement.

Vous ne l’aurez pas.

ADRIEN, avec chaleur.

Non, vous ne l’aurez pas.

MORISSEAU.

Si vous voulez les copies collationnées pour en prendre connaissance... avec le plus grand plaisir du monde ; mais les originaux...

LE DUC, redoublant de fureur.

Je les veux, je les aurai !

ADRIEN.

Vous ne les aurez pas, monsieur le duc !... quand vous devriez me faire assassiner !

LE DUC.

Eux !... ou la vie, misérable !

MORISSEAU.

Monsieur.

LE DUC.

Quel qu’il soit le duc de la Vaubalière ne doit avoir qu’un fils... viens, et que la Providence ou le hasard choisisse entre nous deux.

MORISSEAU.

Arrêtez !...

LE DUC.

Défends-toi, faussaire... en garde !...

ADRIEN.

Au nom du ciel !

LE DUC.

En garde, te dis-je

Il a tiré son épée et force Adrien à tirer la sienne, Morisseau veut empêcher le duel, mais ils croisent le fer. Julie paraît à la porte du fond.

 

 

Scène VII

 

ADRIEN, MORISSEAU, LE DUC, JULIE

 

JULIE.

Deux frères !

Étonnement et silence.

LE DUC, laissant tomher son épée.

Que vois-je ?... quoi !... Julie !...

JULIE.

Viens-tu lui demander sa vie en échange de la mienne, et le punir de t’avoir épargné un crime.

LE DUC.

Non... non... ce n’est pas toi, je t’ai vue morte... froide...

ADRIEN.

Et conservant, sous les apparences de la mort, une vie qui devait échapper à ta cruauté.

LE DUC.

Malédiction !...

ADRIEN.

Misérable, qui, jugeant mon âme d’après la tienne, m’as cru assez lâche pour immoler à ta cupidité la vie d’une femme !

LE DUC.

Mort et enfer !

ADRIEN.

Et sais-tu quelle est cette femme dont tu pressais la mort avec tant de barbarie, à laquelle mes mains devaient, à ta voix, ouvrir les portes du tombeau ?... Cette femme, c’est l’espoir, l’amour, l’idole de toute ma vie.

JULIE.

Oui, le voilà... celui que j’aime... que je n’ai jamais cessé d’aimer, dont l’image s’est constamment placée entre vous et moi !... dont les paroles d’amour retentissaient toujours à mon oreille et glaçaient toutes celles qui m’étaient adressées ; le voilà, celui dont la tendresse m’a préservée de la mort, qui m’a arrachée de la tombe où vous m’aviez précipitée.

LE DUC, avec rage.

Mais par quel miracle ?

MORISSEAU, s’avançant.

Votre argent a tout fait.

LE DUC.

Mon argent !

MORISSEAU.

Le prix du crime m’a servi à en empêcher l’accomplissement... avec l’or de votre portefeuille, j’ai corrompu vos domestiques, j’en ai fait d’honnêtes gens, ils m’ont aidé à vous arracher votre proie ; ceux même qui vous avaient accompagné dans votre retour à Paris ont transporté nuitamment chez moi cette bonne Julie, leur maîtresse, dont le sommeil léthargique, si semblable à la mort, a fasciné tous les regards... C’est chez moi et par les soins d’Adrien que ce long sommeil a cessé et qu’elle a été rendue à la vie.

JULIE.

Et c’est devant Dieu !... que j’ai juré de lui consacrer les jours qu’il m’avait conservés.

MORISSEAU.

Or, tandis que la fille de Georges Raymond renaissait à l’espérance du bonheur... moi, je procédais gravement aux funérailles de Mme la duchesse de la Vaubalière. Un cercueil vide... un cercueil de plomb traversait la foule immense des curieux, et recevait les bénédictions du peuple, qui paraissait regretter gue, des deux époux, le plus âgé ne fût pas parti le premier.

LE DUC, altéré.

Et pendant tout ce temps-là, forcé de me taire, réduit à me cacher.

MORISSEAU, se frottant les mains.

Oh ! votre position nous a merveilleusement servi.

JULIE.

Je laisse à votre conscience le soin de vous faire les reproches que mérite votre conduite. Mon père, en me forçant à recevoir votre main, ne croyait pas exposer ma vie aux violences d’un meurtrier... Je vous le rends, monsieur, ce nom que j’ai subi avec résignation, et qui n’a reçu de moi aucune atteinte.

LE DUC.

Qu’est-ce que vous dites, madame ?

JULIE, avec fermeté.

Je dis, monsieur le duc, que nos liens sont rompus... qu’il y a entre vous et moi une tombe sur laquelle vous avez vous-même écrit notre séparation...

LE DUC.

Morte ou vivante, vous êtes à moi...

ADRIEN.

La duchesse de la Vaubalière n’existe plus... des actes authentiques prouvent sa mort...

LE DUC, avec rage.

Nous les casserons ces actes, nous prouverons l’existence de madame, et n’en déplaise à ceux qui m’entendent, elle sera toujours la duchesse de la Vaubalière.

MORISSEAU.

Et sur ce point vous avez parfaitement raison... mais le duc, le voici...

Il montre Adrien.

LE DUC, confondu.

Monsieur.

MORISSEAU.

Voilà la seule branche de l’arbre généalogique... Voilà le duc de la Vaubalière... et vous, monsieur, né d’un second mariage, mariage nul, puisqu’il a été contracté avant la dissolution du premier, vous n’êtes pas même un enfant naturel.

LE DUC.

Ah ! du moins ce titre de frère, qui excite en moi des transports de rage, m’est un sûr garant que jamais il ne sera son époux.

MORISSEAU.

Voici le bref de la cour de Rome, qui casse et annule votre mariage

LE DUC.

Casse... mon mariage !

JULIE.

Grand Dieu !

MORISSEAU.

Vous le disiez bien, Julie... il arrivera quand je serai moite. En effet, je l’ai reçu à Paris, pendant qu’on enterrait Mme la duchesse dans les caveaux de sa noble famille.

LE DUC.

Tout m’échapperait !...

Il s’assied atterré et au comble du désespoir.

JULIE.

Adrien !

ADRIEN.

Julie !

MORISSEAU.

De triste, souffrante, opprimée que vous étiez, vous voilà maintenant heureuse, libre, au comble de tous vos désirs.

Montrant le duc.

Monsieur était riche, puissant, tout ployait sous ses volontés, sous ses caprices despotiques... Il vivait au milieu des plaisirs, des fêtes... peut-être mourra-t-il à la Bastille,

LE DUC, se relevant.

Mourir à la Bastille !

MORISSEAU.

Cela dépendra du temps que vous y resterez.

Un exempt et deux gardes paraissent à la porte du fond.

Un exempt vous attend pour vous y accompagner. 

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