La Dette à la bamboche (Adolphe D’ENNERY)

Comédie-vaudeville en deux actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Folies-Dramatiques, le 29 janvier 1841.

 

Personnages

 

GARNIER, peintre sur porcelaine

WAGNER, peintre sur porcelaine

FICHARD, peintre sur porcelaine

ESTELLE, fleuriste

HÉLOISE, fleuriste

BÉRÉNICE, fleuriste

PASSELACET, fleuriste

 

Le lieu de la scène est à Paris.

 

 

ACTE I

 

Un Magasin de fleurs au premier étage. Porte au fond. Portes latérales. À droite et à gauche, comptoirs à ouvrage près desquels travaillent les demoiselles. Étagères chargées de fleurs. Sièges.

 

 

Scène première

 

BÉRÉNICE et deux des DEMOISELLES au comptoir à gauche ; PASSELACET et trois FLEURISTES au comptoir à droite

 

Au lever du rideau, Bérénice et Passelacet quittent leurs places, descendent sur le devant du théâtre, et commencent la scène avec le ton de personnes qui achèveraient une grande discussion.

PASSELACET.

Mais pourquoi donc, mamzelle Bérénice, que vous ne voulez pas croire aux deux mariages d’Estelle et d’Héloïse ?

BÉRÉNICE.

Parce que... c’est une idée comme ça...

PASSELACET.

Est-ce qu’on ne se marie pas tous les jours, dans le monde ?

BÉRÉNICE.

Dans le monde, ça se peut bien... mais dans les fleuristes, c’est différent...

PASSELACET.

Cependant, l’affichage des bans a eu lieu...

BÉRÉNICE.

Possible !

PASSELACET.

C’est aujourd’hui qu’expirent les délais voulus par l’autorité...

BÉRÉNICE.

Possible encore !

PASSELACET.

Et enfin, la cérémonie est annoncée pour midi précis...

BÉRÉNICE.

Possible toujours ; mais qu’est-ce que tout ça prouve ?

PASSELACET.

Oh ! on devine bien pourquoi Mlle Bérénice dit ça.

BÉRÉNICE.

Et que devine-l-on, mademoiselle Passelacet ?

PASSELACET.

Ils sont trop verts, comme on dit !

BÉRÉNICE.

Trop verts !... Je vous prie de m’expliquer ce que vous entendez par cette couleur.

PASSELACET.

C’est bien simple... chacun sait que vous avez eu jadis des idées sur ces messieurs.

BÉRÉNICE.

Moi ? par exemple !... après ça, oui j’en conviens, je les aima !... je les aima tour à tour...

PASSELACET.

Vous voyez donc bien ?...

BÉRÉNICE.

Ils venaient ici avec M. Fichard, le filleul de madame. D’abord je jeta les yeux sur M. Isidore Garnier, cet être-là a du charme dans le geste, du moelleux dans la parole, et... tous les goûts sont dans la nature... si bien qu’au bout de quelques jours, notre amour était déjà la rumeur du quartier... et bien certainement, Sidore m’aurait épousée, si Estelle n’était pas entrée au magasin pour détruire mes chimères...

PASSELACET.

Il vous quitta pour lui faire cour...

BÉRÉNICE.

Du jour au lendemain, sans me prévenir, sans m’accorder les huit jours qu’on donne à une cuisinière. Ah ! ce fut un coup mortel !... C’est alors que je m’adressa à M. Joseph Wagner dit Belgique...

PASSELACET.

Du nom du pays où il a reçu le jour !

BÉRÉNICE.

Cette conquête me coûta bien des peines... il est timide comme un jeune faon... Je fus obligée de faire les premiers pas, je les fis ; de me jeter à sa tête, je m’y précipita... Enfin, un beau jour, j’obtins un aveu complet... il convint en rougissant qu’il m’aimait d’amour, et j’allais commander ma robe de noce, quand Héloïse parut, et je fus de nouveau plantée là.

PASSELACET.

C’est avoir du malheur.

BÉRÉNICE.

Après tout je m’en moque... Entre nous, ce Wagner, ça n’est pas autre chose qu’un sournois, un ours qui vit toujours seul dans un coin, en nemi des jeux et des ris.

PASSELACET.

C’est possible ! mais celui d’Estelle, M. Isidore Garnier.

BÉRÉNICE.

Lui, Isidore, un franc vaurien, un coureur, un bambocheur !

PASSELACET.

Allons, je vois qu’ils vous tiennent encore au cœur !

BÉRÉNICE.

Ma foi non, c’est bien le cadet de mes sourcils... mais qu’ils prennent garde, j’ai conservé une lettre de chacun d’eux...

TOUTES.

Une lettre ?...

BÉRÉNICE.

Oui, par laquelle ils me juraient à trois mois de date, fidélité, constance, et le reste... Ça pour rait bien leur coûter plus gros qu’ils ne pensent.

TOUTES.

Comment ?... comment ?...

BÉRÉNICE.

Suffit, je m’entends ; mais silence, voici ces demoiselles.

Bérénice et Passelacet reprennent leurs places.

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, ESTELLE, HÉLOÏSE

 

Elles tiennent à la main leurs robes de mariage

ESTELLE et HÉLOÏSE.

Air : de la Narbonnaise. (L. Puget. )

Quel plaisir d’être mariée !
On y pens’ la nuit et le jour,
De chacun on se voit enviée,
On est fêtée, on est choyée :
C’est un beau rêve pour l’amour.

Après ce chœur, elles s’assoient près du comptoir, à droite, dans cet ordre : Estelle, Héloïse, Bérénice, Passelacet.

BÉRÉNICE.

Eh ! arrivez donc, mesdemoiselles, nous faisions l’éloge de vos futurs époux !...

PASSELACET, à part.

Ah ! quelle fausseté !...

ESTELLE.

Vraiment ? c’est bien gentil de votre part...

À part.

Je n’en crois pas un mot...

BÉRÉNICE.

Nous vantions leurs vertus privées ?

PASSELACET, à part.

Est elle jésuite !...

ESTELLE.

Oh ! moi, aujourd’hui, je ne sais plus où j’ai la tête... je saute, je chante, je suis comme une folle !

HÉLOÏSE.

Je crois bien, toute la nuit, tu m’as donné des grands coups de pied dans les jambes...

ESTELLE.

C’est que je me croyais déjà au bal de mes noces.

BÉRÉNICE, à part.

Tu n’y es pas encore...

Haut.

Mes bonnes amies, je comprends votre joie, et je la partage. C’est à vous qu’il appartenait de donner un grand exemple au quartier St-Denis... Et qu’on dise encore que le siècle se démoralise... deux fleuristes qui se marient ! Comme ça va faire des jalousies... Je suis sûre que les modistes en mourront de dépit, et qu’il y aura au moins trois jaunisses dans les frangières...

HÉLOÏSE.

Sans compter qu’à nous quatre, nous sommes joliment assortis...

ESTELLE.

Je crois bien, moi, rieuse, folle, un peu évaporée, je prends un bon vivant, ami des plaisirs et de la joie, un noceur enfin...

HÉLOÏSE.

Moi, plus tranquille et plus sédentaire, j’épouse un homme calme, rangé, travailleur...

ESTELLE.

Trois jours par semaine au moins, nous irons ensemble à la danse, à l’Ermitage, à l’Élysée, au Delta...

BÉRÉNICE.

Mazette, quelle kyrielle !...

HÉLOÏSE.

Mon mari et moi, nous resterons à la maison, à travailler l’un près de l’autre, à soigner le ménage, et peut-être plus tard... dam ! qui sait... nos enfants...

BÉRÉNICE.

Peste, tu vois de loin ! Mais prenez garde... le mariage opère de fameux changements... On a vu, après l’hyménée, des anges devenir des démons... et des démons devenir des anges : faut, comme on dit, payer sa dette à la bamboche.

ESTELLE.

À propos, Bérénice, et M. Fichard... il vous fait toujours la cour ?...

BÉRÉNICE.

Qui ça, Fichard ? Ah ! Dieu du ciel, en voilà un qui ne m’est rien, c’est un vrai zéro pour mon cœur, un Fichard, un louche, merci !... il est bien trop bête et trop laid pour... Oh ! un Fichard !

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, FICHARD

 

Ces demoiselles assises dans l’ordre indiqué plus haut. Fichard debout au milieu de la scène.

FICHARD.

Voilà, voilà le Fichard demandé, qu’est-ce qu’en veut ? qu’est-ce qu’en désire du Fichard ?... Est-ce vous, mamzelle Bérénice ?... est-ce toi, ô mon amante ?

BÉRÉNICE.

Monsieur Fichard, je vous prie de cesser ces familiarités... je vous trouve très osé...

FICHARD, interdit.

Z’osé... moi, z’osé... Voilà encore que vous allez me lacérer le cœur !... quand j’accours à seule fin de vous choisir pour demoiselle d’honneur !...

BÉRÉNICE.

Comment !... moi... demoiselle ?...

FICHARD.

D’honneur !... Hein ?... J’espère que le grade est gentil... robe d’une entière blancheur, couronne de roses de la même nuance... et obligée de danser la première avec moi... Crédié ! en voilà des centimètres de bonheur !

ESTELLE.

Est-ce que monsieur Fichard ne nous amène pas ces messieurs ?

FICHARD.

Vos époux ? je les ai laissés la serviette sous le menton... entrain de se faire raser et bichonner.

HÉLOÏSE.

Comment, encore !...

FICHARD.

Mais rassurez-vous, ils ne peuvent tarder de vous arriver sur les ailes d’un sapin...

À Bérénice.

Que répondez-vous à mon offre ?...

BÉRÉNICE.

Certainement, ce choix flatte ma vanité de femme ; mais je ne sais si je puis... le magasin...

FICHARD.

Qui, quoi, qué magasin ?... Enfoncé le magasin aujourd’hui !...

TOUTES, se rapprochant.

Comment ! comment !...

FICHARD.

Oui, aimable essaim ! campo général ! Je descends de chez ma marraine, la veuve Chamoiseau. Elle vous autorise, par mon organe, à faire le plus bel ornement de la cérémonie !...

TOUTES.

Ah ! quel bonheur !...

HÉLOÏSE.

C’est bien aimable à elle !...

ESTELLE.

C’est prévenir nos plus chers désirs...

FICHARD.

Je suis donc sargé de vous inviter toutes en masse et sans exception de sexe ni d’âge !...

ESTELLE et HÉLOÏSE.

Mais, certainement !

FICHARD.

À la bénédiction nuptiale !...

TOUTES, s’éloignant.

À la messe... Ah !...

FICHARD.

Et au pique-nique, qui se fera à l’Arc-en-Ciel, boulevard de l’Hôpital, où chacune de vous a le droit de se rendre, moyennant un capital de 3 francs 50 centimes.

TOUTES.

Nous irons ! nous irons !

FICHARD.

En ce cas, mesdemoiselles, à vos toilettes !

TOUTES.

À nos toilettes !...

PASSELACET, à Bérénice.

Eh bien ! qu’en dites-vous, elles se marieront ?...

BÉRÉNICE, à part.

Elles ne se marieront pas...

FICHARD.

Allons, vivement, charmant troupeau !...

ENSEMBLE.

Air : Désormais plus d’absence.

Partons          } mesdemoiselles,
Partez,           }
À l’envi,
Il faut             { nous faire belles
            { vous
Aujourd’hui.

Estelle, Héloïse, Passelacet et les fleuristes sortent par la porte à droite.

 

 

Scène IV

 

FICHARD, BÉRÉNICE

 

FICHARD, arrêtant Bérénice prête à sortir.

Trois petites minutes... s’il vous plaît ?

BÉRÉNICE.

Encore ?

FICHARD.

À perpétuité.

BÉRÉNICE, sèchement.

Que voulez-vous ?

FICHARD.

Une simple question : Avez-vous étudié la grammaire ?

BÉRÉNICE.

Comment ?...

FICHARD

Oui... eh bien ! alors... indicatif présent : je l’aime !... impératif : aime-moi un peu... futur : je t’aimerai toute la vie !...

BÉRÉNICE.

Vous êtes fou !...

FICHARD

Furieux !... le jour, je ne pense qu’à vous... la nuit, je n’en dors pas de vous ; mon imagination se détracte... Je suis le plus infortuné des peintres en porcelaine... je fais des pavots au lieur de marguerites, et des concombres pour des roses pompons... Mon teint, de fleuri qu’il était, prend une nuance jonquille !... Enfin, je m’abrutis d’heure en heure, je tourne à l’huître... Voilà mon état !... et tout ça à cause de vos duretés... Ah ! Rénice... Rénice !...

BÉRÉNICE.

D’abord, monsieur, je m’appelle Bérénice... et non Rénice tout court. Cet abrégé me disconvient beaucoup.

Elle dit cette dernière phrase en jetant négligemment la main droite vers Fichard.

FICHARD, s’emparant de la main de Bérénice.

Encore ? Mais que vous ai-je donc fait, Seigneur ! pour que vous m’abominiez ainsi ?... Je vous appelle Rénice par pure mignardise, c’est le nom que je répète dans mes songés dorés... toutes les nuits en rêvant, je m’écrie : ô Rénice !... C’est un usage nocturne que j’ai comme ça... de même que vous pouvez me nommer Chachard ! Je te nomme Rénice, appelle-moi Chachard !

BÉRÉNICE.

Et de quel droit, je vous prie ? Est-ce sous un prétexte de contredanse et de consommation d’avant-z’hier ? Je vous ferai observer, monsieur, que trois bouteilles de bière, dont quatorze échaudés, ne suffisent pas toujours pour inspirer une passion...

FICHARD.

Aussi, j’ai quelque chose de mieux à vous offrir, ô Rénice ! et ce quelque chose...

Il retire son gant.

BÉRÉNICE.

C’est !...

FICHARD.

C’est ceci...

Il lui montre sa main gauche.

BÉRÉNICE.

Comment, ceci ?...

FICHARD.

Oui, ma main...

BÉRÉNICE.

Mais elle n’est ornée d’aucune turquoise... et je n’aperçois pas le présent que vous voulez me faire ?

FICHARD.

Vous ne saisissez pas ?... Je vous offre ma main, ornée de mon nom... C’est un mariage... 

BÉRÉNICE.

Vous voulez m’épouser...

FICHARD, avec fatuité.

J’ai cette prétention...

BÉRÉNICE.

Cette recherche est flatteuse... tous les gouts sont dans la nature.

FICHARD.

Et ?...

BÉRÉNICE.

Je vous refuse...

FICHARD, stupéfait.

Vous me refusez ?

BÉRÉNICE, singeant Fichard.

J’ai cette prétention...

FICHARD.

Ah ! grand Dieu ! ah ! corbleu ! ah ! ventre bleu !... et par quel motif ?...

BÉRÉNICE.

J’en ai trente !...

FICHARD.

Récitez-les ?

BÉRÉNICE.

Inutile !

FICHARD.

Eh bien ! quatorze... eh bien !... neuf... rien que vingt-deux...

BÉRÉNICE.

Le premier, c’est que vous ne me plaisez pas...

FICHARD.

Assez... ensuite ?...

BÉRÉNICE.

Ensuite, c’est que vous êtes trop jeune !...

FICHARD.

Jeune... mais prudent... Je suis né en décembre, signe du Capricorne...

Air de Céline.

Et ceux qui naiss’nt sous cett’ planète,
Au dir’ du Double-Liégeois,
Sont d’une prudence parfaite,
Spirituels et jolis à la fois.
À cela son calcul se borne :
Mais un fait connu d’tout Paris :
 C’est que le sign’ du Capricorne
A toujours fait les bons maris.
Oui, c’est le sign’ du Capricorne
Qui fait éclor’ les bons maris.

BÉRÉNICE.

Mais vous n’avez seulement pas tiré à la conscription... est-ce que je veux d’un homme exposé au garance !... ah ! bien, par exemple !...

FICHARD.

Soyez donc sans crainte, j’ai un cas d’exemption... je jouis d’une difformité... nous sommes seuls... je puis tout vous dire !...

BÉRÉNICE.

Du tout, du tout...

FICHARD, confidentiellement.

Je suis cagneux... Le mois de décembre a encore l’avantage d’être généralement cagneux... ainsi donc, ô ma Rénice !...

BÉRÉNICE.

Je ne dis ni oui, ni non... plus tard, vous aurez ma réponse définitive !...

FICHARD.

Quand ça ?

BÉRÉNICE.

Aujourd’hui même !...

FICHARD, allant au fond.

Une voiture s’arrête à la porte !... ce sont eux !

BÉRÉNICE, à part.

Je ne me soucie pas d’être témoin de leurs mamours...

Elle entre à gauche.

FICHARD, la regardant aller.

Elle n’est pas encore subjuguée ; mais ce soir, la valse, le vin blanc, et ce scélérat de coucher de la mariée... Décidément, j’ai espoir...

Fausse sortie. Revenant sur ses pas. Au public. 

Décidément, j’ai espoir !...

Au moment où il va pour sortir, Garnier et Wagner paraissent et lui donnent une poignée de main ; puis Fichard s’éloigne.

ESTELLE et HÉLOÏSE, accourant.

Les voilà !... les voilà !...

 

 

Scène V

 

HÉLOÏSE, WAGNER, GARNIER, en costumes de mariés, ESTELLE

 

GARNIER.

Air : mon petit Mari.

Voilà vos maris,
Vos maris chéris...

TOUS.

Voilà { nos maris
         { vos
Nos     } maris chéris...
Vos     }

GARNIER.

Ô mon Estelle !
Je veux qu’à Paris,
On m’appelle
L’empereur des maris,
L’Napoléon, l’Jupiter des maris.

ENSEMBLE.

Nous } voilà... (quatre fois.)
Vous }
Ah ! quelle ivresse je sens là !

ESTELLE.

Mais vous venez bien tard, nous commencions à nous inquiéter...

GARNIER, avec fatuité.

Et il y avait un peu de quoi !... deux époux confectionnés sur ce modèle-là, je vas vous dire le motif du retard...

WAGNER.

Garnier !...

GARNIER.

Laisse donc !... le motif, c’est la vertu du paroissien ci-présent... en voilà un qui pourrait poser chez M. Paul Laroche, pour représenter la vertu, l’amour de l’ordre et des pièces six liards...

WAGNER.

Voyons, Garnier, je t’en prie, silence...

HÉLOÏSE.

Mais de quoi s’agit-il donc ?

GARNIER.

Oh ! de rien... rien du tout...

HÉLOÏSE.

Mais encore ?...

GARNIER.

Voilà la chose... dès le lever de l’aurore, avant le premier coup de six heures, et après le premier coup de vin blanc, je cours au domicile de mon co-épouseur : néant, personne, pas un chat...

ESTELLE et HÉLOÏSE.

Comment, sorti !...

GARNIER.

Évaporé !

WAGNER.

Je vas vous dire, mon bonheur m’avait empêché de dormir toute la nuit... c’est ce qui fait que je me suis réveillé plus tôt...

HÉLOÏSE.

Ce pauvre garçon ! mais où était-il donc ?...

GARNIER

Où il était ? devinez... je vous le donne en dix-neuf...

HÉLOÏSE.

Dam ! je ne sais pas !

ESTELLE.

Chez le coiffeur !

HÉLOÏSE.

Devant le magasin !

GARNIER

Vous n’y êtes pas ! il était...

WAGNER.

À quoi que ça sert de dire ça ?...

GARNIER.

Il était... à l’atelier...

ESTELLE et HÉLOÏSE.

À l’atelier !

WAGNER.

Dam ! mam’zelle Héloïse, en me levant, j’étais si joyeux, si content... et puis je vas vous dire aujourd’hui samedi, il y avait de l’ouvrage à rendre... alors, je suis sorti, j’ai marché tout droit devant moi, et la force de l’habitude... je me suis trouvé à l’atelier... voilà...

HÉLOÏSE.

Eh bien ! pourquoi rougir... est-ce qu’il y a du mal à ça !...

WAGNER.

Comment ! mam’zelle, vous ne m’en voulez pas ?...

HÉLOÏSE.

Moi ! au contraire, quand on se met en ménage, faut penser à travailler.

GARNIER.

Possible !... mais il y a temps pour tout... un jour pareil, me faire courir, pour trouver monsieur, entouré de palettes de verre, et d’essence de térébenthine ; en fait d’essence, aujourd’hui, je ne connais que celle de rose, pour parfumer mon adorée, et celle de noyau pour parfumer mon estomac...

ESTELLE.

Toujours le même, vous, monsieur Isidore !

GARNIER.

Toujours, et je vous en félicite... j’aime la joie, le plaisir, et les folies joyeuses... vive le bal et l’estaminet !

ESTELLE.

Ah ! que je serai heureuse avec un mari comme  ça...

WAGNER.

Moi, c’est différent, j’ai horreur des bals plus ou moins champêtres... et je n’ai jamais fréquenté les estaminets... Bérénice paraît et écoute, elle est en toilette.

HÉLOÏSE.

Comment ! jamais...

WAGNER.

C’est-à-dire, hors une fois, une seule fois que j’y suis entré... mais c’était pour demander l’heure !...

TOUS, riant.

Ah ! ah ! ah !

WAGNER.

Eh bien ! quoi donc !... quoi donc ! chacun son goût, comme on dit...

 

 

Scène VI

 

 

BÉRÉNICE, WAGNER, HÉLOÏSE, GARNIER, ESTELLE

 

BÉRÉNICE, se montrant.

Où plutôt, tous les goûts sont dans la nature...

WAGNER et GARNIER.

Mam’zelle Bérénice !

ESTELLE.

Notre première demoiselle d’honneur !...

GARNIER.

Salut à la beauté.

WAGNER.

Mademoiselle, je vous présente...

BÉRÉNICE, avec aigreur.

Bonjour, bonjour, messieurs...

À part.

L’aspect de ces monstres m’agace...

Elle s’assied à gauche. Haut.

Eh bien ! mesdemoiselles pas encore prêtes, à quoi pensez-vous donc ?... madame vous attend.

GARNIER.

En ce cas, allez, mes petites chattes, et revenez promptement faire notre félicité...

Wagner et Garnier reconduisent leurs fiancées qui sortent par la droite.

 

 

Scène VII

 

BÉRÉNICE, GARNIER, WAGNER

 

GARNIER.

Nous allons compter les minutes...

Descendant la scène.

Nous allons compter les minutes à la Renommée des pieds de mouton...

BÉRÉNICE, se levant.

Comment, vous allez chez le traiteur ?

GARNIER.

Ici, à deux pas ! aux pieds de mouton, où les amis en font un de grue, en nous attendant !

WAGNER.

Plus souvent que j’irai, moi !

GARNIER.

Ah bah ! histoire d’enterrer cette existence orageuse de garçon... et de boire aux anciennes... On boira à vous, charmante Bérénice...

BÉRÉNICE.

On vous en dispense !...

GARNIER.

Toujours méchante, donc ?

Frappant sur l’épaule de Wagner.

Allons, houp ! en deux temps.

WAGNER.

Du tout, je reste ici ; ces demoiselles n’auraient qu’à revenir avant nous...

GARNIER

Laisse-donc, bêta... Une demi-heure qu’elles resteront à se pomponner, une autre à s’adoniser, et une troisième à nous attendre...

WAGNER.

Eh bien ! ça serait joli, nous faire attendre avant le mariage !

GARNIER.

Ça vaut encore mieux qu’après !

WAGNER

Mais, réfléchis donc, Garnier, sur le point de nous marier, ça n’est pas raisonnable...

GARNIER.

Au contraire, c’est le vrai moment, le vrai quart-d’heure de s’étourdir... D’ailleurs, j’ai donné ma parole pour nous deux...

WAGNER.

Comment, tu as...

GARNIER.

Parole pour deux, et bifteck pour huit... te voilà forcé de venir...

WAGNER.

Forcé... forcé !...

GARNIER.

Ainsi donc, en avant !

ENSEMBLE.

Air de la Cracovienne.

Allons, partons au restaurant       }
Où l’amitié nous attend ;               }
Nous cessons                                   }
D’être garçons,                                }
(bis.)
Faut finir                                          }
Par le plaisir.                                               }

GARNIER.

J’veux du déjeuner
Où j’ vas te mener,
Qu’il te s
ouvienne :
Quelle cracovienne
Vont danser bouchons
Et flacons !...

WAGNER.

Au fait, une fois,
Je suis les lois,
Tu m’électrises ;
Mais pas d’ bêtises,
J’ veillerai sur toi.

GARNIER.

Allons, suis-moi...

ENSEMBLE.

Allons, partons, etc...

BÉRÉNICE.

Allons, parlez au restaurant,
Car l’amitié vous attend ;
Des garçons,
V’là les leçons,
Faut finir
Par le plaisir.

Garnier sort en entrainant Wagner.

 

 

Scène VIII

 

BÉRÉNICE, seule

 

Oui, allez au restaurant ! vous ne vous doutez pas de ce qui vous pend aux narines... Je ne suis pas fâchée de ce déjeuner-là... ça complique encore les choses... Ah ! messieurs les volages, vous me croyez assez godiche pour digérer les affronts sans mot dire... eh bien ! non, saperlotte !... vous m’avez refusé l’hyménée... je détruirai les vôtres.

Avec un geste de menace.

Je me vengerai, mes seigneurs !... Tiens, je me fais l’effet de mamzelle Georges dans Lucrèce Borgia... au moral, bien entendu !... Oh ! oui, il me faut une vengeance une vendetta... j’en ai une soif de caniche...

Air du petit Chapeau. (Henri Potier.)

Je veux un’ vendetta
D’Italienn’, de fleuriste !
Mon père était fumiste,
Je ressemble à papa...
Son sang de Piémontais dans mes veines bouillonne.
Depuis huit jours, déjà,
Mon p’tit projet s’ mitonne...
Et, sapristi ! je veux un’ vendetta,
À fair’ frémir tout’ la rue Grenétat !...

Voici ces demoiselles...

Avec un accent mélodramatique.

Dissimulons...

Elle s’empresse d’aller au devant d’elles d’un air aimable.

 

 

Scène IX

 

PASSELACET, HÉLOÏSE, BÉRÉNICE, ESTELLE

 

À droite et à gauche, les fleuristes. Héloïse et Estelle sont en costumes de mariées ; voiles et bouquets. Passelacet et les autres, en grande toilette.

CHŒUR.

Air de la Esmeralda.

Tous nos apprêts,
Les voilà faits,
Rubans, voiles, bouquets,
Jupons bien frais,
Bonnets parfaits,
Nos atours sont complets.

ESTELLE.

Eh bien ! Bérénice, où sont donc ces messieurs ?

BÉRÉNICE.

Ces messieurs ?

D’un ton plaintif.

Ah ! mes chères amies !

ESTELLE.

Qu’y a-t-il donc ?

BÉRÉNICE, à Estelle.

Ce qu’il y a, pauvre colombe sacrifiée ; car c’est toi, surtout, qui mérites d’être plainte...

ESTELLE.

Ah ! mon Dieu ! vous m’effrayez !...

BÉRÉNICE.

Il y a, que les monstres sont chez le traiteur, en train de boire et de gobichonner...

TOUTES.

Chez le traiteur !...

HÉLOÏSE.

Un jour de noces !...

ESTELLE.

Quand ils savent que nous les attendons.

HÉLOÏSE.

Comment faire, à présent ? nous ne pouvons pas nous marier sans eux...

 

 

Scène X

 

PASSELACET, HÉLOÏSE, ESTELLE, FICHARD, BÉRÉNICE, FLEURISTES à droite et à gauche

 

FICHARD, entrant précipitamment.

Ah ! quel événement ! quelle tuile ! quelle anicroche !...

ESTELLE et ESTELLE.

Monsieur Fichard !

TOUTES.

Qu’y a-t-il ?

FICHARD.

 Jeunes fiancées de Lammermor ! serrez vos bouquets, et préparez vos sanglots...

ESTELLE et HÉLOÏSE.

Grand Dieu !... ces messieurs !...

FICHARD.

Rassurez-vous, comme simples citoyens, ils sont sains et chauves ; mais comme mariés, ils sont aplatis !

TOUTES.

Aplatis !

ESTELLE.

Que signifie ?...

FICHARD.

Ça signifie, qu’il y a une opposition... à la mairerie.

TOUTES.

Une opposition...

BÉRÉNICE, à part.

La mienne !...

FICHARD.

Et que vos mariages ne peuvent se consumer.

TOUTES.

Est-il possible ?...

FICHARD.

Je sors de la municipalité, où mon ami, le secrétaire, m’a fait parler moi-même à l’adjoint qui m’a confirmé la nouvelle, les larmes aux yeux...

HÉLOÏSE.

Les larmes aux yeux ?...

FICHARD.

Oui, à cause d’une rage de dents qui venait de lui prendre...

BÉRÉNICE.

Cela honore la sensibilité de ce fonctionnaire.

ESTELLE.

Mais, cette opposition, de qui vient-elle ?...

FICHARD.

J’ignore entièrement...

BÉRÉNICE, à part.

Je le sais, moi !

ESTELLE.

Comment, l’auteur de cet acte révoltant...

FICHARD.

L’auteur désire garder l’anonyme...

ESTELLE.

Mais c’est une horreur !... une infamie !...

HÉLOÏSE.

On n’a pas le droit de s’opposer ainsi...

ESTELLE.

Au bonheur de quatre personnes.

HÉLOÏSE.

Je réclame !

ESTELLE.

J’en appelle !... Et ces messieurs qui ne sont pas là... Ah ! par grâce, monsieur Fichard, courez-donc leur apprendre...

FICHARD.

Volontiers.

Fausse sortie. Revenant sur ses pas.

Où sont-ils ?

HÉLOÏSE.

Chez le traiteur !...

BÉRÉNICE.

À la Renommée des Pieds de moutons.

FICHARD.

Je m’y rends...

À Bérénice.

À propos, allez à la mairie, l’adjoint veut vous parler...

BÉRÉNICE, feignant la surprise.

À moi ?...

À part.

J’y vais !...

ESTELLE, à Fichard.

Ne perdez pas une minute...

ENSEMBLE.

Air des Échos. (Musard.)

Ah ! quelle triste affaire !
Courez vite près d’eux,
Afin de leur en faire
Le récit douloureux.

FICHARD.

Ah ! quelle triste affaire !
Mais je cours auprès d’eux !
Afin de leur en faire
Le récit douloureux.

BÉRÉNICE.

Pour moi la bonne affaire !
Je me venge enfin d’eux.
Pour aller chez le maire,
Vite, quillons ces lieux.

Bérénice sort avec Fichard.

 

 

Scène XI

 

PASSELACET, HÉLOÏSE, ESTELLE, FLEURISTES, à droite et à gauche

 

HÉLOÏSE.

Sommes-nous assez malheureuses !

ESTELLE.

Peut-on avoir plus de guignon ?

HÉLOÏSE.

Mais cette opposition, d’où peut-elle venir ?...

ESTELLE

Je m’y perds...

PASSELACET.

Eh bien ! moi... je m’en doute !

ESTELLE et HÉLOÏSE.

Toi ?

PASSELACET.

Je parierais un litre de marrons, que c’est Bérénice...

TOUTES.

Bérénice !

HÉLOÏSE.

Mais, qui peut le faire penser ?...

PASSELACET.

D’abord, elle a à se plaindre de vos prétendus... ensuite, ce matin, elle répétait toujours d’un air singulier... Elles ne se marieront pas !... elles ne se marieront pas. Et puis, elle nous a parlé de lettres qu’elle conservait avec soin... Enfin, nous la connaissons toutes pour une sournoise et une envieuse... c’est donc elle qui a fait le coup...

HÉLOÏSE.

Ah ! ce serait un trait bien méchant !

ESTELLE.

Une camarade, une amie... je ne lui reparlerais de ma vie, ni de mes jours !...

PASSELACET.

Mieux que cela, il faudrait la faire renvoyer... À bas Bérénice !

ESTELLE.

Quand nous n’avions plus qu’à dire : Oui... Ah ! j’enrage !

HÉLOÏSE.

Je suffoque !...

ESTELLE.

Allons... résignons-nous... Ôtons tout cela...

Air de Lady Melvil.

Puisque pour nous, hélas ! tout change,
Adieu nos voiles, nos gants blancs !

Elle les ôte, et les remet à une des fleuristes, qui les porte au fond à gauche.

HÉLOÏSE ôte également son voile et son bouquet, les donne à une des demoiselles qui va les déposer au fond à droite.

Adieu, bouquet de fleurs d’orange !
Je ne vous portai pas longtemps !

ESTELLE.

Ah ! pour nous quelle rude épreuve !

HÉLOÏSE.

Que dira-t-on dans le quartier !...

ENSEMBLE.

Il est cruel d’être ainsi veuve,
Même avant de se marier !
Qu’il est cruel de se voir déjà veuve,
Même avant de se marier !
(bis.)

 

 

Scène XII

 

PASSELACET, ESTELLE, FICHARD, HÉLOÏSE, FLEURISTES, à droite et à gauche

 

FICHARD, entrant en courant.

Me voilà !

ESTELLE.

Comment ! vous êtes seul !

FICHARD.

Tout seul.

HÉLOÏSE.

Mais vous n’avez donc pas prévenu ces messieurs...

FICHARD.

Prévenu... ah ! bien ouiche !... j’ai pas seulement pu leur parler...

TOUTES.

Comment !

FICHARD.

Tuile des tuiles... bouquet des bouquets !...

TOUTES.

Expliquez-vous !

FICHARD.

En arrivant chez le traiteur, j’ai trouvé les pieds de moutons en éruption complète... un champ de carnage, une véritable gabegie !...

TOUTES.

Ô ciel !...

ESTELLE.

M. Garnier !

HÉLOÏSE.

M. Wagner !

FICHARD.

Ils avaient eu des mots pleins d’aigreur avec le garçon du restaurant... accompagnés de coups de poings et de bouteilles cassées... même que j’en ai reçu une dans les tibias...

Il se frotte les jambes.

ESTELLE et HÉLOÏSE.

Enfin... enfin...

FICHARD.

Si bien que la garde citoyenne est arrivée, et qu’on les conduit au poste...

TOUTES.

Au poste ?

 

 

Scène XIII

 

FICHARD, ESTELLE, GARNIER, WAGNER, HÉLOÏSE, PASSELACET, FLEURISTES, au fond

 

GARNIER et WAGNER, ce dernier est entre deux vins.

Victoire ! victoire !...

GARNIER.

Air : De quoi ? de quoi ? (Tirelire.)

R’lâchés soudain,
Un jour d’hymen,
Inviolable,
Imperméable,
Respect, honneur au conjungo,
Nous v’là libres, subito.

Libres comme l’air... oui, mes petits agneaux... l’officier du poste est un père de famille... je lui expose le lien moral et conjugal que nous sommes à l’instant de former... ce récit l’intéresse... en levé ! voilà vos bijoux...

ENSEMBLE.

R’lâchés soudain, etc.

HÉLOÏSE.

Voilà une jolie conduite !

ESTELLE.

Eh ! mon Dieu ! il s’agit bien de ça !...

GARNIER.

De quoi s’agit-il donc ?

ESTELLE.

Il s’agit que nos mariages sont flambés...

GARNIER et WAGNER.

Flambés...

GARNIER.

Et pourquoi ?

WAGNER.

Pourquoi ?

ESTELLE.

Parce qu’on vient d’y former une opposition ?...

GARNIER et WAGNER.

Une opposition...

 

 

Scène XIV

 

FICHARD, ESTELLE, GARNIER, BÉRÉNICE arrivant par le fond, WAGNER, HÉLOÏSE, PASSELACET, FLEURISTES au fond

 

BÉRÉNICE, d’un ton solennel.

Il n’y en a plus... elle est levée !

TOUS.

Levée !...

BÉRÉNICE.

Tous les goûts sont dans la nature, et je me désiste.

TOUS.

Comment ?

ESTELLE.

Mais c’était donc vous ?...

BÉRÉNICE.

Moi-même, qui voulais me venger des trahisons de vos prétendus...

TOUS.

Ah ! bah !

PASSELACET.

Qu’est-ce que je disais ?

HÉLOÏSE.

Et qui a pu vous faire changer subitement d’avis ?

BÉRÉNICE.

Mon cœur naturellement sensible, et la nécessité... J’arrive de la mairerie...

TOUS.

Eh bien !...

BÉRÉNICE.

M. l’adjoint m’attendait... Je me présente avec confiance devant celle fraction d’autorité... « Est ce vous, dit-il, qui formez opposition au mariage du sieur Garnier avec la demoiselle Estelle ?... » C’est moi, réponds-je... parce qu’il m’a promis de m’épouser, et que je veux qu’il tienne sa promesse... « Et à celui du sieur Wagner avec la demoiselle Héloïse ?... » C’est moi encore... parce qu’il m’a promis de m’épouser et que je veux qu’il tienne sa promesse... « Alors, je ne saurais admettre votre plainte... Vous ne pouvez épouser deux hommes en même temps, ou ce serait vous placer dans un cas de bigamie défendu par la loi, et que M. le maire ne peut encourager... »

TOUS.

C’est juste !... C’est juste...

BÉRÉNICE.

Les paroles de ce sage m’ont ouvert l’œil, j’ai repris ces deux lettres que j’avais déposées, et que je déchire devant vous...

Elle en déchire une qu’elle jette à la figure de Wagner.

GARNIER.

Bravo ! bravo !... Bis !

Bérénice déchire la seconde lettre qu’elle envoie à la face de Garnier.

FICHARD.

Voilà un joli trait !

ESTELLE.

Qui vous rend mon estime !

HÉLOÏSE.

Et mon amitié...

BÉRÉNICE.

Et maintenant, vous êtes libres de vous rendre à la mairerie, où l’on vous attend pour vous unir...

ESTELLE.

Vite, mon voile !...

HÉLOÏSE.

Mon bouquet !...

Elles vont au fond les mettre. Les fleuristes les aident.

WAGNER, en demi aparté.

Oh ! c’est tout de même fameux, la noce... j’en avais jamais tâté... mais v’là que j’y prends goût... et une fois lancé... je ne m’arrête plus...

BÉRÉNICE, qui l’a écouté, à part.

Hein ?... que dit-il, et sa femme qui ne l’épouse que pour sa candeur et ses vertus laborieuses...

GARNIER, même jeu que Wagner.

C’est fini, plus de noce, plus de bamboches, plus d’estaminet... je me marie... je rentre ma voiture...

BÉRÉNICE, même jeu, à part.

Ah ! bah !... et sa femme qui ne rêve que danses et folies...

WAGNER.

En avant la joie et le plaisir !

Il remonte la scène.

GARNIER.

En avant le travail et les économies...

Même jeu.

BÉRÉNICE, à part, avec joie.

En voilà deux petites femmes joliment volées !

FICHARD, s’avançant comme un homme sur de son fait.

Eh bien ! Rénice... ma réponse...

BÉRÉNICE, baissant les yeux.

Décidément, monsieur... vous êtes trop laid !...

FICHARD, stupéfait.

Trop laid !...

ESTELLE et HÉLOÏSE.

Nous voilà prêtes, partons !...

GARNIER.

À la mairie !

TOUS.

À la mairie !

CHŒUR.

Air : Cachucha de M. Hormilles.

Allons, empressons-nous d’aller à la mairie,
Montons tous en sapins, et vive le plaisir !
La source de nos maux est à jamais tarie,
Et l’on peut, maintenant, s’épouser à loisir !

Les époux offrent la main à leurs épouses. On se dis Estelle, fleuristes, Héloïse, Passelacet dispose à sortir. Le rideau baisse.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre est coupé en deux par une cloison très légère. À la gauche du spectateur, le logement de Garnier. À la droite, celui de Wagner.  Dans chacune des chambres, une porte au fond et une porte latérale. Dans la chambre de gauche, une cheminée dans laquelle est un petit fourneau sur lequel se trouve une marmite ; une table et des chaises. Dans la chambre de droite, un buffet, des chaises et une table.

 

 

Scène première

 

GARNIER, dans sa chambre, HÉLOÏSE dans la sienne

 

Garnier, en manches de chemise, est assis près de la table et peint sur porcelaine ; Héloïse, assise aussi prés de sa table, fait des fleurs.

HÉLOÏSE, à elle-même.

Voyez un peu si Wagner reviendra...

GARNIER, se levant et allant au fourneau.

Bon... voilà le pot-au-feu qui fait ses farces à présent...

Appelant.

Eh ! mame Garnier, je crois qu’il est temps de mettre les légumes...

ESTELLE, hors scène.

Je suis occupée... Je me coiffe...

GARNIER.

Tu te coiffes... c’est différent... ce genre d’occupation est incompatible avec la confection du potage... Ne te dérange pas... je vas arranger la chose... ça me connaît !...

Il met les légumes dans la marmite.

HÉLOÏSE, à elle-même, en se levant.

Il me semble entendre parler chez M. Garnier.

Allant auprès de la cloison.

Dites donc, mon voisin ?...

GARNIER.

C’est vous, voisine ?...

HÉLOÏSE.

Oui... Mon mari ne serait pas chez vous, par hasard ?

GARNIER.

Qui ça, Wagner... est-ce qu’il est sorti ?...

HÉLOÏSE.

Mon Dieu oui, comme à l’ordinaire ; voilà quatre heures qu’il est descendu sous prétexte d’aller chercher du vermillon...

GARNIER, à part.

Ah bon, c’est une couleur... C’est comme moi avant mon mariage, quand j’allais chercher du vernis pour l’atelier, je mettais trois jours vingt-cinq minutes pour faire la course...

HÉLOÏSE.

Je gage qu’il est encore à l’estaminet !

GARNIER, à part.

J’en ai peur...

Haut.

Si vous vous ennuyez, voisine, venez chez nous...

HÉLOÏSE.

Merci bien, voisin, mais j’ai de l’ouvrage à finir.

GARNIER.

À votre aise...

Il revient s’asseoir près de la table et travaille.

HÉLOÏSE, à part.

Il faut bien que je travaille, puisque monsieur passe son temps au café...

Elle retourne à son ouvrage.

 

 

Scène II

 

GARNIER, HÉLOÏSE, ESTELLE

 

ESTELLE, entrant par la gauche.

Là... j’en étais sûre... le voilà encore enfoncé dans ses porcelaines... Ah ! ça, monsieur Garnier, n’êtes-vous pas honteux !...

GARNIER.

Tiens... c’est ma femme... Honteux de quoi... chère amie !

ESTELLE.

Comment, un dimanche, à l’heure qu’il est, vous avez le front de travailler...

GARNIER.

En voilà une bonne ! Pourquoi donc que je n’aurais pas ce front-là ?...

ESTELLE.

Pourquoi ?... Mais parce que le dimanche est un jour de repos...

GARNIER.

Pour ceux qui sont fatigués, possible !

ESTELLE.

Parce qu’il a été inventé tout exprès pour le délassement des ménages.

GARNIER.

Ah ! bah !... je n’y mets pas de différence, tous les jours sont égaux devant la Charle...

ESTELLE.

C’est pour ça que j’ai tant d’agrément : il n’y a que deux mois que nous sommes mariés, et voilà trois dimanches de suite que nous restons à la maison... comme un couple d’hiboux.

GARNIER.

Dis donc plutôt comme une paire de tourtereaux... Te voilà bien à plaindre ! Est-ce qu’il ne vaut pas mieux rester dans son petit ménage, s’amuser tranquillement, que de courir les bals, les spectacles ?... D’ailleurs, nous nous livrons aux plaisirs les plus variés... Il y a quinze jours, tu as passé ton dimanche à m’ourler une cravate, et dimanche dernier, nous avons joué au loto avec la voisine...

ESTELLE.

Oui, je vous conseille d’en parler... c’est bien amusant le loto !...

GARNIER.

Ma foi, tous les goûts sont dans la nature, comme dit ton amie Bérénice ; moi je trouve ce jeu très spirituel... 22, les deux cocottes... 33, les deux bossus... 11, les jambes à mon oncle... C’est très gai... et j’aime mieux ça que tes bals champêtres... Mais allons, je vais reporter ce sucrier que je viens de finir.

Il se lève.

ESTELLE.

Eh ! mon Dieu, tu le reporteras demain, ton sucrier.

GARNIER.

Du tout, demain j’aurai autre chose à faire !

ESTELLE.

Au moins, ne sois pas longtemps dehors ; ta barbe n’est seulement pas faite.

GARNIER, pendant les phrases suivantes, met sa redingote et son chapeau.

Ah ! gourmande, tu es pressée d’en avoir l’étrenne... mais sois tranquille, tu sais bien que je n’ai plus l’habitude de flâner... je ne suis pas comme Wagner, moi... j’ai renoncé à l’estaminet, à ses pompes et à ses petits verres... ma femme, mes couleurs, ma petite pot-bouille, voilà mon seul bonheur !

ESTELLE.

C’est bien, reviens vite ; moi, pendant ce temps là, je vais dire bonjour à Héloïse...

GARNIER.

C’est ça... cette pauvre petite femme... en voilà une qui s’amuse comme un sou dans une tirelire... Allons, au revoir.

Il embrasse sa femme.

Air de la Lucia.

Bientôt je serai de retour ;
Toi, pendant mon absence,
Chez Héloïs’ va faire un tour,
Je ferai diligence.
Ne perds pas des yeux ton bouillon,
Console la voisine,
Adoucis sa position ;
Et sale ta cuisine.

Estelle sort de chez Garnier, qui pendant la fin de l’ensemble enveloppe son sucrier, et s’en va.

ENSEMBLE.

Bientôt je serai, etc.

ESTELLE.

Bientôt ici sois de retour,
Abrège ton absence ;
Songe qu’avant la fin du jour,
Faut aller à la danse.

 

 

Scène III

 

ESTELLE, HÉLOÏSE, puis BÉRÉNICE

 

ESTELLE, entrant chez Héloïse, à part.

Oui, compte que nous resterons ici ce soir...

Haut.

Bonjour, ma chère !...

HÉLOÏSE, se retournant.

Tiens ! c’est toi... j’ai cru que c’était...

ESTELLE.

Oui, je viens causer un instant ; nous demeurons si près l’une de l’autre...

HÉLOÏSE.

C’est vrai, une simple cloison nous sépare...

ESTELLE.

Et si fragile... si mince... Mais à propos... qu’est-ce que tu fais ce soir ?...

HÉLOÏSE.

Moi ?... rien, je reste ici comme d’habitude !

ESTELLE.

Ah ! c’est différent... moi, j’ai des projets... je veux que Garnier me conduise au bal.

HÉLOÏSE.

Mais crois-tu qu’il consente ?...

ESTELLE.

Il le faudra bien... je l’ai mis dans ma tête... et tu sais... ce que j’ai là... Si tu veux, nous ferons partie carrée.

HÉLOÏSE.

Oh ! merci !...

ESTELLE.

Ton mari ne demandera pas mieux, lui...

HÉLOÏSE.

Ah ! pardine, quand il s’agit de s’amuser, il est toujours prêt... mais moi...

On entend frapper.

Entrez !...

Elle ouvre la porte.

Tiens, c’est Bérénice...

ESTELLE.

Bérénice !...

BÉRÉNICE, entrant.

Moi-même, mes chères amies...

ENSEMBLE.

Air de la Reine des fous.

Ah ! quel plaisir vraiment divin
De se retrouver enfin ;
Cela rappelle
Et renouvelle
L’heureux temps du magasin.

ESTELLE.

Mais pourquoi donc devenez-vous si rare ?...

HÉLOÏSE.

Depuis le lendemain de notre mariage, vous n’avez pas mis le pied ici.

BÉRÉNICE.

Pas le moindre, c’est vrai ; mais dans les commencements des ménages, je sais qu’on a bien des choses à se dire... on ne haït pas le tête-à-tête... Aussi je m’ai dit : ne troublons pas ces jeunes pigeons pattus... laissons passer la lune de miel...

ESTELLE.

Mais cette lune-là n’a que quatre quartiers comme les autres, et voilà deux mois que nous sommes mariées.

BÉNÉNICE.

Deux mois, tant que ça !... comme ça file pourtant !... Ah ! ça, dites-moi un peu... comment vous trouvez-vous du mariage ? vous devez être bien heureuses ?...

HÉLOÏSE, soupirant.

Ah !...

ESTELLE.

Hélas !...

BÉRÉNICE.

Ah !... hélas !... que signifient ces interjections ?... Est-ce que par hasard vos tyrans légitimes ne sèmeraient pas de fleurs le sentier de votre vie ?...

ESTELLE.

Ma pauvre Bérénice, il y a un fier changement...

BÉRÉNICE.

Comment !

HÉLOÏSE.

Nos maris ne sont plus les mêmes...

BÉRÉNICE.

Plus les mêmes... est-ce que vous en auriez d’autres ?

HÉLOÏSE.

Je veux parler de leur caractère...

BÉRÉNICE.

Ils en ont changé !

HÉLOÏSE et ESTELLE.

Du tout au tout...

BÉRÉNICE.

Ah ! bah !...

À part.

Est-ce que par hasard ces projets, le matin de leur mariage...

HÉLOÏSE.

Vous savez Wagner, comme il était tranquille, travailleur, économe... Quelle horreur il avait des cafés, des bals publics...

BÉRÉNICE.

Oui, je me remets ce Belge... une vraie Geneviève de Brabant... un saint dans sa niche...

HÉLOÏSE.

Eh bien ! aujourd’hui, je ne sais quelle mouche l’a piqué, mais ça n’est plus ça du tout... Le saint est devenu un diable ; il joue, fume et boit avec un tas de mauvais sujets comme lui... et ce qu’il y a de pire, la plupart du temps, il rentre au milieu de la nuit, quand il rentre, encore...

BÉRÉNICE.

Il découche... Ah ! le monstre !

ESTELLE.

Quant à Garnier, c’est un autre genre... À présent, il ne met plus le nez dehors... toujours dans sa coquille comme un vieux limaçon... Toute la semaine, il travaille ; dimanche, pour changer, il retravaille ; et le lundi, pour rechanger, il re-retravaille... Et moi, je reste là, clouée à la maison, comme un bouton de porte.

BÉRÉNICE.

Je n’en reviens pas... un bambocheur pareil...

Air de l’Apothicaire.

Voyez donc c’ que c’est que de nous !

ESTELLE.

Oui, maint’nant il fait le ménage.

HÉLOÏSE.

Et Wagner, autrefois si doux,
Court les cafés, fait du tapage.

ESTELLE.

En un mot, nos deux maris sont
Changés que c’en est ridicule,
Et vraiment, on dirait qu’ils ont
Voulu jouer à la bascule.
Oui, vraiment
, etc.

BÉRÉNICE, à part.

Allons, je vois qu’ils ont tenu parole...

Haut.

Mes pauvres amies, je compatis à vos traverses...

ESTELLE.

Mais ça ne peut pas durer comme ça...

HÉLOÏSE.

Non, ça ne peut pas durer... et dès aujourd’hui, je vais signifier à mon mari...

ESTELLE.

Et moi, déclarer au mien... Je veux que ce soir même il me mène au Delta !...

BÉRÉNICE.

Au Delta, ça se trouve bien ; je dois y aller avec Passelacet, Clarisse et toutes ces demoiselles du magasin.

ESTELLE.

Vraiment !... Eh bien ! si tu veux, nous irons ensemble !

BÉRÉNICE.

Volontiers, tu nous prendras en passant.

ESTELLE.

Ah ! comme vous êtes heureuse d’être libre... d’aller au bal quand ça vous plaît !...

BÉRÉNICE.

Heureuse, moi, tu crois ça... Parce que je jouis d’un certain embonpoint, que je mange bien et que je m’amuse beaucoup, tu l’imagines que je suis heureuse... Hélas ! mes chères amies, j’ai ma croix comme vous.

HÉLOÏSE.

Comment ! est-ce que vous seriez mariée en secret ?

BÉRÉNICE.

Non, Dieu merci... et c’est ce qui m’afflige... quoique après tout... Mais c’est ce volage de Fichard qui me navre le cœur.

ESTELLE.

Fichard ! mais je croyais qu’au contraire sous ne pouviez pas le souffrir.

BÉRÉNICE.

Je ne peux pas le souffrir, c’est vrai ; mais que veux-tu, tous les goûts sont dans la nature, et j’ai envie de faire une fin, de me marier.

HÉLOÏSE.

Que ne l’épousez-vous alors ?...

BÉRÉNICE.

Pour que je l’épousasse, il faudrait que je le trouvisse, et je ne le vois plus du tout... Avec un physique aussi désobligeant, se donner des airs d’être infidèle... L’autre jour, je l’ai aperçu qui passait devant le magasin ; il ne m’a pas seulement regardée... Il était avec un homme de six pieds, orné de moustaches amarantes.

ESTELLE.

Son remplaçant !

BÉRÉNICE.

Comment !

ESTELLE.

Oui, il paraît qu’il va s’acheter un homme.

BÉRÉNICE.

Il a donc fait un héritage ?...

ESTELLE.

Je ne sais, nous le voyons rarement... à cause d’Héloïse qui prétend que c’est lui qui dérange son mari.

HÉLOÏSE.

Pardine, ils sont toujours ensemble !...

BÉRÉNICE.

Ah ! le monstre, le coureur !... Je crois que si je le tenais, je lui arracherais n’importe quoi !...

 

 

Scène IV

 

HÉLOÏSE, ESTELLE, FICHARD, BÉRÉNICE

 

FICHARD, se tenant au fond.

Salut, mame Wagner et la compagnie !...

ESTELLE et HÉLOÏSE.

C’est lui !...

BÉRÉNICE, à part.

Quand on parle du loup, on en voit les narines.

ESTELLE.

Vous arrivez comme mars en carême... il y a quelqu’un qui désirerait vous parler ?...

FICHARD, descendant.

Quelqu’un... de quel sexe ?...

BÉRÉNICE, s’avançant.

Du beau... gros monstre...

FICHARD, à part.

Ciel !... Rénice... Je me décompose...

Haut.

Tiens, tiens, c’est mam’zelle Rénice...

BÉRÉNICE.

Vous ne vous attendiez pas à me trouver ici...

FICHARD.

Pas beaucoup... Ça va bien ?... pas mal... merci, moi de même... J’ai bien l’honneur de  vous saluer.

Il va pour sortir.

BÉRÉNICE, le retenant par le pan de son habit.

Oh ! vous ne partirez pas ainsi...

FICHARD.

Pardon, je suis très pressé ; lâchez mon elbeuf.

HÉLOÏSE.

Mais vous étiez venu pour quelque chose ?

ESTELLE et BÉRÉNICE.

Certainement !...

FICHARD.

Ah ! oui, c’est juste... Lâchez donc mon elbeuf, mam’zelle Rénice...

HÉLOÏSE.

Que voulez-vous ?...

FICHARD.

Personnellement, rien... C’est Wagner dit Belgique qui m’envoie...

HÉLOÏSE.

Vous l’avez déjà vu ce matin ?...

FICHARD.

Comme je vous vois... à preuve que nous avons bu ensemble l’absinthe de l’estime et fumé le calumet de l’amitié...

À part.

Dieu, c’te Rénice, quel œil de lézard elle me fait !...

BÉRÉNICE, ironiquement.

Monsieur Fichard fume à présent ?...

FICHARD.

Comme Ali-Pacha...

Il veut sortir.

BÉRÉNICE, l’arrêtant.

Mais restez donc !...

HÉLOÏSE.

Enfin où est-il ?... que demande-t-il ?...

FICHARD.

Voilà l’objet... Faut vous dire qu’il a joué de la consommation au piquet...

HÉLOÏSE.

Encore... il est incorrigible... Et il a perdu ?...

FICHARD.

Il a été nettoyé... oh ! mais... nettoyé proprement de douze livres deux sous... Fin finale, il lui manque quelque monnaie pour liquider le liquide !

HÉLOÏSE, à Bérénice.

Qu’est-ce que je disais !... Et combien lui manque-t-il ?...

FICHARD.

Il lui manque douze francs !

HÉLOÏSE.

Que ça !

FICHARD.

Rien que ça !...

HÉLOÏSE.

Ma foi, qu’il s’arrange !... S’il restait ici à travailler, ça ne lui arriverait pas...

FICHARD.

Allons, mam’ Wagner, un peu de magnanimité... La femme doit aide et protection au mari ; l’époux est en plan, faut que l’épouse s’empresse d’aller le dégager... La Belgique est dans l’embarras, faut que la Frrrance contribue...

ESTELLE.

Au fait, il ne peut pas rester là, cet homme !...

BÉRÉNICE.

Sans doute !...

HÉLOÏSE, remontant pour prendre l’argent dans le buffet.

Mauvais sujet... Allons, je vais lui porter ces douze francs.

FICHARD, à part.

Enlevé la carotte !...

ESTELLE, à Héloïse.

Je descends avec toi, j’ai des rubans à acheter pour mon bonnet... À tantôt, Bérénice !...

BÉRÉNICE.

À tantôt !...

Ensemble.

Air de la Poule des trois marteaux.

HÉLOÏSE.

Ah ! je rougis de ma faiblesse ;
Mais en lui portant cet argent,
Obtenons de lui la promesse
D’être plus sag’ dorénavant.

ESTELLE et BÉRÉNICE.

Ne rougis pas de la faiblesse,
Porte lui vile cet argent.
Le cœur des femmes doit sans cesse
Pour un époux être indulgent.

FICHARD.

Filons vite, le temps nous presse ;
Portons lui tous deux cet argent.
Le cœur des femmes doit sans cesse
Pour les maris être indulgent.

Héloïse et Estelle sortent ; Fichard se dispose à les suivre, Bérénice le ramène.

 

 

Scène V

 

BÉRÉNICE, FICHARD

 

BÉRÉNICE.

Deux mots, s’il vous plaît ?...

FICHARD, à part.

Je suis pincé...

Haut.

Pardon, mademoiselle, une affaire majore... on m’attend pour une partie de pêche... au bassin des Tuileries...

BÉRÉNICE.

Je m’en importe peu... vous ne sortirez pas sans m’avoir donné une explication...

FICHARD.

De la violence !... lâchez-moi... ou je cric au feu...

BÉRÉNICE.

Eh bien ! soit, je me calme, je vais vous parler avec grâce et aménité... Me direz-vous, horreur d’homme que vous êtes, pourquoi depuis deux mois je ne vous ai pas revu ?

FICHARD, voulant se dégager.

Permettez... le goujon me réclame !...

BÉRÉNICE, le retenant.

Vous avec donc voulu vous jouer de mon innocence et de ma candeur !...

FICHARD, à part.

Oh ! son innocence !...

Haut.

Jamais des jamais !...

BÉRÉNICE.

Nierez-vous que vous m’ayez offert votre main ?...

FICHARD.

Jamais des jamais !... mais vous l’avez repoussée...

BÉRÉNICE.

Momentanément... j’ai demandé un laps pour m’habituer à vous !...

FICHARD.

C’est possible, j’aurai mal compris... vous avez dit un laps... j’ai entendu : des navets... je me suis cru libéré... j’ai convolé...

BÉRÉNICE.

Comment, infâme !...

FICHARD.

Sur les entrefaites, paraît une charcuitière , parfaitement veuve, de quarante ans, et grasse à proportion...

BÉRÉNICE.

Ah ça ! monsieur, est-ce un rébus ?...

FICHARD.

Du tout, je n’en tiens pas, c’est l’explication demandée.

BÉRÉNICE.

Enfin !...

FICHARD.

Je continue... La charcuitière  était dans un de ces moments où l’on se sent du vague à l’âme... elle rêvait à feu Chapolard son défunt... entre un jeune homme, peintre en porcelaine de sa profession, blond frisé, les yeux en amande, taille de guêpe... nez idem... Offre de la princesse d’épouser le berger... embarras dudit qui a amené le numéro trois... promesse de lui acheter un remplaçant... triomphe, coup de tam-tam ! la Marseillaise !...

BÉRÉNICE.

Êtes-vous devenu fou ? c’est un conte de ma mère l’oie que vous me faites là...

FICHARD.

Ce n’est pas un conte de madame votre mère l’oie, c’est une histoire véridique, à preuve que le blond frisé, l’inconnu, le beau jeune homme, c’est moi.

BÉRÉNICE, éclatant.

Vous... ingrat !

FICHARD, froidement.

Moi, z’ingrat !

BÉRÉNICE.

Et c’est pour une charcuitière , une industrielle en porc frais, que vous me plantez-là !

FICHARD.

La conscription m’y force... je me marie pour avoir un remplaçant...

BÉRÉNICE.

N’y comptez pas... je ferai valoir mes droits... j’irai à la mairerie mettre des bâtons dans votre hyménée !...

FICHARD.

Grand Dieu !... des bâtons... que dites-vous ?... mais vous voulez donc me nuire ?... ruiner mon avenir, briser ma vie... Songez donc, ô Rénice ! qu’il y va pour moi d’un fond de charcutier...

BÉRÉNICE.

Je m’en moque !

FICHARD.

D’une fortune, d’un établissement... de la qualité d’électeur du sixième... d’un grade dans la garde nationale !

BÉRÉNICE.

Ça m’est égal, je parlerai...

FICHARD, d’un ton câlin.

Rénice, voyons, que faut-il pour vous fermer la bouche ?... aimez-vous le petit salé ?... je vous en donnerai... aimez-vous les jambonneaux ? je vous en comblerai...

BÉRÉNICE.

Je ne veux rien...

FICHARD.

Vous l’aurez encore... rien ne me coulera... je vous ferai une pension viagère payable en charcuterie...

BÉRÉNICE, passant devant Fichard.

Taisez-vous !... je vous méprise, vous et votre cochonnaille !...

FICHARD.

Rénice... tendre Rénice...

BÉRÉNICE.

Je vous défends de me reparler jamais !

FICHARD.

Ah ! je m’y engage avec joie...

BÉRÉNICE.

Et j’exige que ce soir, vous me conduisiez au Delta...

FICHARD.

Au Delta, quelle imprudence !... je m’y refuse !...

BÉRÉNICE.

Oh ! il le faut... je le veux, et ça sera...

FICHARD.

Je m’y refuse à coups redoublés...

BÉRÉNICE.

D’ici là, je m’attache à vous... je ne vous quitte pas !

FICHARD, à part.

Me voilà gentil...

Haut.

Mais apprenez donc, Bérénice, que ma charcuitière  demeure dans cette rue même... et si elle me voit avec vous, c’est fait de moi... elle est jalouse comme un sanglier...

BÉRÉNICE.

Eh bien ! promettez-moi de venir dans une heure au magasin...

FICHARD.

Je le jure... Ah ! reine des sirènes, vous faites de moi tout ce que vous voulez... vous me pétrissez comme un pain mollet... entre vos mains, je suis de caoutchouc ! 

On entend du bruit en dehors.

BÉRÉNICE.

Silence !... voici quelqu’un...

FICHARD, entraînant Bérénice vers la gauche.

Ouf !... je respire !...

 

 

Scène VI

 

Dans la chambre de gauche : GARNIER, ESTELLE ; dans celle de droite : FICHARD, BÉRÉNICE, HÉLOÏSE, WAGNER

 

Ensemble.

Air de Farinelli.

ESTELLE et HÉLOÏSE.

Ah ! c’est affreux, oui, je ferai tapage,
Car tout cela doit aujourd’hui finir.
Si c’est pour ça qu’on se met en ménage,
En vérité, c’est à n’y pas tenir.

GARNIER et WAGNER.

Pourquoi donc faire un semblable tapage ?
En vérité, c’est à n’y pas tenir.
À son époux, un’ femm’, dans son ménage,
C’est convenu, doit toujours obéir.

WAGNER, à Héloïse.

Pourquoi ces cris, d’où vient celle colère ?

HÉLOÏSE.

De t’voir passer ton temps à boire, à godailler !

GARNIER, à Estelle.

Qu’ai-je donc fait pour le fâcher, ma chère ?
Et de quoi te plains-tu ?...

ESTELLE

De le voir travailler...

Héloïse fait signe à Bérénice et à Fichard de se retirer ; et les reconduit jusqu’à la porte qu’elle ferme.

BÉRÉNICE et FICHARD.

Partons sans bruit, puisqu’ils font du tapage ;
Tous deux d’chez eux, oui, nous devons sortir.
On dit qu’toujours dans un’ scèn’ de ménage,
C’est imprudent d’vouloir intervenir.

ENSEMBLE.

Ah ! c’est affreux !... etc.
Pourquoi donc faire, etc.

Bérénice et Fichard sortent.

 

 

Scène VII

 

GARNIER, ESTELLE, à gauche, HÉLOÏSE, WAGNER, à droite

 

Wagner est en blouse de travail, casquette, une cigarette à la bouche.

HÉLOÏSE.

Enfin, nous voilà seuls, et je puis vous dire ce que j’ai sur le cœur...

GARNIER, à Estelle.

Allons, chère amie, explique-toi, car je ne comprends pas à quel propos tu viens me faire une scène...

HÉLOÏSE.

Monsieur Wagner !...

WAGNER.

Ma femme...

ESTELLE.

Monsieur Garnier !

GARNIER.

Ma biche !...

HÉLOÏSE.

Croyez-vous que ça puisse aller longtemps comme ça ?

ESTELLE.

Pensez-vous que ça puisse durer ainsi ?...

Elle s’assoit près de la cheminée et tourne le dos à Garnier, qui la boude.

WAGNER.

Allons, voilà encore que tu vas faire de la morale... c’est à cause des douze francs, pas vrai !... que veux-tu ?... un coup de chien... quinte et quatorze en main... et je suis capot... quelle chance !...

Air : Ah ! si madame me voyait.

Sais-tu bien comment je perdis ?
J’avais la quint’ majeure en piques,
Avec quatorz’ de domestiques...
On m’joue cœur et trèfle... je dis :
Gardons carreau, mais j’y fus pris.

HÉLOÏSE.

Cela le prouve, je suppose,
Qu’ tu d’vais garder la chambre...

WAGNER.

Quelle erreur !
Ça ne me prouve qu’une chose,
C’est que je devais garder cœur,
J’étais sauvé si j’gardais cour.

Héloïse s’assoit près de la cloison et Wagner près de la table ; ils se boudent.

GARNIER, à Estelle.

Je te vois venir... tu vas encore me tourmenter pour sortir, n’est-ce pas ?...

ESTELLE.

Justement !... je vous en préviens, je suis lasse de rester à la maison...

GARNIER.

Tu n’es pas raisonnable aussi... rien ne le distrait, ni la couture, ni le loto... il te faut le grand tralala.

HÉLOÏSE.

Je vous le répète, je suis fatiguée de travailler jour et nuit, pendant que vous vous amusez dehors.

WAGNER.

C’est ce qui te trompe !

ESTELLE.

Si je vous ai épousé, c’était dans l’espoir que mon mari me mènerait au bal les dimanches, lundis et jours fériés...

GARNIER.

Ah ! bah !...

HÉLOÏSE.

Je ne vous ai donné la préférence sur tant d’autres, qu’à cause de votre caractère doux et range... je ne vous ai choisi que pour vivre tranquille...

WAGNER.

Ah ! vraiment !

HÉLOÏSE.

Mais maintenant, tu n’es plus qu’un paresseux, un vaurien, un mange-tout...

WAGNER, se levant avec colère.

Un mange-tout... mam’ ma femme !

ESTELLE.

Ce n’est pas de ma faute, si tu es devenu tout d’un coup une poule mouillée...

GARNIER, même jeu que Wagner.

Une poule mouillée... mam’ mon épouse...

ESTELLE.

Enfin, vois M. Wagner...

GARNIER ôte sa redingote et met sa blouse de travail.

Wagner... Wagner est mon ami... mais c’est une oie !...

HÉLOÏSE.

Prends exemple sur M. Garnier !

WAGNER.

Garnier... Garnier est mon camarade... mais c’est un poltron... Moi, j’ai végété jusqu’à mon mariage, faut bien que je me rattrape à présent.

GARNIER, se rapprochant d’Estelle toujours assise.

Enfin, qu’est-ce qu’il faut que je fasse... qu’est-ce que tu veux ?...

ESTELLE.

Je veux que, deux fois par semaine, tu me conduises au bal... et, pour commencer, nous irons ce soir au Delta !

GARNIER.

Plus souvent !...

WAGNER.

Mais qu’est-ce que tu demandes ?

HÉLOÏSE.

Rien que de bien juste... de bien naturel... que tu travailles,

Avec tendresse.

que tu restes près de moi...

WAGNER, se rapprochant d’Héloïse, encore assise.

Eh bien ! soit, c’est convenu... et à partir de mardi... en neuf...

HÉLOÏSE.

Non, aujourd’hui même... Nous passerons la soirée ensemble... à la maison...

WAGNER.

Merci, je sors d’en prendre...

ESTELLE, se levant.

Tu refuses ?

GARNIER.

Toujours !

Estelle met son châle et son bonnet.

HÉLOÏSE, se levant.

Tu ne veux pas ?

WAGNER, mettant sa cravate, sa redingote et son chapeau.

Jamais !

GARNIER et HÉLOÏSE.

Air du Père Trinquefort.

Écoute-moi, deviens enfin plus sage,
De vains plaisirs ne sont pas ton partage,
Le vrai bonheur est au sein du ménage,
Reste ce soir sous le toit conjugal.

ESTELLE et WAGNER.

Non, non, ça m’est égal,
Aujourd’hui, je te le répète,
Je veux aller au bal,
Déjà je m’en fais une fête.

ESTELLE.

Décide toi donc promptement,
Veux-tu m’y mener ?

GARNIER.

Non, vraiment !

ESTELLE.

Un’ fois, deux fois !...

GARNIER.

Trois cents fois, non !

Je veux rester à la maison.

ESTELLE.

Eh bien ! alors j’irai sans toi !

GARNIER.

Sans moi ?

ESTELLE

Sans toi.

GARNIER, stupéfait.

Sans moi !...

ESTELLE.

Sans toi.

GARNIER.

Qu’ai-je entendu ! quel projet, quelle tête !

HÉLOÏSE, à Wagner.

Tu veux partir, eh ! quoi, rien ne t’arrête ?

ESTELLE et WAGNER.

Oui, le dimanche est un jour de plaisir,
Le bal m’appelle et je veux y courir.

ENSEMBLE.

Oui, oui, (bis) vite
Il nous invite,
Oui, oui, courons,
Et partons.

GARNIER et HÉLOÏSE.

Non, non, (bis.)
Vraiment ça m’irrite,
Non, non,
(bis.)
Ça n’a pas de nom.

Estelle sort de son côté et Wagner du sien.

GARNIER, appelant.

Estelle ! Estelle !

 

 

Scène VIII

 

GARNIER chez lui, HÉLOÏSE chez elle

 

HÉLOÏSE.

Le voilà parti ! allons, remettons-nous à l’ouvrage...

Elle s’assied près de la table et fait des fleurs.

GARNIER, qui d’abord est resté immobile à la porte, descend la scène avec fureur.

Saperlotte !... cristi !... nom d’un petit bonhomme !... eh bien ! mariez-vous donc !... non, mariez-vous !... c’est tout profit...

Après une pause.

C’est qu’elle a filé pour tout de bon... elle m’a planté là !... et moi !... moi !... comme un grand imbécile, je l’ai laissée partir... Ah ! ça mais, je suis donc une brule, à présent, un jobard, un polichinelle ? Aller au bal sans moi ! c’est du propre, c’est du respectable !... mille nom d’un chien !... j’ai des démangeaisons dans les doigts !... j’ai envie de briser quelque chose !...

Il prend sa marmite, la lève en l’air et s’arrête.

Mais non... cette marmite, elle est innocente... c’est à moi seul que je dois m’en prendre ; c’est mon animale de tête qu’il faut casser contre les murs...

Il s’approche de la cloison et donne de la tête contre.

Tiens, tiens, tiens... va donc, cruche, va donc...

Jetant un cri d’étonnement.

Oh !...

En frappant contre la cloison, il l’a crevée, et sa tête passe par le trou.

HÉLOÏSE, effrayée, se retournant.

Ah ! mon Dieu, qu’est-ce que c’est que ça ?...

GARNIER, sans bouger.

Ne faites pas attention, voisine, c’est moi qui viens de pratiquer un jour de souffrance...

HÉLOÏSE, tout en travaillant.

Mais comment avez-vous donc fait ?... voilà tout le papier déchiré !...

GARNIER.

Ça ne fait rien, ça n’est pas soumis à l’imposition des portes et fenêtres...

HÉLOÏSE.

Vous êtes-vous fait mal ?

GARNIER.

Au contraire... Qu’est-ce que vous faites donc là, voisine ?...

HÉLOÏSE.

Dam !... vous voyez, j’achève ces fleurs, je travaille... Est-ce qu’Estelle est absente ?...

GARNIER.

Estelle !... elle vient de partir pour le bal.

HÉLOÏSE.

Comment, sans vous ?...

GARNIER.

Dam ! je le crois, puisque me voilà... c’est ce qui fait que, dans ma colère, j’ai fabriqué ce léger vasistas...

HÉLOÏSE.

Ah ! oui, je comprends...

À part.

Pauvre M. Garnier, il n’est guère plus heureux que moi.

GARNIER.

Du reste, je me félicite de ce petit accident, puisque ça me procure l’avantage de causer un instant avec vous...

HÉLOÏSE.

Comment ! mais il n’y avait pas besoin de ça... À propos, est-ce que vous avez déjà diné, voisin ?...

GARNIER.

Non, pas encore...

HÉLOÏSE.

Comment, Estelle est partie sans songer... avez-vous au moins quelque chose ?...

GARNIER.

J’ai un petit pot-au-feu de deux livres... je puis me tremper une soupe...

HÉLOÏSE.

Voulez-vous que j’aille vous aider ?

GARNIER.

C’est inutile, ne vous dérangez pas, j’ai l’habitude de la chose...

HÉLOÏSE, se levant.

Ah ! oui, vous êtes un homme de ménage... Mais j’y pense... dites-donc, voisin ?

GARNIER.

Voisine !

HÉLOÏSE.

Je n’ai pas diné non plus, moi ; si nous réunissions nos deux cuisines, si nous dinions ensemble ?

GARNIER, retirant sa tête du trou.

Tiens, c’est une idée... mêlons nos fricots... associons nos ratas... ça me va !

HÉLOÏSE.

Vous acceptez ?

GARNIER.

Avec plaisir et joie...

HÉLOÏSE.

En ce cas, à la besogne... apportez ce que vous avez, nous mangerons ici...

GARNIER.

C’est dit !...

Il prend sa marmite, sort de chez lui et pousse la porte.

ENSEMBLE.

Air du Réveil (de Monpou).

Allons, vite à l’ouvrage,
Dressons notre potage,
Et mettons le couvert,
Et qu’à tous deux à table
Un repas agréable
Bientôt nous soit offert.

GARNIER, entrant chez Héloïse à qui il remet la marmite.

Prenez ceci, voisine.

HÉLOÏSE, la marmite entre les mains.

Les ennuis, la cuisine,
Il nous faut tout unir...

GARNIER.

Le chagrin nous rassemble :
En mêlant tout ensemble,
Ça fra p’t-êtr’ du plaisir.

ENSEMBLE.

Allons vite à l’ouvrage, etc.

Héloïse entre dans la chambre à droite.

GARNIER, seul un instant.

Ah ! ça, maintenant, il s’agit de mettre le couvert...

Il tire la table sur le devant de la scène au milieu.

Mais je n’aperçois pas de nappe... Ah ! ma cravate !...

Il la défait et l’étend sur la table.

C’est là dedans que doivent être les assiettes...

Il les apporte.

Mais je ne vois pas de couteaux... Dites donc, voisine, où mettez-vous les couteaux ?

HÉLOÏSE, répondant du dehors.

Dans le tiroir, à droite.

GARNIER.

Ah ! bon, je les tiens...

Achevant de mettre le couvert.

Voilà ce que c’est...

Renumérant le couvert, les deux mains appuyées sur la table.

Assiettes... couteaux... couverts... pain... il manque quelque chose pourtant... Ah ! du vin ! l’absence du liquide se fait généralement sentir... J’y pense... j’ai par là dans un coin, deux bourguignonnes coiffées de rouge... je vas les chercher... c’est une bonne occasion !

Il rentre chez lui.

HÉLOÏSE, arrivant avec la soupière sur laquelle se trouve le plat de bœuf.

Voilà le dîner.

Elle les pose sur la table.

C’est qu’il a mis le couvert, et joliment encore... Quel dommage que Wagner ne soit pas ainsi !... Mais où est-il donc ?

Appelant.

Monsieur Garnier...

GARNIER, revenant avec les deux bouteilles.

Voilà, voisine, voilà !...

HÉLOÏSE.

Comment, du vin... deux bouteilles ?

GARNIER.

Ma foi, oui, j’ai besoin de m’étourdir un peu, de noyer mes chagrins... Ah ! bah ! tant pire !... à table !

Il offre un siège à Héloïse, la fait asseoir ; puis prend une chaise pour lui et se place. Héloïse du côté de la cloison.

HÉLOÏSE.

À table !... je vais servir...

GARNIER.

Et moi verser...

HÉLOÏSE.

Aimez-vous le potage ?

GARNIER.

Très peu... très peu... beaucoup de pain... et beaucoup de bouillon...

HÉLOÏSE, mangeant.

Il est bon !...

GARNIER.

Je crois bien... c’est moi qui l’ai soigné...

Versant à boire.

À voire santé, voisine !...

HÉLOÏSE.

À la vôtre, voisin !...

GARNIER.

Et à la conversion de nos volages...

HÉLOÏSE.

Ah ! volontiers !... Quoiqu’à vrai dire, je n’es père plus rien de Wagner... le pli est pris...

GARNIER, tout en découpant le bœuf, servant et mangeant.

Ah ! bah !... voyez, moi, est-ce que je n’ai pas bamboché, fait mes farces ?

HÉLOÏSE.

C’était avant le mariage !

GARNIER.

Tandis que lui, c’est après... Mais ça se passera de même... ça n’a qu’un temps ces choses-là...

HÉLOÏSE.

Si vous pouviez dire vrai !

GARNIER.

Tenez, entre nous, voisine, vous manquez peut-être d’un peu d’indulgence...

HÉLOÏSE.

Comment ?...

GARNIER.

Sans doute... Car enfin cet homme, faut bien qu’il s’amuse, qu’il folâtre un peu... Pourquoi n’allez-vous pas avec lui ?...

HÉLOÏSE.

Eh bien ! et vous ?... pourquoi refusez-vous de conduire votre femme au bal ?...

GARNIER, embarrassé.

Ah ! pourquoi... pourquoi... À votre santé, voisine...

HÉLOÏSE.

À la vôtre, voisin...

GARNIER.

Franchement, est-ce qu’on ne dîne pas aussi bien chez soi ?...

HÉLOÏSE.

Dites donc beaucoup mieux !...

GARNIER.

Eh bien ! Estelle prétend que non, elle ne se plaît que dehors...

HÉLOÏSE.

Juste comme mon mari !...

GARNIER.

Comme si ce petit bouilli-là ne vaut pas bien leur ratatouille de la banlieue, où l’on ne connaît goutte, et qui est l’un cher !... Tenez, la dernière fois... un petit morceau de veau... vingt-sept sous... et des os ! oh !... rien que des os !...

HÉLOÏSE.

Il n’est tel que d’être dans son ménage...

GARNIER.

C’est mon opinion !...

HÉLOÏSE.

D’ailleurs, le dimanche, si on veut faire un petit extra, eh bien ! qu’est-ce qui empêche d’avoir un plat sucré, du dessert, le café ?...

GARNIER.

Et même le pousse-café...

HÉLOÏSE.

On passe la soirée ensemble, on cause, on rit, on fait des crêpes...

GARNIER.

On lit la Gazette des Tribunaux... c’est une distraction...

HÉLOÏSE.

Voilà pourtant ce que j’avais rêvé...

GARNIER.

Allons, voisine... oubliez ça... que diable !... faut se faire une raison... Vous ne buvez plus...

HÉLOÏSE.

Mais, vous-même... votre verre est encore plein...

GARNIER.

C’est vrai... je ne le remarquais seulement pas...

Il boit.

HÉLOÏSE.

Ah ! ça, maintenant, je vais servir le café...

GARNIER.

Vous en avez ?...

HÉLOÏSE, entre dans la pièce à droite, en emportant la soupière et les assiettes.

Oui, je sais que vous l’aimez, j’en ai fait...

GARNIER.

Ah ! voisine, quelle attention délicate !...

À part.

Ça n’est pas Estelle qui aurait de ces prévenances-la... C’est qu’elle est gentille la voisine !

HÉLOÏSE, revenant avec tasses, sucrier et cafetière.

Voilà ce que c’est... Rangez un peu votre verre, que je place votre tasse...

Remarquant Garnier qui la regarde tendrement.

Qu’avez-vous donc, voisin ?...

GARNIER.

Moi ?... rien... rien du tout... je vous regarde... et ça me fait plaisir !...

HÉLOÏSE, comme sans l’écouter, elle se rassied.

Sucrez-vous donc !...

GARNIER, un peu animé et rapprochant sa chaise de celle d’Héloïse qui recule la sienne.

Tenez, voisine, ces goûts qui sont juste les miens... ces rapports d’humeur, de caractère...

À part.

et puis le vin de bourgogne...

Il se rapproche, Héloïse s’éloigne.

HÉLOÏSE.

Prenez donc garde ! vous allez renverser votre café...

GARNIER, même jeu, avec feu.

Tout cela me fait un drôle d’effet... ça me monte la tête... quoi !

HÉLOÏSE, cherchant à s’échapper.

Il n’est peut-être pas assez chaud ?

GARNIER, même jeu.

Ah ! c’est que moi aussi, voilà ce que j’avais espéré...

HÉLOÏSE, presque avec effroi.

Monsieur Garnier !...

Pendant la fin de la scène le jour a baissé, il fait demi-nuit. Héloïse se lève et va chercher une lumière dans la pièce à droite.

 

 

Scène IX

 

GARNIER, HÉLOÏSE, ESTELLE, WAGNER, entrant dans la chambre à gauche

 

ESTELLE, entrant la première, un bougeoir à la main, posant le bougeoir sur la cheminée.

Ouf !... quelle chaleur... quelle musique, quelle ivresse !

WAGNER, un peu gris.

Ouf !... quelle poussière... quelle volupté !

ESTELLE.

Eh bien ! monsieur Wagner, vous ne rentrez pas chez vous ?...

WAGNER.

Chez moi, pour entendre gronder Mme Chipie... plus souvent !...

HÉLOÏSE, qui a allumé une lumière.

Allons, monsieur Garnier, il est tard, il faut vous retirer.

GARNIER.

Déjà... quand je suis si bien ici... près de vous...

HÉLOÏSE.

Soyez raisonnable !...

GARNIER.

De vous, dont le caractère... le moka... les petits soins... Ah ! Dieu ! pourquoi ma femme ne vous ressemble-t-elle pas ?

WAGNER.

Pourquoi mon épouse n’est-elle pas taillée sur votre patron !...

ESTELLE.

Finissez !

WAGNER.

Avec vous, pas moyen de s’ennuyer...

GARNIER.

Je passerais mes jours ici... parole d’honneur !

WAGNER.

Quel amour du plaisir... quel cœur à la danse...

GARNIER.

Quel amour du travail !... quelle ardeur à l’ouvrage...

Ensemble.

Air : Des compliments de Normandie. (L. Puget.)

LES DEUX HOMMES.

En vérité, ma voisine,
Je vous aime tendrement.

LES DEUX FEMMES.

Vraiment !

LES DEUX HOMMES.

Vraiment !
Ah ! j’en fais le serment,
Qui, plus je vous examine,
Plus tout me semble charmant.

LES DEUX FEMMES.

Vraiment !

LES DEUX HOMMES.

Vraiment !

LES DEUX FEMMES.

Merci du compliment !

LES DEUX HOMMES.

Même nature est la nôtre,
Mêmes goûts et même cœur ;
Nous sommes nés l’un pour l’autre,
Not’ mariage est une erreur.

WAGNER.

Premier couplet.

Oui, j’idolâtre,
Votre air folâtre,
Vot’ légèr’té,
Votre gaieté ;
Dieu ! quell’ danseuse !
Quelle valseuse !
J’suis ébloui,
J’suis attendri.

Il lui baise la main.

ESTELLE, à part, en retirant sa main.

Comme une honnête femme,
Je dois le repousser ici ;
Mais pourtant, sur mon âme,
C’est très bien fait pour mon mari.

ENSEMBLE.

En vérité, ma voisine, etc.

GARNIER.

Deuxième couplet.

Vot’ caractère
Si sédentaire,
Votre douceur,
Votre rougeur ;
Tout ça redouble,
Hélas ! mon trouble,
Et je l’ sens là,
J’ vous aim’ déjà !

Même jeu que Wagner.

HÉLOÏSE, à part, même jeu qu’Estelle.

Comme une honnête femme
Je le dois repousser ici ;
Mais pourtant, sur mon âme,
C’est très bien fait pour mon mari.

Reprise de l’ensemble.

Garnier est près d’embrasser Héloïse, et Wagner, Estelle, lorsque les deux portes du fond s’ouvrent brusquement. Fichard paraît à celle de gauche, et Bérénice à celle de droite.

 

 

Scène X

 

À gauche : ESTELLE, FICHARD, WAGNER, à droite : GARNIER, BÉRÉNICE, HÉLOÏSE

 

BÉRÉNICE.

Eh ! vite... vite, au secours !...

FICHARD.

Au secours immédiatement !...

WAGNER et ESTELLE.

Fichard !

GARNIER et HÉLOÏSE.

Bérénice !

FICHARD.

Ah ! des soins de femme... du vinaigre, de la térébenthine, des choses très fortes...

ESTELLE.

Mon Dieu, qu’y a-t-il donc ?...

GARNIER.

Qu’est-il arrivé ?...

BÉRÉNICE.

Un accident funeste... une chairtuitière qui se trouve mal !...

FICHARD.

Une femme grasse qui tombe en faiblesse !...

HÉLOÏSE.

Expliquez-vous ?

GARNIER.

Une charcuitière  ?

BÉRÉNICE.

Oui, une voisine à vous, une rivale à moi, qui, en me voyant passer dans cette rue... avec ce vaurien de Fichard...

FICHARD.

La malheureuse, elle m’a aperçu donnant le bras à Rénice... ça lui a percé le cœur, elle est tombée à la renverse dans un plat de saindoux.

WAGNER.

Je descends avec toi !

FICHARD.

Du tout... j’ai dit des soins de femme... Il s’agit de lui ôter son corset... Feu Chapolard et moi devons l’être seuls d’hommes à pénétrer ces mystères... C’est madame Garnier que je réclame.

ESTELLE.

Moi, volontiers... j’y vais.

BÉRÉNICE.

Allons, Héloïse, volons à son secours... J’ai l’âme généreuse, moi !... Cette négociante est ma rivale, je l’étranglerais... mais je cours lui sauver la vie... Viens...

HÉLOÏSE.

Je te suis !

Ensemble.

Air : À bord ! à bord ! (Méduse.)

Courons vite à la charcuitière 
Porter nos soins et nos secours,
Entre voisins, on doit, sur terre,
S’aider, se soutenir toujours.

GARNIER et WAGNER.

Courez vite, etc.

Estelle, Bérénice, Héloïse et Fichard sortent.

 

 

Scène XI

 

WAGNER, GARNIER

 

GARNIER.

Que le diable emporte la charcuitière !

WAGNER.

La peste étouffe ce maudit Fichard !

GARNIER.

C’est que ça allait très bien, ça chauffait !

WAGNER.

Je crois que sans lui, je... Oh ! oh ! qu’est-ce que je dis donc là, la femme d’un ami...

GARNIER.

Un instant, s’il vous plaît, à présent que me voilà plus calme... l’épouse d’un camarade...

WAGNER.

Décidément, je suis un gueux !

GARNIER.

Garnier, mon benjamin, vous avez agi comme un polisson... Aussi, c’est la faute d’Estelle !... pourquoi qu’elle me laisse pour s’en aller...

Regardant du côté du trou de la cloison.

Tiens, il y a de la lumière chez moi... est-ce que ma femme serait rentrée ?

WAGNER.

Et ma pauvre Héloïse qui m’attend... là...

Apercevant la déchirure du papier.

Qu’est-ce que c’est donc que ce trou là ?

GARNIER.

Faut que je m’assure...

WAGNER.

Voyons voir tout doucement.

Ils s’approchent tous les deux du trou, chacun de son côté, et se cognent la tête l’une contre l’autre.

GARNIER.

Hein ?... qui va là ?

WAGNER.

Qui vive ?

Ils se regardent par le trou, et restent étonnés.

GARNIER.

Wagner !

WAGNER.

Garnier !

GARNIER, passant sa tête par le trou.

Ah ! ça, qu’est-ce que tu fais donc dans mon domicile ?

WAGNER, embarrassé.

Moi ? je... je me promène...

Même jeu que Garnier.

Et toi, pourquoi donc que tu rôdes dans mon intérieur ?

GARNIER.

Ah ! moi ? C’est que... je cherchais des allumettes... chimiques... allemandes...

Lui tendant la main par le trou.

Ça va bien ?

WAGNER, la lui serrant.

Merci, pas mal, et toi ?

GARNIER, à part.

Il me la serre bien fort... Aurait-il des soupçons ?

WAGNER, à part.

Il s’informe ironiquement de ma santé... Se douterait-il...

Il passe sa tête par le trou ; mais son nez rencontre celui de Garnier qui se retourne pour lui répondre ; de là, carambolage de nez. Haut.

Est-ce que ma femme n’est pas avec toi ?

GARNIER.

Ta... ta femme !... elle vient de sortir... Et la mienne, tu ne l’as pas vue ?

WAGNER, à part.

Tu ne l’as pas vue... il me tâte...

Haut.

Elle n’est pas ici...

À part.

Réponse ambigüe et pleine d’adresse.

GARNIER, à part.

Ma foi, je crois qu’il vaudrait mieux lui avouer franchement !...

WAGNER, à part.

Un aveu sincère désarmerait peut-être sa colère... Oui, il le faut.

Haut.

Garnier !

GARNIER.

Mon ami ?

WAGNER, passant sa tête par le trou.

J’aurais deux mots à te dire entre les quatre-z-yeux !

GARNIER, à part.

Il sait tout, ne lui cachons rien.

Haut.

Wagner !

WAGNER.

Mon ami ?

GARNIER, même jeu que Wagner.

J’ai des choses très vétilleuses à te glisser dans le tuyau de l’oreille.

WAGNER.

Nous y voilà !

GARNIER.

Mais, d’abord, nous serions mieux dans la même chambre pour causer... Attends-moi...

Il rentre chez lui.

WAGNER, pendant qu’il passe.

Nous aurait-il écoutés ?

GARNIER, entrant.

Me voilà !

WAGNER, à part.

Je n’ose l’envisager !

GARNIER, à part.

J’ai peur de le regarder en face... Enfin, abordons la question.

Haut.

Wagner !

WAGNER.

Mon ami ?

GARNIER.

Oui, ton ami... ton sincère ami, ton véritable ami. Ce que j’ai à te dire est bien scabreux !

WAGNER.

Ce que j’ai à te dire est bien poignant ! Promets-moi de m’écouter avec la bonté d’un confesseur ?

GARNIER.

Jure-moi de m’entendre avec l’indulgence d’une grand mère ?

WAGNER.

La chair est si faible, comme on dit...

GARNIER.

J’en sais quelque chose.

WAGNER.

Tien, embrassons-nous ?

Ils s’embrassent.

GARNIER.

M’y voilà... Que dirais-tu d’un homme qui, profitant du voisinage, de l’intimité...

WAGNER.

Se serait faufilé près de la femme de son ami, de son camarade...

GARNIER.

Lui aurait tenu des propos d’amour, aurait cherché à la séduire, enfin ?

WAGNER.

Je dirais, c’est un gueux !

GARNIER.

Un scélérat !

WAGNER.

Un brigand !

GARNIER.

Très bien... Qui mériterait ?...

WAGNER.

L’infamie !

GARNIER.

Les galères !

WAGNER.

L’échafaud !

GARNIER.

Mieux que ça... des taloches !

WAGNER, avec force.

Ah ! oui... et c’est à genoux...

GARNIER et WAGNER.

À genoux...

Ils s’y mettent en même temps, l’un devant l’autre ; étonnés.

WAGNER.

Comment ?

GARNIER.

Que signifie ?

WAGNER.

Eh bien ?

GARNIER.

Eh bien ?

WAGNER.

Que fais-tu donc ?

GARNIER.

Et toi ?

WAGNER.

Je demande ma grâce !

GARNIER.

J’implore ta clémence !

WAGNER.

J’en ai conté à ta femme !

GARNIER.

J’ai cherché à cajoler la tienne !

WAGNER, se relevant et le prenant au collet.

Comment, scélérat !...

GARNIER, de même.

Comment, brigand ! tu as abusé de ma con fiance !...

WAGNER.

Tu as trahi mon amitié !

GARNIER, le frappant.

Ah ! gueux !

WAGNER, même jeu.

Ah ! pendard...

Après s’être bien colletés, ils se renversent l’un et l’autre.

Un instant...

GARNIER, se relevant.

Au fait, c’est notre faute à tous les deux !

WAGNER, de même.

Notre faute !

GARNIER.

Eh ! sans doute... si au lieu d’être toujours dehors, comme un bambocheur, un feignant que tu es, tu restais auprès de la femme... ça ne serait pas arrivé...

WAGNER.

C’est vrai !... et toi, de ton côté, si au lieu de refuser à Estelle toute distraction, tout plaisir, tu l’avais conduite au bal... au Delta...

GARNIER.

Elle n’aurait pas dansé avec un autre... c’est encore vrai : c’est donc nous qui sommes dans notre tort. Mais, dès aujourd’hui, faut réparer ça...

WAGNER.

Ça y est... Comment ?

GARNIER.

En mettant à exécution un petit plan dont je conçois l’idée...

WAGNER.

Un petit plan... lequel ?...

GARNIER.

Silence !... je les entends !...

Ils restent un moment à l’écart.

 

 

Scène XII

 

WAGNER, HÉLOÏSE, ESTELLE, GARNIER, BÉRÉNICE

 

ENSEMBLE.

Air de la Retraite.

Plus de nuage
Et de souci,
Voilà l’orage
Enfin éclairci.
Plus de nuage
Et de souci !
Tout est arrangé, Dieu merci !

GARNIER.

Eh bien ! et cette charcuitière ?

BÉRÉNICE.

Ça n’était pas la peine de nous déranger : nous l’avons trouvée en train de confectionner du boudin... son évanouissement avait fini par un saignement de nez... et en lui mettant un clé dans le dos...

GARNIER.

Allons, approchez, mesdames, et venez dire bonsoir à vos époux respectifs...

BÉRÉNICE.

Tiens, vous voilà ensemble !

ESTELLE, avec inquiétude.

Qu’est-ce que vous faisiez donc là tous les deux ?

GARNIER.

Nous faisions des réflexions !

LES FEMMES.

Des réflexions !

WAGNER.

De graves réflexions !...

GARNIER.

Nous nous disions comme ça, que le mariage étant une voiture à deux chevaux, il ne faut pas que l’un aille à hu... pendant que l’autre tire à dia... parce qu’alors, n’y a plus d’harmonie... on accroche... et patatra...

WAGNER.

On dégringole !...

ESTELLE.

Eh bien ! après ?

TOUS.

Après !

GARNIER.

Après... Pour obvier à cet inconvénient, je viens de rédiger un petit plan de conduite... sur lequel je serais flatté d’avoir votre opinion...

TOUS.

Nous écoutons !

ESTELLE, à Héloïse.

Ils se seront tout dit.

HÉLOÏSE, bas.

Je le crois !

GARNIER.

Voilà l’objet !

Air du Cheval de Brasseur.

Sur ce règlement conjugal,
Il me faut l’avis général,
Il est fait dans le but moral
Du bonheur matrimonial.
Nul de nous, c’est le principal,
Ne devra, pour être loyal,
Rester tête-à-tête au local,
Avec l’épous’ du commensal.
À moins d’un motif colossal,
Not’ femme ne pourra, sans fair’ mal,
S’absenter du toit nuptial,
Sans son époux, tuteur légal.
Wagner promet d’être plus sage
Et de fêter moins le bocal ;
Et moi, sans négliger l’ouvrage,
De plaisir je s’rai moins frugal.
Pendant six jours de la semaine,
On se montrera matinal,
On se donnera de la peine
Afin de gagner du métal.
Puis enfin, comme sur la terre,
Faut que l’on s’amuse au total,
Le dimanche, afin de vous plaire,
Nous irons tous les quatre au bal.
Et voilà de quelle manière
J’entends mon p’tit plan conjugal.

TOUS.

Oui, voilà de quelle manière
Il entend son plan conjugal.

GARNIER

Eh bien ! qu’est-ce que vous en dites ?...

TOUS.

Adopté ! adopté !...

GARNIER.

En ce cas, et pour commencer, mes petits amours... comme c’est aujourd’hui dimanche, et que le dimanche est un jour de plaisir... allons dormir !

ESTELLE et HÉLOÏSE, prenant chacune le bras de leur mari.

Allons dormir !

 

 

Scène XIII

 

GARNIER, ESTELLE, WAGNER, HÉLOÏSE, FICHARD, BÉRÉNICE

 

FICHARD

Un instant, s’il vous plaît !...

TOUS,

Fichard !

FICHARD.

Oui, c’est moi qui viens vous faire mes adieux !

TOUS.

Ses adieux !

BÉRÉNICE.

Où allez-vous donc ?...

FICHARD.

À Dijon, chef-lieu de la moutarde, où je vais rejoindre mon régiment.

TOUS.

Son régiment !

WAGNER.

Eh bien ! et ta charcuitière !

FICHARD.

Elle me joue un pied de son métier, et à la Sainte-Menehould, elle épouse mon remplaçant...

Tout le monde rit.

WAGNER.

Ce pauvre Fichard !... Mais il est tard... bonsoir tout le monde...

TOUS.

Bonsoir ! Bonsoir !

Wagner emmène sa femme chez lui, après avoir serré la main de Fichard.

BÉRÉNICE, à Fichard.

Et vous, partez, jeune guerrier... allez vous couvrir de gloire... à défaut de jambons, moissonnez des lauriers, et surtout, si vous voulez vous rendre digne de ma main... faites bien la noce au régiment...

TOUS.

Comment !...

BÉRÉNICE.

Mais sans doute ; car, ainsi que vous avez pu vous en apercevoir par l’exemple de M. Wagner, quand on ne paie pas, avant, sa dette à la bamboche, il faut qu’on la paie après...

À Wagner et à Héloïse, par le trou.

N’est-ce pas, vous autres ?

WAGNER et HÉLOÏSE.

Certainement.

BÉRÉNICE.

Moi, de mon côté, afin que notre ménage soit bien assorti, je ne perdrai pas mon temps en votre absence.

FICHARD.

Bon... me voilà tranquille...

ESTELLE, à Bérénice.

Décidément, vous l’épouserez donc ?...

BÉRÉNICE.

Que veux-tu ?... tous les goûts sont dans la nature !

Air de la Normande. (Bérat.)

CHŒUR.

Demeurons unis,
Jamais de soucis,
D’orage
En ménage !
Non plus de soucis,
Et soyons unis
Comm’ de bons amis !

HÉLOÏSE, à Wagner.

Maint’ nant, tu promets
D’ fuir la tabagie ?

ESTELLE, à Garnier.

Sur sept, tu permets
Un jour de folie !...

WAGNER et GARNIER.

Je l’ jure en ces lieux.
Nous v’ là donc heureux
Comm’ des tourtereaux,
Comm’ de vrais pierrots !
Minute... pourtant,
J’oublie, en parlant,
Le plus important.

Chacun à sa femme.

Attends un instant...

Au public.

Entre nous renaît
La bonne harmonie ;
Mais un coup d’ sifflet
Nous désunirait !

Reprise du chœur.

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