La Dame d’intrigue (Samuel CHAPPUZEAU)

Comédie en trois actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, en 1662.

 

Personnages

 

CRISPIN, veuf

ISABELLE, fille de Crispin

GÉRONTE, bourgeois

LYCASTE, neveu de Géronte

PHILIPIN, valet de Lycaste

RUFFINE, dame d’intrigue

LA FLEUR, jardinier

LISETTE, femme de Lafleur

DEUX PORTE-FAIX

 

La scène est à Paris, au jardin de Crispin, hors des portes.

 

 

À SON ALTESSE ROYALE MADAME LA DUCHESSE DE SAVOIE, REINE DE CHYPRE

 

Madame,

 

Ce n’est pas la haute opinion que j’ai de mes ouvrages qui me porte a ne les offrir qu’à des têtes couronnées, et quelque approbation que ce poème comique ait pu avoir du public, je n’aurais jamais eu la hardiesse de l’adresser à Votre Altesse Royale, si je n’en avais eu une plus juste raison. Je viens, Madame, de voir une grande partie des cours de l’Europe, et sans parler du Louvre, proche duquel j’ai eu le bonheur de naître, j’ai eu depuis peu l’entrée libre dans White-Hall. J’ai été souffert chez les électeurs et les princes de l’Empire ; j’ai eu l’honneur, en Italie, d’aborder des souverains ; et dans tous ces lieux j’ai ouï parler avec tant d’admiration de Votre Altesse Royale, on l’y dépeint et si majestueuse et si belle, on y fait tant de bruit de ses éminentes qualités qu’encore que je sois indigne de paraître devant Elle, je n’ai pu vaincre le juste désir que j’ai eu de lui venir rendre aussi mes profonds respects. Mais je n’ai osé, Madame, me présenter de moi-même, et j’ai eu recours aux Muses pour m’introduire dans une cour toute pompeuse et toute spirituelle, où je savais qu’elles ne sont pas haïes. Elles se montrent d’abord avec un air enjoué pour tâcher de donner quelques heures de divertissement à Votre Altesse, mais elles en prendront bientôt un tout sérieux quand elles auront eu la permission de hausser la voix, et dans le style héroïque de chanter l’éloge d’une héroïne. Elles sauront se surmonter elles-mêmes dans cette rencontre, et tirer de l’excellence du sujet des forces et des lumières nouvelles pour n’en pas ravaler la dignité. Elles ne pourront rien dire que de glorieux de la glorieuse naissance de Votre Altesse Royale, qui a rendu heureusement à la Savoie le sang royal qu’elle en a tiré ; elles ne pourront rien étaler que d’éclatant de ses vertus éclatantes, rien que de sublime de son sublime génie, rien que de divin de ces traits divins qui la rendent l’une des plus belles princesses de la terre. Ce sont là, Madame, ces grands sujets qui vont sérieusement occuper mes Muses ; ce sont ces merveilles qu’elles ont voulu contempler de près pour les aller débiter avec plus de fermeté dans toutes les cours d’Allemagne où elles retournent, et si elles n’étaient engagées à reprendre leur vol jusques aux rives de l’Elbe, elles ne pourraient jamais se résoudre à quitter celles du Pô, éblouies de l’éclat de la cour royale de Savoie, de sa splendeur et de sa magnificence. Il leur serait difficile de retrouver le chemin, et les délices du Piémont leur feraient aisément oublier toute autre chose. Mais enfin, Madame, c’est une nécessité il faut qu’elles partent, quand ce ne serait que pour aller publier de bouche dans cette vaste et belle partie de l’Europe ce qu’elles viennent de voir, tant de gloire et tant de pompe, à quoi il leur sera permis d’ajouter l’honneur que j’aurai eu d’être souffert quelques moments dans le palais de Turin, où je ne me présente principalement que pour protester que je serai toute ma vie avec un très profond respect et un très grand zèle, Madame,

 

De Votre Altesse Royale

 

Le très humble, très obéissant et très obligé serviteur,

 

CHAPUZEAU.

 

 

AVERTISSEMENT

 

Je ne puis me vanter d’avoir rien contribué à ce poème que le tour des vers et la disposition des scènes : ce qu’il y a de fin et d’agréable est du en partie à Juvénal et en partie à un auteur espagnol que j’ai habillé à notre mode, et tout ce qui est du mariage est de l’invention du premier, comme la dame d’intrigue et l’homme de paille sont du crû de l’autre. Plaute m’a aussi un peu aidé dans le portrait que je fais d’un riche vilain, et quoique je découvre ingénument mes larcins, si j’ai su bien coudre toutes ces pièces et leur donner bon air, pourquoi m’en voudrait-on plus de mal qu’à tant d’autres du métier qui ont volé sans le dire ?

De semblables larcins chacun n’est pas capable.
Si l’on plaît c’est assez, et l’on n’est plus coupable.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

ISABELLE, LISETTE

 

ISABELLE.

Mais quand ton mari dort, Lisette, dort-il bien ?

LISETTE

Il dort comme un sabot ; non, n’appréhendez rien,

On l’entendrait ronfler d’ici jusqu’à Vincennes.

Durant toute la nuit, Dieu sait quelle est ma peine.

C’est un bruit, un tonnerre à durer jusqu’au jour,

Et pour le réveiller il faudrait un tambour.

Comme nous attendons sur le soir votre père,

Et qu’il ne lui faut rien pour le mettre en colère,

Il s’est mis si matin en besogne au jardin,

Qu’il vient sous le berceau de s’endormir soudain.

ISABELLE.

Hélas ! de la façon dont ce père me traite,

Je dois de son retour être peu satisfaite,

Il me tient en prison, et, pour croître mon mal,

Il me laisse au pouvoir d’un jardinier brutal,

De ton fâcheux mari qui redouble ma chaîne.

Demeurer sous la clef ! Lisette, quelle gêne !

Ne parler qu’à des murs ! Lisette, quel tourment !

Et dans ces murs enfin avoir fait un Amant !

Dans les plus hautes tours, dans les plus sacrés temples,

L’amour trouve partout des chemins assez amples,

Et dédaignant les fers, et les feux et la mort,

Contre vent et marée il sait gagner le port.

C’est de toi qu’il se sert, dans ma triste aventure

Pour donner du relâche aux peines que j’endure ;

C’est de toi...

LISETTE.

Laissons là tous ces beaux compliments,

Je suis de mon humeur pitoyable aux Amants ;

Le votre vient souvent saluer notre porte,

Et je crois que je plais au valet qui l’escorte ;

Me voyant assez jeune, et femme d’un barbon,

Il s’attend de pouvoir me prendre au premier bond ;

Il paraît fort gaillard aussi bien que son maître,

Et pour l’amour de vous... Mais je les vois paraître.

ISABELLE.

Ha ! Lisette, rentrons, ton mari peut venir.

 

 

Scène II

 

LYCASTE, PHILIPIN, ISABELLE, LISETTE

 

PHILIPIN.

Monsieur, courons les joindre et les entretenir.

LYCASTE.

Où fuyez-vous, Madame ?

Ils parlent chacun à sa chacune, et Lycaste tourne plusieurs fois la tête devers Philipin en s’impatientant.

PHILIPIN.

Où fuyez-vous, la belle ?

LYCASTE.

Quand, percé de vos traits...

PHILIPIN.

Quand, l’amour en cervelle...

LYCASTE.

Je puis enfin ici...

PHILIPIN.

Je puis finalement...

LYCASTE.

Vous dire mon souci.

PHILIPIN.

Vous dire mon tourment.

LYCASTE.

Ma flamme...

PHILIPIN.

Mon brasier...

LYCASTE.

Ma passion...

PHILIPIN.

Ma rage...

LYCASTE.

Laisse-moi parler seul.

PHILIPIN.

Monsieur, êtes-vous sage ?

Parlant ainsi tous deux nous aurons plus tôt fait.

LYCASTE.

Parle donc bas au moins.

PHILIPIN.

Vous serez satisfait.

LYCASTE.

Mon cœur sut donc, Madame, en vous voyant paraître,

Voler avec mes yeux jusqu’à votre fenêtre.

De peur d’être entendu n’osant hausser la voix,

D’un père rigoureux je détestai les lois.

Mon âme, en ce moment à la votre enchaînée

Subit avec plaisir la même destinée ;

Mais de votre prison l’indigne cruauté

M’ordonne de pourvoir à votre liberté.

ISABELLE.

De toutes vos bontés je vous suis obligée ;

On a toujours pitié d’une fille affligée,

Et si mon père enfin m’abandonne à mon choix,

Peut-être je saurai faire ce que je dois.

LYCASTE.

Daignez à mon amour donner quelque espérance.

PHILIPIN.

Halte-là, c’est mon tour d’expliquer ma souffrance.

Le temps nous étant cher, sans beaucoup de caquet,

Lisette, si tu veux, ce sera bientôt fait.

Je t’aime, c’est assez, j’abhorre le long style,

Et c’est dire en un mot tout autant comme en mille.

LISETTE.

Si tu fais quelque état de mon affection

De servir ces Amants trouve l’invention.

PHILIPIN.

Oui, je la trouverai dès ce soir, à tout rompre.

Maudit soit le bourru qui vient nous interrompre !

LISETTE.

Adieu, jusqu’au revoir. Rentrons.

LYCASTE.

Ha ! Philipin,

Mon oncle est mon rival, et j’en suis trop certain.

PHILIPIN.

Cachez-vous seulement, je prends sur moi l’affaire.

 

 

Scène III

 

GÉRONTE, PHILIPIN

 

PHILIPIN, en le heurtant.

Ha ! vous rêviez bien fort !

GÉRONTE.

Je ne te le puis taire,

Je me veux marier, je suis en âge mûr.

PHILIPIN.

Vous mourrez donc bientôt, Monsieur, c’est un coup sûr :

Mais de votre neveu souvenez-vous, de grâce.

GÉRONTE.

De tes sottes raisons, Philipin, je me lasse ;

Je ne consulte ici ni mon neveu, ni toi,

La fille de Crispin a des charmes pour moi ;

Je sais que l’un est pauvre, autant que l’autre est belle :

Mais je ne prétends rien que le corps d’Isabelle :

Je la veux toute nue.

PHILIPPIN.

Il faudra la couvrir,

Et c’est de la besogne assez pour en mourir ;

C’est où je vous attends. Que je te plains, pauvre homme !

GÉRONTE.

Sa beauté me tient lieu d’une très grosse somme,

Je la veux, dis-je encor, toute nue et sans bien ;

C’est là le grand secret.

PHILIPIN.

Moi, je n’y comprends rien ;

Je comprends seulement qu’épouser une femme

C’est livrer aux tourments et son corps et son âme,

C’est mettre bien souvent chez vous un Belzébuth ;

Riche, elle vous gourmande, et gueuse, elle vous put.

Belle, vous la craignez, laide, elle vous dégoûte ;

Et riche, et gueuse, et belle, et laide elle vous coûte.

GÉRONTE.

J’y donnerai bon ordre.

PHILIPIN.

Ha ! vous vous abusez,

Et toutes plus ou moins sont des esprits rusés.

La plus modeste enfin au luxe s’abandonne,

Et ne sait guère aimer qu’autant que l’on lui donne :

Tant que vous fournissez, vous êtes bon mari ;

Refusez une fois, gare le favori.

Dieu sait si, contemplant alors ce beau ménage,

Vous ne maudirez pas cent fois le mariage ;

Oui, dès le lendemain vous voudrez être veuf.

Hé Monsieur, si souvent vous passez le Pont-Neuf,

Avant que ce dessein prenne racine entière,

Sautez du haut en bas, la tête la première :

C’est mourir à mon gré de plus douce façon ;

Ou, si vous m’en croyez, vous mourrez vieux garçon.

GÉRONTE.

Tu n’aimes pas le sexe, et quelqu’une peut-être

T’a fait faire à toi-même un saut par la fenêtre,

Un galant plus aimé t’a causé cet affront.

PHILIPIN.

Mais vous-même, Monsieur, craignez pour votre front ;

Car, si vous épousez une de ces coquettes,

Il pourra bien germer au bel âge où vous êtes.

GÉRONTE.

Va, de tous les côtés je me trouve à couvert.

L’écorce paraît vieille, et le dedans est vert,

J’ai toute ma vigueur, mon poil seul me fait honte.

Isabelle avec moi n’aura pas mal son compte.

Mais pour tous ces bijoux qui ne sont bons à rien,

Je n’emploierai jamais un denier de mon bien.

Crispin n’en ayant point, je veux être son gendre ;

Et c’est là le secret que tu ne peux comprendre ;

Si chacun m’imitait, on verrait les maris

Des femmes désormais plus craints et plus chéris,

Il en irait bien mieux pour toutes les familles,

Si les riches garçons prenaient les pauvres filles.

PHILIPIN.

C’est bien dit à ce compte, il faudrait qu’à son tour

Une fille bien riche agréât mon amour.

GÉRONTE.

Un grand dot est suivi d’une grande arrogance ;

Femme qui n’en a point n’ose faire dépense,

Elle est souple, elle est humble, on a toujours la paix :

Une riche au contraire est un dangereux faix,

Elle apporte beaucoup et mange davantage,

On lui ferait affront de parler de ménage ;

Il faut tous les matins, quand elle est au miroir

À décrasser sa gorge avecque son frottoir,

Qu’à cent sortes de gens elle donne audience :

Mais quelles gens, bon dieu ! Le Cordonnier s’avance,

Puis le marchand de soie, et puis le parfumeur,

La Lingère entre après, ensuite le tailleur,

Le mercier du palais, la coiffeuse à la mode,

La faiseuse de mouche ; enfin c’est la méthode

Des Dames d’aujourd’hui d’avoir à leur lever

Tous ces beaux Courtisans qui les viennent trouver.

La bourse d’un Crésus, la bourse d’un Attale

Pourrait elle assouvir toute cette cabale ?

Ils s’entr’entendent tous.

PHILIPIN.

Ce sont de fins matois,

Qui pour les mieux plumer se montrent si courtois.

GÉRONTE.

Le mari qui voit tout, et que ce train-là touche,

Pour éviter le bruit n’en ouvre pas la bouche,

Il n’oserait souffler, et s’il disait deux mots,

La femme incontinent montant sur ses argots,

Je t’ai tout apporté, dirait-elle en colère,

Sans moi tu ne serais, ma foi, qu’un pauvre Hère.

Je t’ai mis à ton aise et rends-en grâce au Ciel.

Il faut boire cela souvent doux comme miel.

Je vivrai d’autre sorte avec mon Isabelle,

Elle n’est point coquette, et je ne crains rien d’elle.

PHILIPIN.

Mais d’ailleurs elle est gueuse, et c’est un autre mal.

Gueuse dit mal instruite, esprit rude et brutal,

Qui n’ayant point sorti, ni hanté le beau monde

A croupi sans rien voir dans une nuit profonde.

Ajoutez la laideur, c’est double aversion ;

Ajoutez la beauté, j’en voudrais caution.

Laissez donc là, Monsieur, pour le plus sûr remède,

Et la riche et la gueuse, et la belle et la laide.

GÉRONTE.

C’est-à-dire à ton compte, et sans tant raisonner...

PHILIPIN.

Qu’avec nulle des quatre il ne faut s’enchaîner.

Pour vous en parler net, les hommes de votre âge

Risquent trop d’en venir au choc du mariage,

Et quand, tête baissée, ils vont donner dedans,

Ils doivent se résoudre à tous les accidents.

GÉRONTE.

Je suis d’un autre avis, et pour fin de dispute,

Isabelle me plaît et c’est là que je butte :

Son père, sur le soir, arrive de Rouen,

Je veux la demander sans autre truchement.

PHILIPIN.

Puisque vous voulez être à la fin de la bande,

Si vous le trouvez bon j’en ferai la demande.

GÉRONTE.

Non, puisqu’à mon dessein tu sembles résister,

Au lieu de me servir tu pourrais tout gâter ;

Promets-moi seulement de bien tenir ta langue,

Et laisse-moi le soin de dresser ma harangue,

Je vais pour y rêver faire un tour de rempart.

PHILIPIN.

Il craint, le pauvre fou, d’être enterré trop tard :

Mais ce ne sera pas au moins par Isabelle :?

Lycaste, son neveu, brûle pour la donzelle,

Et nous n’en aurons pas, ma foi, le démenti.

Le voici.

 

 

Scène IV

 

LYCASTE, PHILIPIN

 

LYCASTE.

Philipin, mon oncle est-il parti ?

PHILIPIN.

Oui, Monsieur, et toujours coiffé de sa folie,

Il tranche du jeune homme, Isabelle est jolie,

Isabelle lui plaît, il veut contre les os,

Quoi qu’on en veuille dire, étendre ses gigots.

Tous mes raisonnements n’ont pu le rendre sage,

J’ai pesté, l’ai crié contre le mariage,

J’ai dit du mal du sexe, et cependant, ma foi,

Le sexe n’eût jamais meilleur ami que moi.

C’est un bel animal à mon gré qu’une femme.

LYCASTE.

Tu ne peux donc donner nul espoir à ma flamme ?

Que ce vieillard me fâche, et que j’ai de souci !

PHILIPIN.

Tenons bon seulement et ne bougeons d’ici.

Vous avez bien raison de chérir Isabelle ?

Depuis un mois pour vous je suis en sentinelle,

J’ai découvert la mèche et je sais que Crispin

A des écus cachés tandis qu’il meurt de faim,

Qu’il se fait gueux partout et qu’au fond il est riche :

Mais et Ruffine et moi lui ferons belle niche,

Ruffine dont l’esprit n’eut jamais son pareil,

Madrée au dernier point, belle comme un Soleil,

Qui joue et va grand train et s’habille en Princesse,

Et dont le revenu n’est qu’intrigue et qu’adresse.

Ayant suivi notre homme, elle trouva moyen

D’entrer dans un logis tout vis-à-vis du sien.

Dans huit jours qu’à Rouen le retint son affaire,

Elle trouva de plus le secret dé lui plaire ;

Et lui pleut de façon que, le voyant bien pris,

Elle tâche avant lui de regagner Paris,

Feint que contre un mari justement elle plaide,

Et que de ses parents elle y va joindre l’aide

Enfin elle a son but, et nous la connaissons.

Mais comme devant vous nous battrons les buissons,

Si les oiseaux sont pris, nous devons, ce me semble

Par la règle de trois les partager ensemble.

LYCASTE.

On ne peut d’un bienfait trop payer les Auteurs.

PHILIPIN.

La libéralité fait les bons serviteurs,

Je le sais par moi-même, et vois qu’il est très rare,

Qu’un valet soit fidèle auprès d’un maître avare.

Porter les clefs de tout, c’est tenir tout ouvert ;

Ce que l’on croit sauver, c’est alors qu’on le perd,

On aiguise par là l’esprit d’un domestique,

Et duper un vilain c’est un acte héroïque.

N’imitez pas votre oncle, il a ce grand défaut :

Il m’a mis jusqu’ici le râtelier si haut,

Que je n’y puis atteindre, eussé-je un col de grue,

Et j’aimerais mieux être un valet de charrue.

LYCASTE.

Va, sers-moi seulement.

PHILIPIN.

Vous saurez donc enfin,

Que Ruffine aujourd’hui doit entrer chez Crispin ;

Qu’il arrive ce soir, et qu’il doit ici proche

Chargé d’un gros ballot tantôt sortir du coche.

Il vient tout fraîchement, en beaux et bons effets

D’hériter à Rouen d’un riche Portugais :

(Ruffine a dans cent lieux des espions fidèles)

Ce ballot est rempli des perles les plus belles,

De rubis, de Saphirs, de diamants de prix,

De nacre, de corral, d’Agates, d’Ambre-gris,

De grandes pièces d’or. Monsieur, que de richesses !

Vous aurez beau moyen de faire des largesses.

LYCASTE.

Tu me crois donc déjà maître de ce ballot.

PHILIPIN.

Si nous ne l’attrapons, tenez-moi pour un sot.

Crispin, dans ce Faubourg où nous faisons la ronde,

A loué ce jardin pour se cacher du monde.

Il craint que, si sa fille était dans le grand jour,

Il ne vingt mille gens pour lui faire la cour,

Et qu’un gendre, trouvant l’occasion si belle,

N’entreprît d’enlever son trésor avec elle.

LYCASTE.

Ce donjon que tu vois est sa triste prison.

PHILIPIN.

Nous mettrons le geôlier bientôt à la raison,

La femme est déjà notre, et quoi qu’un maître avare

Les batte bien souvent pour rien, sans dire gare,

Comme ils meurent de faim, un Louis d’or offert

Le peut rendre comme elle avec nous de concert.

L’argent entre partout. Mais j’aperçois Ruffine.

LYCASTE.

D’une fausse rusée elle a toute la mine.

 

 

Scène V

 

LYCASTE, RUFFINE, PHILIPIN

 

PHILIPIN.

Ruffine, il se fait tard, le coche n’est pas loin.

RUFFINE.

L’affaire est en bon train, laissez-m’en tout le soin.

Si Crispin en échappe et si je n’ai mon homme,

Je veux être bernée et l’aller dire à Rome :

Il peut à son ballot dire bientôt adieu.

Je sers avec plaisir, j’ai le cœur en bon lieu.

PHILIPIN.

Elle l’a bien placé, s’il faut que j’en réponde,

Et ferait volontiers plaisir à tout le monde.

RUFFINE.

Le vilain en paiera, ma foi, les pots cassés.

Je lui plus à Rouen, il m’aime, c’est assez.

Pourtant dans son amour je crains son avarice,

Et pour entrer chez lui j’ai besoin d’artifice.

S’il m’aime, il aime mieux encore son ballot,

Sur cette corde-là le galant n’est pas sot,

Et ses gens ont d’ailleurs une étroite défense

D’ouvrir, ni nuit, ni jour, la porte en son absence.

Mais j’invente un moyen de m’y donner accès.

Déjà contre un mari j’ai feint d’avoir procès ;

Crispin croit cette bourde, il faut que je l’achève,

Feignons que ce mari, l’épée au poing, m’enlève,

Qu’un passant me défend et prend pitié de moi ;

Vous, soyez le mari, l’autre rôle est pour toi.

Aux cris que nous ferons alors tous trois ensemble,

On ouvrira la porte, et d’abord, ce me semble

Un tigre ne pourrait me refuser le toit.

Qu’en dites-vous ?

LYCASTE.

Je dis que le tour est adroit.

PHILIPIN.

D’autant plus que la femme est faite au badinage,

Et qu’aucun de nous deux, depuis notre voyage

Au nouveau jardinier n’a montré son museau.

Lycaste tire l’épée contre Ruffine et Philipin se met entre deux.

RUFFINE.

Crions. Tirez l’épée ! Ha ! traître ! ha le bourreau !

LYCASTE.

Tu mourras.

PHILIPIN.

Quoi ! traiter de la sorte une Dame !

LYCASTE.

De quoi vous mêlez-vous ? cette Dame est ma femme.

 

 

Scène VI

 

LYCASTE, PHILIPIN, RUFFINE, LA FLEUR, LISETTE

 

PHILIPIN.

Mon ami, retirez cette Dame chez vous.

LYCASTE.

Ne vous opposez point à mon juste courroux ;

L’infâme en doit mourir, ou cesser sa poursuite.

RUFFINE.

Les mauvais traitements à ce point m’ont réduite.

LISETTE.

Notre homme, par ma foi, j’en ai compassion.

RUFFINE.

Oui, contre lui je plaide en séparation.

PHILIPIN.

En séparation ! ha ! vous pourriez peut-être,

Avoir un peu de tort à ce qu’on voit paraître :

Monsieur est fort bien fait, que lui peut-il manquer ?

RUFFINE.

Je ne puis qu’à sa honte ici m’en expliquer :

Il me traite en servante, et me bat comme plâtre.

LYCASTE.

De ton peu de beauté je fus trop idolâtre.

Va, tu n’en es pas quitte, et je saurai bientôt,

Malgré tes avocats, te traiter comme il faut.

Cachons-nous en ce coin.

Lycaste s’en va.

PHILIPIN, à la Fleur.

Retirez cette Dame,

Autrement de sa mort vous auriez tout le blâme,

C’est pour une nuit seule, et demain ses parents

Pourront dans la douceur calmer leurs différends.

RUFFINE.

Si pour moi la pitié vous touche en cette affaire,

D’avance pour un lit je veux vous satisfaire.

LISETTE, bas.

Jamais je ne me vis tant d’argent à la fois.

Entrez.

LA FLEUR.

Nous pourrions bien en avoir sur les doigts,

Tu te hâtes trop, femme, et tantôt notre maître

Fera de sa maison un Château de Bicêtre :

Tu sais comme il tempête, et qu’arrivant ce soir

Il nous rouera de coups s’il vient à le savoir.

Il ne s’en moque pas ; quand il bat, il assomme.

Cherchez donc gîte ailleurs ; pour moi...

LISETTE.

Là, là, notre homme,

Je la cacherai bien dans notre grand bahut ;

Il faudrait pour la voir qu’il fût d’yeux tout cousu,

Et quoi qu’il fasse ici, chaque nuit, la revue,

Je me charge de tout.

LA FLEUR.

Et d’être bien battue.

Femme, l’argent t’aveugle.

RUFFINE.

Elle a de la pitié,

Le sexe pour le sexe eut toujours amitié ;

Elle craint pour ma vie, et qu’un homme en sa rage...

LA FLEUR.

Entrez donc, de par Dieu, sans causer davantage.

RUFFINE.

Encore un mot, de grâce, au brave défenseur,

Qui vient de me sauver et la vie et l’honneur,

Je veux lui confier quelque chose à l’oreille.

PHILIPIN.

C’en est fait.

RUFFINE.

Je tiendrai la faveur sans pareille.

LA FLEUR.

Entrez, j’entends du bruit, et c’est trop de caquet.

PHILIPIN, en allant joindre Lycaste.

Allons, je suis instruit, et j’ai le mot du guet.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

CRISPIN, DEUX CROCHETEURS

 

Ils tiennent tous trois un ballot, et s’entre-poussent à qui il demeurera.

PREMIER CROCHETEUR.

Ne vous y fiez pas, Monsieur, il vous engeôle.

DEUXIÈME CROCHETEUR.

Il vous fera payer au double, c’est un drôle.

CRISPIN.

Laissez-moi, je vous prie, et ne vous battez pas ;

Il n’est pas trop pesant, je n’ai qu’à faire un pas.

PREMIER CROCHETEUR.

J’ai parlé le premier.

CRISPIN.

Vous déchirez ma manche.

DEUXIÈME CROCHETEUR.

Tu n’es qu’un affronteur.

PREMIER CROCHETEUR.

Souviens-toi de Dimanche :

Si je prends mes crochets !

DEUXIÈME CROCHETEUR.

Hé bien ? que feras-tu ?

PREMIER CROCHETEUR.

Tu ne veux pas lâcher ?

DEUXIÈME CROCHETEUR.

Non.

PREMIER CROCHETEUR.

Tu seras battu.

CRISPIN.

Messieurs les crocheteurs, accordez-vous de grâce,

D’aujourd’hui je ne veux bouger de cette place.

PREMIER CROCHETEUR.

Tredame ! avez-vous peur que nous vous le mangions ?

J’avons porté souvent jusqu’à des millions,

Chez les gros partisans, on vous en peut répondre ;

Mais depuis quelque temps ils nous laissent morfondre.

DEUXIÈME CROCHETEUR.

Ça, vous payerez chopine, et nous l’allons charger.

CRISPIN.

Je le porterai, moi, pour vous faire enrager.

Crispin en arrachant le ballot de force tombe par terre avec lui.

PREMIER CROCHETEUR.

Au diable le vilain avec sa laide trogne.

DEUXIÈME CROCHETEUR.

Pour épargner cinq sols il fait notre besogne.

 

 

Scène II

 

CRISPIN, seul

 

Il s’assied sur son ballot.

Au Diable les marauds qui m’ont mis tout en eau,

Je sens que ma chemise est collée à ma peau,

Je suis tout hors d’haleine ; ils ont rompu ma fraise.

Reposons-nous un peu. Le Roi n’a point de chaise

Qui vaille celle-ci, fût-elle d’or massif.

Je suis riche à la fin, grâce à Monsieur le Juif.

Il est en l’autre monde, et bien chaud, qu’il s’y tienne ;

Je ne souhaite pas, ma foi, qu’il en revienne.

J’étais fort son ami, mais je suis plus encor,

Sans en faire le fin, ami de son trésor.

J’ai bien des compagnons, et l’héritier ne pleure

Que de peur que trop tard le malade ne meure :

Le deuil n’est que grimace en la plupart des gens.

Pour me tenir toujours au rang des indigents,

Et ne point m’exposer à quelque fine guêpe,

Ne changeons point d’habit, ne prenons point de crêpe.

Si j’allais me carrer avec un bon manteau,

Je recevrais bientôt mille coups de chapeau,

Chacun m’estimerait maître de vingt caraques,

Et contre mon ballot formerait mille attaques.

Faisons toujours le gueux, et le cachons si bien,

Qu’aucun ne le découvre et n’en soupçonne rien.

Ces maudits Crocheteurs en avaient quelque indice,

Et s’empressaient beaucoup à me rendre service.

Fallût-il en crever, malgré sa pesanteur,

Autre dos que le mien n’en sera le porteur.

Je vais l’ensevelir cinquante pieds sous terre.

Arrive après cela, famine, orage, guerre.

Mais gagnons le logis.

Il se lève de dessus son ballot, et voyant quelqu’un, se remet dessus, et ne fait pas semblant d’abord de le voir ni de l’entendre.

 

 

Scène III

 

GÉRONTE, CRISPIN

 

GÉRONTE.

C’est le pauvre Crispin,

C’est lui-même, approchons.

CRISPIN, bas.

Il flaire mon butin.

GÉRONTE.

De votre heureux retour, ami, j’ai de la joie.

CRISPIN, bas.

Le maudit compliment ! après moi l’on aboie,

Et de mon cher trésor on a déjà le vent.

GÉRONTE.

Vous ne serez plus pauvre.

CRISPIN.

Il sait tout, on me vend.

GÉRONTE.

Je veux vous soulager d’un fardeau si pénible.

CRISPIN.

Je le porterai bien. La chose est trop visible.

Il sait tout.

GÉRONTE.

Refuser mon aide en vos besoins !

CRISPIN.

Monsieur, en ma faveur vous prenez trop de soins.

Je me repose un peu des grands cahots du coche.

GÉRONTE.

Marchons tout doucement ; votre maison est proche.

Là nous partagerons désormais tous nos biens.

CRISPIN.

Il sera fort aisé de partager les miens,

La part qui vous viendra doit être fort petite.

Vous vous moquez, Monsieur, et je n’ai pas la pite.

GÉRONTE.

Non, non, vous êtes riche et maître d’un trésor.

Levez-vous seulement.

CRISPIN.

Je ne saurais encor.

GÉRONTE.

Oui, plus que diamants, que rubis, qu’émeraudes,

Plus que tous les trésors de ces régions chaudes,

Qu’Agates, qu’Ambre-gris.

CRISPIN, bas.

Il a liste de tout.

GÉRONTE.

Vous possédez bien plus, ami, selon mon goût :

Une fille, en un mot, que je veux pour ma femme.

CRISPIN, bas.

Ou plutôt mon ballot pour qui ton cœur se pâme.

GÉRONTE.

Me l’accorderez-vous, cher ami ?

CRISPIN, bas.

Non, ma foi.

GÉRONTE.

J’en saurai bien user, croyez-le.

CRISPIN, bas.

Je le crois,

Mais tu ne l’auras pas, ou j’y perdrai la vie.

GÉRONTE.

Que dites-vous tout bas ?

CRISPIN.

Que je n’ai pas envie,

De souffrir plus longtemps qu’on se moque de moi ;

Je me repose ici sur le pavé du Roi.

Laissez-moi donc en paix. Ma fille est une gueuse,

Mais elle aime l’honneur.

GÉRONTE.

Je veux la rendre heureuse

C’est ainsi que j’entends vous soulager tous deux

D’un pénible fardeau, d’un joug rude et honteux ;

C’est comme j’entends faire un partage fidèle,

Vous prenant de mes biens, moi prenant Isabelle.

CRISPIN.

Monsieur, gardez vos biens et me laissez ici ;

Pour moi, je suis né pauvre, et veux mourir ainsi.

GÉRONTE.

Vous vivrez à gogo.

CRISPIN, bas.

C’est comme on les attrape ;

Il croit qu’incontinent j’irai mordre à la grappe.

GÉRONTE.

Je parle tout de bon.

CRISPIN.

Parlez jusqu’à demain.

Pour moi, je suis assis.

GÉRONTE.

Çà, donnez-moi la main,

Quoi, vous me refusez, et balancez encore ?

Il peut avoir ici des desseins que j’ignore,

Moi debout, lui le cul ferme sur son ballot,

De peur de le fâcher ne lui disons plus mot.

Demain nous pourrons mieux parler de cette affaire.

Rentrons dans la maison. Adieu, futur beau-père.

 

 

Scène IV

 

CRISPIN, seul

 

Si je le suis jamais, je veux être pendu.

À d’autres. Moi beau-père ! il a mal entendu.

Ma fille te plaît donc ? tu veux être mon gendre ?

Mais pour son beau museau tu ne la veux pas prendre ?

Si tu me croyais gueux autant que je le fais

Isabelle pour toi n’aurait guère d’attraits.

Oui, sans doute, il sait tout, la chose est manifeste,

Car les pauvres partout sont fuis comme la peste,

J’ai beau coucher sans draps, et manger du pain bis,

Porter des bas rompus et de méchants habits ;

J’ai beau faire chez moi jeûner plus d’un Carême,

Les yeux de ce vieillard percent mon stratagème,

Il sait où j’ai caché mon or et mon argent,

Et je ne gagne rien à me dire indigent.

Mais m’en dois-je étonner ? les valets sont des traîtres,

Et pour gagner cinq sols feraient pendre leurs maîtres.

Mon jardinier sans doute, et sa femme encor mieux

Ont eu des espions et m’ont suivi des yeux,

Les coquins ! Mais marchons.

 

 

Scène V

 

LYCASTE, CRISPIN

 

S’étant mis en devoir de soulever son ballot, et apercevant Lycaste, il se remet derechef dessus.

LYCASTE.

L’occasion est belle.

Ne puis-je vous servir ?

CRISPIN.

Qui Diable vous appelle ?

Vous parlerez debout, si vous voulez jaser.

LYCASTE.

J’ai cru que ce ballot vous allait écraser,

Et je courais ici pour vous offrir mon aide.

CRISPIN.

Il n’en est pas besoin. Le Diable te possède.

LYCASTE.

Monsieur, permettez-moi de vous rendre mes soins,

Vous estimant beaucoup, je ne vous dois pas moins.

CRISPIN.

Monsieur, trêve d’estime.

LYCASTE.

Et vous savez peut-être

Qu’assez près de chez vous j’eus le bonheur de naître.

CRISPIN.

Peut-être.

LYCASTE.

Que mon père était de vos amis.

CRISPIN.

Peut-être.

LYCASTE.

Que chez vous l’accès m’était permis.

CRISPIN.

Peut-être.

LYCASTE.

Que j’étais comme de la famille.

CRISPIN.

Peut-être.

LYCASTE.

Que dès lors j’adorais votre fille.

CRISPIN.

Autre gendre.

LYCASTE.

Et qu’étant tous deux encore enfants

Nous passions à jouer innocemment le temps.

CRISPIN.

Il ne m’en souvient pas.

LYCASTE.

Et que, dès ce bas âge,

Chacun nous mariait dedans le voisinage.

CRISPIN.

Il ne m’en souvient pas.

LYCASTE.

Que vous-mêmes, un jour

Dans vos bonnes humeurs approuviez notre amour.

CRISPIN.

Il ne m’en souvient pas.

LYCASTE.

Et qu’enfin votre femme,

Avant que de mourir...

CRISPIN.

Devant Dieu soit son âme,

Ma mémoire se perd du jour au lendemain.

Monsieur, obligez-moi, passez votre chemin.

LYCASTE.

Vous laisser ainsi seul ! ah ! vraiment, je n’ai garde.

CRISPIN.

Demeurez donc ici toute la nuit en garde.

Pour moi je prends plaisir de reposer au frais.

LYCASTE.

Mais vous alliez chez vous.

CRISPIN.

Qu’en est-il, si j’y vais ?

LYCASTE.

Vous ne sauriez tout seul y porter cette charge.

CRISPIN.

J’ai les reins assez forts et le dos assez large.

LYCASTE.

Mais si je vous aidais, en seriez-vous jaloux ?

CRISPIN.

On se sert rarement des gens faits comme vous.

Si l’on vous appuyait un fardeau sur la nuque,

Il mettrait en désordre et rabat et perruque.

Monsieur, vous vous moquez de votre serviteur,

Et vous ne voulez pas devenir Crocheteur.

Lycaste se met en devoir de le tirer de sur son ballot, et l’autre le repousse.

LYCASTE.

Non, non, laissez-moi faire, et sans cérémonie.

On fait tout au besoin.

CRISPIN.

Doucement, je vous prie.

LYCASTE.

Souffrez donc ce valet.

CRISPIN.

Je vois trop leur complot.

LYCASTE.

Approche, Philipin, et charge ce ballot.

 

 

Scène VI

 

CRISPIN, LYCASTE, PHILIPIN

 

PHILIPIN.

Ça, ça.

CRISPIN.

Vous n’êtes pas assez fort, ce me semble,

Car ce ballot et moi sommes liés ensemble.

On ne peut charger l’un, sans charger l’autre aussi ;

D’ailleurs je vous l’ai dit, je veux dormir ici.

LYCASTE.

Non, non, il dit cela pour épargner nos peines.

CRISPIN, bas.

Dieu merci, je me trouve entre deux tire-laines,

Le maître et le valet tous deux sont des filous.

PHILIPIN.

Monsieur, sans compliment, dépêchons, levez-vous.

CRISPIN.

Ne m’approchez pas tant, vos soins sont inutiles.

Monsieur, votre valet a les mains trop subtiles.

LYCASTE.

Ha ! vous lui faites tort.

CRISPIN tend la main droite ouverte, puis toutes les deux ensemble.

Ça, montre-moi la main.

PHILIPIN.

Tenez.

CRISPIN.

L’autre.

PHILIPIN.

Tenez, voyez jusqu’à demain.

CRISPIN.

L’autre.

PHILIPIN.

Allez la chercher, en ai-je une douzaine ?

Et portai-je un minois à faire une fredaine ?

CRISPIN.

Tout se peut, et souvent tel maître, tel valet.

Ils l’enlèvent de terre avec le ballot, chacun de son côté.

LYCASTE.

Enlevons-les ensemble, et malgré qu’il en ait.

Il ne faut pas ici laisser seul ce pauvre homme.

CRISPIN.

Messieurs, que faites-vous ? au voleur ! on m’assomme,

Au secours, je suis mort.

PHILIPIN.

Monsieur, s’il crie encor,

Je lâcherai mon bout, s’agit-il d’un trésor.

Ils le laissent tomber avec son ballot.

CRISPIN.

Au meurtre, on m’assassine, à l’aide. Adieu, par terre.

PHILIPIN.

Monsieur, retirons-nous, de peur qu’on ne nous serre ;

Des sergents affamés ne demandent pas mieux,

Et nous feraient passer pour des séditieux.

LYCASTE.

Tu dis vrai, Philipin, laissons là ce fantasque.

CRISPIN se relève et se tâte.

Sera-ce enfin ici la dernière bourrasque ?

J’ai quelque bras démis, ou le gauche ou le droit,

Lequel est-ce ? mais non, et la peur m’alarmait,

Mes os sont en leur place. Allons, sans plus attendre,

De peur qu’il ne survienne encore un autre gendre.

Mais j’aperçois quelqu’un.

Puis se remet sur son ballot, ayant aperçu quelqu’un.

 

 

Scène VII

 

CRISPIN, LA FLEUR

 

LA FLEUR.

C’est où s’est fait le bruit,

Je crains pour notre maître en arrivant de nuit.

Mais ne le vois-je point ? sans doute, c’est lui-même.

CRISPIN.

Bon, c’est mon Jardinier. Ma peur était extrême.

LA FLEUR.

Notre Maître, est-ce vous ?

CRISPIN.

Oui, moi-même, ou je dors ;

Mais qui te fait, maraud, être si tard dehors ?

Qui garde la maison ?

LA FLEUR.

Notre femme.

CRISPIN.

Ta femme

Trouvera qui bientôt lui chantera sa gamme :

C’est une babillarde, elle a trop de caquet,

Sa langue va toujours plus vite qu’un claquet,

Je veux la lui couper.

LA FLEUR.

Maudit soit qui l’empêche,

Car durant tout un jour, souvent elle me prêche,

La coquine qu’elle est me dit des mots de chien.

CRISPIN.

Prends vite ce ballot par un bout, tiens-le bien.

As-tu des bras de foin, marchons à la bonne heure.

LA FLEUR.

Je crois que c’est du plomb.

CRISPIN.

Tu m’aides peu, demeure ;

Veux-tu laisser aller sur moi tout le fardeau ?

Porte mieux, si tu peux ; peste soit du grand veau.

LA FLEUR.

Je sue à grosse goutte.

CRISPIN.

Allons donc, marche vite,

Nous n’avons plus qu’un pas. Bon, nous sommes au gîte :

Mets bas.

LA FLEUR s’assied derechef sur son ballot à sa porte.

Il ne faut pas me le dire deux fois.

CRISPIN.

Te voilà bien gâté. Heurte.

 

 

Scène VIII

 

CRISPIN, LA FLEUR, LISETTE

 

LISETTE, à Ruffine au dedans de la maison.

J’entends sa voix ;

Cachez-vous promptement.

CRISPIN.

Ta femme est-elle sourde ?

LA FLEUR

Fût-elle aussi muette. Hé là, heurte, balourde.

LISETTE, en ouvrant la porte.

Ha ! bonsoir, notre maître.

CRISPIN.

Ha ! bonsoir, loup-garou,

Dont le maudit caquet me fait Roi du Pérou ;

De richesses en l’air tu vas flatter ma fille,

Et je n’ai pas de quoi lui donner un soudrille,

Qui voudrait, penses-tu, se charger de sa peau ?

Les filles sans argent, dis, qu’ont-elles de beau ?

Qui s’attend que la mienne aura force pistoles

Nourrit son pauvre esprit d’espérances frivoles.

Dans ce siècle maudit, soit fille, soit garçon ;

Quand ce métal reluit va mordre à l’hameçon,

On s’informe d’abord, et qu’a-t-il, et qu’a-t-elle ?

Pour le sang, la vertu, c’est une bagatelle,

Qu’on soit ce qu’on voudra, l’argent supplée à tout,

Et ce traître d’argent partout tient le haut bout ;

Est-il gueux, ergo sot ; riche, ergo galant homme.

Si l’on me trouve un sou, je veux que l’on m’assomme,

Je suis de ce côté plus sec que du brésil

Et vous, une friponne avec votre babil.

LISETTE.

À qui donc en a-t-il ?

CRISPIN.

Vous vous fâchez encore ?

Taisez-vous, taisez-vous, Madame la pécore,

Vous avez trop jasé.

LISETTE.

Qu’ai-je donc dit enfin ?

CRISPIN.

Vous croyez être fine, et je suis le plus fin.

Ma foi, vous jeunerez, et plus qu’à l’ordinaire.

LA FLEUR.

Nous mourrons donc bientôt.

CRISPIN.

Il ne m’importe guère,

Si sa langue a failli, sa gueule en pâtira,

Et nous verrons après comme sa langue ira.

LISETTE.

Je veux pourtant savoir...

CRISPIN.

Il faut qu’on la corrige.

LISETTE.

Si j’ai jamais rien dit...

CRISPIN.

Ha ! taisez-vous, vous dis-je.

LA FLEUR.

Tais-toi donc ; si tu veux.

CRISPIN.

Voyez-vous ce ballot ?

Vous êtes morts tous deux, si vous en dites mot.

Ce sont de vieux papiers, qu’un bon ami me prie,

De lui garder chez moi, pour le fait d’une hoirie,

Qu’il vient ici poursuivre après la Saint-Martin.

LA FLEUR.

Pour nous tous ces papiers ne sont que du Latin.

Quel profit aurions-nous d’en sonner la trompette ?

CRISPIN.

Profit ou non, vois-tu, si ta femme caquette,

Et si, quand à ma fille elle porte à manger

Dans quelque fol espoir elle va l’engager,

Je saurai l’en punir, je sais par où la prendre.

Je ne veux de vingt ans ouïr parler de gendre :

Chacun a ses raisons. Je veux qu’à double tour

Ma porte soit fermée, et la nuit et le jour :

Des voleurs à présent j’entends chacun se plaindre.

LISETTE.

Ma foi, pour les voleurs vous n’avez rien à craindre,

Des toiles d’araignée et quelques troncs de choux,

Sont tout le grand butin qu’on peut faire chez vous.

CRISPIN.

Hé bien ! malgré ta langue et tes dents basanées,

Je veux les conserver ces choux, ces araignées

Afin de me piller tu voudrais me voir Roi.

Mais quoi que l’on n’ait rien à butiner chez moi,

Ne fût-ce qu’un vieux pot, ne fût-ce qu’une écuelle,

Je ne veux voir ici ni mâle, ni femelle.

S’il vient quelque voisin te demander de l’eau,

Dis-lui Voisin, le chat a bu dans notre seau,

Il venait de manger un gros rat à ma vue.

Si l’échelle ; Voisin, notre échelle est rompue.

Si du feu ; D’aujourd’hui, feu n’avons su garder.

Si du sel : ha ! voisin j’allais t’en demander.

À tous ces importuns, tiens la réponse prête,

Enfin que nul vivant sous mon toit ne s’arrête ;

Parle de ta fenêtre et fais visage froid,

Quand la bonne fortune elle-même y viendrait.

Ruffine éternue deux ou trois fois, à dessein de se faire entendre.

Quel bruit entends-je là ?

LISETTE.

Rien.

CRISPIN.

Je ne suis pas grue.

LISETTE.

Peut-être, ayant trop bu, notre chat éternue.

CRISPIN entre brusquement, après avoir attaché sa ceinture à son ballot.

À d’autres ! ce sont là tours de maître gonnin :

Et cet éternuement est d’un nez féminin.

Voyons.

LA FLEUR, bas.

C’est fait de nous, maudite soit la femme.

 

 

Scène IX

 

CRISPIN, RUFFINE, LA FLEUR, LISETTE

 

CRISPIN.

Non, non, je vous tiens bien, nous vous verrons, Madame.

Ha coquine ! ha maraud ! le chat n’a pas trop bu.

Ruffine sort, la coiffe baissée, et Crispin la tenant par la robe, et en lui parlant met un pied sur son ballot, ce qui fait une plaisante figure.

LISETTE, à son mari.

Il faudrait, pour la voir, qu’il fut d’yeux tout cousu.

LA FLEUR.

De par le diable, il a des yeux et des oreilles.

CRISPIN.

Découvrez donc enfin ces beautés nonpareilles.

Cette Dame est bien faite, elle a le corps poupin.

Si c’était ma Ruffine ! ha trop heureux Crispin !

RUFFINE.

On ne me verra point, quelque effort que l’on fasse,

Avant que de vos gens j’aye obtenu la grâce,

Et de mes tristes maux vous serez si touché,

Que vous ne pourrez plus contre eux être fâché.

Ruffine ôte sa coiffe.

CRISPIN.

Bien, pour l’amour de vous, allez, je leur pardonne.

Que vois je ? c’est donc vous, mon Ange, ma pouponne ?

Quel bonheur imprévu de vous trouver ici.

RUFFINE.

Ma surprise est égale, et j’en ai du souci ;

Plaidant contre un mari, je crains la médisance,

Mais il vient de passer à la dernière offense,

Et comme en ma faveur tout se va terminer,

Le perfide tantôt voulait m’assassiner.

Je dois à la pitié de votre Jardinière

Le bonheur de jouir encor de la lumière.

CRISPIN.

Ha ! Reine de mon cœur, espérez tout de moi :

Ma maison est à vous, et mon cœur, et ma foi.

Laissons là, croyez-moi, toute la plaidoirie ;

Qu’Avocats, Procureurs, tout aille à la voirie ;

Le métier de plaider est un métier méchant ;

Nous n’irons au Palais que pour voir le Marchand,

Acheter le bijou, le Roman, la Nouvelle,

Et nargue des procès qui brouillent la cervelle,

Reposez-vous sur moi de tout votre souci,

Et, sans aller plus loin, vidons l’affaire ici.

RUFFINE, bas.

Mon dessein réussit.

LISETTE, à la Fleur.

Il en tient le doux Maître.

RUFFINE.

Tant de civilités que vous faites paraître

Me font rougir de honte, et je ne puis assez

D’un tel excès d’honneur...

CRISPIN.

Ha ! bel Ange, cessez ;

Charmé de votre voix et de votre visage,

Je veux pour vous servir mettre tout en usage.

Oui, je m’y porterai de toute ma vigueur,

Et m’en acquitterai très bien sur mon honneur.

Ces yeux, mes petits Rois...

RUFFINE.

Je prends pour raillerie

Ce que sait inventer votre cajolerie ;

Mille défauts que j’ai s’y doivent opposer.

CRISPIN.

Entrons le serein tombe, allons nous reposer.

Tiens, la Fleur, va, cours vite, et dis qu’on nous apporte

Du prochain Cabaret trois plats.

LA FLEUR.

Quels plats ?

CRISPIN.

N’importe.

LA FLEUR.

Grands ? petits ? vides ? pleins ?

CRISPIN.

Au diable l’animal !

LA FLEUR.

Dieu soit loué, l’amour l’a rendu libéral.

CRISPIN.

Trois bons plats de rôti, quelque bonne accolade,

Un dindon, deux poulets, avec une salade,

Et du vin du meilleur, s’il veut s’achalander.

Va, ne demeure pas longtemps à marchander,

Afin que promptement le souper se prépare.

La Fleur s’en va.

LISETTE.

Dès qu’on est amoureux, on cesse d’être avare.

Il n’est entré poulet ici depuis dix ans.

CRISPIN.

Entrons, mon Ange, entrons, donnons-nous du bon temps.

Prends ce ballot, Lisette, et portons-le en ma chambre.

Ce sont de vieux papiers.

RUFFINE.

Bon Dieu ! qu’ils sentent l’ambre !

CRISPIN, bas.

L’ambre ! Elle a le nez bon. Ne lui répondons mot.

Je te renonce, amour, s’il s’agit du ballot.

RUFFINE.

Que je vous aide.

CRISPIN.

Ha ! non ; Lisette est assez forte.

Passez devant, ma belle, et toi ferme la porte.

Quoi, déjà le soupé !

La Fleur retourne avec un garçon de cabaret, et portent chacun deux plats couverts, et Crispin repousse rudement le garçon qui voulait entrer.

LA FLEUR.

Tout s’est trouvé soudain.

CRISPIN.

Lisette, prends ces plats. Viens les quérir demain.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

PHILIPIN, LYCASTE

 

Philipin entre, chargé d’un homme de paille couvert d’un manteau et d’un chapeau, qu’il appuie contre un des côtés du théâtre.

PHILIPIN.

Monsieur, plantez-vous là, contre cette muraille.

LYCASTE.

Que veux-tu faire enfin de cet homme de paille ?

PHILIPIN.

Vous voulez tout savoir, et vous ne saurez rien ;

Souffrez sans dire mot qu’on vous fasse du bien.

Vous apprendrez bientôt à connaître Ruffine.

De duper les plus fins nous avons la routine.

LYCASTE.

D’accord ; mais de ceci quel fruit dois-je espérer ?

PHILIPIN.

Ha ! que d’impatience ! Il faut la modérer.

On n’a pas tout d’un coup les choses qu’on désire.

Vous êtes en amour un terrible Messire ;

Les filles n’aiment pas un esprit pétillant.

Vous n’engendrerez point, vous êtes trop bouillant.

LYCASTE.

Tu me fais bien souvent de ces leçons jolies,

Et je me divertis de toutes tes folies,

Pourvu qu’au bout du conte, et pour fin de procès,

De mon ardent amour j’aye un heureux succès.

PHILIPIN.

Enfin, pour couper court, vous aimez Isabelle,

Vous voudriez, sans façon, dormir avec la belle,

Sans lui donner cadeau, bijoux, ni violons,

Et ne cherchez jamais les chemins les plus longs ?

J’estime votre humeur, ma foi, je vous en aime,

Et j’en connais beaucoup qui feraient bien de même.

Mais c’est être en amour un peu trop échauffé ?

Un feu trop violent est bientôt étouffé ;

Quand vous aurez été quatre jours en ménage,

Vous ne montrerez plus, ma foi, si bon visage.

LYCASTE.

Ai-je encore à souffrir longtemps de tes discours ?

Et ne m’offres-tu point de plus puissant secours ?

À quoi doit aboutir tout ce beau stratagème ?

PHILIPIN.

À rien.

LYCASTE.

Ton insolence à la fin est extrême ;

Je ne veux pas ici te servir de jouet.

PHILIPIN.

Moi, si vous vous fâchez, je suis votre valet.

LYCASTE.

Je te laisse donc faire.

PHILIPIN.

Oui, car, pour l’ordinaire,

Des maîtres suffisants gâtent toute une affaire :

Ce sont des étourdis, sans cervelle et sans soin,

Et d’un sage valet souvent ils ont besoin.

Çà, tandis qu’à fon gré notre avare festine,

Moralisons un peu dessus cette machine.

LYCASTE.

Ta morale m’ennuie, et vient hors de saison.

PHILIPPIN.

Vous êtes un jeune homme, ennemi de raison,

Quine veut rien savoir, quoi que l’on y travaille,

Et qui veut ressembler à cet homme de paille.

Par ma foi, j’en connais qui sont de chair et d’os,

Qui sont les entendus, et qui font aussi sots ;

Ils n’ont du corps humain que la seule figure,

Et du reste ce sont des ânes de nature.

D’autres ont de l’esprit, plaisent dans l’entretien,

Qui d’ailleurs sont sans cœur, et ne sont bons à rien,

Qu’un parent, qu’un ami qui périt sans ressource

Ne saurait émouvoir à délier leur bourse,

Que le moindre intérêt fait d’abord reculer ;

Comme un homme de paille il faudrait les brûler,

Je fuirais un avare ainsi qu’on fuit un ladre ?

Avecque mon humeur rien de plus mal ne cadre,

Les biens ne sont donnés que pour les employer ;

Ceux qui ne donnent rien ne sont bons qu’à noyer.

LYCASTE.

C’est-là donc la leçon que tu me voulais faire.

PHILIPPIN.

Oui, mais de mes leçons vous ne profitez guère,

Je ne vois point encor que vous les pratiquiez,

Et que de débourser si fort vous vous piquiez.

J’enrage de vous voir une tête si dure.

Il va le planter au-dessous des fenêtres de Crispin.

Allons planter notre homme, et le mettre en posture.

La Lune éclaire un peu, c’est là ce qu’il nous faut,

Écoutons. Le galant se réjouit là-haut,

Je l’entends. Mais voici de quoi troubler la Fête.

Tiens-toi donc si tu veux, peste soit de la bête.

Si tu ne te tiens droit, je te laisse tomber.

Là donc, demeure ainsi, ferme et sans te courber.

Qui ne s’y tromperait ? Il en aura dans l’aile ;

Nous aurons le ballot, nous aurons Isabelle ;

De cet Archivilain il faut tirer raison.

Courage, allons donner l’alarme à la maison.

 

 

Scène II

 

PHILIPIN, LYCASTE, CRISPIN, RUFFINE, LA FLEUR, LISETTE

 

Philipin frappe à la porte de Crispin à trois diverses reprises, de plus fort en plus fort, et se cache à chaque fois après avoir frappé ; et Crispin vient au balcon autant de fois.

PHILIPIN.

Cachons-nous promptement.

CRISPIN.

Qui frappe de la sorte ?

Demain il fera jour, je n’ouvre point la porte.

PHILIPIN.

Redoublons.

CRISPIN.

Quel maraud heurte de la façon ?

Si je descends en bas, gare l’estramaçon.

Je ne prends pas plaisir à tout ce badinage,

Retirez-vous, et vite, et si vous êtes sage.

PHILIPIN.

Courage, le galant commence à se fâcher.

C’est là tout mon souhait ; heurtons sans relâcher.

Il paraît cette fois en chemise avec son bonnet de nuit.

CRISPIN.

Qui diable est l’insolent qui ne veut pas répondre ?

Et prend ainsi plaisir à me faire morfondre ?

Personne ne paraît ; on se moque de moi.

Mais n’est-ce point, là-bas, un homme que je vois !

Oui, c’est quelque voleur, je n’en fais point de doute,

Parlons des grosses dents. Qui que tu sois, écoute.

Si tu t’obstines plus à me faire du bruit,

Je m’en vais te traiter comme un voleur de nuit.

Retire-toi d’ici, crois-moi, sans plus attendre,

Le traître fait semblant de ne me pas entendre.

Va-t’en, te dis-je encor. Point ; il ne branle pas.

De ma longue escopette il fera plus de cas,

Ma foi, j’irai chercher ton âme dans son centre,

Et je t’en donnerai tout au travers du ventre.

PHILIPIN.

Bon, c’est où je l’attends. Pour la dernière fois,

Jouons bien du marteau.

Crispin vient avec son fusil, et Ruffine le suit qui le retient par le bras, comme il couche en joue.

CRISPIN.

Sommes-nous dans un bois ?

As-tu donc entrepris de mettre à bas ma porte ?

Je m’en vais te parler, et de la bonne sorte.

PHILIPIN.

Il n’y va pas manquer.

RUFFINE.

Ha ! Dieu, que faites-vous ?

CRISPIN.

Je veux exterminer le plus grand des filous,

Il trouble le repos de l’Ange que j’adore.

Voyez-vous le pendard ? le voyez-vous encore ?

Il ne branlera pas.

RUFFINE.

C’est peut-être qu’il dort.

CRISPIN.

Il dort donc tout debout. C’en est trop.

Il tire et l’homme de paille tombe. Et au bruit du coup tiré Philipin et Lycaste viennent avec une lanterne vers le fantôme. Puis le Jardinier et la Jardinière accourent.

PHILIPIN.

Je suis mort.

Au secours, vite, à l’aide, ayez soin de mon âme.

LA FLEUR.

Qu’avez-vous fait ? grand Dieu !

LISETTE.

De frayeur je me pâme.

Je m’enfuis par derrière.

RUFFINE.

Et je vous quitte aussi.

CRISPIN.

D’une subite peur je sens mon cœur transi.

LA FLEUR.

Nous sommes tous perdus, s’il faut que la justice

Contre nous de ce meurtre ait quelque faible indice.

PHILIPIN, à Lycaste.

Il vient d’être tué, nous saurons bien comment ;

L’assassin n’est pas loin, cherchons-le promptement :

Autour de ce jardin allons faire la ronde.

LA FLEUR.

J’entends là des Archers ma peur est sans seconde.

CRISPIN.

Nous manquons des moyens de nous les rendre amis.

PHILIPIN, bas à Lycaste.

Profitons du désordre où nous les avons mis,

Et gagnons promptement la porte de derrière.

Ruffine doit s’y rendre avec la Jardinière,

Nous enlèverons tout.

LE FLEUR.

Le coup a fait éclat.

CRISPIN.

Ha ! maudite arme à feu, que n’as-tu pris un rat !

Dis-moi, que ferons-nous ?

LA FLEUR.

Il faut fuir, et bien vite,

Et, sans plus différer, chercher un autre gîte.

Encor ne sais-je pas comment nous sortirons,

Car ces diables d’archers sont tous aux environs.

Mais à fuir promptement le péril nous convie.

Et tous ces vains regrets nous coûteraient la vie.

CRISPIN.

Fuyons puisqu’il le faut. Mais...

LA FLEUR.

Quoi ? mais ?

CRISPIN.

Mon ballot.

LA FLEUR.

Quoi ? pour de vieux papiers ?

CRISPIN.

Ha !

LA FLEUR.

Bon Dieu, quel sanglot !

Quoi, ces papiers, Monsieur, sont-ils d’une importance ?...

CRISPIN.

Oui, très grande.

LA FLEUR.

Bien moins qu’aller à la potence.

CRISPIN.

J’ai de plus un coffret que je veux emporter.

Viens m’aider promptement.

LA FLEUR.

Allons sans consulter.

 

 

Scène III

 

GÉRONTE, seul

 

Il sort avec sa lanterne et son épée.

Paris est un tonnerre, et le jour et la nuit :

Lycaste et Philipin seront courus au bruit,

Ni neveu, ni valet pour moi n’ont point d’oreille,

J’ai beau les appeler, personne ne s’éveille.

On a tué quelqu’un, et je me trompe fort,

Si près de chez Crispin le malheureux n’est mort.

Il fait un pas en arrière de frayeur, et puis retourne l’homme de paille de côté et d’autre, et le tient debout jusqu’à la sortie de Crispin.

Le voilà. Mais voyons si je le puis connaître.

Ha ! ma foi, tout ceci doit être un tour de maître.

Quoique Crispin soit fin, il en est de plus fins,

Et Paris est rempli d’étranges Pèlerins.

Il n’en faut point douter, et que quelque bon drille.

N’ait joué ce tour-là pour enlever sa fille.

 

 

Scène IV

 

CRISPIN, GÉRONTE, LA FLEUR

 

Crispin sort en courant comme un insensé, et allant choquer l’homme de paille, tombe avec lui par terre.

CRISPIN.

Au voleur ! je suis mort. Saisissez-le, il s’enfuit.

Maudit soit le lourdaud, et maudite la nuit.

Crispin en se relevant fait de frayeur deux pas en arrière.

LA FLEUR.

Vous écrasez le mort.

GÉRONTE.

Arrêtez, je vous prie,

On vous a fait ici quelque supercherie.

Le mort qui vous fait peur ne fut jamais vivant,

C’est un homme de paille, un sac rempli de vent,

Les objets aisément nous trompent à la Lune ;

Et quelque fin matois vous en a donné d’une.

CRISPIN.

Cher ami, c’en est fait, courez, je ne l’ai plus.

GÉRONTE.

Voilà le châtiment d’un injuste refus.

J’adorais votre fille, elle vous est ravie.

CRISPIN.

Puisque j’ai tout perdu, je veux perdre la vie.

GÉRONTE.

Comme il crie ! est-il fou ?

CRISPIN.

Oui, je cherche à mourir.

GÉRONTE.

Mais votre fille enfin.

CRISPIN.

Ha ! laissons-la courir.

Ce n’est pas là mon mal, qu’elle s’en aille au diable.

GÉRONTE.

Il a perdu l’esprit.

CRISPIN.

Que je suis misérable !

LA FLEUR.

Vous la retrouverez.

CRISPIN.

N’es-tu point du complot ?

Cent filles me sont moins, traître, que mon ballot.

Que jusques au Japon la mienne se promène,

Je veux être pendu si je m’en mets en peine :

Mais il y faut périr ou ravoir mon trésor.

Nul ne s’empresse ici pour moi. Crions encor.

Au secours, au secours, au meurtre, on m’assassine.

GÉRONTE.

Il le faudra lier.

CRISPIN.

Ah Ruffine ! ah, coquine !

À moi, voisin, à moi.

 

 

Scène V

 

CRISPIN, GÉRONTE, LA FLEUR, PHILIPIN

 

Philipin les regarde l’un et l’autre, et fait le surpris et le railleur.

PHILIPIN.

Qu’est-ce donc ? qu’avez-vous ?

A-t-on blessé quelqu’un ? Où sont-ils les filous ?

CRISPIN.

Mais ne serais-tu point, un des filous, toi-même ?

Tu m’as tout l’air fripon d’un homme à stratagème.

GÉRONTE.

Ne nous déguise rien, et ne fais pas le sot.

CRISPIN.

Rends-moi, traître, rends-moi mon coffre et mon ballot.

Pour ma fille, en un mot, qui l’a prise la garde :

Mais à plus qu’il ne croit le galant se hasarde.

PHILIPIN.

Enfin...

CRISPIN.

Enfin, rends-moi tout ce que tu m’as pris.

PHILIPIN.

Quelque démon sans doute a troublé vos esprits ;

De quoi me venez-vous parler et l’un et l’autre ?

Je crois que vous rêvez, et je n’ai rien du votre.

CRISPIN.

Non, non, hier tu faisais par trop l’officieux,

Tu guignais mon ballot, et le mangeais des yeux,

Ce joli marmouset, toi, Lycaste et Ruffine,

Vous avez conspiré tous quatre à ma ruine.

Confesse, ou je t’étrangle.

PHILIPIN.

Ouf, c’est donc tout de bon ?

C’est assez mal s’y prendre, et sur un mauvais ton.

Sachez que Philipin est valet d’importance,

Et n’est pas d’encolure à souffrir qu’on l’offense.

Cherchez où vous pourrez fille, coffre et ballot,

Je voulais dire tout, et je ne dirai mot.

CRISPIN.

Ha ! mon cher Philipin, apaise ta colère ;

Parle, j’oublierai tout.

PHILIPIN.

Il faut encor plus faire.

Si vous voulez ravoir ce que l’on vous a pris,

D’un si rare bienfait Isabelle est le prix.

Géronte à son neveu doit bien céder la place,

Le feu mal aisément s’accorde avec la glace,

Votre fille est fort jeune et l’oncle fort âgé ?

Le tout entre elle et vous doit être partagé ;

Elle aura le ballot, le coffre vous demeure

Autrement rien du tout, délibérez sur l’heure.

La partie est bien faite, et le tout en bon lieu.

Choisissez.

CRISPIN.

Les filous !

PHILIPIN.

Vous consultez, adieu.

CRISPIN.

Non, reviens, Philipin. Tu sais que la justice

Contre tous les voleurs ordonne le supplice.

Et que, si je voulais, je n’aurais qu’à siffler,

Pour te faire demain danser un branle en l’air.

PHILIPIN.

Ce n’est pas le moyen de gagner votre cause.

Acceptez, croyez-moi, ce que je vous propose ;

Contre un maître jamais je ne ferai faux pas,

Et mille feux rangés ne m’ébranleraient pas.

GÉRONTE.

Ami, je le connais : c’est une âme obstinée,

Et nous avons tous deux la même destinée ;

Nous perdons l’un et l’autre, et, pour nous consoler,

Consentons à l’hymen, faisons-les appeler.

PHILIPIN.

Faites-m’en donc tous deux serment inviolable.

GÉRONTE.

J’en jure pour ma part.

CRISPIN.

Moi, je te donne au diable.

PHILIPIN.

Il n’est donc rien de fait.

CRISPIN.

Va, je t’en jure aussi.

PHILIPIN.

Courage, ils ne sont pas tous deux fort loin d’ici.

 

 

Scène VI

 

CRISPIN, GÉRONTE, LA FLEUR, LYCASTE, PHILIPIN, ISABELLE, RUFFINE, LISETTE

 

PHILIPIN.

Venez, venez, Monsieur.

CRISPIN, voyant Ruffine.

Voici ma bonne bête.

PHILIPIN.

Venez enfin jouir d’une aimable conquête,

Isabelle est à vous, cet objet ravissant,

Votre oncle vous la cède, et son père y consent.

LYCASTE.

Je me tiens trop heureux, du moment que j’espère

Une grâce pareille et d’un oncle et d’un père.

GÉRONTE.

Pour moi, je vous l’accorde.

CRISPIN.

On m’en a fait jurer.

PHILIPIN.

Ce ballot qu’il y joint vous en peut assurer.

LYCASTE, à Isabelle.

M’aimerez-vous enfin ?

ISABELLE.

Un père me l’ordonne.

CRISPIN, à Ruffine.

Mon Ange, mon soleil, ô la bonne personne !

Je veux être galeux plus que mon vieux Roussin,

Si jamais je me fie à ce sexe malin.

RUFFINE.

De quoi vous fâchez-vous ?

CRISPIN.

De rien.

RUFFINE.

Je le dois croire,

Car tout ce que j’ai fait n’est que pour votre gloire.

CRISPIN.

Les traîtres ! ils étaient tous quatre du complot ;

Rendez-moi le coffret, et mangez le ballot.

Il se retire.

LYCASTE.

Ruffine, il est à toi.

RUFFINE.

Non, je vous l’abandonne.

PHILIPIN.

Un présent à chacun, le droit du jeu l’ordonne.

LYCASTE.

Toi-même, Philipin, sois le distributeur.

À Isabelle.

J’aurai la bonne part, puisque j’ai votre cœur.

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