La Croix d'or (Michel-Nicolas Balisson de ROUGEMONT - Charles DUPEUTY)

Comédie en deux actes, mêlée de chants.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 2 mai 1835.

 

Personnages

 

FRANCIS

GUILLAUME

GAUTIER

CHRISTINE

THÉRÈSE

JEAN, garçon d’auberge

GARCONS et FILLES

 

L’action se passe au premier acte, en 1812 ; au deuxième acte, en 1815.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente l’intérieur d’une auberge, au Chatelet, à trois lieues de Melun. Le fond est ouvert et laisse apercevoir une petite colline qui descend en dehors jusque sur le théâtre. Au deuxième plan à gauche, une petite porte ; dans l’intérieur, table et chaises communes ; une seconde petite porte à droite.

 

 

Scène première

 

GAUTIER, FRANCIS, puis THÉRÈSE

 

GAUTIER, entrant par le fond avec Francis.

Holà !... eh ! la maison !... v’là des pratiques qui n’sont pas trop pressées, pourvu qu’on les serve tout de suite.

THÉRÈSE, entrant par la droite.

Qu’est-ce qu’il y a pour votre service, messieurs ?...

GAUTIER, montrant Francis.

Parlez au camarade... c’est moi qui régale et c’est lui qui paie.

FRANCIS.

Qu’avez-vous à nous donner à déjeuner.

THÉRÈSE.

Oh ! tout ce que vous voudrez... d’abord il n’y a pas de bœuf, pas de mouton et pas de veau.

GAUTIER.

Eh bien ! petite mère, il faut mettre les mains à la pâte et tordre le cou à un poulet.

THÉRÈSE.

Ah ! des poulets, c’est différent, nous en avions joliment la semaine passée à ne savoir qu’en faire... mais si vous voulez des œufs à la coque, des œufs durs, des œufs sur le plat, des œufs à l’oseille... des œufs en omelette... vous pouvez choisir.

GAUTIER.

Il paraît que la cantinière a oublié d’aller à la provision... enfin, c’est égal, va pour l’omelette, avec un morceau de fromage, jeune rose de la Brie.

Il veut lui prendre la taille.

THÉRÈSE, lui donnant une tape sur la main.

Je ne m’appelle pas Rose... je m’appelle Thérèse.

Elle sort et rentre pour mettre le couvert.

 

 

Scène II

 

GAUTIER, FRANCIS

 

GAUTIER.

Elle est gentille, la petite Briarde.

FRANCIS.

Elle a l’air fort décent pour une servante d’auberge.

GAUTIER.

Elle est peut-être sage !... qui sait... ça s’est vu... en temps de paix... mais c’est égal, ça n’empêche pas la gaudriole ; d’abord, moi, quand je vois une femme, il faut pour ma satisfaction personnelle que je lui adresse toujours les mots les plus agréables... aussi ce n’est pas pour rien que dans la cinquième compagnie on m’a surnommé volcan d’amour.

Air Nouveau.

Je suis né tendre et combustible,
Mon cœur toujours bat le briquet,
Pour moi les yeux d’un’ femm’ sensible
C’est r chien qui frapp’ sur l’ bassinet.
C’est un plaisir quand on m’allume,
Toujours je flamb’, jamais je n’ fume,
Et l’ mont Vésuv’ dont on parl’ tant
Auprès de moi c’est d’ la saint Jean ;

Volcan d’amour.
Je suis tout de flammes
À moi les femmes !...
Guerrier français et troubadour,
Voilà, voilà l’ volcan d’amour.
Belles voilà, (bis) l’ joli volcan d’amour.

Parlé.

Et je dis que j’en ai eu des succès !

À la beauté j’ai fait des peines,
Autant les nuits comme les jours,
C’est du punch qui coul’ dans mes veines,
C’est c’qui fait que j’brûle toujours ;
J’brùl’ pour la brune et pour la blonde,
Pour tout’s les femm’s d’la mapp’ monde,
Et j’ crois qu’un jour mon cœur brûlant
Incendiera mon fourniment.

Volcan d’amour, etc.

FRANCIS.

L’amour ! Les femmes !... vous pouvez en parler... vous !... moi... il m’est défendu d’y songer.

GAUTIER.

Bah ! ça n’est défendu à personne, pas même au grand Turc.

FRANCIS.

Si vous saviez ce qu’on désire de moi.

GAUTIER.

Il y a qu’un moyen de me l’apprendre, c’est de me le dire.

FRANCIS.

Nous nous connaissons depuis si peu de temps.

GAUTIER.

Si peu de temps...il y a près de quatre heures un quart !... vous arpentiez le grand chemin de Paris à Melun, moi je flânais pédestrement dans la même direction, me rendant pour le compte du gouvernement dans ce petit village du Chatelet, où il n’y a que des œufs ; nous faisons route ensemble malgré mon antipathie pour le pékin : vous me convenez... je vous conviens... nous nous convenons... après déjeuner nous nous quitterons peut-être pour ne jamais nous revoir. Vous voyez bien que nous ne pouvons pas trop nous dépêcher d’être amis.

FRANCIS.

Touchez là, sergent.

THÉRÈSE.

Voilà votre omelette... elle est toute chaude.

GAUTIER.

Si le cœur vous en dit, beauté sauvage... voilà une chaise qui vous tend les bras.

THÉRÈSE.

Merci, vous êtes trop farceur, vous.

Elle sort.

GAUTIER.

Pour lors à table, et chantez-moi un peu ce qui vous interdit de penser à la plus belle moitié des deux sexes.

FRANCIS.

Imaginez-vous, sergent, que j’ai un oncle qui m’aime beaucoup.

GAUTIER, frappant sur son gousset.

A-t-il des noyaux ?

FRANCIS.

Il a déjà employé une partie de son avoir à me faire exempter de la conscription en 1810.

GAUTIER.

Il paraît qu’il n’aime pas l’état militaire, votre respectable parent.

FRANCIS.

Mais craignant qu’un nouveau décret ne me rappelle au service, il vient, à force de protections, de me faire admettre au séminaire de Sens.

GAUTIER.

Pour être curé... excusez !...

FRANCIS.

Il prétend que j’aurai de la vocation.

GAUTIER.

Écoutez un peu, mon ami de quatre heures un quart... je n’dis pas d’mal des curés... des curés de village surtout !... pauvres braves gens du bon Dieu... sans comparaison, voyez-vous, c’est comme les simples soldats dans les régiments... c’est eux qui donnent le plus et qu’on paie le moins... Je les estime parce qu’ils ont passé luge de recrutement, mais un jeune homme de vingt ans qui entre là comme aux Invalides, c’est le dernier des hommes ou le premier des cornichons... et voilà...

Il boit.

FRANCIS.

Seront... Je ne suis ni lâche ni brute, mais je crains d’affliger la vieillesse d’un oncle qui m’a servi de père.

GAUTIER.

Si cet onde là est un bon père, il ne doit vouloir que votre bonheur... or, mon garçon, aujourd’hui il n’y a à frire que pour le militaire... il est de notorité que l’empereur va nous conduire directement en Chine, en passant par la Russie, le tout pour vexer l’Anglais, parce que, voyez-vous, comme il le disait l’autre jour à Cambacérès, le sucre à six francs la livre, c’est un peu trop fort de café.

FRANCIS.

Je sais que l’empereur prépare une campagne formidable.

GAUTIER.

C’est là qu’il y en aura à attraper des épaulettes et des croix d’honneur, et quand le soldat vainqueur reviendra au pas de charge, ombrage de ses lauriers, à lui les brunes... les blondes... les châtaignes... la beauté se précipitera à ses pieds, et alors, comme disait dernièrement Napoléon au sénat conservateur, ce sera les demoiselles de Paris qui demanderont les guernadiers en mariage.

FRANCIS, à part.

La gloire !... les femmes... avoir vingt-deux ans... et renoncer au bonheur de la vie !

GAUTIER.

Mais tout ça pour vous, c’est des détails oiseux et incohérents... vous aimez mieux entrer dans le régiment des évêques... liberté libertas !... achevons la bouteille et n’en parlons plus.

Il verse et ils trinquent.

À la santé du pape !

FRANCIS.

À la gloire !... à la beauté !

GAUTIER.

Comment, est-ce que vous ayez envie de changer de chef de fille.

FRANCIS.

Air ! V. de l’anonyme.

Non, mon ami, ma triste destinée,
Je vous l’ai dit, est fixée à jamais,
Mais il me reste encor cette journée
Pour prononcer ces mots que je rêvais.
Demain pour moi toute illusion cesse,
Et je vous dis adieu, songe si beau,
Comme un amant voit mourir sa maîtresse,
Comme un soldat voit tomber son drapeau.

GAUTIER.

Dire qu’un jeune homme qui a la taille va passer sa vie à chanter du latin à des paysans...

Le tambour bat au loin. À lui-même.

Ah ! ah ! v’là une autre chanson là-bas.

FRANCIS.

Quel est ce bruit ?

 

 

Scène III

 

GAUTIER, FRANCIS, THÉRÈSE

 

THÉRÈSE.

Oh ! ce n’est rien, nous y sommes accoutumés... quelque marchand forain qui fait tambouriner sa marchandise au rabais, afin de la vendre le plus cher possible.

GAUTIER.

Vous faites erreur, tubéreuse de la Seine-et-Marne... je connais le monologue de la peau d’âne... ce n’est point un tambour civil... c’est moi que le camarade tambourine... et je me rends à l’ordre... Jeune homme, vous connaissez le fond de ma pensée... je serais votre mère que je ne vous aurais pas parlé autrement... Quand à vous, petite barbare, je n’ai qu’un mot à vous dire... avec un camarade de chambrée de votre physique, je renoncerais momentanément aux personnes de votre sexe.

THÉRÈSE.

Est-ce que vous êtes toujours aussi aimable que ça...

GAUTIER.

C’est plus fort que moi... c’est dans le sang. Je ne peux pas plus m’en passer que l’empereur de...

Il fait le geste de prendre une prise, et s’en va en répétant le refrain :

Volcan d’amour.
Je suis tout de flammes,
À moi les flammes !
Guerrier français, et troubadour,
Voilà, voilà l’volcan d’amour.
Belles voilà (bis) l’ joli volcan d’amour.

 

 

Scène IV

 

THÉRÈSE, FRANCIS

 

THÉRÈSE.

Eh bien ! monsieur, comment avez-vous trouvé votre omelette ?

FRANCIS.

Bonne... fort bonne.

THÉRÈSE.

C’est le pays aux omelettes... et le vin ?

FRANCIS.

Oh ! je ne suis pas difficile.

THÉRÈSE.

Alors, vous devez l’avoir trouvé excellent, c’est de la récolte à Guillaume.

FRANCIS.

Qu’est-ce que c’est que Guillaume ?

THÉRÈSE.

C’est le frère de Christine... la belle Christine.

FRANCIS.

Qu’est-ce que c’est que la belle Christine ?

THÉRÈSE.

C’est la sœur...

S’interrompant.

C’est vrai, vous ne savez pas... ce sont les enfants de l’ancien aubergiste qui ont succédé à leurs parents et qui tiennent la maison. Moi je suis orpheline, et je dois bientôt me marier avec Guillaume.

FRANCIS, à demi-voix.

Ils parlent tous d’amour, de mariage....

THÉRÈSE.

Elle, Christine, c’est différent... elle ne veut pas entendre parler de mariage... et ce n’est pas faute d’amoureux... tous les garçons du village en sont fous ! c’est un si joli brin de fille ; mais elle ne pense qu’à son frère, c’est une amitié comme on en voit peu !

FRANCIS.

Combien ai-je encore de chemin à faire d’ici au Fossard ?

THÉRÈSE.

Les uns disent une lieue et demie, les autres deux petites lieues, mais la vérité est qu’il y en a trois grandes.

FRANCIS.

Trois lieues ! avec ce que j’ai déjà fait et par le soleil de midi encore.

THÉRÈSE.

Reposez-vous ici jusqu’à deux ou trois heures.

FRANCIS.

Avez-vous une chambre à me donner ?

THÉRÈSE, montrant une petite porte à gauche.

V’là tout ce que nous avons... Dam ! on entend un peu de là tout ce qui se dit, tout ce qui se fait ici ; mais on tâchera de ne pas faire de bruit...de ne pas vous réveiller.

FRANCIS.

Va pour la petite chambre.

THÉRÈSE.

Bonne nuit ; que je suis bête ! bien du plaisir... dormez bien.

FRANCIS.

Je ferai mon possible.

Il va dans la chambre.

 

 

Scène V

 

THÉRÈSE, seule

 

Elle va voir dehors, pour apercevoir Guillaume, puis elle revient sur le devant de la scène.

Mais, voyez donc un peu ce Guillaume ! depuis ce matin qu’il est sorti, je gagerais qu’il est encore sur la grande route à regarder passer les soldats, à battre la mesure... à suivre les tambours et la musique... Il est si bête avec ses idées militaires... heureusement qu’il n’est conscrit que de 1812, et qu’on ne parle pas encore de les appeler... Oh ! mon Dieu, s’il en était question ! il serait capable de me planter là, et sa sœur aussi, pour voler à la gloire, comme il le dit... Ah ! je l’aperçois, enfin.

 

 

Scène VI

 

THÉRÈSE, GUILLAUME

 

GUILLAUME, chantant.

Y a de l’oignon, d’ l’oignon, d’ l’oignette,
Y a d’ l’oignon.

THÉRÈSE.

Qu’est-ce que tu as donc à courir et à chanter comm’ ça ?

GUILLAUME.

En v’là une de nouvelle !...

THÉRÈSE.

Quelle nouvelle ?

GUILLAUME.

Les cent vingt mille conscrits de 1812 sont appelés sous les drapeaux médiatement.

THÉRÈSE.

Ah ! mon Dieu... mais tu en es de 1812 !

GUILLAUME.

Eh bien !... oui, j’en suis...

THÉRÈSE.

Et tu ris, et tu chantes !...

GUILLAUME.

Veux-tu pas que je pleurniche comme tous ces capons du village !... Du tout... je suis Français... et je veux voler gaiement à la bataille.

THÉRÈSE.

Viens dire que tu m’aimes à présent, menteur.

GUILLAUME.

Oui, je le dirai... je t’aime ? Thérèse... je t’aime foncièrement ; mais il me faut d’la gloire... j’en veux comme un enragé ; d’ailleurs j’ai pas le choix, mes camarades font déjà leurs paquets, et ce que tu as de mieux à faire, Thérèse, c’est de me donner le mien, et de me dire : Tiens, voilà quatre chemises, cinq mouchoirs, une paire de bas, sois-moi toujours fidèle, et va moissonner des lauriers.

THÉRÈSE.

Moi, te dire ça !

GUILLAUME.

Puisque je vas partir...

Il se trouve près de la porte

 

 

Scène VII

 

THÉRÈSE, GUILLAUME, CHRISTINE

 

CHRISTINE.

Partir, toi !... Non, Guillaume, non, mon frère, tu ne partiras pas...

THÉRÈSE.

À la bonne heure, viens à mon secours, ma petite Christine.

GUILLAUME.

T’y peux rien, ma pauvre cadette.

CHRISTINE.

Tu ne partiras pas, la loi est pour toi.

GUILLAUME.

La loi est pour moi ?... en voilà une folie ! comme si le sénat conservateur s’amusait à faire des lois pour Guillaume Botin ! Il a bien autre chose à faire.

THÉRÈSE.

Mais si la loi est pour toi.

CHRISTINE.

Plutôt deux fois qu’une.

GUILLAUME.

Christine, tu erres !

CHRISTINE.

Ah ! je ne sais ce que je te dis ! nous allons voir. Qui est-ce qui m’a élevée ! n’est-ce pas toi ? Ainsi, tu ce père de famille, et les pères de famille ne partent pas.

GUILLAUME.

Bon, v’là que je suis pèrede famille.

CHRISTINE.

Diras-tu aussi que tu n’es pas fiancé avec Thérèse ?... Que tu n’as pas promis de l’épouser. Eh bien ! la loi exempte les hommes mariés... ils ne partent pas.

GUILLAUME.

Mais je ne le suis pas devant l’autorité c’est pas encore fait...

CHRISTINE.

Enfin, tu es toujours orphelin... fils unique... et les orphelins ne partent pas.

THÉRÈSE.

Il faut aller tout de suite dire cela à M. le maire.

CHRISTINE.

Oui, Thérèse... oui... il est si bon, M. le maire, pour tous les conscrits, je suis bien sûre que son fils ne partira pas.

GUILLAUME.

Mais vous êtes des révoltées... le maire n’y peut rien de rien... Le préfet est arrivé, et avec lui il n’y a pas à badiner, tout lui est bon.

Air de Gusman d’Alfarache.

Il ne faut pas lui parler de reforme,
Tous les Français, qu’il vous dit, sont égaux ;
Mais, mon préfet, j’suis bossu. – Pour la forme,
À l’ennemi tu n’montreras pas l’dos ;
Mais j’n’ai qu’un œil, dit un pauv’ misérable.
– Pour bien viser l’second te gênerait.

THÉRÈSE.

Ah ! ton préfet je l’donnerais au diable.

GUILLAUME.

Je n’sais pas trop si le diable en voudrait.

CHRISTINE.

Eh bien ! on va trouver l’officier... on lui dit : Monseigneur, je ne veux pas partir, je n’veux pas m’faire tuer, c’est mon caprice comme ça. J’ai une femme et une sœur qui ne peuvent pas vivre sans moi... ni moi sans elles... Je respecte beaucoup sa majesté l’empereur et roi ; vive l’empereur ! qu’il fasse la guerre... tout seul. Quant à moi, je suis libre et je n’ai pas le droit de quitter une sœur qui ne le veut pas.

THÉRÈSE.

Le fait est que si tu lui disais ça

GUILLAUME.

Si j’avais envie de lui dire ça... je commencerais par en charger un autre au risque de lui faire avoir une gratification de coups de canne à ma place.... d’ailleurs ça n’est pas dans mes principes... les Français, même ceux des campagnes, se doivent à la patrie.

CHRISTINE.

Ta patrie à toi, c’est Thérèse, c’est moi, c’est ton auberge.

GUILLAUME.

Quand je serai revenu... mais j’ai pas fait mon temps... chacun fait son temps.

CHRISTINE.

Son temps, il est joli... et notre pauvre frère aîné qui est parti pour l’Espagne... il a fait son temps, lui... n’est-ce pas ?... il est mort au bout de six semaines...

THÉRÈSE.

En revanche, François Copin y est toujours depuis sept ans que sa maîtresse, la petite Boulin, a été obligée d’en épouser un autre il y a six ans et demi... Son temps ! avec ton chien d’empereur !...

GUILLAUME, lui fermant la bouche.

Veux-tu bien te taire ?

CHRISTINE.

Non, elle ne se taira pas, ni moi non plus. Si tu pars, il faudra donc vendre l’auberge, et nous en aller... où... car tu sens bien que deux jeunes filles ne peuvent pas gouverner seules une maison. Que deviendra cette pauvre Thérèse qui t’aime tant ?... et toi, frère !... ils te tueront comme notre pauvre André... Oh ! d’abord si tu t’en vas, j’en mourrai de chagrin.

GUILLAUME.

Mais, pauvre sœur, est-ce que tu crois que ça me fait pas de peine d’être forcé de vous quitter toutes les deux... mais il n’y a pas moyen de rester !

THÉRÈSE.

Si on pouvait lui trouver un remplaçant ; Grégoire, le marchand de paille, en a bien trouvé un.

GUILLAUME.

Oui, mais il a du foin dans ses bottes le marchand de paille.

THÉRÈSE.

Encore une injustice c’est une chose que tout le monde devrait en avoir.

CHRISTINE.

C’est donc bien cher un homme.

GUILLAUME.

Ils renchérissent tous les jours. Ça se vend comme du pain.

CHRISTINE.

Ah ! si j’étais homme ! pourquoi ne suis-je pas homme ?

GUILLAUME.

Parce que tu es ma sœur, et qu’étant ma sœur...

CHRISTINE.

C’est égal... tiens... s’ils veulent m’accepter, je prends l’uniforme... je te dis : Épouse Thérèse, donne-moi ton numéro et je pars à ta place.

GUILLAUME.

Et crois-tu que je te laisserai exposée aux regards jaloux de quatre cent quatre-vingt mille hommes, toi surtout qui ne veux pas entendre parler de mariage... c’est là que tu risquerais d’être... mariée involontairement.

THÉRÈSE.

Mais comment donc faire comment donc faire ?

CHRISTINE.

Ah ! une idée !... cette fois, une bonne idée... regardez-moi bien tous les deux.

GUILLAUME.

Nous te regardons.

CHRISTINE.

Maintenant parlez-moi franchement.

GUILLAUME.

Nous te parlerons franchement.

CHRISTINE.

Comment me trouvez-vous ?

THÉRÈSE.

Gentille à croquer...

GUILLAUME.

Superbe !... superbe...

CHRISTINE.

Vous croyez donc que je vaux mon homme ?

GUILLAUME.

C’est-à-dire que tu en vaux dix-sept.

CHRISTINE.

Je m’en rapporte à vous et mon parti est pris... Thérèse, écoute bien.

Elle lui parle bas à l’oreille.

THÉRÈSE.

Mais pourquoi faire ?

CHRISTINE.

Va toujours... ils doivent être tous sur la place de la mairie... dépêche-toi, dépêche-toi.

THÉRÈSE.

J’y vas... j’y vas.

 

 

Scène VIII

 

CHRISTINE, GUILLAUME

 

GUILLAUME.

Qu’est-ce que tu lui as dit à Thérèse ?

CHRISTINE.

Je lui ai dit que je voulais te trouver un remplaçant.

GUILLAUME.

Parmi qui ?

CHRISTINE.

Parmi ceux qui me font la cour, qui tous les jours me disent qu’ils se mettraient dans le feu... qu’ils se jetteraient à l’eau pour moi.

GUILLAUME.

Lesquels ?

CHRISTINE.

Tous ceux qui dansent avec moi.

GUILLAUME.

Qui s’appellent ?

CHRISTINE.

Louis Girard d’abord, le fils de l’épicier.

GUILLAUME.

Celui qui s’est fait soustraire les deux dents de devant pour pas savoir déchirer la cartouche ? comptes-y.

CHRISTINE.

Pierre Mulot.

GUILLAUME.

Le neveu du meunier ?... plus souvent qu’il empêchera un conscrit de partir... son oncle qu’est sur les rangs pour être nommé corps législatif.

CHRISTINE.

Ah ! bah ! si ceux-là manquent, j’en ai encore une douzaine sur lesquels il s’en trouvera bien un...

GUILLAUME.

Petite sœur, je ne demande pas mieux par amitié pour toi ; eh bien ! si tu en trouves seulement le quart d’un, vois-tu... je donne ma démission en sa faveur.

CHRISTINE.

Les voici... les voici...

 

 

Scène IX

 

CHRISTINE, GUILLAUME, THÉRÈSE, HABITANTS DU VILLAGE

 

CHŒUR de M. Pilati.

C’est Christine qui nous appelle
Courons tous.
Au rendez-vous.

CHRISTINE.

Les voilà.

CHŒUR.

Nous voilà.

GUILLAUME.

Je parie que vous voulez tous savoir pourquoi Christine vous a fait venir ici... Si je le savais, je vous le dirais tout de suite ; ne le savant pas, je lui cède naturellement la parole.

THÉRÈSE, aux paysans.

Approchez tous.

CHRISTINE.

Ce que j’ai à vous dire ne sera pas long. Je sais que dans le village on me traite de coquette... de capricieuse...

Les paysans font un signe négatif.

Si, si, parce que je ne veux pas encore me marier. Eh bien !... j’ai changé d’idée... et aujourd’hui, à l’instant même, je fixe mon choix parmi vous.

TOUS.

Ah ! Ah !

Ils sont dans l’enchantement. Chacun est persuadé que le choix va tomber sur lui.

CHRISTINE, montrant la croix qu’elle porte au cou.

Vous voyez bien cette petite croix d’or... elle m’est bien chère... car elle renferme des cheveux blancs de celle dont j’ai reçu le jour... Eh bien ! ce souvenir de ma mère...

Barcarole de M. Pilati.

Je le donne pour gage
Pour gage de ma foi
À l’amant dont l’courage
Sera digne de moi.
Mais je veux une épreuve...
Cett’ croix est à celui
Qui nie donn’ra la preuve
Qu’il m’aime plus que lui.
C’est une loterie
Qui doit combler vos vœux ;
Ma main, mon cœur, ma vie
Sont au plus amoureux...
Allons, allons, il faut tenter le sort :
Allons, allons, qui veut de ma croix d’or.

LES JEUNES GENS, s’approchant tout à fait.

Parlez,
Parlez,
Que voulez-vous
De nous ?

CHRISTINE.

Pour être militaire,
Guillaume doit partir ;
Qu’un d’vous remplace mon frère,
À lui ce souvenir !

Mouvement d’hésitation parmi les jeunes gens.

Puisqu’il vienn’ me le rendre
Avant deux ans d’ici,
Je promets de l’attendre
Pour être mon mari.

Le jeunes gens s’éloignent.

C’est une loterie
Qui doit combler vos vœux ;
Ma main, mon cœur, ma vie
Sent au plus amoureux.
Allons, allons, il faut tenter le sort ;
Allons, allons, qui veut de ma croix d’or.

LES JEUNES GENS.

Partir et risquer de mourir
Sans l’obtenir.

Ils détournent la tête et se reculent. Moment de silence.

CHRISTINE, parlé.

Eh bien ?

Guillaume a l’air de dire : Je m’en doutais, et par ses gestes, il plaint sa sœur.

CHRISTINE.

Comment ! ils gardent le silence,
Ceux qui disaient m’aimer plus que leur existence !

GUILLAUME.

De leur part, c’qui t’arrive là,
J’ l’aurais parié, ma chère amie,
On dit j’vous aim’ plus que la vie,
Mais on n’veut pas mourir pour ça.

Pendant le chœur des hommes qui se retirent, Thérèse leur fait la moue, les gronde, leur fait honte, et Guillaume les traite de lâches, de tapons, en les poursuivant.

CHŒUR.

Épousez-nous alors la belle,
Vous disposerez de votre mari.
Nous voulons bien vivre pour elle,
Mais non risquer d’mourir pour lui.

Christine tombe accablée sur une chaise. Les jeunes gens s’éloignent accablés des reproches de Thérèse et de Guillaume.

 

 

Scène X

 

CHRISTINE, GUILLAUME, THÉRÈSE

 

CHRISTINE.

Comptez donc sur les hommes !

GUILLAUME.

 Qu’est-ce que je l’avais dit ? des canards, des vraies poules d’eau, encore plus mouillées que les autres.

CHRISTINE, se relevant avec résolution.

C’est égal, je ne perds pas courage, et, si tu es forcé de partir, ce ne sera du moins qu’après que j’aurai épuisé tout les moyens d’empêcher ton départ. Tentons un effort auprès de l’officier qui doit emmener le détachement... quand nous n’obtiendrions qu’un répit de quelques jours... cela suffira peut-être pour réunir nos ressources, pour nous concerter, pour acheter un homme.

THÉRÈSE.

On verrait parmi ses connaissances, ses parents... on tâcherait d’emprunter...

GUILLAUME.

Mais quéque tu vas lui dire à c’t’officier ?

THÉRÈSE.

Que tu souffres... que tu es poitrinaire.

GUILLAUME.

Et mon creux... ce superbe creux que je possède ?

CHRISTINE.

C’est égal... je lui dirai tout ce qui me passera par la tête... Et quand je devrais faire la coquette auprès de l’autorité... faudra bien que l’empereur se passe de toi...

Elle entraîne Guillaume ; Thérèse entre un moment dans le cabinet.

 

 

Scène XI

 

THÉRÈSE, puis FRANCIS

 

FRANCIS, sortant de sa chambre.

Elle est partie... je n’ai pas pu la voir... mais comme sa voix est douce !... comme ses accents vont au cœur !

THÉRÈSE, revenant.

Ah ! vous êtes réveillé... c’est le train qu’on a fait... Je vous disais bien qu’on entendait tout... Je suis fâchée de ça... ça vous aura dérangé.

FRANCIS.

Au contraire... Combien vous dois-je ?

THÉRÈSE.

Ah ! mon Dieu ! pas grand’ chose. Pain, vin, omelette, fromage et petite chambre... trente six sous en tout... Mais vous êtes bien pressé ?

FRANCIS.

Oui... oui... je le suis... Voilà votre argent.

THÉRÈSE.

Bon voyage... monsieur.

FRANCIS.

Merci, ma belle enfant... À vous un heureux mariage... au revoir.

Il s’éloigne vivement.

 

 

Scène XII

 

THÉRÈSE, seule

 

En v’là un que la conscription ne gêne guère... il se moque du rappel. Peut-être bien qu’il a eu de quoi acheter son homme, celui-là... C’est quelque fils de négociant, de fournisseur ; oh ! non, les fils de fournisseur, ça dépense plus de trente-six sous à son déjeuner, et ça ne marche pas un bâton à la main. Au surplus, notre voyageur n’en est pas moins un gentil garçon... Ces malheureuses guerres...  ça en consomme-t-il !

 

 

Scène XIII

 

THÉRÈSE, GUILLAUME, puis CHRISTINE

 

THÉRÈSE.

Ah !... eh bien ! Guillaume avez-vous obtenu quelque chose ?

GUILLAUME.

Oui, oui, nous avons obtenu un délai.

THÉRÈSE, avec joie.

Un délai !

GUILLAUME.

Le major m’a dit, en présence de toute la société : Monsieur Guillaume, vous avez une grande demi-heure pour faire vos adieux.

THÉRÈSE.

Que ça ?

CHRISTINE, toute triste.

Ah ! mon Dieu ! oui, ma pauvre Thérèse, il n’y a plus d’espérance.

THÉRÈSE, pleurant.

Suis-je donc malheureuse !... on me prend mon homme.

GLILLAUME.

Allons, la v’là partie !

CHRISTINE.

Mon pauvre frère !

GUILLAUME, allant de l’une à l’autre.

Voyons, Christine, voyons, Thérèse, soyons hommes... Je vous promets que je ne serai pas longtemps... je reviendrai grand officier de la légion... chevalier de Malte, capitaine ou général... Je m’y engage.

Tambour au loin.

CHRISTINE, effrayée.

Ah ! mon Dieu !... est-ce qu’on viendrait déjà le chercher... Mon frère, je ne veux pas que tu te fasses tuer.

Elle le prend dans ses bras.

THÉRÈSE, de l’autre côté.

Ils nous emmèneront tous les trois.

GUILLAUME, combattant son émotion.

Elles m’étouffent... elles m’étouffent avec leurs caresses... avec ça que j’ai une envie de pleurer qui me fait faire des grimaces affreuses.

 

 

Scène XIV

 

THÉRÈSE, GUILLAUME, CHRISTINE, GAUTIER

 

GAUTIER, entrant.

Le conscrit Guillaume Bottin, sans vous commander.

GUILLAUME.

Sergent, je crois que c’est moi.

GAUTIER, lui présentant un papier.

Sais-tu lire ?

GUILLAUME.

Sergent, je crois que non.

CHRISTINE.

Donnez, donnez...

Après avoir lu des yeux.

Que vois-je !... quoi, libéré du service !... est-ce bien possible ?

THÉRÈSE.

Certainement, ça doit être possible.

GAUTIER.

Un congé en bonne forme.

GUILLAUME.

Un congé à moi-même ?

GAUTIER.

Oui, à toi-même.

GUILLAUME.

Qu’est-ce que ça peut vouloir dire ?

GAUTIER.

Ça veut dire qu’il t’est survenu un remplaçant...

CHRISTINE.

Un remplaçant !

THÉRÈSE.

Oh ! le brave homme

GUILLAUME.

À moi !

GAUTIER.

Et c’est dommage ; la poudre à canon t’aurait fait pousser les moustaches...

GUILLAUME.

C’est pas encore décidé tout de même.

GAUTIER.

Passons au second point de la chose où est mademoiselle la belle Christine ?

GUILLAUME.

Celle-ci, sergent !

GAUTIER, à part.

Excusez... plus que ça de physique...

Haut.

Le bouillon de la caserne n’a jamais eu des yeux aussi grands que ceux-là... histoire de rire et d’être galant, belle Christine. Le militaire est léger, mais plein de convenance. Je n’ai plus qu’une parole à ajouter... le particulier m’a dit que vous aviez un bijou à me remettre.

CHRISTINE.

Un bijou...

GAUTIER.

Une certaine petite croix !

CHRISTINE.

Comment ! c’est pour moi qu’il part !...

GAUTIER.

Et vous pouvez vous flatter d’avoir opéré une conversion... vous avez fait un homme, quoi !...

GUILLAUME.

Pourquoi qu’il se montre pas, ce cadet-là...

CHRISTINE.

Oui, pourquoi n’est-il pas venu franchement lui-même...

GAUTIER.

Le jeune guerrier a ses motifs pour qu’on ne se doute pas dans le canton du coup de tête qu’il s’est plu à commettre.

THÉRÈSE.

Comment, il est du canton ?

CHRISTINE.

Et il refuse de se faire connaître.

GAUTIER.

C’est son ordre du jour !

GUILLAUME.

Eh bien ! sergent... une poignée de main... j’en veux pas de ce remplaçant, j’irai pas sacrifier ma sœur à un inconnu... qu’on ne connaît pas encore.

Il va pour déchirer le congé.

CHRISTINE, l’arrêtant.

Et si j’en veux, moi.

THÉRÈSE.

Oui, si elle en veut.

GAUTIER.

Les volontés sont libres.

CHRISTINE.

C’est beau ce qu’il fait là... partir... sur une parole de moi... sans condition, sans se montrer... c’est un dévouement... vois-tu... rien que ça... je sens que je serais capable de l’aimer.

THÉRÈSE, au sergent.

Il n’est ni bossu ni bancal.

GAUTIER.

C’te farce... est-ce que la grande armée se recrute d’individus torturés par la nature.

THÉRÈSE.

Est-ce un bon enfant ?

GAUTIER.

Beaucoup... j’en réponds.

GUILLAUME.

Eh bien ! le gouvernement y perdra encore.

CHRISTINE, qui pendant ce temps-là a détaché sa croix.

Il a bien fait de ne pas se montrer, peut-être qu’on l’aurait trop regretté.

GAUTIER.

Eh ! c’est dans les possibles

CHRISTINE.

Une délicatesse de plus dont je lui sais gré... monsieur le sergent... Voici... dites-lui bien que j’ai juré sur ma croix d’or... de l’attendre deux ans... de lui être fidèle... oh ! fidèle !... qu’il me rapporte ma croix et Christine est à lui...

GAUTIER.

Il va avoir ces paroles-là mot à mot.

GUILLAUME.

Je me résigne, je n’serai pas général.

CHRISTINE.

Eh bien ! petite belle-sœur, moi aussi je suis fiancée... mon gage est dans les mains d’un soldat de la garde.

Un roulement.

GAUTIER.

V’là le signal du départ.

Air de Pilati.

Plan ra ta plan, (bis)
C’est l’tambour qui nous appelle ;
Séparons-nous, adieu ma belle,
C’est la marche du régiment.
Il avanc’ra par sa valeur,
Dign’ de la France et de Christine,
Il rapportera sur sa poitrine
La croix d’or et la croix d’honneur !

Les Conscrits paraissent an fond et montent le petit tertre, un caporal à leur tête ; Francis est parmi eux, mais caché par un camarade, il ne peut être vu des personnages en scène.

CHŒUR.

Plan ra ta plan, etc.

Trois heures sonnent au clocher du village.

CHRISTINE.

Trois heures !... ah ! que jamais cette heure-là ne sonne sans que je pense à lui !

GAUTIER.

En route !... en route !...

CHŒUR.

Plan ra ta plan, etc.

La musique continue. Guillaume serre la main de Gauthier, qui fait un salut militaire aux deux femmes. Le détachement qui s’était arrêté au bas de la colline se remet en marche Tableau. La toile baisse.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente une cour d’auberge ; à droite et à gauche, un petit corps de logis, avec une porte et fenêtre au premier ; dans la cour, des bancs et des tables.

 

 

Scène première

 

THÉRÈSE, GUILLAUME

 

THÉRÈSE.

Mais laisse donc là ta pipe... Guillaume.

GUILLAUME.

Si tu me contrarie encore, je ne pourrai jamais m’habituer au tabac... ça me causera toujours des étranglements !

THÉRÈSE.

Mais qu’as-tu besoin de fumer ?

GUILLAUME.

Je fume... je fume... parce que ça fait voir qu’on a été un ancien militaire... qu’on a servi.

THÉRÈSE.

Je te conseille de te vanter de ta campagne de seize jours.

GUILLAUME.

Près de dix-neuf, mon épouse. J’étais déjà assez taquiné dans le temps, il y a de ça deux ans et demi, de m’être laissé remplacer en 1812... or, quand les Russes sont venus s’emparer des grands chemins, assiéger la forêt de Sénart et menacer de venir pêcher les anguilles de Melun... pour lors mon caractère guerrier s’est remontré... le préfet... un gaillard... nous dit : faut que chacun se lève en masse... je me suis levé en masse... je me suis porté en avant de moi-même, comme un vieux troupier... et le préfet s’est porté en arrière, très en arrière de sa personne.

THÉRÈSE.

C’est beau !... laisser une femme de vingt-un ans à l’abandon... au risque de me faire veuve.

GUILLAUME.

Oh ! ça, il ne s’en est pas fallu de grand’chose, t’as manqué d’être veuf et les femmes des autres aussi par la même occasion.

THÉRÈSE.

Heureusement que le ciel a envoyé à votre secours le brave capitaine Francis.

GUILLAUME.

Ce n’est pas le ciel qui l’a envoyé... c’est le major-général... un grand brun... dire que ces coquins de mosquouites allaient nous fusiller sans plus de cérémonie... sans nous demander si cela nous convenait... et ça sous le prétexte que le paysan peut pas défendre sa petite avoir quand il est habillé au naturel... Nous étions là tranquilles comme Baptiste, très  peu disposés à la chose, quand tout-à-coup nous entendons : À moi, grenadiers ! et pif, pouf, pan... patatras !... les Russes tombent comme des capucins de cartes... nous avons crié bravo ! bravo !... et je suis revenu triomphant ici avec le brave officier qui m’avait évité le désagrément.

THÉRÈSE.

Que je l’ai donc embrassé de lion cœur, ce M. Francis !... et Christine aussi, elle y a été bon jeu, bon argent.

GUILLAUME.

Je crois bien ! un officier !... nous autres anciens militaires.

THÉRÈSE.

Est-ce que tu ne trouves pas singulier que le capitaine Francis... qui, Dieu merci, est guéri de ses blessures depuis un bon bout de temps, ne parle pas de s’en aller ?

GUILLAUME.

Tu sais bien qu’il ne veut plus reprendre de service à cause de l’autre qui est à l’île d’Elbe... Pauvre Napoléon ?... il a mangé son pain blanc le premier.

THÉRÈSE.

Mais ça ne l’empêcherait pas d’aller habiter une grande ville... comme Melun, Montereau.

GUILLAUME.

Ah ! mon Dieu ! que les femmes !...

Se reprenant.

Je veux dire que ma femme est ridicule !... Mais t’as donc pas des yeux !... t’es donc pas observateur comme moi. Le capitaine Francis est fanatisé de Christine.

THÉRÈSE.

Bah !...

GUILLAUME.

Christine est fanatisée du capitaine... ils sont fascinés tous les deux de l’amour la plus pure, ils sont dans les nuages, ils voyagent dans le royaume des illusions.

THÉRÈSE.

Eh bien ! notre homme, il faut faire ce mariage-là !...

GUILLAUME, avec importance.

Je m’y en occupe.

Apercevant Christine qui vient.

Chut !... la v’là Christine... la v’là !...

Christine entre.

 

 

Scène II

 

THÉRÈSE, GUILLAUME, CHRISTINE

 

CHRISTINE.

Eh bien ! mon frère, nous oublions l’heure du déjeuner.

THÉRÈSE.

Du tout, petite sœur... tu sais bien que M. Francis est allé hier à Melun et qu’il ne doit être de retour que ce matin à onze heures.

CHRISTINE, souriant.

Et il est midi.

GUILLAUME.

Nous serions évidemment dans notre tort, mais le capitaine n’a pas encore montré le bout de son nez.

CHRISTINE.

De ma fenêtre... il m’a semblé voir quelqu’un au haut de la côte...

GUILLAUME, à Thérèse.

Hein ! le guette-t-elle ?...

Allant au fond.

Voyons voir...

Regardant.

T’es godiche, Christine... c’est une voiture de foin.

THÉRÈSE, regardant aussi.

Non.

Ils sont tous trois en dedans de la porte charretière près de la balustrade ou clôture du fond à droite.

GUILLAUME.

J’entrevois effectivement un uniforme... un uniforme qui s’appuie sur un gros bâton.

CHRISTINE.

Oh ! non... ce n’est pas M. Francis.

GUILLAUME.

Pourquoi ça ?... est-ce qu’il ne peut pas avoir cueilli un bambou dans la forêt ?

THÉRÈSE.

Il s’arrête... il a l’air de chercher son chemin...

GUILLAUME.

Bon...v’là qu’il prend à droite... au lieu de suivre le sentier à gauche...

Criant.

Dites donc... hé... hé... à gauche, capitaine, à gauche... vous prenez le plus long.

 

 

Scène III

 

THÉRÈSE, GUILLAUME, CHRISTINE, FRANCIS

 

Pendant ce qui précède, Francis a paru à gauche en dehors, puis ensuite il est entré par la porte charretière.

FRANCIS, frappant sur l’épaule de Guillaume.

Tu te trompes... Guillaume... je suis parfaitement dans mon chemin.

CHRISTINE.

Ah !... monsieur Francis.

GUILLAUME, la main au bonnet de police.

Mon capitaine...

THÉRÈSE.

Nous qui croyons vous voir de ce côté-là !...

Air : Et voilà comme tout s’arrange.

Mes bons amis, n’est-ce pas là
L’histoire de toute la vie ;
Malgré la prudence qu’on a,
Au gré du hasard, tout varie ;
Le bonheur n’est en vérité
Qu’une ombre vaine et fugitive,
Se jouant de l’humanité,
Et quand on court après lui d’un côté,
C’est de l’autre qu’il vous arrive.

GUILLAUME.

Vous vous êtes fait désirer, mon officier.

FRANCIS.

J’ai manqué la voiture... je suis revenu par la route d’en bas, et j’ai fait mes trois lieues en me promenant.

GUILLAUME.

Allons, Thérèse, à la cuisine.... que le déjeuner soit servi dans cinq minutes, heure militaire.

THÉRÈSE.

Oui, mon commandant.

GUILLAUME, à Thérèse.

Emboîtons le pas !

Elle sort avec son mari.

 

 

Scène IV

 

FRANCIS, CHRISTINE

 

Christine va pour les suivre, Francis l’arrête.

FRANCIS.

Quoi ! vous aussi, Christine, vous me quittez !...

CHRISTINE.

J’allais aider Thérèse pour vous faire déjeuner plus tôt.

FRANCIS, lui prenant la main.

J’aime mieux attendre.

CHRISTINE.

Alors, je reste...

Retirant sa main.

Asseyez-vous, cela vous reposera.

Il va s’asseoir.

FRANCIS.

Comme vous voilà loin de moi !... est-ce que vous ne venez pas me tenir compagnie ?...

Il lui montre le banc.

CHRISTINE.

Oh ! je ne suis pas lasse.

FRANCIS.

Alors, je me lève...

CHRISTINE, vivement.

Non, non, restez... trois lieues à pied... c’est fatiguant.

Elle s’assied.

FRANCIS.

Auprès de vous je ne m’aperçois plus de la fatigue.

CHRISTINE.

Pendant la journée que vous avez passée à Melun... vous n’avez pas lu les journaux.

FRANCIS.

Je vous avoue que leur politique ne m’intéresse guère.

CHRISTINE.

C’était uniquement pour savoir s’il est question de nos malheureux Français prisonniers en Russie.

FRANCIS.

Pauvres frères d’armes !

CHRISTINE.

Dit-on qu’ils reviennent bientôt... en France...

FRANCIS.

Leurs amis ne les attendent plus... leurs futures se marient. Il n’y a plus que les mères qui attendent toujours.

CHRISTINE, à part.

Et moi !

FRANCIS.

Maudite Russie... j’y ai perdu un ami qui m’était bien cher !... et moi aussi, j’ai bien cru n’en jamais revenir.

CHRISTINE.

Comme votre famille va vous revoir avec plaisir !

FRANCIS.

Ma famille... je n’en ai plus...

CHRISTINE.

Plus de famille...

FRANCIS.

Mais j’espère m’en procurer une... à ma fantaisie... et pour ça il ne me faudra pas aller bien loin. Depuis cinq mois que je suis ici, ma chère Christine... j’ai eu le temps de vous connaître, d’apprécier votre excellent caractère, votre franchise... et j’espère...

CHRISTINE, se levant vivement.

Monsieur Francis, voici le déjeuner...

FRANCIS.

Diable de déjeuner, il arrive bien mal à propos.

 

 

Scène V

 

FRANCIS, CHRISTINE, THÉRÈSE, GUILLAUME, deux valets de ferme qui apportent une table servie

 

TOUS.

Air :

Allons, mettons-nous à table !
Quel repas plus agréable !
Grâce à lui, voilà réunis,
Les bonnes gens, les vrais amis.

GUILLAUME.

Voilà des aliments auxquels nous allons dire mille choses flatteuses...

À Thérèse.

Passe le boudin au capitaine. J’en ai fait cuire une aune et demie...

THÉRÈSE, à Christine.

Et toi, verse donc à boire à M. Francis.

Christine verse à boire en tremblant.

GUILLAUME.

Qu’est-ce que tu as à trembler ?... V’là que tu fais boire la nappe.

FRANCIS.

C’est ma faute.

CHRISTINE.

Non, c’est moi qui n’ai pas fait attention.

GUILLAUME, à Thérèse.

Regarde donc comme il la regarde.

THÉRÈSE.

Je vois bien, bétât... mais faut pas avoir l’air.

GUILLAUME.

Ah ça ! capitaine, sans vous commander, vos affaires de Melun, ça va-t-il un brin ?

FRANCIS.

Oui, mes amis... un oncle, mon seul parent, un oncle dont j’avais eu quelque sorte repoussé les conseils... et dont je me croyais déshérité, vient, par son testament, de me laisser soixante mille francs.

GUILLAUME.

C’est une bonne vengeance... As-tu des oncles qui l’en veulent, ma femme ?

THÉRÈSE.

Je n’ai que des tantes.

GUILLAUME.

Eh bien ! Christine, tu ne dis rien de ca ?

CHRISTINE.

Je prends beaucoup de part au bonheur qui arrive à monsieur Francis.

GUILLAUME.

Allons donc...

À sa femme.

V’là le feu qui s’allume... j’vas souffler dessus... Et capitaine, maintenant que vous voilà dans l’opulence, faut vous établir... il y a des châteaux à vendre dans les environs.

FRANCIS.

Point de châteaux... une bonne ferme que je ferai valoir moi-même... J’en ai déjà une en vue...

GUILLAUME.

Et puis, il faut vous marier !...

FRANCIS.

Je ne dis pas non... si l’on veut de moi.

GUILLAUME.

Si vous épousiez... la fille du préfet...

CHRISTINE.

Il n’en a pas.

GUILLAUME.

C’est ma foi vrai... la fille de M. le maire.

CHRISTINE.

Elle n’a que sept ans.

GUILLAUME.

N’a-t-elle que ça... alors... la fille de quelque gros marchand de farine... il y en a de fort jolies... et blanches... elles sont blanches !...

Bas, à sa femme.

Comme je suis malicieux !

FRANCIS.

Mon cher Guillaume, ne te donne pas la peine de me chercher une femme ; mon choix est fait... et j ‘ai l’espoir que mademoiselle Christine... que ta sœur l’approuvera.

CHRISTINE.

Monsieur !...

GUILLAUME.

Capitaine... c’est un honneur... j’espère, petite sœur, qu’en voilà un de mari... un jeune, un riche, un beau... un qui a servi... nous allons être une famille toute de militaires.

FRANCIS.

Mais, Guillaume, laisse donc parler ta sœur, un seul mot d’elle m’en apprendra plus...

GUILLAUME.

Du tout... du tout, ça me regarde... En qualité de son frère aîné, je suis son père.

Il se lève.

Mon capitaine, je reçois votre demande qui nous flatte infiniment, ma femme et moi.

À sa femme.

Lève-toi donc ! Et je vous réponds : Commandez votre habit de noces, elle est pour dans huit jours.

Ils se rassoient.

CHRISTINE.

Tu te trompes, Guillaume...

GUILLAUME.

On ne peut pas plus tôt que ça...

CHRISTINE.

Je suis touchée de l’affection de M. le capitaine Francis... mais ce mariage... ce mariage est impossible.

TOUS, se levant.

Impossible !...

Ensemble.

Air : Quatuor de Lestocq.

FRANCIS.

Quel est donc ce mystère !
Me faut-il, ô douleur !
Moi, qui croyais lai plaire,
Renoncer au bonheur !

CHRISTINE.

Plus d’espoir sur la terre,
Il me faut, ô douleur !
Moi, qui savais lui plaire,
Renoncer au bonheur !

GUILLAUME et THÉRÈSE.

Quel est donc ce mystère ?
Ce n’est pas de bon cœur,
Ell’ qui savait lui plaire,
Qu’ell’ refus’ son bonheur !

GUILLAUME, à Francis.

Capitaine, ça m’ chagrine,
Mais, ce n’est, on peut bien l’voir,
Qu’un caprice de Christine.

CHRISTINE.

Frère, c’est un devoir !
Oh ! oui, c’est un devoir.

Reprise de l’ensemble.

Christine reste pensive ; Francis sort avec Thérèse.

 

 

Scène VI

 

GUILLAUME, CHRISTINE

 

GUILLAUME.

Ah ça ! qu’est-ce que ça veut dire... qu’une conduite comme celle-là, accompagnée d’un refus obstiné... il faut s’expliquer franchement ; voyons, la main sur le côté gauche, tu n’as pas le mauvais goût de détester le capitaine ?

CHRISTINE.

Je l’estime !

GUILLAUME.

Tu l’estimes... tu l’aimes comme une perdue. Tu en es fanatique.

CHRISTINE.

Eh bien ! oui, je l’aime... j’en conviens avec toi... j’aime M. Francis... mais, Guillaume, cet amour est un malheur de plus pour moi, puisque je ne peux pas l’épouser.

GUILLAUME.

Tu ne peux pas... pourquoi donc ça ?

CHRISTINE.

Et celui qui est parti à ta place, il y a deux ans.

GUILLAUME.

Ça n’a pas le sens commun... un homme que tu ne connais pas... que tu n’as jamais vu... qui est peut-être laid... oui, oui, il est laid ; il est peut-être décédé cet homme-là.

CHRISTINE.

S’il était mort... ce serait pour toi... pour toi, Guillaume... je ne dois pas l’oublier.

Air de Pilati.

Il m’semble encor que j’suis à ce jour-là,
Quand nos conscrits se mettaient en voyage ;
J’m’en souviendrai tant que mon cœur battra,
Trois heur’s sonnaient au clocher du village.

En ce moment on entend sonner trois heures au clocher du village.

Est-ce une erreur ? non, tiens, mon frère, entends,
Ell’ sonne encor celle heure solennelle ;
Et quand tu m’dis d’oublier mes serments,
Voilà Dieu qui me les rappelle.

GUILLAUME.

Le terme est passé... il y a plus de deux ans... c’était bien avant la moisson... et nous sommes à la Saint-Martin... il est dans son tort.

CHRISTINE.

Et qui t’a dit que le froid, la fatigue, des blessures peut-être ne l’ont pas retenu...dans celte longue route ?... Et que lui dirais-je, moi, s’il arrivait souffrant... malheureux, sans asile... et qu’il me dit... mam’zelle, v’là votre croix... v’là votre promesse ?

GUILLAUME.

Dam !... je lui dirais tout ce qui me passerait par la tête... bien obligée... je vous remercie... n’fallait pas vous déranger pour ça, vu que j’en aime un autre !...

CHRISTINE.

 Non, mon frère... je lui dirais : Voilà ma main... car je l’ai promise à celui qui me rapporterait ma croix d’or.

 

 

Scène VII

 

GUILLAUME, CHRISTINE, FRANCIS

 

Depuis quelques minutes, il s’était montré à la porte et écoutant.

FRANCIS.

Il se pourrait !... ah ! mademoiselle... ah ! mon ami !

GUILLAUME.

Qu’est-ce qui lui prend donc ?

FRANCIS, à Christine.

Si vous saviez !... les paroles que vous venez de prononcer m’ont rendu le plus heureux des hommes.

CHRISTINE.

Que dites-vous ? comment, monsieur ?

FRANCIS.

Ah ! daignez m’écouter un moment... Il y a deux ans environ... un jeune homme traversait un village pour se rendre chez son oncle, y continuer ses études, quand le hasard le rendit témoin invisible d’une conversation qui changea le cours de ses idées et décida le sort de sa vie entière...

GUILLAUME.

Bon !... bon !...

FRANCIS.

Il s’agissait d’une jeune personne qui s’offrait noblement en sacrifice pour empêcher le départ de quelqu’un qui lui était bien cher.

CHRISTINE.

Que dit-il ?

FRANCIS.

Le jeune homme, un peu romanesque, voulut être de moitié dans le sacrifice, et cela sans se faire connaître, sans voir même la jeune fille... car il se disait : Avoir un cœur si bon... une voix si douce... on doit être belle... et si je la vois, je ne pourrais plus partir.

GUILLAUME.

Ah ça ! mais...

CHRISTINE.

Continuez... oh ! continuez...

FRANCIS.

Il partit donc... le sac sur le dos. Échappé connue par miracle aux périls sans cesse renaissants de son état... il fit rapidement son chemin... Les rangs s’éclaircissaient si vite !... et deux ans à peine écoulés... il revit pour la seconde fois le village où il s’était arrêté... et pour la première celle dont il avait si bien deviné les attraits... celle dont le souvenir était resté gravé dans son cœur... Sans doute il aurait pu dire... Me voilà... c’est moi... mais encore un peu romanesque, il voulait être aimé pour lui-même ; bien décidé, s’il ne pouvait y réussir, à renoncer à tous ses droits... Quelques mots qu’il vient d’entendre lui ont donné la certitude que son amour n’était pas dédaigné.

CHRISTINE.

Quoi ! monsieur Francis... vous seriez !...

GUILLAUME.

Je l’ai deviné tout de suite à ses dernières paroles. C’est-y ça un hasard fait exprès !

CHRISTINE.

Eh bien !... et cette pauvre petite croix ?

GUILLAUME.

Oui, oui, donnez-lui sa croix, à cette entêtée-là.

FRANCIS.

Votre croix !

CHRISTINE.

Oui.

FRANCIS, accablé.

Je ne l’ai plus.

GUILLAUME et CHRISTINE.

Grand Dieu !...

CHRISTINE.

Vous ne l’avez plus ?

FRANCIS.

Dans une circonstance fatale, si commune dans la vie d’un soldat...

CHRISTINE.

Oui, oui, je devine. Ah ! monsieur Francis, c’est bien mal !

FRANCIS.

La parole d’un militaire... d’un homme d’honneur, ne vous suffit-elle pas ?

CHRISTINE.

Mon frère vous a tout raconté.

FRANCIS.

De grâce, écoutez-moi.

CHRISTINE.

Assez, assez, monsieur, je ne dois pas en entendre davantage... Ah ! mon frère, en voulant me forcer, par une ruse indigne de vous... à faire le bonheur de votre ami... vous avez fait pour toujours le malheur de la pauvre Christine.

Elle sort vivement. 

 

 

Scène VIII

 

THÉRÈSE, GUILLAUME, FRANCIS

 

GUILLAUME.

Ah ça ! qu’est-ce que ça signifie ? comment diable le capitaine a-t-il pu savoir tout ça ?

THÉRÈSE, entrant et la regardant s’en aller.

Qu’est-ce qu’elle a donc la petite sœur ? elle a l’air toute renversée.

GUILLAUME.

Je parie que c’est ma femme qui a fait ce cancan-là !... Ah ! te voilà, toi...

THÉRÈSE.

Oui, me v’là.

GUILLAUME.

Eh bien ! tu as fait de jolies choses, je parie que c’est toi qui es la cause de tout ça !

THÉRÈSE.

De quoi ?

GUILLAUME.

Tu ne peux pas retenir ta langue... tu bavardes comme une pie.

THÉRÈSE.

Est-ce que tu es malade, Guillaume ?

GUILLAUME.

Tu as été faire confidence au capitaine de l’homme à la croix... et lui, qui est amoureux, comme un bon militaire... a bâti là-dessus une foule d’historiettes...

THÉRÈSE.

Mais du tout... du tout...

FRANCIS.

Comment, Guillaume, vous aussi, vous croiriez ?

GUILLAUME.

Mais enfin, si vous ne l’avez pas, quelqu’un l’a, cette croix... il faut la ravoir.

FRANCIS.

Va donc la demander à la lame des Cosaques ou aux glaces de la Russie...

Passant au milieu d’eux.

Il ne me reste plus qu’un parti à prendre... Thérèse... Guillaume, je ne vous oublierai jamais, ni elle non plus... mais je quitte à l’instant cette maison. Je n’y resterai pas un jour de plus.

Il sort.

GUILLAUME.

Eh bien ! moi je dis que vous y resterez, que vous n’en partirez pas... quand je devrais le faire arrêter par la gendarmerie.

THÉRÈSE.

Eh bien ! Guillaume...

GUILLAUME.

Sois donc tranquille... il n’y en a pas ici de gendarmerie.

Il rentre.

 

 

Scène IX

 

THÉRÈSE, seule

 

Cette Christine qui va se tourmenter pour un homme qui ne reviendra jamais... Il était bien plus simple de faire semblant de croire à ce que disait le capitaine.

Regardant Gautier qui est arrêté.

Qu’est-ce qu’il examine, celui-là ?

 

 

Scène X

 

THÉRÈSE, GAUTIER

 

Il est revêtu d’un vieil uniforme, sans armes, le sac sur le dos, un bâton à la main.

GAUTIER, en dehors.

Ah ça! Est-ce qu’ils m’ont escamoté cette maison- là ?...

Il regarde.

Et pourtant voilà bien l’enseigne... « Au Français indomptable. »

THÉRÈSE, à part.

Il a à la main un fameux compagnon de voyage.

GAUTIER, entrant.

C’est qu’ils auront rafistolé la baraque ; oui, oui, le cabaret a été remis à neuf... Ce n’est pas comme moi.

THÉRÈSE.

Qu’est-ce que vous voulez, mon brave homme ?

GAUTIER.

D’abord je veux... ou plutôt je ne veux pas qu’on m’appelle mon brave homme... c’est une qualification bourgeoise qui répugne au véritable troupier.

THÉRÈSE.

Eh bien ! que voulez-vous, mon brave ?

GAUTIER.

C’est plus correct. Servez-moi un demi-litre de petit père noir, et quelque chose avec, pour manger si vous en avez... et dans le cas où mon costume vous causerait de l’inquiétude pour la dépense, on paiera d’avance, belle enfant, et on vous embrassera par-dessus le marché.

THÉRÈSE.

Merci... ne vous dérangez pas pour ça. Cette monnaie-là n’a pas cours ici.

Elle sort.

GAUTIER, seul.

Ça me fait l’effet d’être l’autre... autant que je me rappelle.

Il ôte son sac, le pose sur la table et s’assied.

Ah ! ça fait du bien de se reposer, surtout quand on se dit : demain je n’ai pas besoin de me remettre à tricoter des jambes... c’est qu’il y a un fameux ruban de queue d’ici Wilna... surtout en revenant ! Quand nous y sommes allés tambour battant, mèche allumée... fricotant de côté et d’autre dans les châteaux, dans les couvents... on filait des étapes sans y penser, mais quand il a fallu en revenir l’oreille basse... trahis par le beau-père et par un tas de rois !... Enfin ! me voici donc en France... c’te belle France, je ne peux pas la regarder sans penser à ce temps où un caporal de la garde était une curiosité... que tout Paris se mettait aux fenêtres pour le voir défiler... C’est des miracles qui ne reviendront plus.

THÉRÈSE, apportant bouteille, verre, pain, fromage.

Voilà, mon brave homme.

GAUTIER.

Petite mère, vous avez l’oreille dure... je vous ai déjà signifié...

THÉRÈSE.

Allons, ne vous désolez pas... on ne le dira plus, et je vais vous verser à boire.

GAUTIER.

J’accepte la réparation.

Bas à Thérèse.

 Vous n’avez pas ici ?...

THÉRÈSE.

Quoi donc ?

GAUTIER.

Je...

Il achève en lui parlant à l’oreille.

THÉRÈSE.

Ah ! par exemple !

GAUTIER, se découvrant et levant son verre.

À la santé de l’ancien... à celle de ceux qui restent encore... à la mémoire de ceux qui dorment là-bas sous la neige.

Il boit.

THÉRÈSE.

Ah ! ma foi, vous vous fâcherez si vous voulez, mais bien sûr que vous êtes un brave homme.

GAUTIER.

Le sens que vous y attachez, cette fois, flatte mes opinions politiques.

THÉRÈSE.

Vous avez, dû en voir de terribles...

GAUTIER.

Ah dam ! quand on a fait pendant quinze ans la conversation à coups de canon avec toute l’Europe... on en a vu user des hommes et des souliers... brrr !... chassons ses pensées là... et occupons-nous de ce qui me reste à faire !... Si mes souvenirs ne battent pas la breloque, vous devez vous appeler Rose, Louise, Catherine, Madeleine ou Thérèse.

THÉRÈSE.

Tiens... vous savez donc mon nom...

GAUTIER.

Mieux que ça... vous devez avoir avec vous, si elle y est toujours, une sœur, une belle-sœur... ou quelque chose d’approchant, qu’on appelait la belle Christine.

THÉRÈSE.

Et comment que vous savez ça ?

GAUTIER.

C’est pas la première fois que je fréquente l’arrondissement.

THÉRÈSE

Ah ! c’est ça.

GAUTIER.

Va y est-elle la susdite ?...

THÉRÈSE.

Oui.

GAUTIER.

Demoiselle.

THÉRÈSE.

Toujours.

GAUTIER.

Eh bien ! la petite mère, rendez-moi le service d’aller lui dire qu’un ancien des anciens... désire avoir avec elle dix minutes de dialogue.

THÉRÈSE.

Vous avez donc quelque chose à lui dire ?

GAUTIER.

C’est plus que probable.

THÉRÈSE.

Si ça vous était égal, il n’y aurait pas besoin de la déranger... Je connais tous ses secrets... c’est comme si vous lui parliez.

GAUTIER.

Merci... mais c’est quelque chose qui ne regarde que nous deux.

THÉRÈSE, inquiète.

Nous deux...

GAUTIER.

Elle et moi.

THÉRÈSE, plus inquiète, à part.

Ah ! mon Dieu !... est-ce que ce serait ?...

Elle s’en va lentement, s’arrête puis revient.

Et si on lui disait votre nom ?

GAUTIER.

Ça ne l’avancerait pas beaucoup, vu qu’elle ne le sait pas... Enfin, c’est égal... vous lui direz que le particulier qui la réclame se nomme Jacques Gautier, sergent de fantassins, et surnommé par les belles Volcan d’amour.

THÉRÈSE.

J’y vas, monsieur Volcan d’amour.

Elle sort.

 

 

Scène XI

 

GAUTIER, seul

 

Avalons encore un verre de vin... ça éclaircit la voix... et ça pousse aux idées !... Je vas me trouver face à face avec la beauté...il faut une éloquence appropriée à la chose... il ne s’agit pas ici de faire des calembours... La voilà...

Il s’arrange.

profitons des dons de la nature.

 

 

Scène XII

 

GAUTIER, CHRISTINE

 

CHRISTINE, à elle-même, en entrant.

Gautier... je ne connais pas ce nom-là... Thérèse se sera trompée.

GAUTIER.

Du tout... belle Chris...

CHRISTINE, effrayée.

Ah !...

GAUTIER.

Je vous fais peur... J’ose vous dire que vous ne me produisez pas le même inconvénient.

À part.

Encore plus gentille que la dernière fois !...

À Christine.

Mais ne tremblez donc pas comme ça !... regardez-moi en face... la vue n’en coûte rien...

CHRISTINE, regardant à la dérobée.

C’est que... quand on ne connaît pas...

GAUTIER.

Et puis quand il y a du déchet dans la tenue.

CHRISTINE.

Oh ! Thérèse m’a dit que vous étiez...

GAUTIER.

Un brave homme !... c’est son mot à cette jeunesse !... Eh bien ! belle Christine... me reconnaissez-vous ?

CHRISTINE.

Moi !

GAUTIER.

Vous n’avez pas mémoire de quelque chose.

CHRISTINE.

Non.

GAUTIER.

Il n’y a pourtant pas trois ans que nous nous sommes vus.

CHRISTINE.

Nous...

GAUTIER.

Il est vrai de dire que, pour lors, j’étais ficelé d’une manière un peu plus soignée.

CHRISTINE.

Quoi ! monsieur... vous êtes venu dans ce village... il y a près de trois ans.

GAUTIER.

Le jour où l’on battait le rappel pour les conscrits de 1812...

CHRISTINE.

Ah ! mon Dieu !

GAUTIER.

Et j’en ai vu du pays, depuis ce temps-là... Des Allemandes, des Prussiennes, des Polonaises, des Bavaroises... j’en ai vu de belles, mais rien qu’on puisse vous comparer... Et votre voix... c’te jolie petite voix qui va là... J’ai toujours dans les oreilles ces paroles.

CHRISTINE, à part.

Je tremble !...

GAUTIER.

Celui qui, dans deux ans, me rapportera ma croix d’or...

CHRISTINE.

Ciel !

GAUTIER.

Vous êtes-vous sacrifiée de bon cœur !

CHRISTINE, le regardant.

Oh ! oui... sacrifiée.

GAUTIER.

Je sais bien qu’à la rigueur... j’aurais pu vous retrouver mariée... parce que les deux ans sont révolus... Mais si je ne vous ai pas rapporté ce joyau... cette croix où il y a des cheveux de votre mère... c’est la faute à ces gueux de Russes... qui m’ont ramassé sur le champ de bataille. Ils m’avaient gratifié d’une balle et de six coups de lance... j’étais percé à jour, quoi !... il m’a fallu rester six mois dans un chien d’hôpital : je ne sais pas comment j’ai pu guérir ; ils ont des remèdes si barbares !... Enfin, dès que j’ai pu mettre un pied l’un devant l’autre, j’ai pris ma feuille de route pour le département de la Seine-et-Marne.

CHRISTINE, hésitant à chaque mot.

Et vous avez pu conserver !...

GAUTIER.

Si je l’ai conservée !... on m’aurait tué dix fois sur place avant de me l’arracher une... mille noms d’une pipe...

CHRISTINE, le regardant.

Ah !...

GAUTIER.

Oui, oui, c’est juste, pardon... la voilà... j’espère que vous reconnaissez le bijou.

CHRISTINE, à part.

Ah ! que je suis malheureuse !

GAUTIER.

Eh bien ! elle se trouve mal... voulez-vous un verre de vin...

CHRISTINE, retenant à elle.

Ce n’est rien...

GAUTIER, à part.

Voilà que je n’ose plus lui dire le reste.

CHRISTINE, à part.

J’en mourrai... mais c’est égal.

Haut.

Monsieur...

GAUTIER.

Gautier pour vous servir.

CHRISTINE, avec douceur et timidité.

Comme vous le disiez tout à l’heure... les deux ans étaient passés... et peut-être qu’une autre se serait crue dégagée... mais non pas moi... je me disais : Celui qui exposa ses jours pour me conserver mon frère... il gémit peut-être dans quelque prison... peut-être il paie de sa liberté son dévouement généreux... ah ! je dois rester libre... fidèle à ma parole... prête à accomplir ma promesse au moment où il en réclamera l’exécution... vous arrivez souffrant, blessé... malheureux... voici ma main.

GAUTIER.

Votre main... pourquoi faire ?

CHRISTINE.

Puisque vous me rapportez ma croix ?

GAUTIER.

Mais ce n’est pas à moi que vous l’avez donnée.

CHRISTINE.

Comment ce n’est pas à vous ?

GAUTIER.

Eh non ! mille millions de... excusez ?...

CHRISTINE, souriant.

Oh ! vous pouvez jurer tout à votre aise... à présent, ne vous gênez pas.

GAUTIER.

Pauvr’ jeunesse, vous êtes ben plus à plaindre que vous ne pensez.

CHRISTINE.

Ah ! mon Dieu !

GAUTIER.

Vous n’avez jamais vu celui qui est parti... imaginez-vous lui amour de soldat... un Français taillé pour la gloire et le sentiment... parti simple fantassin, par son mérite... par son courage, et c’étaient de belles protections dans ce temps-là, il avait accaparé l’épaulette d’emblée... c’était du bois dont on fait des généraux, avec ça qu’il vous aimait sans vous connaître.

CHRISTINE.

Comment ?...

GAUTIER.

Nous parlions si souvent de vous ; c’est moi, moi... le sergent... qui vous ai remis le congé...

CHRISTINE.

Ah ! oui... oui... je me souviens...

GAUTIER.

Dieu !... auriez-vous été heureuse avec lui ?

CHRISTINE.

Heureuse.

GAUTIER.

Mais il paraît que celui de là-haut a donné sa démission et qu’il ne se mêle plus des choses d’ici-bas, ça fait qu’il n’y a plus de bonheur pour les braves... à Smolensk... voilà encore la marque de la halle, sur la croix, là...

CHRISTINE.

Il a été blessé !...

GAUTIER.

Oui, blessé... blessé à n’en pas revenir.

CHRISTINE.

Il est mort !

GAUTIER.

J’avais déjà mes six coups de lance... mais j’étais debout... Sergent, qu’il me dit : tu la connais... tu la remettras à elle-même ; car, vois-tu... il ne faut pas qu’elle m’attende plus longtemps... dis-lui qu’elle fasse le bonheur d’un autre, que je lui souhaite toute sorte de... Et comme je lui pressais la main en recevant ce brimborion, voilà qu’une gredine de balle dans la cuisse me couche à ses côtés... J’ai resté là... je ne sais pas combien... mais je me suis réveillé dans un hôpital, tandis que lui il ne s’est plus réveillé du tout.

CHRISTINE.

Noble cœur ! faire des vœux pour mon bonheur à l’instant où je causais sa mort...

À la croix.

Oh !... jamais, jamais tu ne me quitteras, moi aussi je te serai fidèle jusqu’à la mort.

GAUTIER.

En voilà une Française ! ah ! gredins de Russes !... scélérats de cosaques ! un petit bout de guerre seulement, et vous me le paierez ; mon lieutenant, il m’en faudra des capitaines et des colonels !...

CHRISTINE.

Monsieur Gautier.

GAUTIER.

Présent !

CHRISTINE.

Je vais vous faire préparer un lit, une chambre... vous resterez avec nous... vous prendrez votre retraite ici. Oh ! c’est bien le moins... oh ! vous ne nous gênerez pas !... nous sommes riches à présent... et notre maison passe pour la meilleure auberge de la Brie.

GAUTIER, à demi-voix.

De la Brie... J’aurais préféré la Bourgogne.

CHRISTINE.

Et puis, voyez-vous, j’ai besoin qu’on me parle de celui qui n’est plus... qu’on m’en parle souvent... toujours, toujours...

GAUTIER.

Et vous y avez la main... J’en parlerais trente-six heures se suite sans boire ni manger... qu’aux heures de repas.

CHRISTINE, qui a remonté la scène.

Jean ?

JEAN, entrant.

Plaît-y, bourgeoise ?

CHRISTINE, montrant le sac de Gautier.

Prends ce sac... et porte-le dans la chambre du rez-de-chaussée, n° 2.

À Gautier.

Suivez ce garçon-là... prenez du repos... vous en avez besoin.

GAUTIER, à Christine.

Ô Française !

À Jean.

Marche, conscrit.

Il sort.

 

 

Scène XIII

 

CHRISTINE, seul

 

Et je suis libre !... et Francis m’a trompée. J’en doutais encore... mais maintenant me voilà convaincue de sa fausseté... forcée de ne plus l’estimer. Ah ! c’est une peine affreuse !...

À la croix.

Va... va, tu seras mon préservatif, toi !... tu resteras là... en sentinelle... et si j’éprouvais quelques moments de faiblesse... un regard jeté sur toi me rendrait tout mon courage... et me rappellerait que celui qui l’avait reçue était seul digne d’être aimé.

Air de frère Philippe.

Je l’ai juré, je ne serai qu’à toi,
Oui, dans le ciel qu’habite ta belle âme,
Mon bienfaiteur, mon « poux, attends-moi ;
Bientôt tu reverras ta femme,
Et si nos cœurs peuvent dès aujourd’hui
Se rapprocher par la pensée...

Regardant la croix qu’elle baise.

Gage sacré, reçois et porte-lui
Le baiser de sa fiancée. (bis.)

J’entends du bruit... c’est Thérèse... mon frère... et lui... à ton poste.

Elle passe le ruban noir à son cou et cache la croix avec sa main.

 

 

Scène XIV

 

CHRISTINE, GUILLAUME, THÉRÈSE et FRANCIS

 

Ces trois derniers sont très animés.

FRANCIS.

Non, non, c’est décidé, ma résolution est prise... elle est irrévocable.

GUILLAUME.

Entêté... va... vous ne valez pas mieux que ma sœur.

THÉRÈSE.

Où est donc passé mon brave homme ?

GUILLAUME.

As-tu jamais vu un caprice mieux conditionné ?... le capitaine qui nous fait ses adieux !... qui veut partir... nous quitter !

CHRISTINE, froidement.

S’il a ses raisons...

GUILLAUME.

C’est ta maudite querelle de tantôt, ton obstination à ne pas le croire... lui !... un bave qui m’a sauvé de la fusillade !

CHRISTINE.

Monsieur Francis... je n’oublierai de ma vie une pareille action... je vous en conserve une reconnaissance éternelle ; mais voyez-vous... il y a autre chose aussi qu’on ne peut pas oublier !... Moi, qui vous aimais... oui, je ne crains pas de le dire... à présent que vous n’êtes plus à redouter pour moi ; oui, je vous aimais, vous balanciez dans mon cœur le serment que j’avais fait... encore un an, six mois peut-être, et j’aurais consenti à être à vous... mais vous avez préféré m’obtenir à l’aide d’un mensonge ?

FRANCIS.

Je vous proteste...

CHRISTINE.

Celui qui est parti pour toi n’existe plus.

THÉRÈSE.

Pauvre jeune homme !

FRANCIS, vivement.

C’est une calomnie.

CHRISTINE.

Je suis veuve.

GUILLAUME.

Laisse donc, des veuves comme ça, c’est bien agréable pour un second mari...

FRANCIS.

Christine... au moment de vous quitter pour toujours... je vous le répète, sans crainte que personne au monde puisse me démentir, c’est à moi... à moi que votre croix a été remise... et si jamais vous la revoyez, je jure devant Dieu...

CHRISTINE.

N’achevez pas... la voici !...

TOUS.

Sa croix ?

GUILLAUME.

C’est bien elle, ma foi !... Elle est un peu bossuée... mais le contrôle y est toujours.

FRANCIS.

Qui vous l’a remise ?

CHRISTINE.

Un brave !

FRANCIS.

Un lâche imposteur !...

CHRISTINE.

Monsieur Francis !...

FRANCIS.

Où est-il ?

CHRISTINE.

Là !

FRANCIS.

Morceau d’ensemble de M. Pilait.

Qu’il se montre à l’instant...

CHRISTINE

Vous voulez ?

FRANCIS.

Je l’ordonne.

GUILLAUME.

C’est un luron qui n’craint personne.

THÉRÈSE.

Que va-t-il faire ?... ah ! malgré moi,
Ici je trembl’, je meurs d’effroi. (bis.)

FRANCIS.

Oui, si ! soutient son imposture,
C’est de ma main qu’il périra.
Qu’il se montre ! qu’il vienne !...

 

 

Scène XV

 

CHRISTINE, GUILLAUME, THÉRÈSE, FRANCIS, GAUTIER

 

GAUTIER, paraissant.

Me voilà.

TOUS.

Le voilà !...

Ils s’avancent à la rencontre l’un de l’autre.

FRANCIS.

Ciel ! que vois-je !

GAUTIER.

Ô surprise extrême :
Est-ce un rêve ? Est-ce un revenant ?

FRANCIS.

Gautier !

GAUTIER.

Francis !

TOUS DEUX.

Oui, c’est lui-même !

FRANCIS.

C’est mon sergent !

GAUTIER.

Mon lieutenant !

Ils se jettent dans les bras l’un de l’autre.

Ensemble général.

GAUTIER et FRANCIS.

Surprise extrême !
Mon lieutenant !
Oui, c’est lui-même !
Heureux moment !

CHRISTINE, THÉRÈSE, GUILLAUME.

Bonheur suprême !
Heureux moment !
Celui  { que j’aime
           { qu’elle aime ;
Est innocent.

FRANCIS.

Tu n’es pas mort, mon pauvre Gautier...

GAUTIER.

Ils m’ont guéri, les misérables !... avec des milliers de cataplasmes....

FRANCIS.

Moi j’ai été porté à l’ambulance par les nôtres... dirigé sur l’Allemagne... j’ai fait la campagne de France.

GUILLAUME.

Nous avons fait la campagne... nous sommes capitaines... c’est-à-dire, lui.

GAUTIER.

Ah ! mon lieutenant... vous rappelez-vous l’omelette... il y a trois ans bientôt ?

THÉRÈSE.

Quand je me disais que j’avais vu cette figure-là quelque part !... C’est mon beau jeune homme.

FRANCIS.

Eh bien ! Christine...

CHRISTINE.

Monsieur Francis... je suis bien coupable, n’est-ce pas ?... mais j’espère que vous me pardonnerez de vous avoir été trop fidèle... pour m’en punir... je vous aimerai deux fois.

FRANCIS.

Ah ! Christine !...

GAUTIER.

Êtes-vous contente, ma brave femme ?

THÉRÈSE.

Oui, mon brave homme.

CHŒUR.

Air : Surprise extrême.

Maigre l’absence,
Toujours épris,
De sa constance.
Il a le prix !

CHRISTINE, au public.

Air de la barcarole du premier acte.

Cette croix m’est bien chère,
Par son charme si doux,
Elle a sauvé mon frère,
Et me donne un époux ;
Et cependant j’ignore
Si contre tout danger
Son influence encore
Pourra me protéger.
Par un’ faveur nouvelle,
Près d’vous en ce moment,
Ah ! me servira-t-elle
Ce soir de talisman ?
Allons, (bis) décidez de mon sort,
Allons, (bis) qui veut de ma croix d’or ?

TOUS.

Allons, allons, etc.

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