La Considération (Camille DOUCET)

Comédie en quatre actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français, par les comédiens ordinaires de l’Empereur, le 6 novembre l860.

 

Personnages

 

MONSIEUR BERNARD

DUBREUIL

LUCIEN DUBREUIL

ARMAND VERDIER

LE COMTE DE SAVENAYS

LE DUC DE VAL-MÉRICOURT

LE GÉNÉRAL LAMBERT

DUCHESNE

TIBAUD, notaire

PIERRE

LE BARON DU REPAIRE

MADAME DUBREUIL

LAURE

BERTHE

ANTOINETTE

INVITÉS

 

 

ACTE I

 

Un salon chez Monsieur Bernard.

 

 

Scène première

 

DUCHESNE, MADAME DUBREUIL, SAVENAYS, DUBREUIL, TIBAUD, BERNARD, LAURE, LUCIEN, BERTHE, LE DUC, LE GÉNÉRAL

 

TIBAUD, achevant de lire le contrat.

« Dont acte...

DUBREUIL.

Et cætera... Supprimez les formules.

TIBAUD.

Noms des témoins : Messieurs...

DUCHESNE.

Duchesne, Firmin, Jules...

TIBAUD.

Permettez...

Lisant.

Je vois là, du côté du futur,

Premier témoin : Monsieur de Savenays.

SAVENAYS.

Arthur,

Comte de Savenays.

TIBAUD.

Rentier ?

SAVENAYS.

Propriétaire.

TIBAUD.

Second témoin : Monsieur le baron Du Repaire.

DUBREUIL.

Le baron est malade, il ne pourra venir ;

Ce matin seulement il m’a fait prévenir.

MADAME DUBREUIL.

Heureusement pour nous, avec beaucoup de grâce,

Monsieur Duchesne a bien voulu prendre sa place.

DUCHESNE.

Entre amis il faut bien que l’on agisse ainsi,

À part.

Si j’avais cru pouvoir faire autrement...

DUBREUIL.

Merci !

DUCHESNE.

Lorsque dans son hôtel, au-dessus du concierge,

On a de vieux amis comme moi, qu’on héberge,

Il est bien naturel, dès qu’on en a besoin,

Qu’on se dise : Le bon Duchesne n’est pas loin.

Alors, pour être utile à son ami d’enfance,

Le bon Duchesne met son habit d’ordonnance ;

À part.

Un mot suffit après pour le remercier.

C’est encore un moyen de toucher son loyer.

TIBAUD.

Nous disons donc : Monsieur...

DUCHESNE.

Firmin-Jules Duchesne.

Employé de l’État... veuf.

TIBAUD.

Ce n’est pas la peine.

– Et de l’autre côté...

BERNARD, au duc et au général.

Messieurs, à votre tour.

LE DUC.

Claude-François Robert, duc de Val-Méricourt,

Propriétaire... un peu... comme mon cher confrère,

Monsieur de Savenays, dont j’ai connu le père.

SAVENAYS.

Ah ! vous avez...

LE DUC.

Beaucoup, autrefois...

TIBAUD, l’interrompant.

Permettez...

Au général.

Dernier témoin... Vos nom, prénoms et qualités ?

LE GÉNÉRAL.

Lambert, Jean-Nicolas, général de brigade ;

Et de l’ami Bernard le plus vieux camarade.

LE DUC.

Après moi... Nous datons du collège d’Harcourt ;

Nos noms étaient jumeaux : Bernard et Méricourt.

DUCHESNE, se levant et allant au duc.

Mais alors... à d’Harcourt j’étais aussi des vôtres ;

J’eus là quelques succès, un prix d’honneur entre autres,

Duchesne, Firmin-Jules !

BERNARD.

En effet.

LE DUC.

Oui vraiment.

Vous promettiez beaucoup alors.

DUCHESNE.

Énormément.

Ce fut mon tort... Jamais rien n’a pu m’en absoudre.

LE GÉNÉRAL.

Les lauriers cependant préservent de la foudre.

DUCHESNE.

Bah ! le hasard fait tout dans ce monde excellent,

Les uns ont du bonheur... les autres du talent.

Je ne dis pas de mal de vous ni de personne,

Mais j’ai droit de trouver que mà part n’est pas bonne.

Je travaillais beaucoup, vous étiez...

BERNARD, souriant.

Paresseux !

DUCHESNE.

Vous avez réussi mieux que moi tous les deux.

LE DUC.

Oui, vous avez raison... En ce qui me concerne,

J’admets que le hasard dans ce monde gouverne.

Mon père était trop riche, et, comme lui, j’eus soin

De ne pas travailler, n’en ayant pas besoin ;

Mais Bernard était pauvre autant qu’on puisse l’être,

Et de mauvais élève il est devenu maître.

Par trente ans d’un travail utile et respecté

L’écolier paresseux s’est réhabilité.

À Lucien.

Jeune homme, avec orgueil entrez dans sa famille ;

Le mérite du père est la dot de la fille ;

Que j’existe ou non, moi, personne n’en sait rien,

Et tout Paris connaît Bernard, l’homme de bien !

Tout Paris l’aime et dit que la justice mémo

Sous son nom vénéré siège à la cour suprême !

À Duchesne.

Ce qui prouve, mon cher, qu’en ce monde excellent,

Le premier des bonheurs, c’est d’avoir du talent.

– Sans rancune, et songeons à ce jeune ménage ;

Maître Tibaud, tout bas, maudit mon bavardage,

Et de monsieur Dubreuil le temps si précieux

Serait sans doute ailleurs occupé beaucoup mieux.

À Dubreuil.

Pardon !

DUBREUIL.

Monsieur le duc, croyez bien au contraire...

SAVENAYS, à part.

Trois heures !

MADAME DUBREUIL, au duc.

Aujourd’hui monsieur n’a qu’une affaire ;

Le bonheur de son fils l’absorbe tout entier ;

Le reste... pour un jour laissez-nous l’oublier.

SAVENAYS, à Tibaud.

Signons.

TIBAUD.

Signons.

DUCHESNE, à part.

Un duc, un général, un comte !

Que d’embarras !

TIBAUD, faisant signer.

Monsieur Dubreuil...

DUCHESNE, à part.

C’est une honte !

TIBAUD, à Dubreuil.

Bien ! – madame Dubreuil...

MADAME DUBREUIL.

Avec bonheur.

Elle signe.

TIBAUD.

Très bien !

Monsieur Lucien Dubreuil...

MADAME DUBREUIL.

Va, signe, mon Lucien.

TIBAUD, à Bernard.

Monsieur le conseiller... Mademoiselle Laure...

Elle signe.

Vous avez un mari charmant.

LUCIEN, bas à Laure.

Qui vous adore.

TIBAUD.

Mademoiselle Berthe...

BERTHE.

Auprès de ma sœur ?

TIBAUD.

Non,

Plus bas. Vous signerez bientôt un autre nom ;

Mon pauvre fils Octave est d’une inquiétude !

Mais à la fin du mois il aura mon étude ;

Elle signe.

Soyez tranquille. Là, parfaitement. Ce soir,

Il espérait dîner avec nous pour vous voir.

BERTHE.

Il ne viendra pas ?

TIBAUD.

Non... avant tout les affaires...

Vous comprenez !

BERTHE.

À quoi servent donc les notaires ?

TIBAUD.

Monsieur le duc... Monsieur le général... plus fin...

Monsieur de Savenays... Monsieur Duchesne...

DUCHESNE, à part.

Enfin !

Haut.

C’est heureux ! Où faut-il que je signe ?

TIBAUD.

À la suite.

DUCHESNE.

Après les autres !

TIBAUD.

Oui. – Bien ! C’est tout.

À Bernard.

Je vous quitte.

BERNARD.

Si tôt !

TIBAUD.

Je vais chez moi savoir ce qui s’y fait ;

Et je reviens.

BERNARD.

Merci !

TIBAUD, saluant.

Messieurs...

Il sort.

DUCHESNE, à part.

Il est parfait !

SAVENAYS, à Dubreuil.

Partons vite.

MADAME DUBREUIL.

Déjà ?

DUBREUIL.

Nous avons une affaire...

Très pressée !...

SAVENAYS.

Oui madame ; et je crois nécessaire,

Je crois indispensable...

DUBREUIL.

Oui.

MADAME DUBREUIL.

Si monsieur le croit !

SAVENAYS, bas à Madame Dubreuil.

Vous m’attaquez toujours, c’est mal... et maladroit.

Songez donc que c’est moi qui fais ce mariage !

Un mot eût renversé tout votre échafaudage ;

Monsieur Bernard connaît du monde à Besançon ;

J’ai, seul, de son esprit écarté tout soupçon.

Verdier et lui jadis étaient très bien ensemble ;

Il l’aurait consulté sans moi. Que vous en semble ?

Quels beaux renseignements auraient été donnés,

Par des gens malheureux, par des gens ruinés !

DUBREUIL, au duc et au général.

De vous recevoir tous ma maison sera fière.

LE DUC.

C’est un palais, dit-on.

DUBREUIL.

C’était une chaumière...

Mais avec de l’argent !... Au revoir... et merci !

Rendez-vous général à cinq heures, ici.

LE DUC, à Savenays.

Oui, monsieur, autrefois j’ai connu votre père ;

Vivant, je l’aimais... Mort, sa mémoire m’est chère ;

La révolution l’avait fort maltraité ;

Mais de son nom intact l’honneur vous est resté ;

Il avait la vertu, de nos jours peu commune,

De porter fièrement sa mauvaise fortune.

J’aurai souvent ici le plaisir de vous voir,

Nous parlerons de lui, mon cher comte.

SAVENAYS.

À ce soir !

Dubreuil et Savenays sortent.

BERNARD, à Duchesne.

À cinq heures, mon cher, vous reviendrez nous prendre ;

Les voitures seront en bas à vous attendre.

DUCHESNE, à part.

Son cher ! son cher !... Allons, je répète mon mot :

Haut.

Les uns ont du bonheur, les autres... À bientôt !

Il sort.

 

 

Scène II

 

MADAME DUBREUIL, LE DUC, LE GÉNÉRAL, BERNARD, LUCIEN et LAURE au coin à droite, puis BERTHE

 

MADAME DUBREUIL, au duc et au général.

Nous abusons de vous, et je commence à craindre

Que vous ne vous trouviez tous les deux fort à plaindre ;

Nous vous faisons payer votre dîner bien cher.

Meudon, pourtant, n’est pas si loin qu’il en a l’air.

D’ailleurs, votre parole est donnée, on la garde ;

Comme mes prisonniers, ce soir, je vous regarde.

Vous recevoir n’est pas seulement un honneur,

C’est un bonheur de plus dans un jour de bonheur.

LE DUC.

Menez-nous à Meudon ; plus loin, si bon vous semble,

Nous nous y trouverons très bien, étant ensemble.

Si monsieur Dubreuil aime à montrer son château,

Nous le visiterons... On dit qu’il est fort beau ;

Je tiens à voir son parc. On dit qu’il est superbe.

Vous êtes campagnard, Lambert ?

LE GÉNÉRAL.

J’aime assez l’herbe !

BERNARD.

On vous en montrera.

MADAME DUBREUIL.

Plus que vous ne voudrez ;

Mais pour nos chers enfants vous vous sacrifierez,

Et d’aller jusqu’au bout vous aurez le courage.

BERNARD, montrant Laure et Lucien.

Témoins de leur bonheur, contemplez votre ouvrage.

LE GÉNÉRAL.

Bravo ! c’est très gentil !

À Laure et à Lucien.

Ne vous dérangez pas...

Je connais la chanson que vous chantez là-bas.

On l’apprend à seize ans, on l’oublie à soixante ;

Je ne la chante plus, mais j’aime qu’on la chante.

Allez toujours !

LUCIEN.

Pardon ! mais...

LE GÉNÉRAL.

Pas de mais, morbleu !

Vous faites bien ; jouez franchement votre jeu.

BERNARD.

De vos cœurs au grand jour étalez l’innocence ;

C’est votre droit, et nous, c’est notre récompense.

LAURE, à Bernard.

Mon bon père !

MADAME DUBREUIL, à part.

Mes jours d’épreuve sont finis...

Après tant de douleurs, mon Dieu ! je vous bénis !

BERTHE, entrant par la droite, au duc et au général.

Est-ce qu’on part sans voir la corbeille ?

LE DUC.

Non, certes.

LAURE.

En ce cas, général, prenez le bras de Berthe ;

À madame Dubreuil mon père offre le sien ;

Au duc.

Moi j’accepte le vôtre et celui de Lucien.

Tout est charmant... Monsieur a choisi comme un ange.

Moi qui disais du mal de l’argent !

LE DUC.

Il se venge !

Le général, Berthe, le duc, Laure et Lucien sortent par la droite.

MADAME DUBREUIL, à part.

S’il donne le bonheur, il le fait bien payer !

Elle va pour sortir avec Bernard du même côté.

 

 

Scène III

 

BERNARD, MADAME DUBREUIL, ANTOINETTE

 

ANTOINETTE, à Bernard.

Monsieur Armand Verdier voudrait...

MADAME DUBREUIL, à part.

Verdier !

BERNARD.

Verdier ?

ANTOINETTE.

De Besançon.

MADAME DUBREUIL, à part.

Oh ! ciel !

BERNARD.

Un homme de mon âge ?

ANTOINETTE.

Vingt-six ou vingt-sept ans, je crois... pas davantage.

BERNARD.

Son fils !

MADAME DUBREUIL, à part.

Armand Verdier !

À Bernard.

Pardon... On nous attend !

BERNARD, à Antoinette.

Je reviens... De le voir je serai très content.

À madame Dubreuil.

Son père... Qu’avez-vous ? Votre pâleur m’étonne...

Vous souffrez ?

MADAME DUBREUIL.

Non, merci !

Ils sortent.

ANTOINETTE, à Armand.

Monsieur...

 

 

Scène IV

 

ANTOINETTE, ARMAND

 

ARMAND, entrant.

Eh bien ! personne ?

ANTOINETTE.

Monsieur Bernard sera très content de vous voir,

Il me l’a dit ; veuillez attendre et vous asseoir.

ARMAND.

Merci !

Il s’assied à droite.

ANTOINETTE.

Vous comprenez qu’un jour de mariage...

ARMAND.

Comment ! il se marie ?

ANTOINETTE.

Oh ! monsieur... à son âge !

Un si brave homme !... Non... Un si bon magistrat !

Non !... c’est sa fille. – On vient de signer le contrat.

Fameuse affaire, allez ! pour notre demoiselle !

Nous n’aurions jamais cru trouver si bien pour elle.

Un jeune homme charmant ! On a dit devant moi

Que son père gagnait des millions.

ARMAND.

À quoi ?

ANTOINETTE.

Je ne sais pas. Il part demain soir pour l’Écosse,

Le père !... et dans huit jours, lundi prochain, la noce !

Samedi, bal chez nous !... grand dîner à Meudon

Ce soir, dans le château du beau-père !

ARMAND, se levant.

Adieu donc !

ANTOINETTE.

Vous partez ?

ARMAND.

De quel droit troublerais-je leurs fêtes ?

Le bonheur fait ici tourner toutes les têtes ;

Tant mieux ! Moi, je n’ai pas le cœur à tout cela...

Je reviendrai demain... plus tard.

ANTOINETTE.

Monsieur est là.

ARMAND.

Qu’il y reste ! Je vois très bien que je les gêne ;

Adieu ! je reviendrai la semaine prochaine.

À part.

Je ne puis pas rester comme un intrus chez eux,

Avec ma bourse vide et mon air malheureux.

– On se marie, on va dîner à la campagne ;

On a des millions à revendre... on en gagne !

Moi, je suis ruiné !

À Antoinette.

Je m’en vais, ou m’en vas ;

Je reviendrai bientôt.

À part.

Je ne reviendrai pas.

ANTOINETTE.

Cependant...

ARMAND.

Mon enfant, vous êtes très gentille,

Mais, voyez-vous, je crains les scènes de famille.

Je suis un bon garçon très peu sentimental,

Susceptible toujours, et quelquefois brutal ;

Pauvre... et par conséquent d’une fierté féroce.

Je n’aime pas attendre... Adieu, gens de la noce !

ANTOINETTE.

Mais si monsieur Bernard...

ARMAND.

Ce brave magistrat

Doit m’avoir oublié... Je le dérange.

 

 

Scène V

 

ANTOINETTE, ARMAND, BERNARD

 

BERNARD, entrant.

Ingrat !

ARMAND.

Monsieur...

BERNARD.

Bien malgré moi je vous ai fait attendre.

Je ne m’appartiens pas, vous devez le comprendre ;

D’un tas de petits riens elles m’ont occupé,

Pardonnez-moi.

ARMAND.

Monsieur...

ANTOINETTE, bas à Armand.

Vous avais-je trompé ?

Elle sort par le fond.

BERNARD.

Sur l’article chiffons, les femmes sont cruelles ;

Il m’a fallu tout voir : les bijoux, les dentelles !

Elles voulaient encor me retenir là-bas...

Mais je me suis sauvé... pour vous ouvrir mes bras.

Comme vous ressemblez à votre excellent père !

Il va bien ? Il viendra vous rejoindre, j’espère ?

Ma table, ma maison, mon cœur, tout est à vous ;

Ce soir, vous dînerez à Meudon avec nous...

C’est dit !... Je suis en train de marier ma fille,

Et le fils de Verdier est de notre famille !

ARMAND.

Hélas ! monsieur ; frappé d’un coup inattendu,

Mon père est ruiné... mon père a tout perdu !

BERNARD.

Ruiné !... Ruiné !... Quoi ! sans que je le sache !

ARMAND.

Depuis près de cinq ans à moi-même il le cache...

Je vous dirai cela plus tard.

BERNARD, à part.

Pauvre Verdier !

Que faire ?

ARMAND, à part.

Il se consulte... il va me renvoyer.

Haut.

Compris à son insu dans une banqueroute...

Car ce n’est pas sa faute, au moins.

BERNARD.

Qui donc en doute ?

Pour les honnêtes gens le monde est juste et bon ;

Le malheur les atteint, mais jamais le soupçon.

Verdier !... mon vieil ami !... Je suis vraiment coupable !

Son silence, en effet, était inexplicable !

J’aurais dû m’en douter... On croit que l’on vit bien...

Depuis cinq ans Verdier souffre, et je n’en sais rien !

ARMAND.

Merci ! mon brave père, au moins, dans sa détresse,

Saura qu’à nous encore un ami s’intéresse ;

Il y comptait d’avance en m’envoyant ici ;

En son nom comme au mien, merci, monsieur, merci !

BERNARD.

Mais comment se fait-il ?

ARMAND.

Rien de plus ordinaire :

Un fripon vous conseille une excellente affaire ;

Il promet de doubler votre argent en six mois !

Six mois !... cela vous tente... On se ruine en trois...

C’est notre histoire... Aussi, sur cette pauvre terre,

Nous voilà seuls... J’étais maître clerc de notaire ;

Ne pouvant acheter une étude là-bas,

Je suis venu, cherchant... Quoi ? Je ne le sais pas.

BERNARD.

Je le sais ! – vous venez dans notre grande ville

Pour chercher un appui... Vous en trouverez mille !

Du courage, morbleu ! fils de mon vieil ami !

L’or qu’on peut regagner n’est perdu qu’à demi.

Le malheur est parfois salutaire à votre âge ;

Les âmes qu’il éprouve en valent davantage.

Il vous faut du travail... Nous vous aurons cela ;

Il vous faut des amis... Regardez... en voilà !

 

 

Scène VI

 

ARMAND, BERNARD, LE DUC, LE GÉNÉRAL, LUCIEN

 

BERNARD, au duc et au général.

Venez donc ! Il m’arrive un chagrin véritable :

Un ami, le meilleur et le plus respectable,

Un homme dont cent fois j’ai parlé devant vous,

En disant : je l’estime et l’honore entre tous !

LE DUC.

Monsieur Verdier ?

LE GÉNÉRAL.

Verdier, de Besançon ?

BERNARD.

Lui-même !

LE GÉNÉRAL.

Je le connais.

BERNARD.

Alors, vous l’estimez.

LE GÉNÉRAL.

Je l’aime !

BERNARD.

Eh bien ! par un fripon vers l’abîme entraîné,

Verdier a tout perdu.

LE GÉNÉRAL.

Qu’entends-je ?

LE DUC.

Ruiné !

BERNARD.

Complètement.

ARMAND.

Monsieur...

BERNARD.

Pour se tirer d’affaire,

Son fils vient à Paris, seul, ne sachant que faire ;

Doutant de tout, croyant que, devant son malheur,

Chacun va détourner ses regards et son cœur.

Quand vous êtes entrés, comptant sur vous d’avance,

Je lui disais : « Mon cher, courage ! confiance !

« Il vous faut du travail, vous en aurez. »

LE DUC.

Demain !

BERNARD.

« Il vous faut des amis... en voilà ! »

LE DUC, à Armand.

Votre main ?

BERNARD, à Armand.

Monsieur le duc de Val-Méricourt.

LE DUC, à Armand.

Votre père

Est un homme de bien que chacun considère ;

De pouvoir vous servir si j’avais le bonheur,

Je suis entièrement à vous... de tout mon cœur !

ARMAND.

Monsieur le duc, je suis touché jusques aux larmes.

LE GÉNÉRAL, à Armand.

Votre père autrefois fut mon compagnon d’armes...

À la Chambre !... il était représentant du Doubs,

Moi du Jura... Lambert, général... tout à vous !

Écrivez à Verdier que je plains sa ruine,

Mais qu’il a moins perdu qu’on ne se l’imagine :

Estime, honneur, vertu, considération,

Tout cela marche ensemble, et vaut un million !

Touchez là.

ARMAND.

Général !...

LE GÉNÉRAL.

Tout ce qu’il faudra faire

Pour seconder le fils, pour relever le père,

Nous le ferons. Le duc a beaucoup de pouvoir ;

Moi j’en ai peu... mais j’ai le moyen d’en avoir.

LUCIEN, à Armand.

Moi, je suis dans un jour de bonheur, et j’espère

Que vous me permettrez de vous traiter en frère.

ARMAND.

Monsieur...

BERNARD, à Lucien.

Bien, mon ami !

À Armand.

Mon gendre... d’aujourd’hui.

À Lucien.

Vous dînez avec nous. Ayez bien soin de lui !

Bernard, le duc et le général sortent par le fond.

 

 

Scène VII

 

ARMAND, LUCIEN

 

ARMAND, à part.

Et moi qui m’en allais ! Je ne sais si j’existe,

Ou si je rêve !

LUCIEN.

Eh bien ! sommes-nous encore triste ?

ARMAND.

Triste !... Après ce qu’on vient de dire ? Non pardieu !

Nous sommes ruinés... ruinés pas un peu,

Beaucoup... complètement... Ma vie est à refaire ;

Mais on a, devant moi, dit du bien de mon père...

Je suis riche !... Je suis heureux ! Je suis content !

Et je m’en vais l’écrire à mon père, à l’instant !

Je reviendrai vous voir bientôt, demain peut-être ;

Vous serez mon ami, puisque vous voulez l’être ;

Je vous aime déjà !... Mais vous comprenez bien

Que ces grands messieurs-là pour moi ne peuvent rien :

Tout ce qu’ils pouvaient faire, ils l’ont fait ; j’apprécie

Leur indulgent accueil, et les en remercie ;

Ils m’ont tendu la main, quand mon front rougissait ;

Ils m’ont rendu l’espoir, quand mon cœur faiblissait ;

Maintenant je suis plein de force et de courage,

Je comprends qu’on peut tout réparer à mon âge.

Le monde, que l’on croit méchant, est noble et bon ;

Il n’a pas demandé mon argent, mais mon nom !

Merci, père !... Aussitôt que ton enfant se nomme,

On répond : C’est le fils de Verdier, l’honnête homme !

Merci, père ! Le fils de l’honnête Verdier

Va, pour son père et lui, rudement travailler !

– Adieu !

LUCIEN.

Vous êtes fou, laissez-moi vous le dire.

J’aime l’enthousiasme et surtout je l’admire ;

Je ferais comme vous, à coup sûr, au besoin ;

Méfions-nous pourtant, et n’allons pas trop loin !

Vous voulez travailler... Sans être bien nouvelle,

L’idée est excellente et toute naturelle

Tout le monde l’aurait comme vous, comme moi !

Vous voulez travailler... bien ! Travailler à quoi ?

ARMAND.

À quoi ?... Mais je ne sais... à tout ce qu’on peut faire.

LUCIEN.

À tout ?... à rien !

ARMAND.

J’étais maître clerc de notaire.

LUCIEN.

C’est quelque chose... on peut utiliser cela ;

Mais il faut en trouver l’occasion.

ARMAND.

Voilà !

LUCIEN.

Eh bien ! l’intention ne suffit à personne ;

L’occasion vous manque... il faut qu’on vous la donne.

Ces messieurs justement pourront vous la fournir ;

Vous avez le talent, la place est à venir,

Cherchons-la.

ARMAND.

Mais...

LUCIEN.

Voyons, monsieur l’enthousiaste,

Avec votre chaleur ma sagesse contraste.

Mon Dieu ! je vous comprends ; quand on est malheureux,

J’aime qu’on soit ardent, superbe et généreux !

Moi, qui n’ai pas besoin d’être fier pour mon compte,

Je calcule pour vous et je le fais sans honte ;

C’est mon droit. – Mais au fait, j’y songe... Pourquoi pas ?

Nous pouvons nous tirer nous-mêmes d’embarras.

Mon père, en ce moment, monte une compagnie

Pour l’exploitation des mines d’Avrignie...

Il met là dedans sept ou huit cent mille francs ;

Les administrateurs en ont peur.

ARMAND.

Je comprends.

LUCIEN.

Ce qui fait qu’aujourd’hui ces messieurs, pour lui plaire,

Me nomment membre adjoint du conseil... secrétaire...

Et cætera... cela me posera très bien ;

On m’estimera plus que ceux qui ne font rien ;

J’aurai l’air d’un monsieur utile à sa patrie.

D’ailleurs, j’ai quarante ans, puisque je me marie ;

La place qu’on me donne est très bonne... au moral ;

Avec moi, là dedans, vous ne seriez pas mal,

Essayez-en. C’est bien ce qu’il vous faut.

ARMAND.

J’en doute.

LUCIEN.

Une fois les deux pieds à l’étrier, en route !

Rien ne nous retient plus, l’avenir est à nous ;

Du sort, enfin lassé, nous réparons les coups ;

La chance nous revient, la fortune avec elle,

Et nous rebâtissons la maison paternelle !

Cela fait... le moment est venu d’être heureux ;

Nous avons à pou près trente ans ou trente deux ;

Le devoir est rempli, le bonheur nous réclame ;

Nous cherchons, nous trouvons, nous prenons une femme.

Un ange !... comme moi tout à l’heure. C’est dit !

Vous n’avez que le temps d’aller mettre un habit...

Ne me répondez pas... Mon plan est magnifique ;

Je l’exécuterai, paroles et musique !

Pour commencer, je crois que ce soir il faudrait...

Allez mettre un habit, mon cher.

 

 

Scène VIII

 

ARMAND, LUCIEN, BERTHE

 

BERTHE, à Lucien.

Êtes-vous prêt ?

Peut-on entrer ?

LUCIEN.

Entrez.

BERTHE saluant Armand.

Monsieur...

ARMAND.

Mademoiselle...

LUCIEN, le présentant à Berthe.

Monsieur Armand Verdier.

BERTHE.

Oui, je me le rappelle.

LUCIEN, la présentant à Armand.

Mademoiselle Berthe... un ange de douceur.

À Berthe.

Maintenant vous pouvez causer, petite sœur.

La présentation officielle est faite.

ARMAND.

Plus je regarde...

LUCIEN.

Et plus vous la trouvez... parfaite.

ARMAND, à Berthe.

C’est réellement vous que j’ai vue autrefois ?

BERTHE.

Je suis changée ?

ARMAND.

Un peu.

BERTHE.

Plus que cela, je crois.

ARMAND.

Beaucoup !... Je mentirais en disant le contraire ;

Et c’est un compliment que je prétends vous faire.

BERTHE.

Je me souviens très bien de votre père aussi :

Je crois encor le voir dans cette chambre-ci...

Mouvement d’Armand.

Nous demeurions ici déjà, j’en suis certaine.

ARMAND.

Voilà près de neuf ans.

BERTHE.

J’en avais onze.

ARMAND.

À peine.

BERTHE.

Vous aviez tous les deux bien soin de moi. Depuis,

Vous n’êtes plus jamais revenus à Paris ?

ARMAND.

Non, jamais.

BERTHE.

Nous faisions alors très bon ménage ;

N’est-ce pas ? J’ai pensé souvent à ce voyage,

Ma mère était allée aux eaux avec ma sœur ;

La maison restait vide, et gaie... à faire peur !...

Vous nous avez rendu leur absence moins triste...

Un pareil souvenir au temps même résiste.

Elle lui tend la main.

Vous savez que ce soir vous dînez avec nous ?

Mon père me l’a dit.

ARMAND.

Oui, mais je...

BERTHE, à Lucien.

Quant à vous,

Votre femme, monsieur, n’est pas du tout contente ;

De ne pas vous avoir elle s’impatiente.

LUCIEN, à Armand.

Vous l’entendez, mon cher ! On me renvoie... Adieu !

Vous demeurez ?

ARMAND.

En face, hôtel de Richelieu,

Numéro dix.

LUCIEN.

Allez, et revenez bien vite...

On vous attend.

ARMAND.

Pardon... mais je crains...

BERTHE.

Il hésite !

ARMAND.

Au contraire... Je suis ici dans un moment.

Il sort.

BERTHE.

Je le trouve très bien, mon vieil ami.

LUCIEN.

Vraiment !

BERTHE.

J’aime cette figure ouverte, franche et gaie.

 

 

Scène IX

 

BERTHE, LUCIEN, MADAME DUBREUIL, LAURE

 

LAURE, à madame Dubreuil.

Il est seul.

LUCIEN.

Qu’avez-vous, mère ?

LAURE.

Elle est fatiguée.

MADAME DUBREUIL.

Un peu. – Tu recevais quelqu’un ?

LUCIEN.

Il eût fallu

Me faire prévenir.

LAURE.

Elle n’a pas voulu.

LUCIEN.

Pourquoi cela ?

MADAME DUBREUIL.

C’était, m’a-t-on dit, un jeune homme ?

LUCIEN.

Charmant ! Monsieur Verdier...

À Berthe.

C’est Verdier qu’il se nomme,

N’est-ce pas ?

BERTHE.

Oui, monsieur... vous le savez très bien...

Je ne vous aime plus du tout, monsieur Lucien.

MADAME DUBREUIL.

Tu le connais beaucoup ce jeune homme ?

LUCIEN.

Oui, ma mère,

Beaucoup ! Monsieur Bernard est l’ami de son père,

Un ancien député du Doubs ou du Jura ;

L’histoire est très touchante, on vous la contera.

Le père a tout perdu dans une banqueroute,

Et, n’ayant plus le sou, le fils s’est mis en route ;

Il arrive à Paris pour chercher un emploi...

Nous le lui trouverons... mademoiselle et moi.

BERTHE.

Méchant !

LUCIEN, à Berthe.

Je suis très bon ; mais vous êtes meilleure.

À madame Dubreuil.

Bref, nous nous connaissons beaucoup... depuis une heure.

Quand de si vieux amis sont à causer entre eux,

On peut les déranger sans remords. – Ça va mieux ?

MADAME DUBREUIL.

Très bien ! – Il est parti, ce jeune homme ?

LUCIEN.

Il nous quitte.

BERTHE.

À l’instant... mais il va revenir tout de suite ;

Il dîne avec nous.

MADAME DUBREUIL.

Lui !

BERTHE.

Mon père a cru pouvoir.

MADAME DUBREUIL.

Il a bien fait.

LAURE.

J’aurai grand plaisir à le voir.

LUCIEN, à madame Dubreuil.

Si cela vous déplaît ?

MADAME DUBREUIL.

Pas du tout... au contraire,

Qu’il vienne !

Bas.

Emmène-les.

LUCIEN.

Pourquoi ?

MADAME DUBREUIL.

J’entends ton père.

LUCIEN.

Qu’avez-vous ?

MADAME DUBREUIL.

Rien... Un mot à lui dire. Va !

 

 

Scène X

 

MADAME DUBREUIL, LUCIEN, DUBREUIL, LAURE, BERTHE

 

DUBREUIL.

Bon !

Je vous cherchais.

À Lucien.

As-tu ta nomination ?

LUCIEN.

Pas encore.

DUBREUIL.

C’est fait... c’est certain.

LUCIEN, à Dubreuil.

Je vous laisse ;

Ma mère veut, je crois, causer avec vous.

DUBREUIL, à madame Dubreuil.

Qu’est-ce ?

Ah ! Lucien... pour partir, qu’on ne m’attende pas...

Vous nous retrouverez, le comte et moi, là-bas.

À Laure.

Excusez-nous auprès de monsieur votre père,

Nous serons à Meudon avant lui, je l’espère.

Je venais pour cela moi-même.

Lucien, Laure et Berthe sortent par la droite.

 

 

Scène XI

 

DUBREUIL, MADAME DUBREUIL

 

DUBREUIL.

Qu’est-ce donc ?

Vous vouliez me parler ?... Si ce doit être long...

Demain !...

MADAME DUBREUIL.

Écoutez-moi, je vous prie.

DUBREUIL.

Impossible !

MADAME DUBREUIL.

Il faut absolument...

DUBREUIL.

Non... vous êtes terrible !

Ce soir. – Nous ne pouvons, là, chez monsieur Bernard...

Je suis pressé, d’ailleurs, vous le savez. Plus tard !

MADAME DUBREUIL.

À l’instant... il le faut ! Écoutez-moi, de grâce ;

Je tremble pour mon fils... un danger le menace.

DUBREUIL.

Mon fils ! Comment ? Parlez, quel malheur imprévu ?...

MADAME DUBREUIL

Monsieur Armand Verdier est ici... je l’ai vu !

DUBREUIL.

Eh bien ?

MADAME DUBREUIL.

Eh bien ! son père est ruiné.

DUBREUIL.

Sans doute.

MADAME DUBREUIL.

Son père a tout perdu dans une banqueroute.

DUBREUIL.

Permettez !

MADAME DUBREUIL.

Il était votre ami.

DUBREUIL.

Je crois bien !

Il l’est encor. Son fils sera l’ami du mien.

MADAME DUBREUIL.

Mais s’il disait...

DUBREUIL.

Quoi donc ? que voulez-vous qu’il dise ?

Que de me ruiner pour eux j’eus la sottise ;

Que nos forges d’Erlac ne valaient rien du tout ;

Qu’ils ont reçu de moi vingt pour cent ? – C’est beaucoup !

De tous mes créanciers, grâce au ciel, je suis quitte ;

Je me suis arrangé... je n’ai pas fait faillite.

Vous ne comprenez pas les affaires.

MADAME DUBREUIL.

Oh ! non !...

Je ne les comprends pas comme vous.

DUBREUIL.

Pourquoi donc ?

Je n’ai jamais rien fait d’illégal... au contraire ;

J’ai fait ce que je vois de très braves gens faire ;

Ce qu’on m’a fait deux fois à moi-même, depuis ;

Vous savez... Perinet et Léonard Dupuis.

Voyons, n’ayez donc plus ces grands airs de victime ;

Tout Paris nous reçoit, nous aime et nous estime ;

Nous sommes invités, plus que nous ne voulons,

Partout, à tous les bals, dans les premiers salons.

Au lieu de vous cloîtrer ainsi que vous le faites,

Amusez-vous, donnez des dîners et des fêtes ;

Sans vous inquiéter, en aucune façon,

De ce que les niais disent à Besançon.

MADAME DUBREUIL.

Ce n’est pas vous, monsieur, qui parlez de la sorte ;

Contre vous seul ma voix eût été la plus forte.

À mal user de vous un homme intéressé,

Entre nous deux, toujours, par malheur, s’est placé !

– Tout Paris, dites-vous, nous estime et nous aime !

Plus c’est vrai, plus je crains pour vous et pour moi-même.

Monsieur Armand Verdier me fait peur aujourd’hui ;

Et je crains Savenays mille fois plus que lui.

Cet homme, qu’a-t-il donc qui vous séduise encore ?

Vous honorez en lui le nom qu’il déshonore !

Servant ses volontés... à ses ordres soumis...

DUBREUIL.

Savenays est pour moi le meilleur des amis ;

Nous étions... nous serions encor de pauvres diables ;

Nous voilà, grâce à lui, des gens considérables !

Nous recevons chez nous des ducs, des généraux ;

Étant plus riches qu’eux, nous sommes leurs égaux.

– Ce brave magistrat, dont nous prenons la fille,

Est fier de s’allier avec notre famille.

– Rester pauvre !... Voyez !... Duchesne dédaigné

Vainement au collège, autrefois, a régné ;

Dans un humble bureau son vieux laurier se fane ;

Le monde, qu’il accuse, au néant le condamne.

Le monde avec raison interroge, en effet,

Non ce que fit l’enfant, mais ce que l’homme fait.

– Savenays, grâce au nom que lui légua son père,

Est accueilli partout, chacun le considère ;

Nous autres... l’argent seul pouvait nous relever,

Nous en avons... À tout j’ai le droit d’arriver !

On m’entoure déjà d’un respect unanime :

On estime l’argent... j’en ai... donc, on m’estime !

Pour se faire honorer dans ce monde railleur,

L’argent est un moyen... vieux, mais c’est le meilleur !

MADAME DUBREUIL.

Hélas !

DUBREUIL.

Pour Savenays vous êtes vraiment dure,

Il ne mérite pas cela, je vous l’assure.

– Dans le premier moment, vous savez ; j’étais fou !

J’avais sacrifié jusqu’à mon dernier sou ;

Alors il vint à moi sans phrase, en galant homme

« Tenez, j’ai là, dit-il, une petite somme ;

« Travaillons !... Vous avez votre but, moi le mien !

« De réussir tous deux je connais le moyen.

« De peur de vous gêner et de me compromettre,

« Dans ce que vous ferez je ne veux pas paraître. »

– C’est délicat pourtant !... Eussiez-vous aimé mieux

Qu’il vendit le blason de ses nobles aïeux ?

Qu’il épousât, au poids de l’or, – c’eût été triste !

Quelque jeune bossue, ou quelque vieille artiste ?

Fi !... J’entrai bravement dans sa combinaison ;

Et, depuis, le succès nous a donné raison !

Nous nous sommes compris et complétés l’un l’autre,

Nous avons labouré, moi, son champ... lui, le nôtre ;

De sa récolte, enfin, chacun est assuré ;

Le comte est riche... et moi, je suis considéré !

– Ainsi, n’en parlons plus jamais, je vous en prie ;

Je ne puis là-dessus entendre raillerie.

Savenays m’a sauvé... c’était l’essentiel !

– Quant au jeune Verdier, qui nous tombe du ciel,

Pourquoi donc, s’il vous plaît, craignez-vous qu’il me gène ?

Et de quoi voulez-vous que je me mette en peine ?

MADAME DUBREUIL.

Je crains... Monsieur Bernard l’a, je crois, invité...

S’il venait à Meudon !

DUBREUIL.

J’en serais enchanté !

Étant petit, c’était un garçon très aimable ;

Je lui dirai ce soir : Mettez-vous à ma table,

Et dînez avec nous ! – Si vous le rencontrez,

Dites-le-lui.

MADAME DUBREUIL, à part.

Mon Dieu ! vous lui pardonnerez !

DUBREUIL.

J’entends monsieur Bernard avec toute sa fête ;

Partez, si vous voulez, ensemble, en arbalète !

Moi, je m’en vais. – Bientôt nous nous reposerons ;

Bientôt de ma fortune, en paix, nous jouirons ;

Laissez-moi faire... Au fond, je vaux mieux qu’on ne pense ;

Votre bonheur, un jour, sera ma récompense.

Vous me rendrez justice, alors. Ne craignez rien !

Il sort par le fond.

MADAME DUBREUIL.

Ce n’est pas un méchant... c’est un aveugle.

Elle sort par la droite.

 

 

Scène XII

 

DUCHESNE, LE, DUC, TIBAUD, ARMAND, BERNARD

 

Ils entrent tous par la gauche.

TIBAUD, à Armand.

Eh bien !

Acceptez-vous ?

ARMAND.

Monsieur, vous me comblez.

TIBAUD.

Le monde,

À qui toujours il faut que de tout on réponde,

Veut que de s’entr’aider on se fasse une loi :

Demain, mon bon ami, vous entrerez chez moi ;

Après ce que le duc m’a dit de votre père,

Je voudrais faire mieux ; je ferai mieux, j’espère,

Pour commencer, logé, nourri, dix-huit cents francs ;

Premier clerc dans un mois, notaire dans deux ans !

ARMAND, à Tibaud.

Monsieur...

Au duc.

Monsieur le duc...

À Bernard.

Vraiment, je puis à peine

Croire à tant de bonheur.

TIBAUD, à Armand.

De plus, je vous emmène.

Qu’en dit monsieur le duc ?

LE DUC.

Merci, mon cher Tibaud.

DUCHESNE, à part.

On peut tout faire avec la vanité d’un sot.

BERNARD, à Armand.

Vous le voyez ; toujours les braves gens s’entendent ;

Vers l’honnête malheur toujours leurs mains se tendent :

Partout à cœur ouvert on vous eût accueilli ;

Votre père a semé, vous avez recueilli.

DUCHESNE, à part.

Ils vont m’humilier tout le long de la route.

ARMAND, à Duchesne.

Ce sont de nobles cœurs, n’est-il pas vrai ?

DUCHESNE.

Sans doute.

C’est ce que je disais, là... sans en avoir l’air.

À part.

Bah ! Je m’en vais tout seul... par le chemin de fer.

Il sort par la gauche.

TIBAUD, à Armand.

Dans mon cabriolet je vous garde une place.

ARMAND, à part.

J’aurais autant aimé...

Haut.

Merci, je vous rends grâce.

 

 

Scène XIII

 

LE, DUC, TIBAUD, ARMAND, BERNARD, ANTOINETTE

 

ANTOINETTE, une lettre à la main.

Quand ces messieurs voudront, on les attend.

BERNARD.

Très bien,

Prenant la lettre.

Tout de suite... Donnez.

ANTOINETTE.

C’est pour monsieur Lucien.

Elle sort.

BERNARD.

Cachet rouge !... Je sais ce que cela doit être.

La nomination !

ARMAND.

Si vous vouliez permettre,

Je la lui porterais.

Bernard lui remet la lettre et sort avec le duc et Tibaud.

 

 

Scène XIV

 

ARMAND, BERTHE, LUCIEN

 

BERTHE.

Eh bien ! monsieur Armand,

Venez-vous ?

ARMAND, à Lucien, en lui donnant la lettre.

Recevez, mon cher, mon compliment.

LUCIEN.

Merci !

BERTHE.

Peut-on se faire attendre de la sorte !

Ces malheureux chevaux trépignent à la porte.

LUCIEN, à part, lisant la lettre.

Grands dieux !

ARMAND, à Berthe.

Il a sa lettre... Il est nommé...

BERTHE.

Bravo !

ARMAND.

Et moi... Vous savez ?...

BERTHE.

Non.

ARMAND.

C’est encore plus beau...

Je suis sauvé !

BERTHE.

Vraiment ?

Ils continuent à parler bas.

LUCIEN, à part.

Mon père !... Oh ! non !... mon père !

Parcourant la lettre.

« Ses créanciers, par lui, réduits à la misère...

« Ses spéculations... son honneur compromis...

« En attendant, le vote à huit jours est remis. »

– Celui qui n’a pas craint d’écrire cette lettre

Devra... – Si c’était vrai !... Non ! ça ne peut pas l’être !

BERTHE, à Armand.

C’est superbe !

ARMAND.

À cela me serais-je attendu ?

LUCIEN, à part.

Un pareil déshonneur !... Oh ! je serais perdu !

ARMAND.

Le seul nom de mon père, écartant tout obstacle,

A, par enchantement, opéré ce miracle ;

J’ai dit : je suis son fils... Et tout m’a réussi !

LUCIEN, à part, avec douleur.

Mon père ! Oh ! j’en mourrais !

ARMAND, haut, avec joie.

Merci, père, merci !

 

 

ACTE II

 

La scène représente la terrasse d’un château dont on voit une aile à gauche. Panorama dans le fond. Arbres à droite.

 

 

Scène première

 

DUBREUIL, LE DUC, LE GÉNÉRAL, BERNARD, SAVENAYS, au fond, DUCHESNE, sur le devant, assis

 

DUBREUIL, montrant le panorama.

Plus loin Saint-Cloud, Suresnes...

SAVENAYS.

Et Paris dans le fond.

BERNARD.

C’est magnifique !

DUCHESNE.

Hélas ! que d’embarras ils font !

SAVENAYS.

Du potager la vue est encore plus belle.

LE DUC.

Allons-y.

DUBREUIL, au général.

Général, le billard vous appelle ;

Si vous le permettez, Savenays, que voici,

Essaiera de vous battre.

SAVENAYS.

À vos ordres.

LE GÉNÉRAL.

Merci !

Je ne vous quitte pas ; avec mes vieilles jambes,

Je suis homme à lutter contre les plus ingambes.

Ce potager est donc bien loin ?

DUBREUIL.

Surtout bien haut !

LE GÉNÉRAL.

Partons, je monterai le premier à l’assaut.

BERNARD, à Dubreuil.

Où donc est votre fils ?

DUBREUIL.

Dans le salon, sans doute,

Avec ces dames.

BERNARD.

Non... Tout le long de la route,

Ces dames, comme moi, l’ont cherché vainement.

DUBREUIL.

Il reviendra, soyez tranquille, au bon moment.

La troisième voiture est restée en arrière ;

Il fait avec Tibaud l’école buissonnière :

Ces amoureux sont tous les mêmes... tous des fous !

Il cueille des bluets pour sa belle...

Aux autres.

Après vous.

Ils sortent tous, à droite.

 

 

Scène II

 

DUCHESNE, puis LAURE et BERTHE

 

DUCHESNE.

Ce duc... nous le battions tous les jours au collège :

De salutations à présent on l’assiège ;

Ce général... il est très médiocre... au moins ;

On l’entoure d’égards, on l’accable de soins ;

Des autres, en revanche, on se soucie à peine ;

On ne se gène pas avec eux, on les gêne.

Pour être son témoin me trouvant assez bon,

Dubreuil m’a fait courir de Paris à Meudon ;

Et maintenant chacun me remet à ma place ;

Sans m’ôter son chapeau devant moi chacun passe ;

C’est superbe !

LAURE, venant du château.

Bonjour, monsieur Duchesne.

DUCHESNE, à part.

Eh bien ?

Qu’est-ce qui lui prend donc ?

LAURE.

Avez-vous vu Lucien ?

DUCHESNE, à part.

Haut.

Ah ! j’y suis. Non.

Laure va au fond.

BERTHE, venant du premier plan à droite.

Bonjour, monsieur Duchesne.

DUCHESNE, à part.

Encore !

BERTHE.

Monsieur Tibaud est-il arrivé ?

DUCHESNE.

Je l’ignore.

Berthe va regarder au fond, à gauche.

Elles me font jouer un rôle singulier.

BERTHE.

Ah ! Laure, les voilà !

LAURE.

Lucien ?

BERTHE.

Monsieur Verdier !

Avec monsieur Tibaud, là-bas !

LAURE, à part.

Où peut-il être ?

À Duchesne.

S’il arrive, avant moi vous le verrez peut-être,

Dites-lui qu’on l’attend au salon, n’est-ce pas ?...

Elle rentre au château.

DUCHESNE.

Très bien...

À part.

Que d’embarras, mon Dieu ! que d’embarras !

BERTHE, au fond.

Il descend de voiture à la grille... il m’a vue !

Revenant vers Duchesne.

Adieu, monsieur Duchesne, adieu !

Elle rentre au château.

DUCHESNE.

Je vous salue.

À part.

Elle est polie, elle a quelque chose.

Il passe à gauche.

 

 

Scène III

 

DUCHESNE, ARMAND, puis TIBAUD

 

ARMAND, accourant du fond, à gauche.

Ah ! pardon...

J’ai l’honneur... je croyais... j’avais cru voir...

DUCHESNE.

Qui donc ?

Monsieur Bernard ou bien mademoiselle...

ARMAND.

Laure...

Justement, oui, monsieur.

TIBAUD, au fond.

Eh bien, jeune homme ?

ARMAND, à part.

Encore !

TIBAUD.

Vous m’avez planté là, sans me dire pourquoi ;

Je suis votre patron, mon cher, ménagez-moi.

À Duchesne. À Armand.

Bonjour monsieur... Comment, personne ici !

DUCHESNE.

Personne !

Ah ! çà, mais permettez, j’y suis et je m’étonne...

TIBAUD.

Où sont donc ces messieurs ? Ils auraient pu, je crois,

Nous attendre tous deux.

DUCHESNE.

C’est-à-dire tous trois.

ARMAND.

Vous avez voulu faire en bas une visite.

TIBAUD.

J’ai des clients ici ; quand j’y viens, j’en profite ;

C’est mon droit ; je dirai mémo plus, mon devoir ;

Je ne pouvais passer devant eux sans les voir ;

Il faut être poli dans notre état.

ARMAND, à part, voyant Berthe.

C’est elle !

TIBAUD.

Je suis votre patron, mon cher, prenez modèle !

À Duchesne.

Il fera son chemin, ce jeune homme, il me plaît,

Je viens de l’amener dans mon cabriolet.

Vous êtes venu seul ? vous n’étiez pas des nôtres.

DUCHESNE.

Moi ? Non... je n’aime pas les voitures.

TIBAUD, à part.

Des autres !

Haut.

Bah !

DUCHESNE.

J’ai tout bonnement pris le chemin de fer.

TIBAUD, à part.

De son humilité le malheureux est fier.

ARMAND, à part.

Elle ne nous voit pas... si j’osais...

Il remonte vers le fond.

TIBAUD, le rappelant.

Armand ?

ARMAND, à part.

Diable !

Il me protège trop !

TIBAUD, à Duchesne.

Pour lui je suis aimable ;

Vous savez, le vieux duc s’intéresse à son sort.

J’aime à faire le bien, d’ailleurs.

DUCHESNE.

Vous avez tort.

TIBAUD, à Duchesne.

Permettez, je suis sûr que le monde...

ARMAND, à part, voyant entrer Berthe.

Ah ! c’est elle !

 

 

Scène IV

 

DUCHESNE, ARMAND, TIBAUD, BERTHE

 

BERTHE, entrant de la gauche, derrière le château.

Vous voilà donc ! Bonjour, messieurs...

ARMAND, saluant.

Mademoiselle...

BERTHE.

Peut-on venir si tard ! Je vous croyais perdus ;

Depuis le Bas-Meudon, qu’êtes-vous devenus ?

Vous nous suiviez si bien jusque-là !

TIBAUD.

Les affaires !

BERTHE.

Encor !

À part.

De plus en plus je maudis les notaires.

ARMAND.

Monsieur avait à voir des amis.

TIBAUD.

Un client !

BERTHE, à Armand.

Et vous ?

ARMAND, bas.

Moi, j’enrageais à la porte.

BERTHE.

Oubliant

Que nous vous attendions.

ARMAND, bas.

Je m’appartiens à peine

Que voulez-vous, il est mon boulet, je le traîne...

Il m’a sauvé la vie et me le fait payer...

C’est son droit ; je ne puis que l’en remercier.

TIBAUD, se rapprochant.

Vous dites ?

BERTHE.

Devinez !... Du mal de vous.

TIBAUD.

J’en doute.

BERTHE.

Vous avez tort.

TIBAUD, à Armand.

Alors, parlez plus haut ; j’écoute.

ARMAND.

Nous disions...

BERTHE.

Nous disions qu’on dînera bientôt ;

Que nous n’avons pas vu le parc ni le château ;

Qu’à la campagne il est juste qu’on se promène ;

Monsieur Armand en meurt d’envie, et je l’emmène.

Ce que vous désiriez savoir, vous le savez ;

Maintenant suivez-nous, messieurs, si vous pouvez.

Ils sortent par le premier plan à droite.

 

 

Scène V

 

DUCHESNE, TIBAUD

 

TIBAUD.

Petite folle !... Elle est réellement gentille.

DUCHESNE, assis à gauche.

Oui, cela vous promet une charmante fille !

Mais votre fils, pourquoi n’est-il donc pas ici ?

TIBAUD.

Il travaille.

DUCHESNE.

Ah !... Monsieur Verdier travaille aussi.

TIBAUD.

Vous dites ?

DUCHESNE.

C’est Verdier, n’est-ce pas, qu’il se nomme ?

TIBAUD.

Sans doute.

DUCHESNE.

Eh bien ! Verdier est un charmant jeune homme,

Galant, spirituel.

TIBAUD.

Il n’a pas le sou.

DUCHESNE.

Bon !

TIBAUD.

Quoi ! Comment, vous croyez qu’il oserait...

DUCHESNE.

Oh ! non.

Qu’est-ce que je dis-là ? Vingt-cinq ans, pauvre, aimable.

Se faire aimer, fi donc ! il en est incapable !

Ce n’est pas naturel, c’est impossible.

TIBAUD.

Mais...

DUCHESNE.

Cela se dit souvent et ne se fait jamais.

TIBAUD.

Je rejoins ces messieurs ; venez-vous ?

DUCHESNE.

Moi ? non certes ;

– Il fait bien d’épouser mademoiselle Berthe,

Votre fils... je l’estime et l’aime, celui-là !

Il n’a pas l’air d’avoir de l’esprit... Il en a !

La petite, d’ailleurs, est forte pour son âge ;

Ces chers enfants feront un excellent ménage.

TIBAUD.

Adieu.

DUCHESNE.

Je n’y vois rien à redire, entre nous ;

Si ce n’est que Dubreuil est plus riche que vous.

Monsieur Bernard a tort de lui donner sa fille ;

Ces différences-là font très mal en famille.

Involontairement, et malgré sa douceur,

La cadette sera jalouse de sa sœur ;

Elle aura beau vanter la vie humble et modeste,

À l’autre elle enviera ses chevaux et le reste :

Son luxe, son hôtel, ses voitures... Si bien

Que votre fils et vous n’aurez plus l’air de rien.

TIBAUD.

Vous êtes fou !

DUCHESNE.

Je dis ce que dira le monde,

Le monde à qui de tout vous voulez qu’on réponde.

Monsieur Bernard, qu’on sait honnête dans le fond,

Fait un affreux calcul... que tous les pères font !

On ne se gène pas pour le dire, et je trouve

Qu’on a parfaitement raison, et qu’il le prouve.

Il voulait de l’argent pour sa fille, en voilà ;

Je ne vois, à coup sûr, aucun mal à cela ;

Mais je plains votre fils d’épouser la cadette ;

Elle est gentille, mais extrêmement coquette ;

Dubreuil vaut moins que vous, mais il a plus d’argent ;

Cela suffit aux yeux du monde intelligent.

Dubreuil mène grand train, Dubreuil fait grand tapage ;

Le monde l’en estime encore davantage.

Je ne dis pas de mal de lui, je ne peux pas...

J’habite son hôtel gratis... un trou, très bas.

Il a des millions dont j’ignore la source ;

Il joue au club la nuit, et le jour à la Bourse ;

Il ne rend pas sa femme heureuse, je le sais...

Du reste, on dîne bien chez lui... Je l’aime assez.

TIBAUD.

Vous en concluez que...

DUCHESNE.

J’en conclus, mon cher maître,

Que moins on est, et plus on désire paraître

– Entre nous, je suis sur que vous riez tout bas,

De voir des gens de rien faire tant d’embarras !

– Dubreuil !... Je l’ai nourri près de six mois de suite ;

En me logeant il croit aujourd’hui qu’il s’acquitte ;

Nous faisions notre droit alors... Depuis ce temps,

Il a quitté Paris pendant plus de vingt ans !

Je croyais pour toujours l’avoir perdu de vue,

Lorsque je le rencontre un matin dans la rue,

Radieux, conduisant du haut de sa grandeur

Deux vrais chevaux !... qu’il fait cabrer en mon honneur !

Je voulais me cacher derrière quelque porte,

Impossible !... il s’arrête... il m’embrasse... il m’emporte !

Il m’installe chez lui, de force, avec fracas !...

Le tout pour bien montrer qu’il est riche... et moi pas !

Je me dis tous les jours : du courage ! allons, ferme !...

Partons !... J’y suis encor lorsque revient le terme !

Et je reste, moitié content, moitié confus,

D’être ainsi l’obligé de ce monsieur Crésus !

Monsieur Crésus !... Ce mot résume son éloge ;

Sa maison est en or... des salons à la loge !

Ses laquais, qui jadis ont été ses égaux,

Sont cousus d’or, depuis les pieds jusqu’aux chapeaux !

Crésus mange de l’or !... C’est de l’or qu’il respire !

– Mais non, ce serait mal, je ne veux rien en dire ;

– Tout pauvre que je suis et que toujours je fus,

Je ne changerais pas Duchesne pour Crésus !

Voilà la vérité !... Du reste il n’est pas bête !

Il a su faire vite une fortune honnête...

C’est-à-dire très grande... énorme !... Je me tais !

Mons Crésus nous attend au potager... j’y vais.

Venez-vous ?

TIBAUD.

Non, merci.

DUCHESNE.

Quant à ce mariage,

Faites-le, si pour vous il a quelque avantage ;

On en rira. Mon Dieu, de quoi ne rit-on pas ?

TIBAUD.

C’est ce que nous verrons.

DUCHESNE, à part.

C’est ce que tu verras ;

Vieux pédant !

TIBAUD, à part.

Voilà bien le monde, l’hypocrite !...

 

 

Scène VI

 

TIBAUD, DUCHESNE, LUCIEN et PIERRE, entrant par la gauche

 

LUCIEN, agité, à Pierre.

Hâtez-vous ; dites-lui qu’il vienne tout de suite.

PIERRE.

Que monsieur l’attend.

LUCIEN.

Non... au contraire... pas moi...

Quelqu’un qui le demande et n’a pas dit pourquoi.

DUCHESNE, à Tibaud.

Qu’a-t-il donc ? Il a l’air bien ému, ce jeune homme !

TIBAUD.

Vous croyez ?

PIERRE.

Si monsieur ne veut pas qu’on le nomme...

LUCIEN.

Dites cela tout bas à mon père.

PIERRE.

Très bien.

LUCIEN.

Et que monsieur Bernard ne se doute de rien.

Allez.

Pierre sort par la droite.

DUCHESNE, à part.

Il doit ici se passer quelque chose.

Ce n’est pas naturel.

LUCIEN, les saluant.

Ah ! messieurs...

DUCHESNE.

Je suppose

Que vous êtes pressé de voir ces dames ?

LUCIEN, troublé.

Non...

Si... si fait, justement.

DUCHESNE.

Je les crois au salon ;

Tout à l’heure elles m’ont prié de vous le dire.

LUCIEN.

Bien, merci.

DUCHESNE, à part.

Ce n’est pas cela.

Haut.

Je me retire.

TIBAUD.

En effet, il a l’air bien ému.

LAURE, voyant Lucien, sur le perron.

Le voilà !...

DUCHESNE, haut, avec intention.

Ah ! j’aperçois Dubreuil.

LUCIEN, vivement.

Mon père !...

DUCHESNE.

C’est cela.

À Lucien.

Adieu...

Il sort par la droite avec Tibaud.

 

 

Scène VII

 

MADAME DUBREUIL, LUCIEN, LAURE

 

LAURE, à Lucien.

D’où venez-vous ?

LUCIEN, troublé.

Mademoiselle...

LAURE.

Encore !...

MADAME DUBREUIL, à Lucien, sur le perron.

Cher enfant...

LAURE, à Lucien.

Dans huit jours vous m’appellerez Laure.

LUCIEN.

Laure !... ma bien-aimée !...

Allant à madame Dubreuil.

Ah ! ma mère... pardon...

Il faut... Si vous saviez...

LAURE.

Qu’avez-vous ?

MADAME DUBREUIL.

Qu’as-tu donc ?

LUCIEN.

Plus tard je vous dirai... Je me trompe sans doute.

LAURE.

Il vous est arrivé quelque malheur en route.

LUCIEN.

Au contraire... Je vais revenir... Ce n’est rien...

Je n’ai qu’un mot à dire à mon père...

MADAME DUBREUIL.

Lucien !...

Ne t’en va pas... je veux tout savoir...

LUCIEN.

Je vous jure...

MADAME DUBREUIL.

Monsieur Armand Verdier t’a parlé, j’en suis sûre.

LUCIEN.

J’arrive... Je n’ai vu personne... Armand Verdier !

Que sait-il donc qui puisse ainsi vous effrayer ?

MADAME DUBREUIL.

Rien du tout... Cher enfant, tais-toi... pas devant elle !

LUCIEN.

Ma mère... Mais alors...

 

 

Scène VIII

 

LUCIEN, DUBREUIL, entrant à droite, MADAME DUBREUIL, LAURE

 

DUBREUIL, à Lucien.

C’est pour toi qu’on m’appelle ?

LUCIEN.

Oui, mon père... pardon.

DUBREUIL.

Pourquoi me déranger ?

Avec tous ces messieurs j’étais au potager,

Nous causions... De là-haut la vue est merveilleuse.

Eh bien ! parle.

LUCIEN.

Il s’agit d’une... affaire...

DUBREUIL.

Ennuyeuse ?

Conte-nous-la...

LUCIEN.

Mon père... à vous seul... pas ici.

Venez...

DUBREUIL.

Explique-toi, pourquoi trembler ainsi ?

Nous sommes en famille, et je ne puis permettre...

LUCIEN.

Vous le voulez... Eh bien ! j’ai reçu cette lettre...

Mon père, lisez-la tout bas.

DUBREUIL.

Pauvre garçon !...

Diable ! mes bons amis me traitent sans façon.

À madame Dubreuil.

Voilà ce qu’on écrit au fils contre le père !

Lisez, madame.

MADAME DUBREUIL.

Oh ! ciel !

DUBREUIL.

Vous triomphez, j’espère ?

MADAME DUBREUIL.

Monsieur...

DUBREUIL, à Laure.

Lisez aussi, mademoiselle.

LUCIEN.

Eh ! quoi ?

DUBREUIL.

On n’en croit pas un mot, mais on a peur de moi.

C’est assez naturel, au fond je les excuse ;

Je suis riche, on m’envie, on m’insulte, on m’accuse...

À madame Dubreuil.

Vous aviez deviné qu’un jour j’en viendrais là...

Tout ce qui réussit doit s’attendre à cela !

La foule, en nous voyant monter au-dessus d’elle,

Pour nous faire tomber ébranle notre échelle !

Plus les grands ont pour nous d’estime et d’amitié,

Plus messieurs les petits nous traitent sans pitié.

De son méchant venin chacun d’eux nous menace :

Les peureux en dessous, les plus braves en face !

C’est bon signe... on m’attaque... et j’en suis honoré.

Sifflez, mes bons amis !... je vous écraserai !

À Laure.

Ne craignez rien pour vous, ni pour Lucien.

LUCIEN, bas à son père.

De grâce,

Dites-moi...

DUBREUIL, à Lucien.

Tu n’as pas besoin de cette place ;

À Laure.

Nous aurons mieux ailleurs. – Ah ! messieurs les jaloux,

Je ne suis pas encore assez riche pour vous !

LUCIEN, à part.

Que croire ? Que penser ?...

DUBREUIL.

Cette nouvelle affaire,

Avec de Savenays... j’hésitais à la faire...

Je la ferai !... demain...

MADAME DUBREUIL.

Quelqu’un !

DUBREUIL.

Je pars demain !

Duchesne ! Ah ! celui-là... je suis sûr qu’il a faim !

 

 

Scène IX

 

LUCIEN, DUCHESNE, DUBREUIL, MADAME DUBREUIL, LAURE

 

DUCHESNE.

Je venais...

DUBREUIL.

Tous les jours, mon cher, je vous envie...

Vous ne connaissez pas les tracas de la vie.

Pauvre, seul, sans amis... avec un humble emploi,

Vous êtes bien heureux !

DUCHESNE, à part.

Il se moque de moi.

DUBREUIL, à Duchesne.

On ne dînera guère avant vingt-cinq minutes,

Venez. – Bah ! je me ris du monde et de ses luttes.

Les sots seront toujours des sots ! tant pis pour eux !

Fumez-vous ?

DUCHESNE.

Non, merci...

DUBREUIL.

Vous êtes bien heureux !

Ils sortent par la droite.

 

 

Scène X

 

LUCIEN, MADAME DUBREUIL, LAURE

 

LAURE, à madame Dubreuil.

Vous souffrez !

MADAME DUBREUIL.

Non. Veillez sur mon Lucien, ma fille :

Il est digne de vous et de votre famille.

De loin comme de prés, je l’ai gardé si bien

Que son cœur est resté simple comme le mien.

Elles rentrent au château.

 

 

Scène XI

 

LUCIEN, TIBAUD, BERTHE, puis ARMAND

 

TIBAUD, à Berthe, entrant du fond à gauche.

Mais non, de s’absenter mon fils n’est pas le maître.

À Lucien.

Venez-vous au billard, jeune homme ?

BERTHE, à part, regardant à droite.

Où peut-il être ?

LUCIEN, à Tibaud.

Volontiers.

BERTHE, voyant entier Armand.

Le voilà !

Elle rentre au château.

ARMAND, bas à Lucien.

Lucien de grâce, un mot !

LUCIEN, à Armand.

Ce trouble...

TIBAUD, à Lucien.

Venez-vous ?

LUCIEN, à Tibaud.

Je vous rejoins bientôt.

Tibaud rentre au château.

 

 

Scène XII

 

LUCIEN, ARMAND, puis TIBAUD, caché

 

LUCIEN.

Que se passe-t-il donc, parlez...

ARMAND.

Ce qui se passe ?

– À quelques pas de moi... dans une allée... en face !

Un homme... je ne l’ai pas vu depuis cinq ans ;

Mais c’est lui, j’en suis sûr... Je le sais... je le sens...

À mon émotion, à mon trouble, à ma haine,

Je l’ai bien reconnu !...

LUCIEN

Qui donc ?

ARMAND.

Il se promène...

Là-bas. – À votre insu, se glissant parmi nous,

Le fripon qui nous a ruinés est chez vous !

TIBAUD, à une fenêtre du château, à part.

Hein ?

LUCIEN.

Ici ?

ARMAND.

Je ne puis affronter sa présence,

Adieu !

LUCIEN.

Restez... Je veux... je dois...

ARMAND.

C’est lui !... Silence !

À gauche, là... tout près de nous... ces deux messieurs.

LUCIEN.

Duchesne !

ARMAND.

Justement... avec Duchesne.

LUCIEN.

Dieux !

Mon père !

TIBAUD, à part.

Bah ! Dubreuil !

ARMAND, à part.

Son père ! C’est son père !

 

 

Scène XIII

 

TIBAUD, caché, ARMAND, LUCIEN, DUCHESNE, DUBREUIL

 

DUBREUIL, entrant de la droite, à Duchesne.

Vous êtes bien heureux de n’avoir rien à faire.

DUCHESNE.

Si vous voulez changer ?

DUBREUIL.

Sept heures !... Dîne-t-on ?

Ils traversent le théâtre et rentrent au château.

 

 

Scène XIV

 

ARMAND, LUCIEN

 

LUCIEN, à Armand.

La vérité, monsieur ! Je veux la savoir !

ARMAND.

Non,

Ne m’interrogez pas...

LUCIEN.

En vain on me la cache ;

Il faut absolument qu’à l’instant je la sache.

ARMAND.

Permettez...

LUCIEN.

Je me sens déshonoré, perdu !

Sur un abîme ouvert je me vois suspendu !

– Si mon père eut des torts...

ARMAND.

La douleur vous égare.

LUCIEN.

M’éclaire !... J’obtiendrai, monsieur, qu’il les répare.

– Jusque-là vous tenez notre honneur en vos mains.

ARMAND.

Ne craignez rien de moi ; je vous aime et vous plains.

Jamais, vous ne saurez jamais, c’est impossible !

Combien le coup qui vient de m’atteindre est horrible !

Je n’ai rien entendu... rien vu... je ne sais rien.

Adieu j’emporte, là, vos secrets... et le mien.

 

 

Scène XV

 

BERTHE, ARMAND, LUCIEN

 

BERTHE, venant du château.

Eh bien, conspirateurs !

ARMAND, à part.

Elle !

Haut.

Mademoiselle,

Je... Monsieur vous dira...

À part.

L’épreuve est trop cruelle !

À ce dernier coup-là je n’avais pas songé.

Haut, saluant Berthe.

Adieu !

À part.

Monsieur Dubreuil, vous êtes bien vengé !

Il sort par le fond à gauche.

 

 

Scène XVI

 

BERTHE, LUCIEN, puis DUCHESNE et TIBAUD

 

BERTHE, à Lucien.

Qu’a-t-il donc ?

LUCIEN.

Je ne sais... une affaire imprévue

Le rappelle à Paris.

BERTHE, à part.

Ô ciel ! quand il m’a vue,

Il a pâli !

TIBAUD, à Duchesne, en sortant du château.

J’ai tort ; j’aurais du partir.

DUCHESNE.

Non.

TIBAUD.

Armand s’en va... c’est bien !...

DUCHESNE.

Sans rien dire... à quoi bon ?

C’est bête !... on crie, on fait du scandale, que diable !

BERTHE, à part.

Parti !... tout à coup !

TIBAUD, à Duchesne.

Chut ! on vient !

BERTHE, à part.

C’est incroyable !

Voyant entrer Bernard par le fond avec les autres.

Mon père...

Elle va à lui et ils rentrent ensemble au château.

 

 

Scène XVII

 

TIBAUD, DUCHESNE, LE DUC, LE GÉNÉRAL, SAVENAYS, LUCIEN

 

LE GÉNÉRAL, en entrant.

Ce château vraiment a très grand air ;

C’est Saint-Cloud !

LE DUC.

C’est Marly !

SAVENAYS.

C’est Versailles !

DUCHESNE.

C’est... cher !

À Tibaud.

N’est-ce pas ?

LE DUC, à Duchesne.

Vous blâmez cela, je le parie ?

DUCHESNE.

Peut-être !

LE DUC.

Moi, j’honore et j’aime l’industrie.

À Savenays.

Nous autres, nous laissons crouler nos vieux châteaux ;

De plus puissantes mains les relèvent plus beaux.

DUCHESNE, avec dédain.

L’argent !

LE DUC.

Il a du bon !... Les envieux l’insultent,

Oubliant les bienfaits qui pour tous en résultent.

– On aime assez, parmi les hommes du commun,

À manger du banquier tous les matins à jeun ;

Les sots, qui par devant les flattent, par derrière

À leurs riches voisins jettent leur pauvre pierre ;

Je le sais, j’en rougis ; mais l’argent, qui vaut mieux,

En les enrichissant punit les envieux.

DUCHESNE.

Si c’est pour moi...

LE DUC.

Je parle en thèse générale ;

Je respecte l’argent.

TIBAUD.

Quand sa source est morale !

LE DUC.

Elle l’est plus souvent qu’on ne pense.

DUCHESNE.

Vraiment ?

LE DUC.

Oui... je crois que le mal réussit rarement.

 

 

Scène XVIII

 

TIBAUD, DUCHESNE, LE DUC, LE GÉNÉRAL, SAVENAYS, LUCIEN, DUBREUIL

 

DUBREUIL, à la gauche du duc.

Messieurs...

LE DUC, à Dubreuil.

Je m’en rapporte à vous. Dans les affaires,

Chacun use à son gré de moyens bien contraires ;

Mais j’estime, au total, qu’on ne voit pas beaucoup

Les malhonnêtes gens prospérer jusqu’au bout.

DUBREUIL.

Jamais !

LE DUC, à Duchesne.

Vous l’entendez ?

TIBAUD, bas à Duchesne.

Laissez-moi tout lui dire.

DUCHESNE, bas.

Non... demain !

TIBAUD, de même.

S’il ajoute un mot je me retire.

Quand l’honnête Bernard saura tout...

SAVENAYS.

Quoi donc ?

DUCHESNE.

Rien.

TIBAUD.

Si !...

À Savenays.

Vous êtes, monsieur, un galant homme...

SAVENAYS.

Eh bien ?

DUCHESNE, à Tibaud.

Plus tard !

TIBAUD.

Non... Je me fais un devoir...

DUCHESNE.

Prenez garde !

TIBAUD, à Savenays.

Ce malheureux Dubreuil !...

SAVENAYS.

Dubreuil ?

DUCHESNE.

Il nous regarde !

SAVENAYS.

Achevez !

DUCHESNE, à Tibaud.

Non... ce soir.

TIBAUD.

J’étouffe !

DUCHESNE, au général.

Général ?

LE GÉNÉRAL.

Quoi ?

DUCHESNE.

Trouvez-vous aussi que l’argent soit moral ?

LE GÉNÉRAL.

Certainement.

DUCHESNE.

Moi, pas ! Toutes ces belles choses

Sont bien souvent l’effet de très vilaines causes.

LE GÉNÉRAL.

Plaît-il ? Vous pensez donc ?...

DUCHESNE.

Je ne dis pas cela !

Mais quand on s’enrichit si vite...

SAVENAYS, à part.

Hein ?

LE GÉNÉRAL.

Bah !

DUCHESNE.

Voilà !

DUBREUIL, au général.

Venez-vous, général ? – Allons, Duchesne, à table !

Il meurt de faim... Voyez sa mine lamentable !

DUCHESNE.

Je ne mangerai pas... Je suis souffrant.

DUBREUIL.

Vous ? Non.

Mon cher monsieur Tibaud, quand vous voudrez.

TIBAUD.

Pardon ;

Je suis à vous.

À part.

J’aurais dû m’en aller.

DUBREUIL.

En route !

Il entre au château avec le duc.

SAVENAYS, bas à Lucien.

Méfiez-vous !

LUCIEN.

De quoi ?

SAVENAYS, bas.

Plus tard... On nous écoute.

LE GÉNÉRAL, bas à Savenays.

Monsieur de Savenays ?

SAVENAYS.

Général ?

LE GÉNÉRAL.

Entre nous,

Vous connaissez beaucoup Dubreuil, qu’en pensez-vous ?

SAVENAYS.

C’est un homme, je crois, d’origine vulgaire...

Je le vois souvent, mais je ne le connais guère.

– À Paris, tous les jours cela se passe ainsi ;

Vous savez ?

LE GÉNÉRAL.

Non, monsieur, je ne sais pas... Merci !

Il rentre au château.

SAVENAYS, à part.

Diable !

LUCIEN, à Savenays.

Vous me disiez...

SAVENAYS, bas.

Prévenez votre père...

Ou veut le perdre !

Il rentre au château.

LUCIEN, à part.

Ô ciel ! Il a parlé !... que faire ?

Non !... ce n’est pas possible !... un cœur si généreux !...

 

 

Scène XIX

 

DUCHESNE, LUCIEN, puis LAURE

 

DUCHESNE, à Lucien.

Voilà, mon cher ami, pour vous un jour heureux !

Je vous fais compliment de votre mariage.

– Monsieur Armand Verdier est parti... c’est dommage !

LUCIEN.

Il était souffrant.

DUCHESNE.

Non... je le quitte à l’instant ;

Je puis vous assurer qu’il est très bien portant.

Il aurait dû dîner avec nous, pauvre diable !

– Au fait, il eût rougi peut-être à cette table !

LUCIEN.

Monsieur Armand Verdier vous a dit...

DUCHESNE.

Rien du tout.

– Votre père a connu jadis le sien beaucoup,

Interrogez-le.

LUCIEN.

Moi !

DUCHESNE.

Je vois que je vous fâche ;

Adieu... je vais dîner.

LUCIEN, à part.

Il a parlé, le lâche !

Après m’avoir, ici, tout à l’heure juré...

DUCHESNE, à Lucien.

Venez-vous ?

LAURE, sur le perron.

Venez-vous, Lucien ?

LUCIEN, à part.

Je le tuerai !

 

 

ACTE III

 

Un petit salon chez M. Bernard ; porte au fond et portes latérales.

 

 

Scène première

 

MADAME DUBREUIL, LUCIEN, ANTOINETTE

 

LUCIEN, entrant avec sa mère, à Antoinette.

Monsieur Bernard est-il chez lui ?

ANTOINETTE.

Vous savez bien

Qu’on n’est jamais sorti pour vous, monsieur Lucien.

LUCIEN.

Voulez-vous annoncer ma mère ?

ANTOINETTE.

Tout de suite.

MADAME DUBREUIL.

Il est seul ?

ANTOINETTE.

Non, il a du monde.

LUCIEN.

Une visite ?

ANTOINETTE.

Un monsieur... Mais il va s’en aller dans l’instant,

Le duc de Méricourt, sa voiture l’attend.

À part.

Ils étaient tous les deux si gais hier encore !

Haut.

Je m’en vais prévenir mademoiselle Laure.

Elle s’inquiétait de votre absence.

LUCIEN.

Non !...

Je ne puis pas la voir, ma mère.

 

 

Scène II

 

LAURE, ANTOINETTE, LUCIEN, MADAME DUBREUIL

 

LAURE, entrant par la gauche.

Pourquoi donc ?

LUCIEN.

Laure... tout est perdu !

LAURE, à Antoinette.

Sortez.

ANTOINETTE.

Mademoiselle...

LAURE.

Sortez !

Antoinette sort par le fond.

MADAME DUBREUIL, à part.

Quelle douleur de rougir devant elle !

LAURE, à Lucien.

Répondez franchement, et ne me cachez rien :

On vous a dit du mal de moi, monsieur Lucien !

LUCIEN.

De vous !

LAURE.

Ce n’est pas vrai, quoi qu’on ait pu vous dire :

Jaloux de mon bonheur, qui donc veut le détruire ?

LUCIEN.

Croyez...

LAURE.

Je ne sais rien, mais j’ai tout deviné :

C’est hier, à Meudon ; Vous n’avez pas dîné ;

Pendant ce long repas, auprès de vous placée,

Mon cœur interrogeait tout bas votre pensée ;

Et, de votre visage en voyant la pâleur,

J’avais déjà compris l’approche d’un malheur.

Maintenant, j’en suis sûre, un danger nous menace !

Ce mariage, on veut empêcher qu’il se fasse,

N’est-ce pas ? On vous force à renoncer à nous ;

On ne nous trouve pas assez riches pour vous ?

– Si ce n’est pas cela, qu’est-ce donc ? À mon père

On ne peut reprocher autre chose, j’espère ?

LUCIEN.

Je crois bien ! Votre père !... Ah ! qu’il soit riche ou non,

Vous pouvez être heureuse et fière de son nom !

Son antique vertu, que partout on respecte,

À personne, jamais, ne deviendra suspecte ;

Il n’est pas dans le monde un homme plus loyal !

Ne doutez pas de lui... cela fait trop de mal !

MADAME DUBREUIL, à part.

Pauvre enfant !

LAURE.

Mais alors que faut-il que je croie ?

Hier, ici, nos cœurs s’ouvraient tous à la joie ;

Nos pères, s’unissant par un double lien,

Signaient notre bonheur... car c’eût été le mien !

LUCIEN.

Laure !

LAURE.

Je vous le dis naïvement, sans feinte ;

C’est un regret, Lucien, ce n’est pas une plainte.

Un jour a tout changé, je ne sais pas pourquoi ;

Mais il faut plus d’un jour pour que je change, moi.

On nous avait permis de nous aimer ; j’ignore

Si vous m’aimez toujours... moi, je vous aime encore.

LUCIEN.

Si je l’aime !

LAURE.

Devant votre mère, à présent,

Parlez. Je viens d’avoir du-courage... ayez-en !

LUCIEN.

Vous le voulez ? Eh bien !...

MADAME DUBREUIL.

Non, tais-toi... je t’en prie !

À Laure.

Mademoiselle, vous que j’aurais tant chérie,

Vous qu’avec tant d’orgueil, avec tant de bonheur,

J’associais d’avance aux rêves de mon cœur ;

Quand la réalité tout à coup nous accable,

Ne vous hâtez pas trop de chercher un coupable ;

Ne nous enlevez pas notre dernier espoir ;

Votre père avant vous a droit de tout savoir,

Il saura tout : souffrez qu’entre nous il prononce,

Et, pour nous condamner, attendez sa réponse.

LAURE.

Pour vous condamner, moi ! Quoi qu’on puisse ordonner,

Je ne pourrai jamais que plaindra et pardonner.

Lucien, vous entendez ce qu’on ose me dire !

Si le mal est affreux, l’incertitude est pire :

Que se passe-t-il donc ?

LUCIEN.

Vous me le demandez ?

 

 

Scène III

 

BERTHE, BERNARD, ANTOINETTE, LAURE, LUCIEN, MADAME DUBREUIL

 

ANTOINETTE, venant de la gauche.

Le duc est descendu... Monsieur vient.

Elle sort par le fond.

LUCIEN, à Laure, en montrant Bernard qui entre.

Regardez !

À madame Dubreuil.

Cette calme douleur... ce visage sévère...

Je ne me trompais pas, c’est notre arrêt, ma mère !

À Bernard.

Le duc vient de vous dire : « Il en est temps encor,

« Rompez une union qui vous ferait du tort ;

« De s’allier à vous ce jeune homme est indigne ;

« À tout perdre à la fois il faut qu’il se résigne ;

« Quand la raison commande, à sa voix on se rend ;

« Quand on a mal donné sa fille, on la reprend. »

– Votre fille me fut par erreur destinée,

Reprenez-la, monsieur... vous l’aviez mal donnée !

LAURE.

Lucien !

LUCIEN.

Il vous l’a dit, et de très bonne foi,

Nous venions vous le dire aussi, ma mère et moi ;

Tout le monde bientôt vous le dirait de même,

Reprenez-la. – Dieu sait cependant si je l’aime !

LAURE.

Mon père !

BERTHE.

Qu’est-ce donc ?

LUCIEN.

Venez, ma mère. – Adieu !

LAURE, à Lucien.

C’est un jeu bien cruel, Lucien, si c’est un jeu !

À Bernard.

Mon père, répondez ; vous ne pouvez vous taire.

BERNARD.

J’accepte un sacrifice utile, nécessaire !

À Lucien.

Mon choix vous a prouvé que je vous estimais ;

Je vous estime encore autant, plus que jamais.

– Le duc ne m’a point dit ce que vous semblez craindre ;

On n’insulte pas ceux qu’on a le droit de plaindre.

Chez les honnêtes gens vous êtes bien placé,

Et ne méritez pas d’en être repoussé.

Remplissant mon devoir de père de famille,

Si je reprends la main que vous tendait ma fille,

Ce n’est pas que jamais, je le dirai bien haut,

Personne ait pu trouver votre honneur en défaut ;

Aussi n’est-ce pas vous, c’est moi que l’on accuse.

LUCIEN.

Vous !

BERNARD.

Le monde a le droit de juger, il en use.

– Assis au premier rang parmi les magistrats,

Je suis de ceux qu’il faut qu’on ne soupçonne pas ;

Je dois donc éviter jusqu’à l’ombre d’un blâme.

– Votre père...

MADAME DUBREUIL.

Monsieur...

BERNARD.

Ne craignez rien, madame.

À Lucien.

Votre père, – il est tard pour le voir aujourd’hui ;

Est trop riche pour nous, nous trop pauvres pour lui ;

Et les méchants jaloux, dont le monde fourmille,

M’accuseraient bientôt d’avoir vendu ma fille...

Je la garde !

LAURE.

Mon père, un seul mot, par pitié ;

Le duc de Méricourt vous l’a-t-il conseillé ?

BERNARD.

Oui.

LAURE.

Comment donc hier a-t-il pu, sans rien dire,

Signer notre contrat qu’à présent il déchire ?

Comment nous prête-t-il, nous sachant au-dessus,

De mauvais sentiments que nous n’avons pas eus ?

À Lucien.

Ma fortune, dit-on, n’égale pas la vôtre ?

Non... Mais nous n’y pensions hier ni l’un ni l’autre ;

Et, tout à l’heure encor, quand je vous disais, là,

Qu’à mon père on ne peut reprocher que cela,

Vous m’avez répondu : « Sa vertu qu’on respecte,

« À personne jamais ne deviendra suspecte ;

« Qu’importe qu’il soit riche ou non ! » – C’est aujourd’hui,

Vous vous en souvenez !

LUCIEN, à Bernard.

Monsieur, répondez-lui.

BERNARD.

Ma fille, mon enfant... Monsieur Tibaud lui-même,

Qui devait s’allier à nous et qui nous aime,

A trouvé que l’honneur lui faisait une loi...

LAURE.

De rompre ?

BERTHE.

Quel bonheur, il ne veut plus de moi !

BERNARD.

Berthe !

BERTHE.

Pardon !

BERNARD.

Il a, dit-il, – cela doit être...

Des raisons que plus tard il nous fera connaître.

LAURE.

Des raisons ! Mais alors ?...

BERNARD.

Ma fille...

LAURE.

Permettez,

Ces raisons...

MADAME DUBREUIL.

Vous voulez les savoir ? Écoutez.

LUCIEN.

Ma mère !

MADAME DUBREUIL.

Écoutez-moi.

LUCIEN.

Vous nous perdez.

MADAME DUBREUIL.

Qu’importe !

Le silence me tue, il est temps que j’en sorte !

À Bernard.

On vous accuse, vous, d’un calcul odieux !

Cette accusation n’a rien de sérieux :

Ne la méritant pas, vous ne pouvez la craindre.

En s’attaquant à vous, c’est nous qu’on veut atteindre.

Sans nous porter envie, hélas ! on n’a pu voir

Le plus ou moins d’argent que nous pouvions avoir.

– Toute fortune ayant besoin d’être prouvée,

On en a recherché la source... On l’a trouvée !

BERNARD.

Madame...

MADAME DUBREUIL.

Écoutez-moi, je vous prie, un moment ;

Ce qui nous a perdus, c’est un bon sentiment :

Notre but était noble, honnête, légitime,

Nous n’aspirions à rien qu’à la publique estime.

On ne l’achète pas... on l’obtient, comme vous !

Nous nous sommes trompés de route... plaignez-nous !

Une fois, par malheur, entré dans cette voie,

On s’est trop écarté du bien pour qu’on le voie ;

Marchant de faute en faute et d’erreur en erreur,

On quitte à son insu le chemin de l’honneur.

Monsieur Dubreuil a fait le mal sans le comprendre...

– L’ayant souvent blâmé, j’ai droit de le défendre.

On vous dira, sans doute, on vous l’a déjà dit,

Que, sur une faillite appuyant son crédit,

Jadis à Besançon, – le monde est si sévère !...

Il s’était enrichi... Ce n’est pas vrai...

LUCIEN.

Ma mère !

MADAME DUBREUIL, à Lucien.

Ce n’est pas vrai !

À Bernard.

Perdant ce qu’il avait d’abord,

De ses associés il partagea le sort ;

Si bien que pas un d’eux n’aurait été capable,

Le voyant malheureux, de le croire coupable.

Plus tard, – je ne puis plus le défendre, – plus tard,

Je ne sais par quel coup du ciel ou du hasard,

Que je n’ai pas compris, que j’ai maudit peut-être,

Notre étoile pâlie un jour sembla renaître ;

Des spéculations faites avec bonheur

À notre humble maison rendirent sa splendeur ;

Et, croyant leur fortune à la nôtre attachée,

Bientôt tous nos amis nous l’eurent reprochée.

Hélas ! un sacrifice honorable, loyal,

Pouvait, en sauvant tout, réparer tout le mal ;

Pour nous perdre, en leurs mains ils n’avaient aucun titre ;

L’honneur entre eux et nous était le seul arbitre ;

Raison de plus !... avec un pareil créancier,

On ne marchande pas, il fallait tout payer !

J’ai prié, j’ai pleuré, mais sans me faire entendre ;

Ne croyant rien devoir, on n’a rien voulu rendre.

Par un entêtement de fausse honnêteté,

Avec orgueil, alors, nous avons tout quitte ;

Laissant derrière nous des ruines, des larmes,

Qui devaient pour nous perdre être un jour autant d’armes ;

D’un passé menaçant pour étouffer les cris

Nous espérions trouver un refuge à Paris ;

À ses tristes plaisirs, bien loin d’être sensible,

Je n’y cherchais pour moi qu’un repos impossible !

Maudissant la fortune au lieu de l’envier,

Je ne lui demandais que de nous oublier ;

Mais une voix terrible, implacable, à toute heure,

Sans cesse, me criait : « Pleure, là-bas on pleure ! »

Je voulais m’en défendre et ne le pouvais pas ;

J’entendais, là, toujours : « Pleure, on pleure là-bas ! »

– La fortune à ce prix, monsieur, est bien cruelle !

La pauvreté de l’homme honnête vaut mieux qu’elle.

À Lucien.

Ton père, au moins, ton père, et c’est ce qui l’absout,

Croit que l’argent est tout, fait tout, remplace tout.

Ce n’est pas un méchant, disais-je hier encore,

C’est un aveugle : il fait le mal, mais il l’ignore !

À Bernard.

Si, de vous cacher tout se faisant une loi,

Quelqu’un vous a trompé, ce n’est pas lui, c’est moi,

C’est moi, monsieur, qui, mère encore plus que femme,

À la contagion disputant sa jeune âme,

Le cachai, l’élevai loin du monde, et le fis

Digne de devenir à vingt ans votre fils.

Il l’était !... nous étions sauvés, nous allions l’être ;

Dieu ne l’a pas voulu... ne l’a pas dû, peut-être !

Il nous frappe au moment où nous touchions au port ;

Ne condamnez que moi... c’est moi qui seule eus tort !

BERNARD.

Madame...

MADAME DUBREUIL.

J’en appelle à votre conscience ;

Vous, monsieur, qui des cœurs avez l’expérience ;

Monsieur Dubreuil, après cette explication,

Est-il plus qu’un aveugle ? Est-il un méchant ?

BERNARD.

Non,

Pas pour moi.

MADAME DUBREUIL, à Lucien.

Viens, partons, mon fils, partons !

LAURE, à madame Dubreuil.

Madame !

À Bernard.

Mon père !

BERNARD.

Chère enfant, n’ébranle pas mon âme.

BERTHE.

Voyez leur désespoir !

BERNARD.

Vois mes larmes !

BERTHE.

Hélas !

MADAME DUBREUIL, à Laure.

Adieu, ma fille, adieu... ne nous maudissez pas.

 

 

Scène IV

 

BERTHE, LAURE, BERNARD, DUBREUIL, MADAME DUBREUIL, LUCIEN

 

DUBREUIL, dehors.

C’est bien.

LUCIEN.

Mon père !

MADAME DUBREUIL.

Lui !

DUBREUIL, entrant.

Je m’en vais tout de suite.

À Bernard.

Monsieur le conseiller...

À Laure.

Bonjour, chère petite...

Avant de m’embarquer je tenais à vous voir ;

Je n’arriverais pas par le convoi du soir ;

Je m’en suis assuré.

MADAME DUBREUIL.

Mais...

DUBREUIL.

Donc, quoi qu’il m’en coûte.

À trois heures, il faut que je me mette en route ;

Savenays, par malheur, ne peut me remplacer,

Il est souffrant ; chez lui nous venons de passer.

À Bernard.

Voilà pourquoi, tombant chez vous comme un orage,

J’ose me présenter en habit de voyage.

Je serai de retour au plus tard pour lundi ;

À Laure.

J’aurais voulu danser avec vous samedi.

LAURE.

Danser ?

BERTHE.

Certainement ; samedi, notre fête.

BERNARD, à Laure.

Tu sais bien que je donne un bal...

BERTHE.

J’en perds la tête !

DUBREUIL, à madame Dubreuil.

Et Duchesne qui fait des siennes aujourd’hui !

MADAME DUBREUIL.

Comment ?

DUBREUIL.

Me suis-je assez embarrassé de lui !

MADAME DUBREUIL.

Eh bien ?

DUBREUIL.

Las de loger gratis, en parasite,

Il nous donne congé sans façon... Il nous quitte.

Comprenez-vous cela ?... Duchesne !...

BERNARD, à part.

Oui, je comprends !

DUBREUIL, à Lucien.

J’ai pris exprès sur moi tes cinq cent mille francs...

Je pars !... J’aime à régler mes affaires d’avance,

Cinq mandats au porteur sur la banque de France,

À Bernard.

Pour vivre largement, s’ils n’en ont pas assez,

Plus tard, nous verrons.

À Lucien.

Tiens !... quant à lundi, tu sais,

Je veux qu’en mon absence on fasse bien les choses ;

De ma bourse, à ton gré, je veux que tu disposes ;

– Je vous laisse heureux tous... Je le suis ! À bientôt !

À madame Dubreuil.

Ma voiture est en bas... J’ai tout ce qu’il me faut ;

Pierre en une minute a rempli ma valise.

Restez... Je ne veux pas que l’on me reconduise...

Ne vous dérangez pas... Non, je vous le défends.

Adieu, ma bonne amie !... À lundi, mes enfants !

Il sort par le fond.

 

 

Scène V

 

BERTHE, LAURE, BERNARD, MADAME DUBREUIL, LUCIEN

 

MADAME DUBREUIL, à Bernard.

Vous le voyez, monsieur, muette en sa présence,

Je n’ai su que répondre à tant de confiance.

Ce soir, quand il sera loin de nous, j’oserai ;

Oui, j’espère en avoir la force... j’écrirai !

ANTOINETTE, annonçant.

Monsieur Armand Verdier.

BERTHE.

Monsieur Armand !

MADAME DUBREUIL, à Lucien.

De grâce,

Sortons !

LUCIEN.

Non, il croirait que c’est lui qui me chasse.

De nous humilier il serait trop heureux !

 

 

Scène VI

 

BERTHE, LAURE, BERNARD, MADAME DUBREUIL, LUCIEN, ARMAND

 

ARMAND, à Bernard.

Pardon, monsieur, je viens...

À part.

Je ne puis devant eux...

Haut.

Ma visite à cette heure est peut-être indiscrète ;

Mais j’ai dû vous paraître hier si malhonnête !

BERNARD.

Vous nous avez quittés un peu vite, en effet.

ARMAND.

Monsieur Lucien a dû vous dire...

LUCIEN.

Je l’ai fait.

BERTHE.

Qu’une affaire imprévue...

ARMAND.

Une affaire cruelle...

À Bernard.

– Mon père à Besançon tout à coup me rappelle.

BERNARD.

Il est malade ?

ARMAND.

Non... il a besoin de moi.

BERNARD.

Ainsi vous renoncez...

ARMAND.

À tout... Il le faut !

LAURE.

Quoi !

ARMAND.

Il le faut !

À Bernard.

Adieu !

LUCIEN.

Non !

MADAME DUBREUIL.

Lucien !

LUCIEN, à Armand.

Un mot !

MADAME DUBREUIL, à part.

Je tremble !

LUCIEN.

Jadis, quand ils avaient des intérêts ensemble,

Votre père, croyant alors qu’il faisait bien...

ARMAND.

Monsieur...

LUCIEN.

A confié cent mille écus au mien,

N’est-il pas vrai ?

ARMAND.

Pardon ! mais il est inutile...

LUCIEN.

Il en a reçu vingt ; reste quatre-vingt mille.

Quatre-vingt mille écus à cinq, pendant cinq ans,

C’est encor.

ARMAND.

Permettez...

LUCIEN.

C’est trois cent mille francs.

Les voici ! Portez-les à monsieur votre père ;

Mon père m’a chargé de régler cette affaire.

ARMAND.

Votre père !...

LUCIEN.

Prenez.

ARMAND.

Au moins vous me direz...

LUCIEN.

Oui, peut-être... plus tard... lorsque vous reviendrez.

Pour le moment, monsieur...

ARMAND.

Mais...

LUCIEN.

Je vous le répète,

Prenez, c’est une ancienne et légitime dette !

Tandis que vous pensiez que l’on vous oubliait,

Pour vous, comme pour lui, mon père travaillait !

– Contre nous, je le sais, il n’existe aucun titre ;

Nos pères n’ont entre eux que l’honneur pour arbitre.

Raison de plus ! Avec un pareil créancier

On ne marchande pas !... On paye... on doit payer !

BERNARD, à Lucien.

Bien ! mon ami !

ARMAND, à Bernard.

Monsieur, vous devez me comprendre,

Cet argent... je ne puis réellement le prendre.

BERNARD.

Prenez-le !... Croyez-moi, partez dès aujourd’hui ;

Il est à votre père, allez, portez-le-lui !

Verdier souffre... Verdier est pauvre... il vous rappelle...

Rendez-lui la fortune et la vie avec elle !

Adieu, mon cher Armand !

ARMAND, à Bernard.

Vous voulez...

BERNARD.

Il le faut.

Adieu !

ARMAND, à Bernard.

Je reviendrai...

À part en reparlant Berthe.

Je reviendrai bientôt.

Il sort par le fond.

 

 

Scène VII

 

BERTHE, LAURE, BERNARD, LUCIEN, MADAME DUBREUIL

 

BERNARD, à Lucien.

Oui, c’est bien !... Ce trait-là vous honore et m’éclaire.

À tous.

Ce qu’il a fait pour un, pour tous il le faut faire.

À Lucien.

Votre cœur généreux vous a bien inspiré !

Ma parole est à vous, Lucien, je la tiendrai !

LAURE.

Mon père !

LUCIEN.

Monsieur... Non, cela ne peut pas être ;

D’un premier mouvement vous n’êtes pas le maître.

Vous ne m’avez rien dit... je n’ai rien entendu...

Songez donc qu’à présent, monsieur, j’ai tout perdu.

BERNARD.

Je songe que l’on est toujours riche à votre âge,

Quand on a du talent et surtout du courage.

J’estime la fortune, en dépit des méchants ;

Mais l’honnête travail vaut mieux qu’elle à vingt ans !

D’un indigne calcul le monde me soupçonne ;

Il dit que je te vends, ma fille... je te donne !

À Lucien.

Faites à votre tour ce qu’avant vous je fis,

Travaillez, mon enfant... Embrassez-moi, mon fils !

LUCIEN.

Son fils ! – Oui, je serai digne de vous et d’elle !

Je sens là, dans mon cœur, une force nouvelle !

Oui, je travaillerai, rien ne me retiendra ;

Autant que le devoir, l’amour me soutiendra.

À madame Dubreuil.

Vous l’avez entendu, ma mère... Il me la donne !

Le passé se répare et l’avenir pardonne ;

Devant nous va s’ouvrir un nouvel horizon.

– Vous ne répondez pas ! – Hélas ! elle a raison.

À Bernard.

Les gens qui sans pitié vous accusaient d’avance

S’élèveraient bientôt contre cette alliance.

D’ailleurs, certainement, je veux bien tout payer ;

Je suis prêt à tout perdre, à tout sacrifier ;

Ne croyez pas, monsieur, que j’hésite et recule ;

Je ne garderai pas cet argent qui me brûle !

Les cinq cent mille francs de dot que j’ai reçus,

Je veux bien les donner ; je ne puis donner plus !

À madame Dubreuil.

Vous m’avez dit... d’après ce que j’ai pu comprendre,

C’est sept cent mille francs que nous avons à rendre ;

Je n’en ai que cinq cents... Et vous, ma mère, rien !

MADAME DUBREUIL.

Quelques pauvres bijoux... prends-les, vends-les, combien

Vingt mille francs au plus, pour le reste, que faire ?

LAURE.

Vous oubliez ma dot.

BERTHE.

En ai-je une, mon père ?

LUCIEN.

Jamais !... C’est impossible !

BERNARD.

Impossible ! Pourquoi ?

LUCIEN.

Monsieur...

BERTHE.

Là !... vous voyez !

BERNARD.

Non, non, Berthe, pas toi !

Chères filles, faisant trois parts de ma fortune,

J’avais cent mille francs à donner à chacune ;

J’en gardais cent pour moi, dont je n’ai pas besoin,

À Lucien.

Prenez-les. Du total, nous ne sommes plus loin...

Je me charge de tout.

LUCIEN.

Mais vous !

LAURE.

Mais vous !

BERNARD.

Peureuse !

Je n’ai besoin de rien, que de te voir heureuse !

– Vous vivrez avec moi, ma place y suffira ;

Qu’on dise après cela de nous ce qu’on voudra ;

Tout un passé d’honneur au besoin nous protège.

 

 

Scène VIII

 

BERTHE, LAURE, BERNARD, LUCIEN, MADAME DUBREUIL, ANTOINETTE

 

ANTOINETTE, annonçant.

Monsieur Duchesne.

BERNARD.

Il ose !...

LUCIEN.

Eh bien ! que vous disais-je ?

L’ennemi que toujours on écoute ici-bas,

Le monde... le voilà !

BERNARD.

Je ne l’entendrai pas.

Je m’inquiète peu de ce qu’il dit et pense,

Lorsque plus haut que lui parle ma conscience.

À Laure.

Monsieur Duchesne ici ne peut rien contre toi.

À Antoinette.

Je n’y suis pas pour lui.

À Lucien.

Mon fils, embrassez-moi !

 

 

ACTE IV

 

Chez Monsieur Bernard. Même décor qu’au troisième acte, préparatifs de bal. Grand éclairage, fleurs, etc. Un canapé à gauche.

 

 

Scène première

 

PIERRE, ANTOINETTE

 

PIERRE, sur le canapé, lisant les journaux.

« On lit dans le courrier du Doubs... »

ANTOINETTE.

Vous voilà donc !

Je vous cherche partout.

PIERRE.

Pourquoi faire ?

ANTOINETTE.

Il est bon !

– Monsieur daignant, ce soir, être à notre service,

Je voulais l’avertir qu’on l’attend... à l’office !

PIERRE.

Qui ?

ANTOINETTE.

Les glaces, le punch, les gâteaux... tout est prêt !

PIERRE.

Ah ! on y va.

ANTOINETTE.

Monsieur est charmant.

PIERRE.

À regret.

ANTOINETTE.

Vous n’aimez pas le bal ?

PIERRE.

Quand j’y danse, je l’aime ;

Comme j’aime le vin quand je le bois moi-même.

Mais voir les autres boire ou danser... j’en suis las !

Pardon !... Vous avez lu les journaux, et moi pas...

Je continue. « On lit... »

ANTOINETTE.

Les journaux !... Dieu m’en garde !

– Depuis huit jours personne ici ne les regarde.

PIERRE.

Vous avez tort ;

Lisant.

« On lit dans le courrier du Doubs,

« Besançon, quinze mai... » Tiens ! on parle de nous !

ANTOINETTE.

De nous ?

PIERRE.

Écoutez donc ce qu’on dit de mon maître.

Quel honnête homme !... Moi qui croyais le connaître !

ANTOINETTE, prenant le journal et lisant.

« Ce noble trait ne nous surprend pas de là part de notre honorable compatriote. Trompés nous-mêmes par l’apparence, nous avions méconnu jadis ses excellentes intentions auxquelles nous aimons aujourd’hui à rendre justice. En appelant spontanément ses anciens associés au partage de sa nouvelle fortune, M. Dubreuil a agi avec une délicatesse qui lui donne des droits à l’estime et à l’admiration de tous ses concitoyens. »

PIERRE

Est-ce beau !

ANTOINETTE.

Post-scriptum.

PIERRE, reprenant le journal.

Post-scriptum !

Lisant.

« Une réserve, que nos lecteurs apprécieront, nous empêche de reproduire ici les bruits fâcheux qui circulent à ce propos dans la ville contre certain personnage bien connu à Besançon. Ce n’est pas assez de porter un beau nom, il faut le porter dignement ; et, s’appelât-on comte ou marquis, le public a toujours le droit de demander à ces nobles faiseurs de dupes ce que le père du menteur demande à son fils : Êtes vous gentilhomme ? »

Pas trop mal !

Il fait le réservé ce cher petit journal...

Il se garderait bien d’en dire davantage,

Et de nommer tout haut son certain personnage ;

Mais, sans craindre un procès en diffamation,

Il vous le déshonore... avec discrétion.

Bravo !

ANTOINETTE.

Vous croyez donc à tout ce qu’il raconte ?

PIERRE.

À tout !

ANTOINETTE.

Ce personnage ?...

PIERRE.

Eh bien !

ANTOINETTE.

C’est ?

PIERRE.

C’est le comte.

ANTOINETTE.

Monsieur de Savenays ?... Vraiment ?

PIERRE.

C’est lui, parbleu !

Vous ne le trouvez pas très ressemblant ?

ANTOINETTE.

Un peu.

Aussi je me disais hier... J’en suis bien aise ;

Il est trop insolent !

PIERRE.

Bonne âme !... Es-tu mauvaise !

ANTOINETTE.

Hein ?

PIERRE.

Ne vous fâchez pas ! – Étais-je bête, moi !

Il me plaisait assez ce monsieur-là. Pourquoi ?

Parce qu’il est fier. Oui, les grands airs me séduisent,

J’estime, en général, les gens qui me méprisent.

ANTOINETTE.

Chut !

PIERRE.

Quoi ?

ANTOINETTE.

Monsieur Lucien !

PIERRE.

Il a l’air consterné...

Il regrette l’argent que son père a donné ;

C’est sûr.

Ils sortent par la droite.

 

 

Scène II

 

LAURE, LUCIEN, BERTHE

 

LAURE, en toilette de bal, donnant le bras à Lucien.

Non, chassez-moi ces vilaines pensées ;

Ne parlons plus jamais des tristesses passées.

Dans ce même salon nous pleurions l’autre jour ;

Pour lui comme pour nous la joie est de retour ;

Nous avons pris tous deux, ce soir, un air de fête ;

Il s’est illuminé, j’ai couronné ma tête,

Et tout cela pour qui ?...

Elle s’assied à gauche.

BERTHE, s’approchant.

Pour un vilain ingrat,

Qui ne méritait pas qu’un ange l’adorât.

LAURE.

Berthe !

BERTHE.

J’ai tort... pardon !... pour un être adorable.

Qu’on n’aime pas du tout. Là, c’est plus convenable,

N’est-ce pas, et plus vrai ? – Ne vous gênez donc pas !

Mieux vaut dire tout haut ce qu’on pense tout bas.

– Quand j’aimerai quelqu’un, ne croyant pas mal faire,

Je lui dirai : « Monsieur, c’est vous que je préfère ;

« Mon père est bon, allez lui demander ma main ;

« Je vais faire avec vous la moitié du chemin. »

– Vous êtes plus heureux que nous ; la course est faite ;

Chaque jour vous apporte une nouvelle fête ;

Jouissez-en ce soir ; et plus tard on verra

Ce que monsieur Dubreuil à son retour dira.

LUCIEN.

À son retour...

LAURE.

Sans doute.

LUCIEN.

Il pensera peut-être

Que, seul, de son honneur il était juge et maître ;

De l’avoir cru coupable il nous accusera.

BERTHE.

Heureux de ne plus l’être il nous pardonnera...

Certainement. Voyons, pas de vaines alarmes ;

Nous avons tant pleuré que je n’ai plus de larmes.

Tout va bien ! Désormais désolez-vous sans moi ;

Je pleure avec plaisir, mais quand je sais pourquoi.

LUCIEN.

Méchante !

LAURE.

Elle a raison.

LUCIEN.

Je vous trouve bien gaie.

BERTHE.

Moi !

LUCIEN.

Ce matin encor vous étiez...

BERTHE.

Fatiguée,

Peut-être... Oui.

LUCIEN.

Le soleil reparait tout à coup...

Est-ce que ma sœur Anne aurait vu...

BERTHE.

Pas du tout.

Je n’ai rien vu venir... vilain... je vous déteste.

À Antoinette qui vient d’entrer par la droite.

Sur ces consoles-là voyez donc ce qui reste.

Enlevez ces journaux.

ANTOINETTE, enlève les journaux et va pour sortir.

Bonjour monsieur Armand.

Elle sort.

 

 

Scène III

 

LAURE, ARMAND, LUCIEN, BERTHE

 

LUCIEN, à Armand qui entre du fond.

Tiens !... je pensais à vous... À Paris depuis quand ?

À Berthe.

– Ah ! ah ! petite sœur...

ARMAND, froidement.

Monsieur... mesdemoiselles...

LUCIEN.

Monsieur !

ARMAND.

Vous m’avez dit l’autre jour, devant elles,

Dans un grave moment dont vous vous souviendrez :

« Je vous en dirai plus lorsque vous reviendrez. »

Une explication n’a rien que je redoute ;

Me voilà revenu, parlez... je vous écoute.

LAURE.

Lucien !

LUCIEN.

Je vous ai dit cela, certainement :

Je l’ai même pensé très sérieusement ;

Et, quand je prononçais ce mot abominable,

Je voulais vous tuer... J’en eusse été capable.

Famille, espoir, bonheur, tout, j’avais tout perdu !

Tibaud, le misérable ! il m’avait entendu !

Je l’ignorais alors... et, dans mon ignorance,

J’osais vous accuser, trompé par l’apparence.

ARMAND.

Moi !... Vous avez pu croire un moment...

LUCIEN.

À regret ;

Mais vous connaissiez seul ce malheureux secret...

Tout le monde à ma place aurait agi de même...

Je vous ai soupçonné, vous que j’aimais... que j’aime !

Il lui tend la main.

ARMAND.

Monsieur... Mon cher Lucien ! – En partant de Paris,

Au coup qui me frappait je n’avais rien compris,

Vous voyant envers moi devenu si sévère,

Je me disais : Il souffre, il veut venger son père !

J’emportais en pleurant cet argent, trop payé

S’il devait me coûter ma dernière amitié !

À Laure et à Berthe.

Et lorsqu’en le plaignant, en l’admirant peut-être,

Je venais tout à l’heure à ses ordres me mettre,

Je me serais laissé tuer par lui cent fois,

Plutôt que de jamais...

BERTHE.

Je vous crois !

LAURE.

Je vous crois !

ARMAND, à Lucien.

Lucien, j’ai dit un jour du mal de votre père,

Il me pardonnera comme vous, je l’espère ;

Un jour, sans le savoir, je l’ai presque outragé ;

Il s’en est noblement sur moi-même vengé.

Madame Dubreuil entre par la droite ; en voyant Armand elle va pour sortir par le fond.

 

 

Scène IV

 

LAURE, ARMAND, MADAME DUBREUIL, LUCIEN, BERTHE

 

ARMAND, à madame Dubreuil.

Ne vous éloignez pas... Ce que je dis, madame,

Tout le monde, là-bas, comme moi le proclame ;

Si de monsieur Dubreuil on a douté jamais,

Son honneur n’a plus rien à craindre désormais.

– Si vous les aviez vus !... La ville tout entière

De sa noble action était heureuse et fière !

Dans la rue, en passant, tout haut, avec orgueil,

On se disait : « Tu sais... ou vous savez... Dubreuil !...

« Certainement ! C’est beau, n’est-ce pas ? C’est sublime !

« – Il leur a, tout rendu, tout payé !... Je l’estime ! »

Et les journaux ! Jamais dans la Franche-Comté,

Pareil trait de vertu ne s’était présenté.

– Notre Dubreuil ! l’honneur de sa ville natale !

Notre ami !... notre orgueil !... – Ovation locale ;

Mais bonne au fond. L’article ici fera du bruit ;

Le Courrier, ce matin, l’a déjà reproduit,

La Presse et le Pays de ce soir le répètent ;

Vous les avez lus ?

LUCIEN.

Non.

ARMAND.

Diable ! quand ils s’y mettent,

Ces gaillards-là, qui font la pluie et le beau temps,

Rendent un honnête homme illustre en peu d’instants.

MADAME DUBREUIL.

Vous m’effrayez.

ARMAND.

Chacun y trouvera son compte,

C’est juste !... À vous l’honneur, à Savenays la honte !

MADAME DUBREUIL.

Monsieur de Savenays...

ARMAND.

On le connaît là-bas ;

On l’a si bien traité qu’il n’en reviendra pas.

On a taillé dedans, du haut en bas !... en large !...

En long !... Si les morceaux en sont bons, je m’en charge !

Mon père trop longtemps a souffert, grâce à lui.

BERTHE.

Vous voulez...

ARMAND.

Ne songez qu’au plaisir, aujourd’hui ;

À Lucien.

Demain, vous me direz où ce monsieur demeure.

BERTHE, à Armand.

Ouvrirons-nous le bal ensemble tout à l’heure ?

ARMAND.

Le bal ?

BERTHE.

À m’inviter vous auriez dû penser.

ARMAND.

Non... je ne danse plus... je ne sais plus danser...

Je vais être notaire à Besançon... c’est grave !

BERTHE.

Vous ?

ARMAND.

Moi !

BERTHE, bas à Armand.

Je suis brouillée avec monsieur Octave...

Son père ne veut plus qu’il m’épouse.

ARMAND.

Grands dieux !

BERTHE, bas.

Quand on m’a dit cela ; j’ai répondu : Tant mieux !

ARMAND.

Qu’entends-je !

 

 

Scène V

 

LUCIEN, MADAME DUBREUIL, LAURE, BERNARD, SAVENAYS, ARMAND et BERTHE

 

BERNARD, à Savenays, en entrant par la droite.

Oui, c’est un jour heureux pour ma famille.

MADAME DUBREUIL, en voyant Savenays.

Lui !

Elle sort par la gauche.

ARMAND.

Savenays !

BERTHE.

Monsieur...

ARMAND.

Ne craignez rien !

BERNARD.

Ma fille,

Monsieur de Savenays.

SAVENAYS, saluant.

Mademoiselle.

BERNARD, à Armand qui va à lui.

Ici !

Depuis quand donc ? Verdier va bien ?

ARMAND.

Très bien, merci !

– Je disais...

BERNARD.

Cette fois, vous nous restez, j’espère ?

ARMAND.

C’est un reproche ?

BERNARD.

Non.

ARMAND.

Je disais que mon père...

À Savenays.

Mon père... vous devez le connaître ?...

SAVENAYS.

Moi... non.

ARMAND.

Pardonnez-moi... Monsieur Verdier, de Besançon.

– Je cherchais votre adresse, et je serais bien aise...

SAVENAYS.

Plaît-il ?

ARMAND.

Vous demeurez ?...

SAVENAYS.

Cité Trévise, treize.

ARMAND.

Mauvais nombre ! – Demain, si vous le permettiez,

Je me présenterais chez vous.

SAVENAYS.

Bien volontiers.

Armand sort.

BERNARD, qui cause avec Laure.

Monsieur de Savenays ?

LAURE.

On l’a dit... oui, mon père.

BERNARD.

Impossible !

 

 

Scène VI

 

LUCIEN, MADAME DUBREUIL, LAURE, BERNARD, SAVENAYS, ARMAND, BERTHE, LE BARON DU REPAIRE, TIBAUD, DUCHESNE

 

PIERRE, annonçant de la porte de droite.

Monsieur le baron Du Repaire.

Le baron entre et donne la main à Bernard.

Monsieur Tibaud !

Tibaud entre et salue tout le monde.

DUCHESNE, voyant qu’on ne l’annonce pas.

Eh bien ! et moi ?

BERNARD, à Tibaud.

Par quel hasard ?...

Je ne m’attendais pas...

TIBAUD.

Mon cher monsieur Bernard.

BERNARD, froidement.

Monsieur...

TIBAUD.

Vous m’en voulez ?... Il me sera facile

De me justifier.

BERNARD.

Merci ! c’est inutile.

TIBAUD.

Je croyais, en faisant ce soir les premiers pas.

Pouvoir demain...

BERNARD.

Pardon, ne vous dérangez pas.

Comme un fort honnête homme en tous lieux on vous cite.

Mais vous avez douté de nous un peu trop vite.

Il faut dans ce bas monde, où tout est débattu,

Ne rien exagérer, pas même la vertu !

– De faire votre whist vous avez l’habitude,

Lucien y veillera.

Il s’éloigne par le fond. Lucien entre dans la première pièce à gauche et en sort avec des cartes à jouer.

DUCHESNE, à Tibaud.

Vous gardez votre étude,

Voilà tout !

SAVENAYS, à part.

Qu’ont-ils donc ?

TIBAUD, à Duchesne.

Au total, j’y tiens peu ;

Mon fils n’est pas pressé.

LUCIEN, offrant une carte à Tibaud.

Monsieur...

TIBAUD, refusant.

Je pars... adieu !

Il sort par la droite.

LE DUC, entrant du fond, avec le général et le baron Du Repaire.

Ces journaux sont très bons.

LE GÉNÉRAL, voyant Savenays.

Encor lui !

LE DUC, de même.

Quelle audace !

SAVENAYS, à part.

Pauvre duc ! il voudrait pouvoir quitter la place ;

Son orgueil doit souffrir de se montrer ici ;

Contre ce mariage il criait tant !

Lucien présente une carte au duc, puis au baron.

LE DUC, à Lucien, en prenant la carte.

Merci !

LE BARON, de même.

Volontiers.

Ils entrent ensemble dans la première pièce à gauche.

SAVENAYS, à part.

Après tout, ce n’est pas mon affaire ;

On s’est caché de moi, tant mieux ! je le préfère.

DUCHESNE, à Savenays.

Vous avez lu, monsieur, les journaux d’aujourd’hui ?

SAVENAYS.

Non, monsieur.

DUCHESNE.

Lisez-les... On y parle...

SAVENAYS.

De qui ?

DUCHESNE.

Pas de moi. Lisez-les ; ils en valent la peine.

Les voulez-vous ?

SAVENAYS.

Merci.

DUCHESNE.

Lisez-les.

Il sort.

 

 

Scène VII

 

SAVENAYS, seul

 

Ce Duchesne,

Avec son méchant rire et ses yeux caressants,

Il a toujours l’air prêt à mordre les passants.

On entend la musique du bal.

On commence à danser... Ma politesse est faite ;

Je quitterai bientôt cette petite fête.

– Dubreuil ne reviendra que demain soir, trop tard

Pour donner des remords à l’honnête Bernard.

Le mariage est fait... dans deux jours il va l’être ;

Je serai très souffrant pour ne pas y paraître.

Tout bien examiné, je n’irai pas plus loin ;

Dubreuil est un niais dont je n’ai plus besoin ;

Je ne veux pas risquer de nouvelles parties ;

Il est temps de jeter ma misère aux orties.

Tôt ou tard ces gens-là seront dans l’embarras...

Se levant.

Adieu, mes bons amis... Je ne vous connais pas.

Amusez-vous... dansez !... Moi, je fais Charlemagne,

Je liquide... je pars sain et sauf pour l’Espagne :

J’y tue un vieux parent... que je n’ai jamais eu ;

J’y vends son grand château qu’en rêve j’ai tant vu.

Devenu, de la sorte, archimillionnaire,

Pour épouser enfin quelque noble héritière

Je reviens à Paris, dans six mois, en grand deuil,

Et le tour est joué... J’ai bien l’honneur...

Il va pour sortir par la droite.

 

 

Scène VIII

 

SAVENAYS, DUBREUIL

 

SAVENAYS.

Dubreuil !

DUBREUIL.

Lui-même ! Vous partez ?

SAVENAYS.

Oui, j’allais...

DUBREUIL.

Quand j’arrive !

Fi ! – Je suis un ballon ! une locomotive !

J’ai dévoré l’espace et brûlé le chemin !...

Je vous raconterai tous mes exploits demain.

– Je n’ai pris que le temps de faire ma toilette ;

De les surprendre tous je me fais une fête.

Quelle affaire ! Superbe ! admirable, ma foi !

Vous avez, mon cher comte, eu plus d’esprit que moi.

– Quand je suis arrivé, tout était prêt d’avance ;

Ces messieurs m’ont forcé d’accepter la gérance ;

Vous êtes du conseil d’administration.

SAVENAYS.

Moi !

DUBREUIL.

Nous y gagnerons chacun un million ;

Peut-être deux !

SAVENAYS.

Pardon... mais je ne puis admettre...

Dans tout cela mon nom ne devait pas paraître.

Vous le savez... J’y tiens !

DUBREUIL.

Ici, bon !... mais là-bas !...

J’ai fait comme pour moi ; ne vous en plaignez pas.

L’affaire, au fond, pour eux ne sera pas mauvaise ;

Elle réussira, je crois... J’en suis bien aise.

Nos nouveaux amis m’ont royalement traité ;

On vante avec raison leur hospitalité !

J’ai vu bien des banquets, bien des repas de noce,

Véry n’est rien auprès des Provençaux d’Écosse !

J’ai, depuis mon départ jusques à mon retour,

Dîné, lunché, soupé, quatre ou cinq fois par jour.

Hier, on a fini par un dîner féerique !

Après mille hurras d’un goût très britannique,

J’ai vu l’heure où, forcé de répondre, j’allais

Soutenir assez mal l’honneur du nom français.

Assis au beau milieu de cette grande table,

Devant ce que l’Écosse a de plus respectable,

Devant ces gentlemen qui, trinquant de bon cœur,

Ne songeaient plus à rien qu’à boire en mon honneur ;

Sur ce nouveau terrain, plus délicat peut-être,

D’un certain embarras je n’ai pas été maître.

Tous vos raisonnements qui me semblaient parfaits,

Lorsqu’avant mon départ vous me les aviez faits...

Là-bas, quand la fumée avait tourné les têtes,

Me paraissaient moins bons et presque moins honnêtes...

C’est absurde !... Ma peur n’a pas longtemps duré ;

Au moment où j’étais le plus mal inspiré,

Une voix tout à coup m’a crié, là : « Prends garde !

« Ne bronche pas, Dubreuil, Savenays te regarde ! »

Je n’aurais pas été jusqu’au bout sans cela ;

Je ne puis plus parler quand vous n’êtes pas là !

J’avais mal commencé, je finis à merveille.

– Vous n’avez jamais vu d’ovation pareille :

La table vainement nous sépare... ils sont fous !

Ceux-ci montent dessus, ceux-là tombent dessous ;

On m’entoure ! on m’emporte ! on m’embrasse ! on m’admire !

Minuit sonne... L’express m’appelle... Sans rien dire,

Je sors... je cours... je pars... et leur échappe enfin !

Cinq minutes de plus, j’étais mort... pas de faim !

– À midi, ce matin, nous étions à Boulogne...

Ce soir au bal... Voilà de la fière besogne !

– Quant à mon noble ami, – comme on dit en anglais,

S’il est content de moi, j’ai ce que je voulais.

– Eh bien ?

SAVENAYS.

Eh bien ! je crois...

DUBREUIL.

Vous m’approuvez ?

SAVENAYS.

Sans doute.

Mais...

DUBREUIL.

J’ai philosophé tout le long de la route,

Et je suis enchanté, quand je reviens ici,

De vous y trouver seul, pour vous dire : Merci !

– Tout l’univers saura, si je suis quelque chose,

Que, seul, de mon bonheur, Savenays fut la cause ;

Au but de nos désirs arrivés tous les deux,

Reposons-nous, le jour est venu d’être heureux.

Ou ne peut au travail perdre sa vie entière ;

Cette affaire d’Écosse est pour moi la dernière ;

Je n’en fais plus ! – Voilà mon fils bien marié !

Je suis posé, je suis aimé, même envié !

Je veux jouir de tout, simplement, en famille ;

Ah ! mon bon Savenays, si j’avais une fille !

SAVENAYS.

Hein ?

DUBREUIL.

Sans vous j’en serais encore, Dieu sait où !

SAVENAYS.

Adieu !

DUBREUIL.

Qu’avez-vous donc ?

SAVENAYS.

J’ai... que vous êtes fou !

DUBREUIL.

Comment ?

SAVENAYS.

Je vous écoute et vous trouve sublime !

Vous vous dites : j’ai tout, j’ai l’argent, j’ai l’estime !

Du duc de Méricourt vous vous croyez l’égal !

Vous allez fièrement vous montrer dans le bal !

DUBREUIL.

Sans doute.

SAVENAYS.

Adieu ! Je crains qu’on ne nous voie ensemble.

DUBREUIL.

Vous craignez !...

SAVENAYS.

Non...je dis que je crois... qu’il me semble...

– Au travers de ce bal pour vous jeter ainsi,

Vous ne savez donc pas ce qui se passe ici ?

DUBREUIL.

Non ; quoi ?

SAVENAYS.

Vous ignorez ?... On a dû vous écrire.

DUBREUIL.

Rien... je n’ai rien reçu. Que me voulez-vous dire ?

SAVENAYS.

Pendant qu’on vous portait en triomphe là-bas,

De tout ce qui s’est fait vous ne vous doutez pas ?

DUBREUIL.

Non.

SAVENAYS.

À Meudon, lundi, chez vous, à votre table,

Les gens qui trouvaient tout magnifique, admirable,

Ce malheureux Duchesne en tête, le premier,

Avec monsieur Bernard ont voulu vous brouiller.

Vous avez, en partant, évité le scandale ;

Mais, dès le lendemain, débâcle générale !

Monsieur Bernard était furieux ; – un moment,

Le mariage eut l’air manqué complètement.

DUBREUIL.

Que dites-vous ?

SAVENAYS.

Depuis, pour renouer l’affaire,

Je ne m’explique pas comment on a pu faire,

Mais c’est fait. Je crois donc qu’avant d’aller plus loin,

De s’entendre avec vous votre femme a besoin.

DUBREUIL.

Ma femme !

SAVENAYS.

Ses conseils vous seraient nécessaires.

On n’aime pas beaucoup ici les gens d’affaires ;

On en a trop parlé depuis votre départ ;

Votre présence peut troubler monsieur Bernard,

Partez donc !... ou restez, vous en êtes le maître.

Pour moi, je ne suis pas homme à me compromettre,

Adieu !

DUBREUIL.

Vous compromettre !

SAVENAYS.

Eh ! mon cher, après tout,

Je ne puis pourtant pas vous suivre jusqu’au bout.

DUBREUIL.

Plaît-il ?

SAVENAYS.

Voyons... personne ici ne nous écoute...

Vous ne prétendez pas m’en imposer, sans doute ?

Depuis que-nous vivons ensemble à tout moment,

Je connais, Dieu merci, vos affaires.

DUBREUIL.

Comment,

Mes affaires !... Pardon, si vous disiez : les nôtres !

J’en ai fait avec vous et pour vous... jamais d’autres !

À tout ce que j’ai fait vous avez travaillé.

SAVENAYS.

Moi !

DUBREUIL.

Tout ce que je fais vous l’avez conseillé.

D’un homme, comme vous, si fier de sa noblesse,

Je n’attendais qu’honneur et que délicatesse.

SAVENAYS.

Hein ?

DUBREUIL.

Le monde entre nous prononcerait bientôt.

SAVENAYS.

Le monde !... Vous parlez comme maître Tibaud.

Le monde !... Demandez à ce monde qui danse,

Ce qu’il pense de moi, ce que de vous il pense.

– Vous voulez, je le sais, – c’est votre passion,

Que l’on vous traite avec considération !

De vous donner cela je n’ai pas été maître,

J’ai commencé pourtant... Il faut le reconnaître ;

Si quelques puritains de vous font peu de cas,

La masse, en apparence au moins...

DUBREUIL.

N’achevez pas !

– Nul ne pourrait doux fois me parler de la sorte.

SAVENAYS.

Doucement ! La vertu par trop loin vous emporte !

Quand sur le point d’honneur on est si chatouilleux,

On paye !... Il eût fallu payer... c’eût été mieux !

DUBREUIL.

Payer ! mais mille fois vous m’avez dit...

SAVENAYS.

Sans doute,

Le droit !... mais ce n’est pas le droit que l’on écoute.

Le droit était pour vous, je ne vous dis pas non ;

Le droit ne suffit pas contre l’opinion !

Personne ne vous peut réclamer un centime ;

Tout le monde, à son gré, vous juge et vous estime ;

Le droit ne pourrait pas vous barrer le chemin :

L’opinion hésite à vous donner la main.

DUBREUIL.

À moi !

SAVENAYS.

Sur ce, bonsoir... le reste vous regarde.

– Monsieur Armand Verdier est ici... prenez garde !

DUBREUIL.

Verdier !

SAVENAYS.

Si vous tenez à le voir...montrons-nous !

Au fait, c’est une épreuve à faire... Voulez-vous ?

DUBREUIL, à part.

À me donner la main l’opinion hésite !

– Cette lettre à mon fils si lâchement écrite !

– L’effroi qu’Armand Verdier à ma femme inspirait...

– Ma conscience enfin qui là-bas m’éclairait !...

Ah ! malheureux !... Cela n’est pas !... c’est impossible !

Il me trompe !... Mon Dieu ! ce serait trop horrible !

À Savenays.

Payer !... je le voulais... Tout, j’aurais tout donné...

C’est vous qui, malgré moi, m’en avez détourné.

C’est vous qui m’avez dit : ce serait une faute,

Ne payons pas !... Marchons fièrement... tête haute !

Nous ne devons plus rien à nos associés !...

– Vous disiez qu’on rirait de moi... vous le disiez !...

Et maintenant !... Monsieur le comte, tout à l’heure,

Vous m’avez conseillé de partir, je demeure !

Si j’osais me montrer au milieu de ce bal,

Vous croyez, n’est-ce pas, qu’on m’y recevrait mal ?

J’y vais !... Vous l’avez dit, c’est une épreuve utile !

SAVENAYS.

Soit ! Si vous désirez la faire... c’est facile :

Le duc de Méricourt vient de ce côté-ci.

DUBREUIL.

Le duc !

SAVENAYS.

Allons, partez.

DUBREUIL.

Je reste !

Il passe à droite.

SAVENAYS.

Le voici !

Après ce que Duchesne a dit en sa présence,

Prenez garde !

 

 

Scène IX

 

LE DUC, SAVENAYS, DUBREUIL

 

DUBREUIL, à part.

Il pourrait !... Une pareille offense !

LE DUC, venant de la première pièce à gauche et allant à Dubreuil.

Nous avons dit beaucoup de mal de vous, ce soir...

Je suis, mon cher monsieur, enchanté de vous voir.

SAVENAYS, à part.

Hein ?

LE DUC, à Dubreuil.

Madame Dubreuil m’a fait une promesse ;

Souffrez qu’à vous aussi ma prière s’adresse :

Jeudi prochain, chez moi, j’ai quelques vieux amis ;

Ils espèrent vous voir... je le leur ai promis ;

Le général, d’abord... Le duc d’Autun ; sa fille,

La marquise d’Elmar... toute votre famille.

Vous recevoir serait une fête pour tous...

Nous ferez-vous l’honneur de dîner avec nous ?

DUBREUIL.

Monsieur le duc... je suis touché... je suis sensible...

Mais je craindrais...

LE DUC, lui donnant la main.

C’est dit. Bonsoir...

SAVENAYS, à part.

C’est impossible !

Haut.

Monsieur le duc...

LE DUC.

Plaît-il ?

SAVENAYS.

Je vous dirai...

LE DUC.

Quoi donc ?

Je ne crois pas, monsieur, avoir l’honneur...

SAVENAYS.

Pardon...

LE DUC.

Vous vous trompez.

SAVENAYS.

Comment ! je pensais, au contraire...

Autrefois vous avez connu...

LE DUC.

Qui ? Votre père !

Beaucoup ! c’était un homme honorable et très bon ;

Son cœur était plus noble encore que son nom.

SAVENAYS.

Eh bien ?

LE DUC.

Que voulez-vous, monsieur, que je réponde ?

Chacun pour soi, chacun par soi, dans ce bas monde ;

Vous me mettez vraiment dans un grand embarras...

J’ai connu votre père et ne vous connais pas !

Il sort par la droite.

 

 

Scène X

 

SAVENAYS, DUBREUIL

 

SAVENAYS, atterré.

Je ne vous connais pas !...

DUBREUIL, à Savenays.

Vous venez de l’entendre !

SAVENAYS.

Laissez-moi ! laissez-moi !

À part.

Je crains de le comprendre !

DUBREUIL.

Monsieur !

SAVENAYS.

Tout est rompu désormais entre nous,

Tout !

 

 

Scène XI

 

SAVENAYS, DUCHESNE, DUBREUIL

 

DUCHESNE, venant du fond.

Tiens ! Dubreuil ici !...

À Savenays qui passe devant lui pour sortir.

Vous partez déjà ?

SAVENAYS, à Duchesne.

Vous !

Je vous retrouverai... comptez sur moi.

DUCHESNE.

J’y compte.

– C’est aussi dans la Presse... Adieu, monsieur le comte ?

 

 

Scène XII

 

DUBREUIL, DUCHESNE

 

DUBREUIL, à part.

C’est à lui que le duc...

DUCHESNE, à Dubreuil.

Vous allez bien ?

DUBREUIL.

Merci !

J’arrive : je n’ai vu personne encore ici,

Et je...

Il va pour entrer à gauche.

DUCHESNE.

Nous venons donc de faire des merveilles ?

On m’a de vos vertus rebattu les oreilles,

Bravo ! – Je ne veux pas ce soir vous déranger ;

Bravo, grand homme !

Il va pour sortir.

DUBREUIL, l’arrêtant.

Non !... vous m’y faites songer...

– Vous ai-je jamais fait du mal ?

DUCHESNE.

Vous ? au contraire.

DUBREUIL.

Pourquoi donc avez-vous essayé de m’en faire ?

DUCHESNE.

Moi !... mais...

DUBREUIL.

Je rougirais de rappeler ici

Que j’ai pu quelquefois vous obliger.

DUCHESNE.

Merci !

À part.

Il est bien fier depuis que les journaux l’admirent.

DUBREUIL.

Quand nous sommes heureux nos amis nous déchirent.

– Devant tous ces messieurs, l’autre jour, sans raison,

Qu’avez vous dit de moi, dans ma propre maison ?

– Ne vous excusez pas, je sais tout !

DUCHESNE.

Mal, peut-être.

DUBREUIL.

Très bien ! Le lendemain, sans me faire connaître

Quel motif vous forçait à sortir de chez moi,

Vous m’avez simplement écrit : « Je pars. » Pourquoi ?

DUCHESNE.

Je croyais...

DUBREUIL.

À l’instant ; là, pourquoi ? je l’ignore...

Même en me souriant, vous me braviez encore...

DUCHESNE.

Pas du tout ! Vous avez conquis l’opinion ;

Vous allez concourir pour le prix Monthyon ;

À merveille ! Le monde est vertueux... il aime

Les belles actions qu’il ne fait pas lui-même ;

Mais il est inconstant.

DUBREUIL.

Perfide. – Après ?

DUCHESNE.

Plus tard,

Vous le verrez... On dit déjà : « Monsieur Bernard,

« Qui préfère à l’argent l’honneur de sa famille,

« Refusait sans cela de lui donner sa fille. »

DUBREUIL.

Sans quoi ?

DUCHESNE.

« Ce n’est donc plus une belle action,

« C’est d’un spéculateur la spéculation !

« Ce n’est pas d’un grand cœur le mouvement sublime,

« C’est l’exploitation de la publique estime ! »

DUBREUIL.

Comment ?

DUCHESNE.

Ce n’est pas moi... mais on dit...

DUBREUIL.

Que dit-on ?

DUCHESNE.

Pour vous, pour votre fils, ce mariage est bon ;

Vous avez bien senti quelle force il vous donne ;

La spéculation, par conséquent, est bonne.

Cela vous a coûté quelques cent mille francs ;

C’est de l’argent très bien placé, je le comprends.

D’ailleurs, c’est amusant, quand on est assez riche,

D’acheter des vertus qu’en public on affiche.

Si vous aviez payé jadis tout bonnement,

Qui diable parlerait de vous en ce moment !

Donc, il faut avoir pris un peu pour pouvoir rendre.

DUBREUIL.

Plus j’écoute, monsieur, et moins je puis comprendre...

DUCHESNE.

Vous vous fâchez !... Adieu, je me retire.

DUBREUIL.

Non !

Parlez, mais nettement, mais sans phrases.

DUCHESNE.

Pardon !

DUBREUIL.

Que dites-vous ?

DUCHESNE.

Je dis ce que dit tout le monde ;

Ce que tous les journaux répètent à la ronde.

DUBREUIL.

Les journaux !... Les journaux parlent de moi ?...

DUCHESNE.

Comment,

Vous ne le saviez pas ?

DUBREUIL.

Je n’ai rien lu.

DUCHESNE.

Vraiment ?

Ils vous traitent du reste avec galanterie ;

Ils sont parfaits.

DUBREUIL.

Enfin, monsieur, je vous en prie,

Voyons, expliquez-vous !

DUCHESNE.

Vous avez oublié ?...

À part.

Est-ce que par hasard il n’aurait pas payé !

DUBREUIL.

Oublié !

DUCHESNE, à part.

Mais alors, bravo ! je le préfère.

Le tour est excellent !

DUBREUIL.

Vous dites ?

DUCHESNE, à part.

Quelle affaire !

Haut.

Vous revenez d’Écosse ?

DUBREUIL.

Oui.

DUCHESNE.

Pas de Besançon ?

DUBREUIL.

Non !

DUCHESNE.

Mais à Besançon vous avez écrit ?

DUBREUIL.

Non !

DUCHESNE.

Non !... Vous êtes perdu, mon bon ami !

DUBREUIL.

Qu’entends-je !

DUCHESNE.

On se moque de vous... on vous trompe... on se venge.

DUBREUIL.

On se venge ?... on me trompe ?...

DUCHESNE, à part.

Ah ! tu m’as insulté !

Haut.

Vous désirez savoir toute la vérité ?

DUBREUIL.

Toute.

DUCHESNE.

Non !... je ne puis réellement vous dire...

Ces journaux...

Il en tire un de sa poche.

DUBREUIL, le lui prenant.

Donnez donc... donnez !

DUCHESNE.

Pourquoi les lire ?

Indiquant la place.

– Là ! – Depuis ce matin, tout Paris en émoi

Ne parle que de vous, n’admire que vous.

DUBREUIL.

Moi !

Lisant le journal.

Grands dieux !

DUCHESNE.

Juste deux jours avant le mariage,

C’est adroit.

DUBREUIL.

Malheureux !

DUCHESNE.

Non, je dis : c’est dommage !

DUBREUIL, à part.

Voilà pourquoi le duc, cet homme si loyal,

Tout à l’heure, ici même... Oh ! c’est affreux !

DUCHESNE.

C’est mal !

– Ce n’est pas tout ! Bientôt, demain matin peut-être,

Quand la réalité se sera fait connaître,

Quand ces mêmes journaux, d’un air mystifié,

Diront : « Monsieur Dubreuil doit et n’a pas payé !

« On ne l’a pas revu dans sa ville natale. »

Songez-vous à l’effet ! Songez-vous au scandale !

DUBREUIL.

Taisez-vous ! taisez-vous ! Vous me percez le cœur.

Oh ! justice de Dieu ! justice de l’honneur !

Il tombe accablé sur le canapé à gauche.

DUCHESNE.

Dans un pareil moment le meilleur ami gêne ;

Adieu !

À part.

Pauvre Dubreuil ! il me fait de la peine.

Il sort par le fond.

 

 

Scène XIII

 

DUBREUIL, seul

 

J’en mourrai !... Ces journaux m’achèveront demain.

Le duc... Quand tout à l’heure il me serrait la main,

Il croyait honorer en moi l’homme estimable

Qui, réparant ses torts, cesse d’être coupable ;

Il m’aidait noblement à relever mon front...

Et demain, sans pitié, tous me repousseront !

De mon propre malheur ils me feront un crime !

– Le vertige me prend comme sur un abîme.

 

 

Scène XIV

 

DUBREUIL, PIERRE, venant de la droite

 

PIERRE, à part.

Monsieur !... Tiens !... Justement, quand pour venir ici

Je sortais de l’hôtel, on m’a remis ceci.

Il tire une lettre de sa poche. À Dubreuil.

Monsieur est fatigué ?... Monsieur souffre ?

DUBREUIL.

Au contraire.

PIERRE.

Et cette lettre-là, que faudra-t-il en faire ?

DUBREUIL.

Rien... donnez.

Pierre sort par la droite.

 

 

Scène XV

 

DUBREUIL, seul

 

Du conseil !... ces messieurs sont pressés...

Contre mon pauvre fils tous se sont prononcés.

Il parcourt la lettre.

– Mon fils... Ils l’ont nommé d’une voix unanime,

Heureux de me donner cette preuve d’estime !...

– Je comprends !... El bientôt, se changeant en mépris.

Tous ces cruels respects... Il faut quitter Paris !

Contre l’opinion pourquoi lutter encore ?

Je paierai tout !... J’irai bien loin... où ? Je l’ignore.

S’ils peuvent supporter l’exil sans trop d’effroi,

J’emmènerai ma femme et mon fils avec moi...

Et tous trois désormais, victimes résignées...

À quoi donc servez-vous, fortunes mal gagnées ?

 

 

Scène XVI

 

DUBREUIL, MADAME DUBREUIL, LUCIEN

 

LUCIEN, du fond.

Mon père !

DUBREUIL, à part.

Ô ciel ! Lucien !... Jamais je ne pourrai...

À Lucien.

Viens, partons !

LUCIEN.

Qu’avez-vous ?

DUBREUIL.

Viens... Je t’ le dirai...

LUCIEN, à madame Dubreuil.

Ma mère !

DUBREUIL, entre sa femme et son fils.

Emmenez-moi !... Ce bruit... cette musique...

MADAME DUBREUIL.

De grâce, expliquez-vous, monsieur !

DUBREUIL.

Que je m’explique !...

Ici ?... jamais ! La force est près de me manquer.

MADAME DUBREUIL.

Mon ami !

 

 

Scène XVII

 

LAURE, BERNARD, DUBREUIL, MADAME DUBREUIL, LUCIEN

 

LAURE, à Bernard, eu montrant Dubreuil.

Le voilà !

DUBREUIL.

Je m’en vais m’expliquer !

– Monsieur Bernard...

À Laure.

Et vous que j’appelais ma fille,

À Bernard.

Dieu frappe dans leurs fils les pères de famille ;

Et les pères, témoins du malheur de leurs fils,

Doublement malheureux, sont doublement punis !

Je fus plus égaré que je ne fus coupable ;

De vous tromper jamais je n’eusse été capable :

On vous trompe pourtant, monsieur, sachez-le bien !

De ce que ces journaux ont dit ne croyez rien.

Certes, pour avoir fait l’action qu’on me prête,

Je donnerais mon sang... Mais je ne l’ai pas faite !

– En vous laissant un jour de plus dans cette erreur,

J’aurais pu de mon fils assurer le bonheur ;

Mais demain, condamnée à partager ma honte,

Votre fille aurait droit de m’en demander compte.

BERNARD.

Pourquoi de lui répondre êtes-vous effrayé ?

Ces journaux ont raison, vous avez tout payé.

DUBREUIL.

Payé !

BERNARD.

Jusqu’à la fin j’ai voulu vous entendre ;

S’accuser aussi bien, monsieur, c’est se défendre.

On n’a rien dit, on n’a rien fait qu’en votre nom ;

Vous avez tout payé... ces journaux ont raison.

DUBREUIL.

Mais alors il faut donc... il faut qu’en mon absence,

À mon insu... quelqu’un... Vous gardez le silence !

MADAME DUBREUIL.

Monsieur...

LUCIEN, montrant Bernard, sa mère et Laure.

Nous vous aimons... nous vous l’avons prouvé,

Voilà tout !

DUBREUIL, à chacun.

Vous !... c’est vous !...

À Lucien.

Mon fils tu m’as sauvé !

 

 

Scène XVIII

 

LAURE, BERNARD, DUBREUIL, MADAME DUBREUIL, LUCIEN, LE GÉNÉRAL, ARMAND, BERTHE, LE BARON, puis DUCHESNE

 

LE GÉNÉRAL, à Armand, en entrant par la gauche.

Il est ici, vous dis-je !

DUBREUIL.

On vient.

LE GÉNÉRAL, montrant Dubreuil.

Tenez !

BERNARD, à Dubreuil.

Courage !

LE GÉNÉRAL, à Dubreuil.

Mon cher monsieur...

BERTHE, à Dubreuil.

Déjà de retour de voyage ?

DUBREUIL, à part.

Armand !

ARMAND, à Dubreuil.

Si j’eus des torts, vous m’avez bien puni :

Par mon père et par moi, monsieur, soyez béni !

BERNARD, à Berthe.

C’est un brave garçon !

BERTHE.

N’est-ce pas ?

BERNARD.

Chère fille !

À Armand.

Venez demain chez moi déjeuner en famille.

ARMAND.

En famille !

LE GÉNÉRAL, à Dubreuil.

À lundi !... je ne vous en dis rien ;

Mais vous avez bien fait, mon cher Dubreuil, très bien !

LAURE, à Dubreuil.

Vous pleurez ?

DUBREUIL.

De bonheur !

LUCIEN.

Mon bon père !

Dubreuil les embrasse.

DUCHESNE, entrant par la gauche.

On s’embrasse...

On s’attendrit... encor !... Qu’est-ce donc qui se passe ?

Je croyais les trouver tous sens dessus dessous.

Haut.

J’ai l’honneur...

LUCIEN, à Duchesne.

Vous venez prendre congé de nous ?

DUCHESNE.

C’est-à-dire...

LUCIEN.

Adieu donc !

DUCHESNE, à part.

Ah ! ça, mais, il me chasse.

LUCIEN.

Dans votre appartement c’est moi qui vous remplace.

LE GÉNÉRAL, à Duchesne.

Eh bien ! vous me disiez que Dubreuil...

DUCHESNE.

J’avais tort...

Il a payé...

LE GÉNÉRAL.

C’est beau !

DUCHESNE.

C’est très beau !...

À part

c’est très fort !

BERNARD, à Dubreuil.

Jouissez sans remords d’une action honnête :

On l’a faite pour vous, monsieur, vous l’auriez faite.

Aux humaines erreurs payant voire tribut,

Vous vous êtes trompé de moyen, non de but.

Notre société, quoi qu’on en dise, est bonne ;

À tous les repentirs sa justice pardonne.

De l’estime de tous vous êtes assuré.

– Maintenant...

DUBREUIL.

Maintenant, je la mériterai !

PDF