La Clarionte (Gautier de Costes, sieur de LA CALPRENÈDE)

Tragi-comédie en cinq actes et en vers.

Représenté pour la première fois, à Paris, en 1636.

 

Personnages

 

CLARIONTE, Prince de Corse

FIDAMANT, fils du Roi de Majorque

LE ROI de Majorque

ROSIMÈNE, fille du Roi de Sardaigne

MÉLIE, fille du Roi de Majorque

CALLIANTE, sœur du Roi de Majorque

FLADIMORE, frère de Clarionte

ARISTON, habitant de l’Île de Majorque

LE SACRIFICATEUR

UN SOLDAT

UN GEÔLIER

UN PAGE

GÉRONTE

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

FIDAMANT

 

Le Cerf trouve en ce fort son asile assuré :

Mais en le poursuivant, je me suis égaré.

Je tiens de plus en plus des routes inconnues

Je ne retrouve point celles que j’ai tenues,

Et si quelqu’un des miens ne répond à ma voix

Je fais de vains efforts pour sortir de ce bois :

Mais si j’étais d’humeur un peu plus solitaire

Je trouverais ici de quoi me satisfaire,

Le silence qui règne en cette obscurité

Laisse agir la pensée en toute liberté,

Ces arbres dont le front s’élève dans la nue

De la clarté du jour nous dérobent la vue,

Et font voir en ce lieu si paisible et si coi

Le séjour du repos avec un peu d’effroi,

Où même la nature a parfait son ouvrage,

Ajoutant à ces bois cette grotte sauvage,

Maintenant sa beauté me paraît de plus près,

Et je crois que les Dieux m’y conduiraient exprès,

Prenons-y du repos sans sonder leurs mystères

Qui peut avoir ici formé ces caractères

Ces mots artistement gravés sur le rocher

Impriment un respect qui défend d’approcher.

Peut-être quelque Dieu fait ici sa demeure ;

Mais je ne puis en lisant m’en éclaircir sur l’heure.

Mortel qui que tu sois, adresse ailleurs tes pas,
Et ne t’informe point de ma triste fortune,
Ou du moins n’importune pas
Une âme, à qui la vie est assez importune :

Dieux quel étonnement succède à mon erreur,

Je sens plus de pitié que je n’avais d’horreur,

Et la compassion dont mon âme est atteinte,

Y formant le regret en efface la crainte.

La mort fait ici son séjour,

Les Dieux en ont chassé la vie,

Et celui qui donne le jour

A de mes plus beaux jours la lumière ravie.

Plus mon œil curieux repasse cet écrit,

Et plus ces tristes mots embrouillent mon esprit,

N’en étant point touché j’aurais un cœur de marbre :

Mais je remarque encor l’écorce de cet arbre,

Où cette même main a tracé ses douleurs,

Lisons puisque mon cœur prend part à ses malheurs.

Si le Ciel ne permettait pas
Que ma peine fut immortelle
Toi qu’il fit libre du trépas
Prends-en la mémoire éternelle
Conserve ce beau souvenir
Dont je te viens entretenir,
Et ton écorce pitoyable
Fera voir à ce Dieu qui me prive du jour,
Qu’il ne voit rien çà-bas qui ne soit périssable
Que mon regret et mon amour.

Mais quel nouveau spectacle à mes yeux se présente !

Cet objet de pitié m’afflige et m’épouvante,

Ces gazons assemblés qui forment un cercueil,

M’apprennent le sujet d’un si funeste deuil :

Mais lisons l’Épitaphe, où comme je l’espère,

Ma curiosité se pourra satisfaire.

Un corps erre dans ces déserts
Dont l’âme est ici renfermée,
Si le même œil qui l’a charmée
Ne la charme encore aux enfers.

Plus ignorant encor que jamais je ne fus,

À ces tristes objets je demeure confus.

Dieux qu’en de moindres maux on trouve secourables !

Pouvez-vous si longtemps souffrir des misérables :

Mais à ce premier mot je crois qu’ils m’ont ouï

De quels nouveaux rayons mon œil est ébloui,

Et croirais-je jamais une femme pourvue

De ce divin éclat qui m’offusque la vue.

Ce visage est si beau qu’il n’a rien de mortel,

Et déjà dans mon cœur je lui dresse un Autel,

Je crains la surprenant que mon abord la fâche,

Il est mieux à propos qu’en ce lieu je me cache ;

D’où sans la détourner de ses intentions

Je pourrai remarquer toutes ses actions.

 

 

Scène II

 

ROSIMÈNE, FIDAMANT

 

ROSIMÈNE, seule.

Ne me reproche point chère âme de mon âme,

Qu’un déluge de pleurs a démenti ma flamme,

Et qu’un cœur tout de feu ne t’offre que de l’eau ;

Dont la source éternelle arrose ce tombeau,

Je préviens ton reproche et m’accuse moi-même,

Il est vrai, mon regret doit être plus extrême

Et dans le sentiment de si vives douleurs,

C’est te donner bien peu que te donner des pleurs.

Vous les premiers Auteurs de ma perte funeste,

Versez mes yeux versez tout le sang qui me reste,

Et si même mon sang ne le contente pas,

Donnez encore mon cœur, mais vous ne pouvez pas.

Dès qu’un fer inhumain l’eut privé de lumière ;

Il passa comme toi l’infernale rivière,

Il te suit vagabond au milieu des enfers,

Où même il traîne encor ses agréables fers,

Reçoit le Clarionte et s’il te reste encore

Quelque ressouvenir de celle qui t’adore,

Si tu gardes ton feu comme je fais le mien

Ne le rejette point il est encore tien.

Mais ô Dieux ! mon discours inutile s’envole

Et le vent seulement emporte ma parole.

Depuis que nos esprits sont dépouillés du corps

Par un même destin tous leurs soucis sont morts

Clarionte aux enfers ignore ma pensée,

Il ne sent plus le trait dont mon âme est blessée,

Je fais pour l’émouvoir des efforts superflus,

Et s’il m’aima jadis il ne s’en souvient plus,

Le Ciel qui de nos maux semble tirer sa gloire

De ses plus doux pensers lui ravit la mémoire :

Mais s’il l’en a privé c’est pour le soulager,

Et s’il en souffre moins j’ai tort de m’affliger.

Je témoigne assez le regret qui me touche :

Mais Dieux ! si je pouvais baiser encor ta bouche,

Elle aurait toute morte assez d’appas pour moi,

Ou si j’avais du moins quelque reste de toi

Si j’avais ce trésor que le vent fit répandre,

Oui, s’il m’était permis de pleurer sur ta cendre

Et lui faire en mon cœur un superbe tombeau,

Jamais un malheureux n’eut un destin si beau,

Je les adorerais ces reliques aimables,

Et me consolerais par des biens véritables,

Au lieu que tout le mien consiste désormais

À baiser un cercueil où tu ne fus jamais

Révérer des gazons tous mouillés de mes larmes,

Et graver ton beau nom sur le tronc de ces charmes,

Que même avec le mien j’entrelace parfois

De la même façon que lorsque tu vivais.

C’est ainsi que le sort règle mes destinées,

C’est ainsi que l’amour fait couler mes années,

Et le juste regret qui me suivra toujours

Veut que je passe ainsi le reste de mes jours :

Le Ciel en retranchant la déplorable course

Tarira de mes jours l’inépuisable source,

Soulageant mon esprit qui se sent convaincu

Du crime seulement de t’avoir survécu.

FIDAMANT.

Certes étant témoin d’un sort si déplorable,

Et n’étant point touché d’un regret véritable

Je serais moins sensible et plus dur qu’un rocher :

Mais sortons le devoir m’ordonne d’approcher.

ROSIMÈNE.

Ô Ciel ! dans les malheurs où vous m’avez réduite,

M’ôtez-vous le seul bien qui restait à ma fuite,

Où sera mon salut, si parmi des tombeaux,

Vous m’affligez encor par des objets nouveaux.

FIDAMANT.

Que rien ne vous oblige à craindre ma venue,

Ne me dérobez point une si chère vue,

Et vous reconnaîtrez si ce bien m’est permis

Que ceux que vous fuyez ne sont pas ennemis :

Souffrez donc un moment la présence importune

De celui qui ressent votre triste fortune

Avec tous les regrets qui peuvent affliger,

Et qui ne s’offre à vous que pour vous soulager.

ROSIMÈNE.

Pardonnez au malheur qui fait que je m’absente,

Ce n’est pas votre abord qui donne l’épouvante,

Certes il m’apparaît trop civil et trop doux

Et si je m’éloignais c’est pour l’amour de vous,

C’est pour ne rendre point votre sort déplorable

En souffrant l’entretien d’une âme misérable,

Et pour vous délivrer d’un abord dangereux,

Qui par contagion vous rendrait malheureux.

FIDAMANT.

Plût aux Dieux qu’à ce prix vous fussiez soulagée,

Et que votre douleur sur moi seul déchargée,

Se peut diminuer par la part que j’y prends :

Mais puisque votre perte et vos maux sont grands

Que mon affliction éclatant par ma bouche ;

Ne saurait adoucir le regret qui vous touche,

Du moins permettez-moi de jurer par mes yeux

Que votre propre cœur ne le ressent pas mieux,

Et que pour vous tirer d’une telle disgrâce

Il n’est rien que je n’ose et rien que je ne fasse.

ROSIMÈNE.

Justes Cieux se peut-il qu’en ces barbares lieux

Où l’on fait les forfaits à l’exemple des Dieux

Qu’en cette Île, l’horreur de toutes les Provinces,

Où la religion verse le sang des Princes,

Où les crimes plus noirs se font sur les Autels

La pitié règne encore en quelqu’un des mortels.

Certes un tel accueil qui n’a rien de barbare

Me force d’honorer une bonté si rare

Elle a pris la naissance en des climats plus doux,

Et cette Île est stérile en hommes comme vous :

Où vous démentiriez votre terre natale

Si vous n’en reteniez une âme plus brutale.

FIDAMANT.

Ma naissance n’a rien qui la puisse excuser,

Et rien ne vous oblige à vous désabuser

N’en ayant eu de moi qu’une si faible preuve,

Croyez que rarement quelque vertu s’y trouve,

Et que je suis honteux de paraître à vos yeux,

Pour le moins criminel qui vive dans ces lieux.

Malgré les cruautés que tant d’autres ont faites,

J’ai du sang innocent les mains encore nettes,

Et si je sers les Dieux, c’est par d’autres effets

En leur offrant des vœux et non pas des forfaits,

C’est à vous seulement que je me justifie

Ne vous ayant rendu ce compte de ma vie

Que pour vous prévenir par cette impression,

Et vous faire assurer sur ma discrétion :

Aussi pardonnez-moi si je vous importune

Pour apprendre de vous votre triste fortune,

L’intérêt que je prends excuse mon désir.

ROSIMÈNE.

C’est rafraîchir mes maux d’un nouveau déplaisir.

Hélas quelques efforts que ma constance essaye

Ces renouvellements feront aigrir ma plaie :

Mais puisque j’ai promis à ma juste douleur

De ne m’entretenir qu’en mon propre malheur,

Et que mon déplaisir me contente et m’oblige

J’aurais tort d’éviter un discours qui m’afflige :

Toutefois ce récit m’importe infiniment

Et je veux m’assurer par un sacré serment

Qu’on ne saura jamais mon nom ni ma retraite

Que vous tiendrez toujours ma qualité secrète,

Que vous me laisserez dans cette liberté,

Et n’entreprendrez rien contre ma volonté.

FIDAMANT.

Par le Ciel, dont je tiens la qualité de Prince,

Par les Dieux révérés dedans cette Province,

Et par ce grand flambeau, je jure devant vous

Qu’un secret confié doit mourir entre nous,

Que sachant vos malheurs avec votre naissance

Vous n’aurez pas sur vous une moindre puissance,

Et que jamais mortel n’apprendra par ma voix

Un secret que j’oublie en sortant de ce bois.

ROSIMÈNE.

Quoi que votre serment envers moi vous engage

Votre condition m’assure davantage,

La parole d’un Prince est un si fort lien

Que vous découvrant tout je ne hasarde rien

Mais si pour mon malheur quelque pitié vous touche,

Permettez à mes yeux de seconder ma bouche,

Et ne condamnez point de si justes douleurs,

Si dans ce souvenir je verse quelques pleurs.

Sachez que la Sardaigne est ma terre natale,

Et que sous cet habit ma naissance est Royale :

Mais les Dieux envieux de ma possession

Égalèrent mes maux à ma condition.

Heureuse si naissant d’une race commune

J’eusse été moins sujette aux coups de la fortune.

Le Roi de ce pays, de qui je tiens le jour,

Avec de si grands soins m’éleva dans sa Cour,

Que ce peu de beauté dont le Ciel m’a pourvue

Chez les Princes voisins fut bientôt épandue ?

Aussi sans vanité je dirai que ce bruit

Attira dans sa Cour cent messages sans fruit

Et l’humeur de mon père empêcha d’y prétendre,

Colorant son refus de mon âge trop tendre

Le Fils du Roi de Corse eut les mêmes ardeurs,

Et sans fier sa flamme à des ambassadeurs,

Lui-même se confie à l’humide campagne,

Et guidé d’un bon vent il arrive en Sardaigne,

Je ne vous redis point le recueil qu’on lui fit,

Et comment d’un bon œil ce bon Prince le vit,

L’alliance qui joint l’une et l’autre Couronne,

Faisant de ces deux Rois une seule personne :

Je dirai seulement qu’il parut à mes yeux

Tel ou même plus beau qu’on ne nous peint les Dieux,

Et que dans son abord je rencontrai des charmes

Qui forcèrent mon cœur à lui rendre les armes,

Oui j’aimai Clarionte. Hélas ce nom si beau

Est celui que j’invoque au pied de ce tombeau !

Il est vrai je l’aimai d’une flamme si pure

Qu’une étroite vertu n’y reçut point d’injure,

Et mes feux innocents, légitimes et saints

Reconnurent en lui de semblables desseins

Je voulais de sa flamme une preuve assurée,

Et dès le premier jour je m’en vis adorée

Ou soit que nos humeurs dans leur égalité

Fissent trouver en nous cette conformité :

Ou qu’en me trahissant la puissance divine

Fit naître mon amour pour ma seule ruine :

Enfin d’un même mal nos cœurs furent touchés

Et sans tenir nos feux trop longtemps cachés,

Dès qu’il m’ouvrit son âme, il vit aussi la mienne

Et que ma passion répondait à la sienne :

Mais sans vous amuser d’inutiles discours

Et du fâcheux récit de nos longues amours

Je dois venir bientôt au point de ma misère,

M’ayant dit son dessein il s’adresse à mon père,

Se jette à ses genoux, et ce Prince accorda

À son affection tout ce qu’il demanda

Devant toute la Cour je lui fus accordée,

Ayant de notre Hymen la pompe retardée,

Clarionte voulut que ce fût dans sa Cour,

Et différa son bien jusques à son retour.

FIDAMANT.

Ces maximes d’État sont peu considérables

Et celles de l’amour leur étaient préférables.

ROSIMÈNE.

Mon père me mettant en de si chères mains

Expose mon salut sur les flots inhumains

Avec un florissant et superbe équipage

Digne de sa grandeur comme de son courage,

Et nous ayant conduits jusques dessus le bord,

Mettant la voile au vent nous démarrons du port

Et le vaisseau qui fend le dos uni de l’onde,

Emporte dans ses flancs les plus contents du monde :

Le Ciel nous paraissait si serein, et si beau

Tant de nids d’Alcyon se promenaient sur l’eau,

Et la mer en tous lieux était si bien unie,

Que la tristesse à part et la crainte bannie,

Nous accordions nos voix au chant des matelots

Tandis qu’un doux zéphyr nous guide sur les flots.

Nous voguâmes trois jours avec cette bonace :

Mais le Ciel à la fin reprend une autre face,

Et par quelques éclairs il imprime d’abord

Dans le cœur des Nochers la crainte de la mort,

Ces éclairs sont suivis de l’éclat du tonnerre

Et presque en un moment l’orage se desserre.

On voit crever la nue, et nos pauvres vaisseaux

Semblent ensevelis et soutenus des eaux

La clarté du Soleil est soudain obscurcie,

D’une nouvelle mer la mer semble grossie,

Devient plus orgueilleuse, et fait tous ses efforts

Dans ce nouveau secours pour sortir de ses bords :

Enfin malgré les feux, et l’orage qui crève

Par le secours des vents la vague se soulève,

Et touchant les frimas de son humide front

Fait de flots ramassés un effroyable mont,

Qui choquant orgueilleux les plus hautes Étoiles

Enrichissent leurs flancs du débris de cent voiles ;

Puis fondant tout à coup, leur abîme entrouvert

Fait voir avec horreur le sable découvert.

Nos vaisseaux longuement promenés sur les ondes

Visitèrent enfin leurs entrailles profondes,

Ils réclament en vain l’assistance des Dieux

Et presque tous les miens périrent à mes yeux.

Hélas quand ma mémoire après ce grand orage

Me représente encor cette effroyable image

Je tâche vainement de retenir mes pleurs,

Et la perte des miens aggrave mes douleurs,

Le pauvre Clarionte est collé sur ma bouche,

Et pour moi seulement quelque regret le touche

Il s’accuse soi-même et se dit criminel,

Dieux rendez disait-il mon supplice éternel,

Et que votre pouvoir témoigne à Rosimène

Que sa perte aux enfers redoublera ma peine,

Et que je plaindrais peu la rigueur de mon sort

Si je ne mourais point coupable de sa mort :

Il parlait quand le vent redouble sa furie,

Renverse notre mât, le Pilote s’écrie,

Lève les mains au Ciel, et quittant son travail

Il perd avec l’espoir le soin du gouvernail,

Après lui les Forçats abandonnent les rames,

La mort règne déjà parmi ces faibles âmes,

Et fait un tel effort que dans leur pâle teint

On connaît le trépas sur leur visage peint.

FIDAMANT.

Le Ciel n’exempta point d’un naufrage funeste

Le pauvre Clarionte.

ROSIMÈNE.

Écoutez ce qui reste

Le Soleil disparaît, et le jour qui s’enfuit

Fait place avec regret aux ombres de la nuit

Notre frayeur accrut au milieu des ténèbres

Qui nous épouvantaient de mille objets funèbres,

Et tout espoir perdu nous remettons au sort

La disposition d’une infaillible mort.

Les vents soufflent toujours, et redoublent l’orage,

Notre vaisseau sans mât, sans voile, sans cordage,

Et privé du secours de tous ses Matelots

Tient la route incertaine à la merci des flots :

Et ne reconnaît plus que le vent qui l’emporte

Presque toute la nuit se passa de la sorte :

Mais sans l’avoir prévu dans cette obscurité

Sur un bord inconnu le vaisseau fut jeté :

Nous sentons sous nos pieds la navire arrêtée,

Qui de l’onde et du vent n’était plus agitée,

Et la nuit est si sombre et l’orage si fort,

Qu’ils ne permettent pas de découvrir le bord :

Mais enfin le Soleil nous montrant son visage,

Nous laisse avec plaisir regarder le rivage,

Nous prenons espérance et quittons le vaisseau,

Qui de tous les côtés se fend et reçoit l’eau,

Sous ombre de secours la terre plus cruelle

Nous reçut seulement pour nous être infidèle,

Et les Dieux envieux de nos contentements

S’armèrent contre nous de ces deux Éléments,

Lorsque nous reposons, le Pilote s’écarte,

Visite sa boussole et consulte sa carte,

Pour savoir quel pays nous pouvait soutenir :

Mais Dieux avec quel front je le vis revenir !

Seigneur s’écria-t-il au pauvre Clarionte,

Si vous n’avez du Ciel une assistance prompte,

Une éternelle nuit doit clore ici vos yeux :

Fuyez Seigneur, fuyez ces détestables lieux.

L’infidèle Majorque est la terre où nous sommes,

Terre ingrate, et fatale à tous les plus beaux hommes,

Tous ceux à qui le Ciel donne de la beauté

Apaisent par leur sang le Soleil irrité.

Une fois tous les ans ce sanglant sacrifice

Se fait dans ce Royaume avec tant d’injustice,

Que l’Île ayant perdu ce qu’elle avait de beau,

Tous les beaux étrangers y trouvent leur tombeau,

Sans pouvoir ébranler ces âmes insensibles :

Vous de qui le visage a des charmes nuisibles :

Trouvez quelque moyen pour échapper d’ici,

Sauvez-vous s’il se peut, il lui parlait ainsi,

Lorsque fondant sur nous de la forêt prochaine

Un puissant escadron couvre toute la plaine.

Clarionte assuré qu’il leur vendra sa mort,

Attend sans s’ébranler ce dangereux abord,

Et sa main fait sentir au premier qui s’avance ;

La peine de son crime et de son insolence,

Celui qui le suivit n’eut pas un sort plus doux,

La mort inévitable accompagne ses coups,

Qui font les plus hardis trébucher sur le sable,

Et le sang l’eut bientôt rendu méconnaissable :

Mais quand il eut été le démon des combats

Pouvait-il résister à plus de mille bras,

Tous à l’entour de lui forment une couronne,

Et l’escadron entier le presse et l’environne,

Là, quoiqu’il leur parut un Lion furieux,

Que le sang ennemi coulât en mille lieux,

Et que les plus vaillants craignissent ses atteintes,

Le cœur ne manqua point, mais ses forces éteintes

Le firent trébucher à leurs pieds abattu,

Et le nombre à la fin surmonte la vertu.

FIDAMANT.

Horreur de mon pays, où ma naissance infâme :

Mais je vous interromps, il mourut donc Madame.

ROSIMÈNE.

Ainsi que le succès nous l’a bien témoigné,

Je crois qu’en ce combat ils l’avaient épargné,

On l’enlève à mes yeux couvert de mille chaînes,

Quelle bouche pourrait vous redire mes peines :

Certes il n’en est point qui les puisse exprimer,

Et vous les connaissez si vous savez aimer.

Les plus dures douleurs dont un cœur est capable

Au regret que j’en eus n’ont rien de comparable :

Toutefois je voulus songer à mon honneur,

Et j’eus dans ce dessein un merveilleux bonheur,

Sans s’adresser à moi mes filles les premières

Dans leurs barbares mains demeurent prisonnières,

Tous songent au butin, et tous le tiennent cher,

Tandis que je me sauve à côté d’un rocher,

Par un sentier tracé dans un bois effroyable,

La peur donne à mes pieds une force incroyable.

Je tins fort longuement des chemins inconnus,

Que peut-être mortel n’avait jamais tenus :

Mais enfin malgré moi sanglante et déchirée,

Je revois la clarté qu’un autre eût désirée,

Et que je haïssais avec tant de raison,

Étant hors de ce bois je vis une maison,

Je voulus l’éviter : mais si faible et si lasse

Les forces me manquant je tombai sur la place,

Un vieillard s’approchant avec compassion,

Jugea par mes habits de ma condition,

Et m’offrant son secours avec sa maisonnette

Me força doucement d’y prendre ma retraite :

Ses persuasions m’y firent consentir,

Et les maux que la mer m’avait fait ressentir,

Et ce dernier travail m’avaient tant affaiblie,

Que bien que dans le deuil je fusse ensevelie.

Je fus trois jours au lit ne le pouvant quitter :

Mais enfin mon amour me vient solliciter,

Et blâmant mon repos me reproche ma faute,

J’en sors un peu plus forte, et conjure mon hôte

Par les droits les plus sacrés de l’hospitalité,

De conduire mes pas jusques dans la cité.

Je veux bien me dit-il vous rendre ce service,

Nous y serons à temps pour voir le sacrifice :

Du moins si vous aimez ces spectacles sanglants

Ce discours redoubla mes transports violents ;

Je voulus toutefois dissimuler ma rage,

Et pour n’être suspecte avec cet équipage,

Je dépouillai ce corps de tous ses ornements,

Et donnai pour ceux-ci mes plus beaux vêtements,

Il me mène à la ville, et de là droit au temple :

Toutefois son dedans n’étant pas assez ample

Pour pouvoir contenir le peuple curieux,

Je demeure au dehors et n’entre que des yeux

Qui collés sur l’autel attendent avec crainte,

Par le glaive fatal une fatale atteinte :

Mais je vous retiens trop je vis d’un coup mortel,

Oui je vis mon amant trébuché sur l’autel,

Et mis sur un bûcher pour le réduire en cendre ;

Pardonnez à ces pleurs que vous voyez répandre,

Et jugeant ce qui suit après un tel discours,

Ne m’importunez point d’en poursuivre le cours ;

Puisque ce souvenir si vivement me touche,

Qu’il me perce le cœur et me ferme la bouche.

Il suffit que l’aimant plus fort qu’auparavant,

Je lui fis dans mon âme un sépulcre vivant.

J’ai choisi ma retraite en cette grotte sombre

Et fait ce vain tombeau pour contenter son ombre

Où depuis que je pleure un an s’est écoulé,

Sans que ce triste cœur puisse être consolé,

Et je l’arracherais de ces mains inhumaines,

S’il pouvait un moment relâcher de ses peines.

Ce bon vieillard demeure assez proche d’ici,

Et de ma nourriture ayant pris le souci,

Se rend en mon endroit tellement charitable

Que son seul entretien me semble supportable :

Voilà dans peu de mots le sujet de mes pleurs.

Maintenant par mes maux jugez de mes douleurs.

FIDAMANT.

Comme j’en puis juger par ce récit funeste,

Votre ressentiment est assez manifeste,

On ne peut s’affliger avec plus de raison,

Et puisque mes discours seraient hors de saison,

Je ne console point votre douleur extrême,

Puisque je ne saurais me consoler moi-même ;

Oui je veux que jamais le sort ne me soit plus doux,

S’il n’est vrai que vos maux me touchent comme vous,

Et si je ne voudrais racheter votre joie

Par tous les plus grands biens que le destin m’envoie :

Mais puis que notre sort en dispose autrement

Trouvez bon que sans feinte et sans déguisement

Je m’offre pour vous rendre un fidèle service,

Souffrez que mon devoir vous rende un bon office

Et croyez que dussé-je embrasser le trépas

Si c’est pour vous servir je ne le fuirai pas.

Non ne m’imputez point les crimes de mon père,

Puisqu’en moi son humeur n’est pas héréditaire,

Je suis né de ce Roi de qui les cruautés

Me font autant d’horreur que vous les détestez,

Quoique je sois son fils j’abhorre tant de crimes,

Et je suis innocent du sang de ses victimes,

Ne me haïssez point à son occasion,

Et sans vous méfier de ma discrétion ;

De grâce permettez que je vous accompagne

Pour prendre dès demain la route de Sardaigne,

Tous les plus grands périls me sont indifférents,

Si je vous puis remettre auprès de vos parents,

Que si le mal passé rend votre âme timide,

Et vous fait redouter cet élément perfide,

Que je serais heureux si d’un peu de séjour

Vous vouliez ma Princesse honorer notre Cour,

Vous y seriez reçue avec une puissance

Digne de vos vertus et de votre naissance.

ROSIMÈNE.

Quoique je semble ingrate à ces bons mouvements

Souvenez-vous Seigneur de ces premiers serments,

Auxquels votre parole est si fort engagée,

Et si ma volonté ne peut être changée,

Si mes plus doux plaisirs sont parmi les tombeaux,

Et si j’ai de l’horreur pour les objets plus beaux,

Me voulant retirer d’un éternel supplice

Croyez qu’on me rendrait un très mauvais office.

J’abhorre cette Cour, mon pays, mes parents,

Et tous les autres lieux me sont indifférents,

Je n’y reverrais point mon pauvre Clarionte,

À ce mot ma douleur s’augmente et me surmonte.

Hélas ! je n’en puis plus en cette extrémité,

Pardonnez à mon deuil mon incivilité,

Souffrez que je vous quitte.

FIDAMANT.

Adieu belle Princesse ?

Ah que ce prompt départ me comble de tristesse !

Que je plains son absence, et que cette beauté

A des charmes puissants contre ma liberté,

Et bien il se faut rendre. Adieu forêt aimable,

Garde bien un trésor d’un prix inestimable.

J’entends quelqu’un des miens, courons à cette voix

Et tâchons s’il se peut de sortir de ce bois.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

CLARIONTE, MÉLIE

 

CLARIONTE.

Que j’attire des Dieux la colère équitable,

Et que leur main punisse une tête coupable,

Si je saurais répondre à votre passion

Avec plus de respect et plus d’affection.

Oui (Madame) croyez que pour l’ingratitude

Je ne connus jamais de supplice assez rude,

Et que je me croirais digne de mille morts,

Si j’en étais atteint par un simple remords.

Je sais bien à quel point je vous suis redevable,

Et ce ressouvenir me rend plus misérable ;

Puisqu’il ne permet pas que je vive innocent,

Et qu’à tant de bienfaits je suis méconnaissant :

Mais (Madame) excusez.

MÉLIE.

Que faut-il que j’excuse,

Ou que dois-je espérer d’un ingrat qui m’abuse,

Dois-je attendre de vous quelque nouveau serment,

Non, non, je ne suis pas dans cet aveuglement,

Et je reconnais trop que pour me rendre aimable

Ou pour me faire aimer je me rends méprisable :

Vous rejetez un bien trop librement offert

Et ma facilité vous offense, et me perd ;

Quoique ce souvenir toucherait une roche,

Je dois plutôt mourir que d’user d’un reproche,

Et que de vous remettre encor devant les yeux,

Par qui vous jouissez de la clarté des Cieux,

Que je vous ai sauvé d’un sanglant sacrifice,

La mémoire se perd de si peu de service,

Et je ne m’acquittai que d’un simple devoir,

Quand pour votre salut j’employai mon pouvoir

Un si léger bienfait n’est point considérable,

Et je veux que le Ciel me rende misérable

Et redouble les maux dont il me veut punir ;

Si je crois mériter par un tel souvenir :

Mais cette passion qui vous est si connue,

Cette âme qui paraît à vos yeux toute nue,

Ce cœur si plein de zèle et de fidélité,

Et que tant de mépris n’ont jamais rebuté,

Vous accusent bien mieux de votre ingratitude,

Je ne me prévaux point de votre servitude.

Que vous êtes captif et moi fille de Roi ;

Puisque votre vertu vous rend égal à moi,

Je ne méprise pas un sort comme le vôtre,

Le Ciel d’un coup pareil peut renverser le nôtre :

Mais je blâme ce cœur qui depuis si longtemps

Méprise tant de flamme et des vœux si constants.

CLARIONTE.

Je le blâme avec vous, et confesse moi-même

Que son ingratitude envers vous est extrême,

Il est lâche, et cruel, il est méconnaissant,

Mais après tout (Madame) il me semble innocent.

Vos mérites sont tels, et vos faveurs si rares

Que vous auriez touché les cœurs les plus barbares :

Mais s’il vous est permis, jugez sans passion

De la sincérité de mon intention,

Et ne rejetez plus l’excuse légitime

Dont mon affection veut effacer mon crime :

J’aime vous le savez, et quoiqu’en mon amour

Dans l’état où je suis je ne vois point de jour,

Mon âme de ses feux est tellement éprise,

Qu’elle ne saurait plus recouvrer sa franchise

Et sa première ardeur la doit suivre au tombeau,

Outre que je brûlai pour un objet si beau,

Que vous seule en mérite égalez ce miracle,

L’amour qu’elle eut pour moi m’est un trop grand obstacle,

Et je suis si certain de sa fidélité,

Que je mourrais plutôt que d’en avoir douté,

Ne condamnez donc plus l’amour que je lui porte.

MÉLIE.

Mais enfin vous aimez une personne morte,

Et vous nous opposez des devoirs superflus,

Et de vaines raisons, puisqu’elle ne vit plus.

CLARIONTE.

Je l’ignore (Madame) et ma perte funeste

N’étouffe pas encor quelque espoir qui me reste.

Le jour que mon malheur me mena dans ces lieux,

Cet objet de mon cœur disparut à mes yeux,

Et je suis incertain si le sort qui me brave,

A terminé ses jours ou l’a rendue esclave :

Mais comme mon malheur arrive au dernier point

Je juge aussi du sien, et je n’en doute point,

Que si j’aimais encor dans cette incertitude

Vous me pourriez blâmer de trop d’ingratitude,

Et je conjure aussi cette extrême bonté,

D’oublier s’il se peut mon incivilité,

Que ce beau jugement considère en soi-même,

Que la seule mémoire ordonne que je l’aime,

Que même quand mes yeux la verraient au tombeau,

Mon cœur ne peut brûler après un feu si beau.

Hélas outre ce bien dont la grandeur m’afflige,

Je sais trop à quel point votre amitié m’oblige,

Aussi dans mon malheur ce souvenir m’est doux,

Et si j’étais à moi je serais tout à vous,

Oui (Madame) c’est peu de dire je vous aime,

Que mon ressentiment envers vous est extrême,

Et que depuis le jour que je vis vos beaux yeux,

J’ai pour vous le respect que nous devons aux Dieux :

Mais puisque maintenant mon état déplorable

M’empêche de vous rendre un service agréable,

Je vous veux protester pour la dernière fois

Qu’il me souvient assez de ce que je vous dois,

Et que pour m’acquitter de tant de bons offices

Je voudrais par ma mort signaler mes services :

Oui (Madame) croyez que je serais heureux,

Si je souffrais pour vous un sort plus rigoureux,

Et que je la croyais heureusement ravie,

Si pour vous obéir j’avais donné ma vie :

Mais outre les raisons que j’ai dites ici,

Si je sais mon destin vous le savez aussi,

Que de tous mes malheurs le trépas me délivre,

Et qu’enfin Doriman n’a que deux jours à vivre,

En vain votre pitié me l’avait différé,

Pour la seconde fois le terme est expiré,

Et je puis seulement en garder la mémoire,

Et descendre aux enfers comblé de cette gloire,

Ôtez-moi ces faveurs à la fin de mes jours.

MÉLIE.

Plût aux Dieux que ma vie en prolongeât le cours,

Et que vous pussiez voir dans ce cœur plein de flamme

Que je leur rends le corps vous ayant donné l’âme.

Oui je vous aime ingrat et je saurai mourir,

Si mon affection ne vous peut secourir ;

Quoique vous me payez d’une légère excuse,

Et que depuis un an votre rigueur m’abuse,

Croyez cher Doriman qu’en cette extrémité

Je vous veux assurer de ma fidélité,

Si mon pouvoir est vain je perdrai la lumière,

Et pour fuir votre mort je mourrai la première :

Mais je vous importune ; Adieu souvenez-vous

Que je me veux priver d’un entretien si doux,

Pour songez au moyen de vous sauver la vie.

 

 

Scène II

 

CLARIONTE

 

De grâce consentez qu’elle me soit ravie,

Et ne retardez point le service des Dieux :

Mais un si prompt départ la dérobe à mes yeux ;

Elle s’en va si triste et si peu consolée.

Qu’une âme de rocher en serait ébranlée,

Aussi Dieux immortels je vous prends à témoins

Que son propre malheur ne m’afflige pas moins,

Et que si je pouvais disposer de mon âme 

J’allumerais pour elle une seconde flamme :

Mais hélas en l’état où je me vois réduit,

Ces résolutions seraient de peu de fruit.

 

 

Scène III

 

FIDAMANT, CLARIONTE

 

FIDAMANT, caché.

Je puis par son discours m’éclaircir de ce doute

Et puisqu’il se croit seul, il faut que je l’écoute.

CLARIONTE.

Oui Maîtres de mon sort vous l’avez résolu :

Mais puisqu’il faut céder au pouvoir absolu,

Et que ce faible corps sera votre victime,

Je vous le veux offrir sans murmure et sans crime,

Et toi pour qui le Ciel m’a déjà destiné

Par ce sang qui bientôt te doit être donné,

Flambeau de l’Univers, Père de la lumière,

Ne me refuse pas cette grâce dernière,

Mon malheur peut toucher une Divinité,

Et puisque tes rayons chassent l’obscurité,

Que portant tes clartés mêmes au sein de l’onde,

Tu visites les lieux les plus cachés du monde,

Si quelque pitié règne avec tant de rigueur,

Découvre-moi l’endroit qui me cache mon cœur,

Et quel heureux climat retient ma Rosimène :

Mais je te veux fléchir d’une requête vaine,

Et si tu l’avais vue, elle a de tels appas,

Que la divinité ne s’en exempte pas

Son cœur quoique divin peut bien souffrir pour elle,

Autant que pour Daphné moins aimable, et moins belle

Je t’en supplie aussi pour la dernière fois.

FIDAMANT.

Ha ! je n’en sais que trop, écoutons toutefois.

CLARIONTE.

Mais Dieux que ma douleur m’aveugle et me transporte,

Pourquoi vous invoquer si Rosimène est morte ?

Non, elle ne vit plus, je n’en dois plus douter,

Et mon œil dans les flots la vit précipiter,

Ou du moins y courir d’une vitesse prompte ;

Ne voulant point survivre à son cher Clarionte.

Hélas ! je fus témoin de ta fidélité,

Et je puis après toi conserver la clarté,

Et pour faire éclater une amitié si forte,

Clarionte est vivant, et Rosimène est morte.

Ô honte de mes jours ! Amant lâche, et sans cœur :

Des regrets seulement témoignent ta douleur,

Et ta belle Princesse aux enfers descendue

Te laisse encor au monde après l’avoir perdue :

Toutefois pour la voir le chemin t’est ouvert

Dieux !

FIDAMANT.

Ne vous cachez plus vous êtres découvert.

CLARIONTE.

Pardonnez au regret dont mon âme est atteinte.

FIDAMANT.

Je lui dois pardonner plutôt qu’à votre feinte,

Et je ne saurais croire après ce que je vois

Que mon cher Doriman se soit caché de moi,

Et qu’un feint Doriman soit un vrai Clarionte.

CLARIONTE.

Ô Dieux !

FIDAMANT.

Vous rougissez, oui rougissez de honte

De m’avoir déguisé votre condition.

CLARIONTE.

Ah ! ne soupçonnez rien de mon affection

Ainsi que mon respect elle fut toujours forte.

FIDAMANT.

Pourquoi si vous m’aimiez feignez-vous de la sorte.

CLARIONTE.

Outre que mon malheur vous pouvait affliger

Assez d’autres raisons m’y devaient obliger :

Mais puisque mes propos vous ont fait reconnaître

Tout ce que mon silence empêchait de paraître,

Je ne veux plus cacher à mon plus cher ami

Ce que par mes discours il n’apprend qu’à demi,

Puisque dans mon malheur mon courage est plus ferme,

Ne trouvez point mauvais si j’use de ce terme,

Et si vous assurant de ma condition,

Je me crois digne encor de votre affection :

Oui contre mon dessein votre amitié me force

De m’avouer ici le fils du Roi de Corse !

FIDAMANT.

Le fils du Roi de Corse.

CLARIONTE.

Oui brave Fidamant.

FIDAMANT.

Grand Prince pardonnez à mon aveuglement,

Si vos rares vertus, et votre bonne mine

Ne m’ont pas découvert cette illustre origine,

Outre ce port Royal, grave, et majestueux

Vous deviez être Prince étant si vertueux :

Mais pardonnerez-vous à ma méconnaissance,

Qui m’a fait tant faillir contre votre naissance.

CLARIONTE.

Si je puis mériter quelque chose de vous

Prince que ce secret se perde parmi nous

Pour ne me point trahir il vous le faudra taire.

FIDAMANT.

Mais quelle est la raison qui m’oblige à le faire,

Et que ne souffrez-vous que faisant mon devoir

Je dispose mon père à vous mieux recevoir.

Ah ! Ne m’imposez point une loi si cruelle.

CLARIONTE.

Si vous persévérez vous êtes infidèle.

Suffit que je le veux avec trop de raison,

Et que vous l’apprendrez en une autre saison

Non tous ces compliments ne sont plus nécessaires,

Rendez-moi seulement des devoirs ordinaires,

Et si vous désirez que mon trépas soit doux

Faites que seulement je sois connu de vous.

FIDAMANT.

Mais pour retirer d’une mort si prochaine,

Dois-je considérer une défense vaine,

Et si vous découvrant je vous pouvais sauver.

CLARIONTE.

Si par ce seul moyen on me peur conserver,

Croyez que je l’abhorre, et déteste une vie

Que de peine, et d’horreur sera toujours suivie,

Et de grâce employez vos soins officieux

Pour quelqu’un qui s’en serve, ou les reçoive mieux

Obligez désormais des âmes plus capables

De reconnaître un jour ces devoirs charitables,

Retranchez ces bontés, et soyez assuré

Qu’on se travaille en vain pour un désespéré.

FIDAMANT.

C’est me solliciter d’une injuste prière,

De vos deux volontés je suivrai la première.

Je vous obéirai c’est un point résolu,

Mais vous vous souviendrez que vous l’avez voulu,

Et que vous me forcez contre ma conscience,

De cacher votre nom avec votre naissance,

Adieu, souvenez-vous que c’est me faire tort,

Je m’en vais si je puis détourner votre mort,

Et si pour cette fois je ne suis point capable

De fléchir la rigueur d’un père impitoyable,

Croyez que le trépas me sera toujours doux

Si ne pouvant plus rien je me perds avec vous.

 

 

Scène IV

 

CLARIONTE, seul

 

Homicides devoirs, charité criminelle,

Qui pour entretenir une peine éternelle,

Employez tous les jours des efforts superflus,

À quoi cette pitié que je ne ressens plus ;

Puisque mon désespoir la rendra toujours vaine

Pour me rendre le jour rendez-moi Rosimène,

Sans elle vous ferez d’inutiles efforts :

Sachez qu’en la perdant tous mes désirs sont morts ;

Sans elle vainement. Mais Dieux une importune

Vient encore aggraver ma mauvaise fortune,

Ne craignons point de faire une incivilité.

 

 

Scène V

 

CALLIANTE, CLARIONTE

 

CALLIANTE.

Où courez-vous ainsi d’un pas précipité,

Toujours à mon abord quelque affaire vous presse,

Quoi vous fuyez ingrat les yeux d’une Princesse

Et quoiqu’elle ait pour vous de si vives ardeurs,

Vous conservez toujours vos premières froideurs.

CLARIONTE.

En vous reconnaissant je me connais moi-même,

Et je vibrai toujours dans un respect extrême,

Je n’oublierai jamais l’honneur que je vous dois.

CALLIANTE.

Ce discours était bon pour la première fois,

Et j’ai cru d’autrefois ces termes pardonnables,

Lorsque je les prenais pour respects véritables :

Mais enfin Doriman c’est trop dissimuler,

Vos mépris évidents ne se peuvent celer.

Et quelque vanité qui vous trompe et vous flatte,

Vous devez confesser que votre âme est ingrate,

Que vous recevez mal ma bonne volonté,

Et que c’est un prétexte à votre cruauté

Ces mots respectueux, ces paroles civiles

Font sur ma passion des efforts inutiles :

Ces termes durent trop s’ils durent plus d’un jour,

Et mon amour ne peut se payer que d’amour.

CLARIONTE.

Ah (Madame) étouffez cette flamme importune

Je n’ai pas mérité cette bonne fortune,

Et quand j’aurais un cœur libre de passion

Qui se peut élever à cette ambition

Que j’aurais sur mon âme une entière puissance,

Que profiteriez-vous de ma reconnaissance,

Je serais vôtre un jour et le sanglant trépas

Viendrait le lendemain m’arracher de vos bras.

CALLIANTE.

Si vous vouliez porter votre esprit à me plaire

Je gagnerais beaucoup sur celui de mon frère,

Ce bon Roi n’agit plus que par ma volonté,

Peut-être je vous puis rendre la liberté

Et vous mettre si haut, que dans votre fortune,

Vous ne bénirez plus qu’une flamme commune,

Vous vous méconnaîtrez dans des bonheurs si grands

Doncques tous mes discours vous sont indifférents,

Vous refusez cruel ce que je vous présente,

Et vous vous procurez votre perte apparente.

Ma nièce vous plaît mieux, Mélie a tant d’appas

Que toute autre beauté ne vous toucherait pas,

Elle vous a gagné cette jeune affétée.

CLARIONTE.

Ô Dieux ! que ce discours vient d’une âme effrontée

Je m’en veux délivrer pour la dernière fois,

J’ai d’autres sentiments pour les filles des Rois.

Je connais la Princesse, et je sais que son âme

Ne brûlera jamais d’une honteuse flamme,

Sa vertu se mesure à sa condition

Et fait plus par pitié que par affection :

Et certes je m’étonne en l’état pitoyable

Où mon malheur me rend à moi-même effroyable

Que vous puissiez aimer un homme condamné

Un esclave, un captif aux autels destiné,

Et dont l’ingratitude est d’autant plus blâmable

Qu’il ne voit rien en vous qui lui paraisse aimable.

CALLIANTE.

Je trouve mon censeur équitable en ce point

Qu’il condamne une amour qu’il ne mérite point,

Il blâme justement mon âme de bassesse

Reprochant à mon cœur son extrême faiblesse,

Il est vrai je fais tort à ma condition

D’élever un captif à cette ambition,

Et le rendre insolent seulement à ma honte :

Mais le juste dépit qui mon amour surmonte

Ajoutera bientôt à mon prompt repentir

Le désir de te perdre et de me ressentir.

Oui traître mon amour lâchement méprisée

Prendra de tes mépris une vengeance aisée,

Et tu reconnaîtras.

CLARIONTE.

Je plaindrai peu le jour

Si je suis aux enfers libre de votre amour.

 

 

Scène VI

 

CALLIANTE, seule

 

Va-t’en loin de mes yeux monstre d’ingratitude

Embrasser un trépas qui n’est pas assez rude,

Va laver un autel de ton infâme sang,

Et ne méprise plus les filles de mon rang

Indigne des faveurs d’une telle Princesse

Va parmi tes pareils témoigner ta bassesse,

Et n’élève jamais ton esprit assez haut

Pour me faire rougir de mon plus grand défaut.

Ah pauvre Calliante esclave d’un esclave

Souffres-tu que ce traître impunément te brave,

Qu’il condamne déjà tes transports violents

Et publie à tes yeux ses mépris insolents,

Non il faut à ce coup que ta vengeance éclate

Que ton ressentiment perde cette âme ingrate,

Et que te dépouillant de ces restes d’amour

Tu te moques de lui lorsqu’il perdra le jour,

Le Ciel juste vengeur prend en main ta querelle,

Il vomira bientôt son âme criminelle,

Et ton esprit content le verra trébucher

Sans jeter un soupir sur le sacré bûcher :

Lâches ressouvenirs de ma flamme passée

Vous troublez vainement ma coupable pensée

Vous faites sur mon cœur des efforts superflus,

Et s’il vous a reçue, il ne vous reçoit plus.

Pour m’émouvoir encor votre poursuite est vaine :

Enfin ma passion cède tout à la haine,

Et si j’aimai ce traître avec ses faux appas

Je ne respire plus que pour voir son trépas.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

ROSIMÈNE, ARISTON

 

ROSIMÈNE.

Ma curiosité sera plus pardonnable,

Puisque c’est le sujet qui me rend misérable,

Et que depuis le temps que je demeure ici

Encore mon esprit n’en est pas éclairci.

ARISTON.

Puisque vous désirez en apprendre l’histoire,

Je vais des maux passés affliger ma mémoire,

Et vous faire savoir pourquoi les immortels

Rendent de sang humain horribles nos autels

Avant que ce malheur affligeât la province

Dans cette Île jadis régnait un très bon Prince,

Dont les rares vertus le faisaient en ce lieu

Honorer et servir comme on eut fait un Dieu,

Le Ciel en fut jaloux, et borna sa famille

En l’avril de ses ans d’un fils et d’une fille :

Mais il fit voir aussi sa libéralité

À douer des enfants d’une rare beauté

Leurs charmes plus qu’humains s’accrurent avec l’âge

Et l’on était contraint d’adorer leur visage,

Qui comme deux Soleils brillants dans cette Cour

Firent voir mille cœurs tous embrasés d’amour :

Mais las ! Cette beauté qui n’avait point d’égale

Dans leur âge plus beau leur fut bientôt fatale :

Car enfin leur orgueil parvint à tel excès,

Que sans appréhender un funeste succès

On leur vit mépriser par un discours profane

La beauté d’Apollon et celle de Diane,

Ils disent que ces Dieux ont de communs attraits :

Mais que leurs yeux plus beaux lancent bien d’autres traits,

Ils vont bien plus avant, et dans leur insolence :

Ils contraignent le peuple avec violence

De rendre à leur beauté des honneurs immortels

Et leur père aveuglé consent à leurs autels,

L’amour de ses enfants sur la fin de son âge

Trouble l’esprit d’un père auparavant si sage

Et les sujets enfin courent avec plaisir

À l’exécution d’un injuste désir :

Mais bientôt le mépris de la grandeur divine

Des Princes et du peuple attira la ruine

Et le frère et la sœur jaloux de leur honneur

Dépouillèrent ce lieu de son premier bonheur

Ils mirent dans cette Île un monstre épouvantable

Dont l’abord dangereux et la rage indomptable,

Comblèrent ce pays de misère et d’horreur.

On tâchait vainement d’éviter sa fureur

Et courant tous les jours jusques dedans les villes

Il rendit en deux mois ces campagnes stériles.

On se voulut armer contre cet animal :

Mais par leurs vains efforts ils accrurent leur mal

Et pas un n’aborda cette bête inhumaine

Qu’on ne le vit courir à sa perte certaine

Ce mal ne fut pas seul, car qui s’évertuait

D’échapper de ses dents la peste le tuait,

L’air fut empoisonné, mais d’une telle sorte

Que l’Île en peu de temps fut presque toute morte

Enfin désespérés, et les larmes aux yeux

Tous courent implorer la clémence des Dieux

Et le peuple à genoux confessant ce miracle

Le Prêtre du Soleil lui rendit cet Oracle.

ORACLE.

Vous serez délivrés de ces maux violents
Par le sang des deux insolents
Dont l’orgueil criminel arma notre justice,
Et puisque leur beauté leur donne des autels
Je veux que tous les ans d’un des plus beaux mortels
Vous me fassiez un sacrifice.

Le Roi pour ses enfants soupire vainement,

Et le peuple animé de ce commandement,

Et les ayant conduits au lieu de leur supplice

Apaise le Soleil avec ce sacrifice

Ce fut là le loyer de leur témérité,

Depuis pour obéir à la divinité,

Ils ont continué les malheurs où nous sommes

Immolant tous les ans le plus beau de nos hommes :

Mais ayant de beauté dépeuplé tout ce lieu

Pour la seconde fois on a recours au Dieu

Et se plaignant à lui d’une peine si dure :

L’Oracle nous rendit une réponse obscure,

Quoique notre intérêt nous la fit retenir

Je tâche vainement de m’en ressouvenir

Lorsque pour expier vos crimes

On verra trois belles victimes
Disputer un honneur dont la mort est le prix,
Vous serez soulagés de vos peines souffertes,
Et vous réparerez vos pertes
En ce point seulement votre sort est compris :

Depuis pour conserver le reste de cette Île

Tous ceux qui dans ce port recherchent leur asile,

S’ils ont de la beauté se trouvent condamnés,

Et leur seule beauté les rend infortunés.

Nos Rois prenant le soin de ces sanglants offices

Assistent tous les ans à ces beaux sacrifices,

Et se croiraient déchus de leur autorité,

S’ils avaient relâché de leur sévérité.

Nous vivons aujourd’hui sous un Prince si rude :

Mais qui vous vient troubler dans votre solitude.

Ah ! (Madame) sortez de cet étonnement

Ici je connais le brave Fidamant,

Ce Prince est vertueux vous n’avez rien à craindre.

ROSIMÈNE.

Mais cette qualité m’oblige à me contraindre.

 

 

Scène II

 

FIDAMANT, ROSIMÈNE

 

FIDAMANT.

Madame pardonnez à ce Prince importun,

Je viens plaindre avec vous un mal qui m’est commun.

Et dans cet intérêt je suis plus excusable

D’une importunité qui me rendrait coupable.

ROSIMÈNE.

J’honore vos vertus, et votre qualité,

Et je croirais commettre une incivilité,

Si je ne recevais l’honneur de vos visites

Selon votre naissance et selon vos mérites.

FIDAMANT.

Dieux, je suis interdis, si jamais je le fus,

Ne vous étonnez pas de me voir si confus :

Mais plutôt armez-vous d’une rare clémence,

Ou bien disposez-vous à punir mon offense.

Les Dieux me sont témoins si je me suis porté

À vous la découvrir que dans l’extrémité,

Et si sans murmurer, s’il m’eût été possible,

J’aurais de tous les maux souffert le plus sensible,

Je sais bien qu’en l’état où vos jours sont réduits

De semblables discours redoublent vos ennuis,

Et qu’il siérait bien mieux à ma coupable bouche

De parler de vos maux que du mal qui me touche,

Aussi s’il me restait quelque peu de pouvoir

Je me tiendrais (Madame) en mon premier devoir,

Et je soupirerais ma mauvaise fortune,

Sans vous entretenir d’une flamme importune :

Enfin jugez ici de mon intention,

Sur mon front qui rougit, lisez ma passion,

Et croyez que jamais âme ne fut atteinte

D’un feu plus innocent et d’une amour plus sainte,

Je vous aime, il est vrai, le mot est lâché

Mon brasier est trop grand pour demeurer caché :

Mais puisque j’ai brûlé d’une flamme si haute

J’aurais tort de nier une si belle faute.

J’ai failli, je l’avoue, aussi je suis tout prêt

À recevoir ma peine, et subir mon arrêt.

ROSIMÈNE.

Je ne croirai jamais qu’en l’état déplorable,

Où mes yeux ont perdu ce qu’ils avaient d’aimable,

Ils conservent encor étant privés du jour,

Des charmes assez grands pour donner de l’amour :

Et puisque pour mon mal quelque pitié vous touche,

J’attendais moins encor ces mots de votre bouche,

Et je me disposais à recevoir de vous

La consolation d’un entretien plus doux ;

S’il est vrai toutefois que vous sentiez dans l’âme

Pour ces traits effacés une naissante flamme,

Apprenez mon dessein pour la dernière fois,

Je sais votre mérite et ce que je vous dois.

J’honore vos vertus, et si j’étais capable

De brûler désormais d’une flamme coupable,

Qui me fit concevoir des infidélités,

Je récompenserais vos bonnes volontés :

Mais puisque après la mort de mon cher Clarionte,

Ce penser seulement me fait rougir de honte,

Croyez que le trépas me serait bien plus cher

Qu’une infidélité qu’on me peut reprocher,

Je l’aime après sa mort, et ma flamme est si pure

Qu’en souffrant ce discours je lui fais une injure.

FIDAMANT.

Quelque puissante amour qui m’échauffe le sein

Vous me verriez louer ce généreux dessein,

Votre fidélité n’en a point de pareille,

Et je reverrais cette rare merveille,

Si votre passion avait un fondement :

Mais après tout (Madame) aimer un monument

Aimer ce qui n’est plus d’une ardeur immuable

En ce point seulement je vous trouve blâmable,

Les esprits aux enfers tiennent indifférent

Et ne regardent plus le devoir qu’on leur rend,

Ne conservez donc plus ces désirs invincibles,

N’arrosez point de pleurs ces gazons insensibles,

Et quittant ces déserts et l’amour des tombeaux :

Faites régner ces yeux sur des objets plus beaux.

Le ciel ne vous fit pas si parfaite et si belle,

Pour ternir vos beaux jours d’une peine éternelle,

Pour donner de l’amour aux rochers seulement.

ROSIMÈNE.

Grand Prince ce discours m’offense infiniment.

Vous savez mon dessein, et quoi qu’on me propose,

On se travaille en vain de prétendre autre chose,

Vous m’estimez Seigneur bien plus que je ne vaux :

Mais soit que votre amour soit véritable ou faux,

Croyez que conservant ma volonté première,

Ma résolution sera toujours entière,

Que dans un tel dessein rien ne m’ébranlera,

Et que jamais mon cœur ne se consolera.

FIDAMANT.

Vous en prononcez dons l’arrêt irrévocable.

ROSIMÈNE.

Croyez qu’en ce dessein je suis inébranlable.

FIDAMANT.

Rien n’est-il assez fort pour vous faire changer.

ROSIMÈNE.

Le trépas est trop faible.

FIDAMANT.

Il n’y faut plus songer ;

Puisque pour sa beauté c’est en vain que tu brûles,

Mon âme c’est en vain que tu le dissimules :

Aussi ta conscience est coupable en ce point,

Pardonnez-moi (Madame) et ne m’accusez point

Si parmi les transports d’une ardeur violente,

J’ai pour ce peu de temps abusé votre attente.

Votre amant n’est pas mort.

ROSIMÈNE.

Clarionte est vivant.

FIDAMANT.

Je ne vous flatte point d’un espoir décevant,

Il est vivant (Madame.)

ROSIMÈNE.

Ah ! Cessez je vous prie

De redoubler mes maux par cette raillerie,

Sa perte est trop certaine ayant vu son trépas

Je croirai à mes yeux qui ne m’abusent pas

FIDAMANT.

À peine croirez-vous une telle merveille

Si pour un seul moment vous me prêtez l’oreille,

Je vous éclaircirai d’un mystère inconnu.

ROSIMÈNE.

Mais (Seigneur) qui vous a si longtemps retenu,

Et qui vous l’a fait cacher.

FIDAMANT.

Le Ciel qui vous envoie

Une douleur égale à cette extrême joie,

Ne vous consoler point d’un bien si passager

Que comme d’un bonheur inconstant et léger

Il vit, mais son destin n’en est pas moins funeste.

(Madame.)

ROSIMÈNE.

Que vous sert de me cacher le reste

Ce cœur est endurci contre tous les malheurs

Et vous ne sauriez plus augmenter mes douleurs.

FIDAMANT.

En deux mots je vous fais ce récit véritable,

Le pauvre Clarionte en l’état déplorable,

Où de nos habitants l’effort l’avait réduit

Fut sanglant et blessé dans la ville conduit,

D’abord on fut ravi d’une beauté si rare

Qu’elle pouvait toucher l’âme la plus barbare,

Tous regrettaient son sort, tous en avaient pitié

Et je conçus dès lors une ardente amitié

Qui me fit désirer de prolonger sa vie,

La princesse ma sœur brûla de même envie,

Et de ce bon dessein se découvrant à moi

Nous courons implorer la clémence du Roi

Nous jetons à ses pieds, le prions avec larmes

Nos persuasions eurent encor des charmes,

Et quoique entièrement nous ne le sauvons pas,

Nous faisons pour le moins différer son trépas,

Par un même malheur un autre misérable

Vivait dans la prison pour un destin semblable

Celui-là le premier offert aux immortels

Fut retiré des fers et conduit aux autels,

Notre intercession retardant son supplice.

On garde Clarionte au suivant sacrifice.

Et mon père s’accorde à prolonger ses jours.

Dont un an écoulé devait borner le cours

Il nous accorde encor cette seconde grâce

Que si pendant ce temps on mettait à sa place

Un autre qui le peut égaler en beauté

Il lui laissait la vie avec la liberté,

C’est par ce malheureux que vous fûtes déçue

Et sans que vous pussiez y jeter votre vue,

Le visage tourné du côté de l’autel,

Ce pauvre infortuné reçut le coup mortel.

ROSIMÈNE.

Ô merveilleux succès.

FIDAMANT.

Toutefois inutile

Dû depuis Clarionte a vécu dans la ville,

Et nous cachant son nom et sa condition

On eut pour Doriman la même affection.

Il est aimé de tous, ma sœur même l’adore,

Et ne nous cache plus le feu qui la dévore,

Ma tante l’aime aussi, mais sa fidélité

Ne souffre qu’à regret leur importunité,

Quoiqu’il fut retenu, sa prison honorable

Hormis la liberté n’a rien de désirable,

Et quoiqu’il soit toujours gardé soigneusement,

On le peut visiter dans son appartement.

Son nom ne m’est connu que par une surprise :

Mais après j’ai tout su de sa seule franchise.

Dieux ! Sa vertu me laisse un regret éternel :

Car (Madame) après tout je serais criminel

Si je dissimulais que son heure est venue,

La raison vous en est assez et trop connue

L’an est déjà passé sans qu’un autre assez beau

Le puisse par sa mort garantir du tombeau,

Je ne suis détourner ce sanglant sacrifice,

Et dans l’extrémité lui rendre un bon office,

Je me puis prosterné devant les pieds du Roi

La Princesse ma sœur l’a prié comme moi :

Mais rien ne peut fléchir ce cœur inexorable,

Mon amitié l’offense et m’a rendu coupable,

Et dès que le Soleil paraîtra de retour

Ce Prince généreux sera privé du jour.

ROSIMÈNE.

Dieux ! vous le souffrirez et tiendrez un tonnerre

Sans abîmer cette Île au centre de la terre :

Mais ma raison se perd dans mon aveuglement,

S’il doit perdre le jour c’est pour vous seulement.

Vous voulez que son sang lave les plus grands crimes,

Et voir sur vos autels de Royales victimes.

FIDAMANT.

Madame retenez.

ROSIMÈNE.

Seigneur en ce seul point

Vos bonnes volontés ne m’offenseront point.

Si vous m’en voulez rendre une preuve certaine :

Persistez au dessein de sauver Rosimène,

En sauvant Clarionte.

FIDAMANT.

En cette extrémité,

(Madame) assurez-vous de ma fidélité,

Et que mon intérêt ne peut rien sur l’envie

Dont je brûle déjà de lui sauver la vie,

Adieu, les immortels et les hommes témoins

Ne vous permettront pas de douter de mes soins.

ROSIMÈNE.

Entrons, j’ai dans un cas d’une telle importance

Besoin de vos conseils et de votre assistance.

FIDAMANT.

Ne me dérobez point l’honneur de vous servir,

Puisque c’est le plus grand qu’on me saurait ravir.

 

 

Scène III

 

LE ROI, CALLIANTE, MÉLIE

 

MÉLIE.

Ah ! Seigneur accordez quelque chose à mes larmes.

LE ROI.

Ces pleurs sur mon esprit n’ont plus assez de charmes.

Enfin un tel discours ne se peut pardonner,

Impudente cessez de m’en importuner,

Et quittez désormais cette flamme coupable

Le service des Dieux m’est plus considérable,

Que cette folle amour que je devrais punir :

Chassez ce malheureux de votre souvenir,

Sur peine d’encourir ma disgrâce éternelle.

MÉLIE.

En ce point j’aime mieux paraître criminelle,

Et les soins de vous plaire et de vous obéir

Ne forceront jamais mon âme à le haïr.

LE ROI.

Et vous à qui les Dieux en ont commis l’office,

Préparez ce qu’il faut pour notre Sacrifice.

LE SACRIFICATEUR.

Vous y serez, servi comme vous souhaitez,

Et le Ciel qui connaît vos bonnes volontés,

Comblera vos vieux ans de repos et de gloire,

Et des crimes passés éteindra la mémoire.

 

 

Scène IV

 

CALLIANTE, MÉLIE

 

CALLIANTE.

Que votre cœur est grand et qu’un si beau dessein

D’un amour glorieux vous échauffe le sein :

Certes ce jugement que tout le monde estime

Témoigne sa bonté dans ce choix légitime,

Et vous ne pouviez pas aimer plus noblement.

MÉLIE.

Te dois-tu retenir dans ce ressentiment.

Il est vrai que ce cœur est bas et méprisable,

Et que vous emportez la victoire honorable,

Oui vous avez vaincu fort généreusement,

Et votre cœur ici paraît extrêmement ;

Puisque vous désirez que Doriman périsse,

Il faut que de ce pas on le mène au supplice,

Vous serez satisfaite en voyant son trépas :

Mais possible sa mort ne vous contente pas ;

Bien donc avec le corps faîtes périr son âme,

Et dans ces doux plaisirs contentez-vous (Madame)

Lavez-vous de son sang, arrachez-lui le cœur,

Et vous vous vengerez avec trop de douceur.

CALLIANTE.

Puisque j’ai conservé des sentiments plus fermes,

Je ne vous réponds point par de semblables termes,

J’ai moins de passion et plus de jugement,

Et l’on doit pardonner à votre aveuglement :

Mais après vos discours je n’aurai point le blâme

D’avoir pour un captif une honteuse flamme.

MÉLIE.

Vous avez jusqu’ici trop mal dissimulé

Ce que vos actions ont assez révélé,

Connaissant vos défauts il vous a rejetée,

Et ce sont ses mépris qui vous ont rebutée.

Votre amour à la fin en haine converti

Vous a fait embrasser le contraire parti,

Mettant dans votre esprit ce désir de vengeance,

Dont vous croyez tirer toute votre allégeance.

Ce généreux dessein ne se peut trop louer :

Mais ma faute me plaît, je la veux avouer,

Il est vrai j’ai failli si c’est commettre un crime

D’aimer des qualités que tout le monde estime :

Mais toutefois mon cœur ne s’est point abattu,

Et n’aime rien en lui que sa seule vertu,

La mienne en cette amour ne peut être offensée

Et n’a jamais failli de la moindre pensée

La vôtre paraîtrait sans crime et sans soupçon,

Si vous l’aviez chéri de la même façon.

CALLIANTE.

Vous pouvez justement me faire ce reproche,

Il est vrai je ne puis émouvoir cette roche,

Et pour lui témoigner encore plus d’amour

Je veux à mes dépens lui conserver le jour,

J’importune, je crie aux oreilles d’un père :

Mais ne m’en blâmez pas, amour me le fait faire,

C’est cette passion qui durant mes douleurs

Devant les pieds du Roi m’arrache tant de pleurs.

MÉLIE.

Vous vous devez vanter de tous vos bons offices,

C’est le respect des Dieux et de leurs sacrifices

Qui vous font rechercher la mort d’un innocent :

Mais si pour le venger le Ciel est impuissant,

Craignez un désespoir, et soyez assurée.

CALLIANTE.

Que vous le vengerez, que ma perte est jurée.

MÉLIE.

Que je me souviendrai des offices qu’on rend.

CALLIANTE.

Perdant un ennemi tout m’est indifférent.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

FIDAMANT, LE ROI, CLARIONTE, MÉLIE, LE SACRIFICATEUR

 

FIDAMANT.

Puisqu’on ne peut fléchir vos rigueurs inhumaines,

Que pour vous émouvoir les prières sont vaines,

Et les larmes d’un fils n’ont plus aucun pouvoir

Suivant ma conscience, et selon me devoir

J’atteste que les Dieux ne sont pas équitables

S’ils souffrent plus longtemps des cruautés semblables,

Et que je ne puis voir les commettre à mes yeux,

Sans avoir ma patrie et les miens odieux,

Quoi ? la grandeur d’un Roi se maintient par un crime

S’établit par le sang d’une telle victime,

Et dans ces lieux cruels pour plaire aux immortels

Il faut de sang humain arroser leurs autels.

Ô cruauté barbare, ô détestable terre,

Séjour des Lestrigons, qu’un éclat au tonnerre

Doit un jour abîmer dans le centre des eaux,

Pour punir à nos yeux ces prodiges nouveaux :

Mais plus tigres encor ceux de qui la puissance

Consent à cette infâme et lâche obéissance.

LE ROI.

Enfin votre insolence arrive au dernier point,

Ce que vous me devez ne vous retiendra point,

Connaissez qui je suis, et craignez ma colère.

FIDAMANT.

Mon devoir seulement me porte à vous plaire,

Je ne méconnais point mon père ni mon Roi :

Mais dans cette action je fais ce que je dois,

Et me sens obligé comme fils charitable

De détourner de vous un mal inévitable,

Vous vous repentirez de perdre un inconnu.

LE ROI.

Puisque d’aucun respect vous n’êtes retenu,

Que vous perdez le sens avec la connaissance,

Impudent désormais évitez ma présence,

Et sans m’importuner de discours superflus,

Ôtez-vous de ma vue, et ne nous troublez plus,

Vous n’obéissez pas, gardes que l’on l’amène.

FIDAMANT.

Seigneur votre puissance est sur moi souveraine,

Oui je veux obéir : mais avant mon départ

Considérez qu’on peut se repentir trop tard,

Vous en aurez peut-être un sujet assez ample

Et Doriman est tel.

LE ROI.

Qu’on l’arrache du Temple

Et que pas un de vous ne le quitte aujourd’hui,

Je le mets en vos mains, vous répondrez de lui.

Et vous que maintenant la colère céleste

Contre mon gré destine à ce dessein funeste,

Si l’on peut s’assurer aux paroles d’un Roi,

Croyez qu’en vous perdant je vous perds malgré moi,

Et que si je pouvais sans me rendre coupable

Révoquer des grands Dieux l’arrêt irrévocable,

C’est en votre faveur.

CLARIONTE.

Ces mots sont superflus,

Et de grâce (Seigneur) ne me consolez plus,

Réservez désormais ces discours inutiles,

Aux âmes du commun plus basses et plus viles,

C’est à ces lâches cœurs à redouter la mort,

Pour moi sans m’effrayer j’attendrai son abord,

Et sa plus effroyable, et plus sanglante image

Ne me contraindra point de changer de visage,

Je l’ai si bien bravée au milieu des dangers,

Que pour m’épouvanter ses efforts sont légers,

Et si dans mon trépas quelque douleur m’outrage,

C’est que je ne meurs pas en homme de courage.

J’eusse été trop heureux s’il m’eût été permis

De signaler ma fin entre mille ennemis,

Et faisant de leur sang acheter leur victoire,

Tomber l’épée au poing dans le champ de la gloire :

Mais le Ciel qui connaît mon déplaisir secret,

Sait aussi que pour lui j’expire sans regret,

Et que si sa bonté ne me l’eût point ravie,

J’eusse employé mes mains pour me priver de vie,

Sans cela, quoique ici tout espoir m’est ôté,

Vous m’eussiez vu porter à quelque extrémité,

Avant souffrir la mort quelque autre l’eut soufferte

Et seul et désarmé j’eusse vengé ma perte :

Mais puisqu’il faut mourir faites couler mon sang

Par des effets si beaux conservez votre rang,

Armez-vous d’un couteau, faites tomber ma tête,

Et ne regrettez plus celui qui vous regrette

Ne vous excusez point, mais vantez désormais

La plus belle action que vous fîtes jamais.

LE ROI.

Ton désespoir t’aveugle, et te rend excusable :

Mais que cherche Mélie.

MÉLIE.

Un arrêt équitable,

Et je viens faire voir à votre Majesté

Que le vouloir des Dieux doit être exécuté.

LE ROI.

Ce dessein seulement dans le Temple m’arrête.

MÉLIE.

Ne différez dons pas d’accorder ma requête,

Et si cette raison vous retient en ce lieu,

Que tout votre intérêt cède à celui du Dieu,

Ne considérez plus le sang ni la personne,

Et faites seulement ce que le Ciel ordonne,

Ayant par son Oracle appris sa volonté,

Offrez sur votre autel la plus rare beauté,

Celle de Doriman doit céder à la mienne,

Ou la mienne du moins est égale à la sienne ;

Jugez sans passion, et ne me frustrez pas

De l’honneur immortel qui suivra mon trépas,

Je demande la mort et croit qu’elle m’est due.

LE ROI.

Ô Ciel ! par quel malheur sa raison s’est perdue,

Misérable est-il vrai que cette folle amour

Te porte lâchement à te priver du jour.

Que tu puisses brûler d’une flamme si basse,

Indigne de ton sexe, indigne de ta race,

Et qui fera rougir la mémoire d’un Roi,

Qui ne reçut jamais de honte que pour toi.

Fuis d’ici malheureuse, et crois que cette offense

Me fait avec regret supporter ta présence,

Et que si le trépas te pouvait affliger,

C’est par ton seul trépas que je me puis venger.

CLARIONTE.

Ah ! (Madame) souffrez que je meure sans crime,

Quittez une bonté qui n’est plus légitime,

Je suis ingrat (Madame) à ces rares faveurs

Aussi pour vous venger vous voyez que je meurs,

Ne m’enviez donc plus le seul bien qui me reste

Ou vous rendrez ma mort mille fois plus funeste.

MÉLIE.

Cessez d’être cruel à la fin de mes jours,

Et ne m’affligez point de semblables discours

De quelque désespoir que votre esprit s’emporte

Ma résolution ne sera pas moins forte.

Je veux, je veux mourir, vous mon père et mon Roi,

L’Empire que le Ciel vous a donné sur moi,

Ne vous dispense pas de me rendre justice :

Il faut que le vouloir des grands Dieux s’accomplisse,

Ne considérez point ce que je vous suis,

Ni cette folle amour qui cause nos ennuis :

Il est vrai, j’ai failli, mais punissez ma faute,

Reconnaissez du Ciel la puissance plus haute,

Et sans avoir égard à la force du sang,

Que le zèle plus fort vous surmonte à son rang

LE ROI.

Impudente, insensée, une juste colère

Me pourrait à la fin porter à te complaire.

LE SACRIFICATEUR.

Sire sans vous porter à quelque extrémité,

Faites plus par raison que par autorité,

(Madame) fussiez-vous d’une obscure naissance

Ce que vous demandez est contre l’apparence,

Votre rare beauté n’a point ici de lieu,

Un homme seulement doit apaiser le Dieu.

Votre sexe à vos vœux est un trop grand obstacle

Enfin souvenez-vous des termes de l’oracle,

Qui ne permettent pas d’enfreindre notre Loi.

MÉLIE.

L’Oracle n’a rien dit qui fasse contre moi,

Et si vous n’entendez des paroles si claires,

Vous vous mêlez à tort d’expliquer ses mystères,

Le Dieu vous ordonna qu’un des plus beaux mortels

De son sang tous les ans arrosât ses Autels,

Ce terme empêche-t-il mon sexe d’y prétendre,

Et ce mot de mortel me le peut-il défendre ;

Puisqu’il nous est commun également à tous,

Avons-nous moins de droit d’y prétendre que vous.

CALLIANTE.

Ah ! Mélie à quel point vous vous rendez coupable,

Que cette passion vous rendra méprisable

Et que vous offensez celles de votre rang,

Moi-même je rougis d’être de même sang.

MÉLIE.

Cette haute vertu n’en a point qui l’égale,

Oui (Madame) il est vrai que votre âme est Royale :

Mais quand vous soupiriez pour les mêmes appas,

Peut-être auriez-vous fait plus que je n’aurais pas,

Vous auriez une fin toute autre que la mienne,

Je veux donner ma vie en rachetant la sienne :

Mais jamais ce grand cœur ne se vit combattu

Par un moindre désir qui choque ma vertu.

LE ROI.

Quand ton affection serait encor plus belle

Sa mémoire à jamais te rendra criminelle,

Tous tes raisonnements sont ici superflus,

Suffit que je commande, et qu’on n’en parle plus.

MÉLIE.

Ô Ciel ! quelle injustice, ou quelle tyrannie.

CLARIONTE.

Hélas ne rendez point ma douleur infinie

(Madame) retenez ces charitables soins,

Puisque avant mon trépas je prends les Dieux témoins

Qu’en ce joyeux départ où leur bonté m’oblige,

Votre seul déplaisir est tout ce qui m’afflige,

Oui (Madame) croyez que je mourrai content

Dans l’espoir assuré du repos qui m’attend.

Si je laisse en mourant votre âme un peu remise,

Conservez vos beaux jours, recouvrez la franchise,

Et ne me troublez pas dans mon dernier moment.

 

 

Scène II

 

ROSIMÈNE, CLARIONTE, LE ROI, MÉLIE, LE SACRIFICATEUR, CALLIANTE

 

ROSIMÈNE.

J’y suis encor à temps, hâtons-nous promptement,

Pour approcher l’autel il faut fendre la presse.

LE SACRIFICATEUR.

Père de la lumière, et vous grande Déesse.

ROSIMÈNE.

Grand Prêtre permettez que je sois entendu,

Et ne me frustrez point d’un honneur qui m’est dû.

LE ROI.

Encore un importun trouble le Sacrifice ?

Que veut cet étranger ?

ROSIMÈNE.

Vous rendre un bon office,

Et vous faire tenir par ma mort seulement

La parole donnée au Prince Fidamant

LE ROI.

Quelle parole enfin apprends-la-moi de grâce.

ROSIMÈNE.

Que le premier venu devait quitter la place,

Et que s’il se trouvait un plus beau prisonnier,

Sa beauté le perdrait en sauvant le premier.

LE ROI.

Il est vrai qu’à ce point ma parole m’engage :

Mais dis-nous ton dessein sans tarder davantage.

ROSIMÈNE.

Je demande justice, et n’attends plus de toi,

Que l’accomplissement des paroles d’un Roi,

Jugez de nos beautés, si la mienne est plus grande,

Qu’on sauve Doriman, c’est ce que je demande,

Aussi si son visage est plus beau que le mien,

Je lui cède mes droits et je n’y prétends rien.

CLARIONTE.

Malheureux, quel démon de fureur, et de rage,

Contre ta propre vie anime ton courage,

Hélas ! déporte-toi de ces soins superflus,

Et puisqu’il faut mourir ne m’importune plus,

Me croyant obliger, ta charité m’outrage,

Va faire voir ailleurs l’éclat de ton visage,

Et ne te pique point de cette vanité,

Cache, cache, cache plutôt ta fatale beauté,

Et purgeant ton esprit de cette folle envie,

Laisse aux désespérés la haine de la vie,

Réserve ces désirs en une autre saison,

Tu veux par désespoir et je veux par raison,

Il n’appartient qu’à moi de désirer sans crime,

Sur ces sacrés autels un trépas légitime,

Tout autre désespoir doit offenser les Dieux,

Prolonge donc tes jours ou les conserve mieux.

LE SACRIFICATEUR.

Ô Dieux ! vit-on jamais une beauté si rare.

ROSIMÈNE.

Ne considérez point ce sentiment barbare,

Que la rage ou l’honneur le poussent au trépas,

Il désire une mort qu’il ne mérite pas,

Il me conteste un bien contre toute apparence :

Mais vos yeux y pourront mettre la différence,

Et de notre débat la mort sera le prix.

LE ROI.

Par un si grand éclat je me trouve surpris,

Grand Prêtre approchez-vous, cette affaire vous touche,

Et j’en attends l’arrêt de votre seule bouche.

LE SACRIFICATEUR.

Certes je paraîtrais dépourvu de raison,

Si je mettais entre eux quelque comparaison,

Il est trop assuré que le dernier l’emporte.

MÉLIE.

Pourrais-je relever mon espérance morte.

LE ROI.

J’en juge comme vous, et puisque j’ai promis

Qu’on verrait Doriman en liberté remis,

Je le déclare libre, et veux qu’on le délie.

ROSIMÈNE.

Ô favorable arrêt !

MÉLIE.

Bienheureuse Mélie.

D’où te peut arriver ce secours inconnu.

LE ROI.

Et qu’on donne la place à ce dernier venu.

ROSIMÈNE.

Ah ! que vous prononcez une juste sentence.

CLARIONTE.

Et j’en appelle aux Dieux que ce dessein offense,

Vous tâchez vainement de prolonger mes jours,

Et ma main déjà libre en finira le cours :

Mais ou mon œil me trompe, ou sur ce beau visage

Je vois de ma Princesse une vivante image,

Son port était semblable, et sa bouche et ses yeux :

Mais son affection me la figure mieux,

Elle la fait courir à sa perte prochaine.

Ah ! Je n’en doute plus c’est vous ma Rosimène,

Vous vous cachez en vain, j’ai trop bien dans le cœur,

Les véritables traits de cet œil mon vainqueur :

Ici ma passion ne vous peut méconnaître,

Et sous ce faux habit elle vous fera paraître,

Ô mon âme, respects cédez à mes transports,

Vous avez donc quitté la demeure des morts,

Ou vous vivez encor pour me rendre la vie :

Mais vous me la deviez, vous me l’aviez ravie.

Ô miracle, ô bonté, qui me rendez ce bien,

Après l’avoir trouvé je ne redoute rien,

Mort, ta plus effroyable et plus sanglante image

Ne saurait désormais abattre mon courage,

Rosimène est au monde.

LE SACRIFICATEUR.

Enfin tous ces transports.

CLARIONTE.

On ne peur sans mourir toucher à ce beau corps,

Quoique de mon trépas ta mort sera suivie,

Crois si tu l’entreprends qu’il y va de ta vie.

MÉLIE.

Dieux où son désespoir le va précipiter.

LE ROI.

Faites-vous l’insolent afin de m’irriter,

Et n’étant pas content d’avoir eu ma grâce,

Voulez-vous derechef vous remettre en la place.

CLARIONTE.

Ouvrez, ouvrez les yeux et voyez des appas,

Ou de divins attraits que les hommes n’ont pas

Abaissez votre cœur, et d’un œil idolâtre

Considérez la vie que vous voulez abattre,

Elle mérite bien cet hommage de vous,

Et son rare mérite est au-dessus de nous,

Enfin ne croyez plus me rendre un bon office,

Pour m’avoir garanti de votre sacrifice,

Cette grâce, il est vrai n’est pas à mépriser,

Mais mon trop grand bonheur m’empêche d’en user,

Cet étranger est fille, et si ce beau visage

Ne vous en donne pas assez de témoignage,

Voyez sou son habit la blancheur de son sein,

Et reprenez sur moi votre premier dessein,

Puis si votre loi ne peut être abolie

Par la même raison qu’on refuse Mélie,

Son sexe a détourné cet horrible attentat

Et remis Doriman en son premier état.

ROSIMÈNE.

Cruel me devais-tu rejeter de la sorte.

Ah ! ne l’écoutez pas, son désespoir l’emporte,

Et lui fait perdre ainsi des paroles en l’air :

Mais celle d’un grand Roi ne se peut rappeler ;

C’est là que je m’assure, et que je me repose

Sur son autorité qui soutiendra ma cause.

CALLIANTE.

Ô Ciel vit-on jamais un rencontre pareil.

MÉLIE.

Dieux, amour, désespoir, donnez-moi du conseil

En un tel accident qui me rend si confuse.

CLARIONTE.

(Madame) maintenant recevez mon excuse,

Jugez sans passion de ce divin éclat,

Et voyez le sujet qui me rendait ingrat,

Jugez si ma constance était illégitime,

Et s’il m’était permis de la quitter sans crime,

Après de si beaux nœuds dont nos cœurs sont liés,

Voyez si ses appas peuvent être oubliés.

MÉLIE.

Non, non, votre constance était trop équitable,

Et si vous la quittiez je vous croirais coupable,

Aimez-la Doriman, même après le trépas :

Mais pour vous trop aimer ne me haïssez pas,

J’adore comme vous cette rare merveille,

Et je la veux chérir d’une amitié pareille.

LE ROI.

Cet accident retient mes esprits enchantés.

ROSIMÈNE.

(Madame) retenez ces bonnes volontés,

Je dois mourir ingrate à des bontés si rares :

Mais si l’on peut fléchir ces courages barbares,

Mon sang apaisera le céleste courroux

Et sauvez Doriman, mais qu’il vive pour vous,

Déjà votre intérêt m’est plus cher que le nôtre ;

Pourvu qu’il soit vivant je consens qu’il soit vôtre.

CLARIONTE.

Inhumaine veux-tu redoubler mon tourment,

Et que par tes discours je meure doublement,

Ingrate peux-tu bien en ce moment funeste

Me ravir lâchement le seul bien qui me reste.

Ah ! change de discours et crois que désormais

Un feu si violent ne s’éteindra jamais,

Que rien n’ébranlera l’amour que je te porte,

Et que même aux enfers elle sera plus forte,

Pourvu qu’en ma faveur tu conserves tes jours

Je t’en conjure ici par nos saintes amours,

Par la sincérité de nos chastes pensées,

Par ma fidélité, par nos peines passées.

ROSIMÈNE.

Je te conjure aussi par ce que tu me dois,

Et si j’ai conservé l’Empire que j’avais

Par ce premier pouvoir, par cette obéissance

Je te conjure enfin de toute ma puissance.

CLARIONTE.

Ma Reine.

ROSIMÈNE.

Ma chère âme.

CLARIONTE.

Eh de grâce permets.

ROSIMÈNE.

Ne crois pas que mon cœur y consente jamais.

LE ROI.

Vous deviez respirer sous une autre fortune :

Mais un si long discours déjà nous importune

Le service des Dieux ne le peut endurer,

Et leur commandement ne se peut différer

En cet affaire-ici mon esprit s’embarrasse,

Enfin conseille-moi que faut-il que je fasse ?

LE SACRIFICATEUR.

Les Dieux assurément m’ont coulé dans le sein

Pour le bien de cette Île un étrange dessein,

Pour faire aux immortels un plus beau sacrifice,

Il faut que maintenant notre loi s’accomplisse,

Tous deux doivent périr, lui comme condamné,

Et par notre ordonnance à la mort destiné

Celle dont les ardeurs contre nous conjurées

Troublent insolemment nos coutumes sacrées

Doit avoir le loyer de sa témérité,

Sire, c’est le vouloir de la divinité,

Et la loi la condamne.

CLARIONTE.

Ô ministre infidèle.

Interprète inhumain.

LE ROI.

J’approuve votre zèle

Quoique je les jugeais dignes d’un autre sort,

Puisque le Ciel le veut je consens à leur mort,

Rien ne séparera le nœud qui les assemble

Que l’on s’apprête donc et qu’ils meurent ensemble.

LE SACRIFICATEUR.

Puisqu’il faut obéir.

ROSIMÈNE.

Oui je vous tends les bras.

Mais soyez satisfaits par un simple trépas

Seule je dois mourir.

CLARIONTE.

Tu l’oses entreprendre.

Ah ! barbare il n’est rien qui te puisse défendre,

Ma main vous punira ministres inhumains,

Présenter des liens à de si belles mains.

Ah ! Ciel tu le permets.

LE ROI.

Craignez-vous sa folie,

Pour s’en assurer mieux il faudra qu’on le lie,

Tant d’hommes contre un seul vous en viendrez à bout.

CLARIONTE.

Ce généreux courage à la fin se résout,

Oui valeureux guerriers, votre rare vaillance

Vous a faits triompher d’un homme sans défense :

Mais mettez seulement une épée en ma main

Et venez tous à moi, c’est vous prêcher en vain,

Ces maximes d’honneur n’ont pas assez de charmes

Pour vous faire adresser qu’à des hommes sans armes :

Ce rebelle à la fin est en votre pouvoir,

Qu’est-ce qui vous retient ; faites votre devoir,

Qu’il assouvisse seul votre rage inhumaine,

Saoulez-vous de son cœur, mais sauvez Rosimène,

Jetez l’œil seulement sur sa rare beauté,

Vous aurez de l’horreur pour votre cruauté,

Et toi brave Monarque à qui le Ciel destine

La vengeance et le soin de la grandeur divine,

Reprends encore un coup des sentiments humains,

Et de ce sang précieux ne souille point tes mains,

Et s’il te reste encor des sentiments de gloire,

Éloigne de tes jours une tache si noire.

LE ROI.

Enfin tous ces discours ne me toucheront pas,

Le Ciel pour s’apaiser veut un double trépas,

Je le prends à témoin, que je plains votre perte,

Et si l’occasion m’était encore offerte

De pouvoir envers vous user de ma pitié,

Je voudrais conserver cette belle amitié,

Oui pour votre malheur mon regret est extrême :

Mais puisqu’il ne se peut sans me perdre moi-même,

Ne me condamnez point de cette cruauté,

Puisque je la commets contre ma volonté.

MÉLIE.

Votre sévérité se verra sans excuse,

Ne pouvant plus trouver de loi qui me refuse

Par la même raison que vous la condamnez,

Je vois qu’à même fin nous sommes destinés,

Cette fille subit ce rigoureux supplice,

Pour avoir seulement troublé le sacrifice,

Ne dois-je point mourir par cette même loi,

Est-elle plus coupable et moins fille que moi :

Au contraire troublant la coutume exécrable,

J’ai péché la première, et je suis plus coupable,

Puisqu’elle doit mourir je dois mourir aussi.

LE ROI.

Suffit que je le veux, et que je règne ici,

Ne m’importunez plus autrement.

ROSIMÈNE.

Hé ! (Madame)

De grâce prolongez une si belle trame,

Songez qu’en ce dessein vous offensez les Dieux,

Et que votre amitié ne paraîtra pas mieux.

CLARIONTE.

Puisque pour son salut il n’est rien qui vous touche

Dans cette extrémité je veux ouvrir la bouche,

Et vous faire accorder à sa condition

Ce que vous refusez à la compassion,

Ne faites plus le vain d’une grandeur Royale,

Et croyez que la nôtre est pour le moins égale,

Quoiqu’à votre pouvoir le sort nous ait soumis

Vous vous susciterez de puissants ennemis,

Qui poussés contre vous d’une haine commune

Vous feront ressentir les coups de la fortune,

Et pour venger sur vous cet horrible attentat,

Ils perdront avec vous ce misérable état.

Mon nom est Clarionte, et le sien Rosimène,

Le Roi de la Sardaigne est père de ma Reine,

La Corse est mon pays, et mon père en est Roi.

LE ROI.

Ce discours piperait de plus simples que moi,

Et ta ruse en ceci n’a rien qui l’autorise :

Mais dans l’extrémité cette feinte est permise.

CLARIONTE.

Sache que notre cœur n’est pas lâche à ce point,

Et que pour nous sauver je ne mentirais point.

LE ROI.

Enfin que ce discours soit feint ou véritable,

La volonté des Dieux est plus considérable,

Et jamais un mortel ne me divertira

De ce qu’à mon devoir le Ciel ordonnera,

Fusses-tu le plus grand qui vive sur la terre,

Dussé-je appréhender une sanglante guerre,

Voir perdre tous les miens, mes Empires et moi :

Ou me dussé-je voir ainsi que je te vois,

Cela me touche peu ; quelque effort que tu fasses,

Quoique attentent les tiens je crains peu ces menaces

Pour eux comme pour moi le succès est douteux,

Et peut-être le sort pourra tomber sur eux :

Mais où court ce Soldat si pâle et hors d’haleine.

SOLDAT.

Si le Ciel n’y pourvoit notre perte est prochaine,

Seigneur à la faveur d’une si sombre nuit,

Une flotte ennemie a pris terre sans bruit,

Ceux qui gardaient le port ont fait quelque défense,

Mais n’ayant fait qu’aigrir par cette résistance,

Ils ont tous trébuché sous le fer ennemi

Qui pour ne laisser point la victoire à demi,

Ayant fait des fuyards un horrible carnage

Ont quitté les vaisseaux qu’ils laissent au rivage,

À peine devant eux ai-je pu me sauver,

Le soin de vous servir m’ayant fait conserver

Plus qu’un lâche désir de trouver un asile,

Ils sont déjà fort près des portes de la ville,

Et si l’on n’y pourvoit leur courage est si haut

Qu’ils pourront l’emporter de surprise ou d’assaut.

LE ROI.

Ô Dieux vous connaissez un véritable zèle,

Et vous n’embrassez pas une juste querelle,

Tandis qu’à vos autels je vous rends ce devoir,

Vous souffrez mon malheur que je ne puis prévoir.

Ah ! que votre puissance en ce point s’intéresse :

Mais sans perdre de temps puisque le temps nous presse,

Allons remédier à ce mal si soudain

Le service des Dieux se remet à demain,

Je mets en votre garde et l’une et l’autre hostie,

Vous me répondez d’eux sur peine de la vie.

CLARIONTE.

Ô Ciel si ta bonté nous laisse encor un jour

Qu’il soit à Rosimène.

ROSIMÈNE.

Elle mourrait d’amour.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

LE ROI, FIDAMANT

 

LE ROI.

Dans cette déplorable et sanglante sortie,

Perdre de mes soldats la plus grande partie,

Mes meilleurs escadrons à mes yeux renversés,

Et l’ennemi campé jusques dans nos fossés

Dont l’orgueil insolent de tant de funérailles

Presque sans résistance attaque nos murailles.

Enfin voir ruiner cette superbe Cour,

Et perdre mes États dans l’espace d’un jour :

Me fait voir clairement que le courroux céleste

Destine à mes vieux ans un succès plus funeste,

Oui grande déité j’ai failli contre toi :

Mais fais que ton courroux n’éclate que sur moi,

Sans que pour mon péché tant de peuple périsse,

Pour sauver mon État j’ai quitté ton service,

Et remis lâchement un devoir commencé,

Dont je te reconnais justement offensé :

Mais si ma faute peut se réparer encore,

Je te proteste ici puissant Dieu que j’adore,

Que quand je le devrais répandre de ma main,

Aujourd’hui ton autel aura du sang humain,

Oui, parût à mes yeux cette ville embrasée

Du sang de tous les miens ma maison arrosée,

Et le glaive ennemi sur ma tête pendu,

Rien ne détournera l’hommage qui t’est dû,

Fidamant je pardonne à votre irrévérence,

Je sais quand il le faut oublier une offense :

Mais à condition, toutefois c’est assez

Il suffit que je crois que vous la connaissez :

Mais pour en effacer toute la souvenance,

Il la faut réparer par votre obéissance,

Et par votre valeur vous résoudre à garder

Un Empire qu’un jour vous devez posséder,

Vous voyez bien l’état où la ville est réduite,

Je remets désormais tout à votre conduite,

L’ennemi se dispose à donner un assaut ;

Mais pour le repoussez combattez comme il faut,

Je mets tout en vos mains, et m’en vais dans le Temple,

Vous avez maintenant un sujet assez ample

Pour signaler ici cette rare valeur.

FIDAMANT.

Ah ! Seigneur vous voyez quel étrange malheur.

LE ROI.

Ne recommencez point un discours qui m’outrage :

Mais obéissez-moi sans tarder davantage.

 

 

Scène II

 

MÉLIE, LE GEÔLIER

 

MÉLIE.

Donc je ne puis fléchir cette âme de rocher

Et ma condition ne le peut pas toucher.

Ah ! barbare.

LE GEÔLIER.

Madame il y va de ma vie,

Voudriez-vous à ce prix contenter votre envie,

Seriez-vous satisfaite après m’avoir perdu,

Vous savez à quel point cela m’est défendu,

Puisque c’est votre père et mon Roi qui l’ordonne

Qu’en ce commandement il n’excepte personne,

Ne me contraignez pas de vous désobéir,

Puisque c’est en un mot me perdre et le trahir.

MÉLIE.

Étrange cruauté jusqu’à nous inconnue

Au dernier de ses jours me défendre sa vue,

Et quand pour son salut je n’espère plus rien,

Refuser à mes pleurs encore ce peu de bien,

Je ne te presse plus contre l’obéissance

Que tu dois à celui dont je tiens la naissance,

Dites-moi pour le moins en quel état ils sont.

LE GEÔLIER.

Je ne vous dirai point tous les regrets qu’ils font

Outre que mon esprit n’en fut jamais capable,

(Madame) le récit en est trop lamentable :

Mais pour vous contenter je dirai seulement,

Qu’ils pourraient amollir un cœur de diamant,

Et ce que mon esprit trouve de plus étrange,

C’est que dans leurs regrets ils se rendent le change,

Quoiqu’ils pleurent tous deux nul ne pleure pour soi,

Je crois qu’en cet état ils fléchiraient le Roi.

Doriman que déjà l’on nomme d’autre sorte

Est dans un désespoir dont l’excès le transporte,

Il plaint sa Rosimène, elle le plaint aussi,

Il se jette à ses pieds, implore sa merci

S’accuse de sa perte, et se dit seul coupable,

Et dans tous ces transports paraît inconsolable,

Elle quoiqu’en son front on juge clairement,

Que tout son déplaisir n’est que pour son amant

Paraît plus résolue et vainement essaie

D’apaiser la douleur d’une mortelle plaie,

Si vous les aviez vus, mais qui me vient troubler,

Que veut-on.

UN PAGE.

C’est le Roi qui vous fait appeler,

On va tout de ce pas faire le sacrifice,

Menez les prisonniers.

LE GEÔLIER.

Il faut que j’obéisse.

 

 

Scène III

 

MÉLIE, seule

 

Puisque les Dieux jaloux ne me permettent pas,

En me perdant pour toi d’empêcher ion trépas,

Et que c’est leur rigueur qui te défend de vivre,

Du moins ils ne sauraient m’empêcher de te suivre,

Oui mon cher Doriman jusqu’à mon dernier jour,

Je te veux conserver une innocente amour,

Et te faire avouer qu’en te donnant ma vie,

Mon sort mérite moins la pitié que l’envie,

Dès que le coup fatal tombera dessus toi

Par un coup de ma main tu connaîtras ma foi,

Tyran lâche, et cruel entre les plus barbares

Exécrable bourreau des beautés les plus rares,

Oui je m’affranchirai de tes cruelles lois

Et je ne craindrai plus des pères ni des Rois,

J’assouvirai ta rage en te rendant la vie

Que tu m’avais donnée, et que tu m’as ravie :

Mais mon page à propos revenu promptement.

 

 

Scène IV

 

UN PAGE, MÉLIE

 

UN PAGE.

Je viens d’exécuter votre commandement,

La garde en est fort belle et la lame en est bonne,

C’est un digne présent de celle qui le donne.

MÉLIE.

Mais en me l’apportant t’es-tu caché de tous.

UN PAGE.

(Madame) ce secret n’est connu que de vous.

MÉLIE.

J’en suis fort satisfaite et ton obéissance

Par un présent semblable aura sa récompense.

 

 

Scène V

 

CLARIONTE, ROSIMÈNE, MÉLIE, LE ROI, LE SACRIFICATEUR

 

CLARIONTE.

Quoique je fasse tort à ma condition

D’émouvoir votre esprit à la compassion,

Et qu’étant avec vous d’une égale naissance

M’abaissant devant vous je me fasse une offense,

Seigneur pour vous fléchir je veux tout oublier,

Et mon affection me fait humilier.

Non, je ne garde plus ce courage invincible

Qui contre le trépas parut inaccessible,

Je me jette à vos pieds, j’embrasse vos genoux,

Je demande une vie, et je l’attends de vous

Si jamais un bel œil triompha de votre âme,

Et vous fit ressentir une amoureuse flamme,

Par vos propres douleurs jugez de mes ennuis,

L’état où vous seriez et l’état où je suis

Si je vous demandais une honteuse grâce,

Et si faisant pour moi ce qu’il faut que je fasse,

J’implorais à vos pieds votre rare bonté,

Vous pourriez justement blâmer ma lâcheté :

Mais j’ai dans ma prière un plus grand avantage

Et sa grâce déjà se lit sur son visage,

Oui vous êtes fléchi par ses divins appas

Et la voulant punir vous ne le pourriez pas.

Le Ciel vous accomplit d’une main libérale,

Et dans un corps de Roi mit une âme Royale

Vous n’avez pas le cœur d’un tigre ou d’un rocher

Que la compassion ne puisse pas toucher,

Aussi n’appartient-il qu’aux âmes les plus lâches

De se déshonorer par de si noires taches,

Et fouler lâchement ceux que le Ciel jaloux,

Et la fortune adverse ont traités comme nous

Que le bonheur ainsi vous soit inséparable,

Que le Ciel à vos vœux soit toujours favorable,

Que tout vous réussisse, et qu’il vous soit permis

De triompher partout de tous vos ennemis ;

Que de vos derniers jours pleins d’honneur et de gloire

Les siècles à venir conservent la mémoire,

Enfin que tout pour vous succède heureusement

Ne désespérez point un malheureux amant,

Épargnez ma Princesse, et donnez-moi sa vie,

Outre cette beauté l’honneur vous y convie,

Vous devez son salut à l’hospitalité,

À sa condition, à sa fidélité :

Bref à tant de mérite, à des vertus si rares

Qu’elles amolliraient les cœurs les plus barbares.

ROSIMÈNE.

Seigneur, considérez cette rare amitié,

Et si dans un climat dépourvu de pitié,

Votre âme plus Royale en conserve l’usage,

Pour témoigner le vôtre honorez son courage,

Montrez qu’en l’estimant vous aimez la vertu,

Faites état d’un cœur qui n’est point abattu,

Et qui malgré le faix de nos pertes communes

Paraît encor plus grand parmi ses infortunes

Étant brave et vaillant tout le monde aurait droit

De se plaindre de vous alors qu’il le perdrait,

Ce serait le priver de la valeur d’un Prince

Dont la perte à la fin perdrait cette province,

Que si vous méprisez vos propres intérêts,

Accordez-le Seigneur à mes justes regrets,

Aux pleurs que je répands à ceux de votre fille,

En un mot obligez toute votre famille,

Qu’il aime la Princesse, et qu’il soit son époux,

Quand vous le connaîtrez, il est digne de vous

Et le plus grand appui que vous puissiez prétendre

C’est de le conserver et de l’avoir pour gendre.

CLARIONTE.

Hé ! sauvez Rosimène.

LE ROI.

Après tous ces discours :

Dont la nécessité me fait rompre le cours,

Je vous dirai du cœur ainsi que de la bouche,

Que le sort de tous deux très vivement me touche,

Et que si je pouvais sans me perdre pour vous,

Vous vivriez désormais sous un destin plus doux ;

Mais de nos maux passés la mémoire récente,

Aux yeux de mes sujets est encor si présente,

Qu’ils craindraient de tomber dans leurs premiers malheurs,

Si je me témoignais sensible à vos douleurs.

Oui nous craignons si fort la colère céleste,

Et qu’un second éclat ne consomme le reste,

Que quand même les Dieux demanderaient ma mort,

Il faudrait obéir à la rigueur du sort.

Pour les miens et pour moi je me rendrais barbare.

CLARIONTE.

Si pour les Immortels votre zèle est si rare,

Que vous formez pour eux ces généreux projets

Que ne leur donnez-vous le sang de vos sujets,

La Province a failli punissez la Province :

Mais qui vous a donné ce pouvoir sur un Prince.

LE ROI.

C’est d’eux que je le tiens et sans plus discourir,

Vous devez malgré moi vous résoudre à mourir.

MÉLIE.

J’appelle devant eux d’une telle injustice

Que vous les servez mal dans votre sacrifice

Que sur vous l’intérêt obtient le premier rang,

Et vous fait lâchement épargner votre sang.

Deux ont commis la faute et l’on n’en punit qu’une.

LE ROI.

Dieux ! qui m’éloignera cette fille importune :

Enfin déportez-vous de tous ces vains efforts,

Ou je commanderai qu’on vous mette dehors.

MÉLIE.

J’obéirai Seigneur, mais d’une telle sorte

Que vous perdrez ce droit quand vous me verrez morte.

LE SACRIFICATEUR.

Si l’on vous voit tous deux prendre la mort en gré

Votre vertu se montre en un très haut degré,

Et vous ne le sauriez témoignez davantage

Que vous offrant aux Dieux sans perdre le courage.

CLARIONTE.

Combien que mon trépas n’en soit pas différé,

Si Rosimène meurt, je meurs désespéré :

À ce nom seulement la rage me surmonte.

ROSIMÈNE.

Je mourrai sans regret et sauvez Clarionte.

CLARIONTE.

Mais puisque par mes cris je ne profite rien,

Je ne me plaindrai plus si l’on m’accorde un bien,

Souffrez que le premier je perde la lumière.

LE ROI.

Oui, je veux t’accorder cette grâce dernière.

ROSIMÈNE.

Ah ! Juge trop cruel, cet arrêt me fait tort ;

Puisqu’il me fait mourir par une double mort.

LE SACRIFICATEUR.

Flambeau de l’Univers, et vous chaste Diane,

Permettez qu’un peuple profane

Approche vos sacrés autels,

Et que pour réparer l’horreur de tant de crimes

Qui nous firent sentir vos courroux immortels,

Je vous offre ces deux victimes.

Vous avez accepté nos humble Sacrifices,

Et vos Divinités propices

Ont fait tarir tous nos malheurs

Nous avons ressenti cette bonté suprême

Et nous reconnaissons ces divines faveurs

Par un ressentiment extrême.

Persévérez grands Dieux de protéger cette Île,

Et repoussez de cette ville

La fureur de ses ennemis,

Puisqu’elle ne vit plus que sous votre puissance

Les devoirs qu’on vous rend n’y seront plus permis

Si vous ne prenez sa défense.

La main qui terrassa le serpent effroyable

N’est pour eux que trop redoutable,

Qu’elle s’arme de tourbillons,

Qu’elle prenne son arc, ou lance cette foudre

Dont le coup dissipant les plus forts bataillons

Réduira leurs forces en poudre.

Vous pouvez d’un seul coup terminer cette guerre,

Et mettre en repos une terre,

Où vous régnez absolument,

Pour n’être pas ingrat à des faveurs si grandes

Un peuple délivré par vos mains seulement

Vous renouvellera ses dévotes offrandes

Pour vous mettre en état recevez ces Couronnes.

CLARIONTE.

J’attends sans m’effrayer la mort que tu me donnes :

Mais avant le moment qui nous ferme les yeux

Permets-nous pour le moins de faire nos adieux,

Console-toi mon cœur la mort qui nous sépare

Ne fera point mourir une amitié si rare,

Adieu ma Rosimène et crois que je meurs tien

Adieu mon âme, adieu, tu ne me réponds rien

Pour la dernière fois, adieu ma chère vie,

Ô Dieux ! entre mes bras elle est évanouie

Elle a perdu le jour ministres inhumains

Voyez que son amour a prévenu vos mains

Rosimène n’est plus.

MÉLIE.

La pitié me surmonte.

CLARIONTE.

Mais elle ouvre les yeux.

ROSIMÈNE.

Adieu cher Clarionte.

Je vis pour t’assurer encore de ma foi,

Et que même aux enfers mon cœur doit être à toi,

Donc puisqu’il faut mourir, chasse cette tristesse.

Adieu.

LE ROI.

C’est trop tarder, puisque le temps nous presse,

Grand Prêtre dépêchez.

ROSIMÈNE.

Il ne tient plus à nous.

LE SACRIFICATEUR.

Tournez-vous vers l’Autel et ployez les genoux.

MÉLIE.

Ah ! Mélie à ce coup songe à ton entreprise.

 

 

Scène VI

 

UN SOLDAT, LE ROI

 

LE SOLDAT.

Ah ! Seigneur sauvez-vous.

LE ROI.

À Dieux.

LE SOLDAT.

La ville est prise.

LE ROI.

La ville.

LE SOLDAT.

L’ennemi la tient en son pouvoir.

Et la prise d’assaut malgré notre devoir,

Tous vos Soldats sont morts, vous le pouvez comprendre,

Par l’effroyable cri que vous venez d’entendre,

Le Soldat insolent fait mille cruautés,

Le sang des citoyens coule de tous côtés :

Et j’ai vu de mes yeux votre sœur Calliante

Craignant de son honneur la ruine apparente,

Et voyant les Soldats entrer dedans sa Cour

Faire le saut en bas de la plus haute tour.

Le Prince est prisonnier et si votre personne

Au pied de ces Autels attend qu’on lui pardonne

Elle l’espère en vain de leur brutalité.

LE ROI.

Que dois-je faire ô Dieux ! en cette extrémité,

Je me jette à vos pieds, j’implore votre grâce.

Hélas ! inspirez-moi ce qu’il faut que je fasse :

Mais je vous prie en vain puisque vous m’êtes sourds

C’est de la seule mort que j’attends du secours,

Je dois, je dois mourir, ah ! le bruit qui redouble,

Me fait perdre courage, et mon esprit se trouble

Où sera mon asile ; ô Dieux ! je suis perdu.

 

 

Scène VII

 

FLAMIDORE, CLARIONTE, MÉLIE, ROSIMÈNE

 

FLAMIDORE.

Vois que ce peuple vil ne s’est pas défendu,

Ses crimes font horreur, il faut que tout périsse,

Et que je fasse aux Dieux un plus grand sacrifice ;

Toutefois c’est assez retenez votre main

Et nous n’avons que trop versé de sang humain,

Quel horrible spectacle épouvante ma vue,

Doncques la vérité ne m’est que trop connue,

Et ce que mon esprit ne pouvait concevoir

Le Ciel juste vengeur me permet de le voir.

Ah ! mon frère c’est vous.

CLARIONTE.

Mon frère Flamidore.

Donc le Ciel nous permet de nous revoir encore.

FLAMIDORE.

Ah ! laisse cet office il n’appartient qu’à moi,

Cependant prends le soin de retenir le Roi.

MÉLIE.

La frayeur et l’espoir me tiennent en balance.

ROSIMÈNE.

Cet étrange succès remet mon espérance.

FLAMIDORE.

Puisque vous le pouvez libre de ces liens

Par vos embrassements récompensez les miens.

CLARIONTE.

Dites que par ma mort il faut que je m’acquitte :

Mais mon frère à ce coup souffrez que je vous quitte

Mon corps est hors des fers, mais mon cœur ne l’est pas ;

Quoi vous doutez encore, et ses divins appas

Ne vous découvrent point que vous voyez ma Reine,

Oui mon frère en un mot voilà ma Rosimène.

FLAMIDORE.

Celui de qui j’appris votre captivité

Nous assura sa mort.

CLARIONTE.

Il en avait douté :

Mais enfin vous voyez sa véritable image.

FLAMIDORE.

Ah ! (Madame) à genoux je vous dois rendre hommage.

ROSIMÈNE.

Et je dois beaucoup plus à mon libérateur,

Je vous dois un salut dont vous êtes l’auteur,

Vous nous rendez le jour par un si bon office.

FLAMIDORE.

Ne faites point de cas de si peu de service.

CLARIONTE.

Enfin le Ciel plus doux accorde à mon amour,

Que pour moi seulement tu conserves le jour.

ROSIMÈNE.

C’est de notre amitié la juste récompense,

Et je t’embrasse encore mon contre espérance.

CLARIONTE.

Mais mon frère quel heur vous a conduit ici,

Éclaircissez ce doute, il me tient en souci.

FLAMIDORE.

Votre bon Écuyer présent à votre prise

A conduit à bon port toute cette entreprise,

Ayant été six mois inutil avec vous,

Il rompit ses prisons, il se rendit à nous

Nous sûmes tout de lui.

CLARIONTE.

Dieux ! je le vois paraître.

FLAMIDORE.

Mon Prince et mon Seigneur me peut-il méconnaître,

Ou s’il s’est dépouillé de sa rare bonté.

CLARIONTE.

Non je me souviens trop de ta fidélité.

FLAMIDORE.

Maintenant que le Ciel d’une main favorable

A mené nos vaisseaux dans cette Île exécrable,

Et que dans ce dessein nous avons réussi

Je veux venger l’affront qu’on vous a fait ici,

Si je ne le faisais je me rendrais parjure,

Et je suis à tel point sensible à cette injure

Que sans considérer ni qualité ni rang

Me coûtât-il le mien je vengerai mon sang,

Détestable tyran dont la rage est connue

Souviens-toi maintenant que ton heure est venue,

Que quand tout l’Univers te voudrait conserver,

Il n’est rien sous le Ciel qui te puisse sauver,

Il est vrai qu’à l’excès de tant et tant de crimes

Il n’est point de rigueurs qui ne soient légitimes,

Et que tout l’Univers n’en peut assez fournir

Si selon tes forfaits on te voulait punir

Aussi n’attends de moi de plus digne salaire,

Que celui que ta rage apprêtait à mon frère ?

LE ROI.

Quoique votre pouvoir soit absolu sur moi,

Parmi tous ses malheurs considérez un Roi.

FLAMIDORE.

Cet égard eut sur vous une extrême puissance,

Et mon frère éprouva cette rare clémence :

Mais ne vous plaignez point quand vous serez traité

De la même façon que mon frère eut été.

MÉLIE.

Si le ressentiment n’a chassé de votre âme

Le premier souvenir.

CLARIONTE.

Que dites-vous (Madame.)

MÉLIE.

Le sort qui maintenant nous a soumis à vous,

Veut que pour vous prier je me mette à genoux,

Puisque je ne suis plus ce que je voulais être.

CLARIONTE.

Non, non, votre obligé ne vous peut méconnaître

Je suis toujours le même, et lors que j’oublierai :

Mais plutôt levez-vous.

MÉLIE.

Je vous obéirai.

Si vous ne saviez trop que je vois sans envie,

Le changement heureux d’une si chère vie,

Et si mes actions ne le pouvaient assez,

Je vous reprocherais mes offices passés :

Mais puisque vous voyez mon âme toute nue,

Et que ma volonté vous est assez connue,

Je ne vous ferai point des discours superflus

Pour des vains souvenirs qui ne me touchent plus.

Je ne vous parle plus d’une flamme importune :

Mais songez seulement aux coups de la fortune,

Que ce rare bonheur ne vous aveugle pas ;

Puisqu’elle peut encor vous remettre plus bas ;

Voyez en quel état elle a réduit mon père :

Elle qui jusqu’ici lui fut toujours prospère,

Elle vous peut traiter de la même façon,

Et son adversité vous est une leçon :

Si vous n’abusez point d’un si grand avantage,

Vous pouvez témoigner ce généreux courage

Considérez son rang plus que sa cruauté,

Et rendez-moi le bien que je vous ai prêté.

Je ne demande point ses biens et sa Couronne,

Oui gardez un pays que la guerre vous donne :

Mais donnez-moi sa vie.

CLARIONTE.

Ah (Madame) cessez

Tant d’obligations m’y contraignent assez,

Quand vous ne m’auriez fait une telle demande,

Je n’aurais pas commis une faute si grande,

Outre votre mérite et ce que je vous dois,

Je sais considérer la dignité des Rois,

J’eusse dans son malheur respecté sa personne,

Qu’il reprenne ses biens, qu’il garde sa Couronne,

Je lui rends tous ses droits, et je n’y prétends rien,

Et je crois que mon frère y consentira bien.

FLAMIDORE.

Dessus mes volontés la vôtre est la maîtresse :

Allez mettre la paix et que le meurtre cesse.

LE ROI.

Ô Dieux ! pouvais-je attendre un traitement si doux,

Je tiendrai donc la vie et le Sceptre de vous,

De vous que j’ai voulu.

CLARIONTE.

Que le passé s’oublie.

Et que dorénavant une amitié nous lie :

Mais (Madame.)

MÉLIE.

Ordonnez je vous obéirai.

CLARIONTE.

Puisque vous le voulez (Madame) j’oserai

Vous voyez que le Ciel m’engage pour un autre,

Et quoique vos faveurs m’aient déjà rendu vôtre,

Je dois mourir ingrat à ses rares bontés,

Et ne vous puis qu’offrir mes bonnes volontés :

Mais puisque le destin l’ordonne de la sorte,

Si votre affection n’est pas encore morte,

Et s’il me peut rester du crédit envers vous

Souffrez que de ma main je vous donne un époux,

Et que pour cet ingrat je vous offre son frère.

MÉLIE.

Ma volonté dépend de celle de mon père,

Et pour moi je l’accepte avec autant d’honneur

Que son affection me comble de bonheur.

LE ROI.

Je consens à ce bien que le destin m’envoie.

FLAMIDORE.

Et moi le recevant je dois mourir de joie.

ROSIMÈNE.

Ah (Madame) agréez que mes embrassements

Vous témoignent l’excès de mes contentements.

LE SACRIFICATEUR.

Désormais vos bonheurs n’auront aucun obstacle,

Et l’accomplissement de ce dernier oracle

Promet à ce pays un éternel repos :

Voyez-en le succès, ce sont ses propres mots.

ORACLE.

Lorsque pour expier vos crimes
On verra trois belles victimes
Disputer un honneur dont la mort est le prix,
Vous serez soulagés de vos peines souffertes,
Et vous réparerez vos pertes
En ce point seulement votre sort est compris.

Comme l’on peut juger par de si grands effets

Et des termes si clairs les Dieux sont satisfaits,

Vous voyez devant vous ces trois belles victimes,

Qui désiraient la mort ont réparé vos crimes,

Et le Ciel qui consent à vos prospérités

Vous fera plus de biens que vous n’en souhaitez.

LE ROI.

En effet si l’on peut sonder dans leurs mystères.

On ne saurait douter de paroles si claires.

 

 

Scène VIII

 

LE ROI, SOLDAT, CLARIONTE, FIDAMANT

 

LE ROI.

Voilà ce prisonnier.

CLARIONTE.

Ah Soldats inhumains.

Quoi ! vous donnez des fers à ces Royales mains,

Est-ce de la vertu la juste récompense :

Mais nous pourrez-vous bien pardonner cette offense.

FIDAMANT.

Pour ne le ressentir je reçois trop de bien :

Mais quel étonnement peut égaler le mien.

Dieu ! Le grand changement.

CLARIONTE.

Voyez encor ma Reine.

FIDAMANT.

Ah ! (Madame) est-ce vous.

CLARIONTE.

Oui c’est ma Rosimène.

Quoi ! vous la connaissez ?

ROSIMÈNE.

Vous saurez tout un jour.

Enfin vous pouvez voir l’effet de mon amour,

Et de votre rapport.

CLARIONTE.

En vain je vous écoute.

ROSIMÈNE.

Je vous retirerai l’un et l’autre de doute.

LE ROI.

Vous serez à loisir éclaircis sur ce point :

Mais que l’étonnement ne nous empêche point,

De connaître son frère, et maintenant le vôtre,

Et voyez quel bonheur peut égaler le nôtre,

Ils me rendent mes biens, voyez quelle douceur,

Et mêmes ce grand Prince accepte votre sœur

FIDAMANT.

Son mérite m’oblige à la reconnaissance

De l’honneur qu’il nous fait d’une telle alliance,

Et leurs rares bontés qui nous laissent un bien,

Que par nos cruautés ils méritaient si bien.

FLAMIDORE.

N’en parlons plus de grâce et recevez un frère,

Qui vient jusqu’à la mort vous servit et vous plaire.

CLARIONTE.

De si puissants bienfaits dont je me sens lié,

Me feraient désirer d’être son allié,

Plût aux Dieux qu’il se peut, et que ma sœur Mélite,

Pour m’obtenir ce bien eut assez de mérite.

FIDAMANT.

Si vous m’en jugez digne après un si grand bien,

Pour être trop heureux je n’espère plus rien.

CLARIONTE.

Mon frère elle est à vous recevez ma promesse.

LE ROI.

J’accepte pour mon fils une belle Princesse.

FIDAMANT.

J’en suis si glorieux que je me méconnais,

Déjà puisqu’il vous plaît je lui donne ma foi.

CLARIONTE.

Mais allons apaiser les troubles de la ville,

Et redonner la paix au reste de cette Île,

Puis nous nous remettrons à la merci des eaux,

Et vous et votre sœur viendrez dans nos vaisseaux.

LE ROI.

Que la cruelle loi pour jamais s’abolisse,

Et que l’on fasse aux Dieux un autre Sacrifice.

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