La Cigale (Henri MEILHAC - Ludovic HALÉVY)

Comédie en trois actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 6 octobre 1877.

 

Personnages

 

MARIGNAN

LE MARQUIS DE LA HOUPPE

DULCORÉ

CARCASSONNE

EDGARD

MICHU

FILOCHE

TURLOT

BIBI

UN DOMESTIQUE

UN GAMIN

LA CIGALE

LA BARONNE

ADÈLE

CATHERINE

LOLOTTE

UNE PAYSANNE

DEUXIÈME PAYSANNE

TROISIÈME PAYSANNE

 

De nos jours.

 

 

ACTE I

 

Une auberge à Barbizon, dans la forêt de Fontainebleau. Les murs sont couverts d’esquisses et d’ébauches. Grande porte au fond, ouvrant sur la cour de l’auberge et sur le passage. Portes à droite et à gauche, premier plan. Tables à droite et à gauche. Au fond, à droite, contre le mur, face au public, un buffet ; sur ce buffet des bouteilles, de la vaisselle ; au-dessus de ce buffet, une petite lucarne. Au fond, à gauche, en pan coupé, les premières marches d’un escalier praticable qui se perd dans la coulisse.

 

 

Scène première

 

MICHU, TURLOT

 

MICHU, en train de boucler son sac sur la table de gauche, et fredonnant le refrain suivant.

La peinture à l’huile,
C’est plus difficile,
Mais c’est bien plus beau
Qu’ la peinture à l’eau !

Turlot paraît pendant que Michu fredonne ces quatre vers. Il a une lettre dans chaque main et examine attentivement les adresses des deux lettres.

TURLOT.

Une lettre pour vous, monsieur Michu...

MICHU.

Donnez.

TURLOT.

J’en ai une aussi pour votre ami, M. Marignan. Et je parierais qu’elles ont, toutes les deux, été écrites par la même personne.

MICHU.

Pourquoi ça ?...

TURLOT.

Parce que les deux adresses sont de la même écriture. Tenez, regardez.

Il fait voir les deux lettres à Michu.

MICHU, prenant l’une des deux lettres.

Ce n’est pas une raison... il y a des hasards... Mais donnez donc...

TURLOT.

C’est de la même personne, je vous dis !... je parierais que c’est de la même personne.

Il s’en va au fond et remet les choses en ordre sur le buffet ; mais, en remontant, il entend les mots : « C’est d’Adèle v, dits par Michu.

MICHU, descendant au milieu de la scène.

C’est d’Adèle.

Il lit.

Mon chéri, j’avais trop présumé de mes forces, je ne peux pas rester huit jours sans te voir. Demain jeudi, je prendrai le train de neuf heures et je serai à onze heures à la gare de Melun. Viens me chercher avec une voiture. Je t’envoie tous les baisers de mon cœur. ADÈLE. Post-scriptum. J’écris la même chose à Marignan ; seulement, toi, c’est sincère.

TURLOT, redescendant.

Il ne descend donc pas, M. Marignan ?...

MICHU.

Il est en train de se harnacher pour aller peindre dans la forêt... Et ce n’est pas une petite affaire, quand Marignan se harnache pour aller peindre dans la forêt !

Entre Marignan, harnachement complet et plus que complet : un sac sur le dos, dans les mains une boîte à couleurs, un parasol, un pliant, etc. Il arrive par l’escalier de gauche.

 

 

Scène II

 

MICHU, TURLOT, MARIGNAN, puis UN GAMIN

 

MARIGNAN.

Regardez-moi bien... je suis sûr qu’il me manque encore quelque chose... je ne sais pas ce qui me manque... mais je suis sûr qu’il me manque encore quelque chose...

MICHU, tournant autour de Marignan.

Mais non ; tu as ton sac, tu as ton parasol, tu as ton pinchard.

MARIGNAN.

Mon pinchard ?... est ce que je l’ai, mon pinchard ? Ah ! oui...

Montrant le pliant qu’il tient à la main.

Le voilà, mon pinchard.

TURLOT, qui a aussi examiné attentivement le harnachement de Marignan.

Il vous manque votre gourde, monsieur Marignan.

Il va prendre la gourde dans le buffet.

MARIGNAN.

Qu’est-ce que je vous disais ?... Je savais bien qu’il me manquait quelque chose... ma gourde.

TURLOT, tout en passant le cordon de la gourde au cou de Marignan.

La voici... avec une lettre que le facteur vient d’apporter pour vous...

MARIGNAN, donnant sa boîte à couleurs à Michu, son pinchard à Turlot, et prenant la lettre.

Je reconnais l’écriture... c’est une lettre d’Adèle... Tu entends, Michu... c’est une lettre d’Adèle...

MICHU, d’un air indifférent.

Ah !...

TURLOT, regardant Michu.

Ah ! ah !...

MARIGNAN, à Turlot.

Qu’est-ce que vous avez ?...

TURLOT.

Rien, monsieur Marignan, rien du tout.

MARIGNAN.

Une lettre d’Adèle.

Il embrasse la lettre.

Ah !...

Il lit.

Mon chéri, j’avais trop présumé de mes forces, je ne peux pas rester huit jours sans te voir.

Parlant.

Elle m’aime bien, mais, moi aussi, je l’aime bien...

Embrassant la lettre.

Cette chère Adèle !...

Lisant.

Demain jeudi, je prendrai le train de neuf heures et je serai à onze heures à la gare de Melun. Viens me chercher avec une voiture. Je t’envoie tous les baisers de mon cœur. ADÈLE.

MICHU.

Il n’y a pas de post-scriptum ?

MARIGNAN.

Non ! Pourquoi me demandes-tu ça ?

MICHU.

Pour rien... je croyais... les femmes ont tellement l’habitude...

MARIGNAN.

Il n’y en a pas. Demain jeudi, c’est aujourd’hui ?

TURLOT.

Oui...

MARIGNAN.

Il me faudra une voiture pour dix heures et demie... vous y penserez, Turlot...

TURLOT.

Soyez tranquille, monsieur Marignan.

MARIGNAN, reprenant sa boîte à couleurs et son pinchard.

Et là-dessus, allons travailler... nous avons encore deux bonnes heures... En route, Michu, en route !...

Il remonte vers le fond.

MICHU.

Je suis tout prêt, moi... mais tu n’emportes pas de toile ?... Cette étude que tu avais commencée...

MARIGNAN.

J’avais dit au moucheron de l’apporter... Où est-il, le moucheron ?... Hé là ! moucheron, hé !...

Michu va prendre sa boîte à couleurs.

UNE VOIX D’ENFANT, dans la coulisse.

Voilà, m’sieu... voilà, voilà !...

Entre par l’escalier un gamin ébouriffé, tenant un grand tableau.

MARIGNAN.

Mets ça là un peu, qu’on puisse juger...

Le gamin met le tableau sur une chaise.

Hé ! qu’est-ce que vous en dites ?... La forêt de Fontainebleau pendant le brouillard, impression.

Il n’y a rien du tout sur la toile, si ce n’est une teinte grise partout répandue et un grand couteau sur le premier plan.

TURLOT, se baissant et s’approchant du tableau ; le gamin regarde également le tableau.

Qu’est-ce que vous avez mis là sur le premier plan ?... un couteau ?...

MARIGNAN.

Oui, c’est pour expliquer mon idée... pour faire comprendre que le brouillard est à couper au couteau.

TURLOT et LE GAMIN, abasourdis.

Oh !

MARIGNAN.

C’est ingénieux, n’est-ce pas ? Il n’y a pas de mal à mettre un peu d’esprit dans la peinture... il n’y a pas de mal. Venez un peu ici, Turlot... Prenez dans ma poche une petite glace qui doit s’y trouver... oui, c’est ça...

Il se regarde.

C’est bien, c’est très bien... remettez-la dans ma poche. Merci. En route, Michu ! Passe devant, moucheron.

LE GAMIN, prenant la toile.

Oui, m’sieu...

Il sort le premier, par la porte du fond.

MARIGNAN, revenant à Turlot.

Et n’oubliez pas, Turlot : une voiture à dix heures et demie, une bonne voiture pour aller chercher Adèle.

TURLOT.

N’ayez pas peur.

MARIGNAN, à Michu, en sortant.

On ne saura jamais à quel point j’aime Adèle !... jamais on ne le saura, jamais, jamais !...

Ils sortent par la porte du fond.

 

 

Scène III

 

TURLOT, époussetant les tables avec une serviette

 

Un brave garçon, ce M. Marignan, mais il a bien fait de posséder un père qui lui a gagné une jolie fortune dans le caoutchouc... Jamais sa peinture ne lui aurait rapporté de quoi avoir une maîtresse qui le trompe avec son ami intime et un ami intime qui le trompe avec sa maîtresse...

La petite porte de droite s’ouvre doucement et l’on aperçoit M. Dulcoré.

 

 

Scène IV

 

TURLOT, DULCORÉ

 

DULCORÉ.

Monsieur l’aubergiste... Vous êtes là, monsieur l’aubergiste ?...

TURLOT.

Ah ! c’est vous, monsieur Dulcoré...

DULCORÉ.

J’ai fini avec le numéro 5, monsieur l’aubergiste, et je vous serais fort obligé de m’amener le numéro 6.

Catherine sort par la porte de droite et se tient près de la table de droite jusqu’à la sortie de Turlot.

TURLOT.

Le numéro 6 ?...

DULCORÉ.

Oui. Est-ce qu’il n’est pas là, le numéro 6 ?

TURLOT.

 Si fait... il est là, dans ma cuisine, avec les numéros 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13 et 14, qui attendent leur tour.

DULCORÉ.

Eh bien, allez me le chercher...

TURLOT.

Oui, j’y vais...

Revenant sur ses pas.

Mais il faudra que nous ayons une conversation, monsieur Dulcoré. Ça ne peut pas continuer comme ça... il faudra que nous ayons une conversation tous les deux.

Il rentre dans la cuisine à gauche.

 

 

Scène V

 

DULCORÉ, CATHERINE

 

CATHERINE, s’approchant de Dulcoré.

Comme ça, monsieur, je ne peux pas faire l’affaire ?

DULCORÉ.

Non, mon pauvre numéro 5...

Se reprenant.

Non, ma pauvre demoiselle.

CATHERINE.

C’est bien dommage !... je vous assure que j’y aurais mis toute la bonne volonté...

DULCORÉ.

Ça ne suffit pas.

CATHERINE.

Oh !...

DULCORÉ.

Il y a des fois où ça suffît, il y a des fois où ça ne suffit pas. Dans notre affaire, à nous, ça ne suffit pas ; il faut autre chose...

CATHERINE.

Qu’est-ce qu’il faut ?

DULCORÉ.

Il faut avoir été élevée, jusqu’à l’âge de trois ans et demi, dans une ferme du Poitou ; avoir, à l’âge de trois ans et demi, été enlevée par des bohémiens ; avoir disparu pendant de longues années ; avoir, il y a six mois, reparu dans diverses localités et notamment dans les environs de Fontainebleau ; avoir, à cette époque, fait partie d’une troupe de saltimbanques dirigée par la mère Gendarme... Vous n’avez rien de tout ça...

CATHERINE.

J’ai de la bonne volonté...

DULCORÉ.

Oui. Mais vous n’avez pas été élevée jusqu’à l’âge de trois ans et demi... vous n’avez pas été enlevée... vous n’avez pas disparu... vous n’avez pas reparu... donc, pas moyen de faire l’affaire...

CATHERINE.

C’est votre dernier mot ?

DULCORÉ.

Je le regrette.

CATHERINE.

Eh bien... vous avez tort, car j’aurais été pleine de bonne vol...

DULCORÉ.

Oui... oui... je le sais.

CATHERINE.

Vous pouvez consulter tout le monde dans le pays, à Marlotte, à Barbizon, on vous dira qu’il n’y en a pas une qui en ait plus que moi, de la bonne volonté... vous entendez... pas une... pas une...

Elle sort par le fond. Entrent par la gauche Turlot et une paysanne croquant une pomme.

 

 

Scène VI

 

DULCORÉ, TURLOT, UNE PAYSANNE

 

TURLOT.

Voilà le numéro 6.

DULCORÉ, regardant la paysanne.

Ah ! la jolie personne !... décidément c’est une jolie personne.

Il la fait passer devant lui.

Entrez là, mademoiselle le numéro 6.

LA PAYSANNE, s’arrêtant avant d’entrer dans la chambre de droite.

Pour quoi faire ?

DULCORÉ.

N’ayez pas peur, je vous en prie... Entrez là... et attendez-moi.

La paysanne sort par la droite.

 

 

Scène VII

 

TURLOT, DULCORÉ

 

DULCORÉ.

Vous m’avez dit, monsieur l’aubergiste, que vous teniez à avoir avec moi une conversation...

TURLOT.

Oui, monsieur, et une conversation sérieuse. On jase sur vous dans le pays, je ne peux pas vous le dissimuler, on jase sur vous.

DULCORÉ.

Vraiment ?...

TURLOT.

Voilà huit jours que vous vous êtes installé là, dans cette chambre... vous faites de la dépense et vous payez bien, je ne dis pas le contraire, mais vous êtes mystérieux... N’essayez pas de vous en défendre... vous êtes mystérieux... voilà huit jours que, tous les jours, vous vous enfermez avec tout ce qu’il y a de jeunes filles dans le pays... sous prétexte de leur faire une communication importante.

DULCORÉ.

On me soupçonne ?...

TURLOT.

En plein !

DULCORÉ.

Eh bien, l’on a tort.

TURLOT.

Ça m’étonnait aussi... il me paraissait impossible qu’avec une physionomie aussi...

DULCORÉ, vexé.

Plaît-il ?

TURLOT.

Mais dites-moi quelque chose, au moins... donnez-moi une explication... que je puisse répondre à toutes les commères qui m’interrogent.

DULCORÉ.

Et si je ne pouvais pas vous en donner, des explications ? si, dans tout cela, je n’étais, moi, qu’un instrument, qu’un rouage ?... s’il y avait derrière moi une des plus grandes dames de France ?...

TURLOT.

Une des plus grandes... ?

DULCORÉ.

Madame la baronne des Allures... rien que ça !...

TURLOT.

Madame la baronne... comment que vous l’appelez ?...

DULCORÉ.

Madame la baronne des Allures. Tel que vous me voyez, voilà vingt ans que j’ai l’honneur d’être chargé de ses affaires contentieuses... Elle avait un frère, un chenapan qui a disparu...

TURLOT.

Ah !

DULCORÉ.

Ce chenapan avait une fille... cette fille aurait aujourd’hui dix-huit ans... on ne sait ce qu’elle est devenue.

TURLOT.

Oh !

DULCORÉ.

Certains indices ont fait croire qu’elle pouvait être dans ce pays. Madame la baronne m’a ordonné d’y venir et d’essayer d’y retrouver la jeune personne. Cela vous suffit-il ?

TURLOT.

Parfaitement, comme ça, au moins, quand on m’interrogera, je pourrai répondre.

Il remonte de quelques pas, puis revenant à Dulcoré.

Qu’est-ce que je vais vous faire pour votre déjeuner ?

DULCORÉ.

Qu’est-ce que vous avez ce matin ?

TURLOT.

Aimez-vous le veau braisé ?

DULCORÉ.

Je ne peux pas le souffrir...

TURLOT.

Alors je ne vous en donnerai pas beaucoup... Vous ne m’en voulez pas de vous avoir demandé cette explication ?

DULCORÉ.

Je vous en veux d’autant moins que l’erreur que vous avez commise est toute naturelle... Ces jeunes filles que j’interroge... elles sont toutes comme vous ; elles se figurent que la communication importante est une frime. Tenez, le numéro 6 qui est là, je suis sûre qu’elle aussi va se figurer...

TURLOT.

Qu’est-ce que vous ferez si elle se figure ?...

DULCORÉ.

Je la détromperai, voilà tout.

Il entre dans la chambre de droite. Turlot se met à essuyer une table. On entend presque aussitôt le bruit d’un soufflet.

TURLOT.

On dirait une gifle !

DULCORÉ, rentrant en se tenant la joue, très gai malgré cela.

Qu’est-ce que je vous disais ? le numéro 6 s’est figuré que la communication importante... je vais la détromper maintenant, je vais la détromper.

Il rentre à droite. Entre par le fond Michu très vivement.

 

 

Scène VIII

 

MICHU, TURLOT

 

MICHU.

Tout de suite... Turlot... là, sur cette table, quelque chose à manger, quelque chose à boire...

TURLOT.

Qu’est-ce qui vous arrive, mon Dieu ?

MICHU.

Une pauvre enfant que nous avons trouvée dans la forêt, une pauvre enfant qui n’a pas mangé depuis vingt-quatre heures... Allez donc... Turlot... allez donc...

TURLOT.

J’y vas ! j’y vas !...

Il sort. Au moment où il sort, paraît la Cigale, à la porte du fond, dans les bras de Marignan.

 

 

Scène IX

 

LA CIGALE, en saltimbanque, costume fané, éraillé, rapiécé, MARIGNAN, MICHU, puis TURLOT

 

MARIGNAN.

Venez, ma pauvre petite, n’ayez pas peur... appuyez-vous.

LA CIGALE, se laissant aller dans les bras de Marignan.

Ah !

MARIGNAN.

Vraiment... est-ce que vous ne pouvez pas marcher ?

LA CIGALE.

Oh ! si... je pourrais bien encore, si je voulais... mais c’est que ça me fait plaisir de me faire porter, c’est que ça me fait plaisir...

MARIGNAN.

Pauvre petite !... tenez, asseyez-vous là.

Il la fait asseoir. Entre Turlot apportant deux plats pour le déjeuner de la Cigale.

Vite, Turlot, vite, mettez ça devant elle.

LA CIGALE, en extase devant les plats, pendant que Marignan, Michu et Turlot arrangent son couvert sur la table.

Tout ça ?... tout ça ?...

MICHU.

Oui...

LA CIGALE.

Je vais pouvoir manger tout ça ?

Turlot prend dans le buffet un pain de quatre livres et l’apporte à Marignan, qui coupe un gros morceau pour la Cigale.

MICHU.

Oui.

LA CIGALE, s’emparant du morceau de pain coupé par Marignan.

Ah !...

MARIGNAN.

Mais pas trop vite, vous savez... vous vous feriez du mal... il ne faut pas...

LA CIGALE.

N’ayez pas peur... j’irai doucement, tout doucement...

Pendant que la Cigale dévore, Marignan, Michu, Turlot sont autour d’elle et la regardent.

MICHU, après un temps.

Drôle de petite frimousse !

MARIGNAN.

Très moderne... le nez surtout... as-tu étudié le nez ?...

MICHU.

Le nez ?...

MARIGNAN.

À la bonne heure ! il n’est pas grec celui-là, il n’est pas vieux jeu...

Turlot apporte une bouteille.

Est-il assez parisien ! est-il assez moderne !...

À la Cigale, voyant qu’elle s’étouffe et lui versant à boire.

Il faut boire, il faut boire pour faire passer !

Turlot la regarde attentivement, Michu vient au milieu.

LA CIGALE.

Merci !

TURLOT, à Michu.

Je la reconnais...

MICHU.

Comment ?

TURLOT.

Mais oui, je la reconnais... je l’ai vue, l’autre jour, à la fête de Melun, dans une baraque... Elle était drôle comme tout, et elle en faisait, des cabrioles !...

Il sort par le fond.

 

 

Scène X

 

LA CIGALE, MARIGNAN, MICHU

 

MARIGNAN, allant prendre une chaise au fond, près de la porte.

Mais comment se fait-il que vous ayez quitté votre baraque et que nous vous ayons retrouvée dans la forêt ?

LA CIGALE.

Je vais vous raconter ça...

MARIGNAN.

Buvez un peu, d’abord.

Il lui verse à boire.

LA CIGALE.

Merci !

MARIGNAN.

Et puis, vous savez, si ça vous fatigue de nous raconter votre histoire maintenant, vous nous la raconterez plus tard, voilà tout.

Il s’assied.

LA CIGALE.

Oh ! non, je ne demande pas mieux que de vous la raconter tout de suite... seulement, il ne faudra pas m’en vouloir... j’irai doucement d’abord... bien doucement.

MARIGNAN.

Oui, c’est cela, doucement, bien doucement.

Elle commence son récit sans quitter la table, Marignan et Michu se tenant à côté d’elle et la servant.

LA CIGALE.

La cause de tout ça, c’est l’amour !... je n’aurais pas été obligée de me sauver si mon directeur, M. Carcassonne, premier physicien en tous genres, ne s’était pas avisé de devenir amoureux de la Cigale...

MARIGNAN.

La Cigale ?...

LA CIGALE.

C’est moi, la Cigale. C’est de moi que mon directeur était devenu amoureux. Dans les commencements, ça n’était pas très clair... je pouvais douter... mais, un jour, j’ai été obligée de lui casser une bouteille sur la tête... et il ne m’a pas fait payer la bouteille.

MICHU.

Oh !

LA CIGALE.

À partir de ce jour-là, je fus fixée et je ne songeai plus qu’à me débarrasser de M. Carcassonne... Ce n’était pas facile... Heureusement, il me vint une idée qui, dans le premier moment, me parut assez ingénieuse.

MARIGNAN, lui versant à boire.

Voyons l’idée !

LA CIGALE.

Il y avait dans la troupe un très bel homme... Bibi... premier hercule en tous genres, un homme superbe... il ne faisait pas la moindre attention à moi, celui-là, mais j’employai un truc... En passant près de lui, un soir, je dis : « Cristi !... c’est beau, un bel homme !... » et je le regardai... comme ça, vous voyez...

MICHU, s’asseyant à gauche.

Oui... oui, nous voyons... Elle est drôlette...

MARIGNAN.

Elle est moderne... on ne peut pas être plus moderne...

LA CIGALE.

Là-dessus, Bibi devint amoureux de moi... oh ! mais amoureux... et jaloux !... Si bien qu’un jour, mon directeur s’étant permis de me prendre par la taille, Bibi le prit, lui, par la peau du cou et l’envoya rouler à quinze pas et donner du nez contre la toile de la baraque... J’étais sauvée, quant à mon directeur, mais je n’avais pas songé à une chose, c’est que l’hercule restait.

MARIGNAN.

Bibi !...

LA CIGALE.

Et il était déchaîné, Bibi !... Je fus obligée de lui casser une bouteille sur la tête, à lui aussi... Cette fois, mon directeur me fit payer la bouteille... mais son intervention se borna là... il n’osait pas me défendre, il se sentait trop faible... J’eus alors une seconde idée qui me parut compléter la première de la façon la plus heureuse... Il y avait dans la troupe une espèce de gringalet nommé Filoche, premier paillasse en tous genres... Ah ! il faut être juste, il a bien de l’esprit !... Lui non plus ne faisait pas attention à moi, il ne pensait qu’à boire... mais, un soir qu’il venait de débiter son boniment, je m’approchai et je lui dis : « C’est beau, les hommes d’esprit !... moi, si jamais je devais faire des bêtises, ce serait certainement avec un homme d’esprit. » Et je le regardai comme ça... je vous ai déjà montré...

MARIGNAN, riant, ainsi que Michu.

C’est égal, refaites-le... refaites-le encore.

Elle refait son petit signe de l’œil ; ils rient tous trois.

LA CIGALE.

Et voilà mon imbécile d’homme d’esprit qui devient plus amoureux à lui tout seul que les deux autres ensemble. C’est bien là-dessus que j’avais compté... À partir de ce moment-là, j’ai vécu tranquille pendant six semaines... ils m’adoraient tous les trois... mais, quand l’un des petits voulait bouger, l’hercule le regardait de travers, et, quand l’hercule devenait trop tendre, les deux petits montraient les dents...

MARIGNAN.

Elle l’avait trouvé, ma foi, elle l’avait trouvé du premier coup !

MICHU.

Qu’est-ce qu’elle avait trouvé ?

MARIGNAN.

Ce que l’Europe cherche depuis si longtemps sans pouvoir y arriver... l’équilibre.

LA CIGALE.

Il ne faut pas s’y fier, à l’équilibre... ça ne dure jamais bien longtemps ! Avant-hier, je m’aperçus que mes trois amoureux, au lieu de passer la journée à se disputer comme ils en avaient l’habitude, avaient l’air d’être fort bien ensemble. Ils riaient, ils se parlaient tout bas, et, tout en se parlant tout bas, tout en riant, ils me regardaient... Alors, moi, je me dis : « Attention, ma fille, faut prendre garde à ta vertu. » La journée se passe... nous donnons dix-sept représentations consécutives et j’ai un succès, un succès énorme... J’y mettais de la coquetterie, vous comprenez... espérant que ça les refâcherait les uns contre les autres ; mais pas du tout... ils continuaient à rire, à se parler bas et à me regarder... Après la dix-septième représentation... il était onze heures et demie du soir... M. Carcassonne, notre directeur, nous dit : « En voilà assez, nous allons souper... » Et nous nous mettons à souper... tous les quatre assis par terre derrière la baraque... La nuit était superbe... au-dessus de nous les étoiles, et tout autour de nous une odeur de friture... Ah ! une belle nuit ! oh ! mais là, vrai, une belle nuit !... À chaque instant, pendant le souper, mon directeur me versait du vin, et ça m’étonnait... parce qu’enfin il avait beau être amoureux, mon directeur, il n’en avait pas moins des principes d’économie... Ça m’étonnait, mais je buvais tout de même pour ne pas avoir l’air de me méfier, et, tout en buvant, je devenais gaie ; mais, tout en devenant gaie, je me disais toujours : « Prends garde, ma fille... prends garde... » Et je prenais garde... Vers la fin du souper, mon directeur tire de son portefeuille trois morceaux de papier, me les donne et me dit : Fais-nous le plaisir d’écrire nos trois noms là-dessus... Je ne comprends pas, moi, mais ça ne fait rien, j’écris les trois noms... Bibi, Carcassonne et Filoche... Quand j’ai écrit les trois noms sur les trois morceaux de papier, on les plie, on les met dans le chapeau du paillasse, on me tend le chapeau et on me dit de prendre un billet, au hasard... Je ne comprends toujours pas, mais ça ne fait rien, je prends un billet... au hasard... J’ouvre, je lis ; sur ce billet il y avait le nom de Filoche. « Pas de chance ! dit M. Carcassonne. – Cré nom ! » dit l’hercule. Et ils s’en vont tous les deux... Je reste seule avec Filoche, et Filoche fait un pas vers moi en clignant de l’œil, les mains en avant.

Elle s’assied sur un des bras du fauteuil.

Alors, j’ai compris... ils m’avaient mise en loterie, les gueux... et c’est Filoche qui avait gagné !...

MARIGNAN, vivement.

Allez donc, allez donc !

LA CIGALE, debout sur le fauteuil.

Je ne fais ni une ni deux, je prends mon élan !

Elle met le pied sur un des genoux de Marignan, passe en l’air devant lui et d’un bond, saute au milieu du théâtre. Marignan et Michu se lèvent. Dans ce mouvement, la chaise de Marignan tombe par terre, Michu la ramasse.

Je passe par-dessus la tête de Filoche en faisant le saut périlleux, je retombe dix pas plus loin et je me mets à courir... Filoche crie et court après moi ; aux cris de Filoche, l’hercule et mon directeur accourent... et se mettent, eux aussi, à me poursuivre... Ah ! mes enfants, quelle cavalcade !... Je traverse en courant tout le champ de foire de Melun ! je bouscule le décapité parlant, je renverse la somnambule ; d’un coup de tête, j’envoie promener le montreur de phoques, qui essayait de me barrer le passage ; j’enjambe la femme géante, celle pour laquelle un offre dix mille francs à la personne qui pourra la rivaliser dans son ensemble !... tous les monstres se mettent à hurler, les femmes piaillent, les hommes jurent, les chiens aboient. Et je cours, moi, je cours, je cours !... ceux qui me poursuivent doivent être loin... Tout à coup, j’entends que l’on galope à côté de moi, que l’on va m’atteindre... je me retourne... c’était le veau à deux têtes qui avait cassé sa corde et qui m’avait suivie... « Veux-tu t’en aller, vilaine bête !... » Mais il ne m’écoute pas... je cours, il court aussi... mes jambes s’embarrassent dans quelque chose... c’était le veau qui venait de laisser tomber l’une de ses têtes...

MARIGNAN.

La meilleure, peut-être !

LA CIGALE.

Justement... je donne un coup de pied dedans, le veau court après et m’abandonne... J’arrive dans la forêt... j’étais seule, je n’entendais plus rien... mon pauvre petit cœur sautait dans ma poitrine, il me semblait que j’allais tomber et rester là... mais ça m’était bien égal... J’étais sauvée, je n’avais plus devant moi cet horrible Filoche, l’œil allumé, les bras ouverts... brrr !... Je suis restée vingt-quatre heures dans la forêt, n’osant pas me montrer, tant j’avais peur d’être reprise... Tout à l’heure vous m’avez aperçue, j’ai voulu m’enfuir... mais, quand on n’a pas mangé depuis vingt-quatre heures, on ne court pas aussi bien que lorsqu’on vient de souper... vous avez couru après moi, vous m’avez rattrapée tout de suite, et voilà !!

Elle va tomber sur la chaise que Marignan a renversée en se levant. Cette chaise a été placée par Michu au milieu de la scène.

MARIGNAN.

Et nous sommes bien contents de vous avoir rattrapée, vous entendez, petite Cigale, nous sommes bien contents.

Il lui tend les deux mains.

LA CIGALE, toujours assise, et mettant ses deux mains dans les mains de Marignan.

Et moi aussi, je suis bien contente d’avoir été rattrapée par vous... vous entendez, monsieur... comment vous appelez-vous ?

MARIGNAN, quittant les mains de la Cigale.

Marignan, moi... Marignan. Lui, il s’appelle Michu.

LA CIGALE, riant.

Michu ?

MICHU, vexé.

Oui... Michu.

MARIGNAN.

Lui Michu, et moi Marignan.

LA CIGALE.

Marignan.

Elle regarde Marignan des pieds à la tête et se met à rire.

MARIGNAN.

Qu’est-ce que vous avez à rire ?

LA CIGALE, riant toujours.

Quelque chose que je me disais, à part moi, en vous regardant...

MARIGNAN.

Quoi donc ?

LA CIGALE, riant toujours.

Je n’ose pas.

MARIGNAN.

Dites, voyons...

LA CIGALE, même jeu.

C’est que... Non, décidément je n’ose pas.

MARIGNAN.

Allons donc...

LA CIGALE.

Eh bien, c’est que vous auriez fait un bien beau saltimbanque.

Michu et Marignan éclatent de rire.

Voyons, c’est pas tout ça... vous avez été bien gentils pour moi... qu’est-ce que je m’en vais faire pour vous remercier ?... Voulez-vous que je vous dise la bonne aventure ?

MARIGNAN.

Si vous voulez...

LA CIGALE.

Donnez-moi votre main...

MARIGNAN, lui donnant la main gauche.

Voilà.

LA CIGALE examine la main, tape dedans, regarde les phalanges des doigts, puis les lignes.

Ah ! mon Dieu !

MARIGNAN, inquiet.

Qu’est-ce qu’il y a ?

LA CIGALE.

Voilà ce que je craignais.

MARIGNAN, de plus en plus inquiet.

Qu’est-ce qu’il y a, voyons, qu’est-ce qu’il y a ?...

LA CIGALE, étudiant la main de Marignan.

Vous avez une nature généreuse...

MARIGNAN.

Oui...

LA CIGALE.

Votre caractère est noble...

MARIGNAN.

Oui...

LA CIGALE.

Votre âme est belle...

MARIGNAN.

Oui...

LA CIGALE.

Et vous aimez ?...

MARIGNAN.

Oui... j’aime Adèle... une blonde.

LA CIGALE.

Elle est blonde... j’allais le dire...

En riant.

Eh bien, cette personne...

MARIGNAN, très sérieusement.

Cette personne ?...

LA CIGALE, voyant son air sérieux de Marignan et laissant retomber sa main.

Rien... c’est des bêtises, la bonne aventure ; êtes-vous bête de croire à ça...

MARIGNAN, tendant la main et vraiment inquiet.

Cependant, puisque vous avez commencé...

LA CIGALE.

Rien, je vous dis, il n’y a rien.

Bas, à Michu.

Je ne peux vraiment pas lui faire part de ce que j’ai vu... Cette femme... cette femme... cette femme qu’il adore.

MICHU.

Eh bien ?...

LA CIGALE.

Eh bien, elle le trompe...

MICHU, souriant.

Vous croyez ?...

LA CIGALE.

Elle le trompe avec un singe...

MICHU, vexé.

Vous croyez ?

Il remonte vers le fond.

LA CIGALE.

J’en suis sûre.

La petite porte de droite s’ouvre doucement, paraît Dulcoré. Marignan va s’asseoir à la table de gauche. La Cigale tire un vieux jeu de cartes de sa poche et étale des cartes sur la table devant Marignan.

 

 

Scène XI

 

LA CIGALE, MARIGNAN, MICHU, DULCORÉ, puis TURLOT

 

DULCORÉ.

Monsieur l’aubergiste !...

Saluant.

Madame, messieurs, je vous demande pardon, est-ce que vous n’auriez pas aperçu monsieur l’aubergiste ?

TURLOT, entrant par la porte de gauche.

Qu’est-ce qu’il y a ?

DULCORÉ.

J’ai fini avec le numéro 6, monsieur l’aubergiste, et je vous serais obligé de m’amener le numéro 7.

TURLOT.

Je vais vous le chercher.

Il disparaît. Pendant ces dernières répliques, la paysanne numéro 6 est sortie de la chambre de droite.

MICHU, regardant la paysanne.

Elle est assez grecque, celle-là, hé !

À Marignan.

Qu’est-ce que tu en dis ?...

Il prend la taille de la paysanne, celle-ci lui envoie un soufflet qui manque de le faire tomber et elle s’en va.

MARIGNAN, riant.

Elle est assez grecque !

DULCORÉ, à Michu encore étourdi du soufflet qu’il a reçu.

Il ne faut pas en vouloir à mademoiselle... mademoiselle vient d’éprouver une déception. Elle croyait pouvoir faire l’affaire et il s’est trouvé qu’elle ne pouvait pas ! il ne faut pas lui en vouloir.

Entre Turlot, amenant une nouvelle paysanne. Ils viennent du fond.

TURLOT.

La voilà... je ne savais pas ce qu’elle était devenue. Des saltimbanques viennent d’entrer dans la cour... et alors toutes vos demoiselles se sont précipitées...

LA CIGALE.

Des saltimbanques !...

Elle traverse la scène en courant, saute sur un tabouret, de ce tabouret sur le buffet, met le pied sur une bouteille, et, de là, se tenant en équilibre, regarde par la petite lucarne placée au-dessus du buffet.

C’est bien eux ! Bibi, Carcassonne et Filoche !... Ils me cherchent.

Elle saute à bas d’un seul bond, bouscule Marignan et Michu.

Ne leur dites pas que je suis ici... Si vous leur disiez que je suis ici, je serais perdue.

Elle sort par l’escalier de gauche ; Marignan la suit un peu et reste sur les marches, Michu gagne la gauche.

DULCORÉ, à la nouvelle paysanne, qui a regardé tout cela avec stupéfaction.

Vous êtes surprise, mademoiselle ?

LA PAYSANNE.

Oui, monsieur.

DULCORÉ.

Eh bien, ce que vous venez de voir n’est rien du tout à côté de ce que je vais vous raconter. Ayez la bonté d’entrer là, mademoiselle le numéro 7, ayez la bonté d’entrer là.

Il entre dans la chambre de droite avec la paysanne. Paraît au fond Carcassonne.

 

 

Scène XII

 

MARIGNAN, MICHU, TURLOT, CARCASSONNE, BIBI, FILOCHE

 

CARCASSONNE, entrant le premier et venant frapper sur la table de droite.

À la boutique !... Trois cafés, s’il vous plaît.

TURLOT.

On va vous les servir, vos trois cafés...

Il sort. Michu et Marignan vont s’asseoir à la table de gauche.

CARCASSONNE, à Marignan et à Michu.

Votre serviteur, messieurs.

Allant au fond.

Eh bien, monsieur Bibi, que faites-vous là ? vous n’entrez pas ?

BIBI, entrant avec un grognement et passant devant Carcassonne pour aller s’asseoir à la table de droite.

Hum !

CARCASSONNE.

Cela suffit, l’on ne vous en demande pas davantage. Et M. Filoche, où donc est-il ?

FILOCHE.

Voilà, patron, voilà.

Il va s’asseoir à droite, près de Bibi.

CARCASSONNE.

Toujours en retard !

FILOCHE.

Faut pas m’en vouloir... je viens de rencontrer là un de mes anciens camarades de l’École des Chartes.

CARGASSONNE.

Qu’est-ce qu’il fait, à présent ?

FILOCHE, en s’asseyant.

Il est retapeur de peaux de lapin en chambre...

CARCASSONNE.

Jolie profession !

Rentre Turlot apportant les trois cafés.

Laissons là ces balivernes... nous sommes ici pour nous occuper de choses sérieuses.

Tout en prenant son café, il parle bas à Filoche et à Bibi, puis il se lève et se présente lui-même à Marignan et à Michu.

M. Carcassonne, premier physicien en tous genres, directeur de la troupe connue sous le nom de « Troupe de M. Carcassonne » !... Là, maintenant que les présentations sont faites, vous me permettrez, messieurs, de vous demander un renseignement : vous n’auriez pas aperçu par ici une jeune artiste ?

MARIGNAN, sans se lever, roulant une cigarette.

Une jeune artiste ?...

CARCASSONNE.

Oui, une jeune artiste, une jeune acrobate, seize à dix-huit ans... visage ovale et rempli d’agrément. Elle répond au nom de la Cigale et se promène vêtue d’un costume encore somptueux.

MARIGNAN, de même.

Non, nous n’avons pas vu...

CARCASSONNE.

Vous êtes bien sûrs ?...

Mouvement de Marignan.

Vous espécialement, monsieur l’aubergiste, vous êtes bien sûr de ne pas avoir vu... ?

TURLOT.

Je n’ai rien vu du tout...

Il sort par la gauche.

CARCASSONNE, après un nouveau petit conciliabule avec ses acolytes.

C’est fâcheux, vraiment, c’est très fâcheux ! je donnerais beaucoup pour la retrouver... car il faut vous dire, messieurs, qu’en se sauvant de chez moi, elle m’a dérobé un objet de grande valeur.

MICHU.

Quel objet ?...

CARCASSONNE.

Une cuiller, messieurs, une cuiller d’argent, pièce rare et curieuse à laquelle je tenais espécialement... elle faisait partie de ma vieille argenterie... de mon argenterie de famille.

Avant même qu’il ait fini la phrase, la Cigale a sauté les trois marches de l’escalier et vient se jeter furieuse, menaçante, entre Marignan et Carcassonne.

 

 

Scène XIII

 

MARIGNAN, MICHU, CARCASSONNE, BIBI, FILOCHE, LA CIGALE

 

LA CIGALE.

Répétez ça, un peu... répétez ça, un peu, que je suis une voleuse ; répétez ça, un peu...

Elle saisit la bouteille qui est restée sur la table et veut assommer Carcassonne.

MARIGNAN, l’arrêtant et lui prenant le bras.

Eh là !...

CARCASSONNE.

Eh non, c’était une farce !...

LA CIGALE.

Une farce !...

Elle veut encore frapper Carcassonne.

MARIGNAN, la retenant et lui retirant la bouteille des mains.

Eh là !

CARCASSONNE.

Je savais qu’il n’y en pas une comme toi pour avoir du cœur.

LA CIGALE, à Carcassonne.

Grand brigand !

CARCASSONNE.

Alors, je me suis dit que, si tu étais cachée quelque part, le plus sûr moyen de te forcer à te montrer était de...

LA CIGALE.

La vieille argenterie de monsieur, sa vieille argenterie de famille...

CARCASSONNE, se levant.

C’était une farce, je le répète... Et elle n’était pas si mauvaise, la farce, puisqu’elle a réussi. Te voilà retrouvée, nous n’avons plus qu’à nous en aller tous les quatre.

LA CIGALE.

M’en aller avec vous ?...

CARCASSONNE.

Sans doute...

LA CIGALE.

Non... non... quant à ça ! je ne veux pas !

À Marignan et à Michu.

Vous me défendrez, n’est-ce pas ?... vous ne me laisserez pas emmener ?

MARIGNAN, la faisant passer à gauche.

N’ayez pas peur, petite Cigale...

CARCASSONNE.

Ah ! ah ! monsieur s’oppose ?...

MARIGNAN.

Comme vous voyez...

BIBI, rejetant violemment Filoche de côté et voulant se précipiter sur Marignan.

Hum !...

MARIGNAN, à Bibi.

Vous dites ?

Carcassonne et Filoche contiennent à grand’peine Bibi.

CARCASSONNE.

Doucement, monsieur Bibi, doucement... avant de proposer à monsieur d’accepter un caleçon, il y a d’autres moyens à employer. Monsieur me paraît être un homme assez raisonnable, et je suis bien sûr qu’il changera d’avis dès qu’il aura jeté les yeux sur ce papier...

Il tire d’un vieux portefeuille un papier jauni et le donne à Marignan.

MARIGNAN.

Qu’est-ce que c’est que ça ?...

CARCASSONNE.

Lisez, je vous en prie.

Il se rassied.

MARIGNAN, lisant.

Engagement : Le nommé Marguerite dit Caoutchouc, premier disloqué en tous genres, s’engage à exécuter tous ses exercices de dislocation, y compris celui qui consiste à mettre sa tête à un mètre cinquante du reste de sa personne...

CARCASSONNE, se levant et reprenant l’engagement à Marignan.

Ce n’est pas ça... je me suis trompé... La Cigale ? Voyons donc... voyons donc...

Il cherche dans son portefeuille et donne un autre papier à Marignan.

Ah ! voilà... tenez, monsieur.

MARIGNAN, lisant.

Entre les soussignés, monsieur Carcassonne, directeur, demeurant tantôt dans un endroit, tantôt dans un autre, et la demoiselle Cigale, même adresse, il a été arrêté et convenu ce qui suit... La demoiselle Cigale déclare s’engager dans la troupe de monsieur Carcassonne en qualité de première-emporte-pièce en tous genres : sauteuse, équilibriste, diseuse de chansonnettes, etc. La demoiselle Cigale fera partie de la troupe jusqu’au 25 octobre 1878.

CARCASSONNE.

Vous comprenez. Je compte sur elle pour faire mon exposition... vous comprenez...

LA CIGALE, passant à Carcassonne.

Qu’est-ce que cela prouve... ?

CARCASSONNE.

Comment ! ce que ça prouve ?... Ça prouve que jusqu’au 25 octobre vous êtes obligée...

LA CIGALE.

Allons donc !... il y a quelque chose qui est au-dessus de tous les engagements du monde...

CARCASSONNE.

Quoi donc ?...

LA CIGALE.

L’honneur !

CARCASSONNE.

L’honneur !!

LA CIGALE.

Oui, l’honneur !!! C’est pour garder le mien que je me suis sauvée.

Voyant les regards des trois saltimbanques fixés avidement sur elle.

Et j’ai bien fait de me sauver. Tenez, les voyez-vous, tous les trois, les voyez-vous ?

CARCASSONNE.

Des bêtises, tout ça !... l’honneur consiste à respecter ses engagements... Voilà le vôtre, d’engagement... Je vous en prie, monsieur, article 5... voyez, monsieur, voyez l’article 5.

MARIGNAN, lisant.

Le présent engagement ne pourra être rompu par mademoiselle Cigale qu’en payant un dédit de...

LA CIGALE, l’interrompant.

Y a-t-il sur son papier qu’un directeur a le droit de mettre sa pensionnaire en loterie ?... y a-t-il ça, dites ?

MARIGNAN.

Non, il n’y a pas ça...

LA CIGALE.

Et vous m’y avez mise, en loterie, vous m’y avez mise... il me semble qu’en voilà, un cas de rupture... et un fameux !

CARCASSONNE.

Cela est-il stipulé ?...

LA CIGALE, furieuse.

Oh !

CARCASSONNE.

J’en appelle à vous, messieurs, qui me paraissez être, chacun dans votre genre, des esprits exceptionnellement remarquables. Cela est-il stipulé ?...

MARIGNAN.

Non, mais il est dit que mademoiselle peut être libre en payant un dédit de trois cents francs...

FILOCHE.

Trois cents francs !!!

LA CIGALE.

Il savait bien ce qu’il faisait, le brigand, il savait bien ce qu’il faisait en mettant une pareille somme !

MARIGNAN.

Eh bien, les voici, vos trois cents francs.

FILOCHE, ébahi.

Oh !

CARCASSONNE, étonné.

Pas possible.

MARIGNAN.

Les voici, prenez-les..

LA CIGALE.

Par exemple ! je ne veux pas...

MARIGNAN.

Laissez donc, ce n’est rien...

À Carcassonne.

Prenez-les, je vous dis.

Carcassonne prend l’argent.

LA CIGALE, affolée, pleurant de joie, embrassant les mains de Marignan.

Oh ! c’est trop, ça, c’est trop !

MARIGNAN.

Petite Cigale !

Un silence. Échange de regards entre Carcassonne, Filoche et Bibi.

CARCASSONNE, à la Cigale.

À la bonne heure, mais quand, demain, une foule idolâtre envahira notre espectacle, quand messieurs les spectateurs et mesdames leurs épouses se feront l’honneur de nous demander ce que la Cigale est devenue, sais-tu ce que nous leur répondrons, dis, le sais-tu ?

LA CIGALE.

Non, je ne sais pas.

CARCASSONNE.

Nous leur répondrons que la Cigale n’avait pas l’âme d’une vraie artiste et qu’elle nous a quittés pour suivre un gommeux.

MARIGNAN.

Mais pas du tout, vous vous trompez.

CARCASSONNE.

Nous leur répondrons qu’à la corde raide de la vertu la Cigale a préféré le tremplin du déshonneur. Venez, monsieur Filoche...venez, monsieur Bibi, nous n’avons plus rien à faire ici.

Bibi sort le premier, puis Filoche. Carcassonne, en s’en allant, dit à Marignan.

Le tremplin du déshonneur !...

Il sort.

 

 

Scène XIV

 

LA CIGALE, MARIGNAN, MICHU

 

MARIGNAN, suivant Carcassonne.

Mais pas du tout, pas du tout !... vous êtes dans l’erreur...

Revenant à la Cigale.

Il est dans l’erreur, je vous assure... je n’ai jamais songé...

LA CIGALE.

Ah !

MARIGNAN.

Le tremplin du déshonneur, a-t-on jamais vu ?... il n’y a pas de tremplin là dedans... demandez à Michu... Ce que j’en ai fait, ç’a été par...

LA CIGALE.

Ç’a été par bonté ?...

MARIGNAN.

Oui, par bonté, par pure bonté. Je l’ai fait pour vous obliger, pas pour autre chose, croyez-le bien.

LA CIGALE.

Oui, je vous crois !...

MARIGNAN.

Pas pour autre chose...

LA CIGALE.

Je vous dis que je vous crois... ce n’est pas la peine de tant le répéter.

TURLOT, entrant.

Voilà la voiture... monsieur Marignan.

MARIGNAN, remontant un peu.

Est-ce qu’il est l’heure ?...

La Cigale passe à droite.

TURLOT.

Mais oui, monsieur Marignan... mais oui.

Il sort.

MARIGNAN.

En route, alors ! allons chercher Adèle... cette chère Adèle...

LA CIGALE, entre ses dents.

La blonde.

MARIGNAN.

Eh bien, Michu, tu ne viens pas ?

MICHU.

Est-il bien nécessaire que moi ?...

MARIGNAN, venant à Michu.

Certainement, certainement... ça fera plaisir à Adèle...

MICHU.

Ah ! si tu crois que ça lui fera plaisir.

Ils remontent.

LA CIGALE, entre ses dents en désignant Michu.

Le singe !...

MARIGNAN, revenant à la Cigale.

Et, vous, petite Cigale, qu’est-ce que vous allez devenir ?

LA CIGALE.

Ne vous inquiétez pas de moi, je trouverai un autre engagement.

MARIGNAN.

Soit ; mais, en attendant que cet autre engagement soit trouvé, faites-moi le plaisir d’accepter...

Il veut lui mettre dans la main un billet de cent francs.

LA CIGALE, très vivement.

Non, non, je ne veux pas.

MARIGNAN.

Eh ?

LA CIGALE, s’éloignant.

Je ne veux pas, je vous dis, je ne veux pas.

MARIGNAN.

Eh là !...

LA CIGALE, se calmant et revenant à Marignan, qui a toujours le billet dans la main.

Non, j’ai tort, c’est de la mauvaise fierté... j’accepte... et je vous remercie...

Elle prend le billet.

MARIGNAN.

À la bonne heure ! Et si nous ne devons plus nous revoir, bonne chance, petite Cigale... bonne chance.

LA CIGALE, très émue.

Je vous remercie.

MARIGNAN, un peu gagné par l’émotion de la Cigale.

Allons donc... voyons... qu’est-ce que c’est...

LA CIGALE, de plus en plus émue.

Je vous remercie... je vous remercie...

MARIGNAN, à part.

Pauvre petite !...

À Michu.

En route, Michu.

Il sort par le fond.

MICHU.

Oui, je viens...

Revenant et bas à la Cigale.

Attendez-moi.

LA CIGALE.

Plaît-il ?

MICHU.

Attendez-moi, et, si vous êtes gentille... si vous êtes bien gentille, je vous donnerai une lettre de recommandation pour le cirque Fernando...

Il sort ; on entend au dehors la voix de Marignan.

MARIGNAN, dans la coulisse.

Allons, Michu, nous allons être en retard... Où est le fouet ?... où est-il, le fouet ?... là... c’est bien... lâchez tout maintenant... hop là... hop !...

La Cigale est seule en scène, appuyée contre la table de droite. Elle écoute. Le bruit des grelots du cheval se perd dans le lointain.

 

 

Scène XV

 

LA CIGALE

 

Il est parti... et je reste là, moi, je reste là.

En essayant de contenir ses sanglots.

Et c’est maintenant que je les comprends, ces paroles que me disait, un soir, la femme géante... celle pour laquelle on offre dix mille francs à la personne qui pourra la rivaliser... Toi aussi, me disait-elle, toi aussi tu seras amoureuse...

En sanglotant tout a fait.

et tu verras comme c’est embêtant !... Elle aimait un nain, elle, un affreux petit nain ; moi, un moins, j’aime un bel homme... il ne m’aime pas, il adore Adèle... son Adèle !... Oh ! mais c’est impossible, ça ne peut pas durer, cet amour-là... voyons donc, voyons donc...

Elle prend des cartes, vient tomber à genoux devant un tabouret et étale ses cartes sur ce tabouret.

Qu’est-ce que je disais ?... ça ne durera pas. Il s’apercevra qu’elle le trompe... il cessera de l’aimer... et il en aimera une autre.

Avec agitation.

Et qui est-elle, cette autre, qui est-elle ?...

Avec douleur.

Une demoiselle du plus grand monde... qui lui aura jeté quelque chose à la tête... Une demoiselle du plus grand monde... ce n’est pas moi...

En reprenant ses cartes.

Allons, ce que j’ai de mieux à faire, c’est d’essayer de me débarrasser de mon amour... ce ne sera peut-être pas facile, mais avec le temps... aujourd’hui j’en oublierai un peu, demain encore un peu... après-demain la même chose... jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien... plus rien du tout... et alors...

Dulcoré sort de sa chambre avec la paysanne.

En attendant, il faut prendre un parti... Ah bah ! je m’en vais retourner dans mon ancienne troupe, chez la mère Gendarme.

Pendant ce temps, Dulcoré a reconduit la paysanne ; elle sort par la porte du fond au moment où la Cigale prononce ces mots : la mère Gendarme !

 

 

Scène XVI

 

LA CIGALE, DULCORÉ

 

DULCORÉ, redescendant avec les signes de la plus violente émotion.

La mère Gendarme !... Je ne me trompe pas, vous venez bien de prononcer le nom de la mère Gendarme ?

LA CIGALE.

Oui...

DULCORÉ.

Ah ! mon Dieu !... Est-ce qu’après tant d’efforts je serais enfin sur le point d’arriver ?... Vous avez bien dit la mère Gendarme ?

LA CIGALE.

Oui !

DULCORÉ.

Elle dirigeait une troupe de saltimbanques ?

LA CIGALE.

Oui.

DULCORÉ.

Et vous avez, vous, fait partie de cette troupe ?

LA CIGALE.

Oui.

DULCORÉ.

À quelle époque ?... Ne répondez pas trop vite... Si votre réponse n’allait pas concorder, ce serait à s’arracher... À quelle époque ?... répondez...

D’une voix faible, comme s’il allait se trouver mal.

Non, ne répondez pas...

Il s’appuie sur la table.

LA CIGALE.

Eh bien ! voyons, eh bien ?

DULCORÉ.

Quelques gouttes d’eau, je vous en prie...

La Cigale court prendre un verre d’eau sur le buffet.

Jetez-moi quelques gouttes d’eau sur la figure.

Après que la Cigale lui a jeté de l’eau à la figure.

Répondez, maintenant... À quelle époque en avez-vous fait partie ?...

LA CIGALE.

Il y a six mois...

DULCORÉ.

Il y a six mois !... C’est ça, c’est ça même... Vous avez bien dit : il y a six mois ?...

LA CIGALE.

Oui.

DULCORÉ.

Et depuis quel âge ? Mon Dieu ! donnez-moi la force... Depuis quel âge êtes-vous acrobate ?

LA CIGALE.

Mais je crois bien que je l’ai toujours été...

DULCORÉ.

Toujours ?

LA CIGALE.

Toujours.

DULCORÉ, avec désespoir.

Ça ne va pas.

LA CIGALE.

Ça ne va pas... 

Elle se prépare à lui jeter encore de l’eau à la figure.

DULCORÉ.

Non, non... ce n’est pas ça... Je veux dire... ça ne va plus... Réfléchissez... réfléchissez...

LA CIGALE.

J’ai beau réfléchir, il me semble bien que...

DULCORÉ.

Réfléchissez encore... Je ne veux pas, moi, que vous l’ayez toujours été... je ne veux pas...

LA CIGALE, se donnant du bout des doigts une petite tape sur le front.

Attendez donc !...

DULCORÉ.

Là... Qu’est-ce que je vous disais ?...

LA CIGALE.

Vous savez... Il vous passe par la tête des choses... On se demande quelquefois si, par hasard, ce ne seraient pas des souvenirs...

DULCORÉ.

Il faut que ça en soit !... Nous n’aurions plus qu’à nous jeter à l’eau tous les deux, si ça n’en était pas ! Continuez...

LA CIGALE.

Eh bien, il y a des moments où il me semble que je me rappelle... J’étais toute petite alors... toute petite, toute petite.

DULCORÉ.

Qu’est-ce que vous vous rappelez ?... Dites...

LA CIGALE.

Des poules, des canards...

DULCORÉ.

Une ferme !

LA CIGALE.

Oui, une ferme.

DULCORÉ.

C’est bien ça, c’est bien ça...

LA CIGALE.

Et puis, de temps à autre, de grands chiens qui aboient, des cavaliers qui passent ventre à terre, le son du cor...

DULCORÉ.

La chasse.

LA CIGALE.

Oui...

DULCORÉ.

C’est bien ça... Le Poitou, pays des chasseurs... Une ferme dans le Poitou !... C’est bien ça... c’est bien ça... Encore un renseignement, le dernier, le plus important de tous... Mais je ne peux plus parler... je ne peux plus...

La force lui manque. La Cigale le fait asseoir. Dulcoré remue les lèvres sans prononcer aucun mot.

LA CIGALE.

Quoi ?

DULCORÉ.

Je ne peux plus, je vous dis !...

La Cigale mot son oreille tout près des lèvres de Dulcoré. Celui-ci lui parle tout bas. La Cigale sourit. Dulcoré continue de lui parler bas.

LA CIGALE, baissant un peu l’une des épaulettes de son corsage et montrant à Dulcoré un signe qu’elle a sur l’épaule.

Oui, là, sur l’épaule... Vous pouvez le voir.

DULCORÉ.

C’est elle... il n’y a plus à en douter, c’est bien elle... j’ai retrouvé la jeune fille !...

LA CIGALE.

La jeune fille ?

DULCORÉ.

C’est vous, la jeune fille, c’est vous...

LA CIGALE.

Je ne serais donc pas ?...

DULCORÉ.

Une bohémienne... Certainement non, vous n’êtes pas une bohémienne...

LA CIGALE.

Que suis-je ?

DULCORÉ.

Une demoiselle... une demoiselle du monde...

LA CIGALE.

Du plus grand ?

DULCORÉ.

Oui...

LA CIGALE.

Ah ! ! Mais alors, ce que les cartes annonçaient tout à l’heure...

DULCORÉ, étonné.

Les cartes ?...

LA CIGALE.

C’est vrai, vous ne pouvez pas me comprendre... mais je me comprends, moi, je me comprends, et ça me suffit...

Bruit d’une querelle dans la coulisse. On entend les voix de Marignan, de Michu, d’Adèle et de Turlot.

DULCORÉ, allant voir au fond.

Qu’est-ce que c’est que ça ?... une dispute ?... On vient.

Allant ouvrir la porte de droite.

Entrons là...

LA CIGALE.

Pour quoi faire ?

DULCORÉ.

Quelques instructions à vous donner...

LA CIGALE.

Du plus grand monde !... Je suis une demoiselle du plus grand monde !... Eh bien, mais, je puis l’aimer, alors... rien ne m’empêche de l’aimer !... Je l’aime... je l’aime !

DULCORÉ.

Mademoiselle... mademoiselle.

LA CIGALE, changeant de ton.

Voilà... monsieur... voilà...

Elle fait à Dulcoré une révérence de danseuse de corde, et sort, moitié courant, moitié bondissant, à la façon d’une écuyère de cirque qui, ses exercices terminés, s’esquive rapidement de l’arène. Dès que la Cigale est sortie, paraît au fond Marignan furieux. Il amène Adèle, la fait entrer en scène, puis veut se précipiter au dehors. Il est arrêté par Turlot et par Michu.

 

 

Scène XVII

 

MARIGNAN, ADÈLE, MICHU, TURLOT

 

TURLOT.

Voyons, monsieur Marignan, voyons...

MARIGNAN.

Je ne tolérerai pas, je vous dis... Je ne tolérerai pas qu’on soit insolent avec Adèle...

Adèle, qui paraît horriblement agacée, va s’asseoir à gauche près de la table.

MICHU.

Qui est-ce qui a été insolent ?

MARIGNAN.

Ce monsieur... tu ne l’as pas vu... Il s’est permis de regarder Adèle d’une manière... Je lui casserai les reins, à ce monsieur. 

TURLOT.

Voyons, monsieur Marignan, voyons...

MARIGNAN.

Oui, je les lui casserai, et pas plus tard que tout de suite encore, et pas plus tard que tout de suite !...

Il se débarrasse de Turlot et sort.

TURLOT, courant après lui.

Eh bien !... eh bien !...

Il sort.

 

 

Scène XVIII

 

ADÈLE, MICHU

 

MICHU, voulant suivre Marignan.

Attends, je vais avec toi...

ADÈLE.

Où vas-tu ?

MICHU.

Eh bien ! mais... puisqu’on va se cogner... je vais...

ADÈLE.

Reste là...

MICHU.

Ce n’est pas gentil, ce que vous me faites faire là...

ADÈLE.

Reste là... je le veux...

Elle se lève et vient à Michu.

MICHU.

Ah !

ADÈLE.

Michu...

MICHU.

Adèle...

ADÈLE.

Il m’ennuie, ce Marignan, avec sa manie de me faire respecter... Il m’ennuie, tandis que toi...

MICHU.

Tandis que moi ?

ADÈLE.

Je t’aime, toi... tu le sais bien, que je t’aime...

MICHU.

Oui.

ADÈLE.

Et toi ?

MICHU.

Moi aussi...

ADÈLE.

Michu...

MICHU.

Adèle...

Moment d’extase. Entre la Cigale ; elle regarde et elle écoute.

ADÈLE.

C’est pour toi que je suis venue... ce n’est pas pour lui... tu entends, c’est pour toi... je t’adore...

LA CIGALE, laissant éclater un petit rire aigu.

Hi... hi...

ADÈLE, regardant la Cigale.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

Dulcoré entre par la droite. Entrent par le fond Marignan et Turlot.

 

 

Scène XIX

 

TOUT LE MONDE

 

MARIGNAN.

Je lui ai donné un bon coup de poing, tout de même...

À Turlot.

N’est-ce pas que je lui ai donné un bon coup de poing, à ce monsieur ?... Quand je dis : «à ce monsieur», je ne sais pas au juste si c’était le même, mais ça ne fait rien, je lui ai donné un bon... Tiens, vous êtes encore là, petite Cigale ?...

LA CIGALE, avec importance.

Pas pour longtemps... je pars... Avez-vous une voiture, monsieur l’aubergiste ?

TURLOT, étonné.

Une voiture ?

LA CIGALE.

Mais oui, une voiture...

TURLOT.

J’ai justement celle qui vient de ramener...

LA CIGALE.

Je la prends... mes moyens me permettent de la prendre...

À Dulcoré.

N’est-ce pas, monsieur ?

DULCORÉ, s’inclinant.

Oui, mademoiselle.

LA CIGALE, à Marignan.

Je pars... mais, avant de partir...

Elle prend des billets de banque dans le portefeuille de Dulcoré.

Tenez, voici les trois cents francs que vous avez donnés pour mon dédit... et puis ce que vous avez ajouté... Oh ! n’ayez pas peur... je peux vous rendre tout ça sans être gênée... n’est-ce pas, monsieur ?

DULCORÉ.

Oui... mademoiselle.

MARIGNAN, très étonné.

Mais que vous est-il donc arrivé ?

LA CIGALE.

Vous saurez ça plus tard... car nous nous reverrons... oui, nous nous reverrons, j’en suis sûre... Mais il faut d’abord... il faut d’abord qu’il se passe un tas de choses... il faut que vous découvriez...

Regardant Adèle et Michu.

de ce dont vous vous apercevrez tôt ou tard... Et puis il faut que je vous jette quelque chose à la tête... tout ça ne peut pas se faire en un jour.

MARIGNAN.

Elle est folle...

LA CIGALE.

Croyez-vous ?... Je suis bien sûre que non, moi, je suis bien sûre que non... Au revoir, monsieur Marignan, au revoir...

Tendrement.

Au revoir...

À Dulcoré.

Allons, monsieur, allons !...

Au moment où elle va sortir, elle rencontre sur le seuil de la porte Carcassonne, Bibi et Filoche.

Ah ! ah ! vous voilà, vous autres !...

CARCASSONNE.

Oui, nous voilà. Nous voyons ce que tu veux, la Cigale... plus d’engagement, n’est-ce pas ?... tu veux être payée au cachet ?

LA CIGALE.

Qu’est-ce que c’est ? banquistes ! ! apprenez que je n’ai plus rien de commun avec vous... Je vous quitte, mais je tiens à vous montrer que je n’ai pas de rancune... voilà vingt francs, faites-moi un groupe...

CARCASSONNE.

Ah çà ! mais...

LA CIGALE, avec autorité.

Pas d’explication ! faites-moi un groupe : Hercule hésitant entre la vertu et la volupté...

À Marignan.

Vous allez voir comme c’est beau...

Aux saltimbanques.

Eh bien !

CARCASSONNE, tapant trois fois dans ses mains.

Allons, messieurs, au travail !...

Bibi et Filoche jettent leurs chapeaux par terre, ôtent les paletots râpés qu’ils portent pardessus leurs costumes d’hercule et de pitre. Les trois saltimbanques forment un groupe : Carcassonne, un bras tendu vers la droite ; Filoche, un bras tendu vers la gauche ; Bibi, les deux mains en avant, regarde fixement Adèle avec un sourire.

LA CIGALE.

À bonne heure !... N’est-ce pas que c’est beau ?

À Marignan.

N’est-ce pas, monsieur, que c’est beau ?

Mais Marignan ne l’écoute pas ; le regard et le sourire de l’hercule, obstinément fixés sur Adèle, commencent à irriter Marignan. À part, entre ses dents.

Ah ! oui... la blonde !...

Haut, à Dulcoré.

Allons, monsieur, partons... monsieur...

DULCORÉ.

Je suis aux ordres de mademoiselle...

La Cigale et Dulcoré sortent par la porte du fond.

MARIGNAN, éclatant et voulant sauter sur Bibi.

Et puis vous savez, vous !... si vous regardez Adèle comme ça... vous aurez affaire à moi !... jamais je ne tolérerai qu’on soit insolent avec Adèle...

Carcassonne et Filoche contiennent Bibi qui veut se jeter sur Marignan ; Michu et Turlot maintiennent Marignan qui continue à répéter pendant que le rideau tombe.

Jamais je ne le tolérerai... jamais... jamais !

 

 

ACTE II

 

Dans un château sur les bords de la Marne, aux environs de Paris. Un salon. Au fond, grande fenêtre ouvrant de plain-pied sur une terrasse. Cette terrasse est bordée par une balustrade surmontée de colonnettes qui supportent une grande banne. La rivière passe au pied de la terrasse. Au loin, de l’autre côté de la rivière, on aperçoit des coteaux. Portes à droite et à gauche. Table au milieu, canapé à gauche.

 

 

Scène première

 

LA BARONNE, LA CIGALE, puis LOLOTTE, puis DULCORÉ

 

Au lever du rideau, la baronne, assise sur le canapé, lit la Revue des deux Mondes. La Cigale est installée à droite devant un grand métier, et là, gauchement, maladroitement, avec un air d’ennui, elle fait de la tapisserie. Quelques instants de silence ; entre Lolotte, par le fond.

LOLOTTE.

Madame, c’est M. Dulcoré...

LA BARONNE.

Qu’il vienne, qu’il vienne tout de suite...

Lolotte introduit Dulcoré et sort. Dulcoré a un gros portefeuille sous le bras. Il le dépose sur la table en entrant.

DULCORÉ.

Madame la baronne... mademoiselle.

LA BARONNE.

C’est bien, Dulcoré... Trêve de cérémonies... avez-vous réussi ?...

Elle lui fait signe de s’asseoir.

DULCORÉ, s’asseyant sur une chaise, près du canapé.

Je l’espère...

Pendant la conversation qui suit, la Cigale continue à faire gauchement, maladroitement, de la tapisserie, piquant à tort et à travers son aiguille dans le canevas, embrouillant et cassant ses laines, etc.

LA BARONNE, à demi-voix.

Vous avez vu le vieux marquis de la Houppe, l’oncle du jeune comte ?...

DULCORÉ, même jeu.

Je viens de chez lui. Ce mariage lui va, au vieux marquis, et il a l’intention de faire une visite à madame la baronne...

LA BARONNE.

Quand cela ?...

DULCORÉ.

Aujourd’hui même, tout à l’heure... dès que le jeune comte, son neveu, sera arrivé de Paris... Il lui a écrit... Il l’attend...

LA BARONNE.

Aujourd’hui même, tout à l’heure... mais, alors, ce mariage pourrait se faire...

DULCORÉ.

Dans un mois, si madame la baronne le désire...

LA BARONNE.

Je crois bien que je le désire !... Ah ! comprenez-moi, Dulcoré... ce n’est pas que j’aie envie de me débarrasser de ma nièce... oh ! non, je l’aime trop pour cela. Si je tiens à la marier le plus vite possible, c’est que je crains, à chaque instant, qu’on ne découvre qu’elle a été saltimbanque... il serait alors beaucoup plus difficile...

DULCORÉ.

Je comprends...

LA BARONNE.

Il y a un mois déjà qu’elle est ici... et jusqu’à présent nous avons eu le bonheur... mais quelqu’un peut l’avoir vue et la reconnaître...

Ici l’on commence à entendre une chanson de canotiers, les voix sont très éloignées.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

DULCORÉ.

Des canotiers, il me semble...

LA CIGALE, se levant brusquement et faisant un pas pour aller voir.

Des canotiers !...

LA BARONNE, sévèrement.

Asseyez-vous, mademoiselle, et occupez-vous de votre tapisserie, vous m’entendez.

LA CIGALE.

Oui, ma tante... oui, ma bonne petite tante chérie...

Elle revient tristement à sa tapisserie. Les voix se rapprochent.

LA BARONNE.

Monsieur Dulcoré, voyez donc...

Dulcoré se lève et va voir sur la terrasse.

DULCORÉ, revenant et se rasseyant.

Ce sont, en effet, des canotiers. Il en passe souvent devant cette terrasse.

Pendant les répliques suivantes, la chanson des canotiers va diminuant et se perd dans le lointain.

LA BARONNE, à Dulcoré.

Vous avez causé avec le marquis, sans doute... qu’est-ce qu’il vous a dit ?...

DULCORÉ.

Il m’a dit que le jeune comte – son neveu, – celui que mademoiselle va épouser, était un jeune homme irréprochable...

LA BARONNE.

Ah ! ah !

DULCORÉ.

Doux, tranquille, de mœurs austères...

LA BARONNE.

C’est bien ça– c’est très bien. – Et sur ma nièce, il ne vous a pas demandé quelques renseignements ?...

DULCORÉ.

Il m’a demandé si elle avait reçu une éducation sévère...

La Cigale s’est levée, elle est allée au fond, sur un petit meuble d’encoignure, prendre dans une corbeille des pelotons de laine pour sa tapisserie, et, machinalement, elle se mot à jongler avec les pelotons de laine.

LA BARONNE.

Qu’est-ce que vous avez répondu ?...

DULCORÉ.

J’ai répondu oui...

LA BARONNE.

Très bien...

DULCORÉ, riant.

Je lui ai raconté tout ce dont nous étions convenus avec madame la baronne... que la jeune personne avait reçu une éducation sévère, très sévère... qu’elle avait été élevée en Suisse...

LA BARONNE.

Dans la famille d’un vieux pasteur.

DULCORÉ, enchanté.

Oui, dans la famille d’un vieux pasteur, et qu’elle avait appris là tout ce qu’une jeune fille doit savoir ; un peu de géographie, un peu d’histoire, un peu de musique...

LA BARONNE, apercevant la Cigale qui jongle avec les pelotons.

Vous n’avez pas ajouté un peu de prestidigitation ?...

DULCORÉ.

Non...

LA BARONNE.

Eh bien... vous avez eu tort, regardez...

Elle lui montre la Cigale.

Eh bien ! mademoiselle ?...

LA CIGALE, cessant de jongler.

Oui, ma petite tante, oui...

Elle replace les pelotes dans une petite corbeille accrochée sur le métier, se rassied et recommence à faire de la tapisserie.

LA BARONNE se lève.

Ce serait gentil si, tout à l’heure, quand le marquis et le comte seront là... elle se mettait à...

Elle imite les mouvements de la Cigale.

LOLOTTE entrant par le fond.

Voilà une voiture, madame... avec deux messieurs dedans...

LA BARONNE.

Ah ! mon Dieu... est-ce que ce serait ?...

DULCORÉ, qui est allé au fond.

Oui... c’est bien eux...

LA BARONNE.

Faites entrer ces messieurs, Lolotte ; faites-les entrer tout de suite.

Lolotte, en sortant, rencontre Dulcoré et lui donne une petite bourrade. La Cigale, qui a suivi ce manège, se met à rire.

Embarras de Dulcoré.

LA CIGALE.

Hi !... hi !...

LA BARONNE.

Qu’est-ce que c’est, mademoiselle ?...

LA CIGALE.

Rien, ma bonne tante, rien...

LA BARONNE.

Levez-vous...

LA CIGALE.

Je puis quitter ma tapisserie ?...

LA BARONNE.

Certainement, puisque je vous le dis.

La Cigale se lève avec impétuosité, va reporter son métier au fond du théâtre, et redescend en sautant.

Eh bien !... ne vous remuez pas ainsi... Tenez-vous droite, les mains croisées, comme ceci... vous voyez...

LA CIGALE.

Oui, ma tante...

Elle prend une attitude raide et guindée. Entre le marquis de la Houppe.

 

 

Scène II

 

LA BARONNE, LA CIGALE, LOLOTTE, DULCORÉ, LE MARQUIS, EDGARD

 

DULCORÉ.

C’est moi, monsieur le marquis, c’est moi qui aurai l’honneur de vous annoncer... monsieur le marquis de la Houppe...

LE MARQUIS, avec importance.

Allié aux Riquet...

La Cigale, dans son coin, imite le marquis par une petite singerie. Regard sévère de la baronne.

DULCORÉ.

Ah ! oui... aux Riquet à la... monsieur le marquis de la Houppe, allié aux Riquet.

LE MARQUIS.

Et mon neveu, où est-il mon neveu ?...

Paraît Edgard.

DULCORÉ.

Le voici !

Présentant Edgard à la baronne.

Et son neveu, le jeune comte de la Houppe !...

LE MARQUIS.

En effet, c’est mon neveu... mon neveu Edgard... Permettez-moi, madame la baronne, d’avoir l’honneur de vous le présenter...

LA BARONNE, saluant.

Monsieur le comte...

EDGARD, saluant.

Madame la baronne.

LE MARQUIS.

J’habite depuis quelque temps le château qui est à côté du vôtre et je suis heureux de vous faire ma visite de bon voisinage...

Bas.

C’est un prétexte...

LA BARONNE, bas.

J’ai compris.

Haut.

Croyez que, de mon côté... je suis... je suis... Voici ma nièce...

LE MARQUIS.

Elle est charmante. N’est-ce pas, Edgard, que mademoiselle est... ?

EDGARD.

Certainement.

À part.

Mais pourquoi diable mon oncle m’a-t-il amené ici ?

LA BARONNE.

C’est ma nièce, monsieur Edgard.

Avec attendrissement.

Vous voulez bien, n’est-ce pas, me permettre de vous appeler monsieur Edgard ?... C’est ma nièce, elle était perdue... mais, il y a un mois, M. Dulcoré a eu le bonheur de la retrouver...

EDGARD.

Est-il possible ?... Croyez bien que je prends part...

Saluant.

Mademoiselle...

LA CIGALE, avec une grande révérence très étudiée.

Monsieur...

LA BARONNE, bas, à la Cigale.

Très bien, la révérence, très bien...

LA CIGALE, voulant recommencer.

Faut-il encore ?...

LA BARONNE.

Non, non... En voilà assez...

Au marquis.

Je vais donner des ordres pour votre installation !...

EDGARD, stupéfait.

Comment, notre installation ?...

LE MARQUIS.

Oui, madame la baronne veut bien nous donner l’hospitalité pendant quelques jours...

EDGARD.

Pendant quelques jours !!...

LA BARONNE.

Certainement, Edgard, certainement !...

Elle parle bas à Dulcoré.

EDGARD.

Edgard !...

Bas, au marquis.

Qu’est-ce que ça veut dire, tout ça ?... Je vous écris que j’ai besoin de dix mille francs... vous me répondez de venir les chercher à la campagne... je viens, et, au lieu de me donner les dix mille francs, vous m’amenez ici... pour y passer quelques jours !... je ne peux pas, moi, je ne peux pas, on m’attend, je suis attendu...

LE MARQUIS, bas.

Qu’est-ce qui t’attend ?...

EDGARD.

Adèle !!...

LE MARQUIS.

Et moi qui leur ai dit qu’il était irréprochable... veux-tu bien... qu’est-ce que c’est que ça, Adèle ?...

EDGARD.

Adèle... c’est une femme... oh ! mais, là... une femme... on ne saura jamais à quel point j’aime Adèle, jamais on ne le saura, jamais, jamais !

LE MARQUIS.

Eh bien... c’est bon... nous allons causer de ça... et d’autres choses encore...

À la baronne, qui s’approche de lui.

Où nous mettez-vous, baronne ?... Nous ne serions pas fâchés de...

LA BARONNE.

Lolotte va vous conduire.

Bas, au marquis.

Qu’a donc monsieur Edgard ? Il ne paraît pas à son aise...

LE MARQUIS, bas.

C’est la timidité... il est timide... très timide...

LA BARONNE, bas.

Vous lui avez parlé de ce mariage ?...

LE MARQUIS, bas.

Non... mais je vais lui en parler... et vous, pendant ce temps-là...

LA BARONNE, bas.

Pendant ce temps-là, moi, je vais en parler à ma nièce, c’est convenu...

LE MARQUIS, à Edgard.

Allons, viens...

EDGARD, au marquis.

Mais Adèle, mon oncle, Adèle...

LE MARQUIS, emmenant Edgard.

Nous allons parler de tout ça, je te dis... Et tu vas tâcher de te tenir, ou bien je te flanque des calottes... moi, à la fin !...

Le marquis et Edgard sortent, conduits par Lolotte, qui, avant de sortir, donne encore une petite bourrade à Dulcoré.

 

 

Scène III

 

LA BARONNE, LA CIGALE, DULCORÉ

 

LA CIGALE, riant en regardant Dulcoré.

Hi ! hi !...

LA BARONNE, à la Cigale.

Très bien, la révérence de tout à l’heure, très bien, très bien !...

LA CIGALE.

N’est-ce pas ? Je crois que je la tiens, maintenant, je crois que je la tiens...

Elle fait trois ou quatre pas en sautillant et termine par une belle révérence.

LA BARONNE.

La révérence n’est pas mal... mais quant à la façon de marcher, qu’est-ce que vous dites, monsieur Dulcoré, de la façon de marcher ?...

DULCORÉ.

Puisque madame la baronne me fait l’honneur de m’interroger, je lui avouerai que la façon de marcher me paraît un peu...

LA BARONNE, à la Cigale, en l’imitant.

Tu fais comme ça... comme ça... tu as l’air de danser sur la corde.

LA CIGALE, en riant.

L’habitude !...

LA BARONNE.

Il faut tâcher de la perdre, l’habitude ! cela est de la dernière importance, aujourd’hui surtout.

LA CIGALE.

Pourquoi aujourd’hui plus que les autres jours ?

LA BARONNE.

Eh bien, dame... parce que, aujourd’hui... ce jeune homme que tu as vu tout à l’heure... ce jeune homme...

LA CIGALE.

Il n’est pas joli...

DULCORÉ.

Non... mais il a grand air.

LA BARONNE.

Il redescendra tout à l’heure, ce jeune homme... on trouvera moyen de vous laisser seuls tous les deux...

LA CIGALE.

Tout seuls... tout seuls ?...

LA BARONNE.

Non, pas tout seuls, tout seuls... Le marquis et moi, nous irons, nous viendrons... sans avoir l’air... de façon à ne pas gêner votre entretien.

DULCORÉ.

Il est bien entendu... je demande pardon à madame la baronne... c’est le zèle qui m’emporte... il est bien entendu que, dans cet entretien, il ne faudra parler ni de M. Bibi, ni de M. Carcassonne, ni de M. Filoche.

LA CIGALE.

Ni du veau à deux têtes ?...

LA BARONNE.

Non ; si les hasards de la conversation t’amènent à parler de ton passé, tu raconteras ce qui a été convenu entre nous... Tu te rappelles ce qui a été convenu ?...

LA CIGALE.

Parfaitement, ma tante, parfaitement.

Comme récitant une leçon.

Élevée dans une ferme du Poitou, je fus, à l’âge de trois ans et demi, volée par des bohémiens.

Changeant de ton.

Ça, c’est la vérité.

LA BARONNE.

Oui, ça, c’est la vérité...

LA CIGALE.

Ces bohémiens m’emmenèrent en Suisse... C’est ici que commencent les craques...

LA BARONNE et DULCORÉ.

Les craques !

LA CIGALE.

Non... non... je sais, il ne faut pas dire...

Se reprenant.

C’est ici que commencent les blagues.

LA BARONNE et DULCORÉ.

Oh !

LA CIGALE.

Non... non... c’est ici que commence... ce que... ce qui... ce qui n’est plus la vérité...

LA BARONNE.

À la bonne heure !

LA CIGALE, reprenant la leçon récitée.

Ces bohémiens m’emmenèrent en Suisse, et, là, une honnête famille...

LA BARONNE.

La famille d’un pasteur...

DULCORÉ.

Touchée de votre gentillesse.

LA CIGALE.

Me racheta aux bohémiens.

DULCORÉ.

Elle se chargea de votre éducation, cette famille.

LA CIGALE.

J’y vécus heureuse...

DULCORÉ.

Vous associant, le matin, aux travaux des onze filles du pasteur...

LA CIGALE.

Dans l’après-midi, partageant leurs études.

LA BARONNE.

Et le soir...

LA CIGALE.

Et le soir, toujours avec les onze filles du pasteur, je chantais les airs nationaux du pays...

DULCORÉ, chante sans paroles la première mesure du Ranz des Vaches de Guillaume Tell.

La la la la la la.

LA BARONNE chante la seconde mesure.

La la la la la la...

LA CIGALE chante la troisième mesure.

La la la la la la...

Puis elle bat le trille qui compose la quatrième mesure et, sans s’arrêter, sans respirer, elle passe du trille à la phrase suivante.

Dites-moi, petite tante, cet entretien avec ce jeune homme... il y a quelque chose là-dessous... pas vrai ?... qu’est-ce qu’il y a ?...

LA BARONNE.

Tu ne devines pas...

LA CIGALE.

Dites toujours...

LA BARONNE.

Est-ce que cela ne te serait pas agréable d’être comtesse de la Houppe ?...

LA CIGALE, imitant le marquis.

Alliée aux Riquet ?...

LA BARONNE, fâchée.

Ah !...

LA CIGALE, s’excusant, câline.

Ce qui me serait agréable, petite tante, ce serait de vous être agréable, à vous, dans tout ce que vous pouvez désirer... vous êtes une si bonne petite tante, si bonne...

Elle l’embrasse trois ou quatre fois avec beaucoup de tendresse.

Mais, quant à ce mariage, il ne faut pas y compter, vous savez, il ne se fera pas...

LA BARONNE.

Tu refuses ?...

LA CIGALE.

Moi, pas du tout ! je ne refuse rien, moi... je causerai avec votre jeune homme...

LA BARONNE.

Mon jeune homme !...

LA CIGALE.

Mais cela n’y fera rien... il arrivera quelque chose qui empêchera ce mariage.

LA BARONNE.

Quelque chose ?...

LA CIGALE, tirant de sa poche son vieux jeu de cartes du premier acte.

Oui, j’en suis sûre... mes cartes me l’ont dit...

LA BARONNE.

Tes cartes ?...

LA CIGALE.

Oui...

Commençant à les étaler sur la table.

Tenez, vous allez voir...

LA BARONNE.

Tes abominables cartes... je croyais t’avoir ordonné de les jeter au feu...

Elle veut les prendre, mais la Cigale, plus vive, les prend avant elle.

LA CIGALE, très animée.

Jamais... par exemple ! Je vous aime bien, petite tante, oh ! oui, je vous aime bien !... mais jamais vous ne me ferez renoncer à mes cartes... jamais... quant à ça, jamais... jamais !

DULCORÉ, se jetant entre les deux femmes.

Mademoiselle ! madame la baronne, je vous en prie...

LA BARONNE.

Eh bien... c’est bien... garde-les, mais, en attendant que ce qu’elles ont annoncé se réalise, tu me promets, toi, de ne rien faire qui puisse empêcher ce mariage ?... Tu seras gentille ?...

LA CIGALE.

Je vous le promets...

LA BARONNE.

C’est très bien. Je ne t’en demande pas davantage pour le moment.

Entrent le marquis et Edgard, par la droite. Ils descendent lentement, le marquis ayant passé sous son bras gauche le bras droit d’Edgard et le tenant très serre. Pendant les répliques suivantes, la baronne donne à la Cigale une petite leçon de maintien, lui montrant comment il faut se servir de son éventail, etc. Dulcoré, lui, s’est assis à la table du milieu et examine des papiers qu’il a tirés de son portefeuille.

 

 

Scène IV

 

LA BARONNE, LA CIGALE, DULCORÉ, LE MARQUIS, EDGARD

 

LE MARQUIS, bas, à Edgard.

Et rappelle-toi ce que je te dis. Je tiens à ce mariage... Si tu ne fais pas bien ta cour, non seulement je ne te donnerai pas les dix mille francs, mais je ferai réduire ta pension à cinquante francs par mois...

EDGARD, bas.

Cinquante francs par mois... Ô Adèle !...

LE MARQUIS, bas.

Tu m’entends ?...

EDGARD, bas.

Suffit, mon oncle ; du moment que vous le prenez sur ce ton-là... je ferai ma cour...

Saluant la Cigale.

Mademoiselle...

LA CIGALE, saluant maladroitement.

Monsieur...

LA BARONNE, avec intention.

Monsieur Dulcoré ?...

DULCORÉ.

J’ai compris, madame la baronne, j’ai compris, et je vais continuer, dans ma chambre, l’examen des affaires contentieuses de madame la baronne... J’ai compris... j’ai compris...

Il remet ses papiers dans son portefeuille et sort par la gauche.

 

 

Scène V

 

LE MARQUIS, LA BARONNE, EDGARD, LA CIGALE

 

LE MARQUIS, donnant un petit coup de poing dans le dos d’Edgard.

Mais va donc ! qu’est-ce que tu fais là ? mais va donc !

EDGARD, saluant, va à la Cigale.

Mademoiselle...

LA CIGALE.

Monsieur...

Elle s’évente avec gaucherie, d’un mouvement mécanique.

LA BARONNE.

Asseyez-vous là, les enfants... asseyez-vous là, et bavardez tout à votre aise.

Elle les fait asseoir sur le canapé, la Cigale et Edgard restent là, penauds et embarrassés, chacun à une des extrémités du canapé. Bas, au marquis.

Ils sont charmants... n’est-ce pas ?...

LE MARQUIS, bas.

Ils sont adorables.

LA BARONNE, bas.

Laissons-les seuls sans en avoir l’air... Allons faire un tour sur la terrasse.

Le marquis et la baronne remontent vers le fond.

EDGARD, cherchant quelque chose à dire et ne trouvant rien.

Mademoiselle...

LA CIGALE, même jeu.

Monsieur...

LE MARQUIS, du fond, bas, à la baronne.

Ils sont adorables, mais, s’ils y vont de ce train-là, ça pourra durer longtemps... ils ne se disent pas un mot !...

LA BARONNE.

L’embarras d’une première entrevue... mais ça va s’animer... Venez... venez.

Elle sort.

LE MARQUIS.

Oui, je viens... je viens.

Il redescend vivement en scène et donne un nouveau coup de poing dans le dos d’Edgard en lui disant.

Mais va donc... mais va donc...

Surpris par cette bourrade, Edgard a fait un bond sur le canapé. Le bond d’Edgard a fait bondir la Cigale, et ils restent quelques instants à se remettre, interdits, stupéfaits. Le marquis va retrouver la baronne.

EDGARD, très lentement, cherchant ses mots.

On m’a raconté votre histoire, mademoiselle, elle est on ne peut plus intéressante... Vous avez été enlevée par des bohémiens...

LA CIGALE, se mettant à réciter sa leçon, comme poussée par un ressort.

Oui, à l’âge de trois ans et demi... ces bohémiens m’emmenèrent en Suisse, et, là, une honnête famille, la famille d’un pasteur...

EDGARD, brusquement.

Écoutez-moi, mademoiselle...

LA CIGALE.

Vous m’avez fait peur...

Reprenant.

Et, là, une honnête famille, la famille d’un pasteur, touchée de ma...

EDGARD, l’interrompant.

Écoutez-moi... J’ suis un bon garçon... on dira de moi tout ce qu’on voudra... mais une chose qu’on ne pourra pas dire, c’est que je ne suis pas un bon garçon...

LA CIGALE.

Je n’en doute pas, monsieur...

EDGARD.

Eh bien, alors, vous ne vous fâcherez pas, n’est-ce pas, si je vous parle comme un bon garçon ?

LA CIGALE.

Certainement non, je ne me fâcherai pas...

EDGARD.

Mon oncle tient à ce que je vous épouse... Il y tient parce que vous avez une belle dot... et parce qu’il a envie de se débarrasser de moi !...

LA CIGALE.

Oh !...

EDGARD.

Il vous a dit que j’étais un jeune homme irréprochable, mon oncle... eh bien, c’est une craque...

LA CIGALE.

Hé ?...

Elle le regarde avec étonnement.

EDGARD, cherchant à se rattraper.

Ce n’est pas la vérité... Je ne suis pas irréprochable, et la preuve, c’est que j’ai un conseil judiciaire.

LA CIGALE, s’oubliant.

Mais, alors, monsieur votre oncle a voulu nous fourrer dedans ?...

EDGARD, stupéfait.

Hé !...

LA CIGALE, se reprenant.

Il a voulu nous tromper, monsieur votre oncle.

EDGARD.

En plein !...

Se reprenant.

Je veux dire absolument ; et ce conseil judiciaire, c’est justement mon oncle... Je suis riche, mais je n’ai pas le droit de toucher à ma fortune sans sa permission... Alors, vous comprenez, quand il m’a ordonné de vous faire la cour, j’ai bien été obligé d’obéir... sans cela, il aurait refusé d’abouler... non... non... de me faire payer ma pension.

LA CIGALE, avec éclat.

C’est épatant !...

Se reprenant.

Oh ! non... c’est extraordinaire, ce que vous me racontez là.

Très gaie.

Vous ne m’aimez pas, alors ?...

EDGARD.

Si je vous le disais, ce serait une...

LA CIGALE, riant.

Oui, je sais... Vous ne m’aimez pas !...

EDGARD.

Hélas ! non...

La baronne et le marquis passent au fond sur la terrasse. La Cigale rit de tout son cœur. Edgard commence à être gagné par la gaieté de la Cigale.

LA BARONNE.

Vous voyez, ils se parlent maintenant, ça s’anime...

LE MARQUIS, avec satisfaction.

Oui, je vois... je vois...

Ils disparaissent.

LA CIGALE.

C’est bien vrai, au moins, c’est bien vrai ?... vous ne voulez pas m’épouser ?

EDGARD.

Non, faut pas m’en vouloir, je vous parle comme un bon garçon...

LA CIGALE.

Ah ! que ça me fait de plaisir, ce que vous me dites là !...

EDGARD.

Comment ?...

LA CIGALE.

Moi non plus, je ne vous aime pas...

EDGARD.

Allons donc !...

LA CIGALE.

Moi non plus, je n’ai pas envie de vous épouser...

EDGARD.

Pas possible !

LA CIGALE.

Et cela par l’excellente raison que j’en aime un autre...

EDGARD.

Un autre ?...

LA CIGALE.

Eh oui...

EDGARD.

Moi aussi... j’en aime une autre, moi aussi ; il est bien évident que, sans cela...

LA CIGALE.

Parbleu !...

EDGARD.

J’aurais été trop heureux...

Il se lève et salue la Cigale.

LA CIGALE, lui prenant la main et lui donnant une bonne poignée de main.

Je ne vous en veux pas... au contraire !

Elle fait rasseoir Edgard.

J’avais peur, en refusant, de faire de la peine à ma tante... elle est si gentille, ma petite tante, si gentille, si gentille... Maintenant ça va aller tout seul, je lui dirai que c’est vous qui ne voulez pas...

EDGARD.

Oui... c’est ça.

Se reprenant.

Ah ! mais non...

LA CIGALE.

Comment, non ?...

EDGARD.

Si vous dites que c’est moi qui ne veux pas, ça fera de la peine à mon oncle, et alors... Non, il vaut mieux avoir l’air de consentir à ce mariage et attendre...

LA CIGALE.

Attendre quoi ?...

EDGARD.

Je ne sais pas, mais peut-être surviendra-t-il quelque événement.

LA CIGALE, avec conviction.

Vous avez raison, il en surviendra un...

EDGARD.

Je l’espère...

LA CIGALE.

Et moi, j’en suis sûre. – J’ai là dans ma poche...

EDGARD.

C’est convenu, alors, nous attendons.

LA CIGALE.

C’est convenu. Et, dites-moi... l’autre, elle est jolie ?

EDGARD.

Elle est superbe. Et vous, celui que vous aimez ?...

LA CIGALE.

Il est splendide !!!....

EDGARD, se levant et saluant la Cigale.

Mes compliments.

LA CIGALE, se levant également et donnant une nouvelle poignée de main à Edgard.

Enchantée... enchantée... Et moi qui avais si peur !... Ah ! ma foi, je n’y tiens plus... Vous êtes trop gentil, vous aussi...

Elle lui saute au cou et l’embrasse.

EDGARD.

Je suis un bon garçon...

Il embrasse à son tour la Cigale. Le marquis et la baronne reparaissent au fond. La baronne pousse un grand cri et veut s’élancer.

LA BARONNE.

Eh bien, eh bien, qu’est-ce qui lui prend ?

LE MARQUIS, retenant la baronne.

Mais laissez-les donc... ça va très bien... Laissez-les donc...

Edgard embrasse encore une fois la Cigale. Celle-ci, enthousiasmée, fait une petite pirouette et lève légèrement la jambe. Edgard imite la Cigale et lève aussi un peu la jambe.

LA BARONNE.

Certainement non, je ne les laisserai pas.

Elle se précipite et vient se placer entre les deux jeunes gens. Edgard se met à saluer cérémonieusement la baronne.

LE MARQUIS, à part.

Je savais bien que la Suisse était le pays du monde où l’on élevait le mieux les jeunes personnes... mais je n’aurais jamais supposé...

LA BARONNE, à la Cigale.

Eh bien, il me semble que ça n’allait pas mal, la conversation...

LA CIGALE.

Ça allait très bien, petite tante... ça allait très bien...

LE MARQUIS, s’approchant d’Edgard.

Je suis très content de toi, Edgard, très content, très content... et, pour te le prouver...

EDGARD.

Vous me donnez les dix mille francs ?

LE MARQUIS.

Non, pas encore... mais voici un acompte.

EDGARD, furieux.

Vingt francs !...

Grand brouhaha au dehors. Entrée de Dulcoré.

 

 

Scène VI

 

LE MARQUIS, LA BARONNE, EDGARD, LA CIGALE, DULCORÉ, venant du fond

 

LA BARONNE.

Qu’est-ce que c’est que ça ? qu’est-ce qui arrive ?...

DULCORÉ descend.

Ces canotiers qui ont passé tout à l’heure...

LE MARQUIS.

Eh bien ?...

DULCORÉ.

Eh bien, ils revenaient, ces canotiers... ils revenaient gaiement...

LA BARONNE.

Allez donc, Dulcoré, allez donc !...

DULCORÉ.

Ils étaient trois... deux canotiers et une canotière... tout à coup on a vu les deux canotiers tomber à l’eau...

LA BARONNE.

Ah !

DULCORÉ.

Quant au canot, il s’en va tranquillement à la dérive, emportant la canotière qui paraît évanouie.

LA BARONNE.

Vite, vite, il faut courir...

LA CIGALE.

Je crois bien qu’il faut courir, je crois bien !

Et, passant comme une flèche devant Dulcoré et la baronne, elle saute par-dessus la balustrade du balcon. La baronne et Dulcoré sortent rapidement. Edgard reste sur la terrasse.

 

 

Scène VII

 

LE MARQUIS, puis EDGARD

 

LE MARQUIS, stupéfait.

Elle a sauté sur la berge ! C’est prodigieux, décidément... c’est prodigieux, ce qu’on leur apprend en Suisse... elle a sauté sur la berge !

EDGARD, revenant.

Ah ! mon oncle !... cette femme que le canot entraînait à la dérive... cette femme...

LE MARQUIS.

Elle a chaviré ?...

EDGARD.

C’est Adèle, mon oncle, c’est Adèle... c’est la femme que j’aime... c’est la femme que j’adore !...

LE MARQUIS.

Veux-tu bien te taire !...

Entrent Lolotte et un domestique soutenant Adèle évanouie.

 

 

Scène VIII

 

LE MARQUIS, EDGARD, LOLOTTE, ADÈLE, UN DOMESTIQUE

 

LOLOTTE, faisant asseoir Adèle sur une chaise à droite.

Là, doucement...bien doucement, mettez là cette pauvre dame, en attendant que j’aie préparé une chambre.

EDGARD.

Adèle !...

LE MARQUIS.

Veux-tu bien !...

LOLOTTE, au domestique.

Courez vite maintenant et tâchez de sauver les deux messieurs.

Le domestique sort par le fond. Au marquis et à Edgard.

Vous en aurez bien soin, de cette pauvre dame, n’est-ce pas ? vous en aurez bien soin... pendant que je vais préparer...

EDGARD.

Oui, oui... n’ayez pas peur...

Lolotte sort par la droite.

 

 

Scène IX

 

LE MARQUIS, EDGARD, ADÈLE

 

ADÈLE, revenant un peu à elle.

Michu !... Michu !...

LE MARQUIS.

Qu’est-ce qu’elle dit ?...

EDGARD.

Je ne sais pas...

ADÈLE, se trouvant encore mal.

Ah !

EDGARD.

Ah ! mon Dieu !... une nouvelle syncope... elle s’en va, mon oncle... elle s’en va...

LE MARQUIS, à Adèle, en lui tapant dans les mains.

Eh bien !... eh bien !

EDGARD, tombant aux genoux d’Adèle, lui baisant la main avec fureur, puis se mettant à lui baiser le bras en montant vers l’épaule.

Adèle, mon Adèle ! mon Adèle !

LE MARQUIS, tombant également aux genoux d’Adèle et se mettant à baiser l’autre main et l’autre bras.

Voyons donc... na !... voyons donc... Adèle ! son Adèle ! son Adèle !

Ils se trouvent face à face, chacun sur une épaule d’Adèle.

EDGARD.

Eh là !... Dites donc, mon oncle, dites donc !

LE MARQUIS, s’arrêtant.

C’est pour lui faire reprendre connaissance.

EDGARD, contemplant Adèle.

N’est-ce pas qu’elle est jolie ?...

LE MARQUIS, de même.

Oh ! oui, quant à ça... oh ! oui...

EDGARD.

Eh bien, alors...

LE MARQUIS.

Alors, quoi ?

EDGARD.

Donnez-les-moi, les dix mille francs...

LE MARQUIS, se levant et s’éloignant.

Quant à ça, non.

EDGARD.

Montrez-les, au moins... ça la fera peut-être revenir.

ADÈLE, revenant décidément à elle, mais toujours faible.

Où suis-je ?...

Reconnaissant Edgard.

Monsieur Edgard ?...

EDGARD.

Oui... c’est moi... mon Adèle... c’est moi...

ADÈLE.

Et Michu ?

EDGARD, interdit, ne comprenant pas.

Michu...

ADÈLE, avec anxiété.

Est-il sauvé, Michu ?... est-il sauvé ?...

EDGARD.

Nous l’ignorons...

ADÈLE, à Edgard.

Allez voir, mon ami, allez vite, je vous en prie.

Entre Lolotte, venant de la droite.

LOLOTTE.

La chambre est prête... Et si maintenant madame a la force de marcher...

ADÈLE, se levant et prenant le bras de Lolotte.

Oui, j’aurai la force.

À Edgard.

Mais, je vous en prie, informez-vous de Michu.

Elle fait quelques pas.

Donnez-moi des nouvelles de Michu...

Encore quelques pas.

Je veux avoir des nouvelles de Michu...

Elle sort avec Lolotte, par la droite.

 

 

Scène X

 

EDGARD, LE MARQUIS, puis LA BARONNE

 

EDGARD, qui est resté à genoux.

Michu ?...

LE MARQUIS.

Vous êtes un cornichon, mon neveu.

EDGARD, se relevant.

C’est ce que j’étais en train de me dire.

Gagnant un peu la gauche.

Il faut que j’aie une explication avec Adèle...

Il se dirige vers la porte par où Adèle est sortie.

LE MARQUIS, l’arrêtant après s’être placé devant la porte.

Par exemple...

EDGARD.

Il faut que je lui demande comment il se fait que je la retrouve ici, en train de canoter.

LE MARQUIS.

Tu sais que je t’ai promis des calottes... Eh bien, si tu fais un pas...

EDGARD, voulant passer, mais retenu par le marquis.

Adèle... mon Adèle...

Entre la baronne, par le fond.

LA BARONNE.

Monsieur Edgard, je vous en prie, on vient d’atteler le panier... Voulez-vous courir à la ville chercher un médecin ?...

EDGARD.

Un médecin ?...

LA BARONNE.

Oui, je vous en prie...

EDGARD.

Un médecin ?... un peu, que je vais chercher un médecin,

À part.

et l’on verra bien si l’on m’empêche de parler à Adèle, on verra bien !

Il sort rapidement par le fond.

LE MARQUIS.

Attends-moi, Edgard.

À part.

Il est capable de faire quelque bêtise... Attends-moi... attends-moi...

Il sort en courant après Edgard.

 

 

Scène XI

 

LA BARONNE, puis MARIGNAN, LA CIGALE, MICHU, LOLOTTE, DULCORÉ

 

LA BARONNE.

Quel événement !... Ces canotiers... on a fini par les retirer de l’eau... mais ils sont dans un état qui m’inquiète... Les voici... on les amène.

Allant au fond.

Par ici !... par ici !...

Entre Marignan, trempé, pouvant à peine marcher ; la Cigale le soutient ; c’est la contrepartie de l’entrée de Marignan et de la Cigale au premier acte. Derrière Marignan et la Cigale, entre Michu, également trempé, soutenu par Dulcoré. La baronne et la Cigale font asseoir Marignan à gauche sur le canapé ; Dulcoré fait asseoir Michu à droite, sur la chaise qu’occupait Adèle. Entre Lolotte, apportant des tasses sur un plateau. La baronne prenant une tasse des mains de Lolotte.

Vite, vite... C’est bien chaud, n’est-ce pas ?...

LOLOTTE.

Je crois bien que c’est chaud ! ça brûle...

LA CIGALE.

C’est ce qu’il faut, ça lui fera du bien.

À part.

C’est lui, mon Dieu ! c’est lui !... Ah !

La baronne et la Cigale font boire Marignan ; Lolotte et Dulcoré font boire Michu. Grimaces, jeux de scène, etc.

MARIGNAN, égaré.

Un scaphandre... apportez-moi un scaphandre...

LA BARONNE.

Qu’est-ce qu’il dit ?

MARIGNAN.

Un drame... un drame au fond de la rivière ! apportez-moi un scaphandre, et que la bataille continue...

Se levant.

Où est-il, le misérable ?

MICHU.

Marignan, je t’en prie...

MARIGNAN.

Le voilà, le misérable !

Il s’élance sur Michu, qui passe à gauche, entraîné par Dulcoré et Lolotte.

MICHU, revenant vers Marignan.

Je t’assure que tu te trompes... Tu crois avoir vu, tu n’as pas vu...

MARIGNAN, voulant toujours s’élancer sur Michu.

Emmenez-le, si vous ne voulez pas que je lui saute dessus... emmenez-le...

LA CIGALE.

Oui... oui... ne vous fâchez pas, on va l’emmener...

LA BARONNE, à Lolotte et à Dulcoré, en leur faisant signe d’emmener Michu.

Lolotte... monsieur Dulcoré...

On cherche à emmener Michu par la gauche.

DULCORÉ.

Venez, monsieur, venez...

MICHU, revenant encore une fois vers Marignan.

Voyons, mon ami...

MARIGNAN, furieux, saisissant une chaise avec laquelle il veut frapper Michu.

Misérable !

LA BARONNE, avec éclat.

Une bataille chez moi ! une bataille navale !

DULCORÉ, à Michu.

Venez, monsieur, venez, je vous en prie.

MICHU, entraîné par Lolotte et Dulcoré.

Est-ce ma faute, à moi, si j’ai ce qu’il faut pour être aimé des femmes ?...

Il sort avec Lolotte et Dulcoré.

 

 

Scène XII

 

MARIGNAN, LA CIGALE, LA BARONNE, puis LE MARQUIS

 

MARIGNAN.

Le misérable !... Non, depuis que le monde est monde, je ne crois pas qu’il y ait eu exemple d’une aussi mémorable trahison... Le misérable !...

Il retombe assis sur la chaise et perd connaissance.

LA CIGALE.

Ah ! mon Dieu ! le voilà encore...

LA BARONNE.

Ce ne sera rien... n’aie pas peur.

Elle fait respirer des sels à Marignan.

C’eût été dommage, vraiment, qu’il s’en allât au fond de l’eau... c’est un beau garçon...

LA CIGALE.

N’est-ce pas, ma tante ?...

LA BARONNE.

Oui.

LA CIGALE.

Et encore, maintenant il n’est pas à son avantage... Si vous le voyiez quand il est sec !...

LA BARONNE, sévèrement.

Mademoiselle !...

LA CIGALE.

Ah ! c’est que vous ne savez pas, petite tante... cet artiste qui m’a sauvée, qui m’a défendue contre Bibi, Carcassonne et Filoche...

LA BARONNE.

Eh bien ?...

LA CIGALE.

Eh bien, c’est lui...

LA BARONNE.

Lui !...

Elle passe, par derrière, entre la Cigale et Marignan.

LA CIGALE.

Je savais bien que je le reverrais...

LA BARONNE, prenant la Cigale par la main et l’emmenant comme pour sortir à gauche.

Venez avec moi, ma nièce.

Entre le marquis par le fond.

Marquis, je vous en prie, ayez la complaisance de me remplacer auprès de monsieur.

S’arrêtant au moment de sortir.

Ah ! mon flacon !

Elle revient au marquis et lui donne le flacon. La Cigale s’échappe, court vers Marignan, lui prend la main.

LA CIGALE, lui tenant la main.

Il est tout mouillé, tout mouillé.

La baronne revient à la Cigale, la saisit brusquement par la main, l’entraîne. La Cigale, qui tenait la main de Marignan, l’entraîne à son tour, et Marignan manque de tomber avec sa chaise.

LA BARONNE.

Venez, ma nièce.

LA CIGALE.

Où ça ?

LA BARONNE.

Tu verras bien.

À part.

Je m’en vais l’enfermer à double tour dans la lingerie, et je ne lui rendrai la liberté que lorsqu’il sera parti...

Haut.

Allons, passe devant...

LA CIGALE, lui montrant Marignan.

Il est tout mouillé, tout mouillé. Il va s’enrhumer.

LA BARONNE.

Passe devant, je te dis...

Elle sort avec la Cigale par la gauche.

 

 

Scène XIII

 

MARIGNAN, LE MARQUIS

 

LE MARQUIS, prenant la main de Marignan avec intérêt, puis se mettant à respirer lui-même les sels qu’il devrait faire respirer à Marignan.

J’ai couru après mon neveu, je n’ai pas pu le rattraper...

Respirant toujours.

Ces sels sont d’une violence !... je ne m’explique pas comment ce jeune homme ne revient pas à lui.

Il se retourne et se trouve en face de Marignan qui le regarde avec curiosité.

MARIGNAN, toujours assis.

Vous êtes souffrant ?

LE MARQUIS.

Non, et vous ?...

MARIGNAN.

Moi, ça va mieux... Mais il y a un changement, il me semble... Tout à l’heure, c’était une dame qui était près de moi.

LE MARQUIS.

Oui, tout à l’heure, c’était madame la baronne...

MARIGNAN.

Une baronne !!

LE MARQUIS.

Madame la baronne des Allures... elle m’a prié de la remplacer, moi, le marquis de la Houppe.

MARIGNAN, se levant.

Un marquis !...

LE MARQUIS.

Allié aux Riquet...

MARIGNAN.

Une baronne !... un marquis !... ce que c’est que les hasards de la navigation... Me voilà dans le monde, alors... dans le plus grand monde...

LE MARQUIS, gagnant le milieu de la scène.

Naturellement, puisque vous êtes chez madame la baronne... vous êtes...

MARIGNAN, allant à lui.

Ah ! c’est chez madame la baronne ?

LE MARQUIS.

Oui...

MARIGNAN.

Eh bien, si c’était un effet de votre complaisance, monsieur le marquis, je vous prierais de lui dire quelque chose, à madame la baronne...

LE MARQUIS.

Quoi donc ?

MARIGNAN.

Dites-lui de ne pas nous inviter à dîner.

LE MARQUIS.

Oh !...

MARIGNAN.

Elle a peut-être l’intention de nous inviter à dîner... elle aurait tort... nous ne sommes pas une société pour elle...

Entre ses dents.

Adèle, d’abord...

LE MARQUIS.

Ah ! oui, il y a Adèle...

MARIGNAN.

Vous la connaissez ?

LE MARQUIS.

De réputation.

MARIGNAN.

Vous devez être de mon avis, alors. Adèle et puis Michu, ça n’est vraiment pas une société... Moi, à la rigueur, je pourrais encore aller. Je ne suis ni baronne, ni marquis, mais...

LE MARQUIS.

Qu’est-ce que vous êtes ?

MARIGNAN, rapidement, escamotant un peu le mot.

Moi ? je suis luministe...

LE MARQUIS.

Est-il possible ?

MARIGNAN, même jeu.

Oui, je suis luministe...

LE MARQUIS.

De quoi ?

MARIGNAN.

Plaît-il ?

LE MARQUIS.

Vous me dites que vous êtes le ministre... je vous demande de quoi... de l’intérieur, de l’agriculture ?...

MARIGNAN.

Eh ! non, je ne vous ai pas dit que j’étais le ministre.

LE MARQUIS.

Ça m’étonnait aussi, à cause d’Adèle...

MARIGNAN, disant cette fois le mot très nettement.

Luministe... je vous ai dit, je suis luministe... je comprends la lumière d’une certaine façon, et, alors dans mes tableaux...

LE MARQUIS.

Ah ! bon, vous êtes peintre ?...

MARIGNAN.

Oui, mais je fais de la peinture qui n’est pas de la peinture...

LE MARQUIS.

J’y suis, vous êtes impressionniste.

MARIGNAN.

Pas tout à fait, je suis luministe. Je vois les choses d’une certaine manière, et je les fais comme je les vois. Ainsi, vous, je vous vois lilas, si je faisais votre portrait, je vous ferais lilas... Voulez-vous que je fasse votre portrait ?

LE MARQUIS.

Je vous remercie.

MARIGNAN.

Je n’insiste pas, d’autant plus qu’en ce moment la colère... au lieu de vous faire lilas, je serais capable de vous faire vert-pomme. Ah ! c’est que vous ne savez pas ce qui vient de m’arriver !... Non... depuis que le monde est monde, je ne crois pas qu’il y ait jamais eu...

Il pose la main sur le bras du marquis.

LE MARQUIS.

Pardon !

MARIGNAN, s’éloignant un peu.

C’est vrai, je suis humide... je ne saurais me le dissimuler, je suis humide...

Entre Lolotte, par la droite.

 

 

Scène XIV

 

LE MARQUIS, MARIGNAN, LOLOTTE

 

LOLOTTE, à Marignan.

Si monsieur veut venir dans la chambre que l’on a préparée pour lui...

MARIGNAN.

Y a-t-il un grand feu ?

LOLOTTE.

Un feu énorme...

MARIGNAN.

Je remercie madame la baronne, je la remercie bien, madame la baronne...

Au marquis.

et je ne saurais mieux lui prouver ma reconnaissance qu’en insistant pour que vous lui répétiez ce que je vous disais tout à l’heure... qu’elle ne nous invite pas à dîner... là, vrai... Elle aurait tort... nous ne sommes pas une société pour elle... Adèle, surtout...

Il avance vers le marquis.

Vous ne savez pas ce que c’est qu’Adèle ?

LE MARQUIS, qui recule à mesure que Marignan avance.

Oh ! si...

MARIGNAN.

Oh ! non... Et si je vous racontais ce qui s’est passé tout à l’heure dans le canot... Voulez-vous que je vous raconte... ?

Il pose encore la main sur le bras du marquis.

LE MARQUIS, ayant peur d’être mouillé.

Pardon !...

MARIGNAN.

C’est vrai, je suis humide.

À Lolotte.

Montrez-moi le chemin, mademoiselle.

Au marquis.

Ce que j’ai de mieux à faire est d’aller me sécher, j’y vais. Mais ne me dites pas que vous savez ce que c’est qu’Adèle !

Il sort avec Lolotte, par le premier plan, à droite.

 

 

Scène XV

 

LE MARQUIS, puis DULCORÉ et EDGARD

 

LE MARQUIS.

Si fait, je le sais... c’est une femme qui m’empêchera de marier mon neveu si je ne trouve pas un moyen de me débarrasser d’elle... Il faut donc, à toute force, que je trouve un moyen...

Entre par le fond Dulcoré, qui amène Edgard déguisé en vieux médecin : chapeau à larges bords, perruque, lunettes, houppelande, etc.

DULCORÉ.

Par ici, monsieur le docteur, par ici !

EDGARD, à part.

Sapristi, mon oncle !

DULCORÉ, à Edgard.

Ayez la bonté d’attendre un instant... je vais faire prévenir la jeune malade.

 

 

Scène XVI

 

LE MARQUIS, EDGARD, en docteur

 

LE MARQUIS, à part.

Il a l’air très respectable, ce vieux docteur !... je vais me confier à lui.

Haut.

Monsieur le docteur, j’ai un grand service à vous demander...

EDGARD, inquiet.

Hé !

LE MARQUIS, bas.

J’ai à vous charger d’une mission de confiance... Savez-vous quelle est la personne à qui vous allez donner des soins... c’est une drôlesse...

EDGARD, indigné.

Oh !

LE MARQUIS.

Il se trouve que cette drôlesse peut me nuire en empêchant un mien neveu, un imbécile, de faire un mariage très avantageux... un mariage auquel je tiens énormément... Il faut donc que j’éloigne l’obstacle, et c’est sur vous que je compte pour cela... Voici dix mille francs...

EDGARD se lève et veut sauter sur les dix mille francs.

Ah !

LE MARQUIS, se reculant un peu.

Vous les montrerez à la demoiselle...

EDGARD, tendant toujours la main.

Heu !... heu !...

LE MARQUIS.

Vous les lui montrerez, vous ne les lui donnerez pas...

EDGARD.

Heu !...

LE MARQUIS.

Vous lui direz seulement que ces dix mille francs seront à elle le lendemain du jour où mon neveu sera marié.

EDGARD.

Heu !...

LE MARQUIS.

Vous ne les lui donnerez pas, au moins... vous les lui montrerez, voilà tout... vous les lui montrerez pour qu’elle ait confiance... C’est bien convenu ?

EDGARD.

Heu !... heu !...

LE MARQUIS, donnant les billets.

Voici, alors...

EDGARD, sautant sur les billets.

Ah !!!

Entre Dulcoré, par la droite.

DULCORÉ.

La jeune malade attend monsieur le docteur... c’est là... cette porte qui est ouverte... Si monsieur le docteur veut se donner la peine...

EDGARD.

Je crois bien, que je veux me donner la peine...

Il s’oublie, se mot à courir et sort en faisant un bond énorme sur le seuil de la porte.

 

 

Scène XVII

 

DULCORÉ, LE MARQUIS

 

LE MARQUIS.

Singulier médecin !

DULCORÉ.

C’est vrai, malgré son âge, il a encore de temps à autre des mouvements d’une vivacité...

LE MARQUIS.

À mon neveu, maintenant. Il faut que je le trouve et que je l’enferme jusqu’au départ de son Adèle. Où peut-il être, mon neveu ?

DULCORÉ.

Sur la terrasse, probablement... Si monsieur le marquis permet que je le conduise...

LE MARQUIS.

Très volontiers...

DULCORÉ.

Et ce mariage, monsieur le marquis ?

LE MARQUIS.

Ce mariage se fera, monsieur Dulcoré, ce mariage se fera...

Ils sortent tous deux par le fond.

 

 

Scène XVIII

 

MARIGNAN, puis LA CIGALE

 

MARIGNAN.

Cette Adèle dépasse tout ce qu’on peut imaginer... Tout à l’heure, par une porte entr’ouverte, je viens de la voir... elle était avec un vieux monsieur... un médecin, il paraît... ce médecin avait étalé des billets de banque sur une table, et tous deux dansaient autour de cette table une ronde insensée... Mon premier mouvement a été d’entrer et de les broyer... mais je me suis contenu... je ne veux pas, pour la première fois que j’ai l’honneur d’être reçu chez madame la baronne...

On entend un grand bruit, et la Cigale entre par le fond, violemment, comme si elle était lancée en scène.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

LA CIGALE, essoufflée, haletante, relevant ses cheveux épars.

Ouf !...

MARIGNAN.

Une jeune demoiselle...

LA CIGALE.

Taisez-vous.

MARIGNAN.

Une jeune demoiselle du monde... En effet, je me souviens... pendant que j’étais là, tout à l’heure, à moitié évanoui... madame la baronne n’était pas seule... il y avait auprès d’elle...

LA CIGALE.

Taisez-vous donc... Ma tante m’avait enfermée dans la lingerie... Heureusement, en face de la lingerie, il y a la balançoire... j’ai monté sur le rebord de la fenêtre, j’ai sauté... avec les deux mains, comme ça, j’ai attrapé les deux cordes de la balançoire... et, de l’élan que le choc, m’a donné, je suis presque arrivée jusqu’ici...

MARIGNAN.

Une pareille élasticité ! Eh ! mais, attendez donc... je vous reconnais, il me semble...

LA CIGALE.

Allez donc...

MARIGNAN.

La Cigale...

LA CIGALE.

Eh oui !... c’est-à-dire, non, je ne suis plus la Cigale, maintenant... je suis mademoiselle des Allures...

MARIGNAN.

Est-il possible ?

LA CIGALE.

Ernestine des Allures... la propre nièce de madame la baronne des...

MARIGNAN.

Ah bien, par exemple, si je m’attendais à vous retrouver...

LA CIGALE.

J’étais bien sûre, moi, que je vous reverrais... Je ne dirai pas que je vous attendais aujourd’hui, mais, aujourd’hui ou un autre jour, j’étais bien sûre...

Tirant ses cartes de sa poche.

Elles me l’avaient promis...

MARIGNAN.

Vos cartes ?...

LA CIGALE.

Oui... Tenez, dame de carreau... c’est elle, la dame blonde... huit de pique : trahison... huit de carreau... elle est découverte... Vous avez fini par vous apercevoir qu’elle vous trahissait la dame blonde ?

MARIGNAN.

Oui...

LA CIGALE.

Les cartes le disent...

MARIGNAN.

Et disent-elles aussi comment je m’en suis aperçu ?

LA CIGALE.

Non...

MARIGNAN.

Eh bien, elles ont tort, car c’est cela surtout qui est curieux...

LA CIGALE.

Vraiment.

MARIGNAN.

Oh ! oui...

LA CIGALE.

Racontez-moi donc ça...

MARIGNAN.

Je ne peux pas.

LA CIGALE.

Pourquoi ?...

MARIGNAN.

À une demoiselle... à une demoiselle du monde... non, je ne peux pas...

LA CIGALE.

Est-ce que j’ai fait tant de façons, moi, pour vous raconter mon aventure avec Bibi, Carcassonne et Filoche.

MARIGNAN.

C’est vrai...

LA CIGALE.

Eh bien, alors ?...

MARIGNAN.

Eh bien, alors, je veux bien...

La Cigale s’assied sur une chaise près de la table.

Nous étions tous les trois dans le canot, elle, lui et...

S’interrompant.

Et il y en aurait une autre à raconter, maintenant, si on voulait... il y aurait l’histoire du vieux médecin... mais, si ça ne vous fait rien, pour ne pas vous embrouiller, je commencerai par celle du canot ?...

LA CIGALE.

Allez donc... allez donc...

MARIGNAN, s’asseyant de l’autre côté de la table.

Nous étions tous les trois dans le canot... elle, lui et... Il faut vous dire que j’ai une manie : je ne sors jamais sans une glace... une petite glace portative... Toutes les cinq minutes, je prends cette petite glace et je me regarde...

LA CIGALE.

Vous êtes coquet ?...

MARIGNAN.

Oh ! non, ce n’est pas coquetterie, c’est tout uniment parce que je trouve du plaisir à me regarder...

LA CIGALE.

Et c’est bien naturel...

MARIGNAN.

Oui...Nous étions donc tous les trois dans le canot... j’étais sur mon banc, moi, et je nageais...

LA CIGALE.

Vous nagiez ?

MARIGNAN.

Je ramais, si vous aimez mieux... Vous ne connaissez pas les expressions... nager, ça veut dire ramer ; je ramais... en face de moi, à l’arrière, il y avait Michu et Adèle... Adèle tenait la barre...

LA CIGALE.

Et Michu... qu’est-ce qu’il faisait, Michu ?...

MARIGNAN, amer.

À ce moment-là, il ne faisait rien... Nous remontions le petit bras, et dame ! ça n’allait pas tout seul... le courant est fort et nous avions vent deboutte...

LA CIGALE.

Hé ?

MARIGNAN.

Vent deboutte... vous ne connaissez pas les expressions... ça veut dire vent contraire... mais, nous autres, nous disons vent deboutte... Après avoir tiré de l’aviron pendant une bonne heure, comme décidément ça m’éreintait de remonter le courant, je pris le parti de le redescendre... Ah !... il y eut là un moment de plénitude inexprimable... je n’avais plus besoin de me donner du mal... la nature était belle... je me croyais aimé... il y eut vraiment là un moment de plénitude... J’en profitai pour laisser aller mes avirons... je me levai, je m’étirai... et je me retournai pour prendre ma petite glace... elle était dans un coffre qui se trouve à l’avant du canot... Je la prends, je l’approche de mon visage, et savez-vous ce que j’y vois, dans ma petite glace ?

LA CIGALE.

Non...

MARIGNAN.

Je vois Adèle... elle ne se méfiait pas de moi, puisque je lui tournais le dos... je la vois qui saisit Michu par le cou, comme ça, qui l’attire tout doucement, et qui lui campe un baiser, oh ! mais là, un baiser...

LA CIGALE.

Oh !...

MARIGNAN.

Là-dessus, moi, je saute sur Michu, je l’empoigne, il se débat... et nous tombons dans l’eau tous les deux pendant que le canot s’en va... Vous savez le reste...

LA CIGALE.

Oui, je le sais...

MARIGNAN.

Qu’est-ce que vous en dites, hé ? J’espère que c’en est une, de trahison, j’espère que c’en est une...

LA CIGALE.

Oh ! oui, c’en est une...

MARIGNAN.

Et une belle.

LA CIGALE.

Et une fameuse...

MARIGNAN.

Et qu’est-ce qu’elle pourrait dire pour se justifier, Adèle ? qu’est-ce qu’elle pourrait bien dire ?

LA CIGALE.

Ça, par exemple, je n’en sais rien...

MARIGNAN.

L’histoire du vieux médecin, à la rigueur, elle peut n’expliquer... Le vieux médecin vient d’être payé par un riche client... Il est joyeux, il montre l’argent qu’il a reçu... Adèle, qui est bonne fille, partage la joie du vieux docteur... Ils dansent tous les deux autour de la table... ça, à la rigueur, c’est tout naturel...

LA CIGALE, à part.

Qu’est-ce qu’il raconte ?...

MARIGNAN.

Mais ce baiser donné à Michu pendant que je me regardais dans la petite glace... Qu’est-ce qu’elle pourrait bien dire pour expliquer ce baiser ?...

LA CIGALE.

Pas grand’chose...

MARIGNAN.

Rien du tout... Les femmes ont beau être malignes... Elle ne pourrait rien dire du tout...

LA CIGALE, riant.

À moins qu’elle ne prétende que c’est pour vous guérir de cette manie que vous avez de vous regarder dans votre petite glace...

MARIGNAN, après un temps.

Vous croyez que ça pourrait être pour ça ?...

LA CIGALE, stupéfaite.

Hé ?

MARIGNAN.

En effet, c’est possible...

LA CIGALE, à part.

Comment ! il prend au sérieux...

MARIGNAN.

Ça changerait bien les choses, si c’était pour ça... ça changerait bien les choses...

LA CIGALE, indignée.

Oh !...

Entre la baronne.

 

 

Scène XIX

 

MARIGNAN, LA CIGALE, LA BARONNE

 

MARIGNAN.

Ah ! madame la baronne !...

LA BARONNE, venant de droite, très digne, très froide.

Je viens de voir la jeune dame qui vous accompagnait, monsieur, je viens de la voir avec son médecin.

MARIGNAN.

Ils dansaient ?...

LA BARONNE.

Non, ils ne dansaient pas, mais j’ai tout lieu de croire qu’elle est remise, parfaitement remise...

MARIGNAN.

Alors... madame la baronne, il ne nous reste plus qu’à... je vais...

La baronne, sans répondre, fait un petit salut.

Je crois bien, que ça changerait les choses ! Adèle serait innocente, alors, Adèle serait innocente.

Il sort par la droite, premier plan.

 

 

Scène XX

 

LA BARONNE, LA CIGALE

 

LA BARONNE.

Je ne t’adresserai pas de reproches...

LA CIGALE.

Et vous aurez bien raison, petite tante, car maintenant je suis décidée à faire tout ce que vous voudrez...

LA BARONNE.

Comment ?...

LA CIGALE.

Ce mariage dont je ne voulais pas...

LA BARONNE.

Eh bien ?

LA CIGALE, avec rage.

J’en veux bien, maintenant... J’épouserai votre jeune homme... où est-il, votre jeune homme ? je l’épouserai tout de suite, si ça peut vous faire plaisir...

Entrent le marquis et Edgard, l’un traînant l’autre. Edgard est toujours déguisé en vieux médecin.

 

 

Scène XXI

 

LA BARONNE, LA CIGALE, LE MARQUIS, EDGARD

 

LE MARQUIS.

Mes dix mille francs ! rends-moi mes dix mille francs.

EDGARD.

Mon oncle... voyons, mon oncle...

LA BARONNE.

Eh bien !... eh bien !... traiter ainsi monsieur le docteur...

LE MARQUIS.

Qui ça, monsieur le docteur ? qui ça ?... Ôte ton chapeau, bandit !

Il fait sauter le chapeau d’Edgard.

Enlève ta houppelande, sacripant !...

Il veut lui ôter sa houppelande.

LA BARONNE, reconnaissant Edgard.

Monsieur Edgard !...

LE MARQUIS.

Oui, monsieur Edgard, qui, pour arriver jusqu’à son Adèle, a imaginé de se déguiser...

EDGARD.

Est-ce ma faute à moi, si j’aime Adèle !...

LA CIGALE.

Comment ? lui aussi !...

Elle s’en va tomber sur le canapé, prise d’un accès de rire nerveux.

LE MARQUIS.

Pendant que, moi, bonhomme, je le cherchais sur la terrasse, monsieur était en train...

LA BARONNE.

Et c’est là ce jeune homme que vous me donniez comme un jeune homme irréprochable... doux, tranquille, de mœurs austères...

LE MARQUIS.

L’envie de m’en débarrasser... vous comprenez...

LA BARONNE.

Jusqu’à un certain point...

LE MARQUIS, sautant sur Edgard.

Rends-moi les dix mille francs, coquin !...

EDGARD.

Je ne les ai plus, mon oncle...

LE MARQUIS.

Rends-moi au moins les vingt francs que je t’ai donnés à part...

EDGARD.

Je ne les ai plus.

Entre Marignan, amenant Adèle et Michu.

 

 

Scène XXII

 

LA BARONNE, LA CIGALE, LE MARQUIS, EDGARD, MARIGNAN, MICHU, ADÈLE, puis LOLOTTE, DULCORÉ

 

MARIGNAN, du fond.

Venez, Adèle... viens, Michu... remercions tous les trois madame la baronne de l’excellente hospitalité...

Tableau. La baronne froide et pincée. Le marquis retient Edgard, qui veut s’élancer vers Adèle. La Cigale est sur le canapé, la tête dans ses mains. Marignan s’inclinant devant la baronne.

Madame la baronne...

À la Cigale

C’était bien ça... c’était parfaitement ça... Adèle était innocente.

La Cigale, sans lui répondre, se lève brusquement et va s’asseoir sur une chaise derrière le canapé.

EDGARD, au marquis.

Adèle était innocente... Si elle est venue canoter, c’est parce qu’elle savait que j’étais ici...

MARIGNAN, s’inclinant encore une fois.

Madame la baronne...

Invitant Adèle et Michu à saluer la baronne.

Adèle... Michu...

Tous les trois saluent. Petit salut très sec de la baronne. À la Cigale.

Mademoiselle...

LA CIGALE, se levant.

Laissez-moi tranquille, ne me parlez pas.

Mouvement général.

Ne me parlez pas... car j’ai beau être une demoiselle du plus grand monde, j’éclaterais, à la fin...

LA BARONNE.

Ma nièce !...

LA CIGALE.

Mais regardez-le donc ! Le voilà parti, bras dessus, bras dessous, avec une drôlesse qui se moque de lui, qui le trompe...

ADÈLE.

Une drôlesse !...

MARIGNAN.

Mais pas du tout, pas du tout... vous aviez deviné... C’était, en effet, pour me guérir de cette manie que j’ai...

LA CIGALE.

Et il y a un mois, à l’auberge de Marlotte, quand je l’ai surprise...

Allant à Michu.

avec Michu.

Imitant le bruit d’un baiser.

Pss !... pss ! !... Oh ! Michu ! tu sais que je t’aime !... Et tout à l’heure avec le vieux médecin...

MARIGNAN.

J’avais deviné pour le vieux médecin... c’était bien ça...

LA CIGALE.

C’était bien ça ?

Allant à Edgard.

Tenez, le voilà, le vieux médecin, le voilà !... car il en est aussi lui...

ADÈLE.

Ah mais ! ah mais !...

LA CIGALE.

Lui et bien d’autres, lui et tout le monde !! En vérité, c’est à se demander pourquoi il y en a tant, de ces femmes-là, une seule devrait suffire.

ADÈLE.

Ah mais, dites donc, vous savez que vous commencez à m’ennuyer... la saltimbanque.

LE MARQUIS.

La saltimbanque !!...

ADÈLE, cherchant à rester digne.

Et que, si je n’étais pas aussi bien élevée que je le suis...

LA CIGALE, perdant tout à fait la tête.

Qu’est-ce que tu ferais si tu n’étais pas bien élevée ?

Se tapant sur les genoux avec le geste familier aux lutteurs.

Qu’est-ce qu’elle ferait ? qu’est-ce qu’elle ferait donc ?

ADÈLE, furieuse.

Ce que je ferais ?...

LA CIGALE.

Mais viens-y donc !...

LA BARONNE.

Ma nièce !...

MARIGNAN, empêchant les deux femmes de se jeter l’une sur l’autre.

Adèle !... mademoiselle !...

LA CIGALE, voulant s’élancer.

Laissez-moi tranquille, vous !

MARIGNAN.

Mademoiselle, je vous en prie.

LA CIGALE.

Laissez-moi tranquille ! Ôtez-vous de là, il n’est que temps...

MARIGNAN.

Je vous en prie...

LA CIGALE.

Ah ! ma foi, tant pis pour vous, puisque vous ne voulez pas.

Elle lui donne un soufflet si bien appliqué, que, du choc, Marignan tombe à la renverse. Il cherche à se raccrocher au guéridon, l’entraîne avec lui. Les porcelaines qui étaient sur le guéridon tombent et se brisent. Brouhaha. La Cigale, épouvantée de ce qu’elle vient de faire.

Qu’est-ce que j’ai fait là ?

MARIGNAN, se relevant.

Il y a une bosse, n’est-ce pas ? ne me cachez rien, il y a une bosse...

LA CIGALE, avec joie.

Ah ! mon Dieu !... une bosse !... La prédiction est réalisée... il est à moi, maintenant, il est à moi !...

MARIGNAN.

Il y a une bosse, je le sens, il y a une bosse !...

La baronne est à moitié évanouie dans les bras du marquis. Adèle, sans répondre aux supplications d’Edgard, se dispose à partir avec Michu. La Cigale soigne Marignan.

 

 

ACTE III

 

L’atelier de Marignan, à Paris. Les murailles sont couvertes de tableaux étranges. Un très grand nombre de toiles sont par terre, retournées et appuyées contre les murs. Sur cinq à six chevalets s’étalent des peintures bizarres. Porte d’entrée au fond, à gauche, en coupé. Porte intérieure à droite, premier plan. Grand canapé à gauche, premier plan. Au fond, dans l’encoignure de droite, petit escalier tournant, praticable, conduisant à une galerie également praticable, qui fait face au public. Une porte s’ouvre sur cette galerie. Des portières de tapisserie à toutes les portes. Deux petits bahuts, l’un à droite, l’autre à gauche, contre le mur.

 

 

Scène première

 

MARIGNAN, MICHU

 

MICHU, installé devant son chevalet, en train de travailler.

Qu’est-ce que tu as, Marignan ? tu ne travailles pas ?

MARIGNAN, étendu sur le canapé.

Si fait... je travaille...

MICHU.

Eh ! non, tu ne travailles pas, et je sais bien pourquoi... C’est parce que l’on vient de te remettre une lettre de faire part... une lettre de faire part annonçant le prochain mariage de la Cigale avec le jeune comte Edgard de la Houppe.

MARIGNAN.

Qu’est-ce que ça peut me faire, le mariage de la Cigale ?

MICHU.

Ça ne te ferait rien si tu ne l’aimais pas... mais, comme tu l’aimes...

MARIGNAN.

Moi ?

MICHU.

Eh oui !... depuis le jour où, là-bas, chez la baronne, elle t’a fait au front cette bosse... il y a trois mois de ça...

MARIGNAN.

Il y a trois mois... Eh bien ! justement... si j’aimais la Cigale, est-ce que, depuis trois mois, je n’aurais pas cherché à la revoir ?...

MICHU.

Tu m’as dit toi-même que tu avais pris, envers sa tante, l’engagement formel de ne jamais essayer...

MARIGNAN.

Est-ce que j’aurais pris cet engagement, si je l’avais aimée ?...

MICHU.

Je ne dis pas que tu aimais la Cigale le jour où tu as pris l’engagement de ne pas chercher à la revoir ; je te dis que, depuis le jour où tu as pris cet engagement...

MARIGNAN, se levant.

Michu...

MICHU.

Eh là !...

MARIGNAN.

Écoute-moi, Michu, je t’ai déjà pardonné bien des choses...

MICHU.

Ça, c’est vrai...

MARIGNAN.

Mais ce que je ne te pardonnerai pas, c’est de répéter ce que tu viens de dire... Je n’aime pas du tout, – pas du tout, tu entends ! – je n’aime pas du tout la personne dont tu parles.

MICHU.

Bien, bien...

MARIGNAN.

En voilà assez, n’est-ce pas ?... Tout le monde sait bien que si je suis amoureux, c’est de cette petite qui, il y a quinze jours, nous est arrivée de Barbizon...

MICHU.

La petite Catherine, notre nouveau modèle...

MARIGNAN.

Oui, c’est de notre nouveau modèle que je suis amoureux... Et si je ne travaille pas, c’est qu’il n’est pas là, notre nouveau modèle. Et pourquoi n’est-il pas là ?... il devrait être arrivé depuis une demi-heure...

Entre Catherine.

 

 

Scène II

 

MARIGNAN, MICHU, CATHERINE, toilette simple, mais très gentille

 

CATHERINE.

Ne vous fâchez pas, me voilà...

MARIGNAN.

Vous êtes en retard...

CATHERINE.

Ce n’est pas ma faute... vous savez bien que je suis pleine de bonne volonté...

MICHU.

Il y a longtemps qu’elle ne l’avait dit...

CATHERINE.

Et puis là, vrai, vous choisissez drôlement votre moment pour me gronder... moi qui venais vous annoncer une bonne nouvelle...

MARIGNAN.

Quoi donc ?...

CATHERINE.

Tout à l’heure, j’ai entendu un monsieur qui demandait au concierge à quel étage vous demeuriez...

MARIGNAN.

Eh bien ?

CATHERINE.

Et ce monsieur avait tout l’air d’un riche amateur...

MARIGNAN.

Un riche amateur...

MICHU.

Chez nous...

MARIGNAN.

Elle doit se tromper.

Entre un domestique.

LE DOMESTIQUE.

Monsieur, il y a là un monsieur...

MARIGNAN.

Faites entrer.

Le domestique sort.

CATHERINE, montant lestement le petit escalier et disant la phrase suivante tout en montant.

Vous voyez bien, que je ne me trompe pas... Vendez-lui-en pour beaucoup d’argent, au riche amateur... moi, pendant ce temps-là, je vais me déshabiller.

Elle sort par la porte qui ouvre sur la galerie.

 

 

Scène III

 

MARIGNAN, MICHU, puis CARCASSONNE

 

MARIGNAN.

À nous, Michu, à nous le riche amateur...

Alors tous deux se mettent à arranger un petit étalage de leurs tableaux, prenant des toiles appuyées à l’envers contre le pied des chevalets et les mettant bien en évidence. Tout en organisant cette exposition, Marignan et Michu, très légèrement, du bout des lèvres, battent aux champs : Marignan fait le taratata des clairons et Michu le ran plan plan des tambours. Paraît Carcassonne en costume bourgeois.

CARCASSONNE.

M. Marignan, l’illustre maître...

MARIGNAN.

C’est moi, monsieur...

MICHU.

Et moi, je suis Michu, l’élève du maître..

CARCASSONNE.

Votre serviteur, messieurs...

MARIGNAN.

Ah çà ! mais cette voix...

MICHU.

Cette tournure...

MARIGNAN.

Il n’y a pas moyen de s’y tromper...

CARCASONNE.

Aussi vous ne vous y trompez pas... C’est bien moi, M. Carcassonne...

MARIGNAN.

Premier physicien en tous genres ?...

MICHU.

Directeur de la troupe connue sous le nom de...

CARCASSONNE.

De la troupe connue sous le nom de troupe de M. Carcassonne ; oui, messieurs, c’est bien moi...

MICHU, à part.

Il est joli, le riche amateur !

MARIGNAN.

Monsieur Carcassonne !... je suis enchanté, vraiment, mais je ne devine pas à quoi nous pouvons devoir l’honneur...

CARCASSONNE.

Vous ne devinez pas ?

MARIGNAN.

Non...

CARCASSONNE.

C’est pourtant bien simple : vous êtes peintre, je viens vous commander un tableau.

MARIGNAN.

Quel tableau ?

CARCASSONNE.

Eh bien ! un tableau... un tableau, quoi... un tableau pour mettre à la porte de ma baraque...

MICHU.

Oh !...

CARCASSONNE.

Ce qui m’a décidé à m’adresser à vous, c’est qu’il m’a semblé que votre genre de talent se rapprochait espécialement...

MICHU, furieux.

Qu’est-ce qu’il dit ?

MARIGNAN, retenant Michu.

Doucement, Michu, il faut savoir respecter la critique... il ne faut pas en tenir compte, mais il faut savoir la respecter...

En riant.

Je ferai votre tableau, monsieur Carcassonne, je ferai votre tableau pour vous prouver que nous ne vous en voulons pas...

CARCASSONNE.

Vous le ferez, bien sûr ?

MARIGNAN.

Oui, bien sûr...

CARCASSONNE, avec intention.

Eh bien, vous n’aurez pas tort.

MARIGNAN.

Pourquoi ça ?

CARCASSONNE.

Mais... parce que c’est un tableau qui vous fera honneur, sans aucun doute... Venez un peu ici que je vous dise deux mots...

À Michu.

Vous voulez bien, monsieur, me permettre de dire deux mots à l’illustre maître ?

MICHU.

Comment donc !...

À Marignan.

Pendant ce temps-là, moi, je vais tout préparer pour notre séance de tout à l’heure, pour la séance de la petite Catherine...

MARIGNAN.

Oui, c’est ça, prépare tout.

Pendant les répliques suivantes, Michu est très occupé. Il commence par installer au milieu de la scène une sorte de petite estrade, puis il tend deux cordes entre deux chevalets et sur ces cordes étale du linge. Il apporte ensuite un baquet de blanchisseuse fixé sur un escabeau. Dans ce baquet une planche, du linge mouillé, de l’eau de savon, etc. À Carcassonne.

Qu’est-ce que vous avez à me dire, voyons ?...

CARCASSONNE.

Je voudrais vous parler de mon tableau...

MARIGNAN.

Ce n’est pas la peine.

CARCASSONNE.

Ah !

MARIGNAN.

Ce n’est pas la peine, je vois ce qu’il vous faut. Vous voulez une grosse dame...

CARCASSONNE.

Une grosse dame ?

MARIGNAN.

Oui, une grosse dame qui sourit en montrant sa jambe...

CARCASSONNE.

Oh !

MARIGNAN.

Une seule jambe ne vous suffît pas, vous voulez qu’elle montre les deux, elle montrera les deux... Voulez-vous qu’elle en montre trois ?... Nous pouvons...

CARCASSONNE.

Je ne voudrais pas de grosse dame...

MARIGNAN.

Vous aimez mieux un hercule ?...

CARCASSONNE.

Non, pas d’hercule non plus...

MARIGNAN.

Quoi donc, alors ?

CARCASSONNE.

C’est un portrait que je voudrais, un portrait de jeune fille...

MARIGNAN.

Allons donc !...

CARCASSONNE.

Oui, ce que je viens vous demander, c’est de vouloir bien faire le portrait de la jeune personne qui, dans ma troupe, a remplacé la Cigale...

MARIGNAN, très vivement.

La Cigale !...

MICHU, venant à Marignan.

Qu’est-ce qu’il y a ?

MARIGNAN.

Rien, Michu, il n’y a rien...

Michu remonte et continue à s’occuper de l’installation de la blanchisseuse. Marignan et Carcassonne sont à gauche, en face l’un de l’autre. Marignan, regarde Carcassonne.

MARIGNAN.

La jeune personne qui a remplacé la Cigale ?

CARCASSONNE.

Dame !... puisque, à cause de vous, je n’avais plus de premier sujet, j’ai bien été obligé de chercher...

MARIGNAN.

Vous n’avez jamais eu de ses nouvelles, à la Cigale ?

CARCASSONNE.

Non, je n’en ai jamais eu. C’est indécent de sa part... mais je suis bien obligé d’avouer que, depuis qu’elle est dans les grandeurs, elle a complètement négligé...

MARIGNAN.

Ah !

CARCASSONNE.

Si ça vous était égal, nous laisserions la Cigale, et nous reviendrions à sa remplaçante ?

MARIGNAN.

Ah ! oui, à la jeune personne.

CARCASSONNE.

Oui...

MARIGNAN.

Est-elle jolie, la remplaçante ?...

CARCASSONNE.

Vous la verrez...

MARIGNAN.

Comment ?

CARCASSONNE.

Puisque je dois vous l’amener, pour le portrait...

MARIGNAN.

C’est juste... puisque vous devez !... et à quelle heure me l’amènerez-vous ?

CARCASSONNE.

À l’heure que vous voudrez. Seulement, il faudrait nous promettre qu’à cette heure-là vous serez seul...

MARIGNAN.

Seul ?

CARCASSONNE.

Tout seul. Elle y tient.

MARIGNAN.

La remplaçante ?

CARCASSONNE.

Oui...

MARIGNAN.

Ah çà ! mais, vous m’intriguez... cher monsieur Carcassonne...

CARCASSONNE.

Quand faudra-t-il venir ?

MARIGNAN.

Venez dans une demi-heure.

CARCASSONNE, prenant son chapeau.

Dans une demi-heure ?...

MARIGNAN.

Oui. Mais, je vous en prie, avant de partir...

Allant au fond du théâtre et prenant un tableau retourné contre le mur. Ce tableau doit être plus étrange que tous les autres.

prenez ça !

CARCASSONNE.

Comment ?

MARIGNAN.

Faites-moi le plaisir d’accepter.

CARCASSONNE.

Par exemple... Un objet d’une telle valeur !

MICHU, qui a terminé son petit ménage.

Prenez donc, puisqu’on vous le dit... vous voyez bien que nous en avons d’autres...

CARCASSONNE.

Si c’est pour vous débarrasser...

MARIGNAN.

Oui. Et puis je vais vous dire... si vous n’aviez pas ça sous le bras, le concierge ne vous laisserait pas sortir...

CARCASSONNE.

Vraiment...

MARIGNAN.

Il a des ordres...

CARCASSONNE.

C’est différent, je ne savais pas...

Saluant.

Messieurs...

À Marignan.

Dans une demi-heure, n’est-ce pas ? c’est convenu.

Fausse sortie.

MARIGNAN.

C’est convenu.

CARCASSONNE, revenant.

Et vous serez seul ?

MARIGNAN.

Je serai seul.

Carcassonne s’en va et, en s’en allant, renverse un tableau qui était sur le chevalet de Marignan, à gauche, au fond de la scène, près de la porte. La palette de Marignan est sur un petit meuble près du chevalet et le tableau tombe sur la palette. Désespéré.

Ah ! mon Dieu... mon Dieu... en plein sur ma palette !

Il fait voir le tableau sur lequel les couleurs de la palette se sont étalées à tort et à travers. Se calmant tout à coup.

Tiens... c’est mieux qu’avant !

 

 

Scène IV

 

MARIGNAN, MICHU

 

MICHU.

Ça t’a fait quelque chose de le voir...

MARIGNAN, tout en installant son chevalet, à gauche, premier plan.

Oui...

MICHU.

Parce que ça t’a fait pensera la Cigale...

Il va chercher au fond du théâtre une toile sur laquelle est ébauchée une blanchisseuse.

MARIGNAN.

Peut-être bien...

MICHU.

Voyons, Marignan, voyons... Pourquoi t’obstines-tu à ne pas vouloir avouer ?...

MARIGNAN, avec impatience.

Michu !!

MICHU.

C’est bon !

MARIGNAN, allant prendre, lui aussi, un tableau, une ébauche d’une blanchisseuse.

Eh bien, tout est prêt, il me semble, pour notre séance... Pourquoi ne commençons-nous pas ?

MICHU.

Nous commencerons quand mademoiselle Catherine le voudra bien.

TOUS LES DEUX.

Catherine !... hé ! mamzelle Catherine... hé là !... hé ! Catherine !... Ohé ! Catherine...

Ici Catherine passe la tête entre les rideaux de la porte de la galerie. On ne voit que la tête et deux bras nus entrecroisés sur deux épaules nues.

 

 

Scène V

 

MARIGNAN, MICHU, CATHERINE

 

CATHERINE.

La voilà, Catherine !...

MARIGNAN.

Eh bien ! ça y est-il ?

CATHERINE.

Ça y est.

MARIGNAN.

Venez, alors...

CATHERINE.

Il n’y a personne, au moins ?

MARIGNAN.

Non...

CATHERINE.

Vous êtes bien sûrs qu’il n’y a personne ?... C’est que, s’il y avait quelqu’un, je ne voudrais pas...

MICHU.

Eh non, l’on vous dit... il n’y a personne...

CATHERINE.

Alors...

Elle écarte les rideaux, entre et descend rapidement l’escalier. Elle est en petite blanchisseuse.

MARIGNAN.

Allons, en pose, Catherine, je suis en train, aujourd’hui. Il faudra que ça vienne... il faudra que ça vienne... En pose, en pose...

CATHERINE.

M’y voilà, en pose !!

Elle monte sur l’estrade qui a été préparée par Michu. La main droite en l’air, Catherine tient le battoir et se prépare à battre le linge mouillé qu’elle tient de la main gauche étalé sur la planchette.

MARIGNAN.

C’est ça, ma fille... le bras un peu plus haut... Et du savon, du savon, du savon...

Pendant que Michu et Marignan peignent chacun de leur côté, Catherine se met sur les bras de la mousse de savon.

CATHERINE.

On en mettra, du savon !

MARIGNAN.

À la bonne heure !... le bras un peu plus haut... rien de forcé.

Catherine reprend la pose, le battoir en l’air.

Bien... très bien. Elle est gentille tout de même, notre petite Catherine, elle est gentille...

CATHERINE, toujours le bras en l’air.

J’ai de la bonne volonté...

MARIGNAN.

De la bonne volonté, de la bonne volonté... vous n’en êtes pas moins arrivée en retard tout à l’heure...

CATHERINE.

Ce n’est pas ma faute... il y avait un motif...

MARIGNAN.

Quel motif ?...

CATHERINE.

Un parent de province qui ne voulait pas s’en aller de chez moi.

MICHU.

Un parent ?

CATHERINE.

Oui, un parent de province que j’ai retrouvé à Paris...

MARIGNAN.

Qu’est-ce qu’il fait ?

CATHERINE.

Il est banquier, boulevard Malesherbes.

MARIGNAN et MICHU, riant.

Oh ! oh !

CATHERINE.

Et c’est lui qui ne serait pas content, s’il savait que je vais comme ça poser les petites blanchisseuses.

MICHU.

Il n’aime pas la peinture ?

CATHERINE, laissant retomber son bras.

La peinture, ça irait encore... mais ce qui le chiffonnerait, c’est les peintres... Il se douterait tout de suite que si je viens ici, c’est parce que j’adore mon petit...

Ici Michu a un accès de toux. Catherine, reprenant la pose, le bras, en l’air.

Mon petit Ma... mon petit ri... mon petit Marignan...

MARIGNAN.

Vraiment, Catherine, vous m’aimez...

CATHERINE, sans conviction.

Ah ! je crois bien...

MARIGNAN.

Eh bien, moi aussi, je vous aime...

Tapant sur la toile à tort et à travers, peignant à tour de bras.

Vous entendez, petite Catherine, et l’on aura beau prétendre le contraire... c’est vous que j’aime, et je n’aime que vous, vous entendez... Et du savon, du savon...

Catherine fait mousser le savon. Entre le domestique ; il remet deux cartes à Marignan.

Ah bien ! par exemple, voilà qui est encore plus fort que la visite de M. Carcassonne... Ces messieurs sont là ?

LE DOMESTIQUE.

Oui, monsieur...

MARIGNAN.

Faites-les entrer, faites-les entrer tout de suite...

Le domestique sort.

M. le marquis de la Houppe chez moi !... M. le marquis de la Houppe et le jeune comte Edgard !...

Entrent le marquis et Edgard.

 

 

Scène VI

 

MARIGNAN, MICHU, CATHERINE, EDGARD, LE MARQUIS

 

LE MARQUIS.

Ne vous dérangez pas, je vous en prie...

À Catherine qui fait toujours mousser son savon.

Mademoiselle, je serais vraiment au désespoir... vous étiez en train de laver le linge de ces messieurs...

Catherine se tient immobile, stupéfaite, sur son estrade.

Continuez... À Dieu ne plaise que je blâme chez les artistes des sentiments de propreté que j’encouragerais chez les gens du monde...

MARIGNAN.

Mais non, monsieur le marquis, mais non... mademoiselle n’est pas une blanchisseuse, c’est un modèle...

LE MARQUIS.

Un modèle...

CATHERINE.

Oui, monsieur.

EDGARD.

Ah bien ! alors, nous regrettons... pas vrai, mon oncle, nous regrettons que mademoiselle ne soit pas en grand costume...

MICHU.

Vous êtes vif...

MARIGNAN.

M. le comte plaisante... En grand costume... vous avez compris, M. le comte plaisante de la façon la plus délicate.

LE MARQUIS, bas, à Edgard, sévèrement.

Comment, monsieur, trois jours avant de vous marier...

Catherine descend de l’estrade.

EDGARD, bas.

Oh ! oh ! me marier... Vous oubliez, mon oncle, que ma future a disparu depuis ce matin, et que nous courons après...

LE MARQUIS, bas.

Veux-tu bien te taire !...

Haut, à Marignan, avec un sourire.

Je suis sûr, monsieur l’artiste, que notre visite vous étonne...

MARIGNAN.

Mon Dieu, monsieur le marquis...

EDGARD.

Le motif est pourtant bien simple... nous aimons les arts, mon oncle et moi, et l’idée nous a pris tout d’un coup de venir voir si vous n’aviez pas quelque chose sur le chantier...

MARIGNAN.

Vraiment... c’est pour ça...

EDGARD.

Eh oui...

MARIGNAN.

Nous serions bien malheureux si nous n’avions pas en effet quelque chose à soumettre à l’appréciation éclairée...

Il va prendre un tableau au fond.

LE MARQUIS, bas, à Edgard.

Je ne la vois pas...

EDGARD, bas.

Moi non plus...

LE MARQUIS, bas.

Il y a une chambre là... Elle y est cachée, peut-être...

Ils se dirigent tous les deux vers la porte de droite, en ayant l’air de regarder des tableaux.

CATHERINE, à Michu.

Qu’est-ce qu’ils ont donc ?

MICHU, à Catherine.

Je ne sais pas... Ils ont l’air de chercher quelque chose.

MARIGNAN, revenant avec un tableau. Ce tableau, tout en longueur, entouré d’un cadre blanc, se compose uniquement de deux bandes de couleur qui, couchées horizontalement, coupent le tableau en deux parties égales ; l’une de ces bandes est bleue, l’autre est d’un ton rougeâtre.

Voici, messieurs, ce que les intentionnistes ont de plus nouveau à vous offrir...

LE MARQUIS.

Les inten...

MARIGNAN.

...tionnistes... Nous ne sommes plus impressionnistes maintenant, nous sommes intentionnistes, nous avons des intentions...

EDGARD.

Ça vous suffît...

MARIGNAN, appuyant le tableau sur le baquet.

Regardez, messieurs, regardez... c’est un tableau à deux fins...

EDGARD.

Comment, à deux fins ?...

MARIGNAN.

Oui... regardez de ce côté...

Montrant la bande bleue.

C’est la mer, la mer immense...

Montrant la bande rouge.

illuminée par un magnifique coucher de soleil... Tournez, maintenant le tableau de l’autre côté...

Aidé par Michu, il retourne le tableau ; montrant la bande rouge.

C’est le désert... les sables brûlants du désert... et au-dessus,

Montrant la bande bleue.

un ciel d’azur.

LE MARQUIS.

C’est admirable !

MARIGNAN.

C’est original... Il n’y a pas de mal à mettre un peu d’originalité dans la peinture...

LE MARQUIS.

C’est admirable, positivement...

Changeant de ton.

Voulez-vous me permettre, monsieur l’artiste, de vous adresser une question ?

MARIGNAN.

Quelle question ?

Pendant ce temps, Edgard s’en va tourner autour de Catherine.

LE MARQUIS.

Vous n’avez pas que cet atelier comme logement ?

MARIGNAN.

Il y a aussi ma chambre...

LE MARQUIS.

Votre chambre !... une chambre d’artiste !... Est-ce qu’il serait indiscret de vous demander à la voir ?...

MARIGNAN.

Mais pas du tout, monsieur le marquis, pas du tout, et, si vous voulez...

LE MARQUIS.

Si je veux, je crois bien, que je veux !...

Allant chercher Edgard.

Viens aussi, toi, et regarde bien partout...

EDGARD.

Oui, mon oncle...

MARIGNAN.

Monsieur le marquis ?...

LE MARQUIS.

Nous venons !...

MARIGNAN.

C’est là...

LE MARQUIS, en sortant par la droite.

Une chambre d’artiste !...

MARIGNAN.

Que diable sont-ils venus faire chez moi, tous les deux ?... Eh bien, eh bien... qu’est-ce qui leur prend... les voilà qui regardent sous le lit...

Il entre dans la chambre.

 

 

Scène VII

 

CATHERINE, MICHU

 

MICHU.

Allons, en pose, Catherine, en pose... il y a dix minutes que j’ai commencé ce tableau-là, il devrait être fini...

Catherine remonte sur l’estrade et se couvre les bras et les mains de mousse de savon.

CATHERINE, après un silence.

Michu ?...

MICHU.

Eh bien ?...

CATHERINE.

Michu ?...

MICHU.

Eh bien, quoi ?... je te dis...

CATHERINE.

Est-ce que je t’ai fait quelque chose ?... Est-ce que j’ai manqué de bonne volonté ?...

MICHU, faiblement.

Non...

CATHERINE.

Si je ne t’ai rien fait... pourquoi es-tu comme ça avec moi ?

MICHU.

Comment est-ce que je suis avec toi ?

CATHERINE.

Tu le sais bien...

MICHU.

Non.

CATHERINE.

Tu ne le sais pas...

MICHU.

Non, je te dis...

CATHERINE.

Tu es froid avec moi, voilà ce que tu es... tu es froid.

MICHU.

C’est mon devoir...

CATHERINE.

Comment, ton devoir...

MICHU.

Oui... Marignan est mon ami... Il t’aime et je ne dois pas...

CATHERINE.

D’abord, ce n’est pas vrai... il ne m’aime pas... Et puis, qu’est-ce que ça me fait qu’il m’aime ou qu’il ne m’aime pas... Je ne sais qu’une chose, c’est que je t’aime, moi...

MICHU.

Chut donc !

CATHERINE.

C’est que je t’adore...

MICHU.

Je vous en prie...

CATHERINE.

Michu...

MICHU.

Eh bien...

CATHERINE.

Viens m’embrasser...

MICHU.

Tout à l’heure...

CATHERINE.

Non, tout de suite... viens m’embrasser... je le veux.

MICHU, s’approchant très lentement.

Eh bien, c’est bon !... on y va.

Catherine, pendant que Michu s’approche, tend la joue pour se faire embrasser ; mais, au moment où Michu arrive tout près d’elle, elle n’y tient plus et, lui jetant les deux bras autour du cou, elle l’embrasse. Paraissent presque en même temps, et dans l’ordre suivant, le marquis, Marignan et Edgard.

CATHERINE.

Ah ! Michu !... Michu !...

 

 

Scène VIII

 

CATHERINE, MICHU, MARIGNAN, LE MARQUIS, EDGARD

 

LE MARQUIS, entrant le premier et voyant Catherine embrasser Michu.

Ah !

MARIGNAN, entrant à son tour.

Qu’est-ce que c’est ?

EDGARD, entrant après Marignan.

Qu’est-ce qu’il y a ?

Les trois entrées doivent se faire coup sur coup.

LE MARQUIS.

Rien... rien du tout.

Michu, tout couvert de savon, s’est jeté à gauche, à l’autre bout de la scène, et reste là, ahuri ; Catherine a repris la pose sur son estrade ; le regard de Marignan va de Catherine à Michu et de Michu à Catherine.

Maintenant, monsieur l’artiste, il ne nous reste qu’à prendre congé de vous.

MARIGNAN.

Déjà !...

EDGARD.

Pour rien au monde nous ne consentirions à vous faire perdre une minute de plus...

Bas, à son oncle.

Décidément, mon oncle, elle n’est pas ici...

LE MARQUIS, bas.

Nous allons la chercher à la fête de Noisy-le-Sec, dans les baraques.

EDGARD, bas.

Voyons, mon oncle... Est-ce qu’il ne serait pas plus simple de renoncer à ce mariage et de me laisser aimer Adèle...

LE MARQUIS, bas.

Veux-tu bien te taire !...

Haut.

À bientôt, monsieur l’artiste...

MARIGNAN, regardant toujours Michu et Catherine.

Monsieur le marquis !...

LE MARQUIS.

Quant à votre tableau à deux fins, comme je n’ai de place que pour un tableau simple, je vous serai fort obligé de m’en envoyer la moitié...

MARIGNAN.

Comment la moitié ?

EDGARD.

Oui, la moitié... celle que vous voudrez, ça nous est égal...

Le marquis sort après avoir fait passer Edgard devant lui.

 

 

Scène IX

 

MARIGNAN, MICHU, CATHERINE

 

MARIGNAN, prenant une serviette sur le meuble de gauche et la jetant à Michu.

Essuie-toi, Michu...

MICHU.

Que je m’essuie...

MARIGNAN.

Oui... enlève ce savon... ce savon que Catherine t’a mis là, tout à l’heure, en t’embrassant.

CATHERINE, descendant de l’estrade.

Par exemple !...

MARIGNAN.

Eh ! mon Dieu, petite Catherine, ne vous donnez pas la peine de dire non... si vous saviez comme ça m’est égal !...

CATHERINE, après un moment de stupéfaction.

Je m’en vais... je vais me rhabiller et je partirai... je partirai pour ne jamais revenir...

Tout en remontant le petit escalier.

et vous me regretterez... oui, vous me regretterez.

Imitant Marignan qui ricane.

Vous aurez beau faire... ha ! ha ! ha !... vous me regretterez, parce que jamais vous ne trouverez un modèle gentil comme moi et mignon...

Avec un sanglot étouffé, du haut de la galerie.

et qui ait autant de...

MARIGNAN.

De bonne volonté !...

CATHERINE, furieuse.

Je m’en vais, vous m’entendez, je m’en vais...

Elle sort.

 

 

Scène X

 

MARIGNAN, MICHU

 

MICHU, venant lentement à Marignan.

Tu m’en veux ?...

MARIGNAN.

Non... Il y a une raison pour que je ne t’en veuille jamais... c’est que tu es, toi, la preuve vivante de notre supériorité, à nous autres intentionnistes... tu démontres que la nature est de notre école...

MICHU.

Comment ça ?...

MARIGNAN.

Va trouver n’importe quel membre de l’Institut, et dis lui de faire le portrait d’un homme aimé des femmes... le membre de l’Institut n’hésitera pas... il fera un joli garçon... il le fera blond, il le fera brun, mais enfin il essaiera de faire un joli garçon... tandis que la nature... ah ! la nature !...

MICHU.

Eh ben ?...

MARIGNAN.

Vous lui dites : faites-moi le portrait d’un homme aimé des femmes, à la nature...

Montrant Michu.

et v’là ce qu’elle fait !!!

MICHU, trouvant le mot un peu vif.

Oh !

Entrent Carcassonne et une jeune personne dont le visage est caché par un voile.

 

 

Scène XI

 

MARIGNAN, MICHU, CARCASSONNE, LA CIGALE

 

CARCASSONNE.

Eh ! nous voilà.

MARIGNAN.

Ah ! vous venez pour ce portrait ?

CARCASSONNE.

Oui !

MARIGNAN.

Eh bien ! qu’est-ce qu’elle fait là, votre petite ? Pourquoi ne se montre-t-elle pas ? Venez un peu ici, petite, que l’on vous voie...

LA CIGALE, ôtant son voile.

Me voilà !

MARIGNAN.

La Cigale !

LA CIGALE.

Et ce n’est pas du tout pour faire faire mon portrait que je viens... je viens pour causer avec vous... Il n’y a personne ?... 

MARIGNAN.

Non... non...

À Michu.

Michu, fais vite filer Catherine par l’autre escalier.

MICHU.

Compris !

Il s’en va par l’escalier.

LA CIGALE.

Tenez-vous là, Carcassonne... tenez-vous là dans l’antichambre, et avertissez-nous s’il vient quelqu’un...

CARCASSONNE, vexé.

Dans l’antichambre...

LA CIGALE.

Obéissez...

CARCASSONNE.

J’obéis.

À Marignan.

Votre serviteur, monsieur.

Il sort au fond, à gauche.

 

 

Scène XII

 

MARIGNAN, LA CIGALE

 

MARIGNAN.

La Cigale... mademoiselle Ernestine, veux-je dire, mademoiselle Ernestine des Allures.

LA CIGALE.

Ne m’appelez plus Ernestine.

MARIGNAN.

Pourquoi ça ?...

LA CIGALE.

Je ne la suis plus.

MARIGNAN.

Depuis quand ?

LA CIGALE.

Depuis ce matin... j’ai quitté le magnifique hôtel de ma famille, je l’ai quitté pour retourner à mon ancienne baraque.

MARIGNAN.

Chez M. Carcassonne ?

LA CIGALE.

Vous l’avez dit, chez M. Carcassonne.

Paraît Carcassonne.

CARCASSONNE.

Vous m’appelez ?

LA CIGALE.

L’on parle de vous, mais on ne vous appelle pas. Vous pouvez retourner...

CARCASSONNE.

Je retourne...

Il disparaît.

LA CIGALE.

Je lui ai fait savoir à quelles conditions je consentais à rentrer chez lui, il a accepté mes conditions.

MARIGNAN, ahuri.

Il a accepté...

LA CIGALE.

Un costume tout flambant neuf, mon nom en lettres énormes, et une loge pour moi toute seule, avec une grande malle dans le coin pour faire asseoir les personnes qui me feraient des visites.

MARIGNAN.

C’est superbe, je ne dis pas le contraire, c’est superbe...

LA CIGALE.

N’est-ce pas ?

MARIGNAN.

Mais ça ne fait rien. Je ne comprendrai jamais qu’étant riche, bien logée, l’idée ait pu vous venir...

LA CIGALE.

Vous ne comprenez pas ?

MARIGNAN.

Non...

LA CIGALE.

Ah ! c’est que vous ne savez pas, vous, ce que c’est que cette existence de la saltimbanque en plein vent.

MARIGNAN.

Ça, c’est vrai, je ne le sais pas.

LA CIGALE.

Les tours exécutés au son de la clarinette, les applaudissements d’une foule incessamment renouvelée, les cris joyeux des bonnes d’enfants, les œillades enflammées de messieurs les militaires... Et les petites places donc ! ces braves et intelligentes petites places à deux sous... il s’en échappe bien, par-ci par-là, quelques réflexions un peu salées, mais quel enthousiasme !... Et quel tapage, quand une culbute n’a rien laissé à désirer... quels rappels ! quels bis ! Non, voyez-vous, quand on a connu cette joie, quand une fois on a goûté à cette ivresse, on ne peut plus s’en passer... on a beau faire, on ne peut plus, on ne peut plus...

MARIGNAN.

Eh bien, non... eh bien, non... vous aurez beau dire, jamais vous ne me ferez croire que c’est pour ça que vous avez quitté...

LA CIGALE.

Vous ne voulez pas croire que c’est pour ça ?...

MARIGNAN.

Non...

LA CIGALE.

Eh bien, vous avez raison, car c’est pour autre chose.

MARIGNAN.

Vous voyez bien.

LA CIGALE.

Si je ne m’étais pas sauvée de chez ma tante, j’allais dans trois jours être forcée d’épouser quelqu’un que je n’aime pas.

MARIGNAN.

Le jeune Edgard...

LA CIGALE.

Oui...

MARIGNAN.

Vous ne l’aimez pas ?

LA CIGALE.

Non, et j’en aime un autre... Comprenez-vous maintenant, comprenez-vous ?...

MARIGNAN.

Je commence... Il me semble pourtant qu’à la rigueur on aurait pu trouver un autre moyen...

LA CIGALE, nettement.

Je n’avais que deux choses à faire...

MARIGNAN.

Ah !

LA CIGALE.

Retourner à la baraque... ou me réfugier chez l’autre, chez celui que j’aimais...

MARIGNAN.

Chez celui que vous aimiez...

LA CIGALE.

Mais comment m’aurait-il reçue ?

MARIGNAN.

Avec égards, sans aucun doute...

LA CIGALE.

Et, d’ailleurs, que serais-je allée faire chez lui ?... je ne voulais pas être sa maîtresse, et jamais il n’aurait voulu faire de moi sa femme. Il a une âme fière... et un homme qui a une âme fière ne peut pas m’épouser... n’est-ce pas ? on n’épouse pas une jeune personne qui a été saltimbanque...

MARIGNAN, d’une voix faible.

Ce n’est pas l’usage.

LA CIGALE.

Vous voyez bien que j’ai raison de retourner chez M. Carcassonne... mais, avant de laisser retomber entre le monde et moi la porte de la baraque, j’ai tenu à venir chez vous.

MARIGNAN.

Chez moi...

LA CIGALE.

Oui, je voulais vous voir au milieu des œuvres créées par votre génie.

MARIGNAN.

Les voilà...

LA CIGALE.

Tout ça en est ?...

MARIGNAN.

Il y en a bien une demi-douzaine qui sont de Michu, mais le reste est de moi...

LA CIGALE, prenant un petit tableau.

Qu’est-ce que ça représente, ça ?

Elle tourne et retourne le tableau dans tous les sens.

MARIGNAN.

Ça ?

LA CIGALE.

Oui...

MARIGNAN.

Attendez donc un peu... attendez donc...je ne me rappelle pas bien...

LA CIGALE.

Comment, vous ne vous rappelez pas ?...

MARIGNAN.

Non... mais ça doit être écrit derrière... vous n’avez qu’à regarder... j’ai l’habitude, quand j’ai fini un tableau, d’écrire le sujet...

LA CIGALE.

Paysage... c’est un paysage.

MARIGNAN.

Oui, oui, je me souviens maintenant... c’est un paysage rustique.

LA CIGALE, avec sentiment.

C’est dans un paysage comme ça que j’aurais voulu vivre.

MARIGNAN.

Vraiment ?

LA CIGALE.

Oui... avec un mari... avec un mari que j’aurais aimé.

MARIGNAN.

Petite Cigale...

LA CIGALE.

Et pourquoi, après tout, ne m’épouserait-on pas ? parce que j’ai été saltimbanque... qu’est-ce que ça fait, puisque je suis restée pure. Vous le savez bien, vous, que je suis restée pure...

MARIGNAN, très ému.

Oui, je le sais.

LA CIGALE.

Alors, quoi ?... Supposons que vous soyez, vous, cet homme chez qui j’aurais pu me réfugier... Supposons que je vous aime.

MARIGNAN.

Petite Cigale...

LA CIGALE.

Supposons que vous m’aimiez... ce n’est qu’une supposition, bien entendu... Supposons que ce n’est qu’une supposition... Est-ce que vous refuseriez de m’épouser ?

MARIGNAN.

Si je refuserais ?

LA CIGALE.

Oui...

MARIGNAN, à part.

Quelle lutte, mon Dieu !

Montrant son cœur.

C’est là qu’il y a une lutte... veut-on savoir où il y a une lutte... c’est là.

LA CIGALE.

Qu’est-ce que vous dites ?.., je n’entends pas...

MARIGNAN, avec enthousiasme.

Ce que je dis !...

LA CIGALE.

Oui...

MARIGNAN.

Je dis que vous êtes décidément trop gentille, petite Cigale, je dis que je n’y tiens plus, je n’y tiens plus...

LA CIGALE.

Allons donc...

MARIGNAN.

Je dis que je sais maintenant comment nous vient le génie... je le sais, comment il nous vient... Il y a dans le grand salon du Louvre un tableau qui s’appelle la maîtresse du Titien...

LA CIGALE.

C’est joli ?

MARIGNAN.

Oh ! non, ça ne vaut rien... la tête n’est pas en valeur... c’est figé, c’est croûtonneux... il n’y a pas la lueur... Vous-même, si vous le voyiez, vous vous apercevriez tout de suite qu’il n’y a pas la lueur... mais c’est égal... moi, Marignan, je ferai un pendant à ce tableau... ce sera votre portrait.

LA CIGALE.

Ah !...

MARIGNAN.

Et quand, dans trois, dans quatre, dans cinq cents ans, les amateurs se bousculeront pour l’admirer, ils ne s’y tromperont pas, les amateurs... Il y a la lueur, diront-ils, la voilà la lueur... Elle y est, et, si elle y est, nous savons bien pourquoi... c’est que, lorsqu’il fit ce tableau, le peintre était amoureux de son modèle...

LA CIGALE.

Amoureux !... vous l’avez dit, amoureux !...

MARIGNAN.

Oui, je l’ai dit... et, pour peu que ça vous fasse plaisir de me l’entendre répéter...

LA CIGALE.

Si ça me fera plaisir... mais il y a six mois que je cours après ce mot-là... Pourquoi donc suis-je venue ici ?...

Montrant les tableaux.

Est-ce que vous vous figurez que c’est pour...

Se reprenant.

Oui, c’était bien un peu pour ça, si vous voulez... mais c’était surtout pour me le faire dire, ce mot que vous avez dit... amoureux ! amoureux !... et il me demande si ça me fera plaisir de le lui entendre répéter... je crois bien, que ça me fera plaisir, je crois bien.

MARIGNAN.

Eh bien, je vous aime...

LA CIGALE.

Encore...

MARIGNAN.

Je vous aime, petite Cigale... Là-bas, à Barbizon, je ne vous aimais pas... chez madame votre tante non plus, je ne vous aimais pas... Mais depuis que vous m’avez fait une bosse au front...

LA CIGALE.

Ah ! cette bosse... À propos, vous n’avez pas gardé ça longtemps ?...

MARIGNAN, toujours dans le même mouvement passionné.

Non, pas trop... je me suis bassiné avec de l’eau sédative mitigée, et, au bout de trois petites semaines...

LA CIGALE.

À la bonne heure !...

MARIGNAN.

Depuis ce jour-là, je vous ai aimée... et si vous m’aviez vu quand cette lettre est arrivée, cette lettre qui m’annonçait votre prochain mariage... si vous m’aviez vu...

LA CIGALE.

Calmez-vous, voyons, puisqu’il n’aura pas lieu ce mariage... puisque c’est vous qui m’épouserez.

MARIGNAN.

Moi...

LA CIGALE.

Oui !...

MARIGNAN, à part.

Voilà la lutte qui recommence.

LA CIGALE.

Vous ne répondez pas...

MARIGNAN.

Décidément, non... non, je ne peux pas... mais ne vous y trompez pas, du moins, mes motifs sont honorables.

LA CIGALE.

Honorables ?

MARIGNAN.

Tout ce qu’il y a de plus honorable... Il y a des cas où l’on peut épouser une saltimbanque, mais il y en a d’autres où l’on ne peut pas... Quand cette saltimbanque n’a pas le sou, l’on peut... mais quand elle est riche comme vous l’êtes, on ne peut pas... parce qu’alors, les camarades...

LA CIGALE.

Ah ! que je suis heureuse de vous entendre parler ainsi... Vous avez au moins quelque chose de l’artiste.

MARIGNAN.

Le talent ?

LA CIGALE.

Non... mais la grandeur du caractère... ainsi, c’est parce que je suis riche que vous refusiez ?

MARIGNAN.

Pas pour autre chose.

LA CIGALE.

Mais alors rien de plus simple, cette fortune...

MARIGNAN.

Eh bien ?

LA CIGALE.

J’y renonce.

MARIGNAN.

Vous feriez cela ?

LA CIGALE.

Qu’est-ce que ça me fait à moi, l’argent ? Je ne suis pas une demoiselle, moi... je suis une bohémienne, une sauvage... je ne pense qu’à mon amour... Et je t’aime, tu entends... depuis le jour où je t’ai vu pour la première fois, je t’aime !

Elle tombe dans ses bras. La baronne et le marquis sont entrés sur les derniers mots.

Savez-vous ce qu’il faut faire, maintenant ?

MARIGNAN.

Non.

LA CIGALE.

Aller trouver ma tante et lui dire...

 

 

Scène XIII

 

MARIGNAN, LA CIGALE, LA BARONNE, LE MARQUIS, CARCASSONNE, MICHU, puis EDGARD

 

LA BARONNE.

Et vous n’aurez pas beaucoup de chemin à faire pour cela.

Michu et Carcassonne paraissent au fond.

MARIGNAN.

Madame la baronne... monsieur le marquis !

LA BARONNE.

Grâce à l’heureuse complicité de M. Michu et de M. Carcassonne, nous étions ici, nous avons tout entendu.

LA CIGALE.

Et vous êtes attendris ?

LA BARONNE.

Je consens à tout ! tu seras sa femme !

LA CIGALE.

Ah ! petite tante ! petite tante !

CARCASSONNE.

Et moi je déchire l’engagement, mais vous n’oublierez pas qu’un dédit avait été stipulé.

MICHU.

Voulez-vous être payé en tableaux ?... prenez ce que vous voudrez.

Carcassonne remonte avec Michu et se met à examiner les tableaux.

EDGARD, entrant rapidement, un paquet de lettres à la main.

Où est ma future ? on me dit qu’elle est retrouvée... Où est-elle ?

LE MARQUIS, lui montrant la Cigale dans les bras de Marignan.

La voici, monsieur !...

EDGARD.

Soyez pas méchant, mon oncle, j’épouse... je ne demande qu’à épouser !

LE MARQUIS.

Il est trop tard, monsieur, vous pouvez retourner chez votre Adèle.

EDGARD.

Je viens de chez elle !... et voici ce que j’ai trouvé : une lettre d’un M. Théodore qui lui reproche de l’avoir trompé avec M. Alfred... et puis une lettre de M. Alfred qui lui reproche... et puis un tas de lettres... un tas de lettres... Ah ! mon oncle, en voilà une de vous.

LE MARQUIS.

Rends-la-moi, rends-la-moi...

CARCASSONNE, redescendant avec un grand tableau. Ce tableau représente une dame qui, dans un salon, en maillot de saltimbanque, se promène sur les mains, les pieds en l’air.

Voilà ce qu’il me faudrait pour ma baraque.

LA CIGALE, à Marignan, qui paraît préoccupé.

Qu’est-ce que vous avez encore ?...

MARIGNAN.

Mon Dieu !... ce qui me chiffonne toujours un peu, c’est cette dot...

Mouvement de la baronne.

Je l’accepte cependant, je l’accepte, mais à une condition, c’est que l’on me permettra de continuer à faire de la peinture...

LA CIGALE.

Si l’on vous le permettra, je crois bien qu’on vous le permettra... Ça va si bien ensemble, nos deux professions...

MARIGNAN.

Comment ça ?...

LA CIGALE.

Eh ! dame, oui... Quand vous aurez fini un tableau, nous prierons une personne de la société de le tenir comme ça...

À Carcassonne, qui regarde toujours son tableau.

Monsieur Carcassonne... je vous prie...

Carcassonne monte sur l’estrade. À Marignan.

Là, maintenant, appelez-moi un peu... dites-moi de venir...

MARIGNAN.

Eh bien ! venez...

LA CIGALE.

Voilà !

D’un bond, elle passe à travers le tableau tenu par Carcassonne et va tomber dans les bras de Marignan.

MARIGNAN.

Ah ! Cigale ! petite Cigale !...

PDF