La Carthaginoise (Antoine DE MONTCHRESTIEN DE VASTEVILLE)

Sous-titre : la liberté

Tragédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, sous le titre de Sophonisbe, en 1596.

 

Personnages

 

SOPHONISBE

NOURRICE

MESSAGER

CHŒUR

MASSINISSE

FURIE

LÉLIE

SCIPION

SYPHAX

HIEMPSAL

 

 

AU LECTEUR

 

Voici Sophonisbe qui revient sur le Théâtre vêtue d’un habit neuf et mieux séant à sa grandeur que celui dont auparavant je l’avais accommodée. Si tu veux elle t’entretiendra de ses fortunes, te dira la prise de Syphax et la surprise de Cirthe, les noces de Massinisse et d’elle, la rigueur du chaste Scipion, la résolution de mourir plutôt que de tomber en servitude et servir de spectacle aux Dames Romaines. Le tout avec telle constance et générosité que tu connaîtras qu’elle n’avait moins de courage que de beauté, moins d’honneur que d’amour, moins de mérite que d’ambition. C’est ce qui la fera regretter au malheureux Massinisse, avec un si grand ressentiment de douleur : qu’il en sera réduit au terme du désespoir. C’est ce qui lui en fera soupirer le regret, avec une voix si triste et des cris si piteux, qu’il en émouvrait à compassion la cruauté même, si elle avait des oreilles pour l’ouïr. Je propose cet exemple non seulement aux Princes, mais à tous hommes, pour leur montrer combien est incertaine leur félicité ; et que quand ils pensent être parvenus au comble de leurs désirs la fortune se jette à la traverse et les précipite en des misères autant fâcheuses qu’inespérées.

 

 

ÉPIGRAMME

 

Sophonisbe s’étant à son vainqueur rendue,

Il ne la peut sauver en ayant volonté :

Mais sitôt qu’elle en eut la nouvelle entendue,

Mourons, dit-elle, donc ; C’est par trop arrêté :

Si ce n’est en gardant la chère liberté,

Ce sera pour le moins après l’avoir perdue.

 

 

ACTE I

 

SOPHONISBE, NOURRICE

 

SOPHONISBE.

Comme l’onde en la mer est des vents tourmentée ;

Ainsi la vie au monde est de maux agitée,

Et son calme ressemble à celui de la mer,

Qui rit au matelot pour tantôt l’abîmer :

Considère-la bien, ô mortel misérable,

Et tu la trouveras n’être tant désirable :

En cris elle commence et finit en travaux,

Et sa plus belle fleur n’a pour fruit que des maux.

Vois-tu pas qu’au sortir du ventre de la mère,

Un chacun par ses pleurs présage sa misère ?

Il lui serait meilleur ne naître aucunement,

Ou bien de son berceau faire son monument.

Mais surtout des grands Rois malheureuse est la vie,

De peines et tourments elle est toujours suivie :

Dans leur âme est toujours la pointe des douleurs,

Ils ont toujours le cœur traversé de malheurs ;

Et qui pourrait savoir que pèse une couronne,

Pour une ombre d’honneur qu’aux hommes elle donne,

Il ne daignerait pas de terre la lever,

Ou l’en ayant levée il voudrait s’en priver ;

Aimant mieux cultiver en doux repos sa terre,

Que rechercher la paix au milieu de la guerre ;

Aimant mieux vivre pauvre, et n’avoir point le cœur

Angoissé de tristesse et pressé de langueur.

Pourquoi me donnas-tu la qualité de Reine,

Ô destin rigoureux, avecque tant de peine ?

Si tes effets suivaient le discours de raison,

Tu me devais tirer d’une ignoble maison,

Et me tenir cachée en quelque bas village,

Non vers la royauté m’élever le courage ;

Non selon mon désir, mon mérite et ma foi,

Me donner à Syphax, et le donner à moi.

Mais puisque maintenant nous t’avons si contraire,

Que tu nous ravis tout fors la seule misère ;

Débordez-vous mes yeux en deux larges ruisseaux,

Pour noyer et ma vie et mon mal en vos eaux :

Possible que le Ciel attentif à ma plainte,

En pourra recevoir quelque légère atteinte,

Cent déluges de maux ayant sur moi passé,

Qui peut guérir mon cœur mortellement blessé ?

Tout plaisir désormais ne me fait que déplaire,

La lumière du jour à mes yeux n’est plus claire ;

Il me fâche de voir la nuit tant de flambeaux :

Mon esprit ne conçoit que des tristes tombeaux.

Finissez donc, ô dieux, par ma mort ma misère ;

Ou si elle ne suffit à votre âpre colère,

Poussez-moi toute vive au manoir de Pluton,

Et m’y faites sentir les tourments d’Alecton :

Car l’Enfer ténébreux ne connaît nulle peine,

Qui se puisse égaler à celle qui me gêne :

M’ayant ôté les biens ne me veuillez ôter

Le souvenir des maux qui me peut tourmenter :

Pour seule m’affliger ramassez tout ensemble,

Ce que l’Averne ombreux de plus cruel assemble :

Si toute extrémité n’a point d’accroissement,

Ni moindre ni plus grand n’en sera mon tourment.

Sophonisbe tout beau ! ne lâche ainsi la bride,

Au cruel désespoir qui maintenant te guide ;

Conforme ton vouloir avec celui des Dieux,

Ils gouvernent sans doute et la terre et les Cieux ;

Suis les lois du Destin et point ne contrarie,

À son juste décret qui jamais ne varie :

Résous-toi seulement à l’état incertain,

Qui change tous les jours d’un mouvement soudain ;

Et juge malheureux tout homme qui se fonde,

Sur le sable mouvant des grandeurs de ce monde ;

Et qui va plein d’envie ardemment poursuivant,

L’ombre vaine d’honneur qui passe comme vent.

Cesse, aveugle mortel, d’embrasser en pensée,

Cette basse rondeur sur l’onde balancée ;

Et songe que Nature en chacun a formé,

Le désir du repos des hommes tant aimé :

Pense que celui-là qui paisible demeure,

Content en sa maison, vivant à l’heure l’heure,

Goûte plus de plaisir que les ambitieux,

Qui veulent commander à la terre et aux Cieux ;

Et qui nouveaux Géants faisant aux Dieux la guerre,

Ne bornent leurs desseins dans l’enclos de la terre.

N’est-ce pas justement si contre leur désir,

Leur bien se tourne en mal, leur joie en déplaisir ;

Semblables à celui que l’avarice ronge,

Qui doucement trompé par les ombres d’un songe,

Pense avoir beaucoup d’or, il tâtonne éveillé

Afin de le trouver : mais il s’en est allé,

Avec le somme vain qui dedans l’air s’envole,

Après l’avoir repu d’une menteuse idole.

Tu l’aperçois Syphax, et lorsque tu pensais,

Surpasser en bonheur tout le reste des Rois,

 Une loi du destin hélas ! trop inhumaine,

Te réduit sous le joug de la force Romaine.

Ton front couvert de honte, et ton cœur plein d’émoi,

Montrent qu’à la fortune il ne faut avoir foi,

Et que l’homme se voit élever à la cime,

De cet honneur mondain qui le met en estime ;

Mais sitôt que du bas en haut il est monté,

Du plus haut au plus bas il est précipité.

Syphax, jadis l’objet de ma douce pensée,

Maintenant le sujet dont mon âme est blessée ;

Pourquoi n’y pensais-tu ? Qui tient dedans sa main,

Un instable bonheur un bonheur incertain,

En voit la gloire éteinte aussitôt qu’allumée,

Et de son feu luisant ne sort qu’une fumée.

Devais-tu point Syphax ton désastre prévoir,

Et ton ambition borner à ton pouvoir ?

Cil qui veut entreprendre en outre sa puissance,

Se trouve ruiné par son outrecuidance.

Eût-il pas mieux valu demeurer paresseux,

Que cherchant ton malheur te mettre au rang de ceux,

Qui se rendant eux-même auteurs de leurs dommages,

Par leur propre folie enfin deviennent sages ?

Tu fus bien mon Syphax à toi-même inhumain,

Ayant sans y penser fait la planche au Romain,

Qui conduit après soi les bandes Hespérides,

Pour nous venir ôter le sceptre des Numides.

Mais à tort je t’accuse, et la grande douleur

M’empire le cerveau ; je suis de ce malheur

La cause principale et la seule origine,

À moi non pas à lui Syphax doit sa ruine :

Que n’arrivait-il donc que dessus mon seul chef,

De ma gent et de lui tombât tout le méchef ?

NOURRICE.

Ces mots ne sortent plus de ce brave courage,

Qui soulait mépriser de fortune l’orage :

Revenez à vous-même, et pensez qu’il vous faut,

Porter contre les maux un cœur constant et haut.

Vous accroissez toujours vos douleurs inhumaines,

Par le triste récit de ces fatales peines ;

Du vent de vos soupirs vous allumez le feu,

Qui par le cours du temps s’éteindra peu à peu.

Ignorez-vous encor que les pertes passées,

De pleurs ni de sanglots ne sont récompensées ?

Êtes-vous à savoir que les honneurs perdus,

À nos tristes regrets ne sont jamais rendus ?

Donques n’épandez plus tant de vaines complaintes,

Ne noyez plus de pleurs vos lumières éteintes,

Et retenez la bride à tant de passions,

Qui dedans votre esprit font leurs impressions.

En vous faisant plaisir obligez-moi, Madame,

Au nom de ce grand Roi de qui vous êtes l’âme,

Qui parmi ses tourments n’aurait plus grand tourment,

Que de vous voir souffrir sans nul allègement.

Je ne saurais plus voir votre divine face,

Que tout contentement de mon cœur ne s’efface :

Je ne puis écouter tant de gémissements,

Sans sentir en mon cœur autant d’élancements :

Quand vos yeux sont ouverts à tant et tant de larmes,

Las ! mon âme est ouverte à mille et mille alarmes.

Mais lorsque de pleurer et de plaindre on est las,

Encor est-on contraint de chercher du soulas :

On ne saurait toujours demeurer en haleine ;

Il se faut quelquefois décharger de sa peine,

Et même en soupirant il convient respirer :

Ce qu’on ne peut fuir il le faut endurer.

Combattons le Destin sans nous laisser abattre ;

Et si nous assaillant il est opiniâtre,

Montrons-nous préparés à lui bien résister ;

La vertu ne se peut par la force emporter :

Car portant au péril une âme belle et haute,

De résolution jamais elle n’a faute.

SOPHONISBE.

La parole est facile et l’effet ne l’est pas.

Les hommes et les Dieux conspirent mon trépas ;

Faut-il donc s’ébahir si mon âme peu forte,

Avec peu de vigueur tant de douleur supporte ?

NOURRICE.

Laissez, je vous supplie, un si triste propos,

Et ne conjurez plus contre votre repos :

Aussi bien ces soupirs et ces vaines complaintes,

Rallument vos douleurs lorsqu’elles sont éteintes.

En fin après le mal un bien pourra venir,

Qui du mal chassera le triste souvenir.

Madame, ignorez-vous qu’ici rien ne demeure,

Qui de son naturel ne change d’heure en heure ?

Et ne voyez-vous pas que toujours le Soleil,

Ne fait luire à nos yeux les clartés de son œil ?

Et que toujours la nuit vêtant sa robe brune,

Ne découvre aux mortels l’œil sombre de la lune ?

Quand le Ciel nuageux a sur nous tempêté,

Son front il rassérène et reprend sa clarté.

Après un long hiver de deuil et de tristesse,

Vous aurez un Printemps de joie et de liesse.

Encore qu’il nous soit beaucoup à désirer,

Devoir heureusement nos desseins prospérer ;

Toujours du mal passé la mémoire est plaisante,

Autant que la douleur a été cuisante.

Si la lampe du jour sans fin nous éclairait,

Sa lumière agréable en fin nous déplairait :

Si toujours le Printemps étalait sa richesse,

Sans qu’elle fût fanée en l’âpre sécheresse,

Ses plus suaves fleurs nous viendraient à mépris ;

Car le change de tout contente nos Esprits.

Ains qu’une liqueur douce avec plaisir on hume,

Il faut avoir goûté tant soit peu d’amertume.

Courage donc, Madame, endurez tous ces maux,

En paisible repos finiront vos travaux,

Et vos contentements s’accroîtront davantage,

Voyant un si beau temps venir après l’orage.

SOPHONISBE.

Hélas ! mon seul confort quelqu’un pourrait-il bien

Endurer sans relâche et sans espérer rien :

Je crois que la vertu d’un Alcide indomptable,

Trouverait à la fin ce mal insupportable :

Tous les douze labeurs par lui seul achevés,

Seraient à mon avis moins pénibles trouvés.

NOURRICE.

N’ayez plus, je le veux, n’ayez plus d’espérance,

Perdrez-vous quand et quand l’invincible constance,

Que vous portez empreinte au cœur et sur le front :

La fortune peut-ell’ vous faire cet affront ?

Il n’y va pas de tant, un assuré courage,

Ne s’étonne jamais pour le bruit de l’orage :

Mais demeure toujours ferme comme un rocher,

Que les vents ni les flots ne peuvent élocher,

Bien qu’excitant ensemble une forte tempête,

Les uns battent au pied, les autres à la tête.

Jamais un bon Nocher ne se troubla de voir ;

Le Ciel, l’air, et la mer contre lui s’émouvoir.

La Constance, Madame, est une ancre sacrée,

Qui peut tenir notre âme en assiette assurée,

Sans que des Aquilons les souffles redoublés,

Ni les flots ondoyants des Aquilons troublés.

La puissent submerger ; ains sans bouger de place,

Elle attend le retour d’une calme bonace,

Qui sereine les flots des malheurs amassés,

Et r’acoise les vents des soupirs élancés.

Madame, endurez donc : car la fortune adverse

À vous seule n’en veut, vous seule ne traverse.

SOPHONISBE.

Chacun a quelque mal ; mais de nouveaux malheurs,

Me font incessamment de nouvelles douleurs.

NOURRICE.

Avec l’homme mortel les misères sont nées,

Et nul ne peut forcer la loi des Destinées,

Qui font pleuvoir sur nous un déluge de maux,

Et naître d’un travail dix mille autres travaux.

C’est la condition où le Ciel nous fait naître ;

Aussi nul des humains affranchi n’en peut être :

Et n’imaginez pas que l’Empereur Latin,

Bien qu’il nous ait vaincus peut vaincre son destin :

En ses prospérités la fortune lui brasse,

Possible autant de mal comme il vous en pourchasse,

Ayant un tel espoir supportez comme il faut,

Tous ces malheurs ici qui vous viennent d’en haut ;

Et pensez que souvent le Ciel punit l’offense

Des bons par les mauvais, puisqu’il prend leur défense,

Contre ceux qui les ont traités indignement,

Leur faisant à leur tour sentir son jugement.

Vraiment le Pèlerin est d’un courage lâche,

Qui pour l’ardeur du jour à son chemin se fâche.

Si les Dieux quelquefois s’irritent contre nous,

Dedans l’eau de nos pleurs éteignons leurs courroux,

Implorons par soupirs leur divine assistance,

Attendons constamment l’effet de leur clémence.

SOPHONISBE.

Cil qui n’a point le cœur de tourments agité,

Console bien un autre en son adversité.

Tu ne connais le mal qui mon courage altère,

Tu ne peux pénétrer au fond de ma misère ;

Aussi j’endure plus sous l’ombre de la nuit,

Que quand le clair flambeau de Phœbus nous reluit ;

Mais du bandeau d’oubli ta paupière est couverte,

Quand la mienne est aux pleurs incessamment ouverte.

Si la bouche et les yeux je ferme tant soit peu,

Mon cœur qui ne s’exhale est consommé de feu ;

À mon esprit couvert d’horreur et de nuage,

Se présente toujours quelque effroyable image.

NOURRICE.

Votre esprit peut-il donc se troubler de cela ?

En êtes-vous, Madame, encore à ce point là ?

Ce sont fantômes vains qui par la fantaisie

Rendent l’âme étonnée et de frayeur saisie :

Il ne se faut jamais aux songes arrêter.

SOPHONISBE.

Le songe est prophétique il n’en faut point douter.

NOURRICE.

Il est ce qu’on voudra mais ce n’est rien qu’un songe.

SOPHONISBE.

Un songe voirement, et non pas un mensonge.

NOURRICE.

Mais dites-moi, Madame, où avez-vous connu,

Qu’un songe soit jamais à l’effet parvenu.

SOPHONISBE.

Je ne m’y suis jamais jusqu’ici arrêtée.

NOURRICE.

Pourquoi donques votre âme en est-elle tourmentée ?

SOPHONISBE.

Celle que le malheur va sans fin assaillant

Craint tout ce qu’elle voit en dormant et veillant.

NOURRICE.

Le cœur pusillanime où la crainte commande,

D’un péril fort petit fait la figure grande :

Mais qui d’un rien conçoit une extrême peur,

Se va privant soi-même et d’esprit et de cœur.

De grâce, dites-moi le souci qui vous ronge.

SOPHONISBE.

Las ! c’est un vrai souci bien qu’il vienne d’un songe ;

Et taire le voulant taire je ne le peux,

Tu le peux donc savoir si savoir tu le veux.

NOURRICE.

Le récit en rendra votre âme soulagée.

SOPHONISBE.

Non, rien ne le peut faire, elle est trop affligée.

Le Coq se réveillant à l’approche du jour,

Défiait à chanter les coqs qui tour à tour

Saluent le lever de la merveille Aurore,

Qui l’Orient de lis et de roses colore ;

Alors que le sommeil vint presser ses pavots,

Sur mes yeux tous lassés de chercher le repos :

Mais au lieu d’apaiser ma douleur trop cuisante,

Une image effroyable à mon âme il présente.

C’était à mon avis un Lion libyen,

Ayant le col étreint d’un vergogneux lien :

La peur à cet aspect coule de veine en veine ;

Je voulais me sauver de sa patte inhumaine,

Quand mon œil et mes pas tournant d’autre côté,

Une autre fière bête a ma fuite arrêté :

Son énorme grandeur et ses dents craquetantes,

Firent naître en mon cœur mille horreurs pâlissantes :

Terrible était son port, son front sept fois cornu,

Son chef couvert de crin, et ce crin tout chenu :

Deux yeux étincelants d’un regard clair et louche,

Flambaient comme charbons en sa tête farouche :

Une épaisse fumée issait de ses naseaux,

Comme du mont Vésuve elle sort à monceaux :

Son dos était couvert d’une peau hérissée,

Qui de crainte et d’horreur me combla la pensée.

C’est pourquoi je ne veux d’un diligent pinceau,

Peindre ce cruel Monstre en ton faible cerveau,

De crainte d’imprimer au fond de ta poitrine.

L’effroi qu’en y songeant à part moi j’imagine.

Plus morte que vivante au milieu du danger,

Je ne savais, douteuse, auquel d’eux me ranger.

Semblable à celui-là qui courant grand fortune,

Tous les Dieux de la mer par ses vœux importune ;

Lorsque le froid Borée et le Su combattants,

S’entredonnent l’assaut dessus les champs flottants :

Inconstamment porté de l’orage et de l’onde,

Ores il est plongé dedans la mer profonde,

Ores il est haussé jusqu’aux Astres des Cieux :

De conduire sa barque il est bien soucieux,

Mais son effort est vain et son art sans puissance ;

Car le flot et le vent de tous côtés l’élance,

De sorte que contraint par la nécessité,

Il cède au vent mutin et au flot irrité,

Qui le poussent en fin dans Charibde ou dans Scile,

Gouffres contr’opposés en la mer de Sicile.

Ne me pouvant ainsi par suite dérober

À ces fiers animaux, j’aime encor mieux tomber

Ès pattes du Lion qui semblait me sourire :

Toute pâle de crainte à lui je me retire,

Je me jette à ses pieds ; il me lèche les mains,

Me flatte de la queue, et ses gestes humains

Ne me promettent rien qu’amour et bienveillance :

Mais soudain d’autre part l’autre animal s’avance,

Qui veut demeurer maître, et contre toute loi,

Le butin du Lion désire avoir pour soi.

Le Lion généreux frustré de son attente,

Emplit le Ciel de cris, se bat et se tourmente :

Mais sentant à la fin débile son effort,

Plein d’ire et de regret il me donne la mort.

Je m’éveille en sursaut pantelante et lassée,

Et le songe imprima la peur dans ma pensée,

Si bien qu’il m’est avis qu’encore j’aperçois,

Cette Idole effroyable errante devant moi.

Mais Nourrice vois-tu cet homme qui s’avance ?

NOURRICE.

Il vient à nous, Madame, ainsi comme je pense.

SOPHONISBE.

Où cours-tu si soudain ; dis-le-moi Messager.

MESSAGER.

Je viens vous avertir que vous courez danger ;

Cirthe est prise, Madame.

SOPHONISBE.

Ô fortune infidèle !

Tu m’apportes toujours quelque peine nouvelle.

MESSAGER.

Massinisse suivi de ses braves guerriers,

S’assure de la ville et de tous ses quartiers.

SOPHONISBE.

Comme a-t-il pu sitôt nos forteresses prendre ?

MESSAGER.

En m’écoutant un peu vous le pourriez entendre.

Jà l’Aurore sortait du lit de son époux,

Et le char du Soleil ramenait dessus nous ;

Quand nous apercevons que mainte et mainte troupe,

Avec le jour naissant descendait d’une croupe.

La sentinelle alors qui veillait à recoy,

Nous vint donner l’alarme, et l’alarme l’effroi.

Quelques-uns s’éveillant aux prochains Corps-de-garde,

Vêtent le corselet, prennent la hallebarde,

Mais aux autres encor le sommeil oublieux,

Avait bouché l’oreille aussi bien que les yeux.

Nous courons droit à eux pleins de frayeurs nouvelles ;

Un chacun par son nom son compagnon appelle,

Il s’éveille en sursaut, il saute brusque et prompt :

Quel morne étonnement vous fait pâlir le front,

Dit-il demi troublé ? Compagnons arme arme arme,

Crions-nous à l’envie ; jà l’ennemi gendarme

A gagné le fossé ; déjà de toutes parts

On entend la rumeur et le bruit des soldats,

Le cliquetis du fer ; on voit en mille places,

Sous les rays du soleil éclater les cuirasses :

On voit en mille lieux les chevaux hennissants,

Dessous les Cavaliers brusquement bondissants ;

Courons sur la muraille, et d’un courage extrême,

Défendons nos enfants, nos femmes, et nous-même,

Mais hélas ! malheureux nous ne fûmes sitôt

Arrivés en ce lieu, que nous découvrons l’ost

Si nombreux qu’aussi loin qu’atteignait notre vue,

Elle n’apercevait qu’une effroyable nue

D’hommes armés à cru, dont le pas et le port

Causaient aux plus hardis la crainte de la mort.

Nos courages brûlants deviennent tous de glace,

Nous demeurons confus ; ainsi que sur la place,

On voit quand il a plu mille petits ruisseaux,

Tenir un cours à part en séparant leurs eaux :

Ainsi de tous côtés viennent à la muraille,

Cent et cent bataillons en ordre de bataille :

On voit sous les drapeaux les soldats amassés,

Pied à pied, flanc à flanc, tête à tête pressés,

Prêts de donner l’assaut : chacun à l’œil farouche,

L’horreur sur le visage, et l’outrage en la bouche.

Mais du Hot colonel nous avisons soudain,

S’écarter un héraut la trompette en la main ;

Il sonne une fanfare étant près de la porte,

Et de rendre la ville à son Prince il exhorte :

Il crie à haute voix qu’il est ores saison,

Qu’un Roi longtemps banni rentre dans sa maison :

Qu’on ne peut justement lui nier l’héritage,

Qu’à toujours possédé son ancien lignage :

Qu’il oubli’rait l’injure et le tort du passé,

Sans être à l’avenir contre nous courroucé,

Si le reconnaissant pour légitime Prince,

Nous mettions en sa main la clef de sa Province :

Que dessous ses Lauriers il ferait désormais,

Verdoyer en tout temps l’Olivier de la Paix :

Mais que si nous causant une mort volontaire,

Notre plus grand Ami nous nous rendions contraire,

Qu’il portait à son flanc un redoutable fer,

Qui de ses ennemis le faisait triompher ;

Et qu’avecques les mains d’une effroyable armée,

Il épandrait sur nous sa colère allumée,

Si bien que du plus grand au plus petit de tous,

Il ferait voir l’effet de son juste courroux.

Ce message reçu l’on consulte l’affaire,

Un chacun veut se rendre à ce doux adversaire ;

On met l’enseigne blanche au haut de nos remparts

Tous pour le bienveigner courent de toutes parts ;

Tous montrent tout devoir, tous offrent leur service,

Tous de bouche et de cœur bénissent Massinisse.

SOPHONISBE.

De quel côté va-t-il ?

MESSAGER.

Il vient droit au château.

SOPHONISBE.

Comme le connaîtrai-je ?

MESSAGER.

Il n’a point de chapeau,

Et sur tous les plus grands il passe de la tête.

SOPHONISBE.

Allons, chère Nourrice, il faut que je m’apprête,

D’implorer sa merci, l’impitoyable Mars,

Revenant tout poudreux d’animer les soldats,

Embrasse doucement la molle Ciprienne,

Et perd entre ses bras sa fureur Thracienne.

CHŒUR.

Oyez nos tristes voix,
Vous qui mettez votre assurance au monde,
Vous dont l’espoir sur un roseau se fonde,
Oyez-nous cette fois.

Toute votre grandeur,
N’est que vapeur ou que vaine fumée,
Tout aussitôt fondue et consumée,
Qu’elle a senti l’ardeur.

C’est le vestige en l’air,
Que l’oiseau laisse alors qu’il fend le vague ;
Ou bien le trait écrit en une vague,
Que l’on voit s’écouler.

C’est un neigeux monceau,
Dont la blancheur peut éblouir la vue,
Mais quand l’ardeur d’un Printemps est venue,
Il se réduit en eau.

C’est un plaisant tourment ;
Un vent d’honneur qui fait enfer notre âme ;
Un feu cuisant qui le courage enflamme ;
Un bonheur en dormant.

Quelqu’un se pourra voir,
Qui jouira des faveurs de fortune,
Puis tout soudain l’éprouvant importune,
Il perdra son pouvoir.

Elle fait bien souvent,
La gloire humaine égale à la fleurette,
Qui au matin est fraiche et vermeillette,
Au soir cuite du vent.

Celui qui s’élevait,
Comme un sapin sur les basses Bruyères,
Dedans le trône où tu le vis naguères,
Maintenant ne se voit.

Ton regard est bien clair,
Si tu en peux remarquer quelque trace :
Son lustre aussi plus soudainement passe,
Que ne fait un éclair.

Rien ne se peut trouver,
Que le destin n’altère d’heure en heure :
En même état longtemps rien ne demeure ;
Sa fin doit arriver.

Mais les plus puissants Rois,
Sont plus sujets aux assauts de fortune,
Qu’aux vents mutins les ondes de Neptune,
Aux foudres les grands Bois.

Tout ainsi qu’en hiver,
L’on voit au Ciel le Soleil un peu luire,
Et puis les vents qu’on oit rudement bruire,
De ses rays nous priver.

Ce Prince nonpareil,
Ce grand vainqueur de la terre Libyque,
Ce grand Syphax qui luisait à l’Afrique,
Comme un autre Soleil.

Perd ores sa clarté,
Et son éclipse à la gent Africaine
Présage honte ; et gloire à la Romaine,
Dont il est surmonté.

 

 

ACTE II

 

MASSINISSE, SOPHONISBE

 

MASSINISSE.

De la bouche et du cœur, ô Dieux, je vous rends grâce,

De m’avoir inspiré tant de force et d’audace,

Qu’au milieu des frayeurs mon courage assuré,

Sans être ému de peur est toujours demeuré.

J’ai eu cent fois un pied dans l’infernale barque.

Et vous m’avez toujours dégagé de la Parque,

Qui conspirant ma mort animait les soldats,

À verser sur mon chef un orage de dards.

C’est pourquoi, dieux bénins, haut et clair je proteste,

Que toute ma victoire est un pur don céleste ;

Et que vous m’avez fait aujourd’hui triompher,

Sur tous mes ennemis sans employer le fer,

Et sans souiller de sang la dépouille étoffée,

Qu’en vos temples sacrés j’élève pour trophée.

Les yeux fichés au Ciel et le genou ployé,

Je vous rends grâce aussi de m’avoir employé,

Pour punir ce galant dont la cruelle audace,

Voulait en me perdant perdre toute ma race.

Ce traître usurpateur, ce Prince déloyal,

Minutait ma ruine en mon trône royal :

Mais vous avez montré que les âmes fidèles,

Éprouvent au besoin vos faveurs paternelles ;

Et que les Rois sacrés étant aimés de vous,

Sont craints de leurs sujets et honorés de tous ;

Pour ce qu’ils vont portant empreinte en leur visage,

De l’essence invisible une visible image.

Syphax mon adversaire apprend à son regret,

Quel fruit peut apporter un dessein indiscret ;

Et connaît que celui qui commet une injustice,

Voit sur son propre chef retomber sa malice.

Pendant que nous dormons votre œil veille pour nous,

Vous disposez de tout comme étant tout à vous,

Et tout vient de vos mains, qui versent libérales,

Des grâces sur chacun en chacun inégales.

Par vous l’un de la boue est au trône haussé ;

L’autre par vous du trône est en bas renversé,

Et par vous le malheur en un bonheur se change :

Car le destin humain à votre gré se range.

Que si votre faveur de nous vous retirez,

Pour en être envers vous trop ingrats demeurés,

Nous implorons si tôt votre douce clémence,

Que vous nous remettez et la peine et l’offense ;

Et que pour l’avenir vous allez poursuivant,

À nous faire du bien ainsi qu’auparavant.

À peine étais-je encor en la fleur de mon âge,

Que je me vis banni de mon propre héritage,

Dépourvu de moyens, de malheurs traversé ;

Quantes fois étendu dans le creux d’un fossé,

Ai-je passé la nuit ayant pour lit la terre,

Pour courtine le Ciel, pour chevet une pierre.

Quantes fois ai-je encor couché sur le vert pré,

Pris un maigre repas qui me venait à gré,

D’autant que par la faim mes plus exquis services

De pain bis et d’eau froide étaient pleins de délices ?

En mes biens à la fin je me vois rétabli,

Mon propre déshonneur m’a d’honneur ennobli :

Le Ciel qui mes travaux d’un doux repos couronne,

Me redonne les miens et aux miens me redonne :

J’ai reconquis ma Cirthe, et sur ses hauts remparts ;

Mes soldats ont planté leurs vainqueurs étendards :

Bref je suis aujourd’hui grand Roi d’un grand Royaume,

Qui n’avais pas hier un petit toit de chaume.

Comme pourrai-je assez, ô grands Dieux immortels,

Pour tant de bien reçus honorer vos Autels,

Et par des vœux dévots et par des sacrifices ;

Payer un humble hommage à vos Grâces propices.

Tant d’obligation ne s’acquitte en un jour ;

Jamais donc l’An nouveau ne fera son retour,

Qu’en ce jour fortuné d’aventures si belles,

Je ne vienne implorer vos bontés éternelles ;

Le bœuf du sacrifice à l’Autel amené,

Ayant le chef cornu de Laurier couronné.

Mais à vous cependant dont le pouvoir suprême,

A remis sur mon chef ce royal Diadème,

Mille grâces je rends et de cœur et de voix ;

Je sais bien que j’en dois encor plus mille fois :

Mais ne pouvant de bouche en rendre davantage,

Recevez, ô grands Dieux, celles de mon courage.

SOPHONISBE.

Je te salue, ô Roi, ces sourcils rehaussés,

Et ce port tout divin te font connaître assez :

Je te salue, ô Roi : dont la jeune prouesse,

A toujours pour compagne une vieille sagesse.

Puisque par ta valeur reconnue aux hasards,

Secondée aux combats par tes braves soldats,

Favorisée encor des succès de fortune,

Que se montre à toi seul et constante toute une,

Tu regagnes ta Terre, et ravis les Lauriers,

Au plus vif parangon des plus nobles guerriers,

Qui m’honora du titre et de Reine et de femme ;

Permets que la pitié trouve place en ton âme,

Et me laisse baiser cette guerrière main,

Qui mérite aussi bien de gouverner le frein,

Des plus riches États de la terre habitable,

Comme elle est en ses coups terrible et redoutable.

Après avoir reçu cette faveur de toi,

Je me promets encor d’obtenir de ta foi,

Le crédit de parler et d’œillader ta face :

Une grâce jamais ne va sans l’autre grâce ;

Et qui peut gagner l’une il se doit tenir sûr,

Que des autres par elle il sera possesseur.

MASSINISSE.

Parlez en sûreté, vous le pouvez, Madame ;

La rigueur n’eut jamais de puissance en mon Âme :

Un Prince vertueux doit en toute saison,

Régler ses actions au compas de raison :

Qui se laisse emporter aux mouvements de l’ire,

Il est vassal de soi, et Roi ne se peut dire.

Le vent que la fortune aujourd’hui m’a soufflé,

Ne m’a point le courage outre mesure enflé :

Je sais qu’il faut qu’un Prince au clair Phœbus ressemble,

Qui s’élevant plus haut tant plus petit nous semble.

SOPHONISBE.

Miracle de fortune admirable à tous Rois,

Puisque tu me permets de t’adresser ma voix,

Je te prie humblement par la grandeur royale,

Qui nous fut avec toi ces jours passés égale,

Par ton auguste nom, par ta couronne d’or,

Par ton pourpre honorable, et par ton sceptre encor,

Par la Divinité qu’on adore en Cythère,

Et par le digne fils d’une si digne mère ;

N’étant pas que ce Dieu ne soit victorieux

De ton cœur généreux, puisqu’il vainc tous les Dieux ;

Reçois-moi je te prie en ton obéissance,

Puisqu’un heureux malheur me met en ta puissance.

Montre-toi, si tu veux, sévère en mon endroit,

Tu le peux, sans franchir les limites du droit :

Car tu vois que le Ciel m’est si fort impropice,

Qu’il faut pour me sauver que je coure au supplice.

Ne m’épargne un seul trait de toute la rigueur,

Que peut sur les vaincus exercer le vainqueur ;

Encor que celui-là se note d’infamie,

Qui doux à l’ennemi, est fier à l’ennemie :

D’autant qu’en tous endroits les lois d’humanité,

Notre sexe imbécile ont toujours respecté ;

Et qu’il vainc volontiers n’ayant point d’autres armes,

Que son humilité, sa prière et ses larmes.

Si tu veux esclaver ma douce liberté,

Je ne refuirai point à la captivité :

Et si tu veux encor voir la fin de ma vie,

Je le veux bien aussi ; qu’elle me soit ravie :

Mais surtout, mon grand Roi, ne me délivre ès mains,

Ne m’abandonne aux fers des insolents Romains.

Pourrais-je faire joug à leur outrecuidance ?

Je tremble de dépit quand seulement j’y pense.

Pourrais-je orner le char du jeune Scipion ?

Dieux ! Détournez de moi si grande affliction.

Pourrais-je voir sa gloire en ma honte s’accroître ?

J’aimerais mieux, ô Ciel ! Être encores à naître,

Et choisirais plutôt de mourir mille fois,

Si mille fois mourir au monde je pouvais.

À mon libre désir cette faveur accorde :

Nul n’eut jamais recours à ta miséricorde,

Qui tes ennemis même a voulu conserver,

Qui ait vu de son fruit son attente priver :

Tu as toujours montré que tu cherchais la gloire

De pardonner à tous autant que la victoire.

Quand je n’aurais été la femme d’un grand Roi,

Qui porta dans sa main le sceptre que je vois,

Il me serait pourtant beaucoup plus souhaitable,

De tomber au pouvoir d’un Monarque traitable,

Vivant sous mêmes Dieux, et sous semblable loi,

Que de tenter en vain une étrangère foi.

Je ne sais que m’a fait la nation Romaine,

Je la redoute plus que la plus dure peine

Qu’on saurait me donner ; et songer seulement,

À ce peuple cruel m’apporte du tourment.

Aussi tu sais fort bien ce que pourrait attendre

La fille d’Asdrubal, si tu la voulais rendre,

Au pouvoir des Romains, qui prennent à plaisir,

De paître en notre sang leur affamé désir ;

Et prisent seulement leur Nation bâtarde,

Qui vante pour Aïeul le fils d’une Paillarde.

Regarde je te pri’ de quelle ambition,

Ils foulent sous leurs pieds ta propre Nation,

Tu craindras pour toi-même et pour toute ta race,

Si la Fortune un jour voulait changer de face ;

Tu craindras pour tes sœurs qui tout ainsi que moi,

Du Destin inconstant peuvent sentir la loi.

Car qui peut s’assurer de sa bonne aventure,

Si la même inconstance est sa propre nature ;

Et si le Ciel encor nous voulant courir sus,

Fait enfanter du vent aux desseins mieux conçus

Syphax en est témoin : ce grand foudre de guerre,

A fait trembler longtemps la rondeur de la terre ;

On voyait à souhait succéder ses desseins,

Les palmes au combat naissaient dedans ses mains ;

Et Phœbus en son tour n’œillade créature,

Qui d’un tel heur soit chute en si triste aventure.

Dieu chasse loin de toi tous ces malheurs ici,

La Fortune te garde et tous les tiens aussi :

Mon Prince, je ne veux d’une prophète bouche,

Proférer un discours qui tes desseins attouche :

Je prie aux Dieux plutôt que ta prospérité,

Demeure en héritage à ta Postérité ;

Que tu portes toujours le sceptre des Numides ;

Qu’épouvantant un jour les rivages humides,

Du Tibre glorieux, tu puisses par tes mains,

Dompter l’orgueil mutin des superbes Romains.

Quand le Ciel jurerait la mort de Massinisse,

Quel si grand avantage en aurait Sophonisse ?

Plutôt quel déplaisir, si après son trépas,

Se promenant en paix ès forêts de là-bas,

Quelqu’un ayant quitté cette dépouille humaine,

Lui venait rapporter que la terre Africaine

Fût serve des Romains ; un si cruel malheur,

Ficherait en son cœur cent pointes de douleur.

Advienne donc plutôt que la céleste foudre,

Broye tous les Latins plus menu que la poudre ;

Et que plutôt l’Enfer ombreux ouvrant son vaste sein,

Engloutisse dedans tout l’Empire Romain.

Je me prosterne encor en ta sainte présence ;

Non point pour impétrer de ta douce clémence

Une plus longue vie ; en si grand déconfort,

Le bien plus désirable est celui de la mort.

Regarde-moi, grand Prince, et me vois toute prête,

D’exposer à l’acier cette innocente tête,

D’ouvrir cette poitrine à la pointe du fer,

Pourvu que Scipion ne puisse triompher

De mon ignominie, et que l’on ne m’emmène,

Pour servir de risée à l’audace Romaine.

Ainsi ta grand’valeur soit prisée en tous lieux ;

Ton renom soit borné de la mer et des Cieux ;

Ton royaume conquis demeure toujours calme,

Ton paisible olivier soit enté sur ta palme ;

Tes desseins généreux qui visent à l’honneur,

Soient toujours secondés des effets du bonheur.

MASSINISSE.

Faites avec vos maux mourir votre complainte,

Une Fère en serait à la pitié contrainte :

Vous pourriez émouvoir à cette triste voix,

Les rivages plus sourds, les rochers, et les bois.

Le deuil a trop noirci les Lis de votre face,

Dont l’extrême beauté toute beauté surpasse :

Les pleurs ont trop couvert ces deux luisants Soleils,

Dont je sens en mon cœur les effets nonpareils.

Mettez votre espérance en la bonté divine ;

Le Ciel qui contre vous maintenant se mutine,

Et qui semble se plaire à vos cruels malheurs,

Viendra bientôt finir vos trop longues douleurs.

Ainsi que le beau temps à l’orage succède,

La joie après le deuil nos courages possède.

Ô mortelle Déesse et penseriez-vous bien,

Que j’eusse le pouvoir de vous dénier rien ?

Prenez-moi pour mari, je vous prendrai pour femme,

Belle, soyez mon cœur, et je serai votre âme ;

Soyez ma Reine encor, je serai votre Roi :

Pour gage du contrat je vous donne ma foi ;

Vous jurant par le Styx, serment inviolable,

Et par tout ce qu’on tient de saint et vénérable ;

Qu’à vous tant seulement se joindra mon côté.

Phœbus plutôt luira dedans l’obscurité,

Et la Lune en plein jour épandra sa lumière,

Que ne soyez ma flamme et première et dernière :

Mon cœur est un autel de ferme diamant ;

Qui ne peut recevoir autre Idole en aimant.

Que si je suis contraint de rompre le cordage,

Qui serrera nos cœurs des nœuds du mariage ;

Tu ne partiras point vivante de mes mains.

Cherchez autre butin, ô valeureux Romains,

Sophonisbe est à moi, et moi je suis à elle,

Elle est l’unique épouse, et moi l’époux fidèle ;

Elle seule a le feu dont mon cœur est épris,

Et au lieu de la prendre elle-même m’a pris

SOPHONISBE.

Ô clémence admirable et digne des louanges,

Non des seuls Africains, mais des peuples étranges.

Toi seul mon Massinisse entre ceux d’ici-bas,

Peut redonner la vie au milieu du trépas :

Toi seul peux rallumer au milieu de la crainte,

Du vent d’une promesse une espérance éteinte.

Aussi n’appartient-il fors à toi seulement,

Qui n’apportes vainquant si grand étonnement ;

Qu’après avoir vaincu tu donnes d’assurance,

D’obtenir contre toi de toi seul délivrance :

Ainsi pouvant gagner des ennemis le cœur,

Le tien reste invincible ou de soi le vainqueur ;

Et le digne Laurier d’une telle victoire,

Apportant plus de peine apporte plus de gloire.

Qui triomphe de soi se fait égal aux Dieux,

En terre il doit régner comme ils règnent aux Cieux.

Dompter son adversaire est un cas de fortune,

Et chacun à son tour peut l’avoir opportune

Mais ayant aux combats vaincu si bravement,

Savoir de sa victoire user si doucement,

Lors même qu’à son comble elle est jà parvenue ;

Vraiment cette clémence est à bien peu connue.

Invincible vainqueur encor que mon désir,

Ne se promette point l’effet de ce plaisir ;

Je me laisse pourtant chatouiller à la gloire,

Qu’il te plaît de m’offrir après cette victoire.

Le Ciel reconnaissant pour moi ce grand honneur,

Veuille à tes actions influer le bonheur.

De moi, soit que je meurs ou bien soit que je vive,

Ou soit que je sois libre, ou que je sois captive,

Je garderai toujours le plaisant souvenir,

Des propos qu’aujourd’hui tu m’as voulu tenir ;

Et quand tout le Léthé mon âme devrait boire,

Il n’en effacerait un seul de ma mémoire.

MASSINISSE.

Nous n’en viendrons pas là, douce et chère Beauté,

Ce vous serait fureur, et à moi cruauté.

Vos yeux les doux Soleils qui luisent à mon âme,

Et qui brûlent mon cœur de l’amoureuse flamme,

Voudraient-ils bien cesser de verser dedans moi,

L’amour de vos beautés, le respect et la foi.

Et moi pourrais-je voir la lumière éclipsée,

Qui seule doit donner le jour à ma pensée.

À vos tourment passés il ne faut plus penser,

Ce serait à la fin toujours recommencer.

CHŒUR.

Puisque le Ciel veut changer,
En plaisir notre tristesse,
Et qu’il nous vient dégager,
Des fers d’un peuple étranger,
Chantons d’aise et de liesse.

Toujours le vent furieux,
N’émeut la rage de l’onde ;
Et toujours dedans les Cieux,
Le tonnerre audacieux,
D’un bruit horrible ne gronde.

Toujours l’ardeur de l’Été,
Ne fait crevasser la terre ;
Et toujours d’autre côté,
L’hiver des vents agité,
Ne pave les eaux de verre.

Après la feuille, la fleur ;
Après l’épine, la rose ;
Et l’heur après le malheur :
Le jour on est en labeur
Et la nuit on se repose.

Notre Sophonisbe était,
Naguères si déplorée,
Que rien plus il ne restait,
Au mal qui la tourmentait,
Qu’une mort toute assurée.

Par les attraits gracieux,
Qui sont semés sur sa bouche,
Et par les traits de ses yeux,
Un Prince victorieux,
Jusqu’en l’âme elle touche.

Mais qui peut nous assurer ?
Un si beau serein présage
Que le temps veut empirer :
Où nous faut-il retirer,
Pour en éviter l’orage ?

Le foudre n’est pas bien loin,
Lorsque les éclairs paraissent.
Quand nous en avons besoin,
Les pleurs, les sanglots, le soin,
Et les malheurs ne nous laissent.

 

 

ACTE III

 

FURIE

 

Transportez-vous ici, Ministres de Pluton,

Que fais-tu maintenant, inhumaine Alecton ?

Crains-tu point d’oublier ta nature méchante ?

Toi dont les rouges fers, toi dans la torche ardente,

Soulaient percer, brûler les âmes des damnés,

Du juste arrêt d’Æaque au supplice donnés :

C’est montré trop longtemps ta sanglante colère,

Sur le dos criminel de quelque ombre légère ;

Il la faut exercer sur un nouveau venu,

Qui soit à tes serpents encores inconnu.

Accourez au secours Mégère, Tisiphone,

Une nouvelle proie à vos fouets j’abandonne ;

Rassemblez vos fureurs, Furies de l’Enfer,

Vous pouvez à ce coup de l’Amour triompher :

Embrasez donc le feu de vos torches brûlantes,

Secouez maintenant vos crinières sifflantes ;

Que vos yeux de courroux et de rage animés,

Éclairent tout ainsi que charbons allumés ;

Poussez par les naseaux plus d’épaisse fumée,

Que ne fait la montagne en Sicile allumée ;

Et soufflez par la bouche un vent si empesté,

Que tout le noir Averne en demeure infecté.

Quoique j’ai couvert la Numidique terre,

D’horreurs, d’embrasements, de carnage et de guerre ;

Ce ne m’est pas assez, je prétends faire voir,

Que je puis davantage étendre mon pouvoir.

La sanglante Bellone aux batailles hardie,

A bien joué son rôle en cette tragédie :

Devançant les Romains avec son fer sanglant,

Elle a dessous la nuit chassé le camp tremblant

Du superbe Syphax, ainsi que par la place,

Le venteux tourbillon les javelles déchasse :

Son cœur en est content et le mien ne l’est pas :

Je vois sur ce théâtre émouvoir des débats,

Et montrer à mon tour les effets de ma rage :

Du vainqueur glorieux j’abattrai le courage ;

La femme j’occirai par les mains de l’époux,

Et l’Époux meurtrira sa poitrine de coups,

Si fort désespéré qu’il lui prendra envie,

De perdre avec sa femme et l’honneur et la vie.

Sus donc, mes chères sœurs, quittez votre maison,

Et venez sur le Styx brasser une poison,

Qui les Esprits suffoque, et qui glace les veines,

Bref, qui donne en mourant mille cruelles gênes.

Massinisse et sa femme ont eu trop de repos ;

Il faut que nos ardeurs s’allument en leurs os,

Au lieu de feu d’Amour, et que dans leurs entrailles,

De mille désespoirs ils sentent les tenailles.

Je tarde déjà trop, il m’ennuie déjà,

Que lui qui la prison en des noces changea,

N’aperçoit que je veux rompre son mariage,

Mais qu’il ne peut fuir ma furieuse rage.

 

 

LÉLIE, MASSINISSE, SOPHONISBE, NOURRICE

 

LÉLIE.

Qui l’eût jamais pensé ? mon Massinisse est pris,

Aux appas enchanteurs de la molle Cypris !

Son courage est atteint à travers de ces armes,

Qui l’ont si bien couvert aux plus rudes alarmes !

L’acier de son écu n’a pas su reboucher, [

La flèche d’un enfant et d’un aveugle archer !

Qui l’eût jamais pensé le voyant aux batailles,

Combattre, aventureux, ou forcer des murailles,

Et se montrer partout un clair astre de Mars,

Influant le courage et l’honneur aux soldats.

Quantes fois l’ai-je vu donner à toute reste,

Renverser les plus preux sous son glaive funeste,

Fendre les morions, les boucliers déhacher,

Faire avec les chevaux leurs hommes trébucher ;

Bref, portant dans ses yeux la colère et la flamme,

Laisser au seul hasard le souci de son âme.

Au foudre de son bras le fer ne résistait,

D’aucun empêchement son cours ne s’arrêtait ;

Et sa main par ses coups sur toutes reconnue,

Ainsi que le tonnerre enfermé dans la nue,

Écarte la vapeur qui le va trop pressant,

S’ouvrait avec le fer un chemin en passant

Au travers des squadrons des troupes opposites ;

Par sa seule valeur tout à plat déconfites.

De là malgré l’effort des plus braves soldats,

Il emportait vainqueur les sanglants étendards,

Puis au Dieu de la guerre en dressait un trophée :

Mais hélas ! Maintenant il a l’âme échauffée

D’une flamme amoureuse, et son cœur généreux,

Semble avoir jà perdu ses Esprits vigoureux.

Voyez qu’il n’a rien que cet Amour ne force,

Par le moyen d’un œil plein d’une douce amorce !

Les Tigres, les Lions, les Serpents émaillés,

Les Dragons, les Oiseaux, les Poissons écaillés,

N’en évitent la flèche ; au Ciel et dans la terre,

Il fait aux Déités et aux hommes la guerre.

Mais ce qui me ravit en ébahissement,

C’est que je ne puis voir ni pourquoi, ni comment,

Il fait de fois à autre un si ferme assemblage

De deux cœurs discordants d’humeur et de courage ;

Sinon que comme enfant il soit sans jugement,

Sinon que comme aveugle il blesse aveuglément.

Ha que j’ai de regret, valeureux Massinisse,

Que son venin brûlant qui doucement se glisse,

Par le canal des yeux jusques au fond du cœur,

Ait sitôt pris en toi cette grande vigueur :

Il te peut chatouiller par quelque doux extase,

Mais il faut craindre aussi que son feu ne s’embrase,

Si bien qu’à la parfin dépourvu de secours,

Tu meures de langueur au milieu de tes jours. [

Ô poison douce amère ! ô dangereuse flamme,

Qui des éclairs d’un œil t’allumes en notre Âme !

En cendre tu changeas les Pergames Troyens ;

Tu avanças la mort à leurs bons Citoyens,

Quoiqu’un nombre infini de Princes Argolides,

Qui couvrirent de nefs les campagnes humides,

Et les champs Phrygiens d’armes et de soldats,

N’eussent pu par dix ans surmonter leurs remparts,

Le puissant fils d’Alcmène ayant purgé la terre,

De cent monstres divers qui lui livraient la guerre,

Par toi l’honneur oublie, et trempe dedans l’eau

Son indomptable main pour tourner le fuseau.

Massinisse gagné des attraits d’une femme,

Vit, pyrauste d’Amour, au milieu de la flamme :

Pour un myrte honteux il laisse le Laurier ;

On ne peut être ensemble amoureux et guerrier.

On doit bien te fuir, Archerot infidèle,

On doit bien esquiver au coup de ta quadrelle :

Mais vraiment plus que toi l’on doit fuir encor,

Ces cheveux frisottés, ces tresses de fin or,

Ces sourcils ébenins, et ce beau front d’ivoire,

Ces doux yeux où l’Amour a son trône de gloire,

Cette bouche vermeille, et ces charmes coulants,

Ces agréables traits, et ses attraits brûlants :

Car ce sont les engins, qui notre forteresse,

Font rendre malgré nous au gré d’une maîtresse.

Que je crains, Massinisse, hé ! que je crains pour toi,

Que je crains pour l’Amour qu’à ta valeur je dois.

Et plût aux Dieux qu’encor Cirthe ne fut point prise ;

Nous jouirions de toi, et toi de ta franchise :

Mais notre Scipion ne consentira pas,

Qu’avec toi Sophonisbe ait ainsi ses ébats,

Il est trop ennemi de ces molles délices :

Des attraits féminins, des mignardes blandices ;

Même il ne le saurait : car un si grand butin

Ne se doit dénier à l’Empire Latin.

N’est-ce pas lui qui vient ? il faut qu’ores j’essaie,

De tirer doucement ma flèche de sa plaie :

Car voulant l’arracher avecques trop d’effort,

J’irriterais le mal et l’aigrirais plus fort.

Et bien, mon grand Ami, cette heureuse journée,

Semble avoir à peu près la guerre terminée,

Les Dieux en soient loués ; mais qui vous peut ainsi,

Obscurcir le visage et troubler le sourcil ?

MASSINISSE.

C’est une âpre douleur qui mon courage oppresse.

LÉLIE.

Peut-on être vainqueur, et rempli de tristesse ?

MASSINISSE.

Massinisse le peut ; qu’il lui vaudrait bien mieux

Avoir été vaincu, qu’être victorieux !

Puisque sur ses sujets ayant eu la victoire,

Le bel œil d’une femme en remporte la gloire.

LÉLIE.

Je ne vous entends point, parlez plus clairement.

MASSINISSE.

Hélas ! je m’entends bien ; j’ai bien le jugement

De prévoir mon malheur, mais je n’y puis que faire ;

Je sais ce qui m’est bon et je suis le contraire.

À peine on avait mis nos vainqueurs étendards,

En signe de victoire au haut de ces remparts,

Quand la femme à Syphax sans avoir peur des armes,

Passe à travers soldats et à travers gens d’armes,

Un chacun lui fait largue, et lui tournant les yeux,

Pense voir en la terre une Vénus des Cieux ;

Semant où elle passe ainsi comme fleurettes,

Les Grâces, les attraits, les douces amourettes.

Mais je ne sais comment me connaissant sur tous,

Elle se jette à terre, embrasse mes genoux,

Et se montre en ses pleurs si pitoyable et belle,

Qu’elle eût pu surmonter l’âme la plus rebelle.

D’un seul trait de son œil le Tyran de mon cœur,

Amour me combattit et se rendit vainqueur ;

Las ! qu’eussé-je pu faire à son pouvoir extrême,

Si même je m’armai pour lui contre moi-même !

Cet œil aussi, Lélie, en flammes nonpareil,

Combattait de clarté les rayons du Soleil :

Amour qui fait dedans l’Arsenal de ses armes,

Y forgeait tous les traits, et les trempait de larmes.

Ne pouvant résister je me suis donc rendu,

J’eusse secours d’ailleurs vainement attendu ;

C’est pourquoi je l’ai prise aujourd’hui pour ma femme.

LÉLIE.

Quelles pointes bons Dieux ! fichez-vous en mon âme.

MASSINISSE.

Si la soif te tourmente étant près d’un ruisseau,

Peux-tu pas bien aller l’éteindre dans son eau.

Qu’aurais-je fait au Ciel pour recevoir la peine,

D’ainsi mourir de soif auprès de la fontaine ?

Suis-je quelque Tantale ? Aurais-je bien tâché,

D’irriter tous les Dieux par quelque grand péché.

LÉLIE.

Las ! mon plus cher Ami, que venez-vous de faire,

Vous-même êtes-vous donc à vous-même adversaire ?

Où est votre courage, où est votre Raison ?

Une femme a réduit Massinisse en prison ;

Une pauvre captive entre tant de gens d’armes,

A vaincu son vainqueur d’une ou deux feintes larmes.

Courons, mon grand Ami, courons courrons à l’eau,

Pour éteindre le feu tandis qu’il est nouveau :

Armez-vous derechef, rendossez la cuirasse,

À ce maudit Amour il faut donner la chasse.

Ainsi qu’un bon soldat abattu sous les coups,

Se relève enflammé d’un généreux courroux ;

Et touchant contre terre, ainsi qu’un fort Antée,

Montre mieux que devant une force indomptée :

Tout de même il vous faut reprendre le combat,

Contre cet appétit que la Raison abat ;

Il ne faut endurer que la Raison maîtresse,

Reçoive du vassal une si dure oppresse.

MASSINISSE.

Cher ami qui n’eus onc en vertu ton pareil,

Je reconnais assez que bon est ton conseil :

Mais je n’en puis user, tant l’amoureuse flamme,

Du vent de mes désirs se renforce en mon Âme.

LÉLIE.

Il nous la faut éteindre avec l’eau de Raison.

MASSINISSE.

Mon cœur est tout en cendre il n’en est plus saison.

LÉLIE.

Mais ton embrasement est au moins volontaire.

MASSINISSE.

C’est donques seulement à l’œil qui l’a su faire.

LÉLIE.

Il ne faut que vouloir, tu pourras à l’instant,

Étouffer cette ardeur qui te vas tourmentant.

MASSINISSE.

Je ne le puis ni veux : le mal qui me possède,

Me fait moins de douleur que penser au remède ;

Et trouvant en ma perte un si riche parti,

Je me repentirais de m’être repenti.

LÉLIE.

Tu le peux si tu veux ; et ta volonté même,

Doit servir d’antidote à ce venin extrême ;

Puis lorsque de tes fers dégagé tu seras,

De t’être repenti ne te repentiras.

MASSINISSE.

Quand au fond de nos cœurs ce mal a pris racine,

Il ne peut s’alléger par nulle médecine,

Si ce n’est que l’amour puisse l’amour guérir,

Et qu’un malade vienne un autre secourir.

LÉLIE.

C’est vouloir par la flamme éteindre une autre flamme,

Et demander secours du fer qui nous entame.

MASSINISSE.

Il faut quand un bel œil a vaincu notre cœur,

Qu’il implore merci de son propre vainqueur :

Télephe en fît autant, tout en vain il essaie,

Aucun médicament n’est utile à sa plaie :

Car contre le discours de la vaine raison,

Au sujet de son mal était sa guérison.

LÉLIE.

Un amour violent qui te met aux altères,

Point dedans ton esprit ces fantasques Chimères ;

Et le rend tout semblable au fiévreux altéré,

Qui de songes divers a l’Esprit dévoré,

Rêvant incessamment des eaux et des rivières.

De l’œil de ton Esprit ouvre un peu les paupières,

Tu verras bien alors que recevoir la loi,

D’une femme vaincue est indigne de toi.

MASSINISSE.

Ce n’est point tant son œil qui m’a pris à l’amorce,

Que ce grand Dieu des Dieux à qui cède la Force :

Et tu sais que vouloir contre un Dieu résister,

C’est encor une fois les Géants imiter.

LÉLIE.

On lui peut résister sans être téméraire :

Si l’Amour est un Dieu, il est imaginaire ;

Car chacun le feint tel qu’il le sent dedans soi,

Alors qu’à la Raison les sens donnent la loi :

Mais les hommes voulant s’excuser en leur vice,

L’attribuent aux Dieux contre toute Justice.

MASSINISSE.

Ô mon plus grand espoir, par la sainte amitié,

Qui nous unit ensemble aye de moi pitié.

Tandis que nous vivons abandonnés nous sommes,

Comme proie, aux désirs naturels à tous hommes.

C’est l’erreur de Jeunesse il en faut endurer,

L’ami doit les défauts de l’ami réparer.

Fais tant vers Scipion afin que je ne meure,

Que la Carthaginoise entre mes mains demeure :

Tant de service fait à l’Empire Romain,

Doit-il pas recevoir ce guerdon de sa main ?

Ainsi, soit à jamais gravée en la mémoire,

Ta loyale amitié, ta valeur et ta gloire :

Ainsi ta renommée aille en fin s’épandant,

Du froid Septentrion au midi plus ardent.

LÉLIE.

Si le conseil servait la faute étant commise,

Je te conseillerais de rentrer en franchise ;

Mais si tu ne le veux, il faut aller trouver

Notre ami Scipion, nous pourrons éprouver

Tous les moyens permis, pour faire qu’il te laisse,

Cette belle Beauté qui doucement te blesse.

MASSINISSE.

Je cours en avertir ma plus chère moitié ;

Mais garde ta promesse et ta bonne amitié.

Grand Dieu qui fais trembler du vent de tes paroles

Les fondements des monts, et branler les deux pôles,

Souverain Roi des Rois qui tiens dedans tes mains

Et le mal et le bien des fragiles humains :

Et toi, belle Vénus, des plaisirs la Déesse,

Que le Ciel, que la terre et que l’onde caresse :

Toi Cupidon encor que les plus braves cœurs,

Ont toujours reconnu le vainqueur des vainqueurs :

Secourez, aujourd’hui le pauvre Massinisse,

Et rendez Scipion à son désir propice :

Faites qu’en liberté il puisse conserver,

La captive qui peut son Âme captiver.

Mais la voici venir, bons Dieux quelle merveille !

L’Afrique n’eut jamais une beauté pareille,

Je crois que si l’Amour défaisait son bandeau,

Il deviendrait ravi d’un visage si beau.

Doux objet de mon cœur, belle âme de mon Âme,

Qui nourrissez ma vie en l’amoureuse flamme,

Comme pourrai-je hélas ! abandonner vos yeux,

Puisque par leur clarté je vois celle des Cieux :

Si je vous laisse, hélas ! moi-même je me laisse.

SOPHONISBE.

Si vous m’abandonnez je mourrai de tristesse ;

Un jour loin de vos yeux me durerait cent ans.

MASSINISSE.

Mais ce jour nous peut rendre à tout jamais contents ;

Puis il faut obéir, Scipion le commande.

SOPHONISBE.

C’est ce que je craignais, sans doute il me demande,

Me voilà délivrée à ces méchants romains.

MASSINISSE.

Il adviendra plutôt que ces nerveuses mains

De mon sang et du vôtre aujourd’hui seront teintes,

Que je fausse jamais des promesses si saintes.

SOPHONISBE.

Que tardez-vous donc plus ? tirez ce coutelas,

Qui pend à votre flanc, et raidissant le bras,

Poussez-le dans mon corps pour couper cette trame,

Qui retient attachée en ses membres mon Âme.

MASSINISSE.

Ne désespérez point je vous jure ma foi,

Que je vais de tout point vous assurer à moi.

SOPHONISBE.

Cesse ores de penser, ô Reine infortunée,

Détourner en priant la fière destinée ;

Quoique femme tu sois, par un viril effort,

Fuis cette servitude et t’avance à la mort.

C’est trop c’est trop vogué sur cette mer mondaine,

Au gré d’une espérance inutilement vaine ;

Puisqu’elle ne veut pas sa tourmente apaiser,

Je veux gagner le port afin de reposer :

Je n’ai que trop longtemps imité le Pilote,

Dont le frêle navire à l’aventure flotte

Sur la bruyante mer, qui des flots courroucés,

Fait des monts écumeux l’un sur l’autre entassés :

Il ne voit pas sitôt luire à travers la nue

Un rayon du Soleil, qu’il croit l’heure venue,

Où sont garantis sa vie et son vaisseau,

De la rage des vents et des fureurs de l’eau :

Mais l’orage cruel tout soudain se redouble,

Le Ciel se renoircit, et l’onde se retrouble,

Si bien qu’il est poussé contre un âpre rocher,

Dont sans faire naufrage il ne peut approcher.

Tout de même à l’éclair d’une fausse espérance,

Je m’étais de mes maux promis la délivrance ;

Mais le Ciel derechef, rejetant tous mes vœux,

Me présente un malheur qu’éviter je ne peux.

Toujours quelque douleur notre plaisir talonne,

L’une beaucoup de mal, l’autre peu d’aise donne ;

Que si l’heur et malheur vont à tour se suivant,

Le malheur dure trop et l’heur fuit comme vent.

NOURRICE.

Pour Dieu, Madame, encor un peu de patience :

Vous savez que tout change ; et par expérience,

Dieu montre à tous en tout, quel est son grand pouvoir ;

Mais principalement quand on n’y peut pourvoir :

Au plus fort du péril le secours il apprête,

Son Dioscure aussi luit mieux en la tempête.

CHŒUR.

Que je tiens pour un grand malheur,
De vivre longtemps en ce monde,
Où tout est rempli de douleur,
Où tout en misères abonde ;
Bref, ou ce que nous désirons,
Est cause aussi que nous mourons.

L’homme se donne à ses désirs,
Et sans conscience se plonge,
Dans le gouffre de ses plaisirs,
Qui s’envolent comme un court songe ;
Mais las ! l’aiguillon du péché,
N’est jamais du cœur arraché.

Les vers de mille et mille ennuis,
Après une faute commise,
Le rongent les jours et les nuits ;
Encor que sa face il déguise,
Et qu’un autre il puisse piper,
Soi-même il ne se peut tromper.

Alors qu’il n’est point bien dispos,
Qu’il n’en accuse que lui-même ;
Si son cœur n’a point de repos,
Si son visage est pâle et blême,
Qu’il taxe sa verte saison,
Qui ne suivait pas la raison.

Si le chef il a tourmenté,
De catarrhe, et les pieds de goutte,
Si son œil n’a plus de clarté,
Si son oreille n’oit plus goutte,
S’il souffre des vivantes morts,
Il s’en faut prendre à ses efforts.

Pourquoi donc, invincible Roi,
Cherches-tu ta propre ruine ?
Pourquoi loges-tu dedans toi,
La troupe rebelle et mutine,
De tes impudiques désirs,
Qui t’allèchent de vains plaisirs.

Grand Monarque ne le fais pas,
Ne soit point l’auteur de ta perte ;
Las ! ton œil est clos aux trépas,
Et ton âme aux douleurs ouvertes ;
Il vaut mieux vivre sans plaisir,
Que de mourir pour un désir.

 

 

ACTE IV

 

SCIPION, SYPHAX, MASSINISSE

 

SCIPION.

Par la faveur du Ciel la puissance Romaine,

Conquête tout le Monde et n’en fait qu’un domaine,

Aussi rien ne fait tête à nos braves soldats,

Soit que contre l’Espagne ils aiguisent leurs dards,

Soit qu’aux peuples divers de la Punique terre,

Qui s’arment pour Carthage ils apportent la guerre.

Au bruit de notre nom on voit soudainement,

Que les plus résolus sont pleins d’étonnement ;

Que ceux qui vont montrant plus d’ardeur et d’audace,

Tremblants dedans le cœur se troublent en la face.

Mais vois-je pas Syphax qu’on amène lié ?

Par un erreur fatal il s’est tant oublié,

Que de se révolter contre notre puissance,

Quoiqu’il nous soit conjoint par étroite alliance :

Et pourtant son malheur me touche de pitié ;

Tant pour le saint respect de l’antique amitié,

Que pour voir maintenant un si grand personnage,

Abattu sous l’éclat d’un martial orage.

Un juste arrêt du Ciel t’a réduit à ce point,

Infortuné Syphax, ne prévoyais-tu point,

Que d’heureux tu t’allais rendre fort misérable,

Quittant de nos Romains l’alliance honorable ;

Et qu’en voulant garder de Carthage l’honneur

Tu perdais tout d’un coup ta gloire et ton bonheur.

Aussi ce n’est assez d’avoir un bon courage,

Il faut être loyal, discret, constant et sage :

Celui ne doit porter le sacré nom de Roi,

Qui ne tient sa parole et qui dément sa foi.

Tu n’as été content de t’acquérir la haine,

Des grands Dieux immortels, et de la gent Romaine ;

Violant les serments si saintement jurés

En touchant les Autels en tous lieux honorés :

Mais pour ne laisser rien qui te rendît coupable,

Tu prends la cause en main d’un peuple misérable ;

Et armant contre nous tes hommes basanés,

Toi-même tu nous as en l’Afrique amenés.

On dit avec raison que l’on fait sa fortune,

Par ses déportements ores blanche ores brune :

Mais cil accuse à tort les hommes et les Dieux,

Qui veut faire le mal quand il peut faire mieux.

Aussi pauvre Syphax ta perte et ton dommage,

Viennent de ta malice, et non de ton courage.

SYPHAX.

J’aperçois voirement combien est malheureux,

Celui-là qui devient d’une femme amoureux,

Qui de ses volontés toujours déraisonnables,

Se forge dans l’esprit des lois inviolables.

Chacun connaît assez que les nœuds de la foi,

La belle Sophonisbe étreignent avec moi :

Que les charmes coulants de sa bouche sorcière,

La même cruauté pourraient rendre moins fière :

Et que ses yeux brûlants d’amoureuses ardeur,

Pourraient des plus glacés allumer les froideurs :

Tu sais d’autre côté qu’il est fort ordinaire,

Que l’enfant soit enclin aux vices de son père.

Elle qui fut nourrie avecques ses Germains,

Suça quant et le lait la haine des Romains,

Qui prît telle racine au fond de son courage,

Qu’elle a toujours accru comme elle croissait d’âge ;

Ne souhaitant rien plus que de voir la splendeur,

Du peuple de Carthage obscurcir leur grandeur.

J’ai tâché longuement d’éteindre cette haine,

Mais j’ai perdu mon temps, mais j’ai perdu ma peine ;

Son corps serait plutôt à force d’eau blanchi,

Que son cœur obstiné à vous aimer fléchi.

Mais elle a eu sur moi beaucoup plus de puissance ;

Car gagnant mon esprit par sa douce éloquence ;

Et par les doux attraits de son bel œil vainqueur,

Se rendant malgré moi maîtresse de mon cœur ;

Las ! elle m’a contraint de déclarer la guerre,

À vous braves Romains les dompteurs de la terre.

Syphax, me disait-elle, et à quoi penses-tu ?

En aimant ces Romains tu haïs la vertu.

Jamais l’homme de bien qui veut laisser sa gloire ;

Écrite en lettre d’or sur l’autel de mémoire,

Ne souffrira de voir son pays en danger,

D’être mis sous le joug d’un Tyran étranger :

Qu’il ne conçoive en l’âme une louable envie,

De prodiguer pour lui ses moyens et sa vie,

Qu’il ne ferme les yeux au mal qu’il y peut voir,

Afin de les ouvrir seulement au devoir.

Mais las ! ce fer honteux qui les jambes me presse,

Montre les beaux effets de sa voix piperesse,

Garde, si tu le peux, qu’elle ne prenne pas,

Le cœur de Massinisse à semblables appas :

Mais si par ma folie il ne devient point sage,

Qu’il fasse à ses dépens un même apprentissage.

SCIPION.

Défaites-lui ces fers et coupez ce cordeau,

Il ne doit pas étreindre une royale peau ;

Jaçoit qu’il n’ait commis une faute petite ;

Il faut traiter un Roi comme un Roi le mérite.

SYPHAX.

Grand honneur des Guerriers et de ta Nation,

Avoir des maux d’un Roi tant de compassion,

Appartient à celui qui a tant de puissance,

Qu’il peut, et ne veut pas, exercer sa vengeance.

Celui qui veut donner aux ennemis la loi,

Pour mieux s’en acquitter, doit la donner à soi :

Car un homme qui peut se vaincre en sa victoire,

Deux fois victorieux il gagne double gloire.

SCIPION.

Ô sexe détestable ! ô féminin cerveau !

Tu nous produis toujours quelque malheur nouveau.

Si Pandore jamais ne fût venue au monde,

Il n’eût connu des maux l’engeance trop féconde.

Tout désastre est de toi, tout discord vient par toi ;

Pour te garder la foi, on viole la Foi.

On sait que la folie est sœur de ta jeunesse,

Et ta jeunesse vainc la plus grande sagesse.

L’inimitié te rend cruel, injurieux,

Et on veut accomplir tes désirs furieux.

Il nous faut bien garder que ce grand Capitaine,

Qui consacre sa main à la gloire Romaine,

Et qui de lui sans plus pouvait être dompté,

À lui-même et à nous par toi ne soit ôté.

Qu’il survient à propos. Ça, ça, mon Massinisse,

Qui fais incessamment quelque nouveau service

Aux Romains tes amis, tu sois le bien venu :

Grand Roi de qui le bras par tant d’exploits connu,

Ombrage tous les jours ta vainqueresse tête,

Du Laurier immortel d’une fraîche conquête :

J’ai mille et mille fois béni ce jour heureux,

Auquel tu fus rendu de me voir désireux :

Et jà de ta valeur l’agréable merveille,

Était de ton pays venue à mon oreille ;

Quand ayant surmonté maint périlleux danger,

Tu vins trouver mon camp en pays étranger.

Alors qu’il effrayait les monts et les campagnes,

Pour imposer le joug aux peuples des Espagnes :

Dès ce temps, mon Ami, je t’honorai sur tous,

Voire sur les plus grands qui fussent entre nous ;

Je t’aimai, Massinisse, et tu m’aimas de sorte

Que notre amitié fut en peu de jours bien forte ;

Un Amour vertueux s’accroît en un moment ;

Car ce qui vient du Ciel est parfait promptement.

Or d’autant que l’ami toujours pour l’ami veille,

Et qu’en leurs actions l’un l’autre se conseille,

En privé je te veux reprendre sans mépris,

Ainsi que je voudrais être de toi repris.

Tu n’ignores qu’un Roi doit vivre en telle sorte,

Que nulle passion hors de soi ne l’emporte ;

Tu sais bien que le cœur de jeunesse bouillant,

Qui suit la volonté d’un désir insolent,

Rallumant son ardeur en la concupiscence,

Dans un gouffre de maux à toute heure s’élance.

La volupté ressemble au sucre empoisonné,

Qu’on reçoit volontiers alors qu’il est donné ;

Et premier toutefois qu’on se lève de table

Sa douceur a produit un effet redoutable.

Alors que l’appétit assaut notre raison,

S’il lui fait à la fin quitter sa garnison,

Les sens restants vainqueurs allument dedans l’âme,

Un feu de passion qui sans cesse l’enflamme.

Pense voir à ton char cinq généreux chevaux,

Qui font sous le collier et mille et mille sauts,

Qui n’arrêtent en terre, et dont le pied superbe,

N’imprime point ses pas en marchant dessus l’herbe ;

Obéissant au fouet à la rêne et au frein,

Ils vont où les conduit de ton Cocher la main :

Mais si pleins de fureur ils courent par la plaine,

N’écoutant ni la voix ni la main qui les mène ;

Char, Cocher et chevaux viennent à trébucher,

Emportés l’un par l’autre aval quelque rocher :

De même si tes sens à leur Guide obéissent,

Si leur fidélité jamais ils ne trahissent,

Tu ne pourras aussi encourir nul danger :

Mais s’ils ne veulent plus sous elle se ranger,

Malgré toi ces mutins te conduiront au vice,

Pour te faire tomber dedans son précipice.

Tout ainsi qu’une Nef que plusieurs vents divers,

Agitent sur la mer de tors et de travers ;

N’ayant plus le timon qui dressait son voyage,

Vagabonde est portée au vouloir de l’orage :

Tant qu’en fin elle vient se fracasser le flanc,

Aux côtés d’une roche ou d’un infâme banc :

Ainsi l’homme emporté par la raide secousse

Du vent de ses désirs, qui rudement le pousse ;

Fait naufrage à l’écueil de l’orde volupté,

Sans qu’il puisse au péril se mettre en sûreté ;

Mais comme il a lui-même excité cet orage,

Lui-même en porte aussi la peine et le dommage.

L’amour n’est rien qu’un feu qui va toujours croissant,

Si le vent de raison ne l’étouffe en naissant ;

C’est une mèche ardente ; une fois allumée,

Elle brûle toujours sans être consumée ;

Un bitume souffreux qui dans l’eau ne périt,

Mais qui de l’eau s’allume et de l’eau se nourrit.

Crois-moi, mon grand Ami, plus belle est la louange

D’un qui sous la raison ses affections range ;

Que d’un qui règnerait sur mille Nations,

S’il se voulait montrer serf de ses passions.

Il vaut bien mieux tâcher à se vaincre soi-même,

Que par armes gagner le Royal Diadème :

Car celui seulement est digne d’être Roi ;

Qui triomphant d’autrui peut triompher de soi.

Vois-tu pas Hannibal ce grand homme de guerre,

Qui comme un fier torrent ravagea notre terre ;

Du depuis qu’il reçut l’amour dedans son cœur,

Il fut vaincu de ceux dont il était vainqueur.

Je ne suis jamais las de réduire en mémoire,

Les Lauriers dont ta main va couronnant ta gloire ;

Et même ce dernier paraît si verdoyant,

Que l’œil de mon esprit s’égaie en le voyant :

Mais le pourrais-je voir arracher de ta tête,

Pour y mettre en sa place un myrte déshonnête ?

Tu sais, et nul aussi ne pourrait le nier,

Que Syphax par nos lois est notre prisonnier ;

Et qu’à nous sont encor par le droit de la guerre,

Sa femme, ses enfants, ses moyens et sa terre.

Tu sais d’autre côté que je dois promptement

Accomplir du Sénat le sacré mandement,

Qui veut que je conduise en mon triomphe à Rome,

Entre autres prisonniers Sophonisbe et son homme :

Quand même je voudrais je ne puis autrement,

La gloire d’obéir nous reste seulement.

Laisse donc, mon Ami, l’amour de Sophonisse ;

Cette accorte femelle, ô gentil Massinisse,

Qui sème plus d’appas et tends plus d’hameçons ;

Que l’Avril n’a de fleurs, que l’Août n’a de moissons,

Attrape ainsi les cœurs et retient en servage,

Ceux qui peuvent aider au peuple de Carthage.

Syphax n’était-il pas des Romains allié ?

Elle ne l’eut sitôt de son amour lié,

Que ses propres désirs en son Âme elle inspire :

Il reconnaît sans plus les lois de son Empire,

Et d’un clin de cet œil qui l’avait surmonté,

Esclave misérable, il fait sa volonté.

Gardez-vous bien de faire une semblable faute,

Vous, dis-je, qui portez une âme belle et haute,

Ne l’abaissez pas tant que vous soyez contraint ;

D’offenser un État que tout le Monde craint.

Soit plutôt maintenant la bonne heure venue,

Qui doit rendre à jamais votre vertu connue :

Grand Roi pour un plaisir de si peu de saveur,

De vos meilleurs amis ne perdez la faveur,

Que vous avez briguée avecques tant de peines ;

Vous faisant renommer sur tous leurs Capitaines :

Nul n’ayant jamais pu surmonter votre cœur,

Ne souffrez qu’un désir en reste le vainqueur.

Fûtes-vous en amour un second Prométhée ?

Soyez ores Alcide à la force indomptée ;

Un Vautour inhumain allez vous repaissant ?

Il faut que la Raison l’aille au loin déchassant :

L’amour vous étreint-il sur sa roche importune ?

Brisez-moi ses liens : ou si votre fortune,

Ne vous veut maintenant sans secours dégager,

Que je sois votre Hercule en un si grand danger.

Plutôt plutôt les traits d’une horrible tempête,

Atteignent Sophonisbe, et lui froissent la tête ;

Quelle étrange de nous un magnanime Roi,

L’assurance des siens, des ennemis l’effroi,

Le valeureux guerrier aux Romains admirable,

Qui semblable à lui seul n’eut jamais de semblable.

MASSINISSE.

Invincible Empereur, en te donnant ma foi,

Je ne retins pour moi nulle chose de moi,

Que l’unique désir de te faire service :

Si tu le veux et bien ; Sophonisbe périsse :

Mais de grâce permets que je puisse acquitter,

Le serment solennel qu’elle m’a fait prêter.

SCIPION.

Que lui promîtes-vous ?

MASSINISSE.

De lui ravir la vie.

SCIPION.

Cela nous causerait trop de haine et d’envie.

MASSINISSE.

Afin d’y prévenir il le faudra celer.

SCIPION.

Qui peut celer un fait qui de soi peut parler ?

MASSINISSE.

Nous dirons que sa mort elle a causé soi-même.

SCIPION.

Vouloir tromper l’État est un danger extrême.

MASSINISSE.

Aussi fort aisément le peuple se déçoit.

SCIPION.

Mais il s’en venge bien quand il s’en aperçoit :

Et puis l’homme d’honneur jamais ne doit mal faire,

Encor qu’il soit certain que chacun s’en doit taire.

Car celui pèche assez qui pèche devant Dieu,

De qui l’œil tout voyant peut percer en tout lieu :

Gardons donques le droit de la chose publique.

MASSINISSE.

Modérez je vous prie une ordonnance inique.

SCIPION.

Mais cela n’appartient qu’au peuple ou au Sénat.

MASSINISSE.

Mais plutôt à celui qui gouverne l’État.

SCIPION.

Un seul a peu de voix en l’État populaire.

MASSINISSE.

Ce qu’un Empereur veut sans doute il le peut faire.

SCIPION.

Non pas alors qu’il faut corriger une loi.

MASSINISSE.

Le peuple bien souvent s’en rapporte à sa foi.

SCIPION.

Le peuple est bien étrange, ô gentil Massinisse,

Et reconnaît le moins ceux qui lui font service ;

Alors qu’un Empereur l’a beaucoup obligé,

Pour loyer de sa peine il en est outragé :

Mais, quoiqu’à mon regret, j’accorde qu’elle meure,

Pourvu qu’en la perdant notre Ami nous demeure.

CHŒUR.

Celui qui sent nuit et jour,
Les pointures de l’Amour,
A toujours la face pâle ;
Il ne sent point de repos,
Jusques à tant qu’Atropos,
Dans un tombeau le dévale.

Voire même après la mort,
Quand nous allons voir le bord
Des rivières élisées,
L’amour encore nous suit :
Car en reposant la nuit,
Il réveille nos pensées.

Il fait avec nous séjour,
Quand le Soleil à son tour,
Visite notre hémisphère :
Puis quand se plongeant en l’eau,
La Nuit tend son noir rideau,
Il nous donne encor affaire.

Ô combien est malheureux,
Qui de son trait rigoureux,
Reçoit les rudes atteintes !
Et qui loge dans son cœur.
Cil qui l’ouvre à la langueur,
Et ferme sa bouche aux plaintes.

Pour mieux troubler nos Esprits,
À ses tourments trop appris,
Notre raison il nous ôte,
Et rend nos cœurs langoureux :
Est-il donc pas malheureux,
Qui chez soi loge un tel hôte ?

Au cœur il nous plante aussi,
La pensée et le souci,
Et d’espoir il les arrose ;
Il repaît l’âme du vent,
Et nous fait cueillir souvent,
L’épine au lieu de la Rose.

Prométhé l’audacieux,
Dérobant le feu des Cieux,
N’en reçut pas telle peine ;
Que celle de Cupidon,
Fait sentir par son brandon,
À toute la race humaine.

Un Vautour va tirassant,
Son foie, qui renaissant
Paît sa faim démesurée :
L’amoureux par cent Vautours,
Sans attente de secours,
La poitrine a déchirée.

 

 

ACTE V

 

MASSINISSE, HIEMPSAL, SOPHONISBE, NOURRICE

 

MASSINISSE.

Plus quelque bien est cher il en est moins durable.

Mon heur propre à ce coup m’a rendu misérable ;

M’ayant donné la fleur il me nie le fruit ;

Mon jour sera suivi d’une bien longue nuit.

Deux beaux soleils d’Amour pleins d’une douce flamme

Ont amassé leurs rays au centre de mon âme,

Pour l’enflammer plus fort : mais un fâcheux hiver,

De leur douce clarté me vient ores priver.

Las ! je perds ma richesse à peine encor trouvée,

Je n’ai pas d’un plaisir la douceur éprouvée,

Que mille déplaisirs sensibles à mon cœur,

Comblent mon œil de pleurs, mon âme de langueur.

Ô cruel Scipion tu n’as point de pitié ;

Devais-tu pas donner à ma seule amitié,

Ce qui se pourrait bien nier à mon mérite ?

Xénocrate d’Amour, infidèle Hypocrite,

Tu n’as jamais valu qu’un homme généreux,

Fût pour l’amour de toi de la mort amoureux.

Guerriers que désormais nul de vous ne s’approche,

De ce marbre animé, de cette âme de Roche ;

Puisqu’étant mécontent de mon contentement,

Pour guerdon de ma peine il me donne un tourment.

As-tu si peu de cœur, valeureux Massinisse,

Que de lui délivrer la belle Sophonisse ?

Fais-la plutôt mourir, meurs plutôt mille fois,

Que de ton déshonneur le propre auteur tu sois,

Encor qu’il feigne d’être en amour impassible :

La voir sans en brûler ne lui serait possible :

S’il était tout de glace il serait tout dissous,

De l’ardeur de ses yeux agréables et doux ;

Si de fer et d’acier il avait le courage,

Il serait amolli regardant son visage.

Mais je l’accuse en vain et de cœur et de voix ;

Avec plus de raison je me dois prendre aux lois.

Lois qui me dérobez mon plus cher héritage,

On ne vous publia que pour faire dommage :

Et votre Auteur montra son peu d’entendement,

Son peu de conscience et de bon jugement.

Faut-il qu’à son vouloir la Raison même cède ?

À quel droit donnait-il ce qu’un autre possède,

Par toi méchant auteur d’un si cruel Édit,

L’usufruit de mon bien m’est ores interdit ;

Par toi l’Astre d’Amour si luisant à notre âge,

En son clair Orient se couvre d’un ombrage ;

Et par toi ce beau chef de Myrte couronné,

D’un funèbre Cyprès doit être environné ;

L’Astre qui favorise aux Rois à leur naissance

Devait verser sus moi beaucoup plus de puissance ;

Ou bien me dénier le bonheur de la voir,

Puisque de la garder il m’ôtait le pouvoir.

Vraiment le vain renom d’une vaine vaillance,

Donnait à mes souhaits par trop d’outrecuidance :

J’endure trop de peine et trop d’affliction,

N’ayant à mon pouvoir borné ma passion.

Mais puisque mon Destin et mon propre courage,

Dedans cet Océan m’ont fait faire naufrage,

Je serais transporté d’une extrême fureur,

Si je me repentais d’une si belle erreur.

Je ne pouvais trouver de plus douce adversaire,

Je ne pouvais brûler d’une flamme plus claire,

Je ne pouvais choisir d’œil plus riche d’appas,

D’attraits plus gracieux, de plus plaisants trépas :

Ayant été vaincu de Beauté si parfaite,

Tous mes beaux Lauriers je cherche en ma défaite ;

Ma honte est mon triomphe, et ma perte est mon gain,

Mais un sort rigoureux me l’ôte trop soudain.

S’il me faut te quitter, ô ma plus chère flamme,

Avec toi s’éteindra le flambeau de mon Âme ;

Et pour ne s’ouvrir plus au jour d’autre Beauté,

Mes yeux avec les tiens vont perdre leur clarté.

Je veux avec ta mort joindre la mienne encore,

Pour tuer le regret qui mon Âme dévore :

Voyant ce beau Soleil par la rigueur du Sort,

Tomber dès son matin au couchant de la mort :

Je veux qu’un seul tombeau couvre dessous sa lame,

Deux corps morts qui vivants avaient une seule Âme.

Si j’ai tant de bonheur, quel Esprit bienheureux,

S’égalerait à moi dans l’Élise amoureux,

Où tu m’entretiendrais de tes douces paroles,

Où nous nous mêlerions aux gaillardes caroles

Des Amants fortunés qui se vont égayant,

À fouler de leurs bonds un beau pré verdoyant :

Là nous ne sentirons nulle envieuse atteinte ;

Là du fier Scipion nous n’aurons plus de crainte ;

Là sous les myrtes verts tant de nuit que de jour,

Nous cueillerons les fleurs et les fruits de l’Amour.

Aux rayons de tes yeux se fondra ma tristesse,

Leur chaleur fera naître en mon cœur l’allégresse ;

Les soucis de mon âme à ces Soleils ouverts,

Seront à ma pensée aussi doux que divers.

Mais las ! en ces souhaits vainement je me fonde ;

Seule tu dois quitter la clarté de ce Monde :

Le conseil en est pris ; si tu veux reposer

Après tant de travaux, il t’y faut disposer.

Chère et douce Beauté, que ne puis-je te suivre ;

Pour mourir plus longtemps je dois plus longtemps vivre :

Mon mal s’allumera, voyant le tien éteint,

Alors qu’un froid poison aura pâli ton teint :

Tu mourras pour te rendre à jamais immortelle,

Je vivrai pour mourir en douleur éternelle ;

Et le feu que tes yeux m’ont en l’Âme allumé

Y brûlera toujours sans être consumé.

Avecques mon Amour est née la constance ;

Ni la longueur du temps, ni des lieux la distance,

Ni d’aucun accident la cruelle rigueur,

Ne pourra t’effacer du marbre de mon cœur.

Las ! je n’ignore point, lumière sainte et belle,

Que tu méritais bien d’être au monde immortelle :

Mais le Ciel envieux qui t’en vient retirer,

Veut qu’au lieu du Soleil tu l’ailles éclairer.

Cependant il me reste un regret dedans l’Âme,

Dans les yeux d’une nue, au courage une flamme,

Une stupidité dedans le sentiment,

Qui me font mort à l’aise et vivant au tourment.

Mais en fin quel dessein est-ce que je dois prendre ?

Voudrais-je bien encor sur sa vie entreprendre ?

Un corps si précieux, si rare et si chéri,

Serait-il bien tué par son propre mari ?

La Beauté qui mes jours de troubles a fait calmes,

La main qui m’a donné des Lauriers et des palmes,

Recevra donc de moi des funèbres Cyprès ?

Non, non, s’elle s’en va je veux aller après ;

De ma vie à sa mort je ferai sacrifice :

Car sa fin doit finir le cours de mon service,

Si c’est pour une mort endurer cent trépas.

Que d’aimer une Dame et de ne la voir pas.

Mais puisque son Destin et ma triste aventure,

Lui font faire payer le tribut à Nature ;

Puisqu’il la faut aimer et ne la jamais voir,

Faisant sa volonté je ferai mon devoir.

Maudite soit toujours la Nation Romaine,

Et son dur Empereur qui me fait cette peine :

Malheureux qui sous lui désire s’employer,

Pour recevoir enfin un si triste loyer.

HIEMPSAL.

Ha bons Dieux que je crains que l’âme ne s’envole !

Il semble avoir perdu le sens et la parole,

Il est tout immobile, il mourrait bien d’ennui,

Il me faut avancer, je veux parler à lui :

Sire, réveillez-vous.

MASSINISSE.

Qui m’a donc accosté.

HIEMPSAL.

Pardonnez s’il vous plaît à ma témérité,

J’ai eu peur vous voyant tomber en un tel spasme.

MASSINISSE.

M’en faisant revenir tu n’es digne de blâme.

HIEMPSAL.

Est-il un tel malheur qu’il doive tourmenter

Un Roi qui n’a sujet que de se contenter ?

Un Roi l’honneur des Rois qui couvert de ses armes,

Paraît tel aux combats que le Dieu des alarmes

Un Roi que les Romains estiment leur support,

Et que leurs ennemis craignent plus que la mort ?

À quoi tant de soupirs pour l’amour d’une femme ?

À quoi tant de regrets tirés du fond de l’âme ?

Un Prince ne doit être ébranler du malheur.

MASSINISSE.

Las je suis maintenant accablé de douleur

Non tant pour mon sujet comme pour Sophonisse,

Que doit faire mourir son mari Massinisse.

Puis donc, cher serviteur, que tu m’es survenu,

Puisque tout ce malheur ne t’est point inconnu,

Je te pri’, s’il le faut, par l’humble obéissance,

Que tu m’as toujours faite, et par la récompense,

Dont j’ai toujours usé tant à toi comme aux tiens

Que pour ton seul respect j’ai pourvu de grands biens,

Oblige à cette fois le triste Massinisse,

Qui te veut demander un fidèle service.

HIEMPSAL.

Sire, me voilà prêt, commandez seulement,

L’effet suivra de près votre commandement.

SOPHONISBE.

Mon Esprit est suspens entre espérance et crainte ;

De ces deux passions ma pensée est atteinte ;

L’une veut de mon cœur tout espoir retirer,

Et l’autre en désespoir le veut faire espérer.

L’espoir par ses appas me veut rendre contente,

La peur par ses glaçons me gèle et me tourmente,

Elle serre mon cœur, fait ma face blêmir,

Fait larmoyer mes yeux et mon âme gémir.

Chère Nourrice, adieu : jà l’esprit me présage,

Que bientôt sur mon chef se crèvera l’orage.

Massinisse m’avait promis à son partir,

Que rien ne le pourrait du retour divertir,

Sitôt qu’il aurait vu dans les tentes Romaines

L’Empereur des Latins et quelques Capitaines,

Mais son trop long délai me contraint de penser,

Que chacun l’importune afin de me laisser.

NOURRICE.

À ce fâcheux soupçon ne donnez point de foi,

Que pourrait Scipion dénier à ce Roi ?

Ils sont trop bons amis, il en fait trop de compte,

Pour lui faire envers tous recevoir une honte :

Mais je vois Hiempsal adressons-nous à lui,

Il pourra de votre âme effacer cet ennui :

Car il vient de la part de votre Époux fidèle,

Pour vous en apporter quelque bonne nouvelle.

HIEMPSAL.

Madame j’ai reçu exprès commandement,

De vous venir ici trouver diligemment :

Votre Époux est troublé, tant la douleur le presse,

D’être sitôt privé de sa chère maîtresse,

Mais il se voit contraint par une rude loi,

De vous fausser la foi pour vous garder la foi.

Or connaissant assez qu’une Âme généreuse,

Sur le point de la mort devient plus courageuse,

Pleurant il m’a baillé ce boucon qui fera,

Qu’avec sa liberté Sophonisbe mourra.

Vous donc, belle beauté, qui d’un mâle courage,

Pouvez fouler aux pieds la honte et le servage,

Si résister au Sort ne peut servir de rien,

Faites d’un mal forcé un volontaire bien :

Puisqu’il vous faut finir faites qu’à votre vie,

Votre honorable mort ne porte point d’envie :

Montrez en un corps faible un courage bien fort ;

Au milieu de la vie un mépris de la mort :

Mettez devant vos yeux la ville où vous reçûtes

Naissance et nourriture, et quel père vous eûtes,

Quels frères, quels parents, et songez que deux Rois,

Vos seules volontés reconnurent comme lois :

Triomphez du triomphe et de la belle gloire,

Que les Romains gagnaient ayant sur vous victoire.

SOPHONISBE.

N’en doutais-je pas bien, Nourrice mon souci ?

Vraiment je prise bien ce beau présent ici ;

Puisqu’il est arrêté que Sophonisbe meure,

Faut-il pas souhaiter que libre elle demeure,

Sans qu’un cordeau servil fasse rougir son front ?

Possible un jour viendra, que nos neveux diront,

Oyant parler de moi, qu’un trépas mémorable

De ma louable vie est l’acte plus louable ;

Et que celle qui meurt gardant sa liberté,

Arrive par sa mort à l’immortalité.

Sitôt que ce venin tu m’auras donc vu prendre,

Et ses glaçons mortels par mes veines s’épandre ;

Tu iras de ma part rapporter à ton Roi,

Qu’il m’oblige beaucoup de me garder la foi,

Mais que deux jours devant je voudrais être morte,

Ce désir seulement au sépulcre je porte ;

D’une seconde noce au moins l’obscur flambeau,

Ne me conduirait pas maintenant au tombeau.

Sophonisbe tu crains, ta face devient pâle :

Ce n’est rien qu’un poison, bon cœur, avale, avale :

Ô liqueur agréable ! ô Nectar gracieux !

En boit-on de meilleur à la table des Dieux ?

NOURRICE.

Ha je crois qu’elle expire ; hélas ! hélas ! madame !

Madame ! elle n’oit plus ; ce n’est qu’un corps sans âme,

Elle est jà toute froide. Ô jour mal fortuné !

Mais plutôt noire nuit ; ô point déterminé,

Pour joindre l’occident de ma triste vieillesse,

Au midi le plus clair de ma belle Princesse !

Je ne puis ni ne dois plus longtemps vivre ici,

Perdant celle qui fut mon bien et mon souci :

Car bien que seulement je l’eusses allaitée,

Je l’aimais tout autant comme l’ayant portée.

Pourrais-je encore voir la clarté de ce jour,

Où les feux que la nuit reconduit à son tour,

Quand elle vient couver notre Ciel sous ses ailes,

Ayant vu s’éclipser le beau Soleil des belles,

Qui d’un de ses rayons couvrait d’obscurité,

L’astre plus reluisant de toute autre Beauté ?

Ô Soleil n’as-tu point rebroussé ta carrière,

Lui voyant engloutir cette poison meurtrière ?

Et n’as-tu point encor fermé ton œil honteux,

Pour ne regarder pas un acte si piteux ?

Nenni ; la jalousie enflamme ton courage ;

Et tu tires ce gain de notre grand dommage,

Que désormais ici luira ton seul flambeau,

Le Soleil de la terre étant mis au tombeau,

Mais pour moi le perdant, je n’aime ta lumière,

Elle me semble trop couverte de fumière :

Et l’agréable jour que sèment deux beaux yeux,

Sera même en Enfer aux miens plus gracieux :

Je veux donques les suivre en la demeure pâle,

Afin qu’en un tombeau nos deux corps on dévale.

Si nul plus grand honneur ne me peut arriver,

Je veux ma longue course à ce terme achever :

Il me plaît dans ce corps enfoncer une lame,

Afin qu’avec le sang j’en puisse attirer l’Âme :

Mais las ! elle me manque à ce dernier besoin.

Je puis trouver la mort sans la chercher bien loin :

Heurtons contre ce mur pour nous rompre la tête ;

Suffoquons nos esprits d’un licol déshonnête ;

Avalons des charbons, ayons à l’eau recours,

La mort de tous côtés se présente au secours ;

Et quoiqu’elle se montre à mes yeux effroyable,

J’aime encor mieux mourir que vivre misérable.

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