La Bourse (François PONSARD)

Comédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre Français, le 6 mai 1856.

 

Personnages

 

LÉON DESROCHES

REYNOLD

MONSIEUR BERNARD

ALFRED D’AUBERIVES

DELATOUR, agent de change

DUBOIS, domestique de Delatour

PIERRE, paysan, domestique de Léon

SIMONNET, financier

LE DUC DE MORTAGNE

LÉLIO, poète

RENÉ, journaliste

UN PROPRIÉTAIRE CAMPAGNARD

UN AGENT DE CHANGE

UN COURTIER, associé de Dubois

UN PROPRIÉTAIRE

UN INGÉNIEUR

UN OUVRIER

PLUSIEURS OUVRIERS

CAMILLE, fille de MONSIEUR Bernard

MADAME JULIE D’ARGENTAL

MADELAINE, paysanne, servante de Camille

ESTELLE

UNE MARQUISE

UNE VIEILLE FEMME

 

La scène se passe, de nos jours, à Paris, pendant quatre actes ; auprès d’une mine de charbon, au cinquième acte.

 

 

ACTE I

 

Un salon chez M Delatour, agent de change, à Paris. Un second salon au fond ; une porte à gauche, donnant sur l’antichambre ; deux portes à droite, ouvrant, l’une sur la salle à manger, l’autre sur le cabinet de Delatour. Au milieu du salon une table avec des albums.

 

 

Scène première

 

DUBOIS, en grande livrée, arrangeant les lampes et fauteuils du salon, PIERRE, puis LES CLIENTS et L’ASSOCIÉ de Dubois

 

PIERRE, entrant, une lettre à la main.

Monsieur Delatour ?

DUBOIS, se retournant.

Quoi ? que voulez-vous ?... Bon Dieu !

C’est toi, Pierre ! – Bonjour, pays.

PIERRE.

Tiens ! c’est Mathieu.

DUBOIS.

Je ne suis plus Mathieu ; c’est Dubois qu’on me nomme :

Monsieur Dubois.

PIERRE.

Monsieur Dubois !

DUBOIS.

Oui. – Çà, jeune homme,

Que fait-on à Paris ? d’où vient qu’on a quitté

La charrue et les bœufs pour la grande cité ?

PIERRE.

Dame ! je suis venu pour suivre notre maître ;

C’est donc lui qui m’a dit d’apporter cette lettre...

DUBOIS, la prenant et lisant l’adresse.

À monsieur Delatour. – Bien, il l’aura ; bonjour.

PIERRE.

Et qu’est-ce qu’il fait donc, ce monsieur Delatour ?

DUBOIS.

C’est un agent de change.

PIERRE.

Ah ! et qu’est-ce qu’il change ?

DUBOIS.

Quelle simplicité ! ça n’a vu que sa grange.

– Il change... à la minute, et d’un coup de crayon,

En un million rien, en rien un million.

PIERRE.

C’est un escamoteur ?

DUBOIS.

Mais qu’il est donc candide !

– Connais-tu la Bourse ?

PIERRE.

Oui ; j’en connais une vide :

C’est la mienne.

DUBOIS, levant les épaules.

Mon Dieu ! – La Bourse, entends-tu bien...

Mais c’est perdre mon temps ; tu n’y comprendrais rien.

Il lui frappe sur la joue pour le congédier.

Va, mon ami.

PIERRE.

Dis donc, Mathieu ?...

DUBOIS.

Hum ! Je m’appelle

Dubois, Monsieur Dubois.

PIERRE.

Suffit ; je me rappelle.

Regardant le salon.

Que c’est beau ! que c’est grand ! c’est doré tout autour.

– Tu dois bien gagner gros, chez monsieur Delatour ?

DUBOIS, se rengorgeant.

Oui ; j’ai sa confiance, et, chacun dans nos sphères,

Nous faisons, Dieu merci, d’assez bonnes affaires.

Un jour, mon cher pays, on se retirera ;

Je ne servirai plus, mais on me servira ;

Je dormirai chez moi, sous de riches tentures ;

Mes valets monteront derrière mes voitures ;

J’aurai droit à l’humeur, je sonnerai mes gens,

Et je m’emporterai contre les négligents.

À la Bourse, la foule, autour de moi serrée,

De longs chuchotements saluera mon entrée ;

Ma signature, seule, aura plus de crédit

Que les noms assemblés de vingt hommes d’esprit.

J’aurai beaucoup d’amis, des vins de toute sorte,

Et mangerai les mets que maintenant j’apporte.

– Voilà

À Pierre qui reste ébahi.

Reviens me voir, alors ; viens, mon garçon ;

Je te prendrai parmi les gens de ma maison.

Entre un valet qui fait un signe à Dubois.

LE VALET, à Dubois, à voix basse.

Êtes-vous visible ?

DUBOIS, aussi à voix basse, après être allé écouter si son maître ne vient pas.

Oui.

Le valet ouvre la porte qui donne dans l’antichambre. Entrent plusieurs hommes, vêtus en ouvriers et en domestiques, et une vieille femme.

DUBOIS, à un ouvrier, en lui remettant des billets de banque.

Voici vos bénéfices :

Trois cents francs ; j’en retiens cent pour mes bons offices.

PREMIER OUVRIER.

Merci, monsieur Dubois ! Continuons toujours.

DUBOIS.

C’est bien.

À un autre personnage.

La couverture ?

DEUXIÈME OUVRIER.

Attendez quelques jours.

DUBOIS.

Impossible ; j’ai vu mon courtier qui l’exige.

DEUXIÈME OUVRIER.

Faites-moi cette avance.

DUBOIS.

Impossible, vous dis-je.

Demain la couverture, ou bien, exécuté.

À la vieille femme.

Bonjour, ma bonne ; eh bien ! comment va la santé ?

LA VIEILLE FEMME.

Tout doucement. – Je viens pour ma Vieille Montagne.

DUBOIS.

Ça marche.

LA VIEILLE FEMME.

Je voudrais savoir ce que je gagne.

DUBOIS.

Attendez fin du mois.

LA VIEILLE FEMME.

Et mes Docks ? mes Béziers ?

Et mes Mouzaïas ? et mes Crédits fonciers ?

DUBOIS.

C’est variable ; on monte, on baisse, et l’on remonte.

Revenez fin du mois, je vous en rendrai compte.

LA VIEILLE FEMME, revenant.

Monsieur Dubois, c’est tout notre petit avoir.

DUBOIS.

Bon, bon.

LA VIEILLE FEMME.

C’est pour la dot de ma famille.

DUBOIS.

Bonsoir.

LA VIEILLE FEMME, revenant encore.

Monsieur Dubois, on peut compter sur la Sardagne.

N’est-ce pas ?

DUBOIS.

Bonsoir !

LA VIEILLE FEMME.

Moi, j’ai peur de l’Allemagne.

DUBOIS.

Bonsoir !

LA VIEILLE FEMME, revenant.

Il nous en faut méfier, savez-vous ;

Mais tant que nous aurons l’Angleterre avec nous,

La France et l’Angleterre...

DUBOIS.

Ah ! quelle patience !

La poussant par les épaules.

Allez-vous-en !

Entre un nouveau personnage, associé de Dubois.

DUBOIS, le voyant entrer. Aux autres personnes présentes.

Messieurs, à demain l’audience.

Tous sortent, excepté l’associé.

Quoi de neuf ?

L’ASSOCIÉ.

Un client que nous avons perdu.

DUBOIS.

Qui donc ?

L’ASSOCIÉ.

Le charbonnier ; on l’a trouvé pendu.

DUBOIS.

C’est un des accidents auxquels la Bourse expose.

L’ASSOCIÉ.

On a mis en prison mademoiselle Rose ;

Ses maîtres l’ont surprise, alors qu’elle empruntait

À leurs tiroirs l’argent qu’elle nous remettait.

DUBOIS.

La maladroite ! – J’ai quelques sommes en caisse ;

Il faut prendre des Nord, pendant qu’ils sont en baisse ;

Donnez ordre au courtier d’en acheter vingt-cinq,

Et de vendre nos Docks et nos Mines de zinc.

– Suivez-moi.

Ils sortent.

PIERRE, seul.

Ce que c’est pourtant que la fortune !

Nous sommes nés, tous deux, dans la même commune ;

Nous avons mené paître ensemble les brebis,

Portant sous notre blouse un morceau de pain bis,

Et, tous deux, allumant, quand la bise était fraîche,

Sous le creux d’un rocher, un feu de branche sèche ;

Lorsque nous labourions, j’étais le plus adroit ;

C’était moi qui traçais le sillon le plus droit.

– Il est parti, voilà quatre ans au prochain terme ;

C’est déjà riche ! – et moi, je suis valet de ferme.

J’ai beau piocher, bêcher et herser le terrain,

Semer et moissonner, battre et vanner le grain,

Me lever avant l’aube et rentrer à nuit close,

Travailler comme un bœuf qui jamais ne repose,

Quand je vivrais cent ans, Je ne gagnerais pas

Ce qu’il gagne en un mois, en se croisant les bras.

Avec dépit.

C’est-il juste ?

Rentre Dubois.

DUBOIS.

Pardon ; c’était ma clientèle ;

J’ai la mienne et Monsieur a la sienne : il a celle

Des banquiers, des marquis et des ambassadeurs ;

J’ai celle des portiers, laquais et revendeurs.

Ainsi chacun de nous exerce son office,

Monsieur vers la corbeille, et moi vers la coulisse.

– Mais je parle devant un barbare.

PIERRE.

Et pourquoi.

Restes-tu domestique, au lieu d’être chez toi ?

DUBOIS, s’asseyant dans un fauteuil.

Ah ! j’ai besoin de vivre au sein d’un luxe extrême,

Et ne peux pas encore en jouir par moi-même ;

Puis ma position me donne du crédit :

En servant à dîner, j’écoute ce qu’on dit ;

J’attrape une nouvelle : une baisse, une hausse ;

On le sait, et cela fait aller mon négoce.

PIERRE.

Est-ce qu’un campagnard, pas trop malicieux,

Pas un Parisien comme vos beaux messieurs,

Pourrait faire un bon coup ?

DUBOIS.

Parbleu ! L’autre semaine,

J’ai gagné cent louis pour un fermier du Maine.

PIERRE.

Cent louis !

DUBOIS.

Cent louis, en un jour.

PIERRE.

En un jour !

Plus qu’on ne gagnerait en dix ans de labour !

Est-ce bien malaisé ?

DUBOIS.

Mais non ; toute l’adresse

Est de dire à propos des mots de cette espèce :

Je prends dont dix, ou bien : j’ai deux sous pour demain.

PIERRE, fouillant dans sa poche.

Deux sous ! je les ai là, justement ; tends la main.

DUBOIS, se levant.

Parbleu ! c’est amusant de voir un tel novice,

Et je me sens enclin à te rendre service.

PIERRE, avec joie.

Monsieur Dubois !

DUBOIS.

As-tu quelque argent dans un coin ?

PIERRE.

J’ai bien quelques écus gagnés de loin en loin.

DUBOIS.

Quoi ?

PIERRE.

Sept à huit cents francs.

DUBOIS.

Va me chercher la somme ;

Je la ferai valoir.

PIERRE, lui tendant la main.

Touchez là ! Quel brave homme !

– Laisse-moi t’embrasser, pays !

DUBOIS, le repoussant.

Eh ! doucement !

PIERRE.

Dieu ! si ça se pouvait doubler tant seulement !

Quel bonheur ! – Je pourrais épouser Madelaine ;

Je prendrais une ferme, à la Saint-Jean prochaine ;

J’achèterais des bœufs, des vaches qu’on trairait,

Et notre ménagère irait vendre le lait.

Ah ! comme à travailler j’aurais plus de courage !

Quand c’est pour soi qu’on bêche, on se tue à l’ouvrage.

Ah !...

DUBOIS.

Va-t’en ; Monsieur vient.

Il le congédie.

 

 

Scène II

 

DELATOUR, LA MARQUISE

 

DELATOUR.

Madame la marquise ; il sera fait ainsi.

LA MARQUISE.

Le secret !

DELATOUR.

C’est la loi de tout agent de change.

Vos opérations d’ailleurs n’ont rien d’étrange,

Et je vous ferais voir, en montrant nos carnets,

Que tout votre faubourg hante nos cabinets.

LA MARQUISE.

Très bien ; mais il se faut garder des épigrammes.

Le monde malveillant ne permet rien aux femmes ;

La piété surtout prête au rire des sots,

Et l’on aime à trouver en faute les dévots.

DELATOUR.

La piété chez vous est trop pure et trop sainte

Pour que d’aucun propos elle craigne l’atteinte.

LA MARQUISE.

Ah ! que sais-je ? on dirait que les dévotions

S’ajustent mal peut être aux spéculations ;

Qu’il semble que ma vue est un peu trop fixée

Sur ces biens dont il faut détacher sa pensée.

DELATOUR.

Laissez dire ; l’argent est chose bonne en soi.

LA MARQUISE.

C’est vrai, mon cher Monsieur ; tout dépend de l’emploi :

Si dans mon placement le ciel me favorise,

J’ai fait vœu, sur le gain, de construire une église.

DELATOUR.

Certes, voilà, Madame, un gain sanctifié,

Et c’est mettre le ciel avec vous de moitié.

Il conduit la marquise jusqu’à la porte du fond.

 

 

Scène III

 

DELATOUR, DUBOIS

 

Dubois présente à Delatour plusieurs lettres, parmi lesquelles est celle de Léon.

DELATOUR, lisant une lettre.

Achetez-moi vingt-cinq Lyon... Durand, notaire.

Lisant les autres signatures.

Beaulieu, juge de pair... Benoît, propriétaire...

Gros, médecin... Arnoud, greffier... Timoléon,

Professeur... Balme, adjoint...

Prenant la lettre apportée par Pierre.

Ah ! ah ! c’est de Léon.

Après avoir lu.

Vers cinq heures, dit-il.

Il regarde la pendule.

Les cinq heures sont proches.

À Dubois.

Dites qu’on laisse entrer monsieur Léon Desroches.

Relisant la lettre.

Pour affaire importante. – Encore un innocent

Qui vient brûler son aile autour du trois pour cent !

– Ah çà ! Dubois, qu’étaient ces voix de toute sorte ?

DUBOIS, d’un air innocent.

Des voix, Monsieur ?

DELATOUR, montrant l’antichambre.

Eh ! oui, là, près de cette porte.

DUBOIS.

Ah ! c’est quand les bureaux sont fermés ; les clients

Montent pour voir Monsieur, et sont impatients ;

Comme il m’est ordonné, moi, je les congédie ;

De là, plaintes, clameurs, toute une comédie.

DELATOUR.

Dubois ! Dubois !

DUBOIS.

Quoi donc, Monsieur ?

DELATOUR.

Il m’est venu

Que vous vous composiez un joli revenu.

DUBOIS.

Un revenu ! Monsieur sait bien quels sont mes gages.

DELATOUR.

Oui ; mais je ne sais pas quels sont vos tripotages.

Vous seriez, m’a-t-on dit, un courtier de laquais.

Sévèrement.

Prenez garde, Dubois ; car si je remarquais...

DUBOIS.

Oh ! je suis là-dessus sans peur et sans reproches.

Ce sont mes ennemis...

UN DOMESTIQUE, annonçant.

Monsieur Léon Desroches.

 

 

Scène IV

 

DELATOUR, LÉON

 

DELATOUR, allant au-devant de Léon.

Eh ! bonjour, cher Léon ! – Par quel hasard heureux...

LÉON.

Par l’éternel roman, mon cher, des amoureux.

DELATOUR.

Voyons.

LÉON.

As-tu le temps d’écouter une églogue ?

DELATOUR.

Comment donc ! Parmi nous les champs sont très en vogue.

Le cultivateur rêve argent, prime, intérêts ;

Nous, nous rêvons gazons, ruisseaux, ombrages frais.

– Parle.

Il indique à Léon un fauteuil près de la table qui est au milieu du salon, et approche pour lui-même une chaise.

LÉON.

J’ai pour tout bien quelques arpents de terre

Que j’exploite moi-même, ainsi qu’a fait mon père.

DELATOUR.

Heureux l’homme des champs, qui, loin des millions,

Laboure avec ses bœufs les paternels sillons !

– Va toujours.

LÉON.

Tout auprès est le parc d’un bonhomme,

Tout franc, tout rond, chassant, buvant, bon diable en somme,

Qui cherche à s’arrondir, et ne peut sans ennui

Voir qu’un de ses voisins ait plus d’arpents que lui

DELATOUR.

Le bonhomme a sans doute une fille ?

LÉON.

Céleste,

Douce et noble à la fois, fière et pourtant modeste,

Franche, éprise du beau, haïssent les gens plats,

Et cachant un grand cœur sous des traits délicats.

DELATOUR.

La peste !

LÉON.

Chez son père on me voyait sans cesse ;

Il s’était pris pour moi d’une belle tendresse ;

J’étais son compagnon a table, à courre, au jeu ;

J’écoutais ses récits, l’hiver, au coin du feu,

Toujours les mêmes, cent et deux cents fois de suite.

Mais, redits devant elle, ils finissaient trop vite.

En un mot, j’avais su si bien me l’attacher,

Que, si je tardais trop, il venait me chercher.

DELATOUR.

C’est adroit.

LÉON, se parlant à lui-même.

Quels moments ! quelles douces soirées,

Des lueurs du couchant mollement colorées,

Quand nous n’entendions plus que les bruits incertains

Apportés par le vent des villages lointains !

Que de choses en moi ce souvenir remue !

J’ai senti sur mon bras trembler sa main émue ;

J’ai vu, sous la pudeur de ses cils gracieux,

L’aurore de l’amour se lever dans ses yeux.

DELATOUR.

Voilà l’églogue.

LÉON, se levant brusquement.

Un jour le père ainsi m’aborde :

Çà, voisin, me dit-il, tu me plais.

DELATOUR.

Bon exorde !

LÉON.

Oui, oui, je te proclame un joyeux compagnon,

Et nul ne tire mieux un coup de fusil ; non.

Mais, vois-tu, le temps vient de marier ma fille ;

Je sais bien, je sais bien ; tu le trouves gentille ;

Mais elle apporte en dot cent mille écus, ma foi,

Et tu comprends, voisin, que ce n’est pas pour toi.

DELATOUR.

Ah ! diantre !

LÉON.

Tu n’as rien, ou peu s’en faut ; ça n’ôte

Rien à tes qualités, et ce n’est pas ta faute ;

Il n’en faut pas rougir mon garçon. L’important

Est de se bien conduire, et d’être bien portant.

À Delatour.

Hein ! comment trouves-tu le bonhomme ?

DELATOUR.

Il est drôle.

LÉON.

Je destine ma fille au comte de la Môle ;

Ses fonds touchent aux miens ; nous les réunirons

En un parc, le plus grand qui soit aux environs.

Pour le moment, voisin, quelqu’un m’a fait entendre

Que tes séjours chez moi blessent mon futur gendre,

Que ce n’est pas décent, que cela fait causer.

Des sottises ! Quel mal y peut-on supposer ?

Mais sois tranquille ; attends que la noce soit faite,

Et tu viendras dîner avec moi, tête à tête.

Je te réserve un vin qui dort dans mes caveaux,

Et nous rirons ; je sais des bons mots tout nouveaux.

Reprenant son ton naturel.

Tout nouveaux, oui !... s’il croit que j’irai les entendre !

Il peut bien les garder pour réjouir son gendre.

DELATOUR.

Et n’as-tu plus revu sa fille ?

LÉON.

Après l’avoir

Tous les jours épiée, enfin j’ai pu la voir.

– Léon, m’a-telle dit, je comprends votre peine,

Et je ne cherche pas à vous cacher la mienne.

Que ce sincère aveu, que je fais librement,

Soit à votre chagrin un adoucissement.

Mais ne me voyez plus à l’insu de mon père ;

Si j’étais en prison chez un tuteur sévère,

Peut-être mon orgueil, indigné des gardiens,

Chercherait sa vengeance en de tels entretiens ;

Mais mon père envers moi n’usant pas de contrainte,

J’aurais tort envers lui d’user d’aucune feinte ;

Il se confie à moi pleinement ; j’ai promis

De ne plus vous parler, avant qu’il l’ait permis.

Vous savez que pour moi ma promesse est sacrée ;

Je croirais, y manquant, être déshonorée,

Et ma parole enfin me défend contre vous

Mieux que ne pourraient faire et grilles et verrous.

DELATOUR.

C’est là, ma foi, parler une fort bonne langue,

Et je prise beaucoup sa petite harangue.

LÉON.

Adieu, Léon ; mon père apprendra, dès ce soir,

Que je vous ai revu pour ne plus vous revoir.

Ne désespérez pas tout à fait ; il vous aime ;

Laissez agir l’absence, et le temps – et moi-même.

Adieu ; sans son aveu, je ne puis être à vous ;

Mais c’est vous que mon cœur eût choisi pour époux.

DELATOUR, se levant.

Eh bien ! suis son conseil ; il est très bon à suivre : Attends.

LÉON.

Attendre ! ô ciel ! attendre ! c’est donc vivre !

Que j’attende ! – On voit bien que tu n’as pas aimé.

DELATOUR.

Qu’en sais-tu ?

LÉON.

Mais quand, seul, d’angoisses consumé,

Gardant, pour mieux souffrir, l’espérance irritante,

Je dévorais chez moi les heures de l’attente,

Songe que mon rival, chez le père invité,

Était reçu par elle, et par elle écouté ;

Et qui sait ce que peut sur une jeune fille

L’impudence d’un fat qui galamment babille.

Et doit tout son esprit au jargon des salons,

Que nous ignorons, nous, dans nos rudes vallons.

– Ô Dieu ! que j’ai souffert !

DELATOUR.

Mais elle est trop sensée

Pour qu’à de tels appâts elle soit amorcée.

LÉON.

Je le croyais ; mais rien, lettre ni messager,

Depuis tantôt trois mois, ne vient m’encourager.

Je rôde vainement au pied de la terrasse,

Ce paradis perdu, d’où son ordre me chasse ;

Vainement je regarde aux vitres du château ;

Jamais un doigt ami n’entr’ouvre le rideau.

– Ah ! elle m’abandonne ; et déjà, chose atroce !

On parle hautement de la prochaine noce.

DELATOUR.

Bah ! de faux bruits.

LÉON.

C’est là, maintenant, je le vois,

Ce que me présageaient des adieux aussi froids.

Le bon sens parlait seul : l’amour faisait silence.

Point de ces mots brûlants que la passion lance !

DELATOUR.

Je vois tout autrement. Je ne me fierais pas

À ces grands sentiments qui font tant de fracas.

Elle en a dit assez, et plus serait étrange ;

De réserve et d’amour c’est un touchant mélange,

Et j’ai foi, pour ma part, aux résolutions

Qui ne s’épuisent pas en protestations.

En amour comme en guerre, où, dans les moments graves,

Ceux qui parlent le plus ne sont pas les plus braves.

LÉON, qui l’a à peine écouté.

Non, je ne puis attendre, en ce pressant danger.

DELATOUR.

Que feras-tu ?

LÉON.

C’est fait.

DELATOUR.

Quoi ?

LÉON.

Je vins à songer

Que j’avais à Paris un ami de collège

Lui tendant la main.

Qui voudrait me servir, s’il pouvait. – Me trompé-je ?

DELATOUR, lui serrant la main.

Non, certes.

LÉON.

J’ai vendu ma terre aux plus offrants

Touché par ce moyen soixante mille francs,

Tirant son portefeuille.

Et je t’apporte ici mon unique ressource,

Pour quintupler la somme ou la perdre à la Bourse.

DELATOUR, tressaillant.

À la Bourse ! insensé ! sais-tu ce que tu dis !

En déclamant.

Fais ce rivage avare, et ces climats maudits !

Il le prend par le bras, comme pour le pousser dehors.

Va-t’en vite, va, pars.

LÉON.

Non ; si tu me repousses,

J’irai chercher ailleurs des réponses plus douces.

DELATOUR.

Mais pour des innocents comme toi, pauvre fou !

La Bourse est un tripot, un antre, un casse-cou.

La Bourse ! mais ce Sphinx, vers qui tu te fourvoies,

Pour un Œdipe heureux, dévore mille proies.

Ah ! Dieu ! combien j’en vois, entrés d’un air vainqueur,

Sortir, pâles, muets, et l’enfer dans le cœur !

Que de pleurs, sur ce seuil jonché de banqueroutes !

Que d’imprécations dans l’écho de ces voûtes !

– Va-t’en.

LÉON.

Mais, renégat, tu blasphèmes ton dieu.

Sièges-tu pas parmi les prêtres du saint lieu ?

Et, cet antre, où tu peins tant de sombres spectacles,

N’est-il pas celui même où tu rends tes oracles ?

DELATOUR.

Eh ! c’est pourquoi j’en vois la fraude à découvert ;

Nul ne croit moins Baal que celui qui le sert.

– Si j’avais devant moi tout autre néophyte,

J’adorerais le dieu dont l’autel me profite ;

Mais je ne puis livrer au sacrificateur

L’ami, qui vient à moi comme à son protecteur.

Je ne confondrai point dans le même anathème

Les marchés sérieux avec le jeu lui-même ;

Les premiers, concentrant les capitaux épars,

Secondent puissamment l’industrie et les arts ;

Beaucoup de plans hardis, d’entreprises immenses,

Avorteraient dans l’ombre, infertiles semences,

Si, de lumière et d’air largement inondés,

La Bourse, leur soleil, ne les eût fécondés.

Parmi ceux dont j’admets le règne légitime

J’en citerais plus d’un que tout le monde estime ;

L’opulence chez eux, utile réservoir,

S’épanche en des travaux, grands comme leur pouvoir.

– Mais tu ne poursuis point un but de cette sorte ?

LÉON.

Non. Comment le pourrais-je ?

DELATOUR.

Une autre ardeur t’emporte :

Tu veux jouer ?

LÉON.

Sans doute.

DELATOUR, lui faisant signe de se rasseoir, et restant debout.

Eh ! bien, écoute-moi ;

N’en dis rien au public ; garde ceci pour toi :

– La Bourse, selon vous, ô gens de la campagne,

Est un jeu comme un autre, où l’on perd ou l’on gagne ?

Point. Les joueurs y sont partagés en deux corps :

Les faibles dans un camp, et dans l’autre les forts !

Grâce aux gros bataillons qu’ils tirent de leur caisse,

Ceux-ci font à leur choix ou la hausse ou la baisse,

Si bien que l’un des camps, étant maître des cours,

Toujours gagne, pendant que l’autre perd toujours.

À ce duel inégal joins l’œuvre des habiles :

Les uns ont su d’abord les nouvelles utiles :

Les autres, inventant et semant de faux bruits,

De la frayeur publique ont récolté les fruits ;

D’autres, par les appâts d’un dividende énorme,

Haussent les actions d’une entreprise informe,

Puis les laissent, aux yeux d’acquéreurs stupéfaits

Retomber à zéro, dès qu’ils s’en sont défaits ;

Et dis si les maisons, par les grecs fréquentées,

Ont employé jamais cartes plus biseautées.

– Va-t’en ; va-t’en ; va-t’en.

LÉON, se levant.

Mais on gagne pourtant ;

On gagne ; j’en connais un exemple éclatant.

Encor ne suivait-on qu’un intérêt vulgaire ;

Moi, le dieu des amants me conduit et m’éclaire.

DELATOUR.

Je le veux, tu seras un des rares élus ;

Si tu gagnes beaucoup, tu voudras gagner plus ;

Le gain accroît la soif ; l’or grise la prudence ;

Le bien-être conquis appelle l’abondance ;

L’abondance dévoile à nos yeux éblouis

Les splendeurs, le pouvoir, les rêves inouïs.

On a fait peu de rien, et de peu quelque chose ;

Pour arriver à tout, il suffit que l’on ose ;

Le plus rude est franchi ; le chemin est frayé ;

Du gouffre qu’on côtoie on n’est pas effrayé ;

On monte ; – et quand on touche au faîte inabordable,

Vient la chute rapide, immense, formidable.

Cette histoire, commune à bien des gens à bas,

Serait la tienne encor, mon cher, en pareil cas.

LÉON.

Oh ! je suis sûr de moi ; j’aurai celle que j’aime,

Et je m’arrêterai.

DELATOUR.

Bah ! tous disaient de même.

– Et, dis-moi, si tu perds ?

LÉON.

Si je perds !

DELATOUR.

Car enfin

La chose est arrivée ; elle arrive au plus fin.

LÉON.

Oh ! si je perds !...

DELATOUR.

Eh bien ? quel sera le remède ?

Ne crois pas appeler ton courage à ton aide ;

Les travaux patients soulèvent les dédains,

Et l’appât de profits énormes et soudains,

– C’en est peut-être là l’effet le plus funeste, –

Nous dégoûte a jamais d’un gain lent et modeste.

– Que deviendras-tu donc ?

LÉON.

À la garde de Dieu !

Ayant perdu Camille, il m’importera peu.

Vingt mille écus de plus ou de moins, bagatelle !

Autant mourir de faim, que de vivre sans elle !

DELATOUR.

Mais...

LÉON

Je n’ai qu’un moyen de salut ; j’en rougis

Et j’en use.

DELATOUR.

Pourtant...

LÉON.

Ne prêche pas ; agis.

 

 

Scène V

 

DELATOUR, LÉON, DUBOIS, MONSIEUR THOMAS, ALFRED D’AUBERIVES, RENÉ, LÉLIO, puis successivement UN AGENT DE CHANGE, UN JEUNE HOMME, LE DUC DE MORTAGNE, MONSIEUR SIMONNET, REYNOLD, et d’autres convives

 

DUBOIS, annonçant.

Monsieur Thomas ; monsieur le comte d’Auberives ;

Monsieur René ; monsieur Lélio.

Ces personnages entrent à mesure qu’on les annonce, et Delatour va leur donner une poignée de main.

DELATOUR, revenant vers Léon.

Mes convives.

– Dîne ici ; tu verras des banquiers, des auteurs,

Et des hommes du monde, et des spéculateurs.

LÉON.

Très volontiers ; je reste, et j’écoute et j’observe.

Leur conversation doit pétiller de verve.

LÉLIO, à René.

Les Lyon ont monté de cent francs, dernier cours.

RENÉ.

Ils monteront encor.

LÉLIO.

Les Grand Central sont lourds.

– Avez-vous des crédits ?

RENÉ.

Oui, j’en ai reçu trente.

LÉLIO.

Prime de cinq cents francs ; c’est la valeur courante.

RENÉ.

Que fait le Nord ?

LÉLIO.

Neuf cent, – vingt, à prime dont dix.

– Vendez vos Nord, mon cher ; achetez des Crédits.

LÉON, appelant Delatour et lui montrant un des interlocuteurs, pendant que ceux-ci font quelques pas en causant.

C’est quelque banquier ?

DELATOUR.

Non.

LÉON.

Quelque capitaliste ?

DELATOUR.

Non ; l’un est poète, et l’autre un journaliste.

LÉON.

Ah ! bah !

Delatour va recevoir d’autres convives. Entre un jeune homme qui, après avoir salué Delatour, va serrer la main d’Alfred.

LE JEUNE HOMME.

Eh ! bonjour, cher. – Que dit-on ?

ALFRED.

Maria

A quitté Montauban pour prendre Doria.

LE JEUNE HOMME.

Tiens ! – Ah çà ! j’ai vu Laure en calèche nouvelle.

ALFRED.

Il le fallait.

LE JEUNE HOMME, riant.

Ah ! ah !... Que faites-vous d’Estelle ?

LÉON, à Delatour qui revient auprès de lui.

L’esprit jusqu’à présent ne s’est pas mis en frais :

Prime, actions, chevaux, femmes galantes...

Entre un nouveau personnage dont l’armée suspend toutes les conversations ; plusieurs vont au-devant de lui.

DELATOUR, montrant à Léon le nouveau personnage qui vient d’entrer.

Paix !

Tourne-toi ; vois un peu celui que je te montre.

LÉON.

C’est un prince ? Chacun s’empresse à sa rencontre.

DELATOUR.

C’est monsieur Simonnet, un très gros financier.

Vois quelle dignité dans son salut princier,

Comme tous les propos se taisent, quand il entre,

De quel groupe attentif il occupe le centre,

Comme de ses discours on paraît réjoui,

Et comme on veut montrer qu’on est connu de lui.

– Je vais le saluer.

SIMONNET, s’asseyant et continuant une conversation commencée.

C’est beau, mais monotone.

LÉLIO.

Vous n’êtes pas touché des plaintes d’Hermione ?

SIMONNET.

Ma foi, non ; je vais là, parce que tous y vont ;

J’applaudis, comme tous ; mais je m’ennuie, au fond.

LÉLIO.

Quoi ! ces beaux vers...

SIMONNET.

Mon cher, après une journée

Aux travaux sérieux tout entière donnée,

Je destine le temps, qu’au théâtre je perds,

À me distraire, et non à goûter de beaux vers.

Je veux de l’imprévu, des accidents, des crises ;

Je veux être mené de surprise en surprises ;

J’aime enfin des héros, qui parlent comme moi.

LÉLIO.

Racine alors n’est pas votre homme, je conçois.

RENÉ.

Il m’a semblé vous voir hier dans une loge.

SIMONNET.

À la pièce nouvelle ? oui.

UN AGENT DE CHANGE.

L’on en fait l’éloge.

SIMONNET.

Mauvaise, mal écrite, en un mauvais esprit :

Ce sont comme toujours les banquiers dont on rit.

LÉLIO.

Et de qui donc, bon Dieu ! voulez-vous qu’on se moque ?

Les banquiers sont-ils pas les marquis de l’époque ?

On s’attaque aux puissants ; et quelle grâce enfin

Aurait-on à railler ceux qui meurent de faim ?

SIMONNET.

Qu’est-ce que ces railleurs ? Des gens à qui tout manque.

L’AGENT DE CHANGE.

C’est le renard au pied des raisins de la Banque.

SIMONNET.

Oh ! celui qui rit bien est le dernier qui rit ;

Un jour vient, qui nous venge assez du bel esprit :

C’est quand nous émettons des actions nouvelles,

Que s’inclinent chez nous les fronts les plus rebelles.

Ah ! nous ne sommes plus alors des Turcarets,

Mais de très bonnes gens, qu’on voudrait voir de près ;

Nous sommes pleins de goût, de tact et de lumières,

Des modèles de grâce et de bonnes manières ;

Nos opérations, que prônent les journaux,

Aux capitaux dormants ouvrent d’heureux canaux ;

Nous recevons alors des cartes fort polies ;

Nous sommes visités par des femmes jolies,

Et la demande pleut sur papier blasonné,

Gros, rustique, mignon, parfumé, satiné.

La prime a transformé Turcaret en Mécène ;

Se levant.

La prime ! devant elle il n’est point d’inhumaine ;

La prime, tenant lieu d’antique parchemin,

Nous ouvre à deux battants le faubourg Saint-Germain.

LE DUC DE MORTAGNE.

Et vous y figurez avec autant d’aisance

Que si dans nos salons vous aviez pris naissance.

SIMONNET.

Monsieur le duc...

LE DUC.

Ce ton, ce naturel exquis,

Qui ne s’acquièrent pas, vous les avez acquis.

On n’a pas des façons plus nobles que les vôtres.

SIMONNET.

Monsieur le duc, de grâce...

LE DUC.

Oui ; vous êtes des nôtres.

– À propos, que devient l’affaire en question ?

Serai-je du conseil d’administration ?

SIMONNET.

Mais à vous dire vrai, ce point nous embarrasse.

LE DUC.

Peut-être que je suis de trop petite race ?

SIMONNET.

Oh ! ce n’est pas cela. Je sais qu’un grand seigneur,

En touchant une part, nous fait beaucoup d’honneur ;

Mais j’ai trouvé des gens moins sensibles au lustre

Que sur le prospectus répand un nom illustre.

Sans doute la noblesse a du poids, m’a-t-on dit ;

Mais c’est vers les écus que penche le crédit.

Le siècle est si grossier, que les actionnaires

Estiment moins les ducs que les millionnaires,

Et sont plus attirés par un rustre enrichi

Que par un fils des preux, menacé de Clichy.

LE DUC.

Ces gens-là sont des fats, mon cher.

SIMONNET.

Je le confesse.

LE DUC.

Ils n’étaleraient pas le luxe qui nous blesse,

Si, pendant qu’on voyait leurs pères aux moulins,

Nos aïeux ne s’étaient battus pour les vilains.

LÉLIO, au milieu d’un groupe voisin.

Autre temps, autres mœurs. Les maisons renommées

Briguaient jadis leur place en tête des armées ;

Le nom, changeant d’époque, a changé de vertus,

Et place un gentilhomme en haut des prospectus.

Le duo s’éloigne.

SIMONNET.

Ah ! ah ! notre cher duc ! il a du plomb dans l’aile.

C’est bien fait.

ALFRED, s’approchant de Simonnet.

Quelle est donc cette affaire nouvelle ?

SIMONNET.

Voici : nous achetons aux Espagnols Cuba,

Et nous le revendons aux États-Unis.

ALFRED.

Bah !

– Eh ! que n’achetez-vous, ce serait plein d’astuces,

Constantinople aux Turcs, pour le revendre aux Russes !

On rit.

UN PROPRIÉTAIRE CAMPAGNARD.

Messieurs, ces beaux projets, qui vous semblent plaisants,

Ne nous arrangent pas, nous autres paysans ;

Tout l’argent va chez vous, et les propriétaires

N’en peuvent plus trouver pour cultiver leurs terres.

Par exemple, voulant dessécher des marais,

Je cherchais un emprunt, même à gros intérêts ;

Ah ! oui ! – le capital, à nos champs infidèle,

S’envole vers la Bourse où la prime l’appelle,

Et chez les étrangers fait pleuvoir les milliards,

Sans qu’il en tombe un sou parmi nos campagnards.

LÉLIO.

Patientez ; la Bourse a de grosses bourrasques

Qui rendront plus prudents les capitaux fantasques ;

Vous verrez revenir vers les champs négligés

Ces nombreux déserteurs, rudement corrigés.

À Simonnet.

Voyons, n’avez-vous pas quelques légers scrupules

D’exploiter à ce point les bonnes gens crédules ?

SIMONNET.

Tant pis pour les niais ; la Bourse est un champ clos

Où c’est, au lieu de sang, de l’or qui coule à flots ;

Par-dessus les blessés on se pousse, on se presse,

Et la victoire, en somme, appartient à l’adresse.

Un conquérant, qui veut subjuguer l’univers,

Va-t-il compter les morts dont les champs sont couverts ?

Il se rassied.

DELATOUR, à Léon.

Écoute bien ceci.

L’AGENT DE CHANGE.

D’ailleurs, ceux qu’on culbute

Sont de petites gens mal taillés pour la lutte.

SIMONNET.

Ces petits capitaux deviennent trop fougueux.

L’AGENT DE CHANGE.

Ils encombrent la Bourse ; on n’y voit que des gueux.

LE PROPRIÉTAIRE CAMPAGNARD.

Le mal, c’est que chacun, dédaignant l’humble vie,

Sur plus riche que soi jette un regard d’envie.

SIMONNET.

Eh ! mon Dieu ! la richesse a bien ses embarras,

Et pour nous l’envier, on ne la connaît pas.

Que d’ennuis, de soucis, de soins de toute sorte !

C’est un fardeau qui pèse à celui qui le porte ;

Et ceux que le destin n’a pas trop enrichis,

De tous ces ennuis-là se trouvent affranchis.

LÉLIO.

Soit ; mais si la richesse est une lourde affaire,

Rien ne me semble aisé comme de s’en défaire.

SIMONNET, continuant comme s’il ne l’avait pas entendu.

Que faut-il pour bien vivre ? à peu près mille écus ;

Qui sait borner ses goûts n’a pas besoin de plus.

Contentez-vous de peu ! voilà ce que je prêche

À tous ceux qui n’ont rien, et que la Bourse allèche.

LÉLIO.

Ce conseil est fort bon, mais les excellents fruits

Par votre propre exemple en sont un peu détruits.

Eh ! comment voulez-vous que tous ces pauvres diables

Qui chez vous voient tomber des sommes effroyables,

N’ouvrent pas de grands yeux devant un tel butin,

Et ne soient pas tentés de s’asseoir au festin !

Devant des affamés, qu’affriande une miette,

Vous étalez la table, et conseillez la diète ;

Et vous leur demandez, gorgés de bons repas,

Une frugalité que, vous, vous n’avez pas !

Mais un de ces festins où le jeu vous convie

Pour vous n’est qu’un excès, pour eux serait la vie ;

Ils sont mille fois plus excusables que vous,

Ô tentateurs, joueurs par le succès absous !

SIMONNET.

Joueurs ! quel est ce mot ? Allez-vous mettre ensemble

Les financiers, et ceux qu’un tapis vert rassemble ?

LÉLIO.

Eh ! mais, le meilleur rôle est encor pour ceux-ci ;

Ils ne dupent du moins qu’eux-mêmes.

SIMONNET.

Grand merci.

Se levant.

– Çà, vous êtes ce soir en verve satirique ;

Vous avez donc perdu ?

LÉLIO.

Mais, oui.

SIMONNET, riant.

Bon ! tout s’explique.

UN AGENT DE CHANGE, riant aussi.

Voilà de nos censeurs ; chacun en fait autant,

Et flétrit l’agio, tout en agiotant.

SIMONNET.

Nous pouvons bien, pardieu ! dire à la France entière :

Si l’un de vous est pur, qu’il nous jette la pierre !

L’AGENT DE CHANGE.

Oui, qui n’a pas joué ? Moi, je n’en sais aucun.

RENÉ.

Ni moi.

SIMONNET.

Ni moi.

REYNOLD, assis, depuis quelques minutes, auprès de la table, où il feuilletait des albums et écoutait la conversation, sans dire un mot, se levant.

Pardon, messieurs ; j’en sais plus d’un :

Un, entre autres, qui gagne honnêtement sa vie,

Et, satisfait de peu, ne connaît pas l’envie ;

Qui tient que le travail est la première loi,

Et que le premier bien est l’estime de soi.

Il ne fermerait pas sa porte à la richesse,

Mais n’en voudrait jamais au prix d’une bassesse ;

Il regarde avant tout, chez celui qui l’acquiert,

Comment il l’a gagnée et comment il s’en sert ;

Et, pour clore d’un mot cet éternel chapitre :

L’argent est un bonheur, mais ce n’est pas un titre.

À Simonnet.

Vous ne le verrez pas, parmi vos suppliants,

Assiéger votre seuil, encombré de clients ;

Non. La Bourse, à ses yeux, est un gouffre, où l’on puise

L’ardente soif de l’or et l’âpre convoitise,

Mais où l’on engloutit le paisible bonheur,

Le talent, la fortune, et quelquefois l’honneur ;

Et rien ne vaut pour lui cette fierté sereine

Que donne un léger gain, après un jour de peine.

LÉLIO, lui serrant la main.

Bien !

Simonnet le toise du haut en bas, et n’éloigne sans lui répondre.

L’AGENT DE CHANGE.

Je trouve pourtant qu’on se couche assez fier,

Gagnant cent mille écus.

REYNOLD.

Mais un autre les perd.

Car, entre autres griefs, c’en est un qui me frappe,

Que cette activité dont le fruit nous échappe.

Mille efforts inouïs, stériles pour l’État,

À se détruire entre eux s’usent sans résultat,

Quand vos forces, s’aidant au lieu de se combattre,

Auraient eu tant d’emploi sur un meilleur théâtre !

LÉON, qui a beaucoup regardé Reynold, vivement à Delatour.

Mais, c’est Reynold !

DELATOUR.

Ancien lieutenant de Spahis.

LÉON.

Je le connais.

DELATOUR.

Sans doute ; il est de nos pays.

LÉON.

Oh ! je l’ai reconnu, malgré sa longue absence.

– C’est son cousin !

DELATOUR.

Eh bien ! renouez connaissance.

– Viens avec moi.

Delatour les présente l’un à l’autre.

LÉON, à Reynold.

Monsieur, je suis vraiment ravi...

REYNOLD.

Croyez de mon côté que...

DUBOIS, ouvrant les portes de la salle à manger.

Monsieur est servi.

On se range pour faire place à Simonnet, qui entre le premier dans la salle à manger ; les autres convives passent ensuite, pendant que Léon cause avec Reynold.

 

 

ACTE II

 

L’appartement de Léon, à Paris, dans un hôtel garni.

 

 

Scène première

 

LÉON, ALFRED, ESTELLE, assise sur une causeuse

 

ALFRED.

Bravo ! cher. Vous allez rondement, à la Bourse.

Avec les gens d’esprit on a de la ressource,

Et je prétends, sous peu, vous former tout à fait.

– Estelle m’aidera.

ESTELLE, à Léon.

Mais, si cela vous plaît.

Léon s’incline froidement.

ALFRED, à Léon.

Son érudition dépasse tout éloge ;

Vous verrez. – Et d’abord, il faudra qu’on vous loge.

ESTELLE, se levant et regardant tout autour d’elle.

Dieu ! comment peut-on vivre en un hôtel garni !

ALFRED.

Écoutez ses conseils, pour meubler votre nid,

Cher ; elle s’y connaît ; cent fois elle a dû prendre

Des meubles, que cent fois l’huissier a dû revendre.

ESTELLE.

Oui, j’eus quelques malheurs. La Bourse a dévoré

Tous les amis en qui j’ai le plus espéré ;

Aussi, pour éviter des coups de cette espèce,

J’en prends un à la hausse, et prends l’autre à la baisse.

ALFRED, riant.

Bon !

ESTELLE.

J’ai besoin d’avoir des gens gais sous les yeux,

Et l’un des deux ainsi sera toujours joyeux.

Elle va s’asseoir Auprès d’une table, et joue avec un coupe-papier et un livre.

ALFRED, à Léon.

Allez chez mon tailleur ; ayez une voiture ;

Achetez des chevaux qui soient de race pure ;

Nommez votre jument miss Storm ou miss Thunder ;

Parlez du sport, du turf, en gentleman-rider ;

Donnez de bons soupers ; causez de toute chose,

D’un air froid, dédaigneux, la bouche à moitié close ;

Tournez en ironie et les grands sentiments,

Et ces stupidités qu’on nomme dévouements ;

Point de convictions : rien n’est plus ridicule,

Mon bon ; l’enthousiasme est d’un esprit crédule.

Rien n’est bien, rien n’est mal, pour qui sait réfléchir ;

Il ne faut de l’ardeur qu’à vite s’enrichir.

N’étudiez jamais ; la journée est trop pleine

Pour employer une heure à quelque étude vaine ;

Vous seriez plus savant, mais mal coiffé parfois,

Et pourriez oublier de vous montrer au bois.

De l’aplomb, de la morgue ; et ma foi, je veux n’être

Qu’un sot, si dans un mois l’on vous peut reconnaître.

Vous serez, en tout point, gentilhomme accompli...

Sauf en un seul ; vraiment, c’est un étrange oubli ;

C’est là l’essentiel.

LÉON.

Quoi donc ?

ALFRED.

Soyez des nôtres,

Ce soir ; venez souper avec Estelle et d’autres ;

Nous aurons Maria ; si vous vous entendez,

Rien ne manquera plus aux titres demandés.

LÉON, vivement.

Non, non, je n’irai point.

ALFRED.

Holà ! quelle rosière !

ESTELLE.

Monsieur aime chez lui quelque belle meunière ;

Sous l’orme, ils ont juré de s’aimer constamment,

Et l’astre de la nuit a reçu leur serment.

LÉON.

C’est un sujet, Madame, où le rire m’outrage ;

Et vous m’obligerez de changer de langage.

ESTELLE, avec une gravité exagérée.

Oh ! je ne rirai plus ; d’un ton respectueux...

LÉON.

Ni rire, ni respect. Le silence vaut mieux.

ESTELLE, à part.

Quel ours !

ALFRED.

Homme des champs ! montrez-vous moins farouche.

Nous n’insisterons pas sur un point qui vous touche ;

Mais vous avez grand tort de vous gendarmer tant ;

Cela n’eût point rompu l’hymen qui vous attend.

On va de la maîtresse à la riche héritière.

Oh ! la dot ! mais chez nous on n’en fait pas litière ;

Nous ne ressemblons pas aux fous du temps jadis,

Qu’emportait le plaisir, en jeunes étourdis ;

Non, non. Dans nos excès, notre humeur positive

Caresse d’une dot l’utile perspective ;

Nous allons à l’orgie, oui, mais sans passions,

Et mêlons la débauche aux spéculations.

ESTELLE, se levant.

Les galantes façons ! Cette aimable jeunesse

Donne aux femmes le temps que la Bourse lui laisse ;

Telles sont les ardeurs dont ils sont enflammés ;

Et puis ils se plaindront de n’être pas aimés !

De quel front osez-vous, cœurs glacés que vous êtes,

Nous reprocher les mœurs que vous nous avez faites !

Pourquoi flétrissez-vous, d’un ton déclamateur,

La fille corrompue, et non le corrupteur ?

Et cependant, quel est le plus digne de blâme,

Du riche libertin qui marchande une femme,

Ou de celle qui, riche, eût chastement vécu,

Et, pauvre, cède à l’or par qui tout est vaincu.

Vous engouffrez chez nous, dit-on, votre fortune ;

Oh ! l’on peut sur ce point être sans crainte aucune :

Vous n’êtes pas enclins aux prodigalités ;

C’est en agiotant que vous vous endettez,

Et, hasardant des fonds qui ne sont pas les vôtres,

Quand vous vous ruinez, vous ruinez les autres.

ALFRED, à Léon.

Elle a, de temps en temps, un peu d’humeur ; il faut

Laisser passer l’orage ; il s’apaise bientôt.

C’est votre faute, aussi ! Votre amour bucolique

A tourné son esprit vers le mélancolique.

Estelle se rassied sur la causeuse.

– Nous souperons sans vous ; je vous mène demain

Chez mon auguste tante, au faubourg Saint-Germain ;

Je vous veux présenter ; non pas, sur ma parole,

Qu’on s’amuse chez nous d’une manière folle ;

C’est peu gai ; je m’ennuie à périr, quant à moi ;

Mais on y veut entrer, je ne sais pas pourquoi.

Une fois là, mon cher, que ceci vous gouverne :

Gardez-vous d’aucun pacte avec l’esprit moderne ;

La raison, l’esprit fort, les droits, l’égalité,

Tout cela sent le peuple, et c’est très mal porté ;

Nous laissons aux bourgeois cette vieille défroque.

La féodalité ! voilà la belle époque.

Contre quatre-vingt-neuf déclamez rudement :

C’est de là que nous vient tout le mal du moment ;

Vantez le droit d’aînesse, et les couvents de filles,

Et les propriétés aux mains de cent familles ;

Plaignez-vous que le sol, aujourd’hui morcelé.

Appartienne aux bras nus qui cultivent le blé ;

Exaltez la naissance ; ayez bien l’air de croire

Que la noblesse encore est la plus haute gloire ;

Sur le dernier sermon tâchez de dire un mot,

Et vous vous poserez en homme comme il faut.

– Ah ! autre point : contez de lestes anecdotes,

Pour vous faire bien voir de nos jeunes dévotes.

Adieu, cher. Aujourd’hui je bavarde sans fin.

Vous m’êtes confié ; vous me plaisez ; enfin

C’est beau de dégrossir un fils de la montagne.

– Venez, Estelle.

ESTELLE.

Adieu, berger.

Ils sortent.

LÉON, seul.

Quelle compagne !

A-t-il perdu l’esprit, de l’amener chez moi !

Eux, parler de Camille ! ô blasphème !

Entre Delatour.

LÉON, se retournant au bruit.

Ah ! c’est toi.

 

 

Scène II

 

LÉON, DELATOUR

 

DELATOUR, entrant avec un portefeuille.

Bonjour, Léon. Voici tes effets et ton compte.

LÉON.

Merci.

DELATOUR.

Sais-tu jusqu’où ton bénéfice monte ?

LÉON.

À peu près.

DELATOUR.

Sans parler des petits gains courants,

Cela monte à deux cent soixante mille francs.

En un mois ; c’est joli.

LÉON.

Pour un apprentissage,

Oui, ce n’est pas trop mal.

DELATOUR.

Plus fortuné que sage !

Enfin, tant mieux ! – Ce qui, joint aux vingt mille écus,

Nous donne bien trois cent mille livres et plus ?

LÉON, étalant les billets sur la table.

Oui.

DELATOUR, lui faisant signe de s’en aller.

C’est l’heure où les champs sont pleins de poésie.

LÉON.

Les heureux changements survenus en Russie !

DELATOUR.

À tes engagements s’il faut ajouter foi,

Tu n’en voulais pas plus pour retourner chez toi.

LÉON.

S’ils survenaient plus tôt, l’affaire était meilleure.

DELATOUR.

Ainsi, tu vas partir ?

LÉON.

Sans doute.

DELATOUR.

Tout à l’heure ?

LÉON.

Mais oui... dans quelques jours. – Par ton conseil prudent,

J’ai vendu ; j’ai bien fait, n’est-ce pas ? Cependant

On croit que nos Chemins pourront monter à mille.

DELATOUR.

Tu ne partiras pas ?

LÉON.

Mais si ; sois donc tranquille.

Remuant les billets de banque apportés par Delatour.

C’est bon de manier les papiers que voici !

Se tournant vers Delatour.

Hein ! si je t’avais cru, je n’aurais pas ceci.

– La Bourse est-elle encore un affreux coupe-gorge ?

DELATOUR.

Toujours.

LÉON.

Pour des niais, des agneaux qu’on égorge ;

Mais pour nous, qui lisons dans l’avenir lointain,

C’est l’orgueilleux combat de l’homme et du destin.

Qu’il est beau de dompter le sort que l’on défie !

Quel tout puissant emploi de la philosophie !

DELATOUR.

De la philosophie ?

LÉON.

Eh ! oui ; ne faut-il pas

Sonder le cœur de l’homme et l’esprit des États,

Suivre la politique en ses métamorphoses,

Voir poindre les effets qui germent dans les causes,

Et, pénétrant les plans de chaque cabinet,

Déduire l’inconnu des actes qu’on connaît ?

Un grand homme de Bourse en lui contient l’étoffe

D’un profond politique et d’un grand philosophe.

DELATOUR.

Oh ! oh !

LÉON.

Nous admirons qu’un œil audacieux

Ait percé le secret des astres dans les cieux ;

Mais le cours régulier de ces sphères lointaines

Obéit à des lois constantes et certaines ;

Et celui qui connaît les lois des passions,

Soumet à ses calculs leurs perturbations,

Attelle à ses desseins leurs marches vagabondes,

Celui-là fait bien plus que découvrir des mondes.

– Vois dans ce rendez-vous des peuplés différents

Tout se heurter, les mœurs, les langues et les rangs

La Bourse ! tout y vient ; tout en sort ; tout y rentre

Du moderne univers c’est le cœur, c’est le centre ;

C’est le nœud qui, partout rapprochant les esprits ;

Rattache Vienne à Londres, et Berlin à Paris ;

C’est elle enfin qui porte, arbitre de la terre,

Dans les plis de sa robe ou la paix ou la guerre.

DELATOUR.

C’est-à-dire, en un mot, que tu ne t’en vas plus.

LÉON.

Si ; mais laisse-moi donc liquider le surplus.

DELATOUR.

Bon ! je m’en charge.

LÉON.

Et puis, une règle certaine,

C’est qu’on ne doit jamais interrompre une veine.

– À la première perte, il faudra s’arrêter.

DELATOUR.

Que les voilà bien tous !

LÉON.

Alors, tu peux compter...

DELATOUR.

Est-ce que l’on s’arrête, avant la perte entière ?

J’en crois cette promesse autant que la première.

LÉON.

Dirait-on pas qu’ici je veux rester toujours !

Qu’est-ce que je demande ? au plus, huit ou dix jours.

Il faut bien voir Paris, pour conter à Camille

Tout ce qu’on fait de beau dans votre grande ville.

DELATOUR.

Quoi ! Voilà ces transports si fiévreux, cet amant

Aux yeux de qui l’attente est le pire tourment !

Ta furieuse ardeur me semble bien calmée ;

La Bourse a détrôné ta dame bien-aimée ?

LÉON, vivement.

Tais-toi ! ne me fais pas cet outrage cruel,

Et ne compare point la terre avec le ciel.

La Bourse, dans mon cœur, l’emporter sur Camille !

Moi ! que j’aie à ce point une âme basse et vile !

Grand Dieu ! Mais ces billets, ces titres et cet or,

J’anéantirais tout, des millions encor,

Si, près d’elle, ces biens, où tu crois que j’aspire, 

Me devaient appauvrir seulement d’un sourire.

Mais comment ces trésors pourraient-ils l’indigner ?

C’est pour la conquérir que j’ai su les gagner ;

C’est son nom que j’invoque ; elle est la bonne étoile

Qui, parmi tant d’écueils, a dirigé ma voile ;

Et si j’affronte encor ces flots tumultueux,

C’est pour mettre à ses pieds un luxe somptueux.

DELATOUR.

Et, pendant ce temps-là, si ton rival l’épouse ?

LÉON.

Non. De sa loyauté Camille est trop jalouse.

Elle attendra. C’est un de ces nobles esprits

Qui ne manquent jamais aux engagements pris.

DELATOUR.

Jadis ta confiance était bien moins robuste.

LÉON.

C’était la pauvreté qui me rendait injuste.

Je ne suppose pas son amour si léger

Que par dix jours d’absence il puisse être en danger.

DELATOUR.

Ma foi ! fais à ton gré. Pour un agent de change,

J’ai pris, par bonté d’âme, un rôle assez étrange.

J’ai fait ce que j’ai pu ; je te redis ceci :

Le bonheur est là-bas ; le désespoir ici.

C’est à toi de choisir entre ces deux conduites ;

Je m’en lave les mains, et je m’absous des suites.

Il sort.

LÉON, seul, réfléchissant.

Si j’allais cependant devenir joueur !... Quoi !

Moi, joueur ! Allons donc ! nul ne l’est moins que moi.

Il va s’asseoir à la table, et rassemble ses billets.

 

 

Scène III

 

LÉON, PIERRE

 

PIERRE, entr’ouvrant la porte.

Monsieur est-il seul ?

LÉON.

Oui. Qu’est-ce ? Ferme la porte.

PIERRE ayant fermé la porte et s’avançant.

Monsieur s’en va bientôt de Paris ?

LÉON.

Que t’importe ?

– Oui, bientôt.

PIERRE.

En ce cas... Ah ! ça me fend le cœur !...

Il faut que Monsieur cherche un autre serviteur.

LÉON, très étonné.

Tu me quittes !

PIERRE, en gémissant.

Hélas !

LÉON.

Toi ! né dans mon domaine !

Qui m’as toujours servi !

PIERRE.

Ça me fait une peine !

En pleurant.

Un si bon maître ! ah ! ah !

LÉON.

Eh bien, alors, pourquoi ?...

PIERRE.

Je ne peux pas quitter la capitale.

LÉON.

Toi !

PIERRE.

Mes affaires, Monsieur, m’attachent où nous sommes.

LÉON, se levant.

Tes affaires !

PIERRE.

Je gagne ici de grosses sommes.

LÉON.

Et comment ça ?

PIERRE.

Je joue à la Bourse.

LÉON, stupéfait.

Allons donc !

C’est pour rire.

PIERRE.

À Monsieur je demande pardon ;

Rien n’est plus vrai.

LÉON.

Comment, drôle !... Ce ne peut être.

Où prendrais-tu l’argent ? aux poches de ton maître ?

PIERRE, avec indignation.

Oh ! Monsieur méfait tort ! J’ai de l’honnêteté.

J’avais mis, en dix ans, huit cents francs de côté.

LÉON.

Et quel agent de change a prêté son office ?... 

PIERRE.

C’est Mathieu.

LÉON.

Qui, Mathieu ?

PIERRE.

Mathieu, fils à Maurice ;

Vous savez bien, Mathieu... c’est Dubois, aujourd’hui,

Le Dubois de monsieur Delatour.

LÉON.

Quoi, c’est lui !

J’en instruirai son maître ; – et toi, grand imbécile,

Laisse là ce fripon.

PIERRE.

Oh ! c’est un homme habile ;

Il me conseille bien.

LÉON.

Oui ! d’exposer au jeu,

D’un seul coup, tout l’argent amassé peu à peu !

– Mais la Bourse, niais, pour ceux de ton espèce

Est un puits, qui boira votre dernière pièce.

PIERRE.

Que non pas ! je sais bien qu’on y gagne à tout coup,

Et que Monsieur, lui-même, y profite beaucoup.

Léon se mord les lèvres.

Je n’ai pas des billets comme Monsieur en brasse ;

Mais quinze cents francs, da ! ça vaut qu’on les ramasse.

LÉON.

Tu les as ?

PIERRE.

Oui, pardine !

Il tire un portefeuille de sa poche.

LÉON.

Eh bien ! écoute-moi :

Puisqu’ils sont venus, bon ! – fais-en un sage emploi :

Va-t’en vite chez nous ; épouse Madelaine ;

Achète du bétail ; prends à ferme un domaine ;

Use en garçon prudent d’un imprudent succès,

Et ne hasarde plus, surtout, d’autres essais.

– Pars.

PIERRE.

Ça ne presse pas. J’aime assez le village ;

Mais Paris, voyez-vous, me plaît bien davantage.

C’est bien plus grand, aussi. Tant de beaux magasins !

Des places ! des palais ! des jets d’eau ! des bassins !

LÉON, serrant ses billets dans un secrétaire.

Tu restes pour jouer, vaurien !

PIERRE.

Tiens ! c’est dans l’ordre

On pêche aussi longtemps que le poisson veut mordre.

Quand la fortune vient, je tournerais le dos !

Pas si simple, ma foi ! J’empoche ses cadeaux.

Là-bas, pour quelques sous, je me tuais de peine ;

En me baissant, ici, je prends l’or à main pleine ;

J’aime beaucoup mieux ça.

LÉON.

Fainéant !

PIERRE.

Je serai

Gros bourgeois, quelque jour, et je me marierai ;

Et si la Madelaine est restée encor fille...

Eh bien !... je ne dis pas... elle est assez gentille...

Nous verrons.

LÉON.

Tu perdras jusqu’à ton dernier sou ;

Et ce sera bien fait. – Va, casse-toi le cou ;

Je m’en lave les mains.

PIERRE.

Oh ! je n’ai rien à craindre,

Et Dubois m’a bien dit...

LÉON.

Fais ! Ne viens pas te plaindre,

Alors ; n’espère pas rentrer auprès de moi ;

Je serai sans pitié pour un sot comme toi,

Un paresseux, qui craint de pousser la charrue ;

Un fat...

PIERRE, humblement.

Monsieur...

LÉON.

Va-t’en. Ôte-toi de ma vue.

Pierre sort, tout confus, par une porte intérieure.

LÉON, seul.

Comprend-on ce nigaud !...

 

 

Scène IV

 

LÉON, MONSIEUR BERNARD, puis CAMILLE et MADELAINE

 

MONSIEUR BERNARD, entr’ouvrant la porte, et criant de toutes ses forces.

Hé ! voisin !

LÉON, se levant et courant à lui.

Vous, ici !

Quoi ! vous, monsieur Bernard !

MONSIEUR BERNARD, riant.

Et ma fillette aussi !

Et Madelaine, encor !

Retournant vers la porte.

Holà ! petites prudes !

A-t-on fini bientôt avec tous ces préludes ?

– Entrez donc.

Il amène du dehors, en la tirant par la main, Camille suivie de Madelaine. À Léon.

La voilà ; tiens ; baise-lui la main.

Camille reste muette et interdite. Léon approche timidement et finit par lui saisir la main qu’elle lui abandonne en souriant. À Léon.

Elle me fait courir tout le long du chemin,

Et ne veut plus entrer, quand elle est à la porte.

Si je comprends, je veux que le diable m’emporte !

Imitant sa fille.

« On ne doit pas ainsi visiter un garçon » ;

Et puis ceci, cela. – Moi, j’agis sans façon.

Quel mal y peut-on voir ? Elle est avec son père.

N’est-ce pas, voisin ?

À Camille, qui s’assied sur une chaise avancée par Léon.

– Ça, nous serons gais, j’espère.

Tu vois qu’il n’est pas mort.

À Léon en lui montrant Camille.

Oui, tout mignon qu’il est,

Ce petit cerveau-là travaillait, travaillait...

CAMILLE, voulant l’interrompre.

Mon père !...

MADELAINE, à Léon.

Ah ! vous pouvez vous vanter, sans reproches,

De nous avoir fait peur, allez ! monsieur Desroches.

Mademoiselle et moi, nous avions du souci.

Moi, je pleurais mon Pierre. – Est-ce qu’il est ici ?

LÉON.

Oui.

MONSIEUR BERNARD.

C’est qu’on te croyait pendu, noyé, que sais-je ?

En Amérique, au diable.

LÉON, à Camille.

Est-il donc vrai ? croirai-je

Que mon sort à ce point ait pu vous émouvoir !

Camille sourit sans lui répondre.

MONSIEUR BERNARD.

Aussi tu disparais, v’lan ! sans dire bonsoir.

On apprend, un beau jour, que la terre est vendue,

Que le maître est en route et sa trace perdue.

CAMILLE.

Et vos amis, Léon ! N’aviez-vous pas songé

Aux craintes dont leur cœur allait être assiégé ?

LÉON.

Ils m’avaient défendu de leur parler.

MONSIEUR BERNARD.

Sans doute ;

Il m’en souvient, voisin, et de ce qu’il en coûte :

Car, du jour où j’ai cru te devoir renvoyer,

Avec toi le bon rire a quitté mon foyer.

Tu nous manquais, ma foi ; j’étais mal à mon aise,

Et regardais souvent la place de ta chaise.

Le comte, ton rival, ne te remplaçait pas ;

Beau garçon, mais ayant des goûts trop délicats :

Il était trop poli, trop plein de courtoisie ;

Sa parole coulait, lente, pure et choisie ;

Il semblait que lui-même écoutât ses discours ;

Toujours doux, souriant ; paré, ganté toujours.

Les gros mots, bien gaillards, comme je sais les dire,

Expiraient tous devant son éternel sourire ;

Je fis, une ou deux fois, effort pour les placer ;

C’était morne et lugubre ; on se sentait glacer ;

Et mes éclats joyeux sonnaient dans le silence,

Comme l’écho des pas dans une église immense.

Puis il ne fumait pas ; pour finir le tableau,

Il n’aimait pas la chasse, et buvait beaucoup d’eau.

LÉON, lui prenant la main.

Pauvre monsieur Bernard !

MADELAINE.

Ce monsieur de la Mole !

Il n’a jamais daigné m’adresser la parole.

Il avait un laquais aussi guindé que lui.

À Léon.

Et mon Pierre, Monsieur ? va-t-il bien, mon Pierre ?

LÉON.

Oui.

Tu le verras tantôt.

MADELAINE.

Oh ! qu’est-ce qu’il va dire !

MONSIEUR BERNARD, à Léon.

Lorsque tu fus parti, ce fut encor bien pire :

Elle rêvait, pleurait, ne disait pas un mot ;

Camille se lève, pour lui faire signe de se taire ; monsieur Bernard continue.

Quand elle en disait un, j’y sentais un sanglot.

LÉON, avec une extrême émotion.

Ô Mademoiselle !... Ô Camille !...

MONSIEUR BERNARD.

De manière

Que, las de rengainer ma verve prisonnière,

Et d’être, à mes repas, autrefois animés,

Entre un sourire fixe et des pleurs comprimés,

J’ai renvoyé le comte, et dit à cette sotte :

Ne pleure plus ; allons chercher ton Don Quichotte ;

Il n’a pu s’envoler en l’air, comme un oiseau ;

Nous le ramènerons, captif, au Toboso.

Lui frappant sur l’épaule, en riant.

Eh ! eh ! on a trouvé ta grotte solitaire,

Beau chevalier errant ! sire Léon-sans-Terre !

Elle t’a dépisté ; c’est elle. – Et nous voilà ;

Et c’est toi qui seras mon gendre, – et touche là.

Il lui secoue la main.

LÉON, avec explosion.

Ah ! monsieur !

MONSIEUR BERNARD, le poussant vers Camille.

C’est ta femme ; oui. – Tu n’es pas à plaindre,

Hein ? gaillard !

LÉON, prenant les mains de Camille et les couvrant de baisers.

Ah ! Camille ! ô Dieu ! comment vous peindre !...

MONSIEUR BERNARD, riant.

Eh ! eh ! mes tourtereaux ! – j’eus aussi mes beaux jours :

T’ai-je conté, voisin, mes premières amours ?

Parbleu ! je vois encor mon ancienne conquête :

Œil vif et pied mignon, marche leste et coquette...

CAMILLE.

Mais, mon père !...

MONSIEUR BERNARD.

Parbleu ! j’étais un vrai dragon.

Une échelle de corde, attachée au balcon...

CAMILLE.

Nous savons cette histoire.

MONSIEUR BERNARD.

Eh non ! ce ne peut être ;

Tu m’arrêtes toujours quand l’intérêt va naître.

Mais après le contrat !...

Il va dire quelques mots à Madelaine, qui tricote auprès de la cheminée.

CAMILLE, à Léon.

Je vous le disais bien,

Léon, qu’il ne fallait désespérer de rien.

LÉON.

À vous toute ma vie ! à vous toute mon âme !

MONSIEUR BERNARD, se frottant la main.

À la bonne heure ! moi, j’aime que l’on s’enflamme.

Enfin ! je verrai donc des visages contents.

– Le parc de l’autre avait des côtés bien tentants ;

Mais, bah ! le mien, tout seul, est d’assez belle taille ;

On irait loin, avant d’en voir un qui le vaille.

LÉON.

Eh bien ! si grand qu’il soit, on pourra l’agrandir ;

Oui, Monsieur : nous avons de quoi nous arrondir.

Vous m’avez choisi, pauvre, et l’honneur vous en reste ;

Mais je suis riche.

MONSIEUR BERNARD.

Bah !

LÉON.

J’ai cent mille écus.

MONSIEUR BERNARD.

Peste !

As-tu donc hérité d’un oncle américain ?

Je les croyais usés. – Tant mieux !

LÉON.

Non. C’est mon gain ;

– À la Bourse.

MONSIEUR BERNARD.

À la Bourse !

CAMILLE, avec chagrin.

Eh quoi ! vous jouez !

LÉON, d’un ton suppliant.

Grâce,

Camille ! l’amour seul m’en conseilla l’audace.

– Oui, j’eus recours, banni, désespéré, jaloux,

Au sort dont les faveurs me rapprochaient de vous.

Un homme qui se noie aux roseaux se cramponne.

Si l’amour m’égara, que l’amour me pardonne !

Il cherche à prendre la main de Camille.

CAMILLE, en retirant sa main.

Et depuis quand, Monsieur, êtes-vous riche ainsi ?

LÉON.

De ce matin ; l’agent de change sort d’ici.

CAMILLE, lui tendant la main et la retirant encore.

Qu’auriez-vous fait demain ?

LÉON.

Doutez-vous de mon zèle !

J’aurais mis à vos pieds ma fortune nouvelle.

Elle lui abandonne tout à fait sa main en souriant.

MONSIEUR BERNARD, à Léon.

L’oncle me plairait mieux, si j’avais à choisir.

La source de ton gain m’en gâte le plaisir ;

Car le démon du jeu, que jamais on n’arrache,

Dévore jusqu’aux os ceux auxquels il s’attache.

Enfin, la Bourse abonde en désastres fameux ;

Mille ont déjà péri ; tu peux faire comme eux ;

Et je ne sais s’il faut qu’un père de famille

Expose à ces hasards le bonheur de sa fille.

LÉON.

Eh ! Monsieur !...

CAMILLE.

Eh ! mon père ! il n’est pas de ces gens

Que l’avidité pousse aux coups extravagants.

L’amour de l’or pour l’or n’avilit pas sa faute ;

Il avait, à jouer, une excuse plus haute,

Et je ne puis m’armer d’un front bien rigoureux

Contre un péché, commis par désir amoureux.

– Mais il ne jouera plus, n’est-il pas vrai ?

LÉON, avec feu.

Non, certes.

J’abandonne un gain sûr, et j’accepte la perte ;

Je vais tout faire vendre, à l’instant, à tout prix ;

Je voudrais prouver mieux, par d’éclatants mépris,

Que pour moi l’or n’est rien, et qu’une ardeur si basse

Au cœur où vous régnez ne peut trouver de place.

Il va s’asseoir à la table, et écrit.

MONSIEUR BERNARD, debout auprès de lui.

Qu’est-ce que cette perte ?

LÉON.

Oh ! rien : vingt mille et tant.

MONSIEUR BERNARD.

Diantre ! Mais ce rien-là me paraît important.

– Et si tu ne vends pas ?

LÉON, froidement.

C’est chose différente :

Je perds vingt mille francs ; j’en gagnerais quarante.

MONSIEUR BERNARD.

Hum ! c’est un joli chiffre. – Eh bien ! attends un peu.

CAMILLE.

Mon père, y songez-vous ? vous l’excitez au jeu !

LÉON.

Que me font à présent, puisque j’aurai Camille,

Quarante mille francs, et cent, et deux cent mille !

MONSIEUR BERNARD.

Le mal est consommé ; dès lors ne peut-on pas

En tirer sagement les meilleurs résultats ?

Pourquoi de ce qu’on tient n’être pas économe,

Et de gaieté de cœur perdre une grosse somme ?

Il n’aura, par le fait, joué ni plus ni moins ;

Puisqu’il a les remords, que les fruits y soient joints.

Il ôte la plume des doigts de Léon, et la jette sur la table.

CAMILLE.

Eh ! vous prêchez, mon père, une belle morale !

MONSIEUR BERNARD, embarrassé.

Paix ! fillette ! Sans doute... en règle générale...

À Léon.

Çà, comment as-tu fait pour tant gagner ? On dit

Que l’on ne peut que perdre en ce tripot maudit.

LÉON.

C’est là comme partout : où périt l’imbécile,

L’homme sensé triomphe, et rien n’est plus facile.

MONSIEUR BERNARD.

Bah !

LÉON, toujours avec un ton indifférent.

On gagne toujours, en raisonnant un peu.

MONSIEUR BERNARD.

Si l’on gagne toujours, ce n’est donc plus un jeu ;

Ce serait une affaire, alors, tout comme une autre.

Réfléchissant et comme se parlant à lui-même.

Le pré de Jean Claveau borne au midi le nôtre ;

– La rivière entre deux ; – ce pré me convient fort ;

Je serais maître ainsi de l’un et l’autre bord ;

Mais Jean Claveau demande un gros prix de sa terre.

Sans entamer les fonds qui sont chez mon notaire,

Si je pouvais...

À Léon.

Eh ! eh ! si j’étais sûr, garçon...

CAMILLE.

Eh quoi ! vous qui tantôt lui faisiez la leçon !

– En vérité, Messieurs, la Bourse et ses faits d’armes

Pour une jeune fille ont assez peu de charmes ;

J’aurais cru qu’on pouvait trouver, en me parlant,

Un sujet d’entretien plus noble et plus galant,

Et que les sentiments que ma visite inspire,

Dans un autre langage auraient su se traduire.

LÉON.

C’est vrai. Peut-on ainsi perdre un instant si doux !

– Vous voir, vous contempler, vous bénir à genoux,

Voilà le vrai bonheur, le seul !

MONSIEUR BERNARD.

Bah ! ces fillettes,

Elles veulent toujours qu’on parle d’amourettes.

Prenant son chapeau.

Partons !

CAMILLE, à Léon.

Dites-vous bien ce que vous pensez ?

LÉON.

Dieu !

C’était mon rêve ardent et mon unique vœu.

MONSIEUR BERNARD, à sa fille.

Allons !

CAMILLE.

Faut-il vous croire ? – Et, quand j’étais absente,

Mon image toujours vous fut-elle présente ?

LÉON.

Toujours.

CAMILLE.

Quoi ! jamais rien ne l’effaçait ?

LÉON.

Jamais.

Je ne voyais partout que celle que j’aimais.

Dans les murs de Paris, je rêvais à l’allée

Où l’heure tant de fois s’est si vite écoulée.

CAMILLE.

Vous souvient-il, Léon, des beaux soleils couchants ?

LÉON.

Du bruit des chariots qui revenaient des champs ?

CAMILLE.

Du jour, où, travaillant à charger le fourrage,

Nous fûmes, dans les prés, assaillis par l’orage ?

LÉON.

Et du jour, où...

MONSIEUR BERNARD, venant se placer entre eux.

Partons ! que diantre ! il faut partir.

On ne veut pas entrer ; on né veut plus sortir ;

On ne sait ce qu’on veut.

Il cherche à entraîner sa fille, qui se retourne vers Léon.

CAMILLE, à Léon.

Mais, dites vrai : je gage

Que vous vîtes ici plus d’un joli visage.

LÉON.

Je n’ai pas regardé.

MONSIEUR BERNARD, revenant se placer entre eux, pour les séparer.

Mais, allons donc ! – Bonsoir,

Garçon ; voici l’adresse où tu pourras nous voir.

Vous aurez bien le temps, pendant la vie entière,

De roucouler.

Il emmène Camille ; Léon va pour les suivre et trouve Madelaine qui lui barre le passage.

MADELAINE, à Léon.

Monsieur, où donc est-il, mon Pierre ?

MONSIEUR BERNARD, s’arrêtant.

Bon ! à l’autre, à présent !

LÉON, répondant à Madelaine.

Mais, par là, quelque part.

MADELAINE.

Pourrais-je lui parler ?

LÉON.

Pas aujourd’hui ; plus tard.

– Nous causerons d’abord.

MADELAINE.

Seigneur ! il est malade !

LÉON.

Non pas. – Tu tiens beaucoup à ce garçon maussade ?

MADELAINE.

Lui, maussade ! mon Pierre ! il chante en vrai pinson.

Ah ! dame, oui, que j’y tiens, Monsieur, à ce garçon !

Monsieur Bernard est revenu sur ses pas, avec Camille ; Léon se rapproche de celle-ci, pendant que Madelaine continue.

Nous nous sommes tous deux promis le mariage.

Oh ! je compte sur lui ; c’est fidèle ; c’est sage ;

Ce n’est pas lui, bien sûr, qu’on pourrait débaucher ;

Et j’aurais mauvais cœur, moi, de m’en détacher.

LÉON.

Je te l’amènerai.

MADELAINE, faisant la révérence.

Merci, Monsieur.

MONSIEUR BERNARD.

Ces folles

Prenant Madelaine par le bras.

Ne s’en iront jamais. – Eh ! assez de paroles !

– Veut-on marcher ?

CAMILLE.

Adieu, Léon !

LÉON.

Camille, adieu !

Monsieur Bernard sort avec Camille et Madelaine ; Camille le retourne encore, et Monsieur Bernard l’entraîne.

LÉON, seul.

Quelle pudeur suave en son touchant aveu !

Qu’elle est belle ! Sa vue en moi faisait renaître

Tout le charme innocent de notre amour champêtre,

Frais comme le lilas qui sur nous s’inclinait,

Et pur comme le ciel qui nous environnait.

Dans mon cœur enivré j’aspirais ces délices ;

Et pourtant là grondaient des voix accusatrices :

Elle est accourue, elle ; et moi j’ai balancé !

La pendule sonne.

– Une heure ! quoi, déjà !... La Bourse a commencé.

 

 

ACTE III

 

Le salon de Monsieur Bernard, à Paris, dans un hôtel.

 

 

Scène première

 

CAMILLE, REYNOLD

 

Camille est assise devant une table à ouvrage ; elle brode. Reynold, assis en face d’elle, la regarde sans rien dire.

CAMILLE.

Que regardez-vous donc ainsi ?

REYNOLD.

Vous, ma cousine.

– Cela vous gêne-t-il que l’on vous examine ?

CAMILLE.

Quelque peu.

REYNOLD.

N’ayez peur, je ne vous dirai rien.

CAMILLE.

Mais le silence accroît l’embarras du maintien.

– Parlez plutôt.

REYNOLD.

De quoi ?

CAMILLE.

Parlez-moi de vos guerres.

REYNOLD.

Eh ! mon Dieu ! ces récits ne vous charmeraient guères ;

Des marches au soleil, des déserts traversés,

Des combats, des assauts, des Bédouins repoussés,

Voilà de tout soldat l’histoire monotone.

C’est ainsi qu’Othello captivait Desdémone ;

Mais je ne suis pas lui, – ni vous, elle.

CAMILLE, affectant de rire.

Non pas ;

Je ne veux point mourir entre deux matelas.

– Vous servîtes longtemps ?

REYNOLD.

Six ans. C’est quelque chose.

Je vous laissais enfant. – Quelle métamorphose !

Je retrouve une femme.

CAMILLE.

Où fûtes-vous blessé ?

REYNOLD.

Dans une razzia ; j’eus le corps traversé

D’une balle.

CAMILLE.

Ah ! grand Dieu !

REYNOLD.

Je guéris par miracle.

Ce fut à ma carrière un invincible obstacle :

La marche m’oppressait, et je ne fus plus bon

Qu’à diriger en paix des mines de charbon.

CAMILLE.

Vous en tirez du moins un fruit très légitime :

Le bien-être, entouré de la publique estime.

REYNOLD.

Mais j’en jouis tout seul, ma cousine, et je vois

Qu’on ne le voudrait pas partager avec moi.

CAMILLE.

Mais si ; vous trouverez une fille bien née,

Fière de s’attacher à votre destinée ;

Et je me promets bien la prochaine douceur

D’embrasser ma cousine et d’en faire ma sœur.

REYNOLD, abattu par ces dernières paroles.

Non, je vieillirai seul.

CAMILLE.

Et pourquoi ? – J’en suis sûre.

Votre femme serait heureuse.

REYNOLD.

Oh ! je le jure.

J’en prends, devant le ciel, l’engagement sacré.

Moi, trahir une enfant dont le sort m’est livré !

Ah ! cette lâcheté n’entre pas dans mon âme.

Je sens là des trésors d’amour pour une femme.

– Mais, bah ! La fleur sauvage embaume les déserts ;

La perle est enfouie au plus profond des mers ;

Nulle vierge jamais ne mettra pour sa fête

Ni la fleur à son sein, ni la perle à sa tête ;

Et moi, qui cache un cœur d’amour tout parfumé,

Je suis fait pour aimer et n’être pas aimé.

CAMILLE, avec intérêt.

Ne parlez pas ainsi.

REYNOLD, se levant, et s’animant de plus en plus.

Les femmes sont étranges !

D’esprit et de sottise incroyables mélanges !

L’imbécile et le fat leur semblent accomplis ;

Toujours les moins aimants sont les mieux accueillis ;

S’il est un fol amour, que suivront les mécomptes,

À courir au-devant vous les trouverez promptes ;

Mais après les aveux d’un homme bien épris,

Elles feront semblant de n’avoir pas compris.

CAMILLE, se levant et allant vers lui.

Reynold, écoutez-moi : je ne suis pas de celles

Pour qui les pleurs d’un homme ont des douceurs cruelles.

Je sais que vous m’aimez, je le sens, je le vois,

Et vous me l’avez fait entendre plusieurs fois ;

Je n’y suppose pas de la galanterie ;

Car comme je n’ai, moi, nulle coquetterie,

Étant franche, je crois que les autres le sont.

Oui, je vois naître en vous un sentiment profond ;

Et par tous les moyens, et même par l’absence,

Il le faut étouffer, Reynold, à sa naissance.

REYNOLD.

Il est donc vrai !

CAMILLE lui tendant la main.

Reynold, vous avez un grand cœur ;

À le vaincre lui-même, employez sa vigueur.

– Je ne puis être à vous ; ma main est pour un autre.

REYNOLD.

C’est le choix paternel.

CAMILLE.

C’est le mien.

REYNOLD.

C’est le vôtre !

CAMILLE.

Oui, c’est le mien. – Je l’aime, et de tout mon pouvoir.

REYNOLD.

Oh !

CAMILLE.

Fuyez-moi. Partez.

REYNOLD.

Partir ! – Ne plus vous voir !

– J’aime mieux assister à vos noces, cousine,

Et paraître joyeux de ce qui m’assassine ;

J’aime mieux souffrir plus, et souffrir près de vous.

Je vous verrai, sans plainte, aux bras de votre époux ;

Je vous verrai du moins ; souffrez que je vous voie,

Et ne m’enlevez pas cette poignante joie.

Je jure sur l’honneur qu’à partir de ce jour,

Il ne m’échappera jamais un mot d’amour.

CAMILLE.

J’ai dans votre parole une pleine assurance ;

Mais pourquoi voulez-vous aigrir votre souffrance ?

REYNOLD.

N’y songez plus. – Du moins serez-vous heureuse ?

CAMILLE.

Oui.

REYNOLD.

En êtes-vous sûre ?

CAMILLE.

Oui.

REYNOLD.

Qui vous en répond ?

CAMILLE.

Lui !

C’est un cœur noble ; et vous, son rival magnanime,

Vous ne lui pourrez pas refuser votre estime.

REYNOLD.

Je le voudrais, cousine ; oui, oui, je le voudrais ;

Je ne veux pas me voir vengé par vos regrets.

Camille se rassied.

 

 

Scène II

 

CAMILLE, REYNOLD, MADAME D’ARGENTAL (Julie)

 

JULIE, entrant.

Me voilà ; je reviens ; et ma visite est faite.

Je vous ai longuement laissés en tête à tête.

Maniant la broderie de Camille.

Un merveilleux dessin ! il est de très bon goût.

– Qu’avez-vous dit ?

REYNOLD.

Mais, rien.

JULIE.

Cela veut dire tout.

Elle va déposer son mantelet et son chapeau sur un meuble.

CAMILLE.

J’annonçais à Reynold, comme étant de mes proches,

Mon futur mariage avec monsieur Desroches.

JULIE, s’asseyant auprès de Camille, qui a repris sa broderie.

Bon ! Tu m’en as parlé ; mais, moi, je n’y crois pas.

CAMILLE.

Il est très arrêté pourtant.

JULIE.

Tu le rompras.

CAMILLE.

Moi ! le rompre ! jamais.

JULIE.

Tu le rompras, te dis-je.

CAMILLE.

Mon Dieu, non !

JULIE.

Mon Dieu ! si ! Je l’entends ; je l’exige ;

Eh ! j’ai des droits : j’étais ton intime au couvent.

Je ne souffrirai pas qu’on aille plus avant.

CAMILLE, se levant.

Julie !

JULIE, se levant aussi.

Oh ! gronde ; boude ; il n’est pas de « Julie ! »

Je t’empêcherai bien de faire une folie.

Baissant un peu la voix.

– Quoi ! quand un grand esprit, un homme plein d’honneur.

Loyal, ferme, vaillant, t’aime de tout son cœur !...

À Reynold, qui lui fait des signes pour l’interrompre.

Je ne me tairai pas, et c’est trop de scrupule.

Il faut crier au feu, lorsque la maison brûle ;

Et je sers mes amis, moi, malgré leur refus.

Montrant Reynold.

Quand il t’aime, entends bien, comme l’on n’aime plus.

Tu vas lui préférer monsieur Léon Desroches !

CAMILLE.

Que lui reproches-tu ?

JULIE.

Je lui fais cent reproches,

En un seul mot : il joue à la Bourse.

CAMILLE, souriant.

Je sais,

Et sais pourquoi ; lui-même il s’en est confessé.

Elle revient s’asseoir.

JULIE.

Il n’est pas sur ce point confession qui tienne,

Et ma science est là, pour suppléer la tienne.

– Tu sais comme je fus mariée : on vous prend

À l’école, on vous livre aux mains du plus offrant ;

Bref ! j’ai donc un mari, grand seigneur de la Bourse,

Si bien que mes avis viennent de bonne source.

Elle s’assied auprès de Camille.

Ah ! chère, il faut ouïr ces conversations

Que la Flore du change émaille d’actions !

Dieu t’en garde ! j’en suis encor tout engourdie,

Et je bâillerais moins à quelque tragédie.

Mais c’est le moindre mal. Un visage assombri,

Un financier toujours, et jamais un mari ;

Une humeur dont il faut supporter la rudesse,

Et dont le thermomètre est la hausse ou la baisse ;

Un homme qui, s’il perd, revêche et refrogné,

Se plaint, même en gagnant, d’avoir trop peu gagné ;

Sans compter que les gains, dans ce genre de vie,

Chez quelques Danaés vont se résoudre en pluie ;

Tels seraient les plaisirs dont tu t’enivrerais,

Et que je puis vanter, connaissant leurs attraits.

REYNOLD.

C’est un arrêt, en bonne et gracieuse forme.

Aux femmes appartient l’honneur d’une réforme,

Et si contre la Bourse elles voulaient s’unir,

Son règne assurément serait près de finir.

JULIE.

Est-ce que nous avons aujourd’hui quelque empire ?

C’était bon autrefois : – Je me suis laissé dire

Qu’on s’occupait alors des femmes, qu’on tâchait

De leur paraître aimable, et qu’on les recherchait.

En ces temps reculés, qui semblent des chimères,

On parle de salons où trônaient nos grand’mères ;

Leur vœu fut un arrêt ; leur parole, une loi ;

Leur sourire, le prix de ce galant tournoi ;

On dit que le respect professé pour les femmes

Avait poli les mœurs, sans amollir les âmes,

Et que c’était le temps des grandes passions

Qui faisaient accomplir les grandes actions.

Alors régnaient aussi les arts, que l’on dédaigne,

Les arts, associés toujours à notre règne ;

On mettait à causer d’un livre, d’un tableau,

D’un marbre, à discuter les principes du beau,

La même ardeur qu’on met, en dix-huit cent cinquante,

À discuter les cours et causer de la rente.

REYNOLD.

C’est assez vrai.

CAMILLE.

Pourtant, il est des cœurs bien nés,

Qui, par le flot du jour un moment entraînés,

Mais ayant conservé leur noblesse première,

Se sauvent par l’amour, et suivent sa lumière.

JULIE.

Non, non ; il n’en est point.

Regardant Reynold.

Du moins, il en est peu.

Pleurons l’amour ! l’amour est tué par le jeu.

Je n’entends plus parler des choses qui me plaisent ;

Pour ceux qui parlent Bourse, autant vaut qu’ils se taisent.

On m’ennuie ; on m’endort. J’enrage. – J’ai promis

Que je m’immolerais cent de mes ennemis.

C’est ton monsieur Léon qui sous la main me tombe ;

Tant pis ! c’est le premier que j’offre en hécatombe.

En attendant le reste, il me paiera l’ennui

Dont l’orage amassé crève d’abord sur lui.

CAMILLE.

Mais il ne jouera plus.

JULIE.

Erreur ; il joue encore.

CAMILLE.

Vingt mille francs restés en suspens, pour tout clore.

Mon père l’a voulu.

REYNOLD.

Camille, songez-y :

C’est le pire début que d’avoir réussi.

CAMILLE, se levant, et s’approchant du Reynold.

Savez-vous quelque chose ?

REYNOLD.

Informez-vous, vous-même.

JULIE, se levant impatientée.

Oh ! je reconnais là sa retenue extrême.

REYNOLD.

Oui, ces délations contre un rival heureux

Répugnent, je l’avoue, à des cœurs généreux ;

Et si vous n’aviez pas touché cette matière,

J’aurais gardé, Madame, une réserve entière.

CAMILLE, près de pleurer.

Ah ! c’est à qui de vous sera le plus blessant,

Et vous vous unissez, tous deux, contre un absent.

REYNOLD.

Ah ! Madame !

Camille, leur tournant le dos, va s’accouder sur la cheminée, la tête dans la main, et pleurant.

JULIE.

Méchante ! injuste ! il prend envie

De te laisser, toi-même, empoisonner ta vie.

REYNOLD.

Madame, c’est assez ; ne la tourmentez plus ;

Contre le cri du cœur les mots sont superflus.

Touché de votre appui, souffrez que je désarme

Un zèle qui pourrait lui coûter une larme.

À Camille.

Adieu, cousine.

Camille revient vers lui et lui serre affectueusement la main. Il sort.

 

 

Scène III

 

JULIE, CAMILLE, puis MONSIEUR BERNARD

 

JULIE, à Camille.

Eh bien ! cela ne t’émeut point ?

Cœur de rocher !

CAMILLE.

Il a mon estime en tout point ;

Ne demande pas plus.

MONSIEUR BERNARD, entrant, un carnet et un crayon à la main, comme un homme absorbé dans ses calculs.

L’affaire est fort jolie :

Cent actions !...

JULIE, lui faisant la révérence.

Monsieur...

MONSIEUR BERNARD.

Ah ! ah ! bonjour, Julie.

– Léon n’est pas ici ?

CAMILLE.

Pas encore.

MONSIEUR BERNARD, continuant ses calculs.

Je prends

À mille, et je revends à quatorze cents francs...

Julie se met tout à fait devant lui, avec force révérences.

Ne vous dérangez pas ; causez avec Camille.

– Bénéfice bien clair et net : quarante mille.

Ma foi, vive la Bourse !

À Julie qui le salue, chaque fois qu’il lève les yeux de dessus son carnet.

Eh bien ! quoi de nouveau ?

JULIE.

Je suis...

MONSIEUR BERNARD, sans l’écouter.

Je puis payer le pré de Jean Claveau.

JULIE, lui faisant une nouvelle révérence.

J’ai l’honneur...

MONSIEUR BERNARD.

Maintenant que je tiens chaque rive,

Il faut tirer parti de l’eau courante et vive.

À Julie et à Camille.

Parlez donc !

Continuant à se parler à lui-même.

Un moulin serait bien placé là ;

Quelque vingt mille francs suffiraient au delà.

À Julie.

Pourquoi ne pas parler ?

JULIE.

Mais j’attends qu’il vous plaise

M’accorder un regard, dont je serai fort aise.

MONSIEUR BERNARD.

Ah ! c’est que je suivais un calcul important.

JULIE, allant à Camille, absorbée dans ses pensées.

Voilà l’échantillon du plaisir qui t’attend.

Revenant vers Monsieur Bernard.

Monsieur Bernard !...

MONSIEUR BERNARD.

Plaît-il ?

JULIE.

Vous aviez plus de verve,

Autrefois.

MONSIEUR BERNARD.

Vous croyez ?

JULIE.

Oui. Paris vous énerve.

MONSIEUR BERNARD.

Ah ! bah !

JULIE.

Je vous ai vu galant dans vos beaux jours ;

Vous fûtes très aimable.

MONSIEUR BERNARD.

Eh ! je le suis toujours.

JULIE, riant.

Il y paraît.

CAMILLE, s’approchant.

Julie a raison ; oui, mon père,

Quittons Paris ; fuyons cette impure atmosphère ;

Tous dans l’air des hameaux retrempons nos esprits.

MONSIEUR BERNARD.

Quand j’aurai mon moulin, nous quitterons Paris.

– Voici Léon, enfin !

JULIE, à part.

Ah ! ah ! je lui ménage

Une exécution, à ce beau personnage.

Elle se rassied auprès de Camille.

 

 

Scène IV

 

JULIE, CAMILLE, MONSIEUR BERNARD, LÉON

 

Léon salue Camille et Julie, puis va serrer los mains à Monsieur Bernard.

MONSIEUR BERNARD, bas à Léon, qu’il attire à part.

Gagnons-nous, hein ?

LÉON, à part.

Encor cent mille francs perdus !

À Monsieur Bernard.

Oui.

MONSIEUR BERNARD.

Nos Chemins ?

LÉON.

Fort bons.

MONSIEUR BERNARD.

Tu les a tous vendus ?

LÉON.

Non, j’ai gardé.

MONSIEUR BERNARD.

Pourquoi ?

LÉON.

Nous monterons encore.

À part.

Maudite baisse ! à quoi l’imputer ? Je l’ignore.

JULIE, à Camille, en lui montrant Léon.

Vois comme il est ardent à te faire sa cour.

MONSIEUR BERNARD, se frottant les mains.

Nous montons donc !

LÉON.

Sans doute.

À part.

Incroyable retour !

S’il faut croire aux calculs de la prudence humaine,

Pour qui sait observer, la paix semble certaine.

– D’où vient qu’on a baissé !

MONSIEUR BERNARD, qui pendant ce temps a tiré son carnet et recommencé ses calculs.

Nous montons ! En ce cas,

Pourquoi jusqu’au coteau ne m’étendrais-je pas ?

JULIE, à Camille.

Et ce serait bien pis encore, après la noce.

BERNARD.

Dis-moi : quand nous serons à mille francs de hausse,

Soyons prudents ; vendons.

LÉON.

C’est bien.

À part.

Surcroît d’ennui !

Perdre ! et faire semblant de gagner devant lui !

Haut, ayant l’air de rire.

Que diriez-vous, si vous perdiez ?

MONSIEUR BERNARD.

Peste ! prends garde !

Tu m’as embarqué là ; la chose te regarde.

Je voulais vendre, moi, sitôt que j’eus gagné ;

Je t’en ai donné l’ordre, et tu l’as dédaigné.

– Est-ce que nous perdons ?

LÉON.

Mais non. J’ai voulu rire.

C’était une épreuve.

MONSIEUR BERNARD.

Ouf ! à peine je respire.

Je veux bien gagner, oui ; mais pour perdre, non pas.

Un beau moyen, vraiment, de m’arrondir là-bas !

Perdre une somme énorme ! un père de famille !

– Ah ! pour le coup, voisin, tu n’aurais pas ma fille.

LÉON.

Mais n’ayez donc pas peur.

Lui montrant les dames.

C’est trop causer, à part ;

Ces dames étant là, c’est un manque d’égard.

Il fait un pas vers les dames.

MONSIEUR BERNARD, le retenant.

Je ne perds pas ?

LÉON.

Non. Non.

MONSIEUR BERNARD.

Je gagne ?

LÉON.

Oui.

Monsieur Bernard s’en va en calculant. À part.

Soyons ferme !

Persistons ! dans deux jours, la baisse aura son terme.

Il s’avance vers Camille et Julie.

CAMILLE.

Vous êtes venu tard, Léon.

LÉON.

Bien malgré moi.

Votre père est complice, et vous dira pourquoi.

Monsieur Bernard, qui passe en ce moment derrière Camille, lui fait un signe affirmatif, puis il sort.

 

 

Scène V

 

JULIE, CAMILLE, LÉON

 

JULIE.

Eh ! mon Dieu ! ces détours sont fort peu nécessaires.

Vous étiez à la Bourse ; avant tout les affaires ;

C’est tout simple.

LÉON, qui ne sait si elle se moque de lui ou parle sérieusement.

Madame...

JULIE.

Eh ! oui ; je le disais,

Tout à l’heure, à Camille, et je vous excusais.

Demandez-lui comment je plaidais votre cause.

CAMILLE.

Eh ! Julie !...

JULIE.

Oh ! je sais ce que l’on nous oppose ;

Mais pour un esprit vif la Bourse a tant d’appâts !

Si j’étais homme, moi, je n’en bougerais pas.

Elle se lève.

C’est là qu’avec splendeur règne la fantaisie :

La fortune, en un jour, perdue et ressaisie,

L’ivresse du succès, l’extrême désespoir,

L’opulence à midi, la misère le soir,

L’infini, le néant, des domaines sans borne,

Des palais, un grenier, la paille humide et morne ;

Quels contrastes hardis ! On dirait l’enchanteur

Qui transportait les gens du pôle à l’équateur.

La lampe d’Aladin créait moins de merveilles.

Que tout est fade auprès d’émotions pareilles !

L’amour même est mesquin, et l’on prend en mépris

Ces riens, où les amants attachent tant de prix :

Une bague, un ruban, que de pleurs on inonde,

Voilà de beaux bijoux pour les maîtres du monde !

LÉON.

Je ne sais pas, Madame, où va ce trait railleur ;

Mais pour moi ces bijoux sont de grande valeur.

Il quitte Julie, et va rejoindre Camille.

JULIE.

Vous vous fâchez, ingrat ! vous me cherchez querelle,

À moi, qui vous apporte une grosse nouvelle !

LÉON, froidement.

Quoi, Madame ?

JULIE.

Je sors de chez mon oncle.

LÉON.

Eh bien ?

JULIE.

La paix est faite.

LÉON.

Bah !

JULIE.

L’on n’en dit encor rien ;

J’ai juré le secret ; mais l’amitié m’entraîne,

Et je viens, tout courant, vous en offrir l’étrenne.

LÉON, avec joie, marchant à grands pas.

La paix ! je l’avais dit.

JULIE.

Pourtant, il est un point

Qui pourrait tout brouiller, si l’on ne s’entend point.

LÉON.

Mais n’y mettons-nous pas une rigueur trop grande ?

JULIE.

Que voulez-vous ? On croit que l’honneur le demande.

LÉON.

Il s’agit bien vraiment d’un point d’honneur étroit !

JULIE.

J’aurais cru cependant vous y trouver moins froid.

Je conviens que la paix est toujours désirable ;

Mais n’approuvez-vous pas qu’on la veuille honorable ?

LÉON.

Eh ! Madame ! ce sont de sonores propos.

Il importe de rendre au monde le repos,

De rasseoir le crédit, de rouvrir au commerce

Les marchés étrangers que la guerre renverse...

JULIE.

Et de faire monter la rente, est-il pas vrai ?

– J’apprends avec plaisir, par ce petit essai,

Que votre âme, au-dessus des préjugés vulgaires,

Sait immoler la gloire aux solides affaires,

Et que vous pourriez voir, sans jeter les hauts cris.

Si la rente montait, l’étranger à Paris.

LÉON, avec indignation.

Madame !...

JULIE, reprenant son chapeau et son mantelet.

J’ai regret de dissiper ce rêve ;

Mais il n’est question ni de paix, ni de trêve ;

J’ai tout imaginé, pour nous distraire un peu.

Excusez ma folie, et bonne chance au jeu !

– Bonsoir, Camille.

Elle lui tend la main, que Camille repousse. Souriant.

Oh ! oh !

Elle sort.

 

 

Scène VI

 

LÉON, CAMILLE

 

CAMILLE, le regardant fixement.

Eh bien ! Léon ?

 

 

Scène VII

 

LÉON, CAMILLE, MADELAINE

 

MADELAINE, pleurant.

Mam’selle !...

Ah ! ah !... C’est une lettre... Ah !...

CAMILLE.

Donne. – Où donc est-elle ?

MADELAINE, toujours pleurant, et cherchant la lettre dans son tablier.

Je ne sais plus... Ah ! ah !...

CAMILLE.

Qu’as-tu, pour tant pleurer ?

MADELAINE.

J’ai bien du chagrin !

CAMILLE.

Parle, au lieu de soupirer.

MADELAINE.

Ah ! tant j’ai du chagrin, je voudrais être morte !

CAMILLE.

Mais quel est ce chagrin enfin ? de quelle sorte ?

MADELAINE, éclatant tout à fait.

Pierre... Ah ! ah ! ah !

CAMILLE, lui prenant les mains.

Eh bien ! quoi ?... Pierre ?

MADELAINE.

Il sort d’ici.

Pierre qui m’aimait tant ! que j’aimais tant aussi !...

Mon Pierre !... Ah ! ah ! mon Dieu !

CAMILLE.

Quoi donc ?...

MADELAINE.

Est-ce possible !...

Je m’y fiais si bien !... Je dormais si paisible !...

Quand un ange du ciel me serait apparu,

Quand il me l’aurait dit, je ne l’aurais pas cru.

CAMILLE, doucement.

Explique-toi ; voyons !

MADELAINE.

Oui, Pierre m’a laissée ;

Il ne veut plus de moi, de moi, sa fiancée ;

Il est devenu riche, un monsieur, un bourgeois ;

Il n’est pas fait, dit-il, pour vivre en villageois ;

Il se fixe à Paris ; il lui faut une femme

Qui sache le bon genre et soit une madame.

– Ah ! j’aurais été riche, et les plus beaux messieurs

De France et de Paris m’auraient fait les doux yeux ;

J’aurais un grand château, dans une grande terre,

Que je n’aurais pas pris d’autre mari que Pierre.

Elle se remet à pleurer.

CAMILLE.

Où s’est-il enrichi ?

MADELAINE.

Que sais-je ? Il m’a parlé

D’un endroit tout plein d’or ; c’est comme un tas de blé...

Il a gagné la Bourse...

CAMILLE.

À la Bourse, sans doute ?

MADELAINE.

À la Bourse, c’est ça. – Si le bon Dieu m’écoute,

Il prendra son tonnerre, et jusqu’aux fondements

Brûlera cet endroit qui fait ces changements.

Ah ! pourquoi Pierre a-t-il cet argent qui le change !

Et que n’est-il encor pauvre batteur en grange !

CAMILLE.

N’as-tu pas honte, enfant, de tant te lamenter ?

Et puisque Pierre est vil, peux-tu le regretter ?

– Moi je serais plus fière ; et, comme toi frappée,

Le mépris éteindrait l’affection trompée.

– Va me chercher ma lettre, et sèche-moi ces yeux.

Elle lui essuie les yeux avec son mouchoir. Madelaine sort.

 

 

Scène VIII

 

CAMILLE, LÉON

 

CAMILLE, gravement.

Vous avez vu, Léon, un effet de vos jeux.

LÉON.

Ah ! ciel ! suis-je pour vous déjà si méprisable,

Que vous me compariez avec ce misérable !

Pouvez-vous croire ?...

CAMILLE.

Non, je ne crois pas cela,

Et si je le croyais, je ne serais pas là.

Je crois que l’air mauvais, qu’on respire à la Bourse,

Des instincts généreux peut altérer la source ;

Que le contact de l’or enlève cette fleur,

Ce duvet délicat, jeunesse de l’honneur,

Et qu’un fruit se corrompt, quand une main grossière

Déflore le velours de sa fine poussière ;

C’est par là qu’à mes yeux la Bourse est un danger,

Plus que par tout l’argent qu’on y peut engager ;

Une perte d’argent se répare ou s’oublie ;

Mais qui réparera la noblesse avilie ?

Je sais qu’au déshonneur vous ne descendrez pas ;

Mais c’est trop de déchoir, sans tomber aussi bas.

Déjà se sont éteints tous vos enthousiasmes ;

La chaleur et l’élan excitent vos sarcasmes.

En vain pour vous je plaide, en vain je vous absous ;

Non, je ne trouve plus ce que j’aimais en vous.

– Tenez, si vous saviez, sans chercher d’autre preuve,

Tout ce que j’ai souffert à cette sotte épreuve !

LÉON.

Eh ! prenez-vous conseil d’une tête à l’envers,

Qui bavarde sans cesse, à tort et à travers,

Que l’ardeur de montrer un esprit – contestable,

Pousse à l’impertinence et rend insupportable,

Et qui, d’un lourd banquier dévorant mal l’ennui,

Se venge de l’hymen sur les amours d’autrui !

CAMILLE.

Je sais qu’elle vous hait ; mais ce qui fait ma peine,

C’est de vous voir prêter un triomphe à sa haine.

Ce n’est pas tout : avant que vous fussiez venu,

De la Bourse et de vous on s’est entretenu ;

Et, par un sentiment que vous devez comprendre,

Je m’irritais, Léon, d’avoir à vous défendre.

C’est un bonheur si vif que d’entendre applaudir

Celui qu’en sa pensée on se plaît à grandir !

La louange, donnée à l’homme que l’on aime,

Produit le même effet que donnée à soi-même ;

On rougit ; on voudrait parler, on n’ose pas ;

Et l’orgueil qu’on savoure est mêlé d’embarras.

De même, atteinte au cœur par le trait qui l’offense,

On est humiliée en prenant sa défense.

LÉON.

Et qui donc était là, Madame, ce matin ?

CAMILLE.

Julie avec Reynold.

LÉON, marchant avec irritation.

Reynold ! C’était certain.

Un cousin ! – Les cousins sont toujours une peste.

CAMILLE.

Léon !...

LÉON.

Oh ! ce Reynold ! comme je le déteste !

Un phraseur ! un pédant ! solennel ! sérieux !

Ayant l’air de nourrir un deuil mystérieux !

Exagérant l’honneur, selon cette tactique

D’exalter les vertus qu’on néglige en pratique !

L’honneur ! – Mais cet honneur lui faisait une loi.

De ne pas m’attaquer, si ce n’est devant moi.

CAMILLE.

Aussi n’a-t-il rien dit qu’il n’eût pu dire en face.

En générosité, Léon, il vous efface.

– Ah ! voilà ma douleur ! il est meilleur que vous ;

Vous n’êtes plus, Léon, le plus noble entre tous.

Voilà pourquoi je fus par Julie offensée ;

En vous calomniant, elle m’eût moins blessée.

Elle se laisse tomber sur une chaise, avec tristesse.

LÉON, s’approchant d’elle, tendrement.

Que vous me traitez mal !

CAMILLE, plus doucement.

Que votre tort est grand !

LÉON.

Vous m’aviez pardonné.

CAMILLE.

C’était bien différent :

Si, pour me conquérir, la faute fut permise,

Pourquoi continuer, quand vous m’eûtes conquise ?

LÉON.

Accusez votre père à qui j’obéissais.

CAMILLE.

Mon père ?... Eh ! je ne puis lui faire son procès ;

Je n’ai nul droit sur lui ; de sa part tout est sage ;

– Mais j’ai des droits sur vous, et j’en veux faire usage.

LÉON, s’agenouillant devant elle.

Ah ! parlez ! ordonnez ! Je déteste à vos pieds

De vils entraînements, par ma honte expiés.

J’ai rougi devant vous ; il n’était pas possible

D’inventer un affront qui me fût plus sensible.

CAMILLE.

Faisons la paix ! Léon ; je renais à l’espoir.

– Je ne m’informe pas, et ne veux pas savoir

Si, des vingt mille francs dépassant les limites,

Vous gagnez ou perdez plus que vous ne le dites ;

Mais j’ai cru vous donner, en venant à Paris,

Une preuve d’amour dont j’exige le prix.

Ma démarche, je crois, prouve assez de tendresse

Pour que de votre cœur je sois seule maîtresse,

Et contraigne à la fin, voulant tout détrôner,

La Bourse, ma rivale, à me l’abandonner ;

Oui, tout entière à vous, je vous veux sans partage ;

J’en attends la promesse, – et j’en demande un gage.

LÉON, avec empressement.

Quel gage ?

CAMILLE, se levant.

Jurez-moi, Léon, sur votre honneur,

Que, si grandes que soient les chances de bonheur,

Pour aucune raison, présente ni future,

Vous ne jouerez jamais à la Bourse.

LÉON.

Je jure...

CAMILLE, l’interrompant en lui posant la main sur le bras.

Et, soit que vous gagniez ou perdiez jusqu’ici,

Vous le jurez, Léon, de l’heure que voici,

Et, quels que soient les cours, en sortant d’ici même,

Vous allez ordonner un règlement suprême.

LÉON.

Oui.

CAMILLE, solennellement.

Songez qu’un serment est si sacré pour moi,

Que je mourrais plutôt que de fausser ma foi,

Et que, de mon mépris accablant le parjure,

Je ne le reverrais jamais plus.

LÉON.

Je le jure.

CAMILLE.

Sur l’honneur ?

LÉON.

Sur l’honneur.

CAMILLE, lui tendant la main, et le relevant.

Soyez tranquille, ami ;

Mon ferme attachement est encore affermi.

Ne craignez pas Reynold ; c’est vous, vous seul que j’aime ;

Nul n’est meilleur, plus grand, plus noble que vous-même ;

Vous n’avez rien perdu des vertus que j’aimais ;

Je vous estime plus aujourd’hui que jamais,

Et rends grâce, à présent, au travail de Julie

Qui croyait nous brouiller, et nous réconcilie.

– Allez vite.

Elle lui donne sa main à baiser, et rentre dans ses appartements. Léon la suit des yeux avec bonheur.

 

 

Scène XI

 

LÉON, MADELAINE, qui entre avec des lettres à la main, et s’essuyant encore les yeux

 

MADELAINE.

Monsieur, madame n’est plus là ?

LÉON.

Non.

MADELAINE.

C’est que j’ai trouvé sa lettre ; la voilà.

LÉON.

Va dans sa chambre.

MADELAINE.

Et puis de chez vous on apporte

Ces deux-là ; c’est pressé ; l’on attend à la porte.

Léon prend les lettres. Madelaine sort, et va dans la chambre de Camille.

 

 

Scène X

 

LÉON, seul, décachetant une des lettres

 

Chère Camille ! Oh ! oui, je tiendrai mon serment.

Que je meure, si, traître à cet-engagement...

Il lit.

« Mon cher Léon, tu perds à l’heure qu’il et 300 000 francs.

Comme foudroyé.

Ô ciel !...

Lisant.

« sans compter 100 000 francs perdus par Monsieur Bernard. Veux-tu t’arrêter ou risquer tout ton patrimoine, déjà très entamé. – Réfléchis, et rends-moi réponse.

« DELATOUR. »

Ruiné, sauf un misérable reste !

Et lui, monsieur Bernard ! Perte encor plus funeste !

De quel front l’aborder ? Quel courroux ! quel éclat !

Je serai de chez lui chassé comme un pied-plat.

Ah ! comment le lui dire ?... et comment le lui taire ?...

Payer de mes deniers ! je ne puis plus le faire ;

Il faudrait avancer cent mille francs pour lui ;

À peine si j’en ai plus d’un tiers aujourd’hui.

– Et ses ordres enfreints ! Mon zèle... vaine excuse !

L’intention m’absout ; le résultat m’accuse.

Ah ! misérable !...

Il lit la seconde lettre.

« Grande nouvelle, cher : Sébastopol est pris ; je le tiens de l’ambassade turque. – Achetez ! achetez !

« ALFRED. »

Avec transport.

Tout peut être réparé.

S’arrêtant brusquement, comme frappe d’un souvenir subit.

Et mon serment !... Morbleu ! faut-il avoir juré !

 

 

ACTE IV

 

Un riche appartement cher Léon.

 

 

Scène première

 

ALFRED, LÉON

 

ALFRED.

Je ne vois plus Estelle ; elle a pris une espèce,

Un laquais enrichi, qui jouait à la baisse.

Moi, j’étais à la hausse. – Ah ! cette fille-là

Ne se respecte pas assez.

LÉON.

Oubliez-la.

ALFRED.

Je voulais, après moi, lui donner le vicomte ;

Elle s’en va choisir un laquais. Quelle honte !

– Ah ! baste !

Regardant autour de lui.

– Vous voilà très proprement logé ;

Mais, oui.

LÉON.

Pas pour longtemps ; j’ai donné mon congé.

ALFRED.

Votre congé !

LÉON.

Paris me semble insupportable.

ALFRED.

Qu’est-ce que c’est, bon Dieu ! que cet air lamentable ?

– Allons donc ! secouez ce lâche désespoir ;

Songez que nous aurons un million, ce soir.

LÉON.

Pourquoi vous ai-je cru !

ALFRED.

Grondez ; je vous conseille.

Mais a-t-on vu jamais une école pareille !

Quoi ! précipitamment, tout vendre, au plus bas cours,

Juste quand le beau temps succède aux mauvais jours

Au moment d’un succès dont le bruit nous relève,

Quand l’astre de la hausse à l’horizon se lève !

LÉON.

Sébastopol est pris, n’est-ce pas ? c’est bien sûr ?

ALFRED.

Surpris, pris et très pris ; l’affiche est sur le mur.

LÉON.

Je ne pouvais vraiment pas vendre.

ALFRED.

C’est-à-dire

Qu’il n’en fallait pas plus pour vous faire interdire.

– Ça, vous étiez donc fou ?

LÉON, d’un air sombre.

J’avais fait un serment.

ALFRED.

Nous y voilà ! c’était votre retranchement ;

Mais je l’ai foudroyé. – Voyons : à votre belle

Vous auriez, sur l’honneur, juré d’être fidèle,

Et puis, l’occasion et le diable y poussant,

Vous tondriez ailleurs un peu d’herbe, en passant ;

Vous croiriez-vous perdu d’honneur, par aventure ?

– Non ? – Ce serait pourtant un bel et bon parjure,

Même avec circonstance aggravante, à savoir :

Le fait, dont elle aurait sujet de s’émouvoir.

Ici, c’est une affaire innocente en soi-même :

Si vous gagnez, tant mieux pour celle qui vous aime.

LÉON.

Ah ! Dieu ! si j’avais eu cent mille francs !

ALFRED.

Demain,

Vous les aurez dix fois, chez vous, là, dans la main.

LÉON.

Vous croyez ?

ALFRED.

Je croirais faire un gros sacrifice,

De céder à ce prix mon propre bénéfice.

LÉON.

Vraiment !

ALFRED.

Un million.

LÉON.

Ah ! je n’en veux pas tant !

Un million !

ALFRED.

Eh ! oui.

LÉON, se promenant à grands pas.

C’est possible pourtant.

ALFRED.

C’est sûr.

LÉON, embrassant Alfred.

Ô mon ami !

ALFRED.

Cela ne fait pas doute.

LÉON.

Vous me sauvez !

ALFRED.

On est sauvé, dès qu’on m’écoute.

LÉON.

Monsieur Bernard aura son pré.

ALFRED.

Dans quelques jours,

Estelle sentira qu’elle m’aime toujours.

LÉON.

Ô Camille ! est-il vrai ? me serez-vous rendue,

À moi qui tremblais tant de vous avoir perdue !

Après le désespoir, quelle sérénité !

Quelle douceur céleste, après l’anxiété !

Ah ! si le ciel voulait m’être un peu favorable !

Nous quitterions Paris, où je fus si coupable ;

Nous partirions demain ; j’irais dans nos bois frais

Cacher notre bonheur et mes remords secrets,

Et, quand vous croiriez bien à mon amour immense,

Je vous avouerais tout, sûr de votre clémence.

À Alfred.

– Promettez de vous taire, Alfred !

ALFRED.

Je le promets.

À part.

Diantre ! j’ai bavardé ! – Plus un mot, désormais.

À Léon, en tirant sa montre.

Une heure !... Venez-vous à la Bourse ?

LÉON.

Non, certes ;

Ce serait me trahir de façon trop ouverte.

À lui-même.

D’ailleurs, j’attends Camille avec monsieur Bernard.

À Alfred.

Dès que nous monterons, accourez sans retard !

ALFRED, de la porte.

Un million !

Il sort.

 

 

Scène II

 

LÉON, seul

 

Sauvé ! Je ressuscite. – Comme

Un peu d’or peut changer tout l’avenir d’un homme !

– Ah ! l’effroi, le remords, l’espoir impétueux

Heurtent, comme des flots, mon cœur tumultueux.

Si je perdais ! – Mais, non ; la hausse est infaillible.

Si je perdais, pourtant ! – Ah ! grand Dieu ! c’est horrible.

Perdre ! mais c’est mon sang, mon salut, mon va-tout ;

Je suis noyé, détruit, anéanti du coup.

J’ai perdu, de sang-froid, trois fois plus à la Bourse ;

Mais je n’exposais pas ma dernière ressource.

– Si je pouvais gagner ! – Tant d’autres, trop heureux,

Gagnent des millions inutiles pour eux !

Et moi, cent mille francs me sauveraient la vie !

Je ne veux rien de plus ; c’est toute mon envie ;

Je les veux, non pour moi, mais pour monsieur Bernard,

Et ne tenterai plus, jamais plus, le hasard.

– Mais j’en ai tant besoin, que je vais perdre encore !

La chance n’est jamais pour celui qui l’implore.

Regardant la pendule.

Ah ! ma vie ou ma mort se décide à présent.

Savoir que le dé roule, et n’être pas présent !

Rester là, quand dehors s’élance ma pensée !

Douter, lorsque déjà la fortune est fixée !

Imaginer de loin ce que je ne puis voir !

Passer et repasser de la crainte à l’espoir !

C’est souffrir lentement mille morts au lieu d’une ;

C’est une anxiété pire que l’infortune.

Il s’assied.

Ah ! ces émotions me brûlent ; quel enfer !

Un milliard, à ce prix, serait payé trop cher.

– Ô mes heures de paix, qu’êtes-vous devenues !

Se levant.

Si ces angoisses-là d’avance étaient connues.

Quel est l’extravagant, acharné contre soi,

Qui, dès les premiers pas, n’eût reculé d’effroi !

Mon Dieu ! que ne peut-on, revenant en arrière,

Retrouver tout d’un coup l’innocence première !

Comme je m’enfuirais de ces cercles ardents !

Comme j’y laisserais courir les imprudents !

Mais la clarté ne luit qu’au sein de la misère,

Au moment où la perte atteint le nécessaire,

Quand le besoin, qu’on voit tout à coup se dresser,

A barré la retraite à qui veut rebrousser.

– Un bruit de pas !

 

 

Scène III

 

LÉON, ALFRED, DELATOUR

 

LÉON.

Eh bien ?

ALFRED.

Quand j’allais à la Bourse,

J’ai rencontré monsieur, qui m’épargne la course.

LÉON.

Qu’a-t-on fait ?

ALFRED.

Plus avant je n’ai donc pas poussé,

Puisque monsieur m’a dit ce qui s’était passé.

LÉON.

Mais que s’est-il passé ?

ALFRED.

Nous revenons ensemble,

Pour vous en informer.

LÉON.

Dites-le donc ! – je tremble.

ALFRED.

Monsieur vous le dira, mon cher, bien mieux que moi ;

Il est agent de change, et c’est dans son emploi.

LÉON, à Delatour.

Parle, au nom du ciel ! parle !

DELATOUR.

On a baissé.

LÉON.

La baisse !

– On a baissé.

ALFRED.

C’est dur ! il faut qu’on le confesse.

Quand nous sommes vainqueurs, dire qu’on a baissé !

Si nous étions battus, on aurait donc haussé ?

DELATOUR.

On a craint qu’un succès, si brillant pour la France,

De la paix qu’on rêvait n’éloignât l’espérance.

LÉON.

Lâches !

ALFRED.

C’est un calcul de mauvais citoyen,

Un acte d’incivisme, – où je perds tout mon bien.

Ah ! c’est ainsi chez vous que la gloire se cote ?

Et moi, qui poursuivais la hausse en patriote !

Cette Bourse, morbleu ! n’a donc rien dans le cœur !

Ventre affamé n’a point d’oreilles... pour l’honneur !

LÉON.

On a baissé... beaucoup ?

DELATOUR.

Assez pour qu’il ne reste

Rien de ton patrimoine.

ALFRED.

Ô triomphe funeste !

C’est ainsi que Pyrrhus disait avec effroi :

Encore une victoire, et c’en est fait de moi.

LÉON.

Rien ?

Il tombe accablé sur un siège.

DELATOUR.

Même, tu me dois dix mille francs en compte.

LÉON.

Fort bien ; cela manquait pour couronner ma honte.

DELATOUR.

Tu me paieras plus tard. – Par des discours cruels

Je n’aggraverai pas tes regrets actuels ;

Le moment du reproche est passé. Je t’invite

Seulement à tâcher que la leçon profite.

LÉON, la tête entre les mains.

Ah !

DELATOUR.

Comme tu dois être en un grand embarras,

Voici quelques billets ; rends-les quand tu pourras.

Il pose des billets de banque sur la table, et voyant que Léon les repousse.

Prends donc.

ALFRED.

Prenez toujours, grand enfant que vous êtes !

Le mariage est là pour acquitter vos dettes.

Pour moi, dès aujourd’hui pleine conversion ;

Régime de sagesse et de dévotion ;

Je vais édifier ma tante vénérable.

Si bien qu’avant un mois je serai mariable.

– Ne m’en veuillez pas, cher, si je me suis mépris ;

Qui diable l’aurait cru ! Comme vous je suis pris.

Aussi je ne veux plus jouer – qu’après ma noce,

Et j’attends Waterloo pour me mettre à la hausse.

– Voyons, morbleu ! du cœur !

LÉON.

Messieurs, en ce moment,

J’ai besoin d’être seul ; excusez-moi.

ALFRED.

Comment ! Rester là, seul, rongeant votre mélancolie !

– Égayez-vous ! venez...

LÉON.

Non ; je vous en supplie,

Laissez-moi, laissez-moi.

DELATOUR, à Alfred.

Ne le tourmentons pas ;

Sortons.

ALFRED, se retournant avant de sortir, et voyant Léon morne et silencieux.

Pauvre garçon ! comme le voilà bas.

 

 

Scène IV

 

LÉON, seul

 

Suis-je bien éveillé !... C’est moi que ce coup frappe !

En un clin d’œil, tout fuit, tout croule, tout m’échappe !

– Cela n’est pas possible. – On se débat souvent

Contre un rêve hideux, qui prend un corps vivant.

– Mais je ne rêve pas ! D’un bras inexorable,

C’est la réalité qui t’étreint, misérable !

Il se lève.

Camille va venir ; elle vient ; la voici ;

C’est un juge, qui va me juger sans merci.

J’ai peur d’elle, mon Dieu ! comme un fils, de son père.

– Ah ! je suis perdu ! – Bourse infâme ! Antre ! Repaire !

Coupe-gorge en plein jour ! Tripot ! – Maudit sois-tu,

Foyer des passions ! tombeau de la vertu !

 

 

Scène V

 

LÉON, PIERRE, entr’ouvrant la porte

 

PIERRE.

Monsieur est seul ?

LÉON, avec furie.

Mordieu ! maraud ! va-t’en au diable !

PIERRE.

Monsieur...

LÉON.

Va-t’en ! faquin ! drôle ! peste exécrable !

PIERRE.

Monsieur...

LÉON, allant vers lui avec rage.

Veux-tu sortir !

PIERRE.

C’est que j’ai tout perdu !

Je n’ai plus rien.

LÉON, marchant à grands pas.

Tant mieux ; et fusses-tu pendu !

PIERRE.

J’ai perdu huit cents francs !

LÉON.

Est-il heureux, le drôle !

PIERRE.

Heureux ! moi !

LÉON.

Huit cents francs !

PIERRE.

Et deux cents, sur parole.

LÉON.

Et tu te plains, bourreau !

PIERRE.

Je n’ai ni feu ni lieu.

Mon Dieu ! que devenir !

LÉON, se laissant tomber sur un fauteuil.

Que devenir, mon Dieu !

PIERRE, se jetant à genoux.

Hélas ! pardonnez-moi, Monsieur, je vous conjure !

Je n’y reviendrai plus, jamais, je vous le jure.

Oui, vous aviez raison ; oui, je dois l’avouer,

Je suis un grand maraud d’avoir voulu jouer ;

J’ai perdu, c’est bien fait ; j’ai ce que je mérite ;

Je récolte les fruits de ma sotte conduite ;

Je dois être chassé, comme un mauvais faquin

Qui gagnait et n’a pas su conserver son gain.

LÉON, se levant et marchant précipitamment.

Tais-toi !

PIERRE.

Point de pitié ! Le mal que je m’attire

N’est pas de ceux qu’on plaint, mais de ceux qui font rire.

LÉON.

Paix !

PIERRE.

Tu pouvais, niais ! t’en retourner chez toi,

Épouser Madelaine, et vivre comme un roi...

LÉON, avec fureur.

Paix donc, par la morbleu !

PIERRE, retombant à genoux.

Non, je suis trop coupable.

Ah ! nigaud que je suis ! Ah, drôle ! ah, misérable !

LÉON.

Allons, relève-toi.

PIERRE.

Quoi ! vous me pardonnez !

LÉON.

Oui.

PIERRE.

Que vous êtes bon ! – Et vous me reprenez ?

LÉON.

Non. Je ne puis avoir un valet, à cette heure.

Il prend deux cents francs et les donne à Pierre.

Voilà deux cents francs ; cherche une maison meilleure.

Écoutant.

Va-t’en !... Je crois entendre... On sonne. – Ce sont eux !

– Avouer ! c’est ma mort ; – la tromper ! c’est honteux.

 – Mon cœur bat ; la sueur me coule du visage.

– Que faire ? – Avouer tout, si j’en ai le courage.

 

 

Scène VI

 

LÉON, PIERRE, MADELAINE

 

MADELAINE, à Léon.

Monsieur, Mademoiselle et Monsieur sont en bas.

Léon, pâle, s’appuie sur la table.

PIERRE, à Madelaine.

Madelaine !...

MADELAINE.

Monsieur, je ne vous connais pas.

PIERRE.

Je suis Pierre. – Avez-vous oublié votre Pierre ?

MADELAINE.

Et moi, Monsieur, je suis une pauvre fermière ;

Je n’ai pas le bon ton qu’il faut pour un bourgeois,

Et je vais épouser un simple villageois.

Lui faisant la révérence.

Bien du bonheur, Monsieur, avec vos demoiselles !

PIERRE, sort en pleurant.

Ha ! pauvre Pierre !

MADELAINE, pleurant aussi quand il est sorti.

Ha !...

 

 

Scène VII

 

LÉON, MONSIEUR BERNARD, CAMILLE

 

Camille reste debout, immobile, et les yeux filés sur Léon. Monsieur Bernard s’approche vivement de Léon.

MONSIEUR BERNARD, à Léon.

L’on m’en apprend de belles !

– Quoi ! nous aurions perdu ?

LÉON.

Ce n’est que trop certain ;

Je ne puis plus cacher ce retour du destin.

– Je n’ai plus rien, Monsieur.

MONSIEUR BERNARD.

Eh, Monsieur, peu m’importe !

– Moi, qu’est-ce que je perds ?

LÉON.

Une somme très forte :

Cent mille francs.

MONSIEUR BERNARD.

Combien !

LÉON.

Cent mille.

MONSIEUR BERNARD.

Où sommes-nous !

Cent mille francs ! Merci de moi ! Plaisantez-vous ?

LÉON.

Hélas ! non.

MONSIEUR BERNARD.

Jour de Dieu ! cent mille francs ! – Camille !

Entends-tu ce qu’il dit ? Cent mille francs ! cent mille !

Çà, parlons sagement. Quel sot conte est ceci ?

Ce n’est pas vrai, voisin ; n’est-ce pas ?

LÉON.

Mon Dieu ! si.

MONSIEUR BERNARD, exaspéré.

Mais je n’ai pas ces fonds, Monsieur, chez mon notaire !

Mais il faut donc, Monsieur, que je vende une terre !

Mais vous m’assassinez ! – Quand je m’aventurais,

Vous ne m’aviez pas dit, Monsieur, que je perdrais !

– Mais à gagner l’argent nous avons trop de peine,

Monsieur, pour le jeter à pleins sacs dans la Seine !

Mais vous ne savez pas qu’avec cent mille francs

J’aurais des prés, des bois, des Vignes, des étangs !

Le pré de Jean Claveau n’en coûtait que vingt mille,

Et j’hésitais devant cette dépense utile !

– Mais nous comptons chez nous ; d’un excès effrayés,

Nous regrettons, Monsieur, vingt sous mal employés :

C’est ainsi que mon père a créé son domaine ;

Il n’en restera miette, au train dont je le mène !

– Mais c’est par votre fait, Monsieur, que j’ai perdu !

Pourquoi, quand je l’ai dit, n’avez-vous pas vendu ?

LÉON.

Il est vrai. – Je croyais doubler les bénéfices.

MONSIEUR BERNARD.

Ta, ta, ta ! Vous m’avez rendu de beaux services !

– Mais ces cent mille francs, je ne les paierai point ;

Je n’ai pas commandé d’aller jusqu’à ce point.

Vous avez méconnu, puis dépassé mes ordres ;

C’est à vous, s’il vous plaît, de payer vos désordres.

LÉON.

Ce serait de grand cœur, et, si je l’avais eu,

J’aurais donné le tout, Monsieur, à votre insu.

MONSIEUR BERNARD, à Camille, qui est restée toujours debout et immobile.

Viens, Camille ! – Il nous faut féliciter peut-être

D’une perte d’argent qui le fait mieux connaître,

Et te préserve au moins du sort infortuné

Que promet à sa femme un joueur effréné.

LÉON, amèrement.

Le succès, qui fait seul le mérite ou le crime,

Change l’estime en blâme, et le blâme en estime.

Vous m’auriez admiré, si j’avais réussi ;

Le sort m’a condamné ; vous condamnez aussi.

Pourtant l’acte est le même, et, si l’on peut l’absoudre.

C’est chez le malheureux que frappe un coup de foudre !

MONSIEUR BERNARD, à Camille.

Viens ! Reynold nous attend. – Viens !

CAMILLE, d’un ton ferme.

Encore un moment.

S’avançant vers Léon, et s’adressant à lui avec autorité.

N’avez-vous pas joué depuis votre serment ?

LÉON.

Ah ! voulez-vous fouler aux pieds un misérable !

Allez-vous m’accabler, quand déjà tout m’accable !

CAMILLE.

Répondez-moi, Léon. – Sur vous il a couru

Des bruits injurieux auxquels je n’ai pas cru.

LÉON.

J’en devine la source, et Julie...

CAMILLE.

Il n’importe ;

C’est vous que j’interroge ; à vous je m’en rapporte ;

Car la fièvre du jeu n’a pu vous pervertir

Jusqu’à cette infamie abjecte de mentir.

Léon garde le silence.

Répondez, répondez ; j’attends votre réponse

Pour le mot décisif qu’il faut que je prononce.

LÉON.

Dans le trouble où je suis...

CAMILLE.

Parlez !

LÉON.

Oui ; j’ai joué.

CAMILLE, avec désespoir.

Oh !

LÉON.

Sans être contraint, je l’aurais avoué.

CAMILLE.

Moi, qui doutais encor !

LÉON.

Vous savez, on espère...

Avec cent mille francs j’apaisais votre père...

Je craignais les éclats de son juste courroux...

C’est pour lui, pour lui seul, Camille...

CAMILLE.

Ah ! taisez-vous !

Ne cherchez point d’excuse à la parole enfreinte ;

Sachant quelle j’étais, vous n’aviez nulle crainte.

Eussiez-vous perdu plus, j’avais tout pardonné ;

Cela vous suffisait. Mon père aurait tonné ;

Puis j’aurais endormi sa colère moins forte.

Et lui-même, gaiement, vous eût rouvert sa porte.

Non, ne vous flattez point d’exciter la pitié ;

N’accusez pas le sort qui vous a châtié ;

Ce n’est pas à mes yeux, dont la vue est plus haute,

Que l’événement fait l’innocence ou la faute ;

Le crime est tout entier dans le manque de foi.

Un million gagné n’absoudrait rien pour moi ;

Et plût à Dieu, Monsieur, la perte étant doublée,

Que la foi des serments ne fût pas violée !

N’attribuez donc pas, indigne de pardon,

Au coup qui vous ruine un trop juste abandon.

La pauvreté, Monsieur, m’a-t-elle retenue,

Lorsque, vous croyant pauvre, ici je suis venue,

Sans que nulle fierté m’arrêtât en chemin,

Me proposer à vous et vous offrir ma main ?

En pleurant.

Ah ! je ne croyais pas, quand j’en eus la pensée,

Que ma visite ainsi serait récompensée,

Et j’avais espéré, pour notre beau roman

Commencé sous l’ombrage, un meilleur dénouement.

Reprenant sa fermeté.

– Adieu, Monsieur ; adieu ; c’est pour la vie entière.

Vous l’avez dû prévoir.

LÉON, accablé.

Mon Dieu !

CAMILLE.

Venez, mon père.

MONSIEUR BERNARD.

Qu’il est pâle ! – vraiment, il me touchait un peu.

 

 

Scène VIII

 

LÉON, seul

 

Après quelques minutes d’accablement, il relève la tête, et se parlant froidement.

C’est complet : j’ai perdu mon patrimoine au jeu ;

Je dois dix mille francs, que je ne puis pas rendre ;

Une fille adorable, un cœur sublime et tendre,

Que j’aimais, qui m’aimait et se donnait à moi,

Me chasse, justement, pour mon manque de foi ;

Je ne puis plus traîner que des jours déplorables,

Que des regrets amers rendraient intolérables,

Quand je comparerais, de si haut descendu,

Le malheur actuel et le bonheur perdu ;

– C’est l’heure d’abréger une longue souffrance,

Et d’éteindre une vie où manque l’espérance.

Il va chercher sa boîte à pistolets. Il l’ouvre, et pose sur la table un pistolet, qu’il regarde quelque temps en silence.

Un grain de poudre, – un doigt posé sur un ressort,

– Un peu de flamme, un peu de bruit... et l’on s’endort.

– Allons ! finissons-en !

Au moment où il va prendre le pistolet, entre Reynold.

 

 

Scène IX

 

LÉON, REYNOLD

 

REYNOLD, avec une sévérité froide.

Arrêtez !

LÉON, stupéfait.

Le croirai-je !

Vous, Monsieur !

REYNOLD, prenant le pistolet.

Oui. Laissez cette arme sacrilège.

LÉON.

Que faites-vous ici !

REYNOLD.

Vous le voyez.

LÉON.

Morbleu !

Ce dont vous vous mêlez vous regarde fort peu.

Rendez ce pistolet, et sortez !... Sur votre âme,

Sortez ! – Ne jouez pas, Monsieur, avec la flamme !

– Sortez, vous dis-je !

REYNOLD.

Non.

LÉON.

Non ? – Alors, par ma foi,

Cette arme peut avoir, Monsieur, un autre emploi.

Parbleu ! je le veux bien, puisque c’est votre envie ;

Un duel vient à propos à qui maudit la vie.

– Je vous hais, je vous hais, vous, mon accusateur.

Vous en qui je dois voir un dénonciateur,

Vous, rival triomphant, qui venez vous repaître

De ma confusion – dont vous riez peut-être.

À mon ressentiment, vous-même, par vos soins,

Vous vous êtes livré, quand j’y pensais le moins ;

Merci ! – Venez, Monsieur.

REYNOLD.

Soit ; pour peu qu’il vous plaise,

Dans un moment. Monsieur, nous ferons à votre aise.

– Écoutez-moi, d’abord, et laissez-moi remplir

La mission qu’ici j’ai promis d’accomplir.

LÉON.

Une mission !

REYNOLD.

Oui ; c’est là ce qui m’amène ;

Sinon je vous aurais épargné cette gêne.

Car que m’importe à moi, sans droit sur votre sort,

Que vous viviez, Monsieur, ou vous donniez la mort ?

LÉON.

Qui vous en a chargé ?

REYNOLD, se découvrant.

Ma cousine.

LÉON.

Camille !

REYNOLD.

C’est ma coutume d’être à ses ordres docile.

– Or, je la quitte à peine ; elle avait redouté

L’acte de désespoir, par mon bras arrêté.

Allez, m’a-t-elle dit ; quoiqu’il ne puisse attendre

Que je révoque un jour l’arrêt que j’ai dû rendre ;

Car je me suis juré de ne pas revenir,

Et quand j’ai fait un vœu, moi, je sais le tenir ;

Dites-lui cependant que mes regards le suivent ;

Que si l’amour est mort, les amitiés survivent,

Et que, s’étant lui-même interdit d’être aimé,

Il lui reste l’espoir d’être un jour estimé ;

Qu’il n’aille pas surtout, dans une rage impie,

Déshonorer sa mort, ayant flétri sa vie,

Et se soustraire en lâche à l’expiation

Qu’impose à ses remords sa mauvaise action ;

Dites-lui qu’il se doit, qu’il me doit à moi-même

D’épargner à tous deux cette honte suprême ;

Qu’il ne me force pas, par un dernier forfait,

À rougir devant tous du choix que j’avais fait ;

Que s’il n’est mon mari, c’est assez qu’il dût l’être.

Pour que de s’avilir il ne soit plus le maître,

Et qu’enfin j’apprendrai de loin, avec plaisir,

Tout ce qui m’absoudra de l’avoir pu choisir.

– Je vous ai rapporté sa parole formelle...

LÉON.

C’est là ce qu’elle a dit ?

REYNOLD.

Oui ; j’ai parlé comme elle.

– Et maintenant, Monsieur, faites ce qui vous plait ;

J’ai rempli mon mandat. – Voilà le pistolet.

Il le pose sur la table.

LÉON.

Je ne me tuerai point.

REYNOLD.

Il nous reste, à cette heure,

À vider, comme il faut, l’affaire antérieure.

– D’abord, ce n’est pas moi qui vous ai dénoncé,

Et c’est un rôle auquel je suis mal exercé.

Accusez-en, Monsieur, vos seules imprudences,

Et sachez mieux plus tard placer vos confidences.

Je ne vous dis cela que pour mon propre acquit,

Car vous avez d’ailleurs un grief qui suffit.

Je suis votre rival ; oui, Monsieur ; je proclame

Que j’aime ma cousine, et de toute mon âme,

Et qu’à la fin j’espère, auprès d’elle assidu,

Gagner le noble cœur que vous avez perdu.

LÉON, se précipitant vers la boîte à pistolets.

Monsieur !...

REYNOLD.

Sortons.

LÉON, après un moment de lutte intérieure.

Camille entre nous s’interpose.

– Je ne me battrai point.

Il ferme la boîte, et s’assied.

REYNOLD.

J’ai promis autre chose,

C’est que, si vous portiez bravement votre sort.

Je vous assisterais en ce vaillant effort ;

Je vois que vous avez sur vous quelque puissance,

Je dois donc jusqu’au bout pousser l’obéissance.

Il s’assied.

– Le gain sans le travail ayant été mal sain,

Essayez du travail qui donne peu de gain.

J’allais vous proposer cette ressource extrême

De vous faire soldat, comme je fus moi-même ;

Non, non, m’a-t-elle dit ; ces périls séduisants

À racheter ses torts seraient insuffisants.

Être soldat n’est point une œuvre expiatoire ;

Ce n’est pas une peine enfin, c’est une gloire ;

Mille en cette carrière accourent pleins d’ardeur,

Et le monde à leur sort attache la grandeur ;

Mais l’œuvre dédaignée, obscure, opiniâtre,

Et dont nul coup d’éclat n’illustre le théâtre.

Voilà le devoir froid, après la passion,

L’inverse de la faute, et l’expiation.

LÉON.

Elle l’a dit ? c’est elle ?

REYNOLD.

Elle-même. – J’ajoute

Ce qui suit, en mon nom. Le voulez-vous ?

LÉON.

J’écoute.

REYNOLD.

Je sais que le labeur que je vais vous offrir

Est rude, et qu’il serait plus aisé de mourir ;

La vanité mondaine y verrait de la honte ;

Mais c’est un préjugé dont je fais peu de compte ;

Moi, j’y vois de l’honneur. Ce n’est pas sans danger ;

Mais vos jours, que tantôt vous vouliez abréger.

Vos jours, que vous tranchiez par une mort stérile.

Risquez-les noblement dans un danger utile,

Et si vous succombez, votre agonie au moins

Ne redoutera pas le regard des témoins.

Moment de silence.

LÉON, d’un ton décidé.

Que me proposez-vous ?

 

 

Scène X

 

LÉON, REYNOLD, LE PROPRIÉTAIRE

 

LE PROPRIÉTAIRE, à Léon.

Monsieur, veuillez permettre ;

C’est une occasion que je ne puis remettre.

LÉON, avec impatience.

Quoi !

LE PROPRIÉTAIRE.

Vous donnez congé, Monsieur, et justement

Deux personnes voudraient voir votre appartement.

LÉON.

Au diable !

LE PROPRIÉTAIRE.

Mais, Monsieur...

LÉON, à Reynold.

Venez, cédons la place.

Dites, – rien n’est trop dur, –ce qu’il faut que je fasse.

Ils sortent.

 

 

Scène XI

 

LE PROPRIÉTAIRE, ESTELLE et DUBOIS

 

ESTELLE, apercevant Léon qui sort.

Tiens ! le berger !

DUBOIS, regardant les appartements.

Mon Dieu ! comme c’est exigu !

LE PROPRIÉTAIRE.

Oh ! Monsieur ! c’est très vaste.

Ouvrant la fenêtre.

Un jardin contigu.

On peut prendre le frais, le soir, dans les allées.

ESTELLE.

Oh ! j’adore les soirs ! – Oh ! les nuits étoilées !

Avec des lampions jaunes, rouges et bleus,

Dans le feuillage ! c’est d’un effet merveilleux.

– Vient-il des rossignols ?

LE PROPRIÉTAIRE.

Que trop !

ESTELLE, très dédaigneusement.

Propriétaire !

LE PROPRIÉTAIRE.

C’est bien assez du bruit qu’un piano peut faire.

ESTELLE, à Dubois.

Que j’aime-les accents de ces chantres divins !

Et vous ?

DUBOIS.

Beaucoup.

Au propriétaire.

La cave est favorable aux vins ?

LE PROPRIÉTAIRE.

Oh !...

DUBOIS.

La cuisine ?

ESTELLE.

Ah ! fi !

Au propriétaire.

Le boudoir, je vous prie.

A-t-il un demi-jour, propre à la rêverie ?

 

 

Scène XII

 

LE PROPRIÉTAIRE, ESTELLE, DUBOIS, ALFRED

 

ALFRED.

Ce Léon m’inquiète ; il était si défait !

Puis, je ne me sens pas innocent tout à fait.

– Voyons ce qu’il devient.

Apercevant Estelle.

Mais non... mais si... c’est elle...

C’est bien elle ; oui, parbleu ! – Bonjour, ma chère Estelle.

Elle lui montre Dubois.  Alfred la salue cérémonieusement.

Madame... Eh ! comment donc vous trouvez-vous ici ?

ESTELLE.

J’ai projet de louer cet appartement-ci.

DUBOIS, montrant Alfred.

Monsieur ?...

ESTELLE.

Est un de ceux que j’ai vus dans le monde.

ALFRED, montrant Dubois.

Monsieur ?...

ESTELLE.

Est un ami dont le goût me seconde ;

Il est de bon conseil, et dirige mes choix.

ALFRED.

Ah ! – fort bien.

ESTELLE.

C’est monsieur le comte Oscar du Bois.

ALFRED, à part.

C’est mon Frontin.

Haut.

Monsieur s’occupe de finance ?

DUBOIS.

Quand on a de l’argent plus qu’à sa suffisance...

ALFRED.

Plus de doute ; c’est lui.

DUBOIS.

Pour s’en débarrasser,

Il faut bien quelque part trouver à le placer.

ALFRED.

Ma foi, de tout mon cœur, je vous en complimente.

Tous les bonheurs ! – Ami d’une femme charmante !

Peste ! Monsieur Oscar du Bois, mais savez-vous

Que cette amitié-là fera bien des jaloux !

DUBOIS.

Bien plus encor, Monsieur, bien plus, lorsque madame

Par le don de sa main couronnera ma flamme.

ALFRED, à Estelle.

Abrégez un martyre auquel je compatis.

Pourquoi ne pas serrer ces nœuds – bien assortis ?

ESTELLE.

Nous verrons, nous verrons.

DUBOIS.

Par mes soins, je me flatte

Qu’un jour...

ESTELLE, l’interrompant en chantant.

Pour tant d’amour, ne soyez pas ingrate.

LE PROPRIÉTAIRE.

Si madame et monsieur veulent bien venir voir :

Là-bas, c’est la cuisine ; – ici, c’est le boudoir.

ALFRED, à Estelle.

Adieu, ma toute belle, et, le jour de la noce,

Ne m’oubliez pas, hein ?

À l’oreille d’Estelle.

Adieu... jusqu’à la hausse.

Dubois et Estelle sortent avec le Propriétaire.

 

 

Scène XIII

 

ALFRED, LÉON, REYNOLD

 

REYNOLD, reconduit par Léon.

Du courage !

LÉON.

J’en ai.

REYNOLD.

C’est parler comme il faut.

– À l’œuvre, maintenant !

LÉON.

Je suis prêt.

REYNOLD.

À bientôt.

Il sort.

 

 

ACTE V

 

La scène est auprès d’une mine de charbon. L’appartement de Reynold, directeur de la mine ; salle riche et sévère.

 

 

Scène première

 

REYNOLD, DELATOUR, PIERRE, UN INGÉNIEUR, LE CAISSIER, SECRÉTAIERES, EMPLOYÉS, OUVRIERS

 

Reynold est assis devant un bureau. Les secrétaires attablés plus loin écrivent. Le caissier, debout, compulse un grand livre sur un pupitre. On voit par la porte, ouverte dans le fond, passer et repasser des ouvriers occupés au dehors. On entend le bruit des machines à vapeur et des marteaux.

PIERRE, à Reynold, qui lui a donné des ordres.

J’y vais, Monsieur.

DELATOUR.

J’ai vu ce garçon... M’y voilà.

– C’est toi, Pierre ?

PIERRE.

Oui, Monsieur.

DELATOUR.

Et comment es-tu là ?

Est-ce que le Dubois n’a pas été ton maître ?

PIERRE.

Si, Monsieur ; chez ses gens il a daigné m’admettre ;

J’avais un bel habit, avec des galons d’or ;

Il m’a chassé, disant que je jouais encor,

Et qu’il n’entendait pas que ses valets de chambre

Fissent de l’agio jusqu’en son antichambre.

DELATOUR.

L’impudent drôle !

PIERRE.

Alors, j’ai gagné quelques sous

Dans les professions accessibles à tous,

Comme ouvrir et fermer la porte d’une remise.

Chercher les chiens perdus, récompense promise.

Occuper à la queue une place qu’on vend,

Applaudir une pièce, à l’endroit émouvant.

Mais, quoi ! j’avais le cœur trop plein de Madelaine ;

Je la voyais, au lieu de regarder la scène ;

J’oubliais des ah ! ah ! et je fus révoqué

Pour un soupir, au lieu d’un sourire indiqué.

DELATOUR.

Pauvre garçon ! – Enfin, tu trouvas ce bon gîte.

PIERRE.

Oui, j’y serais heureux, – sauf l’amour qui m’agite.

REYNOLD.

C’est bon. Tu reverras Madelaine aujourd’hui,

Et nous aviserons à l’adoucir.

PIERRE.

Oh ! oui !

S’il vous plaît, Monsieur !

REYNOLD.

Va.

Il se lève. Pierre sort.

 

 

Scène II

 

REYNOLD, DELATOUR

 

REYNOLD, à Delatour.

N’est-il pas incroyable

Que la Bourse ait troublé même ce pauvre diable !

DELATOUR.

C’est une frénésie, une contagion ;

Nul n’en est à l’abri, dans nulle région ;

Vous seul, vous restez pur ; mais le poste où vous êtes

Ne tombe pas toujours en des mains si discrètes.

REYNOLD.

Je sais comment la houille en or se convertit,

Et que plus d’un filon à la Bourse aboutit ;

Mais écoutez ce bruit des marteaux sur l’enclume ;

Regardez ces fourneaux où le charbon s’allume ;

Voyez ces employés, ces caissiers, ces commis,

Ce peuple d’ouvriers dont j’ai fait mes amis ;

De leurs rudes accents mon oreille est charmée ;

Ce tumulte me plaît ; j’aime cette fumée.

Tantôt je vais m’asseoir au foyer d’un mineur ;

J’aide un pauvre ménage ; – et voilà pour le cœur,

Tantôt, rêveur ardent, je cherche ; j’imagine ;

J’organise un travail ; j’invente une machine ;

J’écarte les dangers par un mode nouveau ;

Je suis un créateur. – Voilà pour le cerveau.

C’est mon armure ; c’est ainsi que je repousse

Les aiguillons du jeu, que le travail émousse.

– Vous avez vu, Monsieur, dans quelque ancien roman,

Ces cercles enchantés que trace un nécromant,

En les enveloppant de nuages opaques,

Qui des démons vaincus conjurent les attaques ;

Eh bien ! cette vapeur, que l’on respire ici,

Cette poudre, attachée au visage noirci,

Cet éternel brouillard, dont la sombre rosée

Sur nos lambris éteints est partout déposée,

Ces immenses brasiers, qui brûlent nos poumons,

Ont un charme magique : – Ils chassent les démons.

DELATOUR.

Combien je m’applaudis de l’affaire imprévue

À laquelle, Monsieur, je dois cette entrevue !

Le travail sérieux, jamais jusqu’à présent,

Ne m’avait apparu sous ce jour imposant ;

Il a son temple ici. Cette activité chaste

Aux fureurs de la Bourse oppose un tel contraste,

Qu’il semble que je passe, ainsi qu’un libertin,

De l’orgie enflammée aux fraîcheurs du matin.

REYNOLD.

En ce cas, s’il est vrai que notre œuvre vous plaise,

Restez-nous quelque temps, pour la voir à votre aise.

– Et d’ailleurs, vous savez qu’un grand jour n’est pas loin ?

DELATOUR.

Je le sais.

REYNOLD.

Veuillez donc en être le témoin.

DELATOUR.

Volontiers ; et pourtant cette journée heureuse

À l’un de mes amis sera bien douloureuse.

REYNOLD.

Je comprends ; mais enfin, quel que soit son ennui,

Ce n’est pas moi qu’il doit en accuser, mais lui.

DELATOUR.

D’accord.

REYNOLD.

Comme j’aurais accepté ma défaite,

C’est à lui d’accepter la chance qu’il m’a faite ;

J’en ai loyalement usé, cela suffit,

Et j’eusse été niais d’en perdre le profit.

DELATOUR.

C’est fort juste. – Au revoir.

Il sort.

 

 

Scène III

 

REYNOLD, L’INGÉNIEUR, LES EMPLOYÉS

 

REYNOLD, à un employé.

Cet ordre aux contremaîtres.

À un secrétaire.

Copiez ce rapport.

À un autre.

Répondez à ces lettres.

Au caissier, en lui remettant des comptes.

Les comptes sont exacts.

À un commis, en lui remettant une note.

Deux convois pour demain.

À un contremaître.

Cinq francs par jour à Claude, et renvoyez Germain.

À l’Ingénieur.

Ainsi la galerie ?

L’INGÉNIEUR.

Est toute déblayée.

REYNOLD.

Et la voûte, Monsieur ?

L’INGÉNIEUR.

Nous l’avons étayée.

REYNOLD.

Vous en répondez ?

L’INGÉNIEUR.

Oui ; je réponds des appuis.

REYNOLD.

Demain, nous descendrons ensemble dans le puits.

Lorsque la vie humaine est l’enjeu qu’on hasarde,

Vous comprenez, Monsieur, qu’il y faut prendre garde.

Songez que, l’autre jour, ces débris meurtriers

Ont enterré vivants dix braves ouvriers.

L’INGÉNIEUR.

C’est le travail caché de l’eau dans les fissures

Qui disjoint le terrain et trompe nos mesures.

REYNOLD.

Quelle mort !... mais aucun n’a péri, Dieu merci !

Grâce à mon contremaître.

L’INGÉNIEUR.

Et grâce à vous, aussi,

Qui, sans crainte des blocs tremblants sur votre tête,

Jusqu’au dernier sauvé, n’avez pas fait retraite.

REYNOLD.

C’était mon poste ; tous en auraient fait autant ;

Mais si quelqu’un mérite un hommage éclatant,

C’est celui qui donna le premier coup de pioche,

Quand les éboulements interdisaient l’approche.

– Il fut blessé ; l’étrange est qu’il n’ait pas péri.

À un employé.

Comment va le malade ?

L’EMPLOYÉ.

Il est presque guéri.

REYNOLD, à l’Ingénieur.

C’est la seule personne à qui je porte envie :

À dix hommes, Monsieur, il a sauvé la vie.

 

 

Scène IV

 

REYNOLD, L’INGÉNIEUR, LES EMPLOYÉS, DES OUVRIERS

 

UN OUVRIER, en tête de ses camarades, portant un bouquet qu’il cache derrière lui.

Monsieur, excusez-nous. On nous a fait savoir

Que votre fiancée arriverait ce soir ;

Et, nous sentant déjà de l’amitié pour elle,

Nous apportons ces fleurs à cette demoiselle.

Il montre le bouquet, et l’offre à Reynold.

– Dame ! on ne trouve pas chez nous des élégants,

Et nos doigts sont trop gros pour entrer dans des gants ;

Peut-être qu’en touchant à leurs blanches toilettes.

Notre main a noirci ces petites coquettes ;

Mais les fleurs, m’est avis, ne sentent pas moins bon,

Quand même sur leur robe elles ont du charbon.

– C’est comme nous, Monsieur ; par-dessous la poussière

Le cœur est bon, encor que la main soit grossière.

REYNOLD, serrant la main à l’ouvrier.

Mes chers amis, sachez que la main d’un mineur

À tout ce qu’elle touche est un insigne honneur.

Vos fleurs ont un parfum que n’auraient point les autres ;

Le souffle du travail a passé sur les vôtres.

– Merci pour ma cousine, et moi-même.

Les ouvriers sortent.

 

 

Scène V

 

REYNOLD, LÉON

 

LÉON.

Pardon ;

Je viens vous demander une faveur.

REYNOLD.

Quoi donc ?

– Asseyez-vous, Monsieur, vous êtes faible encore.

Je ne vous dirai rien du trait qui vous honore,

Sinon que le passé, dont vous rougissiez tant,

Est plus que racheté par cet acte éclatant,

Et qu’il n’est fonction, qui des miennes dépende,

Dont vous ne puissiez faire à l’instant la demande.

LÉON.

Mes désirs vont moins haut, Monsieur ; dans mon emploi,

Avez-vous jusqu’alors été content de moi ?

REYNOLD.

On ne peut plus.

LÉON.

Eh bien, accordez-moi la grâce

De me faire obtenir ailleurs la même place.

REYNOLD.

Eh quoi ! l’espérez-vous moins rude, en d’autres lieux ?

LÉON.

Oh ! non ; plus rude encore, elle me plairait mieux :

Aux pénibles labeurs je trouve une âpre joie ;

Je romps mes souvenirs par l’effort qui me broie ;

La fatigue engourdit ma pensée, et, la nuit,

J’ai conquis le sommeil qui, moins lassé, me fuit.

REYNOLD.

Alors, pourquoi chercher une place éloignée,

Quand l’amitié des chefs ici vous est gagnée ?

LÉON.

Pourquoi ! Monsieur ! pourquoi ! – Sais-je pas quel hymen

Se prépare, et de qui vous obtenez la main !

REYNOLD.

Vous ai-je sur ce point tenu dans l’ignorance ?

LÉON.

Non.

REYNOLD.

Vous ai-pas dit ma secrète espérance ?

LÉON.

Oui.

REYNOLD.

Reconnaissez-vous que tout ce que j’ai fait

Est d’un rival ardent, mais loyal ?

LÉON.

En effet.

REYNOLD.

C’est bien, Monsieur. Suivons nos destins, l’un et l’autre ;

Emportez mon estime, et laissez-moi la vôtre ;

Et si quelque regret vous ramène à ce seuil,

Vous me verrez toujours prompt à vous faire accueil.

– Ne pourriez-vous pourtant faire acte de courage ?

J’acceptais bien, moi, d’être à votre mariage.

LÉON.

Au nom du ciel ! cessez de m’en entretenir ;

Ou je ne sais, Monsieur, ce qui peut advenir !

Camille à vous ! Ô Dieu ! – Mais cet hymen me tue !

Le mot est foudroyant ; que serait donc la vue !

Mon sang bout ; mon regard se trouble ; je suis fou ;

Je dis je ne sais quoi ; je vais je ne sais où.

– Tenez, Monsieur, tenez : je ne puis méconnaître,

Si je suis honoré, que je vous dois de l’être ;

Ma vie eût eu sans vous un dénouement honteux ;

Vous avez affermi mes repentirs douteux,

Enseigné la vigueur à ma main énervée,

Et la mâle constance à mon âme sauvée ;

J’ai reconquis chez vous mon estime d’abord,

Puis l’estime de tous, qui rend l’homme plus fort ;

J’ai goûté la fatigue, et la paix, sa compagne,

Et la saveur du pain que, soi-même, l’on gagne ;

Je sais cela ; c’est moi qui me suis enlevé

Tous mes droits au bonheur qui vous est réservé ;

Vous en êtes fort digne ; en toute cette affaire

Je sais que je n’ai pas un reproche à vous faire ;

Je le sais, je le sais ; – et pourtant je ne puis

Contraindre les transports de la rage où je suis.

– Ô cruelle existence ! – Ô nobles funérailles,

Si la mine eût sur moi refermé ses entrailles !

Vous me complimentiez bien à tort ; je n’ai pas

L’honneur du dévouement ; je cherchais le trépas.

La mort m’a rejeté ; le ciel inexorable

M’a même refusé cette tombe honorable.

Vivement, après un silence.

– Rendez-moi, s’il vous plaît, le service imploré.

REYNOLD.

À l’un de mes amis je vous adresserai ;

Il dirige une mine, et ma lettre pressante

Près de lui, j’en réponds, sera toute-puissante.

LÉON.

Merci.

REYNOLD.

Vous reviendrez la chercher.

Léon sort. Reynold écrit.

 

 

Scène VI

 

REYNOLD, MONSIEUR BERNARD, CAMILLE, JULIE, MADELAINE

 

MONSIEUR BERNARD.

Eh ! cousin !

Fais préparer la ruche ; on t’amène un essaim.

REYNOLD.

Ah ! quel beau jour pour moi !

MONSIEUR BERNARD.

Çà, nous rirons, j’espère.

On peut, quoique savant, être un joyeux compère,

Et tu n’es pas de ceux qu’effraie une chanson,

N’est-ce pas ?

JULIE.

Je m’invite, et je viens sans façon.

Cette noce, à vrai dire, est un peu mon ouvrage,

Et me consolera des chagrins du veuvage.

MONSIEUR BERNARD.

Pas bien grands ?

JULIE.

Fi ! L’époux que je regrette fort

Eut mille qualités.

MONSIEUR BERNARD.

Plus, celle d’être mort.

Riant.

Eh ! eh ! eh !...

JULIE.

Taisez-vous !

À Camille.

Mais dis donc quelque chose.

CAMILLE, souriant tristement.

Que veux-tu que je dise ?

JULIE.

On dit bonjour ; on cause ;

On ne reste pas droite, immobile et sans voix.

Montrant Reynold.

Il en est consterné.

CAMILLE, s’avançant vers Reynold, et montrant les fleurs.

Mon cher Reynold, je vois

Que vous nous attendiez.

REYNOLD.

Elles viennent d’éclore

Dans nos mines.

MONSIEUR BERNARD.

Vulcain est visité par Flore.

JULIE, à Monsieur Bernard.

Pas mal... C’est du vieux temps.

REYNOLD, offrant des fleurs à Julie et à Camille.

Ce sont nos travailleurs

Qui, de leurs rudes mains, vous présentent ces fleurs.

MONSIEUR BERNARD.

Voyons, que ferons-nous avant l’heure où l’on dîne ?

REYNOLD.

Vous plairait-il, Monsieur, de visiter la mine ?

MONSIEUR BERNARD.

Non ! non ! Il faut descendre au fond d’un vilain trou ;

C’est un plaisir, cousin, à se casser le cou.

Moi, j’aime le grand air et la rase campagne.

REYNOLD.

Voulez-vous un fusil, et qu’on vous accompagne ?

MONSIEUR BERNARD.

Oui.

Reynold sonne.

JULIE, à Monsieur Bernard.

Menez-moi d’abord dans mes appartements,

Monsieur Bernard ; – laissons causer nos deux amants.

REYNOLD, à Monsieur Bernard.

Bonne chasse !

MONSIEUR BERNARD, à Reynold.

Avant-hier, mon chien était en quête ;

Moi, j’étais éloigné. Quand je vois qu’il arrête...

JULIE, lui faisant la révérence.

Monsieur Bernard, j’attends.

MONSIEUR BERNARD.

C’est bien ; j’y vais.

À Reynold.

Je dis :

Bon ! sur le bord d’un bois, c’est un vol de perdrix.

JULIE, faisant encore la révérence.

J’attends, monsieur Bernard.

MONSIEUR BERNARD.

Bien, bien. – Près d’un genièvre,

J’arrive ; Milord pousse ; – il en sort un gros lièvre.

Je fus si stupéfait, qu’il était à cent pas,

Quand...

JULIE.

Ce que c’est pourtant que changer de climats !

Vous étiez à Paris, préoccupé, morose,

Et quand vous me parliez, vous songiez autre chose ;

Enfin, vous n’étiez plus courtois, mais plus du tout.

Ici, cela vous est revenu tout d’un coup ;

Vous avez retrouvé cette galanterie

Qui rappelle les temps de la chevalerie,

Cette grâce française, et cette urbanité...

MONSIEUR BERNARD.

N’est-ce pas ? J’eus toujours ce renom.

JULIE, faisant la révérence.

Mérité.

MONSIEUR BERNARD, frappant sur l’épaule de Reynold.

Parbleu ! Je suis content de te donner ma fille,

Cousin ! C’est le travail qui garde la famille.

Fuis la Bourse, entends-tu ! – Ma fille t’a choisi ;

Mais j’ai, par la sambleu ! mes volontés aussi.

J’aurais dit non, morbleu ! – car c’est moi qui gouverne ; –

Si ton pied eût jamais touché cette caverne.

REYNOLD.

Soyez sans crainte.

JULIE, impatientée.

Eh bien !

MONSIEUR BERNARD, très galamment, en lui donnant le bras.

Belle dame !

Il sort avec elle.

MADELAINE, à Reynold.

Chez nous,

On dit, monsieur Reynold, que Pierre est avec vous.

C’est vrai ?

REYNOLD.

Très vrai.

MADELAINE.

Comment est-ce qu’il se comporte ?

REYNOLD.

À merveille.

MADELAINE.

Ah ! tant mieux !

REYNOLD.

Ah ! ah ! cela t’importe ?

MADELAINE.

Oh ! mon Dieu ! non, Monsieur. Il ne m’est plus de rien ;

Mais ça me fait plaisir qu’il se conduise bien.

Elle fait une référence à Reynold et sort.

 

 

Scène VII

 

REYNOLD, CAMILLE

 

CAMILLE.

Vous me voyez, Reynold, fidèle à ma parole.

REYNOLD.

Cette fidélité m’enchante – et me désole,

Cousine ; je voudrais devoir un tel bonheur

Moins à votre parole, et plus à votre cœur.

CAMILLE.

Librement, de plein gré, j’unis mon sort au vôtre ;

Que voulez-vous de plus ?

REYNOLD.

Ah ! ce qu’avait un autre.

– Pardonnez ! Je ne sais ce que je dis ; j’ai tort.

Quand vous êtes à moi, puis-je accuser mon sort ?

Mais faire battre un cœur d’une trempe si rare,

C’est une ambition qui m’emporte et m’égare.

CAMILLE.

Je vous offre, Reynold, ce qui dépend de moi :

Ma sincère amitié, mon estime et ma foi.

Je vous aurais trompé, vous offrant davantage,

Et vous avez paru content de ce partage.

J’ai promis, n’est-ce pas, que si ce malheureux

Trouvait en vous l’appui d’un frère généreux,

Et que si vous l’aidiez à remonter l’abîme,

Pour rentrer dans la voie honnête et légitime,

Dès que je le verrais en ce meilleur chemin,

Je paierais vos efforts par le don de ma main.

REYNOLD.

C’est vrai.

CAMILLE.

Je vous ai dit quelle était ma faiblesse,

Et qu’en vain ma raison combattait ma tendresse.

– Ah ! souvenir profond des premières amours !

On a beau le chasser, il reparaît toujours.

– Mais de ses sentiments si l’on n’est pas le maître,

Des actions du moins on peut et l’on doit l’être ;

J’ai promis d’employer toute ma volonté

À vaincre ce penchant, contraire à ma fierté,

Et que, quoi qu’il en fût, vous liriez dans mon âme,

Et ne rougiriez pas, Reynold, de votre femme.

REYNOLD.

Oui, tel est le discours que vous m’avez tenu.

CAMILLE.

Votre œuvre est accomplie, et le jour est venu.

– Il s’est donc bien conduit ?

REYNOLD.

Je dois le reconnaître.

Nous n’avons eu jamais un meilleur contremaître.

CAMILLE, ardemment.

Merci, mon Dieu !

REYNOLD.

Ce fut courageux, j’en conviens ;

Outre que ses travaux sont plus durs que les miens,

Il est plus malaisé de refaire sa vie,

Que de persévérer dans la ligne suivie.

CAMILLE.

Ô noble témoignage, à la fois honorant

Celui qui le reçoit et celui qui le rend !

REYNOLD.

Vous savez qu’affrontant les dangers d’une fouille,

Il sauva dix mineurs enterrés sous la houille.

CAMILLE, lui serrant les mains.

Soyez béni, Reynold !

REYNOLD.

Ah ! comme vous l’aimiez !

CAMILLE.

Oui.

REYNOLD.

Tout à l’heure encor, que vous vous animiez !

Moi, qui vous laisse froide en peignant ma tendresse,

C’est en parlant de lui que je vous intéresse.

– Qu’un seul de ces accents que vous trouvez pour lui,

Camille, serait doux à mon cœur réjoui !

Ah ! quoique votre main par moi lui soit ravie,

 Il a la part meilleure, et je lui porte envie.

CAMILLE.

N’en parlez plus ; jamais je n’en reparlerai ;

Il suffit de savoir qu’il est régénéré.

– Or, je tiens ma promesse ainsi que vous la vôtre :

Quel jour choisissez-vous pour être l’un à l’autre ?

REYNOLD, après un silence.

Demain. – Vous pâlissez !

CAMILLE.

Non, Reynold... à demain.

Adieu... préparez tout pour notre proche hymen.

Elle fait quelques pas eu chancelant et s’appuie sur une table.

REYNOLD, qui l’a contemplée attentivement.

Ah ! comme vous l’aimez !

CAMILLE.

Non, non, je serai ferme.

C’est un dernier regard au passé qui se ferme.

Reynold sonne. Camille reprend plus fortement.

De par mon libre choix, vous êtes mon époux ;

À partir d’aujourd’hui, je ne connais que vous.

Entre un employé, qui sort après que Reynold lui a parlé à l’oreille.

REYNOLD, à Camille.

Mais vous l’aimez encor d’une amour infinie.

CAMILLE.

Ah ! cette persistance est une tyrannie.

Je l’aime encor ; c’est vrai. Vous ai-je caché rien ?

Mais je sais ce qu’impose un auguste lien ;

Puisque je m’y soumets, vous n’avez pas à craindre

Qu’acceptant ces devoirs, je veuille les enfreindre.

 

 

Scène VIII

 

REYNOLD, CAMILLE, LÉON

 

CAMILLE.

Léon !

LÉON.

Camille ! ô Dieu !

REYNOLD, à Camille.

Voici votre époux.

LÉON.

Quoi !

CAMILLE.

Que dites-vous, Reynold !

REYNOLD, à Camille.

Je vous rends votre foi.

– Donnez-lui votre main, Camille ; il en est digne.

LÉON.

Moi ! son mari !

CAMILLE.

Mais, vous !

REYNOLD.

Oh ! moi... je me résigne.

CAMILLE.

Ô magnanime cœur !

LÉON.

Ô généreux ami !

REYNOLD.

À vos remerciements je n’ai droit qu’à demi.

Je ne me pique pas d’un dévouement stoïque ;

Ma conduite est forcée, et n’a rien d’héroïque.

Et j’eusse préféré, moins noble et plus heureux.

Le rôle aimé, cousine, au rôle généreux.

À Léon.

Rien ne m’eût arraché les droits que je possède,

Monsieur, si j’avais pu garder ce que je cède,

Et je me prévaudrais de toute leur rigueur,

Si j’espérais encor vous bannir de son cœur.

Je n’ai rien épargné pour ma propre victoire ;

J’ai cru, pendant un an, que j’en aurais la gloire,

Et, tantôt, plein encor de ces rêves si doux,

Je regardais Camille avec l’œil d’un époux.

– Mais, quand au lendemain fixant mon mariage,

J’ai pu voir la pâleur envahir son visage,

Et l’honneur et l’amour se livrer à mes yeux

Un combat, d’où l’honneur sortit victorieux,

J’ai compris que, vraiment, je me trouvais en face

D’un de ces souvenirs que jamais rien n’efface ;

Que recevoir la main, le cœur étant ailleurs,

Ce serait l’un à l’autre enchaîner deux malheurs,

Et que c’était l’instant auquel un galant homme

Arrête un sacrifice avant qu’il se consomme.

 

 

Scène IX

 

REYNOLD, CAMILLE, LÉON, MONSIEUR BERNARD, DELATOUR, JULIE, MADELAINE, puis PIERRE

 

MONSIEUR BERNARD, déposant son fusil.

Nous voilà.

Apercevant Léon.

Toi, voisin !

JULIE.

Le loup dans le bercail !

Delatour serre la main à Léon.

MONSIEUR BERNARD.

Que diantre fais-tu là !

JULIE, à part.

Je crains pour mon travail.

REYNOLD, à Monsieur Bernard.

Rien ne m’eût plus flatté que d’être votre gendre,

Monsieur ; mais c’est un titre où je ne puis prétendre.

D’anciens engagements, dont je subis la loi,

Ne me permettent plus de disposer de moi.

MONSIEUR BERNARD.

Quelle est cette chanson ?

JULIE, à part.

Là ! qu’ai-je dit !

REYNOLD.

J’espère

Provoquer la pitié plutôt que la colère ;

Veuillez donc, en croyant à mes regrets amers,

Transporter à monsieur tous les droits que je perds.

Il montre Léon.

MONSIEUR BERNARD.

À Léon !

JULIE.

Diantre soit des rivaux magnanimes !

J’enrage, quand je vois ces sottises sublimes.

À Reynold.

J’admire avec quel art, en amant peu jaloux,

Vous défaites, Monsieur, tout ce qu’on fait pour vous.

MONSIEUR BERNARD.

Çà, m’expliquera-t-on le mot de ce problème ?

CAMILLE.

C’est que Reynold, mon père, est la noblesse même.

MONSIEUR BERNARD.

Mais enfin...

JULIE.

Mais enfin, le sens de tout ceci

Est fort clair : elle en aime un autre

Montrant Léon.

que voici.

MONSIEUR BERNARD.

Un joueur !

LÉON.

Ah ! celui qui vous demande grâce,

Dans vos affections eut naguère une place.

MONSIEUR BERNARD.

Oui, je t’aimais beaucoup ; mais...

LÉON.

Par cette amitié,

Par les regrets cruels qui m’ont bien châtié,

Par mon repentir vrai, par ma volonté haute

De ne plus retomber dans cette indigne faute,

S’il vous souvient encor des rires d’autrefois,

Des entretiens du soir, des chasses dans les bois...

MONSIEUR BERNARD.

Hum ! Comme il me prend bien par mon faible, le traître !

LÉON.

Rendez-moi ces bontés que vous faisiez paraître !

Ne me repoussez pas d’un foyer où jadis

J’étais reçu par vous, comme on reçoit un fils.

REYNOLD.

J’ajouterai, Monsieur, par-dessus toute chose,

Que ceux qu’il a sauvés plaident pour lui sa cause.

DELATOUR.

Et savez-vous, Monsieur, alors qu’il fut blessé,

Quel nom il murmurait en tombant ?

CAMILLE.

Je le sais.

MONSIEUR BERNARD.

C’est un complot ! pour lui tout le monde conspire.

JULIE.

Excepté moi.

MONSIEUR BERNARD.

Morbleu ! Suis-je un père pour rire ?

Croit-on que je n’ai pas, corbleu ! ma volonté,

Et qu’on changera tout, sans m’avoir consulté !

On voulait d’abord l’un, et puis on le refuse,

Puis on veut l’autre, et puis on invente une excuse ;

J’arrive chez mon gendre ; un autre époux survient

Qui n’avait plus dû l’être, et qui le redevient ;

Si bien qu’entre les deux je ne puis plus comprendre

Lequel enfin doit être ou n’être pas mon gendre.

– Mais je ferai bien voir que je suis maître.

CAMILLE.

Eh ! oui,

Mon père ; commandez ; vous serez obéi.

MONSIEUR BERNARD, avec force, comme s’il allait commander.

Eh bien !...

Changeant de ton.

Qu’en penses-tu ?

LÉON.

Vous n’avez pas encore,

Camille, prononcé le pardon que j’implore ;

Parlez !

CAMILLE.

Qu’est-il besoin ? mes regards, sans courroux,

Ne vous ont-ils pas dit que vous étiez absous ?

– J’avais juré... Tous deux nous serons donc parjures,

Et nous pourrons nous rendre injures pour injures.

MONSIEUR BERNARD, à Léon.

Je te la donne. Eh bien ! j’en suis content, ma foi !

Je conservais toujours quelque tendre pour toi.

– J’avais juré pourtant...

JULIE.

Bon ! parjure troisième !

Et de trois ; nous ferons une croix au dixième.

– Enfin, puisque chacun le veut, je le veux bien ;

Je lève mon veto, – qui n’empêcherait rien.

À Camille et à Reynold.

Allez : Je vous bénis de ma main solennelle.

À Camille.

Pauvre Reynold ! – Hélas ! c’est l’histoire éternelle :

On estime beaucoup un amant vertueux,

On prise extrêmement ses soins respectueux,

On reconnaît en lui le parfait honnête homme,

– Et c’est le vicieux que l’on préfère, en somme.

CAMILLE.

Va, va, nous le saurons dédommager, je crois,

Et je connais peut-être une veuve...

JULIE, lui mettant la main sur la bouche.

Tais-toi.

Camille va vers Léon.

MONSIEUR BERNARD, à Julie, en lui montrant Léon et Camille.

Leurs feux m’ont rappelé ma première conquête :

Œil vif et pied mignon, marche leste et coquette...

JULIE.

Eh bien ! monsieur Bernard !

MONSIEUR BERNARD.

J’étais un vrai dragon.

Une échelle de corde, attachée au balcon...

JULIE.

Paix ! don Juan ! Nous savons que vous fîtes merveille :

Mais vos témérités font peur à mon oreille.

MONSIEUR BERNARD, avec dépit.

Je ne sortirai pas de ce balcon.

DELATOUR, amenant Pierre.

Voici

Un autre pénitent qui demande merci.

Pierre joint les mains d’un air suppliant devant Madelaine.

MADELAINE, faisant mine de le repousser.

Jamais !

CAMILLE, qui a sa main dans celle de Léon, à Madeleine.

Fais comme moi, ma pauvre enfant ! – pardonne.

MADELAINE, tendant la main à Pierre, et regardant Camille.

C’est par obéissance.

PIERRE, transporté de joie.

Ah ! que vous êtes bonne !

MONSIEUR BERNARD, se frottant les mains.

Tout le monde est content. Allons-nous nous gaudir !

JULIE, à Reynold.

Vous souffrez ?

REYNOLD.

Ce n’est rien ; je suis fait pour souffrir.

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