La Boule (Henri MEILHAC - Ludovic HALÉVY)

Comédie en quatre actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le théâtre du Palais-Royal, le 24 novembre 1874.

 

Personnages

 

PATUREL

LA MUSARDIÈRE

CAMUSOT

MODESTE

PIÉTRO

MARTINEAU

CORNILLON

LE RÉGISSEUR

BROQUIN

PROSPER

UN FACTEUR DE LA POSTE

UN CONTROLEUR

UN DOMESTIQUE

UN CONCIERGE

UN PETIT GROOM

ALBERTINE

MARIETTE

MADAME PICHARD

ROSALIE

URSULE

AUGUSTE

NINA

FIGURANTS

FIGURANTES

 

De nos jours, à Paris.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente une très confortable salle à manger. Au fond, une fenêtre. Porte d’entrée dans le pan coupé de droite. Du même côté, au deuxième plan, la chambre de madame Paturel. Porte dans le pan coupé de gauche. Du même côté, au deuxième plan, la chambre de M. Paturel. À droite et à gauche, au premier plan, deux servantes où sont placés : la vaisselle, l’argenterie, des verres, des bouteilles, etc. etc... Au milieu une table recouverte d’une nappe. Chaises, etc. etc.

 

 

Scène première

 

MODESTE, assis à droite

 

Au lever du rideau on entend une romance italienne chantée dans la cour par Nina et Piétro, avec accompagnement de harpe et de violon.

Allez donc, allez donc... plus fort la harpe, plus fort le violon.

Allant à la fenêtre.

Chante donc plus haut, la chanteuse... On ne t’entend pas et il faut qu’on t’entende... Tra la la la... À la bonne heure ! bien comme cela, très bien...

Entre Paturel par la gauche, Modeste s’éloigne précipitamment de la fenêtre, Paturel y court.

 

 

Scène II

 

MODESTE, PATUREL, puis ALBERTINE

 

PATUREL.

On veut me pousser à bout, cela est sûr, on veut me pousser à bout.

Il redescend. Entre Albertine par la droite ; elle court à la fenêtre que son mari vient de quitter.

ALBERTINE.

On veut me faire mourir de colère, cela est évident, on veut me faire mourir de colère.

Elle descend à droite.

PATUREL.

Descendez, Modeste, et amenez-moi ces deux chanteurs... Il faut que j’en aie le cœur net, et que je sache par qui ils sont payés.

ALBERTINE, se retournant brusquement.

Qu’est-ce que vous dites, monsieur ?...

PATUREL.

Ce que je dis, madame...

À Modeste.

Allez, Modeste, et faites les monter.

Modeste sort par le pan coupé de droite.

Ce que je dis ?... je dis qu’il n’est pas naturel que ces deux...

Parlant plus fort pour couvrir la voix des chanteurs.

que ces deux énergumènes viennent ainsi tous les jours, à sept heures du matin, me réveiller avec leur abominable charivari ; je dis que j’ai tout lieu de croire qu’ils sont payés... payés par une personne que je... par une personne qui me...

ALBERTINE.

Je le sais bien, moi, par qui ils sont payés... ils sont payés par vous...

PATUREL.

Par moi ?...

ALBERTINE.

Par vous, par vous... qui depuis dix mois, depuis le jour où j’ai eu la sottise de vous épouser, ne savez quoi imaginer pour faire de ma vie un long martyre !...

PATUREL.

Ah ! ah !...

ALBERTINE, exaspérée par la romance qui dure toujours.

Vous qui me... vous que je...

La musique cesse.

Mais jusqu’à présent au moins vous vous étiez contenté de me torturer pendant le jour... il me restait mon sommeil. C’était trop, vous y avez mis bon ordre... vous n’avez pas voulu qu’il me fût possible d’oublier, même en rêve, que j’ai le malheur d’être votre femme, et vous avez chargé ces deux virtuoses de venir, chaque matin, me rappeler cette désastreuse réalité ! C’est bien, monsieur, c’est très bien ; mais patience, cela ne durera pas toujours... cette existence aura un terme... Oh ! oui, elle en aura un !...

PATUREL.

Que le ciel vous entende, madame, et fasse que ce terme arrive le plus vite possible !

ALBERTINE.

Ah !

PATUREL.

Mais quant à ces deux virtuoses, comme vous dites, n’espérez pas me donner le change... cette personne qui les paie pour venir...

ALBERTINE.

C’est vous...

PATUREL.

Non, madame, ce n’est pas moi, c’est vous...

ALBERTINE.

C’est vous... c’est vous... c’est vous...

PATUREL, furieux.

Madame !

ALBERTINE.

Eh bien, quoi ?...

MODESTE, entrant de droite, pan coupé.

Les voici, monsieur...

Entrent Piétro avec sa harpe et Nina avec son violon.

PATUREL.

Nous allons bien voir...

 

 

Scène III

 

PATUREL, ALBERTINE, PIÉTRO, 75 ans, longue barbe blanche, NINA, 18 ans, costume d’Italienne, épingle d’or dans les cheveux, etc., MODESTE

 

PIÉTRO.

Allons, ma fille.

NINA.

Oui, mon père.

Ils se posent et commencent à jouer et à chanter

ALBERTINE, se bouchant les oreilles.

Eh là ! eh là !....

PATUREL.

Voulez-vous bien vous taire, misérables, voulez-vous bien ?...

PIÉTRO.

Vous ne voulez pas... alors, pourquoi nous avez-vous envoyé chercher ?...

PATUREL, furieux.

Je vous ai envoyé chercher pour vous demander qui est-ce qui vous paie pour venir ainsi tous les matins ?...

ALBERTINE, à Piétro.

Avouez que c’est monsieur.

PIÉTRO, après avoir échangé un regard avec Modeste, qui va et vient en s’occupant de son service.

Le signor !...

PATUREL, à Nina.

Avouez que c’est madame...

NINA.

La signora ?...

PATUREL, donnant de l’argent à Nina.

Répondez, voyons !

NINA.

Grazie, signor.

ALBERTINE, donnant de l’argent à Piétro.

Parlez ! n’ayez pas peur.

PIÉTRO.

Grazie, signora...

ALBERTINE.

Eh bien ?

PATUREL.

Allons !...

NINA, quittant Paturel et allant à Piétro.

Voyez, mon père, ce que le signor m’a donné...

PIÉTRO.

Et à moi ce que m’a donné la signora... Ah ! les braves gens... les généreux Français... musique, ma fille, musique pour les généreux Français...

Ils se mettent à jouer.

ALBERTINE.

Bien... bien... ils ne veulent rien dire, mais on trouvera moyen de les faire parler.

PATUREL, passant à Albertine.

Je l’espère, madame, et le jour où ils parleront...

Essayant de couvrir le bruit de la musique.

le jour où ils parleront, madame...

ALBERTINE.

Le jour où ils parleront ? eh ! bien, monsieur ?

PATUREL, gagnant la gauche.

Rien, madame, rien !

ALBERTINE.

Ça se trouvera avec le reste ça, monsieur, ça se trouvera avec le reste...

PATUREL, à Modeste.

Modeste ! flanquez-les moi à la porte ! ...

Albertine et Paturel rentrent chacun dans leur chambre en faisant en même temps claquer les portes.

 

 

Scène IV

 

MODESTE, PIÉTRO, NINA

 

MODESTE.

En voilà... assez.

Piétro et Nina cessent de jouer et viennent se ranger l’un à droite, l’autre à gauche de Modeste.

C’est bien vous ne m’avez pas trahi. C’est très bien !...

NINA.

Vous trahir, monsieur Modeste...

PIÉTRO.

Trahir un homme qui, depuis un mois nous, donne quarante sous par jour pour venir chanter...

MODESTE.

Chut donc !...

NINA.

N’ayez pas peur.

MODESTE.

Voici cinq francs !

PIÉTRO.

Musique, ma fille, musique pour remercier le généreux...

MODESTE.

Non, pas musique, allez-vous-en, mais ne manquez pas de revenir demain... à la même heure...

PIÉTRO.

Demain à la même heure... C’est entendu... Bonjour, monsieur Modeste.

MODESTE.

Bonjour... Bonjour.

Nina et Piétro sortent par le pan coupé de droite.

 

 

Scène V

 

MODESTE, allant et venant pour mettre le couvert

 

Eh bien ! oui, c’est moi... c’est moi qui les paie pour venir exaspérer monsieur contre madame, madame contre monsieur... Qu’est-ce que vous voulez ?... moi, quand on touche à mes petites habitudes, je deviens féroce... et le mariage de monsieur les a bouleversées de fond en comble, mes petites habitudes. J’étais si bien ici avec monsieur tout seul ! Il y a dix ans que je suis à son service... Il avait ses manies, j’avais les miennes et nous nous entendions parfaitement, mais ce bonheur tranquille ne lui a pas suffi, il s’est marié. J’ai laissé faire le mariage... C’est que j’avais mon idée !... Monsieur a quarante-cinq ans, me disais-je... madame en a dix-huit, ça ne peut pas marcher, ça ne marchera pas, attendons. J’ai attendu six semaines, pas davantage. Au bout de six semaines, un matin, monsieur est venu me trouver à l’office, je ne sais pas ce qui s’était passé entre madame et lui, mais il avait tout l’air ébouriffé : Modeste, m’a-t-il dit, vous referez mon lit dans la petite chambre, vous savez, dans ma petite chambre de garçon !... Bien, monsieur, lui ai-je répondu... en comprimant ma joie... et j’ai refait le lit dans la petite chambre... et il était bien fait le lit, je vous en réponds ! Le lendemain, je suis entré chez monsieur et je lui ai dit Tenez, monsieur... je vous apporte votre chocolat comme au bon temps !... Comme au bon temps, j’avais dit ça d’un air significatif... Monsieur n’a pas relevé l’expression, il s’est contenté de soupirer... Ça m’a suffi, j’ai compris que je pouvais aller de l’avant... et, alors... dzing... dzing... guettant l’occasion, profitant de la moindre circonstance, habile à me servir des petits moyens...

Remontant à la table et prenant les serviettes de monsieur et de madame qui sont placées sur les assiettes au lever du rideau. Les ronds de ces deux serviettes ne doivent pas être semblables.

Ainsi... tenez... en ce moment qu’est-ce que je fais ? je prends la serviette de monsieur et je la mets à la place de madame... Ce n’est rien, mais ça peut amener quelque chose... dzing... dzing

Descendant à droite.

à coups d’épingle... asticotant ma dame, asticotant monsieur, dzing... dzing... jusqu’au jour où madame se sera enfin décidée à sortir de cette maison que j’aurai su lui rendre insupportable !!! Mais c’est horrible, me criera-t-on, mais tu es un monstre !... Pas du tout, je suis un homme qui n’aime pas qu’on touche à ses petites habitudes !...

Entre Rosalie par le pan coupé de gauche, portant un plateau sur lequel il y a des hors-d’œuvre et des œufs à la coque.

 

 

Scène VI

 

MODESTE, ROSALIE

 

MODESTE, à part, la voyant entrer.

C’est mademoiselle Rosalie, la femme de chambre... Encore une à qui j’en veux ! jamais je ne pensais aux femmes, c’était une de mes petites habitudes... Et depuis que celle-là est ici, je ne fais que penser à elle...

ROSALIE.

Eh bien monsieur Modeste.

MODESTE.

Eh bien ! mademoiselle.

ROSALIE.

Est-ce que vous ne voulez pas m’aider un peu ?

MODESTE.

Si fait !...

Il prend les objets qui sont sur le plateau et les met sur la table.

ROSALIE.

À la bonne heure.

Elle pose son plateau sur une chaise au fond à droite. Ils prennent la table chacun d’un côté et la descendent au milieu de la scène.

MODESTE.

Savez-vous ce que je me demande à moi-même toutes les fois que j’ai le plaisir de vous rencontrer ?...

ROSALIE.

Non, je ne sais pas...

MODESTE, tendrement.

Je me demande à moi-même si je vous ai en horreur ou si je vous adore... vous m’inspirez certainement un de ces deux sentiments-là... mais je ne peux pas arriver à savoir lequel...

ROSALIE.

Vraiment, monsieur Modeste !... Eh bien ! moi, avec vous, c’est plus simple,

Riant.

je n’ai pas l’embarras du choix.

Entre Paturel, de gauche.

 

 

Scène VII

 

MODESTE, ROSALIE, PATUREL, puis ALBERTINE, LE CONCIERGE

 

PATUREL, une lettre à la main.

Faites porter cette lettre, Modeste, faites-la porter tout de suite et dites que c’est très pressé, très pressé.

MODESTE.

Bien, monsieur.

Il sort à droite, pan coupé.

PATUREL.

Onze heures cinq... et madame n’est pas encore là... j’en étais sûr ! Je suis en retard de cinq minutes, et madame n’est pas là !

Il se promène pendant quelque temps. Rentre Modeste.

La lettre est partie ?

MODESTE.

Oui, monsieur.

PATUREL, après une nouvelle promenade.

Mademoiselle Rosalie...

ROSALIE.

Monsieur...

PATUREL

Voulez-vous avoir l’extrême complaisance d’aller dire à madame que je l’attends depuis un quart d’heure ?

ROSALIE.

Oh ! un quart d’heure.

PATUREL.

Plaît-il ?

ROSALIE.

Rien, monsieur, rien... je vais prévenir madame.

Elle entre chez madame. Troisième promenade de Paturel.

MODESTE, d’une voix douce, et après avoir placé deux chaises auprès de la table.

Si j’avais pu prévoir cela, j’aurais dit à la cuisinière de ne pas faire des œufs à la coque...

PATUREL, furieux.

Pourquoi ça ?

MODESTE.

Monsieur n’ignore pas que les œufs à la coque continuent à cuire, même lorsqu’ils ne sont plus sur le feu.

PATUREL.

Ceux-là seront durs, alors.

MODESTE.

C’est à craindre...

PATUREL.

Qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ? je ne peux pas me mettre à table tout seul.

MODESTE.

Non certainement, monsieur ne peut pas... quand mon sieur n’était pas marié... à la bonne heure... monsieur n’était pas obligé d’attendre... mais maintenant...

PATUREL.

Ah ! ouvrez la fenêtre, Modeste, on étouffe ici.

Modeste ouvre la fenêtre. Paturel reprend sa promenade, rentre Rosalie.

Eh bien ?

ROSALIE.

Madame est en train d’écrire, monsieur...

PATUREL, se contenant.

En train d’écrire ! vraiment !...

ROSALIE.

Oui, monsieur, elle viendra dès qu’elle aura fini...

PATUREL.

En train d’écrire !... on doit déjeuner à onze heures... Il est onze heure vingt-trois minutes et madame est en train d’écrire... !

Il prend un journal sur la servante de gauche, s’assied et se met à lire en donnant les signes de la plus vive impatience.

Elle est en train d’écrire !...

Entre Albertine de droite.

ALBERTINE, une lettre à la main, à Rosalie.

Faites porter cette lettre, Rosalie, le plus vite possible, n’est-ce pas, le plus vite possible.

ROSALIE.

Bien, madame.

Elle sort à droite, Albertine s’assied lentement en prenant bien ses aises. Paturel s’assied en face d’elle et met son journal sur la table à côté de lui, Modeste commence à servir.

ALBERTINE, examinant sa serviette.

Mais ce n’est pas ma serviette...

MODESTE.

En effet, je me serai trompé... c’est la serviette de monsieur.

Albertine envoie à la volée la serviette à l’autre bout de la scène.

PATUREL, se levant, furieux.

Madame !

MODESTE, ramassant la serviette.

Dzing !... dzing !

ALBERTINE, à son mari qui est toujours debout.

Eh bien ! monsieur...

PATUREL, se rasseyant.

Rien !...

ALBERTINE, repoussant son assiette.

Ils ne sont pas mangeables... ces œufs...

Paturel se contente de répondre par un léger éclat de rire, Albertine le regarde. Modeste change les assiettes. Moment de silence. Paturel reprend son journal et se remet à lire. Entre Rosalie, du pan coupé de gauche, apportant les côtelettes.

On a porté ma lettre ?...

ROSALIE.

Oui, madame.

À Paturel.

Le concierge du boulevard Haussmann est là, il demande à parler à monsieur...

PATUREL.

Eh bien ! qu’il entre...

Rosalie sort à gauche. Albertine et Paturel commencent à manger, ils avancent tous les deux en même temps leur couteau pour prendre du sel. Regards échangés. Jeu de scène.

ALBERTINE, frissonnant légèrement.

Mais on gèle ici, fermez la fenêtre, Modeste...

Regard de Modeste à son maître.

PATUREL, furieux, et riant à se tordre.

Ah ! bien... ah ! bon !...

ALBERTINE.

Monsieur...

PATUREL.

Rien, madame, rien !... Fermez la fenêtre, Modeste !

Modeste va fermer la fenêtre. Entre le concierge avec Rosalie, du pan coupé de gauche.

LE CONCIERGE, saluant.

Monsieur, madame.

PATUREL.

Eh bien ! Bernard, qu’est-ce qu’il y a ?

LE CONCIERGE.

Eh bien ! monsieur, c’est par rapport à l’appartement du premier... à l’appartement de huit mille francs...

PATUREL.

Il est loué ?...

LE CONCIERGE.

Non, mais on pourrait le louer... il est venu une dame...

ALBERTINE.

Une dame ?...

LE CONCIERGE.

Oui, madame...

ALBERTINE.

Quelle espèce de dame ?...

LE CONCIERGE.

Dame, madame, une dame très bien... dans une voiture à elle... Elle m’a donné sa carte.

Il la donne à Paturel.

PATUREL, lisant.

Mademoiselle Mariette, du théâtre des Folies-Amoureuses...

ALBERTINE, vivement, au concierge.

J’aime à croire que vous lui avez dit...

LE CONCIERGE.

Oui, madame, je lui ai dit que nous avions pour principe de ne pas louer à des dames seules !...

PATUREL.

Et qu’est-ce qu’elle a répondu ?

LE CONCIERGE.

Elle s’est mise à rire et elle a répondu qu’une personne viendrait aujourd’hui même causer de cette affaire avec monsieur.

ALBERTINE.

C’est inutile !...

PATUREL.

Comment ?...

ALBERTINE, très animée.

Jamais je ne permettrai qu’une de ces femmes habite une maison bâtie par ma mère !...

PATUREL.

Mais avec ces idées-là...

ALBERTINE.

Jamais je ne le permettrai, c’est moi qui vous l’ai apportée en dot, n’est-ce pas ? cette maison !... Elle est à moi... Elle n’est pas à vous...

PATUREL.

C’est bien, Bernard... C’est bien !...

LE CONCIERGE.

Madame, monsieur...

Il sort à gauche. Silence. Paturel reprend son journal et, pour le lire plus à son aise, l’appuie sur la bouteille ; Albertine prend la bouteille pour se verser du vin. Le journal tombe. Paturel l’appuie sur la carafe. Albertine prend la carafe pour se verser de l’eau, le journal tombe une seconde fois. Paturel impatienté étale le journal sur la table avec grand fracas et continue à lire. Albertine le regarde pendant quelque temps, puis elle se lève et entre dans sa chambre.

PATUREL, un peu étonné.

Hein ? quoi... à son aise, par exemple... Si elle se figure que cela m’empêchera de déjeuner...

Il reprend des pommes de terre et mange avec fureur. Albertine rentre un numéro de la Vie parisienne à la main. Elle s’assied gravement, ouvre la Vie parisienne et se met à lire de son côté. Silence, jeux de scène, avec le journal ouvert tout grand, les pages de la Vie parisienne tournées violemment, etc., etc. Monsieur et madame finissent de déjeuner. Rosalie leur donne des bols, ils s’essuient le bout des doigts, posent leur serviette sur la table, se lèvent, s’en vont chacun de leur côté, sans tourner la tête, et rentrent dans leur chambre.

MODESTE, en remontant avec Rosalie, la table vers le fond.

Et notez, mademoiselle Rosalie, qu’il n’y a pas de belle mère ! Qu’est-ce que ça serait donc, mon Dieu, s’il y en avait une !

Coup de sonnette.

 

 

Scène VIII

 

MODESTE, ROSALIE, puis MARTINEAU et CORNILLON

 

ROSALIE.

On a sonné, monsieur Modeste.

MODESTE, très gaiement.

On y va, mademoiselle Rosalie, on y va...

Il sort à droite.

ROSALIE, seule.

Comme il est gai ! L’on dirait vraiment qu’il a un intérêt à ce que madame et monsieur ne soient pas bien ensemble.

MODESTE, éperdu, fou de joie, rentrant de droite.

Ah ! mademoiselle, si vous saviez...

ROSALIE.

Quoi donc ?

MODESTE.

Les avoués, mademoiselle ! voilà les avoués !...

ROSALIE.

Les avoués !...

MODESTE, à la porte.

Entrez, messieurs... je vous en prie, messieurs, donnez vous la peine d’entrer...

Entrent Martineau et Cornillon, tenant chacun une lettre à la main,

CORNILLON, jeune, très élégant, lorgnon dans l’œil, etc.

Madame Paturel...

MARTINEAU.

Monsieur Paturel...

MODESTE.

Un pour madame... un pour monsieur, c’est complet ; mademoiselle Rosalie, ma chère mademoiselle Rosalie, voulez vous aller prévenir madame...

ROSALIE.

Oui, j’y vais.

Elle entre chez madame.

MODESTE.

Je vais, moi, prévenir monsieur...

Cornillon laisse tomber son chapeau, Modeste le ramassa vivement, le brosse et le lui rend.

Vous êtes bien là tous les deux... Vous avez tout ce qu’il vous faut.

En sortant.

Les avoués !... les avoués !...

Il entre chez monsieur.

 

 

Scène IX

 

MARTINEAU, CORNILLON, puis MODESTE et PATUREL

 

CORNILLON.

Ça va bien ?

MARTINEAU.

Pas mal, cher confrère, et vous ?

CORNILLON.

Très bien, je vous remercie, c’est donc à vous que je vais avoir affaire, j’en suis ravi, croyez-le bien.

MARTINEAU.

Et moi j’en suis enchanté !

Parcourant la lettre qu’il a reçue.

Toujours la même chose ! une séparation de corps...

CORNILLON, parcourant la lettre qu’il a reçue.

Mon Dieu ! oui, à ce qu’il me semble...

Rentre Rosalie, de droite.

ROSALIE.

Lequel qui vient pour madame ?

MARTINEAU.

C’est moi.

CORNILLON.

Mais, mon cher confrère... vous vous trompez...

MARTINEAU.

Comment.

Il regarde la lettre.

Ah ! c’est vrai, je viens pour le mari, moi, je vous demande pardon.

CORNILLON.

Vous allez au Palais en sortant d’ici ?

MARTINEAU.

Oui.

CORNILLON.

Nous irons ensemble, alors ?

MARTINEAU.

C’est entendu. Nous irons ensemble.

Cornillon et Rosalie entrent dans la chambre d’Albertine ; entre Modeste.

MODESTE.

Voilà monsieur.

Entre Paturel.

PATUREL.

Vous n’avez pas perdu de temps, je vous en remercie.

MODESTE.

Là... vous pouvez causer maintenant, vous pouvez causer tout à votre aise, on ne vous dérangera pas.

En regardant Martineau avec admiration.

C’est beau un avoué !

Il sort par le pan coupé de droite.

 

 

Scène X

 

PATUREL, MARTINEAU

 

MARTINEAU.

Eh bien ! cher monsieur, voyons...

PATUREL.

Un mot d’abord, je vous en prie... mon domestique m’a dit que vous n’êtes pas venu seul.

MARTINEAU.

Je suis venu seul, mais j’ai trouvé à votre porte un de mes confrères...

PATUREL.

Un de vos confrères qui avait été mandé par ma femme ?

MARTINEAU.

Mon Dieu ! oui... Il avait reçu une lettre de madame Paturel pendant que, moi, je recevais une lettre de vous...

PATUREL.

Ainsi...

Avec fureur.

ainsi ma femme a pensé à une séparation ?

MARTINEAU.

Cela vous fâche !... Je croyais que vous aussi vous vouliez...

PATUREL.

Certainement, je veux une séparation... je la demande, je l’exige... Si je vous ai prié de passer chez moi, c’est pour que vous me la fassiez obtenir le plus vite possible... mais j’ai des raisons, moi... j’ai des griefs... tandis qu’elle... Alors, maintenant elle est en train de causer avec votre confrère, tout comme moi je suis en train de causer avec vous ?

MARTINEAU.

Sans doute...

PATUREL.

Ah bien ! par exemple... je suis curieux de savoir ce qu’elle peut lui dire... voilà une chose que je suis curieux de savoir.

Il se dirige vers la chambre d’Albertine.

MARTINEAU, le retenant.

Nous ferions mieux peut-être de nous occuper de ce que vous avez à me dire à moi ; parlons un peu de votre mariage d’abord, il faut savoir sur quel terrain l’on marche.

S’asseyant à gauche.

Vous n’étiez plus jeune quand vous vous êtes marié...

PATUREL, qui a été prendre une chaise au fond à gauche et venant s’asseoir près de Martineau.

J’étais jeune encore.

MARTINEAU.

Vous étiez las de la vie de garçon, ennuyé, fatigué, malade... C’est pour cela, sans aucun doute, que l’idée vous est venue...

PATUREL

Mais non, mais non, j’ai pensé à me marier parce que j’ai rencontré un vieil ami à moi, un ami que je n’avais pas vu depuis dix ans. Il habite Angoulême, il était venu à Paris pour marier sa nièce...

MARTINEAU.

Bien, bien ! je vois cela d’ici, vous avez demandé la main de la nièce... l’oncle vous l’a accordée tout de suite parce qu’il était pressé de retourner à Angoulême, et la nièce, elle, a consenti parce qu’elle ne s’amusait pas chez son oncle et qu’elle eût épousé le diable plutôt que d’y retourner, à Angoulême...

Arrêtant Paturel qui se révolte.

Cela suffit, je connais votre mariage comme si je l’avais fait ; arrivons maintenant à vos griefs... puisque vous prétendez avoir des griefs.

PATUREL.

Je crois bien que j’en ai... elle n’en a pas, elle, mais moi j’en ai...

MARTINEAU.

Eh bien ! voyons, quels sont-ils ?

PATUREL, se levant.

Tout à l’heure, d’abord... pendant le déjeuner, et ce matin... les musiciens, turlututu... tralalala... à sept heures du matin ! Ah ! je vois ce qu’elle dira... Elle dira que c’est moi qui les fais venir... mais moi, n’est-ce pas, je sais bien que ce n’est pas moi... C’est elle... et, si c’est elle, il me semble que voilà un grief... Et s’il n’y avait que celui-là... mais il y en a bien d’autres... il y en a... il y en a tant que je ne sais pas par où commencer...

MARTINEAU.

Commencez par le commencement.

PATUREL, revenant s’asseoir.

Par le commencement ?

MARTINEAU.

Oui, et tâchez d’être un peu plus clair, car, jusqu’à présent... turlututu... tralalala... j’avoue que je n’ai pas bien compris...

PATUREL.

Le commencement ça été la boule.

MARTINEAU.

La boule ?

PATUREL, les yeux tournés vers l’appartement de sa femme.

Oui.

MARTINEAU.

Eh bien ?

PATUREL.

Qu’est-ce qu’elle peut lui dire, je vous demande un peu, qu’est-ce qu’elle peut lui dire ?

MARTINEAU.

Occupons-nous de vous, encore une fois. La boule... qu’est ce que c’est ça la boule ?

PATUREL.

C’est une bouteille de grès dans laquelle on met de l’eau chaude et qu’on fourre dans le lit.

MARTINEAU.

Ah ! bon... moi j’appelle ça un moine.

PATUREL.

Un moine ?

MARTINEAU.

C’est l’expression reçue.

PATUREL.

Va pour un moine... Eh bien ! figurez-vous qu’au bout de six semaines de mariage ma femme me déclara qu’elle tenait absolument à avoir dans son lit un... Non, décidément j’aime mieux dire une boule.

MARTINEAU, riant.

Dites comme vous voudrez.

PATUREL.

Ma femme déclara qu’elle voulait avoir une boule... vous comprenez d’abord ce que cela avait d’humiliant pour moi, car enfin quand on se marie, n’est-ce pas ? c’est pour être deux, ce n’est pas pour être trois...

MARTINEAU.

Ça arrive pourtant... mais enfin, vous avez raison, ce n’est pas pour ça qu’on se marie...

PATUREL.

Et notez que cette boule dont ma femme prétendait ne pas pouvoir se passer, jamais elle ne la gardait pour elle ; sous prétexte qu’elle était trop chaude ou trop froide, elle la renvoyait toujours de mon côté... moi, à mon tour, je la renvoyais du sien... Eh ! va donc... eh ! va donc... Si bien qu’un jour je me suis fâché tout de bon contre ma femme et je l’ai jetée par la fenêtre.

Il se lève.

MARTINEAU, se levant.

Votre femme ?

PATUREL.

Non, la boule...

MARTINEAU.

Ah ! tant pis... si ça avait été votre femme, c’est ça qui aurait été bon pour la séparation.

PATUREL, à part.

Quel drôle d’avoué !

Haut.

C’est la boule que j’ai jetée... mais je n’y ai rien gagné, le lendemain il y en avait une autre, deux fois plus grosse que la première.

MARTINEAU.

Eh bien ! là, vrai... je me chargerais volontiers de faire rire le tribunal avec ça, de le faire rire aux larmes, mais je ne me charge pas du tout d’obtenir une séparation, il faudrait autre chose.

PATUREL.

J’ai autre chose, je vous ai dit que ça n’était que le commencement, la boule...

MARTINEAU.

À la bonne heure... voyons la suite.

PATUREL.

La suite ? c’est ma vie depuis quatre mois... vous ne vous doutez pas, vous ne pouvez pas vous douter de ce que c’est que ma vie depuis quatre mois...

MARTINEAU.

Qu’est-ce que c’est ?...

PATUREL.

C’est la vie d’une pelote à épingles qui aurait conscience de son état, d’une pelote à qui le destin aurait accordé la faculté de souffrir.

MARTINEAU.

Oh !

PATUREL.

C’est non quand je dis oui, oui quand je dis non, noir quand je dis blanc, blanc quand je dis noir... une contradiction perpétuelle, une bataille de tous les instants... Si nous allons au théâtre ensemble, elle trouve bête la pièce qui m’amuse, elle s’amuse à la pièce qui me paraît idiote ; quand je me trouve bien à Paris, elle veut aller à la campagne ; dès que je me plais à la campagne, elle n’a rien de plus pressé que de revenir à Paris. Quand j’ai envie de rire, il y a des moments, n’est-ce pas, où l’on a envie de rire ? quand j’ai envie de rire, elle prend un air sérieux, et si je deviens sérieux, elle se met à rire... Et toujours comme cela, toujours ! toujours !!!... Avec la conviction absolue que cela ne fera qu’aller de mal en pis et que je suis pour le restant de mes jours enfermé dans le même sac, avec un être malfaisant, moitié chat, moitié singe, qui me griffe, qui me mord, qui m’égratigne et qui, jusqu’au moment où je serai parvenu à sortir du sac, continuera à me griffer, à me mordre, à m’égratigner... La voilà ma vie depuis la boule ! voilà le supplice auquel je suis décidé à mettre un terme. Vous m’y aiderez, n’est-ce pas ? Vous fendrez le sac ; vous me ferez obtenir une séparation.

MARTINEAU.

Hum !

PATUREL.

Comment ?

MARTINEAU.

Je ne vois rien dans ce que vous venez de dire...

PATUREL.

Comment rien ! si ça devait durer, je deviendrais fou, je deviendrais enragé. Et vous ne voyez rien...

Il remonte à gauche.

MARTINEAU, passant à droite.

Incompatibilité d’humeur... c’est quelque chose si l’on veut... cependant j’aimerais mieux un fait.

PATUREL, redescendant.

Qu’appelez-vous un fait ?

MARTINEAU.

Eh bien... Mais si, par exemple, madame Paturel avait...

Violentes dénégations de Paturel, jeu de scène.

ou bien si, vous, vous aviez croqué la dot de madame Paturel avec des demoiselles...

PATUREL.

Ah ! sa dot... voilà encore une chose... c’est une maison, sa dot, une maison superbe, boulevard Haussmann, mais à cause des exigences de madame, madame ne voulant pas louer à de certaines personnes... il en résulte que tous les appartements sont à louer dans cette maison superbe... Tous, vous entendez, tous... je vous demande alors ce qu’on pour rait croquer...

Changeant de ton.

Et puis, d’ailleurs, si j’avais croqué la dot de ma femme, c’est contre moi que l’on prononcerait la séparation. Ce n’est pas cela que je veux, je veux qu’elle soit prononcée en ma faveur.

MARTINEAU.

Vous y tenez ?

PATUREL.

Certainement, j’y tiens...

MARTINEAU.

Eh bien ! Voyons... cette incompatibilité d’humeur, puisque nous n’avons pas autre chose... cette incompatibilité d’humeur a dû amener entre vous des scènes ?

PATUREL.

Je crois bien qu’elle en a amené... rien que pour la boule... il y en a eu pendant quinze jours, et violentes, je vous en réponds.

MARTINEAU.

Y avait-il des témoins ?

PATUREL.

Vous dites ?

MARTINEAU.

Je vous demande s’il y avait des témoins...

PATUREL.

Comment... mais la boule... je vous ai dit que ça se passait... Certainement, non, il n’y avait pas de témoins, c’étaient des scènes intimes, absolument intimes.

MARTINEAU.

À la bonne heure... mais il a dû vous arriver aussi de vous disputer après le lever du soleil ?

PATUREL.

Du matin au soir nous nous disputons.

MARTINEAU.

Et pouvez-vous me citer quelque personne qui ait assisté ?...

PATUREL.

Les domestiques.

MARTINEAU.

Ce n’est pas mauvais les domestiques, mais ça ne suffit pas, je parle d’une personne dont le témoignage ne serait pas suspect... d’une personne étrangère... vous ne vous rappelez pas ?

PATUREL.

Dame, vous comprenez... quand il y a du monde, nous nous tenons.

MARTINEAU.

C’est un tort.

PATUREL.

Vraiment il vaudrait mieux ?...

MARTINEAU.

Pas vous... Puisque vous désirez que la séparation soit prononcée en votre faveur, il faut continuer à vous tenir, vous... Il faut continuer à être doux ; mais si, par hasard, madame Paturel se laissait emporter et s’il y avait là quelqu’un pour constater l’emportement...

PATUREL.

Une scène ?

MARTINEAU.

Une scène dans laquelle votre femme aurait tous les torts, bien entendu.

PATUREL.

C’est bon, je vous aurai ça...

MARTINEAU.

Ayez-moi ça...

PATUREL.

Je vous aurai ça... vous pouvez y compter... je vous aurai ça prochainement.

MARTINEAU.

Alors, nous pourrons marcher.

Entre Modeste, de droite par le pan coupé.

 

 

Scène XI

 

PATUREL, MARTINEAU, MODESTE

 

PATUREL.

Qu’est-ce que c’est, Modeste ?

MODESTE.

C’est le confrère de monsieur... Il a fini et il fait prévenir monsieur...

MARTINEAU.

C’est bien... j’y vais...

À Paturel.

Pensez à ce que je vous ai dit... ayez des témoins qui puissent déposer en votre faveur, des témoins, des témoins !...

PATUREL.

Dites donc, est-ce que je ne pourrais pas le voir un peu, votre confrère ? je ne serais pas fâché de le voir un peu.

MARTINEAU.

Pourquoi ça ?

PATUREL.

Je voudrais lui demander à lui-même ce qu’elle a pu lui dire...

Il fait un pas vers la porte.

MARTINEAU, l’arrêtant.

Mais non, mais non... c’est impossible.

PATUREL, furieux.

Je ne serais pas fâché, vraiment.

MARTINEAU.

Eh bien !... Si c’est comme cela que vous vous tenez... si c’est comme cela que vous êtes doux.

Paturel se calme.

À la bonne heure, là, restez, je vous en prie, et à bientôt.

PATUREL.

Oui, à bientôt.

MODESTE, à Martineau, au moment où celui ci va sortir.

Eh bien ! monsieur l’avoué, y a-t-il un peu d’espoir ?

Il sort avec Modeste par le pan coupe de droite.

 

 

Scène XII

 

PATUREL, puis MODESTE

 

PATUREL, seul.

Une scène... Un témoin qui assiste à la scène et qui en suite puisse raconter que, moi, j’ai été doux, tandis que ma femme, elle, a été... ce qu’elle aura été... c’est très bien, vienne seulement le témoin, je me charge, moi, d’amener la scène...

MODESTE, entrant de droite.

Monsieur, il y a là un monsieur.

PATUREL.

Quel monsieur ?...

MODESTE.

Il n’a pas voulu dire son nom ; il vient de la part de la dame qui est allée voir l’appartement du premier, boulevard Haussmann.

PATUREL.

Ah ! bon...

MODESTE.

Il m’a dit que vous sauriez ce que ça voulait dire...

PATUREL, en souriant.

Oui, oui, je sais... faites entrer ce monsieur.

MODESTE, ouvrant la porte.

Monsieur.

Entre La Musardière, Modeste sort.

 

 

Scène XIII

 

PATUREL, LA MUSARDIÈRE

 

Salutations, jeu de scène.

LA MUSARDIÈRE, soixante ans, favoris et cheveux teints, etc.

Vous m’attendiez, n’est-ce pas, monsieur, on vous avait prévenu qu’une personne devait venir ?

PATUREL.

De la part de mademoiselle Mariette ?...

LA MUSARDIÈRE.

Oui, monsieur.

PATUREL.

Du théâtre des Folies-Amoureuses ?

LA MUSARDIÈRE.

Oui, monsieur, cette personne, c’est moi...

PATUREL.

Asseyez-vous, monsieur, je vous en prie.

On s’assied au milieu du théâtre.

LA MUSARDIÈRE.

Je comprends tous les scrupules, monsieur, et ce n’est certes pas moi qui vous blâmerai de ne pas vouloir louer à des dames seules...

Avec émotion.

Mais Mariette n’est pas une dame seule... je suis bien sûr que si vous l’aviez connue, vous n’auriez pas hésité...

PATUREL.

Je la connais pour l’avoir vue jouer...

LA MUSARDIÈRE.

Ça ne suffit pas.

PATUREL.

Ah !

LA MUSARDIÈRE.

C’est un ange !... La première fois que je la rencontrai, c’était chez un pâtissier, en face du Conservatoire, elle était alors au Conservatoire, je l’en ai fait sortir parce qu’il m’a semblé qu’elle n’y était pas en sûreté.

PATUREL.

Et vous l’avez fait entrer aux Folies-Amoureuses ?

LA MUSARDIÈRE.

Oui... parce que le directeur était du même cercle que moi... Alors je me suis dit qu’en recommandant au directeur de veiller sur elle... La première fois que je la rencontrai, c’était chez un pâtissier, en face du Conservatoire... Elle était là, en train de croquer des gâteaux avec trois ou quatre de ses petites amies.et, tout en croquant, ses petites amies et elle parlaient de leurs rêves de jeunes filles... Celle-ci voulait avoir une voiture, celle-là des diamants... Quand ce fut au tour de Mariette : moi, dit-elle, avec une voix... je regrette de ne pas pouvoir vous donner une idée de la voix... moi, dit-elle, je voudrais rencontrer une bonne âme qui ansait assez de confiance en moi pour me louer un petit appartement de huit cents francs, et pour me permettre d’y vivre honnête... Je fus ému, monsieur.

Se levant.

Je serai cette bonne âme, m’écriai-je,

Se rasseyant.

et le lendemain je lui louai un petit entresol de trois mille francs.

PATUREL.

Hein !...

LA MUSARDIÈRE.

Bien entendu, je lui avais laissé croire qu’il n’en coûtait que huit cents... Malheureusement, au bout de quelque temps, elle découvrit la vérité... Alors, elle me reprocha de l’avoir trompée, et elle me déclara que pour rien au monde elle ne consentirait à rester dans cet appartement... Je lui en louai un autre de cinq mille francs...

PATUREL.

De ?...

LA MUSARDIÈRE.

Cinq mille francs.

PATUREL.

Et elle a accepté ?

LA MUSARDIÈRE.

Oui... parce qu’alors elle n’avait plus le droit de me rien refuser...

Arrêtant un mouvement de Paturel.

Je vous en prie... Ce n’est pas elle qu’il faut accuser... c’est moi...

Avec noblesse.

Moi seul je fus coupable... La pauvre enfant n’eût pas de mandé mieux que de me résister...

PATUREL.

C’est un ange...

LA MUSARDIÈRE.

Oui, monsieur, et ce qui le prouve bien... c’est le motif pour lequel elle a fini par prendre en grippe son nouvel appartement.

PATUREL.

Il était trop petit...

LA MUSARDIÈRE.

Non, mais figurez-vous que dans la même maison, sur le même palier, était venue se loger une de ces personnes aux quelles vous avez mille fois raison de ne pas vouloir louer. Et depuis ce jour-là... c’étaient dans l’escalier des allées et venues... à chaque instant Mariette était exposée à rencontrer des gens... et puis on se trompait, monsieur... ainsi, un soir, j’arrive chez Mariette... je trouve un jeune homme installé là tout de son long... je m’étonne... naturellement... je me fâche. Ce jeune homme s’était trompé, il croyait être en face, monsieur, il croyait être en face... j’en ai bien ri, mais Mariette, elle, n’a pas ri du tout... à toute force elle a voulu sortir de cette maison, quitte à payer plus cher, et, pour en sortir le plus vite possible, elle s’est mise à chercher elle même un appartement... Le vôtre lui plaisait... votre concierge a répondu ce que vous savez, mais il a ajouté que c’était votre femme surtout qui s’opposait...

Il se lève.

PATUREL, se levant, et l’air préoccupé.

Ma femme...

LA MUSARDIÈRE.

Je suis venu alors et j’espère... grâce aux renseignements que je vous ai donnés... Mariette n’est pas du tout ce que vous pourriez croire... c’est une petite locataire bien tranquille, jamais de bruit chez elle. Elle ne reçoit personne si ce n’est moi... et encore !...

S’apercevant que Paturel ne l’écoute plus.

Qu’est-ce que vous avez ?... on dirait que vous ne m’écoutez pas ?...

PATUREL.

Si fait, si fait.

À part.

Le voici le témoin... et quant à la scène, je la tiens...

LA MUSARDIÈRE.

J’ajouterai que s’il vous était agréable de recevoir une année d’avance, je serais très disposé...

PATUREL.

Une année d’avance...

LA MUSARDIÈRE.

Oui, j’ai gardé cet argument-là pour le dernier...

PATUREL.

Parce qu’il vous a paru bon...

Il sonne.

Eh bien !... mais... vous n’avez pas eu tort ; une année d’avance, c’est quelque chose.

Entre Rosalie venant de la chambre de madame.

Voulez-vous dire à madame que je lui serai très obligé de venir un instant.

ROSALIE.

Oui, monsieur.

Elle sort.

PATUREL.

Je vous demande pardon, mais il m’est impossible de vous répondre sans avoir consulté ma femme.

LA MUSARDIÈRE.

Vous êtes un bon mari !...

PATUREL.

Certainement je suis un bon mari, vous vous rappellerez, n’est-ce pas ? que vous-même avez remarqué que j’étais un bon mari.

LA MUSARDIÈRE.

Sans doute...

PATUREL.

Et vous en témoignerez au besoin ?

LA MUSARDIÈRE.

Mais certainement... s’il se présentait une occasion... je serais heureux.

À part.

Qu’est-ce qu’il a ?

PATUREL.

Un mot encore... ma femme va venir... Écoutez bien ce qu’elle dira, ma femme... faites bien attention à ses paroles, à ses mouvements, à ses regards, à tout... faites-y bien attention, afin de pouvoir vous en souvenir.

LA MUSARDIÈRE.

Pourquoi me dites-vous ça ?

PATUREL, lui montrant Albertine qui entre.

Chut !

Entre Albertine, de droite.

 

 

Scène XIV

 

PATUREL, LA MUSARDIÈRE, ALBERTINE

 

LA MUSARDIÈRE, saluant.

Madame...

ALBERTINE.

Monsieur,

À Paturel, d’une voix câline.

vous m’avez fait demander, mon ami.

PATUREL, non moins câlin.

Oui, ma chère, voici monsieur qui vient pour l’appartement.

ALBERTINE, toujours aussi câline.

Eh bien ! mon ami, c’est à vous de répondre,

En souriant.

vous êtes le maître, il me semble.

À part.

Soyez douce, m’a dit mon avoué, soyez douce...

PATUREL.

Mais non, ma chère, cette maison vous appartient à vous... et c’est vous seule qui devez décider.

ALBERTINE.

Non pas, mon ami, c’est vous...

PATUREL.

Pas du tout, ma chère, c’est vous...

LA MUSARDIÈRE, à part.

Ils sont charmants !

PATUREL.

Je vous prie, monsieur, afin de faire bien connaitre à ma femme, à ma chère femme, la personne dont il s’agit... voulez-vous avoir la bonté de lui répéter, à elle, ce que vous venez de me dire à moi.

LA MUSARDIÈRE, allant vers Albertine.

Très volontiers...

ALBERTINE.

C’est inutile, je connais mademoiselle Mariette, nous l’avons vue ensemble au théâtre...

LA MUSARDIÈRE.

Ça ne suffit pas.

ALBERTINE.

Mais si, ça m’a paru très suffisant... c’était elle, n’est-ce pas ? qui chantait ce couplet que l’on bissait tous les soirs.

LA MUSARDIÈRE, avec enthousiasme.

C’est pas l’ Pérou qu’ ta connaissance,
Tu m’ bassin’s avec ton amour !...

ALBERTINE.

Ah ! monsieur !...

LA MUSARDIÈRE.

C’est un ange ! La première fois que je la rencontrai, c’était chez un pâtissier.

ALBERTINE, l’arrêtant.

C’est inutile, vous dis-je, je n’ai nul besoin... ma résolution est prise.

PATUREL.

Et cette résolution ?

ALBERTINE, de sa voix la plus douce.

Je ferai ce que voudra mon mari.

PATUREL, à part, en regardant sa femme.

Ah ça, mais...

LA MUSARDIÈRE, se tournant vers Paturel.

Et vous ?...

PATUREL

Moi, je ferai ce que voudra ma femme.

LA MUSARDIÈRE, à part.

Ils sont charmants !...

PATUREL.

Parlez, ma chère...

ALBERTINE.

Non, mon ami, parlez, vous...

PATUREL.

Dites, si vous voulez, oui ou non...

ALBERTINE.

Je ne dirai rien, moi...

PATUREL.

Et moi je n’en dirai pas davantage.

LA MUSARDIÈRE, à part.

Ils sont charmants... mais il n’y a pas de raison pour que ça finisse.

Il se tourne vers Paturel, puis vers Albertine ; Paturel et Albertine font signe qu’ils ne diront rien ; revenant à Paturel.

Voyons, monsieur, il me semble que c’est vous...

PATUREL.

Eh bien ! monsieur, je vous dirai qu’il nous est impossible d’accepter... je sais que ce sont là les idées de ma femme.

ARBERTINE.

Au contraire, monsieur, au contraire... j’accepte moi...

PATUREL.

Non, madame, non...

ALBERTINE.

Je ne souffrirai pas qu’à cause de moi vous perdiez ces huit mille francs.

PATUREL.

Et moi je ne souffrirai pas que dans une maison

Avec emphase.

bâtie par madame votre mère...

ALBERTINE.

Monsieur...

PATUREL.

Madame...

ALBERTINE.

Cet appartement sera loué, monsieur...

PATUREL.

Non, madame, il ne le sera pas...

ALBERTINE, furieuse.

Je vous dis moi qu’il sera loué... parce que je sais que ça vous sera agréable.

PATUREL, furieux.

Et moi je vous dis qu’il restera vide... parce que je sais que ça vous fera plaisir.

ALBERTINE.

Monsieur !...

PATUREL.

Madame !...

LA MUSARDIÈRE, les séparant.

Madame, monsieur, je vous en prie.

PATUREL, bousculant La Musardière et passant à Albertine.

Laissez-nous donc tranquille, vous !...

À Albertine.

Ah ! je vois bien ce qui vous fait parler ainsi... vous suivez les instructions de votre avoué...

ALBERTINE.

C’est le vôtre qui vous a seriné...

PATUREL.

Seriné.

À La Musardière.

Notez seriné., monsieur...

ALBERTINE.

C’est lui qui vous aura conseillé de faire l’hypocrite...

PATUREL, à La Musardière.

Notez hypocrite.

À sa femme.

Bien, bien, madame, mais je ne suis pas dupe de votre duplicité.

Il remonte, puis descend à gauche.

ALBERTINE.

Duplicité.

À La Musardière.

Vous êtes témoin que monsieur a dit duplicité.

PATUREL.

Vous êtes témoin que madame m’a appelé hypocrite.

ALBERTINE.

Et je le maintiens... n’est-ce pas être un hypocrite que de prendre un air câlin et de m’appeler votre chère femme un quart d’heure après m’avoir traitée avec la dernière grossièreté ?

PATUREL.

Ah ! ah ! grossièreté... Vous avez entendu, monsieur, une harengère parlerait-elle autrement ?

ALBERTINE.

Harengère !...

PATUREL.

Grossièreté !...

À La Musardière.

Je vais vous faire une petite note, afin que vous n’oubliiez rien...

Il se met à écrire.

ALBERTINE.

Il a dit harengère ! ah bien !... certainement en venant ici je comptais sur quelque chose de bon... mais je ne comptais pas sur harengère ! Harengère dépasse mes espérances !... Vous insisterez sur harengère, n’est-ce pas, le jour de l’enquête ?

LA MUSARDIÈRE.

Le jour de l’enquête ?...

ALBERTINE.

Oui, mon avoué m’a expliqué ça... il y aura une enquête... on vous fera venir... et le juge vous interrogera.

LA MUSARDIÈRE.

Ah ! bon, j’y suis... un procès en séparation ?...

ALBERTINE.

N’oubliez pas harengère, ni duplicité, ni... je vais vous mettre tout ça sur un papier.

Elle se met à écrire ; La Musardière s’avance sur le devant de la scène pendant qu’Albertine et son mari écrivent fiévreusement chacun de leur côté.

LA MUSARDIÈRE.

Non... mais me voyez-vous, moi, le baron de La Musardière... homme grave, homme marié, qui veux bien faire des bêtises, mais qui ne veux pas que ma femme s’en doute, me voyez-vous cité comme témoin, obligé de raconter devant un tas de gens que c’est moi qui paie les loyers de mademoiselle Mariette... Non... mais me voyez-vous... Et voyez-vous ma femme...

PATUREL, donnant un papier à La Musardière.

Mettez ça dans votre poche... vous ne m’avez pas dit comment vous vous appelez ?

LA MUSARDIÈRE.

De La Musard...

Se reprenant.

Cabassol... Jules Cabassol.

PATUREL.

Et vous demeurez ?...

LA MUSARDIÈRE.

Boulevard du Prince-Eugène... La dernière maison à droite.

PATUREL.

Vous rentrez chez vous ?

LA MUSARDIÈRE.

Oui...

PATUREL.

C’est bon...

Il s’éloigne un peu et écrit sur son carnet.

Cabassol... boulevard du Prince-Eugène.

ALBERTINE, donnant un papier à La Musardière.

Prenez ça... Votre nom maintenant, votre nom et votre adresse.

LA MUSARDIÈRE.

Balandard, Eugène Balandard... avenue de la Grande-Armée, la dernière maison à gauche.

ALBERTINE.

Vous rentrez chez vous ?

LA MUSARDIÈRE.

Oui...

ALBERTINE.

C’est bien.

LA MUSARDIÈRE, prenant congé.

Maintenant, je crois, il ne me reste plus... en me félicitant d’être entré en relations avec des personnes aussi...

ALBERTINE et PATUREL, l’accompagnant jusqu’à la porte.

À bientôt, cher monsieur, à bientôt.

LA MUSARDIÈRE.

Madame, monsieur...

PATUREL.

N’oubliez pas seriné, n’oubliez pas hypocrite...

ALBERTINE.

N’oubliez pas duplicité...

PATUREL.

N’oubliez pas grossièreté.

ALBERTINE.

N’oubliez pas harengère !... surtout n’oubliez pas harengère !

La Musardière sort par le pan coupé de droite. À peine est-il sorti que Paturel et Albertine sonnent avec violence, chacun de leur côté. Entre Modeste, de droite.

PATUREL.

Une voiture tout de suite !...

Il entre chez lui.

MODESTE.

Bien, monsieur.

Il sort à droite. Entre Rosalie venant de la chambre d’Albertine.

ALBERTINE.

Un chapeau, des gants... Vite ! vite !...

ROSALIE.

Bien, madame.

Elle sort.

ALBERTINE, seule.

Ayez un témoin, m’a dit mon avoué... J’en aurai un !... monsieur Balandard, avenue de la Grande-Armée... la dernière maison à gauche...

ROSALIE entre, apportant le chapeau, le paletot et les gants d’Albertine.

Voici, madame.

Elle sort.

MODESTE, entrant.

La voiture est là !...

ALBERTINE.

Je la prends...

MODESTE.

Mais, madame, c’est monsieur...

ALBERTINE.

Vous direz à monsieur que je l’ai prise !...

En sortant.

Balandard, avenue de la Grande-Armée... la dernière maison à gauche...

Elle sort par le pan coupé de droite.

PATUREL, entrant.

Eh bien, ma voiture ?...

MODESTE.

Madame l’a prise, monsieur, et elle m’a dit de le dire à monsieur.

PATUREL.

Elle s’est permis !... Ah bah ! Elle peut bien faire tout ce qu’elle voudra à présent... monsieur Cabassol ! boulevard du Prince-Eugène... la dernière maison à droite ! je le tiens, mon témoin !...

Il sort par la même porte qu’Albertine. Joie de Modeste.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente l’intérieur de la loge du concierge des Folies-Amoureuses. À gauche premier plan, la porte d’entrée pour les personnes qui viennent du dehors. Au fond face au public, au-dessus de deux marches, une porte sous tenture verte, à deux battants... Cette porte conduit sur le théâtre, et quand elle s’ouvre on voit les décors, les allées et venues etc... etc... Au-dessus de la porte, et en grosses lettres, on lit ces mots : Entrée de la scène – sur le battant droit de la porte une pancarte sar laquelle on lit : Entrée interdite au public. Au fond à gauche et près de l’entrée de la scène, l’affiche du théâtre ainsi composée : Théâtre des Folies-Amoureuses. Aujourd’hui relâche. Demain, pour les représentations de Mademoiselle Mariette, première représentation de : LES ESPAGNOLS AU PÉROU, opéra bouffe en trois actes. À droite premier plan, un petit poêle, à droite au fond entre le mur et l’entrée de la scène, petite buvette où viennent les choristes... Au second plan à gauche fenêtre... Au second plan à droite, porte intérieure... Petite table au milieu de la scène. Une commode au fond à droite. Chaises, etc... etc...

 

 

Scène première

 

MADAME PICHARD, AUGUSTE, son fils, quinze à seize ans, FIGURANTS et FIGURANTES en costume, puis LE RÉGISSEUR

 

Au lever du rideau, madame Pichard et Auguste sont occupés à servir à boire à des figurants. D’antres figurants arrivent en courant par la porte qui conduit sur la scène.

PREMIER FIGURANT, entrant.

Un cassis, madame Pichard.

UNE FIGURANTE, de même.

Une groseille, monsieur Auguste !...

DEUXIÈME FIGURANT, de même.

Un bock ?...

MADAME PICHARD.

Allons, Auguste, un cassis pour monsieur Marcadé, une groseille pour mademoiselle Virginie... Un bock, deux bocks, trois bocks !... Allons, Auguste ! Allons !

AUGUSTE.

V’là, m’man, v’là !

Il aide sa mère à servir les figurants.

LE RÉGISSEUR, venant de la scène.

En scène, les chœurs, en scène !... on va commencer l’ouverture...

À madame Pichard.

un bock, vite, vite.

Madame Pichard lui donne un bock, il le boit d’un seul coup.

Au galop, mes enfants, au galop !... Madame Pichard, vous aurez soin, tant que durera la répétition, de ne laisser passer par cette porte aucune personne étrangère au théâtre...

Saisissant par le bras Auguste qui fait la cour à Virginie la figurante et le faisant pirouetter à gauche.

Veux-tu bien, galopin...

Aux figurants en les poussant devant lui.

Au galop, au galop !

Sortent les figurants, les figurantes et le régisseur par la porte de la scène.

 

 

Scène II

 

MADAME PICHARD, AUGUSTE, puis UN FACTEUR

 

MADAME PICHARD, prenant un livre de comptes dans un tiroir de la buvette et écrivant.

Auguste, combien de bocks ?

AUGUSTE.

Sept bocks.

MADAME PICHARD.

Sept ?

AUGUSTE.

Oui, m’man.

Donnant l’argent à sa mère.

Les v’là !

MADAME PICHARD, lui donnant une gifle.

Attrape ça, toi...

AUGUSTE, se sauvant.

Holà !...

MADAME PICHARD.

Ça t’apprendra à m’annoncer sept bocks quand tu en as reçu douze... où sont les cinq autres ?

AUGUSTE, redonnant de l’argent.

Les v’là, m’man !

MADAME PICHARD.

Et qu’est-ce que nous voulions en faire de cet argent-là ?... C’était encore pour offrir des bouquets à la grande figurante, mademoiselle Virginie.

Tout en pleurnichant, Auguste fait signe que oui.

Si ça n’est pas ridicule !... avoir besoin de faire des cadeaux aux femmes... un jeune homme dans ta position.

Entre le facteur, Auguste remonte.

Votre servante, monsieur le facteur.

LE FACTEUR.

Votre serviteur, madame Pichard, voici des journaux pour votre directeur, deux lettres pour mademoiselle Camille, une pour mademoiselle Dolorès, et cinq, six, sept, huit, neuf lettres pour mademoiselle Mariette.

MADAME PICHARD, regardant une lettre toute couverte de cachets et de timbres.

Oh ! oh ! d’où vient celle-ci ?

LE FACTEUR.

De Saint-Pétersbourg... en voici une qui vient de Londres... d’Alexandrie celle-ci, et celle-là de Chicago... Vous me devez quatre francs vingt-cinq centimes, pour insuffisance de taxes...

MADAME PICHARD.

Et je vais vous les payer vos quatre francs vingt-cinq centimes... Mademoiselle Mariette... en voilà une pour qui l’on n’a pas peur de faire des avances... Ah ! monsieur, si le ciel m’avait exaucée...

LE FACTEUR.

Eh bien ?

MADAME PICHARD.

C’est une fille comme ça qu’il m’aurait donnée...

Montrant son fils qui va et vient en emportant les verres et les tasses.

au lieu de ce crapaud-là !!! Voici vos quatre francs vingt-cinq centimes.

LE FACTEUR.

Au revoir, madame Pichard.

Il sort.

MADAME PICHARD.

Au revoir, monsieur le facteur.

Reprenant son litre de comptes.

Auguste ! combien de sodas ?

AUGUSTE.

Combien de sodas, m’man ?

MADAME PICHARD.

Oui.

AUGUSTE.

J’ me rappelle pas...

MADAME PICHARD, menaçante.

Tâche de te rappeler...

Fermant son livre parce qu’elle voit entrer la Musardière.

Nous reprendrons ça tout à l’heure.

À La Musardière.

Bonjour, monsieur Édouard, ça va bien, monsieur Édouard ?

Auguste sort par la petite porte du second plan à droite.

 

 

Scène III

 

MADAME PICHARD, LA MUSARDIÈRE, puis LE CONTROLEUR

 

LA MUSARDIÈRE.

Pas trop mal, je vous remercie. Mariette est sur la scène ?

MADAME PICHARD.

Elle n’est pas encore arrivée, mademoiselle Mariette.

LA MUSARDIÈRE.

Pas encore ?...

MADAME PICHARD.

Non.

LA MUSARDIÈRE.

Eh bien, tant mieux !...

MADAME PICHARD.

Comment, tant mieux ?

LA MUSARDIÈRE.

Oui, parce qu’ayant à lui annoncer que je n’ai pas pu faire ce qu’elle désirait...

MADAME PICHARD.

Vous avez peur ?

LA MUSARDIÈRE.

Oh ! non, mais, dans une lettre il me sera plus facile de lui expliquer... donnez-moi du papier à lettre, voulez vous ?...

Il va prendre une chaise à gauche et vient s’installer à la table.

MADAME PICHARD.

Certainement, monsieur Édouard...

Elle prend un cahier de papier à lettre dans un tiroir de la buvette et le place devant La Musardière.

LA MUSARDIÈRE.

Je vais lui écrire... j’aime mieux ça.

Écrivant.

« Ma chère mama... j’ai à te dire... que ton petit mumu...

Mécontent de ce qu’il vient d’écrire il froisse la lettre et la jette sous la table. Il se remet à en écrire une autre. Madame Pichard tricote et le regarde en souriant.

Ma chère mama...

MADAME PICHARD.

Ça lui fera une lettre de plus.

LA MUSARDIÈRE.

Il y en a beaucoup déjà ?

MADAME PICHARD, lui montrant un gros tas de lettres.

Voyez.

S’asseyant.

Ça vous amuse de voir qu’il y en a beaucoup ?

LA MUSARDIÈRE.

Oui... et ça m’amusera bien davantage quand nous lirons tout ça ensemble...

Il froisse la seconde lettre qu’il était en train d’écrire et la jette comme la première.

MADAME PICHARD.

Ah ! elle vous fait lire ?

LA MUSARDIÈRE.

Tout !

MADAME PICHARD.

Tout ?

LA MUSARDIÈRE.

Absolument tout... et quelquefois, même, c’est moi qu’elle charge d’écrire les réponses...

MADAME PICHARD.

Oh !...

LA MUSARDIÈRE.

Parole !... ainsi, tenez, il y a un mois... elle avait reçu une lettre... une lettre impertinente dans laquelle un militaire... ils sont incroyables ces militaires... c’était un hussard celui-là... dans laquelle un militaire avait le toupet de lui dire qu’il l’attendrait le lendemain à Melun !

MADAME PICHARD.

Eh bien ?

LA MUSARDIÈRE.

Eh bien, Mariette a tenu à ce que je lui répondisse moi même au militaire.

MADAME PICHARD, les coudes sur la table.

Et qu’est-ce que vous lui avez répondu ?

LA MUSARDIÈRE.

Une ligne seulement... Attendez-moi, j’irai... j’ai signé Mariette, avec un paraphe !

En se tordant de rire.

Et le lendemain...

MADAME PICHARD.

Elle y est allée ?...

LA MUSARDIÈRE, sérieux.

Eh non... elle n’y est pas allée... ça ne serait pas drôle si elle y était allée... Elle est allée à Rambouillet, le lendemain, voir sa marraine, après m’en avoir demandé l’autorisation...

Riant.

Elle est allée à Rambouillet, et pendant ce temps-là, le hussard l’attendait à Melun !... en relisant, ma lettre !!... c’est ça qui est drôle...

MADAME PICHARD, se levant, au public.

Il y en a comme ça !...

Voyant que La Musardière a de la peine à écrire sa lettre.

Ce n’est pas commode il paraît...

LA MUSARDIÈRE, froissant et jetant par terre la troisième lettre, se lève.

Toute réflexion faite, j’aime autant lui parler...

Répondant à in sourire de madame Pichard.

Oui, parce que, de vive voix, il me sera plus facile de lui faire comprendre... Dans combien de temps sera-t-elle ici ?

MADAME PICHARD.

Dans un quart d’heure... Elle est de la fin du second tableau...

LA MUSARDIÈRE, consultant sa montre.

Alors je reviendrai dans un quart d’heure, mais dites donc,

Lui donnant de l’argent.

vous êtes bien avec elle, elle vous écoute, vous devriez, vous, la préparer un peu, lui dire que ce n’est pas de ma faute si je n’ai pas réussi...

MADAME PICHARD.

Vous voyez bien que vous avez peur.

LA MUSARDIÈRE.

Eh non, je n’ai pas peur, mais ça ne fait rien, parlez-lui...

LE CONTROLEUR, paraissant à la porte qui conduit à la scène.

Madame Pichard !...

LA MUSARDIÈRE.

Tiens, c’est monsieur le contrôleur.

Lui donnant une poignée de main.

Ça va-t-il un peu les recettes au théâtre des Folies-Amoureuses ?...

LE CONTROLEUR.

Mais oui ; ça irait mieux encore, si nous avions beaucoup de gens comme vous, monsieur Édouard.

Bas en l’emmenant dans un coin de la scène de façon à ce que madame Pichard ne puisse pas entendre.

Vous êtes encore venu hier... hé ! baignoire 10... avec une très jolie personne...

LA MUSARDIÈRE.

C’était ma femme.

LE CONTROLEUR.

Ah ! pardon alors...

LA MUSARDIÈRE.

Ma vraie femme, je vous assure... qu’est-ce que vous aviez donc supposé ?

Avec indignation.

que je trompais Mariette ?...

LE CONTROLEUR, en riant.

Elle vous fait trop peur...

Il remonte.

LA MUSARDIÈRE, passant au milieu.

Mais non... qu’est-ce qu’ils ont donc tous à dire ?... non, mais vraiment si je trompais Mariette, je serais le dernier des hommes... C’est un ange, mon ami !... La première fois que je la rencontrai c’était chez un pâtissier en face...

MADAME PICHARD et LE CONTROLEUR, finissant la phrase ensemble

...du Conservatoire...

LA MUSARDIÈRE.

Ah ! je vous ai déjà dit ?...

MADAME PICHARD.

Oui, mais ça ne fait rien, si vous y tenez...

LA MUSARDIÈRE.

C’est inutile.

À madame Pichard.

Je reviendrai dans un quart d’heure... mais parlez-lui d’abord, je vous en prie, dites-lui d’être gentille et de ne pas m’en vouloir... dites-lui que ce n’est pas de ma faute...

Il sort, madame Pichard l’a accompagné jusqu’à la porte.

 

 

Scène IV

 

LE CONTROLEUR, MADAME PICHARD, puis AUGUSTE

 

LE CONTROLEUR.

Je vous apporte les objets qui ont été perdus pendant la représentation d’hier soir... une canne, deux lorgnettes... une boucle d’oreille... elle est très jolie, la boucle d’oreille. Vous n’avez pas un bout de papier ?...

MADAME PICHARD, ramassant les feuilles que La Musardière a jetées et lui en présentant une.

Ça fait-il l’affaire, ça ?

LE CONTROLEUR, enveloppant la boucle d’oreille.

Parfaitement.

La donnant à madame Pichard.

Elle a été perdue dans le couloir des avant-scènes et des baignoires...

MADAME PICHARD.

Quel côté ?...

LE CONTROLEUR.

Côté pair.

MADAME PICHARD.

Bon. Et les billets que vous avez promis à mademoiselle Mariette pour la première de demain ?

LE CONTROLEUR.

Les voici. Elle a ses trois avant-scènes, ses deux loges et sa baignoire... quant aux fauteuils d’orchestre, je n’ai pu lui en donner que dix-huit au lieu de vingt qu’elle m’avait demandés, il ne m’en restait pas davantage, vous le lui direz.

MADAME PICHARD.

Je le lui dirai.

Le contrôleur sort par la scène, à Auguste qui vient de rentrer.

Combien de sodas, Auguste ?

AUGUSTE.

Quatre, m’man.

MADAME PICHARD.

Bien... combien de cassis ?

Entre un domestique, grand, très grand. Longue houppelande blanche boutonnée.

 

 

Scène V

 

LE CONTROLEUR, MADAME PICHARD, AUGUSTE, UN DOMESTIQUE, puis URSULE

 

LE DOMESTIQUE.

S’il vous plaît, madame, où faut-il s’adresser pour les objets perdus ?...

MADAME PICHARD.

Ici même, mon garçon. Qu’est-ce que vous réclamez ?

LE DOMESTIQUE.

Une boucle d’oreille.

MADAME PICIIARD.

Nous en avons une, en effet.

Elle la prend et défait le papier.

Comment est-elle votre boucle d’oreille ?

LE DOMESTIQUE.

Je ne sais pas.

MADAME PICHARD.

Eh bien, mon garçon, faudra revenir quand vous le saurez.

LE DOMESTIQUE.

Je m’en vas le demander à madame, elle est en bas dans sa voiture...

MADAME PICHARD.

C’est ça, mon garçon. Allez le demander à madame.

Le domestique sort. À Auguste.

Auguste ! combien de cassis ?...

AUGUSTE.

Deux cassis et une groseille.

MADAME PICHARD.

Très bien. Va rincer tes verres maintenant.

En l’embrassant.

et n’essaie plus de carotter ta mère...

Le domestique revient, il ouvre la porte et s’efface pour laisser passer sa maîtresse. Madame Pichard trouvant que cela a grand air, s’écrie.

Excusez...

Le domestique reste debout, raide, immobile dans sa grande houppelande pendant toute la scène, attendant sa maîtresse. Auguste rentre à droite.

URSULE.

Joseph me dit qu’avant de me rendre ma boucle d’oreille vous tenez à vous assurer d’abord...

MADAME PICHARD.

Madame doit comprendre que nous sommes obligés de demander quelques petits renseignements.

URSULE, tout en regardant autour d’elle.

Je comprends très bien...

MADAME PICHARD.

Dans quelle loge était madame ?...

URSULE.

Dans la baignoire numéro dix, mais je ne sais pas si c’est dans la baignoire même que j’ai perdu...

MADAME PICHARD.

Et cette boucle d’oreille, madame peut-elle me dire ?...

URSULE.

C’est une perle, une perle assez grosse... entourée de diamants... cela suffit-il ?...

MADAME PICHARD.

Parfaitement, madame, voici votre boucle d’oreille.

Ursule met dans sa poche la boucle d’oreille avec le papier qui l’enveloppe.

URSULE.

Merci, madame.

En remettant de l’argent à madame Pichard.

Vous donnerez cela de ma part à la personne qui l’a trouvée et vous garderez ceci pour vous.

MADAME PICHARD, enthousiasmée.

Oh ! madame... je suis vraiment désolée, madame, que vous vous soyez donné la peine de venir vous-même...

URSULE.

Mais pas du tout, je ne suis pas fâchée d’avoir eu l’occasion de voir de près...

Montrant la porte du fond.

Cette porte con duit à la scène ?...

MADAME PICHARD.

Oui, madame... la scène est là, derrière cette porte...

Elle ouvre la porte toute grande, on entend de la musique.

On est en train de répéter, vous entendez ?...

URSULE.

J’entends, c’est très curieux...

Le régisseur paraît sur le praticable qui est derrière la porte et qui représente le plancher de la scène.

LE RÉGISSEUR.

Eh bien, les Espagnols !... c’est à vous !...

Une demi-douzaine d’Espagnols en costumes, la hallebarde à la main, passent dans le fond en courant ; le régisseur les pousse en avant pendant qu’ils défilent devant lui.

MADAME PICHARD.

Vous avez vu, madame ?...

URSULE.

C’est très curieux ! très curieux !

On entend à gauche un grand bruit de voix.

Qu’est-ce que c’est que ça ?... une dispute...

MADAME PICHARD, courant à la fenêtre.

Ah ! c’est le cocher de mademoiselle Mariette... il crie après le cocher de madame...

URSULE, souriant.

Et pourquoi ça, mon Dieu !...

Entre un tout petit groom qui ouvre la porte et se range pour laisser entrer sa maîtresse. Le petit groom, aussi petit que possible, porte une houppelande noire boutonnée, qui lui tombe sur les talons. Il tient à la main un petit sac de cuir de Russie et va se placer à côté du grand domestique. Entre Mariette.

 

 

Scène VI

 

LE CONTROLEUR, MADAME PICHARD, AUGUSTE, UN DOMESTIQUE, URSULE, MARIETTE

 

MARIETTE.

À qui diable est donc cette superbe voiture qui se tient devant la porte et qui empêche d’arriver ?...

URSULE.

Cette superbe voiture est à moi, mademoiselle...

MARIETTE.

À vous, madame ?

Gaiement.

À la bonne heure, j’avais craint un instant qu’elle ne fût à une de mes amies...

MADAME PICHARD, bas à Ursule.

C’est mademoiselle Mariette...

URSULE.

Je l’ai bien reconnue...

Elle sort suivie par son grand domestique. Jeu de scène à la sortie entre le grand domestique et le petit groom.

 

 

Scène VII

 

MARIETTE, MADAME PICHARD, puis UN PETIT GROOM

 

MARIETTE, qui a passé à droite.

Elle a de jolies voitures cette dame...

MADAME PICHARD.

Et de jolies boucles d’oreille... je viens de lui en rendre une qu’elle avait perdue hier soir.

MARIETTE, montrant sa boucle d’oreille.

Et qui était aussi jolie que celle-ci...

MADAME PICHARD.

Oh ! non, par exemple, oh ! non... mais dame... vous... mademoiselle Mariette.

MARIETTE, appelant.

Tom !

Le petit groom s’avance.

Donne-moi mon sac... retourne à la maison ; tu diras à James de revenir à trois heures avec le coupé. Et surtout ne fais plus pleurer la femme de chambre !...

LE PETIT GROOM.

Ah ! elle m’ennuie !...

Le petit groom sort.

MADAME PICHARD.

Voici vos lettres, mademoiselle Mariette, et vos billets pour la première représentation...

MARIETTE s’est installée et elle se chauffe les pieds au poêle tout en parcourant ses lettres.

Voyons, voyons, Saint-Pétersbourg... ah !

Elle ouvre la lettre de Saint-Pétersbourg et y trouve une traite.

MADAME PICHARD.

C’est de l’argent ça !

MARIETTE.

Mais...

MADAME PICHARD.

Et c’est bon, ce morceau de papier ?...

MARIETTE.

Rue Laffitte, ce n’est pas mauvais.

Tout en continuant à décacheter ses lettres.

Monsieur Édouard n’est pas venu ?...

MADAME PICHARD.

Monsieur Édouard ?... si fait, mais il est reparti.

MARIETTE.

Pourquoi ne m’a-t-il pas attendue ?... il avait une réponse à me donner...

MADAME PICHARD.

Oui, mais il paraît que cette réponse n’est pas précisément celle que vous espériez.

MARIETTE, fâchée.

Ah !

MADAME PICHARD.

Ne le grondez pas trop... pauvre monsieur Édouard, il était dans un état... vous lui faites une peur...

Mariette sourit, passant à gauche.

C’est inouï tout de même, ce que nous autres femmes, arrivons à faire des hommes quand nous les tenons !...

MARIETTE, en riant, elle se lève.

Nous autres femmes ?...

MADAME PICHARD.

Mais certainement, vous avez beau rire, et si vous m’aviez connue quand j’étais à la Renaissance...

MARIETTE.

Vous avez été à la Renaissance ?

MADAME PICHARD.

Pas à celle de maintenant, à l’ancienne Renaissance.

MARIETTE.

Ah ! bon !...

MADAME PICHARD.

Et je vous prie de croire que dans ce temps-là...

MARIETTE.

Je n’en doute pas, madame Pichard, je n’en doute pas.

S’installant à la table.

Là, passons aux billets pour la première.

Elle prend dans son sac des enveloppes toutes préparées dans lesquelles au fur et à mesure elle met les billets.

L’avant-scène du Prince... celle d’Oscar Pacha... mon homme d’affaires... ma famille... cet excellent docteur... la couturière... les fauteuils maintenant. Donnez-moi donc le plan du théâtre pour les fauteuils, j’ai préparé mes enveloppes, avec les adresses.

Madame Pichard lui donne le plan du théâtre qui est accroché entre la porte d’entrée et la fenêtre.

Merci... 15, 17, 72, 74, 2, 4. Ah ! Dieu qu’est-ce que j’allais faire ?... j’allais placer René près de Gustave.

MADAME PICHARD, qui a suivi ce travail.

Eh bien, après ?

MARIETTE.

Comment, après ?

MADAME PICHARD.

Vous les espacez, vous ?

MARIETTE.

Sans doute... je mets les uns à droite, les autres à gauche.

MADAME PICHARD.

Je ne crois pas que ce soit bon...

Mariette la regarde.

Non, parce que, comme ça, si vous regardez le côté droit vous fâchez le côté gauche, si vous regardez le côté gauche, c’est le côté droit qui n’est pas content.

Au public.

Moi, à la Renaissance, j’avais un autre système... je les mettais tous en semble... en paquet... et je tapais dans le tas !...

MARIETTE.

Je crois que mon système à moi est préférable...

MADAME PICHARD.

Ça donne trop de mal...

MARIETTE.

Il faut se donner du mal.

MADAME PICHARD.

Ah ben ! tiens, non, c’est ennuyeux...

MARIETTE.

Il faut savoir s’ennuyer. J’en ai connu qui étaient jolies, très jolies... mais elles ne savaient pas s’ennuyer... et elles ne sont arrivées à rien, à rien, à rien.

Voyant qu’il lui reste une enveloppe.

Ah ça ! mais, il me manque deux fauteuils.

MADAME PICHARD.

Ah ! oui... c’est vrai... le contrôleur m’a dit qu’il ne pouvait vous en donner que dix-huit.

MARIETTE, avec colère, se levant.

Je ne jouerai pas !...

MADAME PICHARD.

Voyons, mademoiselle...

MARIETTE.

Je ne jouerai pas ! je ne jouerai pas !... Me voilà bien, moi... qu’est-ce que je vais faire de Paul et d’Adrien ?... les deux peut-être auxquels je tiens le plus...

Entre La Musardière ; en voyant Mariette, il s’arrête droit, immobile, presque au port d’armes.

Ah ! vous voilà, vous...

Madame Pichard va raccrocher le plan du théâtre, puis va ranger les verres à sa buvette.

 

 

Scène VIII

 

MARIETTE, MADAME PICHARD, LA MUSARDIÈRE

 

LA MUSARDIÈRE.

Oui, Mariette, me voilà.

MARIETTE.

Vous allez courir à l’agence... vous prendrez deux fauteuils d’orchestre... deux bons fauteuils.

LA MUSARDIÈRE.

Mais, s’il n’y en a pas ?...

MARIETTE.

Il faut qu’il y en ait, vous entendez ?

LA MUSARDIÈRE.

Oui, Mariette, et je cours...

Il fait un mouvement pour sortir.

MARIETTE.

Édouard !

La Musardière s’arrête net.

MADAME PICHARD, à part.

Hein !... comme c’est dressé !...

MARIETTE.

Eh bien... cet appartement...

LA MUSARDIÈRE, balbutiant.

Cet appartement ?...

MARIETTE.

Oui...

MADAME PICHARD, à part le regardant.

A-t-il peur, mon Dieu ! a-t-il peur !...

LA MUSARDIÈRE, lâchant ses paroles.

Je suis allé chez le propriétaire, ainsi que vous me l’aviez dit... il est marié... le propriétaire... vous ne saviez peut-être pas... il est marié et il m’a répondu qu’il ferait tout ce que voudrait sa femme... Ensuite sa femme est rentrée... et elle m’a déclaré qu’elle ferait tout ce que voudrait son mari...

MARIETTE.

Eh bien, alors ?...

LA MUSARDIÈRE.

Alors... ils en sont venus aux invectives... ils se sont mis à se dire des choses, oh ! mais des choses... j’ai bien regretté que vous ne fussiez pas là, parce que si vous aviez été là... vous auriez vu qu’il n’y avait pas moyen de causer affaire avec ces gens-là... ils vont plaider du reste... ils vont plaider en séparation.

MARIETTE.

Je croyais que vous deviez leur offrir une année d’avance ?...

LA MUSARDIÈRE.

J’avais les huit mille francs dans ma poche...

MARIETTE.

Oh ! vous dites ya, mais je suis bien sûre...

LA MUSARDIÈRE, au désespoir.

Vous ne me croyez pas.

Ouvrant son portefeuille et montrant les huit mille francs.

Tenez...

MARIETTE.

Qu’est-ce que c’est que ça ?...

LA MUSARDIÈRE.

Les huit mille francs ! là, me croyez-vous maintenant ?...

MARIETTE.

Oui, mon ami, je vous crois...

Elle prend les billets, les compte, tire un petit portefeuille, et, très lentement, met les huit mille francs dans le petit portefeuille.

LA MUSARDIÈRE qui a suivi du regard toute cette opération.

Et... vous gardez l’argent ?...

MARIETTE, avec effusion.

Je vous crois.

LA MUSARDIÈRE.

Mais...

MARIETTE.

Maintenant, allez me chercher mes deux fauteuils, vous me les apporterez ici.

S’apercevant que La Musardière hésite un peu.

Eh bien ! vous n’êtes pas parti ?...

LA MUSARDIÈRE.

J’y vais, Mariette, j’y vais.

Il sort.

 

 

Scène IX

 

MARIETTE, MADAME PICHARD, AUGUSTE, LE RÉGISSEUR

 

MADAME PICHARD, qui, depuis le moment où Mariette a pris les huit mille francs, n’a cessé de donner les marques de plis vif enthousiasme.

Ah ! bravo ! les huit mille francs, bravo ! bravo ! C’est vous qui êtes la plus forte de Paris, n’est-ce, pas mademoiselle Mariette ?...

Auguste revient par la droite.

MARIETTE.

Oh ! que non, je ne suis pas la plus forte... je ne suis qu’une enfant, moi, à côté de...

MADAME PICHARD.

À côté de qui ?

MARIETTE.

Je ne peux pas dire... vous le répéteriez... et ça me ferait des ennemies.

Entre le régisseur venant de la scène.

LE RÉGISSEUR, furieux.

Mademoiselle Mariette... est-ce qu’elle n’est pas arrivée, mademoiselle Mariette ?...

MARIETTE.

Mais si fait... je suis arrivée... vous savez bien que moi, j’arrive toujours à l’heure...

LE RÉGISSEUR, se calmant tout à coup sous le regard de Mariette.

Ça va être à vous.

MARIETTE.

C’est bon...

LE RÉGISSEUR.

Et votre costume ?...

MARIETTE.

Je ne le mettrai pas.

LE RÉGISSEUR.

Ah ! alors...

À Auguste qui lui apporte un bock.

Merci...

Il boit le bock très rapidement et s’en va en disant très doucement.

Nous vous attendons, mademoiselle Mariette... Quand vous voudrez... ne vous gênez pas...

En ouvrant la porte de la scène il voit un Espagnol qui flâne dans les coulisses... Se précipitant sur l’Espagnol.

Qu’est-ce que tu fais là, toi... veux-tu bien...

Il disparaît ; la porte se ferme.

MARIETTE, à Auguste.

Tu vas prendre une voiture, Auguste, et tu porteras tous ces billets...

AUGUSTE, prenant les billets.

Oui, mam’zelle. Il sort à gauche.

MARIETTE, à madame Pichard qui continue à la regarder avec admiration.

Eh bien ! vous n’êtes pas encore calmée ?...

MADAME PICHARD.

Comme ça a été fait, ces huit mille francs ! Ah ! je suis obligée d’en convenir... nous n’étions pas de cette force-là à l’ancienne Renaissance.

MARIETTE, du haut de l’escalier qui conduit à la scène.

Le progrès !... madame Pichard... le progrès !...

Elle sort.

MADAME PICHARD, avec fierté.

Mais nous avions du cœur, nous autres.

Avec mélancolie.

C’est ça qui fait que je suis portière !...

Entre Paturel.

 

 

Scène X

 

PATUREL, MADAME PICHARD

 

PATUREL.

Mademoiselle Mariette ?...

MADAME PICHARD.

Encore un...

PATUREL.

Vous ne m’entendez pas, je vous demande mademoiselle Mariette... je viens de chez elle... on m’a dit qu’elle était au théâtre.

MADAME PICHARD.

En effet, monsieur, elle est ici.

PATUREL.

Je voudrais lui parler, tout de suite...

MADAME PICHARD.

Tout de suite, c’est impossible, mademoiselle Mariette est en train de répéter.

PATUREL.

Je me moque bien... où ça est-elle en train de répéter ?...

MADAME PICHARD.

Là, monsieur, sur la scène...

PATUREL.

J’y vais...

MADAME PICHARD, se jetant au-devant de lui.

Monsieur, monsieur... il m’est absolument défendu de laisser entrer... monsieur ! monsieur... j’appelle...

Petite bataille devant la porte, sur les marches conduisant au théâtre.

PATUREL.

Allez me la chercher alors...

Il descend à droite.

MADAME PICHARD, rajustant son bonnet que la bataille a un peu dérangé.

Je vous répète qu’il est impossible de lui parler maintenant... vous pouvez bien attendre...

PATUREL.

Non, je ne peux pas.

MADAME PICHARD.

Vous ne pouvez pas ?

PATUREL.

Non !... allez prévenir mademoiselle Mariette que le propriétaire du boulevard Haussmann désire lui parler. Elle saura ce que ça veut dire...

MADAME PICHARD.

Le propriétaire ?

PATUREL.

Oui, c’est moi...

MADAME PICHARD, avec éclat.

Alors, c’est vous qui devez plaider en séparation ?...

PATUREL.

Qu’est-ce qui vous a dit ça ?...

MADAME PICHARD, se sauvant.

Personne, monsieur, personne... Je vais prévenir mademoiselle Mariette.

PATUREL, courant après madame Pichard.

Qu’est-ce qui vous a dit ça ?...

Il arrive au fond, reçoit la porte sur le nez, s’arrête et redescend.

 

 

Scène XI

 

PATUREL, seul

 

C’est Cabassol qui lui a dit ça... ce ne peut être que Cabassol... Cabassol est venu ici... je dis Cabassol, fauté de pouvoir le désigner autrement.

Avec fureur.

Mais il ne s’appelle pas Cabassol ! il ne demeure pas boulevard du Prince Eugène !!... j’en arrive du boulevard du Prince-Eugène ! la dernière maison à droite !... c’est ce qu’il m’avait dit... pas de Cabassol dans la dernière maison à droite, ni dans la maison à côté, ni dans la maison en face !... une, deux, trois, quatre, cinq maisons et toujours la même réponse... mais je ne perds pas courage... je continue... Monsieur Cabassol, s’il vous plaît. Au troisième la porte à droite... Enfin ! je monte, je sonne... une petite dame ébouriffée vient m’ouvrir... – Monsieur Cabassol ?... – Ce n’est pas ici, monsieur... donnez-vous la peine de vous asseoir... Et la petite dame ébouriffée me regarde en souriant... je refuse de m’asseoir, je redescends, j’apostrophe le portier... « Vous n’avez donc pas lu ce qui est écrit au-dessus de ma loge, » me riposte ce misérable... je regarde au-dessus de la loge et je lis : « Parlez fort au concierge, parlez très fort... » Il était sourd comme un pot et toutes les fois qu’on ne lui parlait pas fort, très fort, il envoyait les gens au troisième... la porte à gauche ! ma parole d’honneur il n’y a qu’à Paris... Je reprends ma course, j’entre dans vingt, dans quarante, dans cinquante maisons... nulle parton ne connaissait de Cabassol ! Alors l’idée a commencé à me venir que l’adorateur de mademoiselle Mariette s’était moqué de moi, qu’il m’avait donné un faux nom et une fausse adresse... heureusement, j’avais gardé sa carte à mademoiselle Mariette, et par elle, j’étais bien sûr d’arriver... je cours chez elle, on me renvoie ici, je m’y précipite et, du premier coup, j’ai des nouvelles de mon Cabassol... donc tout va bien, je suis sur la piste, et mon témoin ne m’échappera pas... il m’aura fait un peu courir, mais ça m’est égal, je le tiens...

Entre madame Pichard.

 

 

Scène XII

 

PATUREL, MADAME PICHARD, puis MARIETTE, puis LA MUSARDIÈRE

 

MADAME PICHARD.

La voici, monsieur, elle vient.

PATUREL.

À la bonne heure !...

MARIETTE, entrebâillant les deux battants de la porte du fond et passant seulement la tête.

C’est vous. monsieur, qui êtes le propriétaire de l’appartement ?...

PATUREL.

Oui, mademoiselle, c’est moi.

MARIETTE.

Eh bien ! qu’avez-vous à me dire ?... parlez vite, je vous en prie... je n’ai qu’une minute à vous donner.

PATUREL.

Une minute suffira. Cet appartement est à vous, si vous voulez...

MARIETTE.

Certainement, je veux...

PATUREL.

Je ne vous demanderai qu’une chose... dites-moi où je pourrai retrouver monsieur Cabassol... ce monsieur, veux-je dire, ce monsieur qui est venu chez moi de votre part...

MARIETTE.

Monsieur de La Musardière ?

PATUREL.

Monsieur de La Musardière soit, je désirerais causer avec lui, et cela le plus tôt possible...

MARIETTE, regardant du côté de la porte.

Tout de suite, si vous voulez, ayez seulement la bonté de vous retourner.

Paturel se retourne et se trouve en face de La Musardière qui vient d’entrer.

PATUREL.

Ah !

LA MUSARDIÈRE, reconnaissant Paturel.

Allons bon !...

Il fait un pas pour sortir.

MARIETTE, descendant l’escalier.

Édouard !...

La Musardière s’arrête net.

Pourquoi vous sauviez vous ?...

LA MUSARDIÈRE.

Je ne me sauvais pas, seulement en voyant monsieur...

MARIETTE.

Vous avez mes fauteuils ?...

LA MUSARDIÈRE.

Oui.

Il les donne à Mariette.

MARIETTE.

Prenez-les, madame Pichard, mettez-les dans ces deux enveloppes

Elle lui donne les enveloppes.

et faites-les porter !...

MADAME PICHARD.

Tout de suite, soyez tranquille.

Elle prend les billets, les enveloppes, et sort à droite.

MARIETTE, à La Musardière.

Monsieur désire causer avec vous, il ne demande pas mieux que de me donner l’appartement, il vient de me le dire...

PATUREL.

Cela dépend absolument de monsieur !

MARIETTE, à La Musardière.

Vous entendez.

LE RÉGISSEUR, paraissant à la porte de la scène.

Mademoiselle Mariette, c’est à vous...

MARIETTE.

Voilà ! voilà !

Elle disparaît.

 

 

Scène XIII

 

PATUREL, LA MUSARDIÈRE

 

PATUREL.

J’arrive de là-bas, là-bas, du boulevard du Prince-Eugène... Je ne vous y ai pas trouvé...

LA MUSARDIÈRE, inquiet.

Oh !

PATUREL.

Mais je ne vous en veux pas...

LA MUSARDIÈRE, rassuré.

Ah !

PATUREL.

Et la preuve que je ne vous en veux pas, c’est que je vous donne l’appartement pour sept mille francs, au lieu de huit mille, et je ne vous demande rien d’avance !... vous m’avez offert une année d’avance, je ne vous la demande pas.

LA MUSARDIÈRE, secouant son portefeuille vide.

Ah ! bien, ça se trouve bien, parce que...

PATUREL.

Alors, ça vous va ?...

LA MUSARDIÈRE.

Ça me va en principe, mais... il doit y avoir une condition ?...

PATUREL.

Oh !

LA MUSARDIÈRE.

N’est-ce pas, il y en a une ?...

PATUREL.

Petite, toute petite...

LA MUSARDIÈRE.

Mais encore ?...

PATUREL.

Vous allez venir avec moi chez mon avoué !...

LA MUSARDIÈRE.

Jamais de la vie !!!

PATUREL.

Le voulez-vous pour six mille cinq cents francs, l’appartement ?...

LA MUSARDIÈRE.

Oui, en principe... mais quant à aller chez votre avoué, jamais de la vie, je vous le répète... Dame, écoutez donc, je suis marié, moi aussi... je n’ai pas envie de me séparer, moi ! Je suis un homme de famille, moi, monsieur !

PATUREL, incrédule.

Oh !

LA MUSARDIÈRE.

Oui, monsieur, je suis un homme de famille.

S’interrompant et tendant l’oreille du côté de la scène.

Attendez... elle chante... vous ne l’entendez pas, mais moi je l’entends... elle chante les couplets de la neige... la neige tombe sur elle pendant qu’elle chante... et quand elle a fini de chanter, la neige continue à tomber, vous verrez... ils ont trouvé un très joli truc pour la neige.

PATUREL.

Six mille francs, là... le voulez-vous pour six mille francs ?

LA MUSARDIÈRE.

Et vous ne me parlerez pas d’aller chez votre avoué ?...

PATUREL.

Ah ! si, par exemple... 

LA MUSARDIÈRE.

Non alors... cent fois non... mille fois non !...

PATUREL.

C’est comme ça ?...

LA MUSARDIÈRE.

C’est comme ça.

PATUREL.

Vous refusez de venir ?...

LA MUSARDIÈRE.

Je refuse absolument... Tiens, pourquoi donc irais-je m’exposer à cause de vous ?... Est-ce que je vous connais, moi ?...

PATUREL.

Très bien, je sais ce que je vais faire alors.

LA MUSARDIÈRE.

Qu’est-ce que vous allez faire ?...

PATUREL.

Je vais vous envoyer une assignation...

LA MUSARDIÈRE.

Une assignation, à moi !...

PATUREL.

Oui, à vous... parlant à votre personne ainsi déclarée... d’avoir à comparaître tel jour, devant qui de droit... afin que vous n’en ignoriez... pour témoigner des faits dont vous avez connaissance, et je ferai tout mettre dans cette assignation, tout, tout... et spécialement ce dont vous ne voulez pas qu’on parle... l’appartement, mademoiselle Mariette... le jeune homme installé tout de son long...

LA MUSARDIÈRE.

Il croyait être en face...

PATUREL.

Et cette assignation arrivera chez votre portier, pas sous enveloppe, jamais ces choses-là n’arrivent sous enveloppe... toute grande ouverte au contraire... votre portier la lira, vos domestiques la liront... et votre femme elle-même finira bien par la lire... Voilà ce que je ferai, monsieur l’homme de famille...

LA MUSARDIÈRE.

Vous ne ferez pas ça...

PATUREL.

Et pourquoi donc ne le ferais-je pas ?... pourquoi me gênerais-je avec vous ? Est-ce que je vous connais, moi ?...

Entre Mariette.

 

 

Scène XIV

 

PATUREL, LA MUSARDIÈRE, MARIETTE, MADAME PICHARD

 

MADAME PICHARD, sortant de son arrière-boutique.

L’acte est fini ?...

MARIETTE.

Non, mais ils sont en train de préparer leur truc de la neige. Ils en ont pour une demi-heure.

Madame Pichard rentre à droite.

Eh bien, vous êtes d’accord ?...

PATUREL.

Pas du tout, monsieur ne vent rien entendre...

MARIETTE, regardant La Musardière.

Comment ?...

PATUREL.

J’accorde des diminutions, j’accorde tout... à la condition que monsieur viendra avec moi chez mon avoué... monsieur refuse...

MARIETTE.

Édouard ?...

LA MUSARDIÈRE, tremblant.

Mon amour...

MARIETTE.

Allez chez l’avoué de monsieur, tout de suite...

LA MUSARDIÈRE.

Mais, mon amour...

MARIETTE.

Allez chez l’avoué !... Eh bien ?...

LA MUSARDIÈRE, obéissant.

Allons, monsieur...

Il se dispose à suivre Paturel.

PATUREL.

Enfin !...

Il ouvre la porte, fait un pas pour sortir, rentre aussitôt, referme la porte et donne les signes de la plus grande frayeur.

Ne dites pas que vous m’avez vu !... tout serait perdu si l’on savait que je vous ai parlé !...

Il cherche où il pourrait se cacher et finit par s’élancer vers la porte du fond, qui conduit à l’arrière-boutique de madame Pichard... mais là il se heurte à madame Pichard qui sort au même moment... alors il se jette à gauche, se précipite sur la porte qui conduit à la scène, l’ouvre et disparaît dans les coulisses, poursuivi par madame Pichard.

MADAME PICHARD, courant après Paturel.

Eh bien ! monsieur, eh bien !... je vous ai dit qu’il était défendu...

Elle sort par le fond ; entre Albertine par la gauche.

 

 

Scène XV

 

MARIETTE, LA MUSARDIÈRE, ALBERTINE, puis PATUREL, MADAME PICHARD, LE RÉGISSEUR, FIGURANTS et FIGURANTES

 

ALBERTINE.

Mademoiselle Mariette, s’il vous plaît ?...

MARIETTE.

C’est moi, madame...

ALBERTINE.

C’est vous ?... Eh bien, mademoiselle, pourriez-vous me dire...

Apercevant La Musardière.

Non, rien, je vous remercie, je venais vous demander le véritable nom et la véritable adresse de monsieur... mais puisque le voilà !...

MARIETTE.

Qu’est-ce que cela signifie, Édouard ?...

ALBERTINE, à La Musardière.

J’arrive de l’avenue de la Grande-Armée, monsieur...

LA MUSARDIÈRE, ne sachant ce qu’il dit.

Vous ne m’avez pas trouvé ?...

ALBERTINE.

Non, monsieur, je ne vous ai pas trouvé... mais je ne vous en veux pas...

MARIETTE, bas.

Édouard !... quelle est cette dame ?... répondez...

LA MUSARDIÈRE, bas.

C’est la propriétaire... elle va plaider en séparation, je vous l’ai dit...

ALBERTINE.

La preuve que je ne vous en veux pas, c’est que je vous donne l’appartement... et je vous le donne pour quatre mille francs !... seulement vous aurez la bonté de venir avec moi...

LA MUSARDIÈRE.

Chez votre avoué ?...

ALBERTINE.

Oui...

LA MUSARDIÈRE.

J’en étais sûr, c’est impossible, madame... je vous demande pardon, mais c’est tout à fait impossible...

ALBERTINE et MARIETTE.

Pourquoi impossible... pourquoi ?...

LA MUSARDIÈRE.

Mais, madame... mais ma chère...

MARIETTE.

Allez chez l’avoué de madame... allez chez l’avoué, tout de suite.

On entend un grand bruit sur le théâtre, le bruit d’un décor qui tombe, de verres qui se brisent, etc., et des cris.

MARIETTE.

Eh mon Dieu ! qu’est-ce qui arrive ?...

La porte du fond s’ouvre violemment. Entre Paturel repoussé par le régisseur, par madame Pichard et par les figurants. Paturel est dans le plus grand désordre, son chapeau est défoncé, sa redingote couverte de poussière ; il a reçu un décor sur la tête.

PATUREL.

Ne me poussez pas, je vous le défends !... il ne vous suffit pas de m’avoir à moitié assommé ?...

LE RÉGISSEUR.

C’est votre faute... est-ce qu’on vient ainsi tomber au milieu d’une répétition ?...

ALBERTINE.

Mon mari !...

À La Musardière.

Ah ! ah ! je comprends maintenant pourquoi il vous est impossible de venir chez mon avoué... On vous a suborné déjà... c’est bon à savoir ça... c’est bon, c’est bon !...

LE RÉGISSEUR, aux figurants.

Allons, allons ! en scène maintenant... enchainons !...

À madame Pichard.

un bock, vite. Mademoiselle Mariette, je vous en prie... tout est prêt, on va répéter avec la neige.

MARIETTE.

J’y vais...

Elle sort. Pendant qu’elle monte au théâtre, madame Pichard apporte un bock au régisseur ; il le boit d’un seul coup et sort en poussant devant lui les figurants et les figurantes qui sont encore là.

LE RÉGISSEUR.

Au galop ! au galop !...

Madame Pichard rentre à droite.

 

 

Scène XVI

 

LA MUSARDIÈRE, PATUREL, ALBERTINE, puis MADAME PICHARD et URSULE

 

ALBERTINE, à Paturel.

Qu’êtes vous venu faire ici, monsieur ?... voyons, répondez.

PATUREL.

Pardieu, madame... je répondrai quand vous m’aurez dit ce que vous êtes venue y faire vous-même.

ALBERTINE.

J’y suis venue, moi...

PATUREL, l’interrompant.

Je le vois bien que vous y êtes venue... et je ne l’oublierai pas dans mes articulations.

ALBERTINE.

Vous dites ?...

PATUREL.

Chez une concierge de théâtre !... cela me paraît un peu vif de la part d’une personne

Avec emphase.

qui ne veut pas que dans la maison bâtie par sa mère...

ALBERTINE.

Ah ! ça devait arriver... il insulte ma mère !... Monsieur, vous êtes témoin...

Ces dernières paroles, Albertine croit les adresser à La Musardière ; mais celui-ci, dès le commencement de la dispute, n’a songé qu’à s’esquiver, il marche sur la pointe des pieds, rase le mur, ouvre la porte de gauche sans faire de bruit et vient justement de disparaître quand Albertine s’adresse à lui.

Eh bien ! où est-il ? il s’est encore sauvé ?...

Elle passe à droite.

PATUREL.

Il est encore parti, Cabassol !...

Rentre La Musardière effaré, éperdu.

LA MUSARDIÈRE.

Ne dites pas que vous m’avez vu !...

Répétition exacte de la sortie de Paturel à la scène précédente. La Musardière veut se cacher... il se heurte à madame Pichard qui sort de son arrière boutique, et, repoussé de ce côté, se sauve dans les coulisses.

MADAME PICHARD, poursuivant La Musardière.

Eh bien !... monsieur Édouard ! où allez-vous ? monsieur Édouard ! monsieur Édouard !...

Elle court après La Musardière. Entre Ursule.

URSULE, à Paturel et à Albertine.

Monsieur, madame, qui que vous soyez, vous êtes témoins que mon mari me trompe avec mademoiselle Mariette. voilà une lettre...

ALBERTINE, qui a écouté avec impatience, l’interrompant.

Oui, madame, oui !... mais vous êtes témoin que monsieur vient d’insulter ma mère !...

PATUREL, À Ursule.

Vous êtes témoin que je viens de trouver madame... dans la loge d’un concierge de théâtre ! et de quel théâtre ! Le théâtre des Folies-Amoureuses ! un théâtre où l’on chante des choses !... Cela me paraît un peu vif de la part d’une personne bâtie par sa mère...

Se reprenant.

Non... Don... je voulais dire...

Nouveau brouhaha sur le théâtre ; rentre La Musardière repoussé par le régisseur et les figurants, comme l’a été Paturel. Il est complètement couvert de neige.

En voilà des témoins !... en voilà !... en voilà !...

 

 

Scène XVII

 

PATUREL, ALBERTINE, URSULE, LA MUSARDIÈRE, MARIETTE, MADAME PICHARD, LE RÉGISSEUR, FIGURANTS et FIGURANTES

 

LE RÉGISSEUR, poussant La Musardière.

Hors du théâtre, monsieur ! hors du théâtre !... madame Pichard, vous vous ferez renvoyer !

Il sort par le fond.

LA MUSARDIÈRE, se cognant à Paturel.

Je n’y vois plus du tout... avec cette neige.

URSULE, montrant la lettre à La Musardière.

Qu’est-ce que c’est que cette lettre qui enveloppait ma boucle d’oreille ? Ma chère Mama... Ton petit Mumu...

LA MUSARDIÈRE.

Quoi cette lettre ?... quoi cette lettre ?...

Reconnaissant sa femme et tombant à ses genoux.

Tu vois comme cette neige est blanche ?... Eh bien, je suis encore plus blanc !...

PATUREL, à Albertine.

Madame je dirai que je vous ai trouvée chez une concierge de théâtre !

ALBERTINE.

Et moi, monsieur, je dirai que vous avez suborné mes témoins !

MARIETTE, venant de la scène, à La Musardière.

Qu’est-ce que cela signifie... Édouard ?...

LA MUSARDIÈRE, à Mariette.

Tu vois comme cette neige est blanche ?...

URSULE, à La Musardière.

Moi aussi, monsieur, je plaiderai ! moi aussi je me séparerai !

PATUREL, à Mariette.

Mademoiselle, vous serez témoin... votre adresse ?... Ah ! je la connais, je suis allé chez vous !

ALBERTINE, à madame Pichard.

Madame, vous serez témoin, votre nom, votre adresse ?...

LE RÉGISSEUR, reparaissant.

En scène tout le monde ! En scène pour le final !

PATUREL, se jetant sur le régisseur.

Et vous aussi, monsieur le régisseur, vous serez témoin... votre nom, votre adresse ?...

LA MUSARDIÈRE, aux genoux d’Ursule.

Ursule ! mon Ursule !...

Ces huit ou dix dernières répliques doivent se succéder très rapidement. Le rideau tombe sur un grand brouhaha, tout le monde parlant en même temps.

 

 

ACTE III

 

Le théâtre représente une salle d’audience au Palais de Justice. Au milieu de la scène, au second plan, sur une estrade exhaussée de trois marches, la table et le fauteuil du juge. Au fond, à droite et à gauche, appliquées contre le mur, deux estrades destinées aux témoins ; au premier plan, placées de biais, entre l’avant-scène et l’estrade du rapporteur, quatre chaises. À droite également de biais, entre l’estrade et l’avant-scène, trois chaises. Près de l’estrade du rapporteur à droite, une petite table et une chaise destinées au greffier. Porte d’entrée à gauche au deuxième plan. À mesure que les personnages entrent en scène ils vont s’asseoir dans l’ordre suivant : Sur l’estrade au fond à gauche : Modeste, Rosalie, madame Pichard sur l’estrade au fond à droite : Auguste, Nina, Piétro. Sur les quatre chaises de gauche La Musardière, Paturel, Martineau, Mariette. Sur les trois chaises de droite Cornillon, Albertine, Ursule.

 

 

Scène première

 

BROQUIN, greffier, PROSPER, garçon de salle

 

BROQUIN, entrant avec des dossiers sous le bras ; il porte la robe et la toque.

Eh bien !... la salle est-elle prête ?...

PROSPER, rangeant les sièges.

Oui, monsieur le greffier, et vos témoins peuvent arriver quand ils voudront.

BROQUIN, consultant sa montre.

Ils ne tarderont pas...

PROSPER.

Encore une séparation ?

BROQUIN.

Toujours, monsieur Prosper... toujours

Feuilletant ses dossiers.

Baronne de La Musardière contre le baron de La Musardière... Eh non, ce n’est que dans huit jours l’affaire La Musardière... aujourd’hui c’est l’affaire Paturel.

Prenant des papiers.

La voici l’affaire Paturel :

Lisant.

« Par jugement de la quatrième chambre en date du 25 octobre 1874, enregistré, rendu contradictoirement entre madame Paturel et le sieur son mari, il a été ordonné, avant faire droit, que madame Paturel ferait preuve, par devant maître Camusot, des faits par elle articulés et qui sont énoncés audit jugement, la preuve contraire réservée à son mari... »

PROSPER.

C’est maître Camusot qui a été désigné par le tribunal ?

BROQUIN.

Oui.

PROSPER.

Comment se fait-il que ce soit maître Camusot ?... Il est avocat, maître Camusot.

BROQUIN.

Quand il y a au rôle un trop grand nombre d’affaires, et c’est justement ce qui arrive aujourd’hui, à cause de toutes ces demandes en séparation, quand les juges et les juges suppléants ne peuvent suffire, l’article 49 du décret du 30 mars 1808 autorise le tribunal à déléguer un avocat, un simple avocat.

PROSPER.

Est-il possible ?

BROQUIN.

C’est comme je vous le dis, monsieur Prosper ; voilà comment il se fait que monsieur Camusot, avocat, soit chargé aujourd’hui de l’affaire Paturel et soit chargé dans huit jours de l’affaire La Musardière.

PROSPER.

Dans huit jours ça lui sera égal, mais aujourd’hui ça ne doit pas l’amuser.

BROQUIN.

À cause de sa dame, vous dites ça ?

PROSPER.

Oui, comment va-t-elle sa dame ?

BROQUIN.

Toujours dans le même état... toujours sur le point d’être mère pour la huitième fois... c’était annoncé pour hier soir, et ce matin rien encore.

PROSPER.

Ça doit lui mettre la tête à l’envers... à ce pauvre monsieur Camusot.

BROQUIN.

D’autant plus qu’ayant déjà sept filles, il se demande avec anxiété si cette fois enfin ce sera un garçon.

PROSPER.

Espérons-le pour lui !

Le garçon de salle s’en va. Broquin examine ses dossiers.

BROQUIN.

Drôles de témoins dans cette affaire Paturel !... des gens de théâtre ! des musiciens ambulants... mademoiselle Mariette...

Entrent Modeste et Rosalie ; ils s’arrêtent sur le seuil de la porte.

 

 

Scène II

 

BROQUIN, MODESTE, ROSALIE

 

MODESTE.

Pour l’affaire de monsieur, c’est ici ?

BROQUIN.

Qui ça, monsieur ?...

ROSALIE.

Notre maître, monsieur Paturel.

BROQUIN.

Oui, c’est ici.

Modeste et Rosalie descendent.

Vous avez vos citations ?

ROSALIE, lisant.

Voici la mienne !

BROQUIN.

« Rosalie, femme de chambre... »

Rosalie remonte. À Moleste.

Et vous ?...

MODESTE, tendant un papier et le reprenant tout de suite.

Ah ! non, ce n’est pas ça... c’est ma déposition ça... Je l’ai écrite et je l’ai apprise par cœur.

Donnant un autre papier.

Voici ma citation.

BROQUIN, lisant.

« Modeste Belamy, domestique, » c’est bien, restez-là et attendez.

MODESTE, à Rosalie.

Eh bien, mademoiselle Rosalie.

ROSALIE

Eh bien, monsieur Modeste ?...

MODESTE.

Il y a longtemps qu’on n’avait eu le plaisir de vous voir.

ROSALIE.

Il y a six semaines, monsieur Modeste, voilà six semaines que monsieur le président du tribunal nous a autorisées, madame et moi, à nous retirer dans un couvent !...

MODESTE.

Dans un couvent... et vous vous y amusez dans ce couvent ?

ROSALIE.

Énormément, monsieur Modeste.

MODESTE.

À la bonne heure !

ROSALIE.

Et vous, de votre côté, vous avez dû être bien contents, vous deux monsieur, quand vous avez été débarrassés de nous.

MODESTE.

Si nous avons été... je crois bien que nous avons été contents... ça été du délire !

ROSALIE.

Du délire, vraiment ?

Elle va s’asseoir sur les gradins de gauche.

MODESTE.

Je vous assure !

À part.

Est-ce de l’horreur que cette enfant m’inspire ?... Est-ce de l’horreur, est-ce de l’amour ?... J’espère encore que ce n’est que de l’horreur ?

Ces dernières paroles sont adressées à Broquin.

BROQUIN, ne comprenant pas.

Allez donc vous asseoir !

MODESTE tire sa déposition de sa poche et va s’asseoir à coté de Rosalie en commençant à la réciter.

« Aux vertus qu’on exige dans un domestique, connaissez-vous beaucoup de maîtres...

Entrent madame Pichard et Auguste.

 

 

Scène III

 

BROQUIN, MODESTE, ROSALIE, PROSPER, MADAME PICHARD, AUGUSTE, puis PIÉTRO et NINA

 

PROSPER.

Par ici pour l’affaire Paturel, par ici.

À Broquin.

Ce sont les personnes du théâtre des Folies-Amoureuses.

BROQUIN.

Oh ! oh !

AUGUSTE, présentant un papier à Broquin.

Voici mon bulletin de répétition... ma citation, je veux dire...

MADAME PICHARD, de même.

Et la mienne à moi, sa mère...

BROQUIN.

Merci, madame.

Prosper fait asseoir madame Pichard sur les gradins de gauche, et Auguste sur les gradins de droite. On entend chanter et jouer du violon.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

PROSPER, courant à la porte.

Deux musiciens italiens... au beau milieu de la salle des Pas-Perdus !...

BROQUIN.

Deux musiciens italiens... mais j’ai ça sur ma liste... Allez donc voir, Prosper.

Prosper sort. Les témoins se précipitent vers la porte pour regarder. Broquin compte les citations.

Sept, huit, neuf... c’est exact...

Aux témoins.

Voulez-vous bien retourner à vos places.

Les témoins remontent sur les gradins en faisant un tapage énorme.

Doucement donc ! doucement !

Rentre Prosper ; il ramène Piétro en le tirant par sa harpe. Nina suit avec son violon.

PROSPER.

Par ici les saltimbanques !... on vous apprendra à venir faire de la musique...

PIÉTRO, à Broquin.

Nous avons une permission, monsieur... n’est-ce pas, ma fille, que monsieur le préfet de police nous a donné une permission ?

NINA.

Oui, mon père.

PROSPER, à Broquin.

Vous ne vous étiez pas trompé ! ce sont bien vos témoins...

BROQUIN, à Piétro et à Nina.

Vous avez vos citations ?

Après avoir lu les citations.

c’est bon... tenez-vous tranquilles... et allez vous asseoir avec les autres...

Piétro vent répondre.

allez vous asseoir je vous dis.

Piétro avec sa harpe et Nina avec son violon vont s’asseoir près d’Auguste, sur les gradins de droite ; bruit de voix au dehors.

Qu’est-ce que c’est encore ?

Prosper court à la porte.

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, PATUREL, MARTINEAU, avec la robe et la toque

 

PATUREL, se débattant.

Laissez-moi, je vous dis...

MARTINEAU, forçant Paturel à entrer en scène.

Certainement non, je ne vous laisserai pas...

PATUREL.

Vous n’avez donc pas vu... c’était lui... ce petit maigre qui tout à l’heure a passé près de nous et qui a filé en m’apercevant ?

MARTINEAU.

Eh bien ?

PATUREL.

C’était lui, l’avocat de ma femme ! celui qui l’autre jour m’a si bien arrangé.

MARTINEAU.

En effet, c’était lui...

PATUREL.

Laissez-moi aller le battre...

Il veut sortir.

MARTINEAU, l’arrêtant.

Mais non, il ne faut pas.

PATUREL.

Pourquoi ça ?

MARTINEAU.

Parce qu’il ne faut pas.

PATUREL.

Un gringalet qui s’est moqué de moi pendant deux heures... il m’a appelé l’homme à la boule... les journaux ont répété le mot, et maintenant quand j’arrive à mon cercle, chacun me demande si je veux une boule : hier, au café anglais, le garçon m’a demandé si je voulais...

MARTINEAU.

Nous sommes en hiver, il est tout naturel.

PATUREL.

L’homme à la boule !... J’entends ça partout... quand je ne l’entends pas, je le devine au mouvement des lèvres

Remuant lui-même les lèvres sans prononcer.

l’homme à la boule, l’homme à la boule... qu’est-ce que nous attendons maintenant ?

MARTINEAU.

Nous attendons madame Paturel.

PATUREL.

Ma femme !

MARTINEAU.

Elle va venir avec son avoué elle aussi, et elle ira s’asseoir sur cette autre chaise là-bas,

Il désigne la droite.

en face de vous...

PATUREL.

Je suis sûr que c’est d’elle, l’homme à la boule... elle aura elle-même indiqué à son avocat... J’en suis sûr. Il y avait des détails qu’elle seule avait pu donner... vous avez eu tort de m’empêcher d’aller le battre, cet avocat.

MARTINEAU.

Il a fait son devoir et voilà tout.

PATUREL.

Son devoir, en me livrant à la risée ?

MARTINEAU.

Certainement, puisqu’il plaidait contre vous... avec ça que votre avocat à vous ne s’en est pas donné aux dépens de madame Paturel, quand il a parlé de l’examen qu’elle faisait subir aux personnes qui se présentaient pour louer un appartement.

PATUREL, enchanté.

C’était de moi ça, c’est mon avocat qui en a eu l’honneur, mais c’était de moi.

MARTINEAU, en riant.

Et vous vous étonnez que votre femme !...

PATUREL.

Enfin, voyons... et quand elle sera arrivée, ma femme, quand elle aura daigné nous faire l’honneur... qu’est-ce qui se passera ?

MARTINEAU.

Maître Camusot, le Rapporteur, fera son entrée et il interrogera les témoins.

PATUREL.

Ah ! ah !

LES TÉMOINS.

Oui, monsieur, oui.

MODESTE, montrant sa déposition écrite.

Je vous tiens, monsieur, je vous pioche.

MARTINEAU, à Paturel.

Une chose que je vous recommande, c’est de ne pas ouvrir la bouche pendant l’interrogatoire des témoins. S’il y a quelque chose à dire, c’est moi, votre avoué, qui le dirai...

PATUREL.

C’est vous ?

MARTINEAU.

Oui, c’est moi.

PATUREL.

Mais, est-ce que vous saurez ?

MARTINEAU.

Comment si je saurai !

PATUREL.

Enfin, il faudra me taire alors, c’est cela que vous voulez dire, il faudra me taire ?

MARTINEAU.

Absolument. Voici madame Paturel.

Le faisant asseoir à gauche.

Asseyez-vous là, et tenez-vous tranquille, voyons...

Il s’assied à côté de Paturel. Entrent Albertine et Cornillon.

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, ALBERTINE, CORNILLON, avec la robe et la toque

 

CORNILLON.

Du calme, je vous en prie, du calme...

Lui montrant une chaise à droite.

Là-bas, en face de monsieur votre mari.

ALBERTINE, apercevant son mari.

Oh !

Elle s’assied.

CORNILLLON, s’asseyant.

Et pas un mot, vous savez, pas un mot.

MARTINEAU, bas à Paturel.

Vous devriez la saluer...

PATUREL, bas.

Plus souvent.

MARTINEAU, bas.

Ce serait convenable.

PATUREL, bas.

Une femme qui, pendant deux heures, m’a livré en pâture...

MARTINEAU, bas.

Raison de plus... saluez-la pour prouver qu’elle a eu tort, et que vous êtes un homme bien élevé... allons !

PATUREL, se levant.

Eh bien ! soit... mais je vais lui faire un salut qui ne sera pas un salut.

MARTINEAU.

Comme vous voudrez.

Paturel salue sa femme du bout des doigts, celle-ci le regarde, puis change violemment sa chaise de place et s’assied en tournant le dos à son mari.

LES TÉMOINS.

Oh !

PATUREL, à Martineau.

Voilà ce que vous m’attirez...

MARTINEAU.

Vous avez fait ce que vous deviez faire.

PATUREL.

Elle est forte celle-là, par exemple ; avoir tous les torts et ne pas avoir la pudeur...

ALBERTINE, se levant.

Qu’est-ce qu’il a dit ?

MARTINEAU, à Paturel.

Ne parlez pas à votre femme.

PATUREL.

Ce n’est pas à elle que je parle... je parle à une personne en l’air, et je dis à cette personne en l’air que lorsqu’on a tous les torts on devrait au moins...

ALBERTINE.

Tous les torts ! il ose dire que j’ai...

CORNILLON, bas.

Ne parlez pas à votre mari...

ALBERTINE.

Ce n’est pas à lui que je parle... je ne m’abaisserais pas jusqu’à adresser la parole à un pareil...

PATUREL.

Un pareil quoi, madame, un pareil quoi ?

CORNILLON, bas à Albertine.

Ne répondez pas.

PATUREL.

C’est bien fait, du reste. Voilà ce qu’on gagne à être poli avec des personnes qui n’ont pas d’usage.

Exclamation générale des témoins.

ALBERTINE, à Cornillon.

Pas d’usage... vous avez entendu.

CORNILLON.

J’ai entendu.

BROQUIN, voyant entrer Camusot, se levant.

Messieurs ! messieurs !... maître Camusot !

Entre Camusot en robe et en toque. Tout le monde se lève.

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, CAMUSOT

 

CORNILLON, à Camusot.

Monsieur le rapporteur, je vous prie de consigner au procès-verbal que monsieur vient de dire à ma cliente qu’elle était une personne sans usage...

MARTINEAU.

Mon client n’a pas dit cela.

CORNILLON.

Il l’a dit, j’ai des témoins.

LES TÉMOINS, debout sur les gradins.

Oui, oui, il l’a dit.

AUTRES TÉMOINS, de même.

Il ne l’a pas dit.

MADAME PICHARD, d’une voix perçante.

Il l’a dit !

MARTINEAU.

La phrase, d’ailleurs, en admettant qu’elle ait été prononcée, ne s’adressait pas à madame, elle s’adressait à une personne en l’air.

CORNILLON.

La phrase a été dite, cela me suffit et je demande qu’elle soit consignée au procès-verbal.

MARTINEAU.

Alors, nous demandons, nous, qu’il soit également consigné au procès-verbal que madame, s’adressant à mon client, a dit qu’elle ne s’abaisserait pas jusqu’à parler à un pareil...

CAMUSOT.

Un pareil quoi ?

CORNILLON.

Ma cliente n’a pas fini la phrase.

MARTINEAU, ironique.

Ah ! ah !

CORNILLON.

J’ai des témoins...

LES TÉMOINS.

C’est vrai, c’est vrai.

MARTINEAU.

Les mots « un pareil » suivis de points suspensifs, n’en constituent pas moins une injure grave et nous demandons...

CORNILLON.

Je nie l’injure, les points suspensifs pouvant tout aussi bien sous-entendre un compliment qu’une impertinence.

MARTINEAU.

Il faut alors tenir compte de l’intonation, et nous soutenons que, dans le cas dont il s’agit, l’intonation a été provocatrice au premier chef ; je m’en rapporte aux témoins.

LES TÉMOINS.

Oui, oui.

AUTRES TÉMOINS.

Non, non.

Vacarme.

CAMUSOT.

En voilà assez ; tout cela n’est pas dans l’enquête, ce n’est pas dans les faits articulés, ce n’est pas dans le jugement qui prescrit l’enquête. Je n’entendrai les témoins que sur les faits dont la preuve a été ordonnée par le tribunal. Asseyez-vous et taisez-vous...

Dans ce désordre on entend deux ou trois notes de harpe.

Taisez-vous, je vous dis.

Le silence se rétablit, Camusot monte sur son estrade, tout le monde s’assied.

BROQUIN, bas à Camusot.

Eh bien ! monsieur, et chez vous ?

CAMUSOT, bas.

Toujours la même chose.

BROQUIN.

Rien encore ?

CAMUSOT.

Rien encore. Madame Camusot continue à souffrir comme une damnée, ça dure comme ça depuis vingt-quatre heures.

BROQUIN.

C’est horrible !

CAMUSOT.

Horrible !... Peuh !... Ça ne serait rien si c’était un fils !

Avec angoisse.

Mais ce sera t-il un fils ?

Entre La Musardière introduit par Prosper.

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, LA MUSARDIÈRE, puis URSULE

 

MADAME PICHARD.

C’est monsieur Édouard.

LES TÉMOINS.

Bonjour, monsieur Édouard.

BROQUIN.

Silence !

CAMUSOT, examinant la citation de La Musardière.

Monsieur le baron de La Musardière, j’ai là votre dossier... mais ce n’est que pour dans huit jours, il me semble.

LA MUSARDIÈRE.

En effet je ne suis que témoin aujourd’hui...

Montrant Paturel.

dans l’affaire de monsieur.

PATUREL, de sa place.

Ça va bien.

La Musardière, pour toute réponse, tourne le dos à Paturel.

MARTINEAU, à Paturel.

Tenez-vous tranquille.

PATUREL.

Ah !

CAMUSOT, à la Musardière.

C’est juste, vous êtes témoin... madame la baronne est également citée...

LA MUSARDIÈRE, montant les trois marches de l’estrade de juge et allant presque s’asseoir sur le fauteuil de Camusot.

Je vais donc la voir... Il y a un mois que je ne l’ai vue, monsieur, le tribunal l’ayant autorisée à se retirer chez son cousin.

CAMUSOT, avec bonté, faisant descendre La Musardière.

Allez vous asseoir.

La Musardière va s’asseoir près de Paturel. Celui-ci lui tend la main. La Musardière refuse de la prendre et se détourne avec humeur.

PATUREL.

Comment.

LA MUSARDIÈRE, à demi-voix.

C’est plus fort que moi, quand je vous vois... je ne peux pas oublier qu’avant de vous connaître, j’avais tout ce qui sur cette terre constitue le bonheur... une femme qui m’était dévouée !... une maîtresse que j’adorais !! je n’ai plus rien maintenant... Je n’ai plus rien.

Entre Prosper le garçon de salle.

CAMUSOT.

Eh bien ! est-ce un fils ?

PROSPER.

Je ne sais pas, monsieur.

CAMUSOT.

Je croyais que l’on était venu de chez moi, et que vous veniez me dire...

PROSPER, montrant Ursule qui vient d’entrer.

Je venais vous dire que madame de la Musardière est là.

CAMUSOT.

Ah !

Bas.

Ne vous éloignez pas, Prosper... et dès que l’on viendra de chez moi... il est impossible que d’un instant à l’autre on ne vienne pas... entrez tout de suite. Et dites-moi la nouvelle... dites-la-moi, quelle qu’elle soit.

PROSPER.

Oui, monsieur.

CAMUSOT.

Maintenant faites entrer madame de la Musardière,

Prosper introduit Ursule et sort. Ursule remet sa citation à Camusot. Après avoir regardé la citation.

C’est très bien, madame, voulez-vous avoir la bonté ?...

Il lui indique une chaise près d’Albertine. La Musardière qui, depuis l’entrée de sa femme, a paru fort troublé, profite du moment où elle traverse la scène pour aller à elle.

LA MUSARDIÈRE.

Ursule !...

URSULE, dédaigneuse.

Qu’est-ce que c’est ?

LA MUSARDIÈRE.

Mon Ursule !

URSULE, à Camusot.

Je vous prie, monsieur, de me protéger contre les importunités...

CAMUSOT, à La Musardière.

Eh bien ?... monsieur... eh bien ? voulez-vous bien retourner à votre place tout de suite.

LA MUSARDIÈRE, regagnant sa place.

Ah !

Albertine et Ursule se donnent une poignée de mains, s’installent, etc.

CAMUSOT.

Vous avez tous vos témoins, greffier ?...

BROQUIN.

Excepté mademoiselle Mariette.

LA MUSARDIÈRE, à part.

Mariette.

URSULE.

Demandez à monsieur de la Musardière ; il pourra sans doute vous dire ou elle est, mademoiselle Mariette.

CAMUSOT, à La Musardière.

Où est-elle ?

LA MUSARDIÈRE, se levant.

Je ne sais pas, monsieur le rapporteur, je vous donne ma parole d’honneur que je ne sais pas.

URSULE, de même.

Ah ! ah ! sa parole d’honneur.

LA MUSARDIÈRE.

Oui, madame, ma parole d’honneur, et quand je la donne on peut être sûr...

URSULE.

Qu’il n’y a pas un mot de vrai.

LA MUSARDIÈRE.

Madame !...

URSULE, l’interrompant.

Monsieur !...

CAMUSOT.

Voyons, madame, monsieur. C’est pour dans huit jours, vous deux, c’est pour dans huit jours.

La Musardière et Ursule se rasseyent.

Enfin, voyons, l’absence d’un témoin ne doit pas nous empêcher... maître Cornillon...

Cornillon est en train de causer avec mesdames Paturel et de La Musardière. Il fait des grâces, joue du bout des doigts avec ses favoris. Camusot, avec impatience, répète.

Maître Cornillon... maître Cornillon...

Cornillon se lève.

Veuillez donner lecture des faits articulés par madame de la Musardière.

CORNILLON.

Par madame Paturel.

CAMUSOT.

Oui... oui... c’est vrai ; je vous demande pardon, je n’ai pas tête bien à moi...

À part.

Huit filles ; si ça n’est pas un fils, ça me fera huit filles !...

Haut.

Allez donc, maître Cornillon.

CORNILLON, lisant.

« Le tribunal, par jugement en date du 25 octobre 1874, a autorisé la dame Paturel à prouver, tant par titres que par témoins, les faits suivants : Premièrement le sieur Paturel a voulu la faire mourir de froid. »

PATUREL.

Qu’est-ce qu’il dit ?

MARTINEAU.

Chut !...

CORNILLON, lisant.

« En lui interdisant l’emploi d’une boule. »

PATUREL, se levant.

Est-ce que ça va recommencer ?...

MARTINEAU.

Taisez-vous donc.

PATUREL.

Est-ce que ça va recommencer, la boule ? Est-ce que je vais encore être obligé d’écouter pendant deux heures ?...

CAMUSOT.

Maître Martineau, vous n’avez donc pas prévenu votre client qu’il devait garder le silence ?

MARTINEAU, se levant.

Si fait, monsieur le rapporteur.

À Paturel.

Si vous ne vous taisez pas, on vous fera sortir et l’enquête n’en continuera pas moins.

Il se rassied.

PATUREL, s’asseyant.

C’est bon, je me tais.

CAMUSOT, à part.

Huit filles !

Haut.

Continuez, maître Cornillon.

CORNILLON, reprenant sa lecture.

« En lui interdisant l’emploi d’une boule d’eau chaude, emploi auquel la santé délicate de la dame Paturel l’obligeait à avoir recours. »

PATUREL.

Voilà qu’elle a une santé délicate, à présent !

MARTINEAU.

Chut !

CORNILLON, lisant.

« De là, toujours à propos de cette boule, une série d’actes et de propos dans lesquels le sieur Paturel se plaisait à froisser les pudeurs intimes d’une jeune femme élevée sévèrement par une mère irréprochable. »

PATUREL, très marqué.

Ah ! ah !

ALBERTINE, éclatant, elle se lève.

Que veut dire ce ah ! ah ! monsieur ?... Je vous somme de vous expliquer ! vous avez fait ah ! ah !... que veut dire ce ah ! ah ?

CAMUSOT.

Maître Cornillon, vous n’avez donc pas prévenu votre cliente qu’elle devait garder le silence ?

CORNILLON.

Si fait, monsieur le rapporteur.

À Albertine.

Madame, je vous en prie...

ALBERTINE.

Moi personnellement je me laisserai abreuver d’outrages, mais je ne souffrirai pas que l’on dise ah ! ah ! quand il s’agit de ma mère.

Mouvement marqué d’approbation parmi les témoins.

MADAME PICHARD, avec éclat.

Ah ! elle aime sa mère !

Brouhaha.

CAMUSOT, criant.

Obtiendrai-je le silence, à la fin ? Qui est-ce qui est chargé de diriger l’enquête ?

À madame Pichard.

Est-ce vous, ou bien moi ?...

À Albertine.

Asseyez-vous, madame...

Albertine s’assied.

Continuez, maître Cornillon.

CORNILLON, continuant sa lecture.

« Deuxièmement, le sieur Paturel, après avoir cherché quel supplice il pourrait infliger à sa jeune épouse, a imaginé de la priver de sommeil. Pour arriver à ce résultat, il s’est entendu avec deux musiciens italiens. »

PATUREL, se levant furieux.

Ah ! celle-là, par exemple !

MARTINEAU.

Chut donc !

LES TÉMOINS.

Chut ! chut !

CAMUSOT.

Encore une fois, monsieur...

PATUREL.

Mais non, je ne me tairai pas, mais non ! oser prétendre que c’est moi qui me suis entendu avec ces deux acrobates... tandis que c’est madame... au contraire.

CAMUSOT.

S’il y a quelque chose à dire, votre avoué le dira.

PATUREL.

Mon avoué, mais il ne dit rien du tout, mon avoué, il écoute tout ça sans rien dire ; il dessine, mon avoué ! il fait des caricatures.

Arrachant une feuille de papier du dossier de Martineau et mettant cette feuille de papier sous les yeux de La Musardière.

Tenez... voilà votre portrait.

Jeu de scène, Colère de La Musardière, Martineau s’excuse etc., etc.

CAMUSOT.

Silence... silence... continuez, maître Cornillon.

CORNILLON, reprenant sa lecture.

« Pour arriver à ce résultat, il s’est entendu avec deux musiciens italiens auxquels il a donné l’ordre de venir tous les matins exécuter sous les fenêtres de la dame Paturel leur épouvantable charivari. »

PIÉTRO et NINA, se levant.

Nous avons une permission, monsieur, nous avons une permission.

CORNILLON.

Nous prouverons que ces deux musiciens ont été embauchés et soldés par le sieur Paturel...

PATUREL, bas à Martineau.

Il ne m’est pas permis d’aller le battre ce petit-là non plus ?

MARTINEAU.

Mais certainement non, il ne vous est pas permis... vous voulez battre les avoués maintenant.

CORNILLON, lisant.

« Troisièmement, la dame Paturel a apporté en dot à son mari un immeuble sis boulevard Haussmann. Le sieur Paturel, dans une intention qu’il est facile de deviner...

PATUREL, à voix basse.

Voyons l’intention.

CORNILLON, lisant.

« Le sieur Paturel dans une intention...

PATUREL, plus marqué.

Voyons l’intention.

CORNILLON, reprenant et lisant avec colère.

« Le sieur Paturel dans une intention qu’il est facile de deviner... voudrait, du haut en bas, remplir cette maison de personnes de mœurs plus qu’équivoques et en faire une sorte de temple du plaisir. »

LES TÉMOINS.

Oh ! oh !

Éclat de rire général.

PATUREL, se levant.

Ça, par exemple, il faut en rire... une sorte de temple du plaisir... dans une intention facile à deviner... je comprendrais qu’on dise des choses pareilles,

Montrant La Musardière.

si j’étais un homme comme monsieur.

Il se rassied.

LA MUSARDIÈRE, se levant.

Plaît-il ?

URSULE.

Ah ! bravo... cela, très bien !

LA MUSARDIÈRE.

C’est comme cela que vous me défendez... ah ! bien, vous allez voir tout à l’heure quand ce sera mon tour.

Il se rassied.

PATUREL, se levant.

Non... non... ça ne compte pas... je ne l’ai pas dit.

LA MUSARDIÈRE.

Vous l’avez dit.

PATUREL.

Si je l’ai dit, je le retire.

À La Musardière qui continue à être furieux.

Là voyons, puisque je le retire.

LA MUSARDIÈRE.

Vous allez voir... vous allez voir...

CAMUSOT.

Silence... silence... allez, maître Cornillon, allez.

CORNILLON, lisant.

« Quatrièmement, le 3 septembre 1874, le sieur Paturel, en présence du sieur de La Musardière, a accablé la dame Paturel des plus violentes invectives. »

LA MUSARDIÈRE, se levant.

Oui.

Il se rassied.

CORNILLON, lisant.

« Et l’a notamment traitée de harengère. »

Mouvement de Paturel.

LA MUSARDIÈRE, se levant.

C’est vrai... C’est vrai...

Il se rassied.

PATUREL, suppliant.

Puisque je le retire, je vous dis, voyons, mon ami...

Entre Prosper.

CAMUSOT.

Ah ! enfin. Parlez, Prosper... dites-moi la vérité, rien que la vérité, toute la vérité, est-ce une fille, est-ce un garçon ?

PROSPER.

C’est mademoiselle Mariette.

Entre Mariette. Murmure des témoins : Ah ! ah ! ah !

 

 

Scène VIII

 

LES MÊMES, MARIETTE

 

CAMUSOT, prenant la citation que lui présente Mariette.

Vous êtes en retard, mademoiselle.

MARIETTE.

Je vous en demande pardon, monsieur ; mais ne devant, aux termes de la citation, être interrogée que sur le dernier article, j’avais pensé que, sans manquer au respect dû à la justice, je pouvais accorder quelques instants de plus à l’étude.

Petit murmure d’approbation.

LA MUSARDIÈRE.

Ah !

URSULE, bas à Albertine.

À l’étude, ma chère, elle a dit à l’étude.

CAMUSOT.

Le motif est trop respectable... Asseyez-vous, mademoiselle, je vous en prie.

MADAME PICHARD, se précipitant et essuyant une chaise, la seule qui reste vacante.

Attendez, mademoiselle Mariette, attendez.

MARIETTE, s’asseyant[1].

Merci, madame.

Madame Pichard regagne sa place.

CAMUSOT.

Continuez, maître Cornillon.

Cornillon, debout, ses articulations à la main, regarde Mariette et cherche à se faire regarder par elle. Camusot, avec impatience.

Maître Cornillon ! quand vous aurez fini d’arranger le nœud de votre cravate, maître Cornillon, vous voudrez bien reprendre votre lecture.

PATUREL, à part.

Attrape ça, toi !

CAMUSOT, furieux.

Je rappelle à tout le monde

À Paturel.

et spécialement à vous, monsieur, que sous aucun prétexte on ne doit interrompre.

En disant cela, il frappe violemment sur la table avec son coupe-papier, qui se casse en deux. Broquin passe un autre coupe-papier à Camusot.

PATUREL.

Oui, il me l’a dit !

CAMUSOT.

Eh ! bien, s’il vous l’a dit, taisez-vous.

À Cornillon.

Combien avez-vous encore d’articulations ?

CORNILLON.

Une seulement, monsieur le rapporteur.

Lisant.

« Le même jour, 3 septembre 1874, le sieur Paturel a relancé le sieur de La Musardière jusque chez la concierge du théâtre des Folies-Amoureuses et n’a pas eu honte d’avoir recours aux plus basses manœuvres pour obtenir de lui un témoignage contraire à la vérité. »

Cornillon remet ses articulations à Camusot.

PATUREL, se levant furieux.

Basses manœuvres... attends un peu !

Il veut s’élancer sur Cornillon, Martineau saisit Paturel à bras le corps et le force à se rasseoir. Désordre. Tous les papiers du dossier de Martineau tombent par terre et s’éparpillent. Camusot ramène le calme en frappant sur son bureau avec son couteau à papier.

CAMUSOT, criant.

Je vais vous faire sortir !

Le calme se rétablit.

Maintenant passons à l’interrogatoire des témoins...

Mouvement général.

BROQUIN, appelant.

Modeste Belamy.

MODESTE.

Présent !

BROQUIN.

Descendez, venez là. 

Modeste descend et vient se placer devant l’estrade de Camusot.

CAMUSOT.

Votre nom ?

MODESTE, désignant Broquin.

Comme monsieur a dit.

CAMUSOT.

Dites-le vous-même.

MODESTE.

Modeste Belamy.

Il se pose et commence à réciter.

Aux vertus qu’on exige dans un domestique, connaissez-vous beaucoup de maîtres qui fussent dignes d’être valets... Le mot n’est pas de moi...

CAMUSOT.

Qu’est-ce que c’est que ça ?...

MODESTE.

C’est ma déposition.

CAMUSOT.

Tout à l’heure. Votre âge ?

MODESTE.

Trente-quatre ans. Aux vertus qu’on exige...

CAMUSOT, l’interrompant.

Levez la main droite. Vous jurez de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité ?...

MODESTE.

Je crois bien que je le jure.

CAMUSOT.

Ne dites pas : je crois bien que...

MODESTE.

Pourquoi ça ?

CAMUSOT.

Parce que c’est inutile. Dites : je le jure.

MODESTE.

Je viens de le dire.

CAMUSOT, commençant à s’impatienter.

Dites-le encore.

MODESTE.

Je veux bien !

CAMUSOT.

Eh bien, dites-le.

MODESTE, baissant la main.

Je le jure !

CAMUSOT.

Ne baissez pas la main, levez-la, au contraire...

MODESTE, levant les deux mains.

Les deux, si ça vous fait plaisir.

Mouvement.

CAMUSOT, exaspéré.

Non pas les deux... une seule... la droite, Levez la main droite et dites : je le jure.

MODESTE.

Je ne demande pas mieux, mais ça fera trois fois.

Mouvement général.

CAMUSOT, découragé.

Allez vous asseoir. On vous rappellera tout à l’heure. Vous aurez vu comment font les autres et vous tâcherez de faire comme eux.

Modeste regagne sa place. À Broquin.

Appelez un autre témoin, greffier.

PATUREL, à Martineau.

Ils appellent ça une enquête.

BROQUIN, appelant.

Madame de la Musardière.

LA MUSARDIÈRE, suppliant.

Ursule.

Ursule se lève et vient se placer devant Camusot.

CAMUSOT, à la Musardière.

Silence, monsieur, silence...

À Ursule.

Votre nom ?...

URSULE.

Ursule-Amélie.

CAMUSOT, perdu dans ses rêveries.

Je n’ai pas d’Ursule, mais j’ai une Amélie... Amélie, Berthe, Caroline, Marguerite, Laure, Ernestine...

Cherchant le nom de sa septième fille et ne le trouvant pas tout de suite.

...Ah ! Geneviève... ça fait bien sept.

URSULE.

Monsieur ?

BROQUIN, bas à Cornillon.

Ne faites pas attention, madame Camusot...

Il continue à parler bas à Cornillon et à Albertine.

PROSPER, bas à Paturel et à Martineau.

Il a sept filles !

Mouvement général.

CAMUSOT, se remettant.

Je vous demande pardon, madame. Nous disons Ursule-Amélie.

URSULE.

Ursule-Amélie, baronne de la Musardière.

CAMUSOT.

Votre âge ?

URSULE.

Vingt ans.

CAMUSOT.

Vous jurez de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité ?

URSULE, levant sa main droite dégantée.

Je le jure.

CAMUSOT, à Modeste.

Vous avez vu.

À Ursule.

Dites ce que vous savez, madame.

URSULE.

Certainement le jour où j’épousai monsieur de la Musardière, je ne me faisais pas d’illusion, je savais fort bien qu’il ne pouvait être pour moi qu’un père.

LA MUSARDIÈRE.

Oh !

URSULE.

Mais j’espérais au moins...

CAMUSOT.

Pardon, madame, pardon... C’est pour dans huit jours cela. Ayez la bonté de nous parler aujourd’hui du ménage Paturel, et notamment de cette boule.

Soubresaut de Paturel.

Qu’est-ce que vous savez sur cette boule ?...

Nouveau soubresaut.

URSULE, souriant et montrant Albertine.

Je ne sais que ce que m’a raconté madame.

CAMUSOT.

Eh bien ! dites-nous ce que vous a raconté madame.

URSULE, regardant Albertine.

Mais c’est que...

CAMUSOT.

C’est que ?

URSULE.

Vous comprenez... deux femmes causant ensemble, sans témoins, se disent bien des choses qu’elles ne se soucient pas de répéter devant le monde.

CAMUSOT, égrillard.

Ah ! ah !

URSULE, vivement.

N’allez pas vous figurer non plus que ce soit.

CAMUSOT, se frottant les mains.

Nous verrons bien. Dites toujours.

URSULE.

Vraiment je ne sais pas si je puis.

Consultant du regard Albertine qui lui fait signe de ne pas parler.

Non, n’est-ce pas, je ne peux pas ?...

À Camusot.

Non, décidément il m’est impossible de répéter...

CAMUSOT.

C’est dommage.

URSULE, désignant Paturel et avec une grande énergie.

Tout ce que je puis dire, c’est que, des confidences à moi faites par madame, il résulte que monsieur est un homme abominable. Cela j’ai promis à madame de le dire, et je lo dis aussi haut et aussi nettement que possible.

MADAME PICHARD, se levant.

Très bien ! Très bien !

Mouvement parmi les témoins.

PATUREI, furieux.

Comment très bien... qu’est-ce qui a dit très bien ?

CAMUSOT, cassant encore un couteau à papier.

Je rappelle que toutes marques d’approbation ou d’improbation sont sévèrement interdites.

À Ursule.

C’est très bien, madame...

En souriant.

Mais là, vraiment, sur la boule, vous ne pouvez pas ?...

URSULE, même ton.

Non, monsieur, je vous assure.

CAMUSOT.

C’est dommage... Enfin, je vous remercie, madame.

Ursule retourne à sa place ; Broquin donne à Camusot un autre couteau à papier.

PATUREL, bas à son avoué avec une fureur concentrée.

Eh bien !... qu’est-ce que vous attendez pour répondre, qu’est-ce que vous attendez ?...

MARTINEAU.

Chut !

BROQUIN, appelant.

Mademoiselle Mariette.

Mariette s’avance d’un air modeste, sans affectation.

CAMUSOT.

Votre nom ?

MARIETTE.

Marie Picot. Mariette est mon nom de théâtre.

CAMUSOT.

Votre âge ?

MARIETTE.

Vingt et un ans.

CAMUSOT.

Vous jurez.

Mariette lève la main droite ; elle n’a pas ôté son gant.

Ayez la bonté d’ôter votre gant.

Mariette commence à ôter son gant ; ce gant est à douze boutons ; Mariette défait trois boutons, relève un peu sa manche, défait trois autres boutons, relève encore sa manche, défait encore trois boutons et relève une dernière fois sa manche pour défaire les trois derniers boutons ; vers la fin de l’opération, qui est assez longue, Camusot dit à Mariette.

Nous aurions peut-être le temps d’interroger un autre témoin ?

MARIETTE, enlevant son gant à l’envers, d’un seul coup.

Pardon, monsieur le président, j’ai fini.

CAMUSOT.

Ne m’appelez pas président... je ne le suis pas.

MARIETTE.

Je le regrette.

CAMUSOT.

Moi aussi... Vous jurez de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité ?...

MARIETTE, levant la main.

Je le jure.

CAMUSOT, après un regard à Modeste.

Vous avez vu.

À Mariette.

Dites ce que vous savez.

MARIETTE.

Monsieur de la Musardière était pour moi un père...

LA MUSARDIÈRE.

Oh !

CAMUSOT.

C’est une spécialité, il paraît.

À Mariette.

Voulez-vous, mademoiselle, nous dire ce que vous savez sur monsieur et madame Paturel... à propos de cette boule, notamment, Qu’est-ce que vous savez à propos de cette boule ?...

MARIETTE.

Rien du tout, monsieur...

MARTINEAU, se levant.

Pardon, monsieur le rapporteur.

PATUREL, avec éclat.

Il parle ! il se décide à parler !...

MARTINEAU.

Mademoiselle Mariette ne peut rien savoir sur cette boule, mademoiselle Mariette a seulement assisté à la scène qui s’est passée au théâtre des Folies-Amoureuses.

Il s’assied.

PATUREL.

C’est déjà fini.

CAMUSOT.

Eh bien... mademoiselle, parlez-nous de la scène qui s’est passée au théâtre des Folies-Amoureuses.

MARIETTE.

J’ai vraiment peu de chose à dire... il me semble en effet avoir aperçu monsieur...

Elle montre Paturel.

Je crois même me rappeler que monsieur a reçu un décor sur la tête.

PATUREL.

Oui, mademoiselle, un arbre avec des quinquets.

MARIETTE.

Oui, n’est-ce pas ?... J’ai aussi vu madame,

Elle montre Albertine.

il est possible qu’une dispute se soit élevée entre madame et monsieur... mais je n’oserais rien affirmer. Je devais le lendemain créer un rôle important dans une pièce nouvelle, et j’étais toute à mon rôle, comme c’était mon devoir.

Mariette va se rasseoir.

CORNILLON, se levant.

Monsieur le rapporteur veut-il me permettre d’adresser une question au témoin ?

CAMUSOT.

Adressez.

CORNILLON.

Je désirerais savoir l’adresse du témoin, et à quelle heure on peut le trouver seul.

Stupéfaction générale. Hurrah. La Musardière furieux veut à deux reprises se précipiter sur Cornillon, Paturel le retient et le force à se rasseoir, Camusot rétablit très difficilement le silence.

CAMUSOT.

Maître Cornillon, cela, il me semble, n’a aucun rapport...

CORNILLON.

Je vous demande pardon ; le sieur Paturel est allé chez mademoiselle Mariette... il y est allé, nous en avons la preuve, et, bien que le fait ne soit pas au nombre des articulations de ma cliente, je crois avoir le droit de demander...

CAMUSOT.

Si le fait n’est pas au nombre des articulations, nous n’avons pas à nous en occuper. Revenons à la scène qui s’est passée au théâtre. Vous n’avez rien de plus à nous dire, mademoiselle ?

MARIETTE, se levant.

Rien de plus, quant à cette scène en elle-même ; mais quant aux suites qu’elle a eues, j’ajouterai volontiers un mot, si ce n’est pas abuser de la patience du tribunal...

CAMUSOT, avec galanterie.

Au contraire, mademoiselle, au contraire.

MARIETTE, s’avançant.

La scène qui s’est passée dans la loge de madame Pichard a été racontée par plusieurs personnes... les échos de théâtre s’en sont emparés, on a fait des plaisanteries... Si mon nom seul avait été prononcé, je ne dirais rien, mais on a prononcé le nom d’une personne respectable.

CAMUSOT.

De qui parlez-vous ?...

MARIETTE, désignant La Musardière.

Je parle de monsieur.

URSULE.

Ah ! ah !

MARIETTE.

On a attribué à mes relations avec monsieur un caractère qu’elles n’avaient pas, qu’elles ne pouvaient pas avoir...

URSULE.

Oh !

MARIETTE.

Monsieur de la Musardière a été pour moi un guide, un conseiller, un ami... mais pour avoir été autre chose, jamais de la vie !...

La Musardière se lève furieux et proteste violemment par ses gestes.

CAMUSOT.

Cependant, mademoiselle...

MARIETTE, souriant.

Oh !... monsieur...

Montrant La Musardière.

Voyez...

CAMUSOT, après avoir bien regardé La Musardière.

C’est vrai...

LA MUSARDIÈRE.

Comment, c’est vrai !...

CAMUSOT, à La Musardière.

Vous avez quelque chose à répondre ?

LA MUSARDIÈRE.

Mais certainement ! J’ai à dire que...

Rencontrant le regard de sa femme.

Non, rien !

Il se rassied.

MARIETTE.

Ce n’est pas ma réputation, à moi, que je défends, mais j’ai tenu à rendre un hommage éclatant et public à l’innocence d’un honnête homme injustement accusé.

Elle regagne sa place.

AUGUSTE, se levant.

Comme c’est dit ! comme c’est tapé !

MADAME PICHARD.

Qu’est-ce qu’ils attendent donc pour la prendre à la Comédie-Française, qu’est-ce qu’ils attendent donc ?

Elle descend de son estrade et se met de nouveau à essuyer la chaise de Mariette.

MARIETTE.

Merci, madame.

Madame Pichard regagne sa place.

BROQUIN, appelant.

Monsieur de la Musardière...

TOUT LE MONDE.

Ah ! ah !

La Musardière s’avance.

CAMUSOT.

Votre nom ?

AUGUSTE.

Édouard.

LA MUSARDIÈRE.

Édouard, en effet. Édouard, baron de la Musardière.

CAMUSOT.

Votre âge ?

La Musardière ne répond pas tout de suite.

PATUREL.

Votre âge... Il faut dire votre âge...

LA MUSARDIÈRE, à voix basse.

Quarante-deux ans...

CAMUSOT.

Quarante-deux !

LA MUSARDIÈRE.

Oui.

CAMUSOT.

Ah ! à partir de maintenant vous jurez de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité...

LA MUSARDIÈRE.

Je le jure !...

Il effleure la robe de Mariette.

MARIETTE, se reculant.

Pardon, monsieur.

LA MUSARDIÈRE.

Monsieur... un père...

Jeu de scène ; il regarde sa femme, il regarde Mariette.

CAMUSOT.

Voyons... voyons... pressons un peu... dites ce que vous savez.

LA MUSARDIÈRE.

Monsieur le rapporteur, je vous demanderai un service.

CAMUSOT.

Quel service ?

LA MUSARDIÈRE, montant à la tribune.

Je vous prie, à cause de la situation tout à fait particulière dans laquelle je me trouve, je vous prie de vouloir bien m’autoriser à vous dire tout bas ce que j’ai à vous dire.

Il veut parler bas à l’oreille de Camusot.

CAMUSOT, le repoussant et l’obligeant à descendre.

Mais non... mais non... je ne peux pas vous autoriser à parler bas. Il faut que les avoués entendent votre déposition.

LES AVOUÉS.

Certainement ! certainement !

Tumulte.

PATUREL.

Une enquête ! on appelle ça une enquête...

CAMUSOT.

Vous parlerez haut, monsieur... je vais vous poser des questions et vous aurez la bonté de répondre tout haut.

LA MUSARDIÈRE, vexé.

Ce n’est pas gentil ce que vous faites là... j’aurais supposé moi qu’entre gens du monde...

CAMUSOT.

Voyons... voyons. Cette scène, sur laquelle mademoiselle n’a rien pu dire, cette scène au théâtre des Folies-Amoureuses, en présence de qui s’est-elle passée ?

MADAME PICHARD, se levant.

En présence de moi, madame Pichard, concierge du théâtre, pour vous être agréable.

AUGUSTE, de même.

Et de moi Auguss... concierge présomptif.

PATUREL.

Il y avait aussi un gros... un régisseur !

CAMUSOT.

Asseyez-vous.

À La Musardière.

Vous n’y étiez pas, vous ?

ALBERTINE.

Certainement si, il y était.

CAMUSOT.

Qu’est-ce que vous alliez faire au théâtre, au théâtre des Folies-Amoureuses ?

URSULE, se levant.

Il allait porter à mademoiselle des nouvelles de l’appartement qu’il avait loué pour elle.

Elle se rassied.

MARIETTE, se levant.

Je vous assure que je n’avais pas du tout chargé monsieur... ce n’est pas au moment où le prince me fait construire un hôtel...

Elle se rassied.

LA MUSARDIÈRE, s’oubliant.

Le prince... quel prince ?... vous ne m’en aviez pas parlé de ce prince.

URSULE, se levant, à Camusot.

Il avoue, monsieur, il avoue.

LA MUSARDIÈRE, à Ursule.

Eh bien ! oui... j’avoue.

Montrant Mariette.

J’en avoue même plus qu’elle n’en a dit, là, mais au moins, en faveur de ma franchise... pardonne-moi.

Il va tomber aux genoux de sa femme. Broquin le relève et le ramène à sa place.

CAMUSOT.

C’est cela, madame, pardonnez-lui et allons-nous-en !... C’est entendu, n’est-ce pas, vous lui pardonnez ?

Il veut quitter son tribunal.

BROQUIN, l’arrêtant.

Eh bien, monsieur le rapporteur. Eh bien ?

MARTINEAU, se levant.

Nous nous égarons, monsieur le rapporteur, nous nous égarons, il s’agit aujourd’hui de l’affaire... de l’affaire...

Il cherche, sans le trouver, le nom de Paturel.

PATUREL.

Allons, bon... il ne sait plus mon nom.

Criant.

Paturel... Paturel...

MARTINEAU.

Ah oui !... Paturel... c’est de l’affaire Paturel qu’il s’agit aujourd’hui.

CAMUSOT, ne sachant plus du tout où il en est.

Hé !...

TOUT LE MONDE, criant aux oreilles de Camuse.

L’affaire Paturel, on vous dit, l’affaire Paturel.

PATUREL, criant plus fort que tout le monde.

Mon affaire à moi.

CAMUSOT, revenant à lui.

Ah !... oui, c’est vrai... je vous demande pardon, je suis un peu troublé, j’attends une nouvelle... Madame Camusot...

TOUS.

Oui, nous savons ! nous savons !

PATUREL.

Rassurez-vous... ce sera un fils... et il vous ressemblera...

CAMUSOT, lui serrant la main.

Je n’en demande pas tant... Eh bien ! voyons... ces deux musiciens, est-ce bien l’affaire Paturel ?

CORNILLON.

Oui, monsieur.

CAMUSOT.

Vous êtes sûr ?

CORNILLON.

Tout à fait sûr.

CAMUSOT.

Qu’est-ce que vous voulez alors ?... revenons à ces deux musiciens.

PIÉTRO et NINA, se levant.

Nous avons une permission, monsieur, nous avons une permission.

CORNILLON.

Il ne s’agit pas de ça, il s’agit de savoir si vous avez été payés par monsieur, comme nous le prétendons.

ALBERTINE.

Bien !

MARTINEAU.

Ou par madame, comme nous sommes prêts à le prouver.

Il s’assied.

PATUREL, le forçant à se tenir debout.

Très bien ! échauffez-vous ! et restez donc un peu debout, vous êtes toujours assis !

ROSALIE, se levant.

Si l’on tient à savoir par qui ces deux musiciens étaient payés, il n’y a qu’à interroger Modeste.

MODESTE.

On m’a empêché de parler.

CAMUSOT.

Eh bien ! voyons... on ne vous empêche plus.

MODESTE, se levant.

Aux vertus qu’on exige dans un domestique...

Tollé général.

CAMUSOT.

Asseyez-vous.

Modeste s’assied.

ROSALIE.

Eh bien ! puisqu’il ne veut pas dire, je dirai moi... J’ai vu Modeste donner en cachette de l’argent à ces deux musiciens.

TOUS.

Ah ! ah !

MODESTE.

Ce n’est pas vrai ! ce n’est pas vrai !

CORNILLON.

Et Modeste est le domestique de monsieur.

TOUT LE MONDE.

Ah ! ah !

PATUREL, se levant, hors de lui.

C’est un mensonge, c’est une calomnie !

À Cornillon.

Attends un peu toi, je vais t’apprendre...

Il veut s’élancer sur Cornillon, Martineau le retient.

CAMUSOT, descendant de son tribunal.

Ah ! je vous ferai tenir tranquille à la fin ! je vous ferai tenir tranquille...

Entre Prosper.

PROSPER.

Monsieur !... On vient de venir de chez vous, monsieur.

CAMUSOT, anxieux.

Eh bien ?

PROSPER.

Dame ! monsieur !

CAMUSOT, désespéré.

C’est une fille...

PROSPER.

Non, monsieur.

CAMUSOT, ravi.

Ah ! c’est un fils.

PROSPER.

Non, monsieur.

CAMUSOT, étonné.

Qu’est-ce que c’est alors ?...

PROSPER, donnant un papier à Camusot.

Tenez, monsieur...

CAMUSOT, après avoir lu.

Deux filles ! Ça m’en fait neuf.

Camusot tombe sur une chaise. Ursule et Albertine lui font respirer des sols.

PIÉTRO.

Musique, ma fille, musique pour monsieur le rapporteur.

Brouhaha. Piétro et Nina chantent en s’accompagnant de leurs instruments.

PATUREL, dominant le bruit.

Une enquête ! C’est ça qu’on appelle une enquête !

 

 

ACTE IV

 

Même décor qu’au premier acte. La table sur laquelle monsieur et madame Paturel ont déjeuné au premier acte est placée au milieu de la scène et recouverte d’un tapis. Il y a des journaux sur cette table.

 

 

Scène première

 

PATUREL, seul, il va et vient très agité

 

Rien encore... cette lettre n’arrive pas... cette lettre que mon avoué doit m’écrire pour me faire savoir le résultat... car c’est aujourd’hui que le tribunal prononce son jugement dans les deux affaires... dans mon affaire à moi et dans celle de La Musardière ; celle de La Musardière, ça m’est égal, mais la mienne ! je ne vis pas, en attendant...

Il sonne.

Je ne vis pas ! je ne vis pas !

Entre Modeste, de droits.

 

 

Scène II

 

PATUREL, MODESTE

 

MODESTE.

Monsieur ?...

PATUREL.

Eh bien !... cette lettre ?... Elle n’est pas arrivée ?

MODESTE.

Non, monsieur.

PATUREL.

Descendez chez le concierge, Modeste... et voyez si l’on n’a rien apporté... allez vite.

MODESTE.

Oui, monsieur, je descends... car je comprends l’impatience de monsieur ; je la comprends et je la partage

À part.

à cause de la femme de chambre... est-ce de l’horreur, est-ce de l’amour ?

Il sort à droite.

PATUREL, seul.

Ils doivent pourtant avoir fini de délibérer...

Avec ironie.

car ils ont délibéré... c’est à n’y pas croire... des hommes sérieux, des hommes graves ont trouvé utile de se réunir au tour d’une table verte, à cette fin de savoir si, oui ou non, j’avais voulu faire mourir ma femme de froid en lui inter disant l’emploi d’une boule ! Ah ! cette boule ! la boule !... l’homme à la boule !... Je suis connu au palais maintenant, et dès que j’arrive...

Des lèvres seulement il dit.

l’homme à la boule !... l’homme à la boule !...

Haut.

C’est pour ça que je ne suis pas allé à l’audience et que j’ai prié mon avoué...

Rentre Modeste.

MODESTE.

On n’a rien apporté, monsieur...

PATUREL.

Ah !

MODESTE.

Monsieur a raison d’être impatient... mais monsieur a tort d’être inquiet.

PATUREL.

Pourquoi ai-je tort ?...

MODESTE.

Vous gagnerez, monsieur, j’ai consulté une somnambule.

PATUREL.

Une somnambule !...

MODESTE.

Oui, monsieur, vous savez bien, Victorine, la cuisinière du second ?... Elle s’est faite somnambule, parce que sa tante, en mourant, lui a laissé un fonds.

PATUREL.

Un fonds de quoi ?

MODESTE.

Un fonds de somnambule, parbleu ! Je l’ai retrouvée à la fête de Neuilly et je lui ai dit : Tiens, puisque vous êtes somnambule à présent, vous devriez bien me dire comment se terminera l’affaire de monsieur.

PATUREL.

Ah ! laissez-moi donc tranquille !

MODESTE, remontant et se dirigeant vers la porte.

C’est bien, monsieur, c’est bien.

PATUREL, après un temps, arrêtant Modeste qui va sortir.

Et qu’est-ce qu’elle vous a répondu ?

MODESTE.

Elle m’a dit que monsieur gagnerait et que la séparation serait prononcée.

Il sort à droite.

PATUREL, seul.

Et que la séparation serait prononcée... cela me ferait-il plaisir que la séparation fût prononcée ?... Évidemment ça m’aurait fait plaisir il y a six semaines, quand le procès a commencé, mais maintenant... je ne sais plus, ma parole d’honneur... je ne sais plus ce que je crains, je ne sais plus ce que je désire...

On sonne.

On sonne... Enfin... Je vais savoir.

Entre Modeste.

C’est ma lettre ?...

MODESTE.

Non, monsieur, ce n’est pas votre lettre.

PATUREL.

Qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce qui est là ?...

MODESTE.

C’est l’autre ?

PATUREL

Qui ça l’autre ?

Paraît La Musardière.

MODESTE.

Celui-là, monsieur !...

Il sort.

 

 

Scène III

 

PATUREL, LA MUSARDIÈRE

 

PATUREL.

Vous chez moi, monsieur ?

LA MUSARDIÈRE, très excité.

Cela vous fâche, monsieur ?

PATUREL.

Cela m’étonne...

LA MUSARDIÈRE, violent.

J’ai le droit de venir chez vous, si ça me fait plaisir, monsieur.

PATUREL.

Ah !

LA MUSARDIÈRE.

Vous m’avez fait assez de mal pour que j’aie le droit...

PATUREL.

Je vous ai fait du mal, moi ?

LA MUSARDIÈRE.

Vous m’avez brisé : Regardez-moi... suis-je assez dévasté, ravagé ?... voilà ce que vous avez fait d’une des plus nobles intelligences...

PATUREL, souriant.

Voyons, cher monsieur, voyons...

LA MUSARDIÈRE.

Ne m’appelez pas cher monsieur ; il y avait deux hommes en moi, l’homme de plaisir et l’homme de famille... vous les avez tués tous les deux ; je ne crois plus à l’innocence de Mariette, et ma femme ne croit plus à mon innocence à moi.

PATUREL.

Quant à mademoiselle Mariette...

LA MUSARDIÈRE.

Elle me trompait, n’est-ce pas ?... certainement elle me trompait, mais ça m’était bien égal, puisque je ne le savais pas ; je le sais maintenant, et c’est à cause de vous que je le sais... Oh !...

Il fait un mouvement comme pour s’élancer sur Paturel.

PATUREL.

Eh bien ! eh bien !...

LA MUSARDIÈRE.

Oui, c’est à cause de vous ! cette scène pendant l’enquête... monsieur n’a été pour moi qu’un père... et ce prince qui lui fait bâtir un hôtel, ça m’a donné des soupçons... j’ai fait venir une femme de chambre qu’elle avait renvoyée, et cette femme de chambre m’a tout dit : c’est une coquine...

PATUREL.

Qui ça, la femme de chambre ?...

LA MUSARDIÈRE.

Mariette aussi !... c’est une coquine fieffée. Je croyais être seul, nous étions vingt-trois.

PATUREL.

En titre ?...

LA MUSARDIÈRE.

Je ne sais pas... je n’ai pas pensé à demander à la femme de chambre... vingt-trois !... et quand j’ai reçu cette nouvelle... je n’avais personne pour me consoler... si au moins ma femme avait été là... mais elle était partie... à cause de vous, toujours à cause de vous. Oh !

Il veut de nouveau se précipiter sur Paturel, celui-ci le retient.

PATUREL.

Eh bien ! encore !...

LA MUSARDIÈRE.

Elle était partie, et maintenant peut-être, le tribunal...

PATUREL.

Comment se fait-il que vous n’y soyez pas, au tribunal ?...

LA MUSARDIÈRE.

J’y suis allé... mais on n’a pas voulu me laisser entrer...

PATUREL.

Pourquoi ça ?

LA MUSARDIÈRE.

À cause de mon état de surexcitation.

PATUREL, l’examinant.

À cause de votre état de ?...

LA MUSARDIÈRE.

Oui, j’avais déjeuné avant d’y aller... j’avais déjeuné pour me donner du courage...

PATUREL.

Ah ! bon, j’y suis... je me demandais ce que vous aviez... je vois maintenant, je vois.

LA MUSARDIÈRE.

Je suis tombé sur votre avoué, il m’a conseillé de m’en aller...

PATUREL.

Il a bien fait... c’est la première fois qu’il donne un bon conseil !

LA MUSARDIÈRE.

Il a ajouté qu’il devait vous écrire... il m’a promis de mettre un post-scriptum pour me dire le résultat de mon affaire.

PATUREL.

Et vous êtes venu attendre chez moi.

LA MUSARDIÈRE.

J’ai le droit de venir attendre chez vous si ça me plaît... vous m’avez fait assez de mal.

Il s’assied près de la table.

PATUREL.

Oui, oui, c’est entendu... mettez-vous là alors...mettez-vous là et attendons ensemble... Tenez, voulez-vous un journal ?...

LA MUSARDIÈRE.

Je veux bien !

PATUREL, lui donnant le journal.

Là, tenez-vous tranquille...

En disant ces derniers mots, il a sondé. Entre Modeste, de droite.

MODESTE.

Monsieur ?...

PATUREL.

Redescendez chez le concierge, Modeste... et attendez en bas jusqu’à ce que cette lettre soit arrivée.

MODESTE.

Oui, monsieur !

Il sort.

LA MUSARDIÈRE, lisant le journal.

Ah !

PATUREL, descendant à droite.

Qu’est-ce qu’il y a encore ?...

LA MUSARDIÈRE, se levant.

On parle de vous dans ce journal-là... Troisième page, Chronique des Tribunaux... monsieur Patur... deux étoiles... c’est vous, monsieur Patur... deux étoiles.

Lisant.

« Nous ne dirons qu’un mot de monsieur Patur... Il est inexact qu’il doive prochainement débuter au cirque dans les exercices de l’homme à la Boule. »

PATUREL, s’emparant du journal.

Je le battrai, ce journaliste-là, je le battrai.

Lisant.

« Quant à monsieur de La Musarde... Tiens, mais on parle de vous aussi !...

LA MUSARDIÈRE.

On parle de moi ! ah ! !...

PATUREL, lisant.

« Quant à monsieur de La Musarde... il y aurait, si nous voulions être indiscrets, bien des anecdotes à raconter... »

LA MUSARDIÈRE.

Je crois bien qu’il y en aurait !... 

PATUREL, lisant.

« Ses mésaventures galantes ont fait de lui un des bons hommes les plus grotesques. »

LA MUSARDIÈRE, avec satisfaction.

Il y a ça ?

PATUREL, lui passant le journal.

Voyez plutôt !... Ma parole d’honneur, on dirait que ça vous fait plaisir.

LA MUSARDIÈRE, de plus en plus fier.

On a beau être modeste... on ne lit pas de pareilles choses sans se sentir un peu... Ah ! celui qui a écrit ça me connaît bien.

Relisant le journal.

On fait de lui un des bons hommes les plus... Le fait est, il n’y a pas à dire, le fait est que je suis un drôle de bonhomme... ainsi, avant-hier, la façon dont j’ai fait la connaissance de Léontine...

PATUREL.

Léontine maintenant... qu’est-ce que c’est que ça, Léontine ?...

LA MUSARDIÈRE.

C’est un ange... l’unique soutien d’une famille nombreuse. Elle a un père qui est aveugle, elle en a un autre qui... La première fois que je la rencontrai...

PATUREL.

C’était chez un pâtissier ?...

LA MUSARDIÈRE.

Mais non, c’était dans le passage des Panoramas...

PATUREL.

En face du Conservatoire ?

LA MUSARDIÈRE.

Mais non, dans le passage des Panoramas, je vous dis...

Entre Modeste, une lettre à la man.

 

 

Scène IV

 

PATUREL, LA MUSARDIÈRE, MODESTE

 

MODESTE.

Votre lettre, monsieur, c’est votre lettre.

PATUREL.

Ah !

MODESTE.

Monsieur me croira s’il veut, mais j’ai eu envie de la décacheter.

LA MUSARDIÈRE, à Paturel.

Allez tout de suite au post-scriptum... Il n’y a que cola d’intéressant... allez au post-scriptum.

PATUREL.

Laissez-moi donc tranquille.

Poussant un cri.

Ah !

MODESTE.

Eh bien, monsieur ?

PATUREL, lisant.

« Le tribunal a jugé qu’il n’y avait pas lieu à séparation... »

MODESTE.

Oh !

PATUREL.

« Madame Paturel a été condamnée d réintégrer le domicile conjugal. »

MODESTE.

Et la femme de chambre ?... Est-ce qu’elle a été condamnée à réintégrer ?...

PATUREL.

Je ne sais pas... il n’y a rien pour elle.

LA MUSARDIÈRE.

Et moi, et moi ?

PATUREL.

« Quant à monsieur de la Musardière... » Ah ! vous voilà, vous... « Quant à monsieur de la Musardière... il a été plus heureux que vous... le scandale de sa conduite a décidé le tribunal à prononcer la séparation... »

LA MUSARDIÈRE.

Me séparer de ma femme ?... moi, un homme de famille ! Le scandale de ma conduite ! je vous le demande à vous qui me connaissez... Est-ce que jamais ma conduite a été scandaleuse ?... Mais je n’accepte pas ce jugement. Je vais aller trouver madame de La Musardière... je la supplierai de me rendre sa tendresse, si elle refuse, eh bien... ma foi... tant pis pour elle, ça sera sa faute... si elle refuse je me mettrai à faire des bêtises.

Il sort à droite.

 

 

Scène V

 

MODESTE, PATUREL

 

MODESTE.

Eh bien, monsieur ? madame revient ?...

PATUREL, assis près de la table.

Oui, Modeste... elle revient...

MODESTE.

Ça vous fait quelque chose, pas vrai ?

PATUREL.

Oui.

MODESTE.

Et à moi donc ! qu’est-ce que ça vous fait au juste ?

PATUREL.

Je ne sais pas...

MODESTE.

Moi non plus...

On sonne.

PATUREL, se levant vivement.

J’ai reconnu le coup de sonnette... c’est elle.

MODESTE.

Avec la femme de chambre peut-être ? avec la femme de chambre !...

Il sort à droite.

PATUREL.

Quant à moi, je n’ai qu’une chose à faire

Il prend une pose.

me tenir comme cela et être un marbre.

Rentre Modeste ouvrant toute grande la porte du fond à droite.

MODESTE.

La femme de chambre y est, monsieur.

À part.

Quel regard elle m’a jeté, la femme de chambre !

Entrent Albertine et Rosalie. Elles s’arrêtent un instant au fond. Tableau.

 

 

Scène VI

 

MODESTE, PATUREL, ALBERTINE, ROSALIE

 

ALBERTINE.

Laissez-nous, Rosalie.

MODESTE, voulant prendre un des paquets que porte Rosalie.

Si mademoiselle Rosalie voulait permettre...

ROSALIE.

Je ne permets pas...

MODESTE, bas.

Si vous saviez ce que j’ai souffert.

Il sort avec Rosalie par le pan coupé de gauche.

 

 

Scène VII

 

ALBERTINE, PATUREL

 

PATUREL, à part.

Un marbre...

ALBERTINE, descendant.

Eh bien ! monsieur ? Nous voici de nouveau l’un près de l’autre. Le tribunal a pensé, qu’après nous être réciproquement dit et fait dire en pleine audience un tas de choses désagréables, nous nous trouvions dans les meilleures conditions possibles pour vivre heureux en ménage.

PATUREL.

Qui, madame, le tribunal, dans sa sagesse...

ALBERTINE.

Qu’est-ce que vous pensez de ça... vous, monsieur.

PATUREL.

Et vous, madame ?...

ALBERTINE.

Je vais vous le dire ce que j’en pense !... C’est tout justement pour vous le dire que je suis venue, et, si vous voulez bien m’écouter...

Paturel s’incline, il va prendre une chaise avec l’intention de l’offrir ; au lieu de l’offrir, il s’appuie sur cette chaise et se met à regarder sa femme.

PATUREL, à part.

On a beau être un marbre...

ALBERTINE, attendant la chaise.

Eh bien ! monsieur.

PATUREL.

Pardon, madame.

Il donne la chaise, cérémonies, jeu de scène, etc. On s’assied.

ALBERTINE.

J’ai été condamnée à réintégrer le domicile conjugal.

PATUREL.

Oui, madame, le tribunal, dans sa sagesse...

ALBERTINE.

J’aurais pu ne pas accepter cette condamnation, j’aurais pu en appeler, faire traîner notre affaire et remplir pendant des années les journaux du bruit de nos démêlés.

PATUREL.

Chronique des tribunaux, troisième page... monsieur Patur...

ALBERTINE.

Je ne l’ai pas voulu, il m’a paru tout à fait inutile de continuer à plaider, quand il nous était si facile d’arranger nous mêmes nos petites affaires. Donc, au lieu d’aller en appel, ainsi que me le conseillait mon avoué...

PATUREL, à part.

Je le rattraperai ce petit-là, je le rattraperai !!...

ALBERTINE.

J’ai tout uniment pris un petit fiacre, et je suis venue, bien gentiment, bien amicalement, vous proposer une petite combinaison que vous accepterez, j’aime à le croire, de la même façon que je vous la propose.

PATUREL.

Bien gentiment !

ALBERTINE.

Oui...

PATUREL, avec âme.

Bien amicalement.

ALBERTINE, étonnée.

Qu’est-ce que vous avez ?

PATUREL.

Rien.

À part.

Je me sens tout drôle... il n’y a pas à dire, je me sens tout drôle.

ALBERTINE.

Madame de la Musardière et moi, sommes maintenant les meilleures amies du monde ; elle a gagné son procès, elle ! elle est libre, et elle profite de cette liberté pour s’en aller aujourd’hui même dans un château qu’elle a en Normandie. Elle veut bien m’y donner l’hospitalité.

PATUREL.

Ah !

ALBERTINE.

Madame de la Musardière viendra me prendre ici dans un quart d’heure... Je partirai avec elle.

PATUREL.

Dans un quart d’heure ?

ALBERTINE.

Dans un quart d’heure.

PATUREL.

C’est ça votre combinaison !

ALBERTINE.

Je resterai six mois en Normandie.

PATUREL.

Et au bout de ces six mois ?...

ALBERTINE.

Je reviendrai à Paris...

PATUREL.

Vous reviendrez ici ?

ALBERTINE.

Naturellement... puisque le tribunal, dans sa sagesse... seulement vous, le jour où j’arriverai... vous vous en irez...

PATUREL.

Ah ! ah !

ALBERTINE.

Vous vous en irez dans le midi, à Nice, à Cannes, à Antibes... où vous voudrez... Vous y resterez six mois.

PATUREL.

Six et six douze... ça fera l’année.

ALBERTINE.

Juste.

PATUREL.

Et après ça nous recommencerons ?

ALBERTINE.

Ou bien nous trouverons autre chose.

PATUREL, avec force, se levant.

Albertine !

ALBERTINE, se levant.

Plaît-il ?

PATUREL, avec violence.

Si nous tâchions de trouver autre chose tout de suite... hé ! si, nous tâchions de trouver autre chose tout de suite !!!

ALBERTINE.

Qu’est-ce que ça veut dire ? vous avez quelque chose décidément...

PATUREL, amoureux.

Non, je n’ai rien, mais...

ALBERTINE, le regardant en riant.

Ce n’est pas possible... moi qui n’osais pas revenir ici... moi qui avais presque peur d’être battue...

PATUREL, prenant la main d’Albertine et la gardant.

Par exemple !...

ALBERTINE, riant toujours.

Ce que c’est que l’absence !...

PATUREL, ému.

Trouvons autre chose, je vous en prie...

ALBERTINE.

Rien ne vaudra ce que je vous proposais... vous ici, moi là-bas... vous là-bas, moi ici... nous étions à peu près sûrs comme cela d’éviter les querelles.

PATUREL.

Certainement, mais j’avais pensé, moi...

ALBERTINE.

Qu’est-ce que vous aviez pensé... voyons ?

PATUREL.

J’avais pensé que le tribunal nous ayant condamnés... invités, je veux dire... que le tribunal nous ayant invités à procéder à une seconde expérience...

ALBERTINE.

Eh bien !

PATUREL.

Il fallait avant tout lui obéir, au tribunal... et que peut être en nous faisant des concessions réciproques...

ALBERTINE.

Qu’est-ce que vous appelez des concessions ?

PATUREL.

Eh bien, je suppose... cette boule... commençons par la boule... cette boule que dans un mouvement de vivacité... de vivacité regrettable, vous voyez que je fais des concessions... cette boule que dans un moment de vivacité regrettable, j’ai lancée par la fenêtre... Eh bien... je serais moi même allé en chercher une autre... une belle... plus belle que l’autre. Je l’aurais moi-même remplie d’eau chaude... plus chaude que l’autre, et je l’aurais, moi-même, après cela, fourrée bien délicatement sous les petits pieds de ma petite femme... Voilà ce que j’aurais fait moi... et vous, de votre côté...

ALBERTINE, très adoucie.

Qu’est-ce que j’aurais fait, moi, de mon côté ?

PATUREL.

Voyons, qu’est-ce que vous auriez pu faire ?... Ah bien... vous auriez pu, vous, renoncer à faire venir ces deux damnés musiciens.

ALBERTINE, quittant brusquement le bras de Paturel.

Hein !

PATUREL.

Certainement la musique est une bonne chose, mais tous les jours à sept heures du matin...

ALBERTINE, furieuse.

Ces deux musiciens !...

PATUREL.

Oui !

ALBERTINE.

Venir me reparler de ces deux musiciens ! quand vous savez très bien que c’est surtout cela qui m’a exaspérée contre vous.

PATUREL.

Ah ! ça, mais décidément, vous croyez donc que c’est moi qui les faisais venir ?

ALBERTINE.

Et certainement c’est vous !

Elle remonte à droite.

PATUREL, passant à gauche.

Albertine, je vous assure...

ALBERTINE, ouvrant la porte de sa chambre.

En voilà assez : quand madame de la Musardière viendra me chercher, vous aurez la bonté de me prévenir.

PATUREL, la suivant.

Ce n’est pas moi qui...

ALBERTINE.

En voilà assez, vous dis-je.

Elle entre chez elle et ferme la porte au nez de Paturel.

PATUREL, rouvrant la porte, mais sans entrer dans la chambre de sa femme.

Parole d’honneur, ce n’est pas moi... quand c’était mon avocat qui le disait vous pouviez croire que ce n’était pas vrai... mais maintenant c’est moi qui vous le dis...

On entend les voix de Rosalie et de Modeste qui se disputent. Paturel referme la porte et se retourne. Entre Rosalie de gauche trainant Modeste par le collet.

 

 

Scène VIII

 

PATUREL, ROSALIE, MODESTE

 

ROSALIE.

Monsieur ! monsieur !

PATUREL.

Qu’est-ce qu’il y a ?

ROSALIE.

Modeste a quelque chose à vous dire, monsieur...

MODESTE.

Eh bien ! oui, j’avouerai tout... mais tu m’aimeras.

À Paturel.

Monsieur, je suis un misérable.

PATUREL.

Un imbécile, vous voulez dire...

MODESTE.

Non, monsieur, je ne suis pas un imbécile. La preuve que je ne suis pas un imbécile, c’est qu’avant le mariage de monsieur, c’est moi qui étais le maître ici... C’est monsieur qui était le bourgeois, mais moi j’étais le maître. La preuve que je ne suis pas un imbécile, c’est que, pour rester le maître, j’ai trouvé moyen de brouiller monsieur avec madame.

PATUREL.

Hein !

MODESTE.

Oui, monsieur, c’est moi ! c’est moi qui ouvrais les fenêtres quand je savais que ça devait crisper madame.

ROSALIE.

Et qui les fermais quand il savait que ça devait crisper monsieur.

MODESTE.

C’est moi qui mettais le rond de monsieur sur l’assiette de madame.

ROSALIE.

Oui, monsieur.

MODESTE, à Rosalie.

Tu m’aimeras, n’est-ce pas ?...

À Paturel.

C’est moi qui, tous les matins, pendant le sommeil de monsieur et de madame, faisais venir deux musiciens...

PATUREL, sautant sur Modeste.

Les deux musiciens ?...

MODESTE.

Oui, monsieur.

PATUREL.

C’était vous !...

MODESTE.

Oui, monsieur.

PATUREL.

Et tout à l’heure encore, à cause de cela, ma femme et moi... Misérable !

MODESTE, à genoux.

C’est ce que je disais à monsieur. Je suis un misérable, mais je ne suis pas un imbécile...

PATUREL, l’étranglant.

Ah ! je vais...

Coup de sonnette.

MODESTE, tâchant de se dégager.

On sonne, monsieur. Je ferai observer à monsieur qu’on sonne... Et comme je suis toujours au service de monsieur...

PATUREL.

Allez ouvrir, Rosalie.

Rosalie sort. À Modeste.

Écoute-moi, toi.

MODESTE.

Oui, monsieur.

PATUREL.

Tu vas venir avec moi chez ma femme.

MODESTE.

Oui, monsieur.

PATUREL.

Tu te jetteras à ses pieds.

MODESTE.

Oui, monsieur.

PATUREL.

Et tu lui répéteras tout ce que tu viens de me dire.

MODESTE.

Oui, monsieur.

Madame de la Musardière entre de droite.

 

 

Scène IX

 

PATUREL, MODESTE, URSULE

 

URSULE.

Monsieur ?

PATUREL, allant à la porte de sa femme, revenant à Ursule, qui, très effrayée, s’est réfugiée à l’extrême gauche.

Tout cela sans lâcher Modeste qu’il tient au collet. Pardonnez-moi, madame, il m’est impossible en ce moment...

Il va à la porte et revient.

Vous venez pour emmener ma femme, j’espère que vous ne l’emmènerez pas...

À Modeste.

Allons, viens, toi...

Il retourne à la porte et revient encore.

J’espère, quand elle aura entendu la confession de ce misérable...

MODESTE.

Faut-il tout lui dire, à elle aussi ?... maintenant que je suis lancé...

PATUREL, l’entraînant définitivement.

Non, brigand... c’est à ma femme qu’il faut tout dire...

Ils sortent.

 

 

Scène X

 

URSULE, puis LA MUSARDIÈRE

 

URSULE, seule.

Mais qu’est-ce qui se passe ? Je ne suis pas très rassurée...

LA MUSARDIÈRE, entrant avec impétuosité, du pan coupé de droite.

Enfin... c’est elle !...

URSULE.

Vous ici, monsieur !...

LA MUSARDIÈRE.

Oui, madame, je suis allé chez vous... on m’a dit que vous étiez ici... j’y suis venu... Vous voulez partir, madame ?

URSULE.

Oui, monsieur, le tribunal m’ayant enfin débarrassé de vous...

LA MUSARDIÈRE.

Et que m’importe le tribunal ! je vous dis moi, que vous ne partirez pas...

URSULE.

Qu’est-ce qui m’en empêchera, s’il vous plaît ?...

LA MUSARDIÈRE.

Votre bonté naturelle... Vous ne partirez pas parce quo vous êtes bonne...

URSULE.

Ah !

LA MUSARDIÈRE.

Qui donc me soignerait si vous n’étiez plus là ? qui donc me consolerait des mauvais traitements que les autres femmes me font subir ?...

URSULE.

Ah bien !... celle-là, par exemple !

LA MUSARDIÈRE.

Ah ça ! mais... est-ce que vous vous figurez que c’est pour mon plaisir que j’ai des maîtresses ?

URSULE.

Pourquoi donc alors ?...

LA MUSARDIÈRE.

Pourquoi ?...

URSULE.

Oui.

LA MUSARDIÈRE.

Parce que je ne puis pas faire autrement, parce je suis né pour ça ! parce qu’il y a une fatalité qui me pousse.

URSULE.

Une fatalité ?

LA MUSARDIÈRE.

Oui, Ursule, une fatalité... il y a des gens qui naissent pour être, pendant toute leur vie, de pauvres diables, pour mendier, pour avoir faim, et ces gens-là se croient les êtres les plus malheureux qu’il y ait au monde... Eh bien ! ils se trompent... il y en a qui sont mille fois plus à plaindre encore, ce sont ceux que le destin a marqués au front du signe fatal : ceux à qui il a dit... Toi, tu aimeras les femmes.

URSULE.

Ah ! j’y renonce !...

Elle remonte à droite.

LA MUSARDIÈRE, au public.

Et toujours tu les aimeras, toujours, toujours !... Ces gens-là, c’est une chose à remarquer... ces gens-là, les femmes ne peuvent généralement pas les souffrir. Alors elles s’amusent à taper dessus et elles s’en donnent, elles s’en donnent !... Je le sais bien, moi sur qui elles ont tapé !!! C’est une existence horrible, épouvantable !

Allant prendre sa femme par la main et l’amenant tout doucement sur le devant de la scène.

Et je la supportais pourtant, je la supportais, parce que je pouvais me dire que chez moi, à mon foyer, il y avait une chaste et honnête créature qui m’attendait avec des compresses !...

URSULE.

Ah ! c’est trop fort ! et je me demande comment j’ai la patience d’écouter...

LA MUSARDIÈRE.

Ursule... mon Ursule...

URSULE.

Laissez-moi, monsieur.

Entrent Paturel et Albertine bras-dessus bras-dessous.

 

 

Scène XI

 

URSULE, LA MUSARDIÈRE, ALBERTINE, PATUREL, puis MODESTE et ROSALIE

 

URSULE, à Albertine.

Ah ! madame, vous voilà enfin !... Partons, je vous en prie, partons...

Voyant qu’Albertine, au lien de répondre, regarde son mari en souriant.

Eh bien ?...

ALBERTINE.

C’est que... je vous demande pardon... je ne sais comment vous dire...

PATUREL.

Elle ne part plus. Nous nous sommes fait des concessions réciproques, et elle ne part plus, n’est-ce pas, chérie ?...

ALBERTINE.

Non, mon ami.

LA MUSARDIÈRE, à Ursule.

Tu l’entends, Ursule, elle ne part plus... elle pardonne... Toi aussi tu pardonneras...

URSULE.

Jamais ! par exemple...

Elle remonte à gauche.

LA MUSARDIÈRE, à Paturel et Albertine.

Madame !

Albertine va rejoindre Ursule au fond.

Mon ami... je vous en prie, parlez pour moi... dites-lui que ce n’est pas ma faute...

Il met un louis dans la main de Paturel, celui-ci paraît étonné.

Ah ! pardon, l’habitude...

ALBERTINE, à Ursule.

Voyons, madame, laissez-vous fléchir.

URSULE.

Non, jamais, si vous aviez entendu ce qu’il m’a dit tout à l’heure.

Ursule, il ne faut pas faire attention...

PATUREL et ALBERTINE.

Voyons... madame... voyons...

URSULE.

S’il avait l’air de se repentir au moins, s’il promettait... mais regardez-le !...

PATUREL, à La Musardière.

Ah ! madame a raison, vous devriez promettre...

LA MUSARDIÈRE.

Vous croyez ?...

PATUREL.

Oui, nous croyons...

LA MUSARDIÈRE.

Eh bien ! je promets...

ALBERTINE, à Ursule.

Ah ! vous entendez...

LA MUSARDIÈRE.

Oui, je promets, et j’ajoute même, écoutez bien ce que je vais dire, j’ajoute même que je ferai tout ce que je pourrai pour tenir ma promesse...

PATUREL, à Ursule.

On ne peut pas lui demander davantage...

URSULE.

À la bonne heure, mais c’est bien à cause de vous...

LA MUSARDIÈRE, embrassant la main que sa femme lui a tendue.

Ursule, mon Ursule...

Ils remontent.

ROSALIE, entrant de gauche.

Monsieur...

PATUREL

Qu’est-ce que c’est ?

ROSALIE.

Le concierge du boulevard Haussmann est là, monsieur. C’est pour l’appartement du premier étage, il est venu une dame...

ALBERTINE.

Il faut louer, mon ami, il faut louer.

PATUREL.

Pas avant de savoir qui est cette dame. Je ne souffrirai pas que dans une maison bâtie par ta mère...

ALBERTINE.

Ça ne fait rien, mon ami, il faut louer quand même...

Elle remonte à Ursule.

PATUREL, à Rosalie.

Qu’est-ce que c’est que cette dame ?

ROSALIE.

Elle s’appelle mademoiselle Léontine...

LA MUSARDIÈRE, troublé.

Léontine !

ROSALIE.

Elle a dit qu’une personne viendrait de sa part.

Paturel regarde La Musardière. La Musardière fait signe que c’est bien de lui dont il s’agit.

PATUREL, bas à La Musardière.

Comment ! au moment même où vous venez de promettre à votre femme...

LA MUSARDIÈRE, bas.

Il y a un moyen de tout concilier. Vous donnerez l’appartement à Léontine, mais vous défendrez au concierge de me laisser monter chez elle. Est-ce entendu ?...

PATUREL.

Je veux bien, moi.

MODESTE, entrant de gauche.

Les avoués, monsieur, les avoués !...

PATUREL.

Comment, les avoués ?

MODESTE.

Oui, monsieur, on vient de leur part, ils vous envoient ça.

Il donne un papier à Paturel.

PATUREL.

Ah ! la note des frais.

MODESTE, à Rosalie.

Nous, ce ne sont pas des avoués qu’il nous faut, c’est un notaire !...

Tout le monde se rapproche.

PATUREL, lisant.

« Pour avoir pris la parole pendant l’enquête... » pris la parole... il n’y avait pas moyen de lui faire dire un mot !... « pendant l’enquête... » l’enquête... l’enquête !... « examen attentif et minutieux des griefs articulés, contention d’esprit, efforts d’intelligence, etc... etc... deux mille francs... »

Appelant.

Rosalie.

ROSALIE.

Monsieur ?

PATUREL.

Vous direz au concierge qu’il peut louer l’appartement à mademoiselle Léontine.

ROSALIE.

Bien, monsieur...

PATUREL.

Seulement, au lieu de huit mille francs, ce sera dix mille francs.

LA MUSARDIÈRE, s’oubliant.

Comment dix mille... mais il me semblait vous avoir entendu dire comme ça dans la conversation que c’était huit mille ?

PATUREL.

Oui, mon ami... mais il faut bien payer l’avoué.


[1] Les témoins au fond sur les gradins. Prosper est sorti à partir de cc mo ment et jusqu’à la fin de l’acte, les personnages ne changent de position que pour venir déposer devant Camusot.

PDF