Le Livre bleu (Eugène LABICHE - Ernest BLUM)

Comédie en un acte.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 15 juillet 1871.

 

Personnages

 

BEAUFRISARD

THÉOBALD, son neveu

DUCERCEAU, tailleur pour dames

CLOTILDE, femme de Beaufrisard

FRANCISQUINE, femme de chambre

UN DOMESTIQUE

 

La scène se passe à Paris, de nos jours.

 

Un salon chez Beaufrisard ; porte au fond, portes latérales, un secrétaire.

 

 

Scène première

 

BEAUFRISARD, CLOTILDE, puis UN DOMESTIQUE

 

Au lever du rideau, Beaufrisard déguste son café devant une petite table. Clotilde, assise près de lui, lit le journal à haute voix.

CLOTILDE, lisant.

« On lit dans l’Indépendant de la Drôme : Avant-hier, la petite commune de Bessas a été le théâtre d’un phénomène bien rare : une ouvrière de chétive apparence a mis au monde sept enfants... »

BEAUFRISARD, prenant le journal.

Mazette !

Lisant.

« Le père, robuste forgeron, a supporté cette épreuve avec le plus grand courage. »

Se levant enthousiasmé.

Sept enfants, et on parle de la grève des forgerons !...

CLOTILDE, se levant.

Mon ami, j’ai un service à te demander.

BEAUFRISARD.

Parle !

CLOTILDE.

Ma tante Bourgueil donne ce soir un bal... et m’a fait promettre d’y aller.

BEAUFRISARD.

Jamais ! ne me parle pas de ta tante de Bourgueil... nous sommes brouillés à mort !

CLOTILDE.

Mais pourquoi ? une susceptibilité sans motif.

BEAUFRISARD.

Sans motif ? merci !... il y a deux mois nous dînions chez ta tante. On sert un vol-au-vent... il y avait du monde... Quand le plat arrive devant moi, je prends trois boulettes et deux écrevisses... Alors madame ta tante se croit le droit de me dire : « Si vous prenez toutes les écrevisses, il n’en restera plus pour les autres !... » Je sentis le rouge me monter au front, mais je ne répondis pas, je pris une des deux écrevisses dans mon assiette... par la barbe, et je la reposai délicatement dans le plat. Je croyais avoir fait acte de gentilhomme, lorsqu’elle me cria : « Parbleu ! maintenant que vous l’avez tripotée ! » Tripotée ! J’avoue qu’à ce mot je ne fus pas maître de moi, je quittai la table, je pris mon chapeau, et depuis je n’ai pas remis les pieds chez ta tante.

CLOTILDE.

Mauvaise tête !

BEAUFRISARD.

Je lui enverrai ma carte au jour de l’an... parce que tu es son héritière.

CLOTILDE.

Tu n’y penses pas... une femme de soixante-douze ans !

BEAUFRISARD.

Je ne les lui reproche pas... au contraire... mais tant qu’elle ne sera pas venue ici me faire des excuses...

CLOTILDE.

Mais j’ai promis d’aller à son bal.

BEAUFRISARD.

Cela me regarde. Je vais lui écrire : « Madame, il y a des écrevisses qu’un galant homme ne digère pas. »

Il remonte.

CLOTILDE, vivement.

Il ne manquerait plus que ça ! Je me charge de la faire prévenir.

BEAUFRISARD.

Comme tu voudras.

CLOTILDE, à part.

Et ma robe qui est commandée, et le tailleur qui va venir pour me l’essayer.

On entend sonner. À part.

Ah ! mon Dieu ! c’est lui ! que dire ?

UN DOMESTIQUE, entrant.

Monsieur, la nouvelle femme de chambre que vous avez arrêtée pour Madame est là.

BEAUFRISARD.

C’est bien, faites entrer.

Le domestique sort.

Nous allons l’interroger. Avant d’admettre une soubrette dans son intérieur, il faut bien connaître ses tenants et aboutissants.

 

 

Scène II

 

BEAUFRISARD, CLOTILDE, FRANCISQUINE

 

Francisquine paraît et se tient au fond.

BEAUFRISARD.

Approchez, mademoiselle.

À sa femme.

La tenue paraît modeste.

CLOTILDE.

Et convenable.

BEAUFRISARD.

Elle a le nez un peu retroussé... je ne suis pas fou de ça !

CLOTILDE.

Oh ! cela ne prouve rien.

FRANCISQUINE, à part.

Est-ce qu’ils n’ont pas bientôt fini de m’éplucher ?

CLOTILDE.

Comment vous appelez-vous ?

FRANCISQUINE.

Francisquine, madame !

CLOTILDE.

Et que savez-vous faire ?

BEAUFRISARD, assis tous deux.

Oh ! n’allons pas si vite ! explorons d’abord le côté moral.

À Francisquine.

Voyons, ma chère enfant, ne tremblez pas, dites-nous la vérité... toute la vérité. Si vous avez dans votre passé quelque tache, avouez-nous-le, nous ne sommes pas des tigres... je vous mettrai à la porte, bien entendu... mais vous sortirez du moins avec votre conscience.

FRANCISQUINE.

Je n’ai rien à me reprocher, monsieur !...

BEAUFRISARD.

Rien... pas de pompier... pas de coiffeur ?

FRANCISQUINE.

Par exemple !

CLOTILDE.

Mon ami !

BEAUFRISARD.

Je n’insiste pas... je me réserve tout à l’heure d’interroger particulièrement Mademoiselle ! J’espère que vous avez toujours servi dans des maisons honorables.

FRANCISQUINE.

Oh ! monsieur, j’ai refusé, il y a quinze jours, d’entrer chez une dame seule.

CLOTILDE.

Pourquoi ?

FRANCISQUINE, baissant les yeux.

Parce qu’on m’a dit qu’elle n’était jamais seule.

BEAUFRISARD.

Voilà un beau sentiment ! Chez qui serviez-vous avant de vous présenter ici ?

FRANCISQUINE.

Chez un notaire.

BEAUFRISARD.

Marié ?

FRANCISQUINE.

Il me l’a dit.

BEAUFRISARD.

Et vous n’aviez pas de preuves ? Y avait-il une femme dans l’appartement ?

FRANCISQUINE.

Oui, monsieur, mais ce n’est pas toujours une raison.

BEAUFRISARD.

Avez-vous vu de la fleur d’oranger sous un globe ?...

FRANCISQUINE.

Oui, monsieur, je l’ai époussetée.

BEAUFRISARD.

Très bien... je n’ai pas besoin de vous dire que vous en verrez aussi dans notre chambre.

FRANCISQUINE.

J’y compte bien... Sans cela je n’entrerais pas chez Monsieur !

BEAUFRISARD.

Voilà encore un bon sentiment, ça fait deux. Et avant le notaire où étiez-vous ?

FRANCISQUINE.

Chez une rentière.

BEAUFRISARD.

Mariée ?

FRANCISQUINE.

Elle me l’a encore dit !...

BEAUFRISARD.

Y avait-il un mari dans l’appartement ?

FRANCISQUINE.

Il y avait un ancien colonel de je ne sais plus quoi !

BEAUFRISARD.

Et pas de fleur d’oranger ?...

FRANCISQUINE.

Pas l’ombre ! mais des épaulettes sur un coussin rouge, je les ai époussetées.

BEAUFRISARD.

Les épaulettes, ça peut être une preuve... mais j’aime mieux la fleur d’oranger.

CLOTILDE, se levant.

À moi maintenant... Mademoiselle, voici quel sera votre service.

BEAUFRISARD.

Pardon... je n’ai pas fini... le moment est venu d’adresser à Mademoiselle quelques questions personnelles et délicates.

À sa femme.

Laisse-nous, ma bonne... tu reprendras Mademoiselle plus tard.

CLOTILDE.

Ah ! mon ami.

BEAUFRISARD, reconduisant sa femme.

À bientôt ! je te l’envoie dans une minute, prépare tes questions...

Clotilde sort.

FRANCISQUINE, à part.

C’est un examen complet.

 

 

Scène III

 

BEAUFRISARD, FRANCISQUINE

 

BEAUFRISARD.

Ma femme est partie... À nous deux !... Je te connais, tu es une gaillarde.

FRANCISQUINE.

Moi, monsieur ?

BEAUFRISARD.

Tu as servi chez Pomponette, Riche en gorge et autres fruits défendus...

FRANCISQUINE.

Mais je vous jure...

BEAUFRISARD.

Ne le nie pas, c’est pour ça que je t’ai arrêtée.

FRANCISQUINE.

Ah ! bah ! vous êtes donc un farceur ?

BEAUFRISARD.

Moi, du tout !... je suis un naturaliste... j’ai été chargé par la société d’acclimatation de rédiger un mémoire sur la galanterie du dix-neuvième siècle...

FRANCISQUINE, à part.

S’il croit me faire avaler ça !...

BEAUFRISARD.

Et j’ai besoin de renseignements... de détails... de conseils... Ainsi, par exemple, quand une femme reçoit vos hommages, vos cadeaux et ne vous accorde absolument que des pantoufles en tapisserie... qu’est-ce qu’il faut faire ?

FRANCISQUINE.

Eh ! je comprends, la demoiselle vous fait poser...

BEAUFRISARD, s’oubliant.

Oh ! oui !

Se reprenant.

C’est-à-dire, non ! je te questionne pour mon mémoire... l’acclimatation.

FRANCISQUINE.

Oh ! monsieur, c’est bien simple : quand une femme vous traîne en longueur, il faut donner un bracelet à son amie intime.

BEAUFRISARD, étonné.

Tiens !

Apercevant Théobald qui entre.

Silence ! mon neveu !

 

 

Scène IV

 

BEAUFRISARD, FRANCISQUINE, THÉOBALD

 

THÉOBALD, entrant.

Mon oncle... Tiens... Francisquine.

FRANCISQUINE.

Monsieur Théobald !

BEAUFRISARD.

Vous vous connaissez ?

THÉOBALD.

C’est-à-dire... Mademoiselle était femme de chambre chez...

FRANCISQUINE.

Mademoiselle Stéphanie.

THÉOBALD.

Une rentière !

BEAUFRISARD.

Mariée ?

FRANCISQUINE.

Non... pas de fleur d’oranger.

BEAUFRISARD.

Je comprends... Théobald !... votre conduite me navre... Depuis longtemps je me doutais de quelque chose, le billet de cinq cents que vous m’empruntez tous les mois...

THÉOBALD.

C’est pour une bonne œuvre... un invalide de cent deux ans... qui soutient sa mère.

BEAUFRISARD, touché.

Ah ! c’est bien, ça !... un invalide de cent deux ans qui soutient...

Par réflexion.

Ah çà ! me prends-tu pour un imbécile !...

FRANCISQUINE, venant au milieu.

Ah ! ne faites donc pas le sévère !

À Théobald.

M. votre oncle est un sournois qui de son côté acclimate une cocotte !

BEAUFRISARD.

Par exemple, c’est faux !

FRANCISQUINE.

Soyez tranquille ! je ne le dirai pas à votre femme.

Elle entre à droite.

 

 

Scène V

 

BEAUFRISARD, THÉOBALD

 

BEAUFRISARD, à part.

Est-elle bête d’avoir dit ça ! Elle me met dans une fausse position vis-à-vis de Théobald... Je n’ai plus de prestige.

THÉOBALD, à Beaufrisard.

Dites donc... c’est ma tante qui ne sera pas contente !...

BEAUFRISARD.

Chut ! Tais-toi ! pas un mot !

THÉOBALD.

Comment ! à votre âge !

BEAUFRISARD.

Que veux-tu, mon ami ? je n’ai pas eu de jeunesse !

THÉOBALD.

Ah ! pauvre oncle !

BEAUFRISARD.

Martyr de l’industrie... J’ai passé vingt-sept ans de ma vie à fabriquer du gutta-percha sans me déranger... Tant que j’ai été dans le gutta-percha, je ne me suis pas dérangé.

THÉOBALD.

Et maintenant vous folichonnez ?

BEAUFRISARD.

C’est-à-dire... je folichonne... si on peut appeler ainsi quelques visites que je rends, à titre d’ami, à mademoiselle Réséda.

THÉOBALD.

Réséda ! où avez-vous cueilli ce pot de fleurs ?

BEAUFRISARD.

Oh ! c’est une aventure... je l’ai cueilli sur le bateau à vapeur de Rueil à Bougival. Je venais de voir la machine de Marly... Tu comprends, un homme retiré des affaires doit avoir vu la machine de Marly ; ce n’est pas intéressant, mais c’est à voir. Je me trouvais assis sur le bateau à côté d’une blonde éblouissante, avec une ombrelle verte. Je lui avais déjà dit deux ou trois fois sans penser à mal : Ce site est vraiment enchanteur ! Pas de réponse. Arrivé à la hauteur de la Grenouillère... on demande le prix des places, Réséda se trouble, pâlit... elle avait oublié son porte-monnaie. Pauvre enfant ! C’était cinq sous... je paie pour elle.

THÉOBALD.

On peut se fendre de ça.

BEAUFRISARD.

Au chemin de fer, même embarras, même courtoisie... c’était vingt sous... j’y étais d’un franc vingt-cinq... Jusqu’à un certain point cela me donnait des droits... Aussi à Nanterre... te le dirai-je ? je me sens pris d’une mauvaise pensée, et ne trouvant rien à lui dire, je lui répète : Ce site est vraiment enchanteur !... Elle me paye d’un sourire.

THÉOBALD.

Dame !... pour vingt-cinq sous.

BEAUFRISARD.

Nous arrivons à Paris... il pleuvait ; je me dispose à lui offrir la moitié de mon parapluie, lorsqu’elle me dit avec un sourire de duchesse : « Monsieur, je suppose que vous êtes un galant homme. – Oh ! madame ! – Eh bien !... prêtez-moi deux francs vingt-cinq pour prendre un fiacre. » Je m’exécutai en gentilhomme, et je lui répondis avec un sourire d’homme du monde : « Madame, deux francs vingt-cinq et un franc vingt-cinq font trois francs cinquante, mais ça ne presse pas ! » Alors elle me tendit sa carte avec une grâce charmante, rue de Provence, 90.

THÉOBALD.

Tiens !... Stéphanie demeure rue de la Victoire, 91.

BEAUFRISARD.

Qui ça, Stéphanie ?

THÉOBALD.

Eh bien ! mon Réséda à moi.

BEAUFRISARD, à part.

Impossible de le gronder ! Je suis dans une fausse position.

THÉOBALD.

Est-ce drôle ?... la maison de Réséda et celle de Stéphanie sont accotées l’une contre l’autre... nous nous tournons le dos... Seulement, moi je loge rue de la Victoire !

BEAUFRISARD.

Moi... pas encore... mais j’espère... Le lendemain, je me présentai chez cette dame, à l’heure de midi.

THÉOBALD.

Pour opérer votre petit recouvrement, les trois francs cinquante.

BEAUFRISARD.

Il n’en fut pas question. On est homme du monde... Oh ! mon ami ! quel luxe ! quel mobilier ! Le salon est tout en marqueterie.

THÉOBALD.

Comme chez Stéphanie !

BEAUFRISARD.

Et puis, il y a, en face de la cheminée, un portrait de général espagnol en grand costume... Le gérant de la maison, sans doute.

THÉOBALD.

Chez Stéphanie, il y a aussi un général, mais il est polonais.

BEAUFRISARD.

Noble peuple ! Moi, mon général, l’Espagnol, m’ennuie un peu... il absorbe Réséda, qui ne peut recevoir que de midi à une heure.

THÉOBALD.

Chez Stéphanie, c’est d’une heure à deux.

BEAUFRISARD.

Hier, je m’étais attardé un peu... À une heure dix le général a sonné.

THÉOBALD.

Bigre !

BEAUFRISARD.

Je n’ai eu que le temps de me jeter dans un étroit placard.

THÉOBALD.

Et comment vous êtes-vous tiré de là ?

BEAUFRISARD.

Ah ! mon ami ! je ne sais pas si c’est la peur qui m’avait gonflé... impossible de sortir, il a fallu envoyer chercher un serrurier pour démonter la porte.

THÉOBALD.

Et Réséda vous a sans doute récompensé de vos peines ?

BEAUFRISARD.

Non... et ça me désole... chaque fois que je veux causer... sérieusement... elle me répond : Pour qui me prenez-vous ?

THÉOBALD.

Vous ne connaissez pas ces dames... il y a un moyen de les toucher.

BEAUFRISARD.

Je l’ai employé, il y a trois jours !... je lui ai offert un bracelet de sept cent vingt-deux francs...

THÉOBALD.

Quel drôle de compte !

BEAUFRISARD.

C’est un bracelet de sept cent trente... mais j’ai marchandé, je l’ai eu pour sept cent vingt-deux. Elle m’a répondu : J’accepte parce que c’est une bagatelle... Une bagatelle, sept cent vingt-deux francs !

THÉOBALD.

Et ça ne l’a pas touchée ?

BEAUFRISARD.

Oh ! si ! elle a été charmante ! elle m’a offert sa photographie... avec une paire de pantoufles brodées de sa main.

THÉOBALD.

Tiens... Stéphanie aussi.

BEAUFRISARD, allant chercher, dans le meuble, à droite, une paire de pantoufles.

La voici.

THÉOBALD, allant chercher, au fond, à gauche, dans son pardessus déposé sur une chaise, aussi des pantoufles.

La voilà !

Examinant celle de Beaufrisard.

Ah ! c’est curieux, le même dessin !

BEAUFRISARD.

Seulement... les miennes sont trop petites.

THÉOBALD.

Tiens ! les miennes sont trop grandes.

BEAUFRISARD.

Dis donc, puisque c’est le même dessin, si nous changions ?

THÉOBALD.

J’allais vous le proposer.

Ils échangent leurs pantoufles.

BEAUFRISARD.

Tu marcheras dans mes souvenirs et je marcherai dans les tiens.

THÉOBALD.

Et voilà tout ce que vous avez obtenu ?

BEAUFRISARD.

Mon Dieu, oui !... Vois-tu, pour plaire dans ce monde-là... il me manque une chose que je ne peux pas acquérir.

THÉOBALD.

Quoi donc ?

BEAUFRISARD.

Je ne suis pas assez moderne... j’ai eu beau m’abonner au Figaro, au Gaulois, au Tintamarre, pour me mettre au courant, je suis toujours en retard ; ainsi hier, je lui raconte une anecdote que j’ai lue dans un de mes journaux... peut-être dans les trois, et elle me répond : C’est un potinet... J’ai souri, comme si je comprenais, mais je n’ai rien compris.

THÉOBALD.

Un potinet, c’est un petit potin, un cancan.

BEAUFRISARD.

Ah ! potinet... cancan... très bien... je vais le noter... Il faudra que tu m’apprennes des mots modernes... que je placerai par-ci, par-là... En voilà déjà un bon... potinet.

THÉOBALD.

Mon oncle, voulez-vous que je vous dise ? vous ne savez pas vous y prendre... vous marivaudez... vous leur dites : Ce site est vraiment enchanteur !... Ce n’est pas cela... il faut brusquer.

BEAUFRISARD.

Brusquer !... Tu en parles bien à ton aise... Moi, ce n’est pas mon genre... je filerais plutôt le sentiment.

THÉOBALD, qui aperçoit Clotilde qui entre de droite.

Chut ! ma tante.

 

 

Scène VI

 

BEAUFRISARD, THÉOBALD, CLOTILDE

 

CLOTILDE.

Je viens d’installer la nouvelle femme de chambre, qui me paraît fort convenable.

THÉOBALD, saluant.

Ma tante !...

CLOTILDE, à Théobald.

Et votre thèse, quand la passez-vous ?

THÉOBALD.

Mais...

BEAUFRISARD.

Aujourd’hui... Théobald vient me chercher pour assister à son triomphe.

THÉOBALD.

Moi ?

BEAUFRISARD.

Nous n’avons pas de temps à perdre, il faut que nous soyons à l’école de droit à midi précis... parce qu’à une heure, le général...

Se reprenant.

c’est le tour d’un autre élève.

CLOTILDE.

Je ne vous retiens pas... Bonne chance, Théobald.

THÉOBALD, saluant.

Ma tante !

Bas à Beaufrisard.

Pourquoi parlez-vous de ma thèse ?... Qu’est-ce que nous dirons en rentrant ?

BEAUFRISARD, bas.

Nous dirons que tu as été refusé.

THÉOBALD.

Merci ! vous allez me faire passer pour un crétin !

BEAUFRISARD, bas.

Ça nous permettra de recommencer cette petite promenade.

Haut.

Adieu, chère amie.

Il sort avec Théobald par le fond.

 

 

Scène VII

 

CLOTILDE, puis FRANCISQUINE

 

CLOTILDE.

Il est parti... Je tremblais toujours de voir arriver le tailleur avec ma robe de bal. Relisons ma lettre.

Elle tire une lettre de sa poche et lit.

« Monsieur, ma soirée est remise... ne m’apportez pas ma robe... j’irai l’essayer... demain vers deux heures. »

FRANCISQUINE, entrant de droite.

Madame...

CLOTILDE, surprise.

Oh !

Elle cache vivement la lettre dans sa poche.

FRANCISQUINE, à part.

Tiens ! je flaire un poulet.

Haut.

Madame, que faut-il faire de ces dentelles que j’ai trouvées sur votre table à ouvrage ?

CLOTILDE.

C’est bien !... posez-les là !... Une autre fois, je vous serais obligée de frapper avant d’entrer.

FRANCISQUINE.

Oui, madame... Madame veut-elle que je porte sa lettre à la poste ?

CLOTILDE.

Quelle lettre ?... Je ne sais pas ce que vous voulez dire ?

FRANCISQUINE.

Il ne faudrait pas que Madame fît cette réponse à Monsieur. Avec moi, ça n’a pas d’importance, mais Monsieur s’apercevrait bien que Madame ne dit pas la vérité !

CLOTILDE.

Voilà qui est d’une impertinence !...

FRANCISQUINE.

Ce n’est pas moi qui suis impertinente... c’est la lettre...

Désignant la poche de Clotilde.

Madame ne l’a pas assez enfoncée...

CLOTILDE.

Cette lettre... est une lettre d’affaires...

FRANCISQUINE.

Madame écrit à son notaire ?...

CLOTILDE.

Que vous importe ?...

FRANCISQUINE.

Je regrette bien que Madame ne me connaisse pas davantage. Madame aurait sans doute plus de confiance en moi, et je pourrais peut-être lui être utile dans la circonstance difficile où elle se trouve.

CLOTILDE.

Mais je ne me trouve dans aucune circonstance difficile, mademoiselle.

FRANCISQUINE.

Ce n’est pas là ce que je voulais dire, mais il arrive souvent que les dames ont de petits secrets à cacher à leurs maris, et quand on n’a pas l’habitude de dissimuler...

CLOTILDE.

Il paraît que vous l’avez, vous ?...

FRANCISQUINE.

Mon Dieu ! ça m’est venu sans y penser... J’étais en service chez une personne... mademoiselle Stéphanie, que je ne veux en aucune façon comparer à Madame... Elle était un peu novice... D’abord... elle ne savait jamais trouver un prétexte et ça la gênait beaucoup dans sa profession...

CLOTILDE.

Quelle profession ?...

FRANCISQUINE.

Elle était dans l’enseignement supérieur.

CLOTILDE.

Ah !

FRANCISQUINE.

C’est alors qu’une de ses amies... plus avancée en grade... la voyant toujours embarrassée pour la moindre des choses, s’est amusée à lui faire un petit recueil de prétextes qu’elle a appelé le Livre bleu... à cause de la couverture, et dans lequel, guidée par une solide expérience, elle a à peu près tout prévu.

CLOTILDE.

Tiens, drôle d’idée !... Et ce recueil ?...

FRANCISQUINE.

Je l’ai, madame... on m’a permis de l’emporter. Du reste, la dame en question n’en avait plus besoin... elle le savait par cœur...

CLOTILDE.

Elle s’en est donc servie ?

FRANCISQUINE.

C’est-à-dire qu’aujourd’hui encore, elle ne se sert pas d’autre chose... Et si feu M. Talleyrand lui-même trouvait dans son boudoir un régiment de cuirassiers, elle lui prouverait que ce sont des armoires à glace.

CLOTILDE, souriant.

Ah ! c’est un peu fort... et je serais curieuse...

FRANCISQUINE, tirant de sa poche un livre à couverture bleue.

Le voici, madame.

CLOTILDE.

Ah !

Hésitant à le prendre.

Et ce livre peut être lu par tout le monde ?

FRANCISQUINE.

Oh ! ne craignez rien... je l’ai lu, moi... et si Madame veut seulement y jeter les yeux...

CLOTILDE, prenant le livre et passant à droite.

Ah ! mon Dieu !... c’est par pure curiosité.

Lisant.

« Premier prétexte. Pour le cas où l’on rentre entre une heure ou deux du matin... dire que la roue du fiacre s’est cassée... Pour le cas où l’on rentre entre quatre et six heures... dire qu’on a passé la nuit à soigner une amie qui a une fièvre typhoïde... Nota. Comme cette fièvre se gagne, il est rare que l’explication se prolonge. »

Parlé.

Quel drôle de livre...

Lisant.

« Pour le cas où... »

S’arrêtant.

Ah !

FRANCISQUINE.

Madame a trouvé son affaire ?

CLOTILDE.

Oui... c’est-à-dire...

Lisant.

« Pour le cas où l’on veut aller en soirée quand Monsieur s’y oppose, voir pages 22, 14 et 17.»

Vivement.

Voyons page 22.

FRANCISQUINE.

Oh ! Madame peut être tranquille et aller au bal si cela lui convient.

CLOTILDE.

Qui vous a dit que j’allais au bal ?

FRANCISQUINE.

Tout d’abord le petit cri qu’a poussé Madame à la page 9, et puis ces dentelles qui s’étalaient mélancoliquement sur la table de Madame.

CLOTILDE.

Au fait... Je n’ai pas à m’en cacher... j’ai une soirée chez ma tante, mais mon mari se refuse à m’y conduire.

FRANCISQUINE.

Ne vous occupez pas de ça... faites-moi votre confession... Après ?...

CLOTILDE.

Quoi ? après ?...

FRANCISQUINE.

Ce n’est pas tout.

CLOTILDE.

Absolument.

FRANCISQUINE.

Allons donc ! et cette lettre qui continue à sortir de votre poche... Pas assez profondes, ces poches-là !

CLOTILDE.

Je l’écrivais à mon tailleur pour lui dire de ne pas apporter la robe... parce que si mon mari la voyait...

FRANCISQUINE.

Et c’est tout ? tout ? tout ?

CLOTILDE.

Mais certainement, voyez l’adresse !

Elle lui montre la lettre.

FRANCISQUINE, à part.

Ah ! pauvre femme ! Vertueuse... et persécutée, ça me change... ça m’intéresse.

Haut.

Vous irez à ce bal ; et pour commencer laissez venir la robe...

CLOTILDE.

Mais si mon mari rentre... que lui dire ?...

FRANCISQUINE.

Pages 22, 14 et 17. Où sont vos diamants, vos bijoux ?...

Elle remonte.

CLOTILDE.

Dans ce tiroir... Mais j’ai peur...

FRANCISQUINE, passe à droite et va au meuble, tirant du tiroir les objets annoncés.

Un petit bracelet... maigre... un collier... navrant, et un camée... sur coquille... Vous n’avez que ça ?

CLOTILDE.

Oui...

FRANCISQUINE.

C’est honteux !

CLOTILDE.

Et encore, est-ce ma tante qui me les a donnés... à l’insu de mon mari... il ne les connaît pas...

FRANCISQUINE.

Eh bien ! il les connaîtra !... et nous lui en ferons donner d’autres.

CLOTILDE.

D’autres diamants ?...

FRANCISQUINE.

Nous avons un chapitre de douze pages sur ce sujet.

Elle aide Clotilde à mettre ses bijoux.

CLOTILDE.

Pourvu qu’il ne rentre pas... il est très colère.

FRANCISQUINE.

Bonne chose, les hommes colères ! on en tire tout ce qu’on veut... Voir page 40 : « L’orage fait pousser la moisson. »

On entend sonner au-dehors.

CLOTILDE, effrayée.

Ah ! mon Dieu ! on sonne... c’est lui... ôtez-moi tout ça !

FRANCISQUINE.

Ne bougez pas !

 

 

Scène VIII

 

CLOTILDE, FRANCISQUINE, DUCERCEAU

 

DUCERCEAU, entrant par le fond avec un carton à robes sur le bras.

Mesdames... mes hommages.

CLOTILDE.

C’est le tailleur !

FRANCISQUINE.

Une ancienne connaissance... Ça va bien, monsieur Ducerceau ?...

DUCERCEAU.

Mademoiselle Francisquine ! Vous avez donc quitté ces dames ?...

FRANCISQUINE.

Oui... je suis maintenant dans la bourgeoisie... je me recueille.

CLOTILDE.

Dépêchez-vous, monsieur Ducerceau... car si mon mari rentrait...

DUCERCEAU.

Je serais enchanté de lui présenter mes hommages.

Passant près de la table.

FRANCISQUINE.

Non... ne lui présentez rien du tout... Monsieur ne sait pas que Madame a pris un tailleur, et, vous savez, il y a des maris qui n’aiment pas ça !

DUCERCEAU.

À qui le dites-vous ? je suis obligé de me faire passer dix fois par jour pour tout ce que je ne suis pas... Tantôt on me présente comme un employé du gaz qui vient régler le compteur... une autre fois je suis le coiffeur... un jour on m’a fait poser des sonnettes...

CLOTILDE, riant.

Ah ! c’est charmant !

Elle va ouvrir le carton ou se trouve la robe.

DUCERCEAU.

Mais, madame, tout à l’heure j’ai été forcé d’arracher une dent.

FRANCISQUINE.

Une dent ?

DUCERCEAU.

J’étais chez une dame... sérieuse… toutes mes clientes sont sérieuses.

FRANCISQUINE, à part.

Vieux farceur !

DUCERCEAU.

Le monsieur...

Se reprenant.

le mari rentre... La femme, troublée, me présente comme dentiste. Alors il me dit : « Ça se trouve à merveille, j’ai une dent qui me fait mal... » Et il m’a fallu opérer... avec une pince à vin de Champagne... Il m’a donné dix francs.

FRANCISQUINE.

C’est toujours ça !

CLOTILDE, près du carton.

Mais, monsieur Ducerceau, le corsage n’est pas terminé !...

DUCERCEAU.

Il n’y a que deux points à faire... j’ai là tout ce qu’il me faut.

CLOTILDE, remonte à gauche.

Non... pas ici... Si M. Beaufrisard rentrait... Tenez... entrez là... je vais vous installer.

DUCERCEAU.

Avez-vous les dentelles ?

CLOTILDE.

Oui... Francisquine, apportez les dentelles.

Elle entre à gauche avec Ducerceau.

FRANCISQUINE.

Voilà, madame !... Pauvre petite femme ! je veux qu’elle aille au bal, et elle ira !...

Elle entre à gauche.

 

 

Scène IX

 

BEAUFRISARD, seul

 

Beaufrisard entre au moment où Francisquine disparaît ; il est sombre et tient un mouchoir sur sa joue.

Tout cela est bien étrange... j’arrive chez Réséda à midi... mon heure. Je lui trouve un petit air embarrassé qui n’était pas naturel... évidemment je la gênais... Je lui propose de venir passer la soirée avec elle... elle me répond qu’elle a une névralgie horrible, et que son médecin vient de lui ordonner un bain de trois heures et demie... Ça me paraît long pour un bain... Je ne dis rien, mais je remarque à son doigt une bague que je ne lui connaissais pas... elle me dit que c’est du faux... que ça lui coûte neuf francs... je lui en offre quinze, elle refuse, alors j’avise, étalée sur un meuble, une robe de bal... elle me répond qu’elle vient de la gagner à la loterie pour vingt sous ; je lui en offre dix-sept francs, elle refuse... tout à coup j’entends quelqu’un se moucher dans un boudoir... ce n’était pas le nez du général, je l’aurais reconnu... j’ouvre la porte, et je trouve un monsieur laid et prétentieux ; elle me le présente comme son dentiste... Voulant avoir raison de tous ces mensonges je me campe dans un fauteuil et je dis : Monsieur, j’ai une dent qui me fait mal, arrachez-la moi ! Et il me l’arrache pour dix francs ! Tout cela est bien étrange. Théobald a raison, je marivaude trop. Demain, à midi un quart, je brusque ! à moins de circonstances indépendantes de ma volonté... Puisque j’ai ma soirée libre, je vais en profiter pour faire sortir ma femme ; j’ai refusé de la mener au bal... il fait beau... nous irons nous asseoir aux Champs-Élysées sur les chaises... ce sera une compensation.

 

 

Scène X

 

BEAUFRISARD, CLOTILDE, puis FRANCISQUINE, puis DUCERCEAU, puis THÉOBALD

 

CLOTILDE, entrant et parlant à la cantonade.

Vous entendez... rapprochez les volants !

BEAUFRISARD.

Hein ?...

CLOTILDE, interdite.

Ah ! c’est toi... déjà !...

BEAUFRISARD.

J’arrive... À qui parlais-tu donc ?

CLOTILDE.

Mais... à ma femme de chambre.

À part.

Et ce monsieur qui est là !

Haut.

Eh bien ! et Théobald ?

BEAUFRISARD.

Quoi, Théobald ?

CLOTILDE.

Sa thèse ?

BEAUFRISARD.

Il est refusé !... oh ! ça n’a pas été long ! on lui a dit : Levez-vous, il s’est levé... et on lui a dit : Asseyez-vous !

CLOTILDE.

Le pauvre garçon... Est-ce que tu vas sortir ?...

BEAUFRISARD.

Moi... non... je rentre... Dis donc, j’ai des projets pour ce soir... le temps est charmant... nous irons nous asseoir aux Champs-Élysées... nous regarderons passer les voitures.

CLOTILDE.

Ce soir... oh ! mon ami, c’est impossible.

BEAUFRISARD.

Pourquoi ?

CLOTILDE.

J’ai une névralgie horrible...

BEAUFRISARD.

Tiens ! il y en a beaucoup en ce moment.

CLOTILDE.

Mon médecin sort d’ici... il m’a ordonné un bain de trois heures et demie.

BEAUFRISARD.

Ah ! bah !

À part.

C’est curieux, par exemple !

CLOTILDE, à part.

J’ai trouvé ça dans le Livre bleu.

BEAUFRISARD.

Mais tu n’y penses pas... trois heures et demie de bain.

CLOTILDE.

Oh ! pas une minute de moins !... le docteur l’a bien recommandé...

BEAUFRISARD.

Oui... je sais que ça s’ordonne... c’est la mode.

Apercevant le collier au cou de Clotilde.

Tiens !

CLOTILDE.

Quoi ?

BEAUFRISARD.

Voilà un collier que je ne te connaissais pas.

CLOTILDE, à part.

Oh ! maladroite.

Haut.

Comment le trouves-tu ?

BEAUFRISARD.

Je le trouve très joli... mais...

CLOTILDE.

Oh ! il ne m’a pas coûté cher, va... c’est du faux.

BEAUFRISARD, stupéfait.

Du faux !

À part.

Comme là-bas !

CLOTILDE.

Je l’ai payé trente-sept francs.

BEAUFRISARD.

Je t’en offre quarante !

CLOTILDE, vivement.

Oh ! non !

BEAUFRISARD, à part.

Elle refuse... comme là-bas !

FRANCISQUINE, entrant avec une robe de bal.

Madame, voici la robe !

BEAUFRISARD.

Qu’est-ce que c’est que ça ? une robe de bal !

CLOTILDE, à part.

Allons, bien !

FRANCISQUINE, avec aplomb.

C’est une robe que Madame vient de gagner à la loterie... pour vingt sous.

Elle porte la robe au fond à droite sur une chaise.

BEAUFRISARD.

Juste !...

Arpentant la scène.

Sapristi !... sapristi !... sapristi !...

À part.

C’est de la féerie !... il y a un truc là dessous.

On entend Ducerceau se moucher violemment dans la coulisse.

Hein ?... comme là-bas !

Haut.

Réséda !...

Se reprenant.

Clotilde !... il y a un homme dans cette chambre... quel est cet homme ?

FRANCISQUINE, bas à Clotilde.

Page 18 ! Dites que c’est l’accordeur.

BEAUFRISARD.

Quel est cet homme, madame ?

CLOTILDE, résolument.

C’est l’accordeur.

BEAUFRISARD.

Très bien ! nous allons lui faire accorder le piano !

CLOTILDE, bas à Francisquine.

Pourvu qu’il sache !

FRANCISQUINE. bas.

Il sait tout !

BEAUFRISARD, ouvrant la porte.

Sortez, monsieur, sortez.

DUCERCEAU, entrant.

Madame, je suis...

BEAUFRISARD, le reconnaissant.

Le dentiste !

DUCERCEAU.

Mon client !

BEAUFRISARD, le prenant au collet.

Expliquons-nous, monsieur !

DUCERCEAU.

Aïe ! ne serrez pas !

BEAUFRISARD.

Accordeur ici... dentiste là-bas... qui êtes-vous ?

THÉOBALD, entrant par le fond.

Bonjour, mon onde...

BEAUFRISARD.

Bonjour...

Secouant toujours Ducerceau.

Qui êtes-vous ? répondez !...

THÉOBALD, regardant Ducerceau.

Tiens !... le pédicure !...

BEAUFRISARD.

Pédicure à présent.

Il le lâche.

Il suffit... Vos armes, monsieur ?...

DUCERCEAU.

Je n’en ai pas.

BEAUFRISARD.

Je les accepte... Demain à sept heures, bois de Vincennes... pavillon du Garde.

DUCERCEAU.

Très bien, monsieur !

CLOTILDE.

Un duel !

DUCERCEAU, bas à Clotilde.

Je n’irai pas... mais ce soir je vous enverrai ma note.

Il sort par le fond.

CLOTILDE, bas à Francisquine.

Sa note ! Mais je n’ai pas d’argent !

FRANCISQUINE, bas.

Et le Livre bleu !... une lettre à écrire.

Clotilde et Francisquine sortent.

Venez.

BEAUFRISARD.

Nous nous expliquerons plus tard, madame.

 

 

Scène XI

 

BEAUFRISARD, THÉOBALD, puis UN DOMESTIQUE, puis FRANCISQUINE

 

THÉOBALD.

Comment ! vous allez vous battre ?

BEAUFRISARD.

Moi ! qui est-ce qui a parlé de ça ?

THÉOBALD.

Vous lui avez dit : Bois de Vincennes... pavillon du Garde !

BEAUFRISARD.

J’ai dit ça ?

THÉOBALD.

Certainement.

BEAUFRISARD.

Alors, ça m’a échappé... je retire le mot. J’ai bien d’autres préoccupations... Mon ami, il m’arrive quelque chose de renversant...

THÉOBALD.

Quoi donc ?

BEAUFRISARD.

Réséda a une névralgie, ma femme aussi...

THÉOBALD.

Tiens !

BEAUFRISARD.

Réséda prend un bain de trois heures et demie... et ma femme aussi...

THÉOBALD.

Mais Stéphanie aussi !

BEAUFRISARD.

Ah ! bah !... Ma femme a des diamants... que je ne lui ai pas donnés... et elle me répond...

THÉOBALD.

C’est du faux ! Comme Stéphanie !

BEAUFRISARD.

Ah ! bah !... Enfin je trouve une robe de bal...

THÉOBALD.

Et Stéphanie me soutient qu’elle l’a gagnée à la loterie... pour vingt sous !

BEAUFRISARD.

Juste ! comme Réséda ! comme ma femme ! c’est à devenir fou !

UN DOMESTIQUE, entrant du fond.

Une lettre pour Monsieur.

BEAUFRISARD, prenant la lettre.

C’est bien... laissez-nous !

Le domestique sort.

Tiens ! c’est de Réséda...

Lisant.

« Mon cher ami, j’ai fait une folie... un malheureux couvreur est tombé d’un cinquième. »

Parlé.

Ah ! pauvre homme !

Lisant.

« Il laisse une veuve et six enfants... j’ai promis un petit fonds de mercerie... »

THÉOBALD.

Méfiez-vous... c’est une carotte... on me l’a faite la semaine dernière...

FRANCISQUINE, entrant de droite.

Une lettre pour Monsieur.

BEAUFRISARD.

C’est bien, laisse-nous.

Francisquine sort. Examinant la lettre.

Tiens ! c’est de ma femme !... quelle drôle d’idée de m’écrire !...

Lisant.

« Mon cher ami, j’ai fait une folie. Un malheureux couvreur est tombé d’un cinquième... »

THÉOBALD.

Ah !

BEAUFRISARD.

Encore !... ça continue... Eh bien ! mon ami, c’est comme cela depuis ce matin ! Ma maison est un écho de l’autre.

THÉOBALD.

À votre place, je consulterais une somnambule.

BEAUFRISARD.

Oh ! je n’ai pas besoin de consulter... ma femme a découvert Réséda... elles s’entendent.

THÉOBALD.

Oh ! quelle idée !

BEAUFRISARD.

Rends-moi un service... cours chez elle, 90, rue de Provence...

THÉOBALD.

Oui... derrière Stéphanie...

BEAUFRISARD.

Et tâche de savoir ce qu’il en est... Couvres-la d’or s’il le faut... Tiens ! voilà quarante francs.

THÉOBALD.

Oh ! ce n’est pas assez.

BEAUFRISARD.

Promets-lui tout ce qu’elle voudra... sans fixer la somme... Va ! va !

THÉOBALD.

Je cours et je reviens.

Il sort par le fond.

 

 

Scène XII

 

BEAUFRISARD, FRANCISQUINE

 

BEAUFRISARD, seul.

Il est évident qu’elles se sont donné le mot.

Sonnant.

Je vais le savoir... Cette Francisquine est à ma dévotion... et en la couvrant d’or aussi...

FRANCISQUINE, entrant.

Monsieur a sonné ?

BEAUFRISARD.

Dis-moi tout ce que tu sais...

FRANCISQUINE.

Sur quoi ?

BEAUFRISARD, tirant un billet de sa poche.

Tiens ! voilà un billet de cinquante francs...

FRANCISQUINE, avançant la main.

Ah ! monsieur !

BEAUFRISARD, retirant sa main.

Un instant... Je te le montre... parce que si tu ne me dis rien... je ne te donnerai rien... Maintenant parle...

FRANCISQUINE.

Je ne demande pas mieux... De quoi faut-il parler ?

BEAUFRISARD.

Ma femme a des relations avec Réséda... j’en suis sûr !

FRANCISQUINE.

Ah ! bah !

À part.

Un amoureux ! Ah ! des cachotteries avec moi... ce n’est pas bien !

BEAUFRISARD.

Elle l’a vue aujourd’hui.

FRANCISQUINE.

Ce n’est pas ici toujours.

BEAUFRISARD.

Où se sont-elles rencontrées ?... Je n’en sais rien...

FRANCISQUINE.

Qui ça... elles ?

BEAUFRISARD.

Ces dames !

FRANCISQUINE.

Comment ! c’est donc une dame, M. Réséda ?

BEAUFRISARD.

Parbleu ! c’est la petite...

Se reprenant

la petite femme de mon notaire.

FRANCISQUINE.

Ah ! non ! il ne faut pas me la faire, celle-là.

BEAUFRISARD.

Mais que supposez-vous donc, mademoiselle ?

FRANCISQUINE.

Ça me paraît clair... vous craignez que Madame n’ait fait une visite... à votre jardin d’acclimatation.

BEAUFRISARD.

Je proteste !

FRANCISQUINE.

Eh bien !... rassurez-vous... elle n’est pas sortie... elle ne sait rien...

BEAUFRISARD.

Ah !

FRANCISQUINE.

Allons ! donnez-moi vos cinquante francs.

BEAUFRISARD.

Mais...

FRANCISQUINE, avec menace.

Ah ! donnez !

BEAUFRISARD, vivement.

Les voilà !... mais parce que tu es une fille honnête... et que tu me sers depuis longtemps.

FRANCISQUINE, bas.

Chut ! Madame !

 

 

Scène XIII

 

BEAUFRISARD, FRANCISQUINE, CLOTILDE

 

CLOTILDE, entrant et bas à Francisquine.

Eh bien ?... et ma lettre ?...

FRANCISQUINE, bas.

Il est dompté !... Vous pouvez lui demander maintenant tout ce que vous voudrez.

CLOTILDE.

Et s’il refuse ?

FRANCISQUINE, bas.

S’il refuse...

Détachant un bouquet de sa ceinture.

vous lui mettrez sous le nez ce bouquet de réséda.

Elle passe au 3.

CLOTILDE.

Mais expliquez-moi...

FRANCISQUINE.

Plus tard... je n’ai pas le temps.

Elle sort.

 

 

Scène XIV

 

BEAUFRISARD, CLOTILDE

 

CLOTILDE, à part.

Ce bouquet de réséda... je ne comprends pas.

BEAUFRISARD, à part.

Cette figure calme et souriante... elle ne sait rien...

CLOTILDE.

Mon ami... j’ai une nouvelle à t’apprendre... Promets-moi de ne pas te fâcher.

BEAUFRISARD.

De quoi s’agit-il ?...

CLOTILDE.

Je viens de recevoir un billet de ma tante... elle compte absolument... sur nous ce soir.

BEAUFRISARD.

A-t-elle retiré l’écrevisse ?...

CLOTILDE.

Non, mais...

BEAUFRISARD.

Alors je refuse !

À part.

Puisqu’elle ne sait rien !

CLOTILDE.

Mais une femme de son âge ne peut faire des excuses...

BEAUFRISARD.

Je refuse !

CLOTILDE.

Bien décidément ?

BEAUFRISARD.

Bien décidément.

CLOTILDE, lui plaçant sous le nez le bouquet de réséda.

Oh ! mon ami...

BEAUFRISARD, à part.

Réséda ! Saperlotte !... elle sait tout !

Haut.

Après ça, pour peu que tu désires aller à ce bal... il faut le dire... me voilà... je ne puis... je ne dois rien te refuser !...

CLOTILDE, à part.

Ah !... est-ce étonnant, l’effet de cette fleur ?

Haut.

Il paraît que tu aimes beaucoup le réséda ?

BEAUFRISARD.

Oh ! je l’aime... non, Clotilde !... ce n’est pas de l’amour ! J’ai pu laisser égarer un moment mes regards sur cette fleur... mais, je te le jure, ce n’est pas là une affection sérieuse.

CLOTILDE, souriant.

Oh ! je le pense bien...

Haut, très câline.

Mon ami... pour cette soirée... qui sera très brillante... il me manque quelque chose.

BEAUFRISARD.

Quoi ?

CLOTILDE, à part.

Ma foi ! essayons !

Haut.

Quelque chose dont j’ai envie depuis longtemps... deux pendants d’oreilles...

BEAUFRISARD.

Ah ! diable !

CLOTILDE.

Pas bien gros... j’en ai vu une paire... elle est de quatre mille francs...

BEAUFRISARD.

Quatre mille francs !... merci !...

CLOTILDE, lui présentant le bouquet de réséda.

Ça me ferait tant de plaisir !

BEAUFRISARD, vivement.

Tu les auras !... je ne puis... je ne dois rien te refuser !

CLOTILDE, à part, regardant son bouquet.

Mais c’est un talisman !

BEAUFRISARD.

Tiens ! voici la clef de mon secrétaire... tu trouveras dans le second tiroir la somme qu’il te faut.

CLOTILDE, prenant la clef et allant au meuble à droite.

Que tu es gentil !

BEAUFRISARD, à part, pendant que Clotilde cherche dans le secrétaire.

Vraiment j’admire sa délicatesse : pas un mot, pas un reproche... une fleur ! et tout est dit ! Mais Francisquine m’a trompé en me disant que ma femme ne savait rien... Je vais la flanquer à la porte, celle-là !

 

 

Scène XV

 

BEAUFRISARD, CLOTILDE, THÉOBALD, FRANCISQUINE

 

THÉOBALD, entrant et saluant.

Ma tante... mon oncle...

Bas à Beaufrisard.

Je viens de chez Réséda... elle est sortie...

BEAUFRISARD, bas.

C’est inutile... Maintenant je sais à quoi m’en tenir.

CLOTILDE, au secrétaire.

Tiens ! un portrait de femme !

BEAUFRISARD, à Théobald.

Oh ! la photographie de Réséda !

CLOTILDE, regardant le portrait.

Très jolie !

BEAUFRISARD.

Oh ! jolie !... du chic !... un peu de chic !

CLOTILDE.

Comment, monsieur, vous cachez dans votre secrétaire des portraits de femme... mais si je n’étais pas bien sûre de vous... je deviendrais jalouse...

BEAUFRISARD.

Oh ! quelle idée !

CLOTILDE.

Non... j’ai confiance.

Elle lui remet la photographie et remonte.

BEAUFRISARD, à part.

Comment ! Alors elle ne sait donc rien ! C’est égal, je vais toujours flanquer Francisquine à la porte, elle est trop savante.

Haut.

Francisquine !

FRANCISQUINE.

Monsieur !

BEAUFRISARD.

Je n’ai plus besoin de vos services ; ce soir vous ferez vos paquets.

FRANCISQUINE.

Qu’est-ce que j’ai fait ?

CLOTILDE, redescendant.

Pourquoi renvoyer cette fille ?

BEAUFRISARD.

J’ai pris de nouveaux renseignements, ils sont détestables.

FRANCISQUINE, bas à Clotilde.

Passez-moi le réséda...

Elle tend le bouquet à Beaufrisard.

BEAUFRISARD, vivement.

Très bien ! je te garde.

À sa femme.

J’ai pris de nouveaux renseignements... ils sont excellents...

FRANCISQUINE, à part.

Voilà une fleur que nous cultiverons.

Les deux femmes remontent.

BEAUFRISARD, à Théobald.

Rends-moi un service, reporte à Réséda cette photographie qui me compromet.

THÉOBALD, regardant la photographie.

Ah ! mais c’est Stéphanie.

BEAUFRISARD.

Quoi ? Stéphanie ?

THÉOBALD, fouillant à sa poche.

Parbleu ! j’ai aussi mon exemplaire, voyez plutôt.

BEAUFRISARD, stupéfait.

La même !

THÉOBALD, bas à Beaufrisard.

Je comprends... la maison a deux portes...

BEAUFRISARD.

J’entrais à midi par la rue de Provence...

THÉOBALD.

Et moi à une heure par la rue de la Victoire.

BEAUFRISARD.

Tu étais le général espagnol.

THÉOBALD.

Oh ! l’oncle et le neveu !

BEAUFRISARD.

Mon ami, remercions les dieux qui ont paralysé mon essor !

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