Louise Bernard (Alexandre DUMAS Père)

Drame en cinq actes, en prose.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la porte-Saint-Martin, le 18 novembre 1843.

 

Personnages

 

ANTOINE BERNARD

HENRI DE VERNEUIL

LE MARQUIS DE LANCY

LEBEL, valet de chambre du Roi

L’EXEMPT

UN VALET

HERMINE D’HACQUEVILLE

LA BARONNE D’HACQUEVILLE

BERTHE, femme de chambre

 

Le premier acte, au château d’Hacqueville ; les deuxième et quatrième actes, dans la maison du Garde ; les troisième et cinquième actes, au château de Marly, sous le règne de Louis XV.

 

 

ACTE I

 

Un salon du temps.

 

 

Scène première

 

HERMINIE, BERTHE, puis HENRI

 

HERMINIE, en costume de chasse ; elle est devant une glace et achève de poser un petit chapeau sur sa tête.

Un peu plus incliné sur le côté... La !... très bien ainsi !... Que dis-tu de ce costume de chasse, Berthe ?

BERTHE.

Je dis qu’il est d’un goût adorable, et qu’il va à ravir à mademoiselle.

HERMINIE.

Vraiment !... Et crois-tu que Henri sera de ton avis ?...

BERTHE.

Informez-vous-en à lui-même... Tenez, le voilà...

HENRI, passant sa tête entre les battants de la porte.

Peut-on entrer ?...

HERMINIE.

Sans doute.

BERTHE.

M. le chevalier arrive à merveille... Voici mademoiselle Herminie qui désirait savoir...

HERMINIE.

Mais silence donc !... Que dites-vous là, mademoiselle !...

HENRI.

Savoir quoi ?... Voyons, Berthe !

BERTHE.

Si vous la trouvez jolie sous ce costume de chasse.

HENRI.

Charmante ! D’ailleurs, vous connaissez mon opinion à votre égard, ma chère cousine ; il n’y a vraiment que vous pour savoir vous habiller, pour choisir les couleurs qui vont à votre visage, les nuances qui accompagnent votre teint. Vous avez ce qui ne s’acquiert pas... c’est-à-dire le sentiment de la suprême élégance ; aussi, si, ce dont Dieu me garde ! nous vivions jamais à la cour, je vous prédis que vous y feriez mourir tous les hommes d’amour et toutes les femmes de jalousie.

HERMINIE.

Flatteur !...

HENRI.

Non, sur ma parole, chère cousine ; je ne dis que ce que je pense... Vous savez bien, d’ailleurs, l’effet que vous y avez produit quand vous y avez été présentée, il y a deux ans... Le bruit m’en est revenu... au détroit de Magellan, où j’étais à cette époque-là.

HERMINIE.

J’étais en grand deuil.

HENRI.

Eh bien, qu’est-ce que cela prouve ?... Que le noir vous va à merveille, voilà tout...

HERMINIE.

Allons, trêve de flatteries... ou, lorsque vous me direz que vous m’aimez, je croirai encore que vous me faites un compliment... Berthe, voyez si madame la baronne est prête, et faites-lui dire que nous attendons ses ordres.

Berthe sort.

 

 

Scène II

 

HERMINIE, HENRI

 

HENRI, suivant des yeux Berthe, qui s’éloigne, et saisissant la main de sa cousine.

Chère Herminie ! voilà, pour aujourd’hui, le seul moment de liberté que nous aurons pour parler de notre amour... Cette maudite chasse...

HERMINIE.

Qui sait !... et si je vous ménageais une surprise ?

HENRI.

Une surprise ?...

HERMINIE.

Oh ! un enfantillage que vous ne comprendrez peut-être pas...

HENRI.

Vous doutez bien de mon esprit, ce me semble...

HERMINIE.

Ce n’est pas une question d’esprit, c’est une affaire de cœur.

HENRI.

Alors, vous n’en êtes que plus injuste à mon égard... Voyons, dites...

HERMINIE.

Vous connaissez cette petite maison de garde qui est à cinq minutes de la porte du parc ?...

HENRI.

Et que j’ai toujours vue fermée ?...

HERMINIE.

C’est cela même.

HENRI.

Eh bien ?

HERMINIE.

Eh bien, je veux vous y conduire, Henri. Cette maison, c’est celle qu’habitait ma nourrice... c’est celle où j’ai été élevée, avec une petite sœur de lait qui est morte... Rien n’a été changé dans cette maison... Comprenez-vous, Henri !... Chaque meuble est encore aujourd’hui à la même place où il était à cette époque-là... Seulement, la pauvre nourrice est morte il y a huit ans, et le bon nourricier est mort il y en a cinq.

HENRI.

Et il ne reste personne aujourd’hui de toute cette honnête famille ?

HERMINIE.

Si fait ; il doit rester un fils qui se nommait Antoine, si je ne me trompe, et que je revois comme dans un rêve ; j’avais trois ans quand il a quitté le pays : depuis ce temps, il court le monde, faisant ce que ces gens-là appellent, je crois, leur tour de France... Nous ne l’avons pas revu depuis quinze ans... oui, car voilà quinze ans bientôt qu’il est parti... En attendant, nous lui conservons la maison où il est né...

HENRI.

Oh ! ma tante est si bonne !... et vous, chère Herminie, vous la secondez si bien dans sa bonté !

HERMINIE.

Mais non, ce n’est pas de la bonté, cela ; c’est presque de la reconnaissance... Ces gens-là sont à notre service de père en fils, depuis des siècles, de sorte qu’à force de se trouver en contact avec nous, ils ont fini par être un peu de la famille. Le père Guillaume, par exemple... eh bien, il se mêlait des affaires de la maison, donnait son avis quand on le lui demandait... quelquefois même quand on ne le lui demandait pas ; et je me rappelle avoir entendu dire souvent à mon père que cet avis n’était pas toujours le plus mauvais...

HENRI.

Et votre nourrice ?

HERMINIE.

Oh ! ma nourrice, c’est autre chose : elle en était arrivée à gronder ma mère...

HENRI.

Et vous croyez que votre voyageur reviendra un jour à sa petite maison vide ?

HERMINIE.

Aussi sûrement que l’hirondelle revient à son nid. Oh ! je sais que, vous autres marins, vous ne comprenez pas cela : vous n’avez ni famille ni patrie ; votre famille, c’est votre équipage ; votre patrie, c’est votre vaisseau... Comme les oiseaux de passage, vous ne faites que toucher terre... vous vous reposez un instant, les ailes ouvertes... puis vous repartez et l’espace vous engloutit !... Savez-vous que c’est vraiment une bien grande duperie, à nous autres malheureuses femmes, condamnées à la retraite et à l’immobilité, que d’aimer un tomme que la première brise emporte, que le premier souffle enlève, qui va on ne sait où... où Dieu le mène !... qui revient on ne sait quand... lorsque le hasard le permet !... et cela, sans compter les combats et les naufrages !... Oh ! Henri, Henri !... tenez, je pense quelquefois à tout cela, quand je suis seule... la nuit, lorsque l’éclair brille à travers mes vitres, lorsque la pluie bat ma fenêtre, lorsque le vent s’engouffre et gémit dans les corridors... et alors... alors je me gronde bien fort d’avoir été assez folle pour aimer un marin...

HENRI.

Oh ! il n’en sera pas ainsi pour nous, chère Herminie, et je vous jure...

HERMINIE.

Ah ! oui, jurez, je vous le conseille... avec cela que vous vous appartenez bien à vous-même pour faire des serments ! Vous venez de vous unir à une femme que vous aimiez et qui vous aime... Vous êtes marié depuis un mois, depuis huit jours, depuis une heure... un caprice passe par la tête d’un homme que vous ne connaissez pas... qui demeure à deux cents lieues devons, et qu’on appelle le ministre de la marine... un courrier part, un coup de canon se fait entendre... Il faut tout quitter... Où allez-vous ?... Vous n’en savez rien ; le capitaine ouvrira ses dépêches en mer... Combien de temps serez-vous absent ?... Le temps de faire le tour du monde... Si bien que la pauvre abandonnée, qui vous voit disparaître au moment où elle s’y attend le moins, ne sait même plus. de quel côté de l’horizon elle doit se tourner pour vous envoyer le reste de la phrase qu’elle n’a pas eu le temps de vous dire... et la moitié du baiser qu’elle n’a pas eu le temps de vous rendre.

HENRI.

Hélas ! oui... je suis forcé de l’avouer, ma chère Herminie, il y a beaucoup de choses vraies dans ce que vous me dites là... et peut-être avez-vous eu tort d’aimer un marin... Mais, du moment que vous l’aimez...

HERMINIE.

Oh ! mon Dieu, oui... notre histoire, à nous, c’est la lutte éternelle du cœur avec la raison... Malheureusement, le cœur l’emporte toujours, soyez tranquille... et c’est justement par un caprice du cœur, dont vous vous moquerez peut-être, monsieur le philosophe, que je veux vous conduire aujourd’hui dans cette petite maison où j’ai été élevée... et que je veux que vous aimiez... parce que je l’aime...

HENRI.

Oh ! oui, oui, nous irons... et je vous jure que je serai bien heureux de la voir...

 

 

Scène III

 

HERMINIE, HENRI, LA BARONNE D’HACQUEVILLE

 

LA BARONNE.

Ah ! j’étais bien sûre de vous trouver ensemble...

HENRI, lui baisant la main.

Et où vouliez-vous donc que je fusse, ma bonne tante, sinon près d’Herminie ?...

HERMINIE.

Bonjour, ma mère...

LA BARONNE, l’embrassant au front.

Bonjour, mon enfant.

HENRI.

D’ailleurs, je voulais vous guetter au sortir de votre chambre pour savoir si vous aviez reçu une réponse...

LA BARONNE.

Non, rien encore...

HENRI.

Mon Dieu, comme cette autorisation du roi se fait attendre !... Nous ne sommes cependant qu’à quelques lieues de Versailles...

LA BARONNE.

Eh bien, mon neveu, un roi est-il obligé de répondre à un de ses sujets courrier par courrier, comme un marchand ? D’ailleurs, Sa Majesté n’est-elle pas depuis quelque temps à Fontainebleau ?...

HENRI.

Allons, c’est trois ou quatre jours encore d’anxiété...

LA BARONNE.

Qu’est-ce que cela pour un homme qui a attendu jusqu’aujourd’hui ?...

HERMINIE.

Puisque pouvons-nous craindre ?... quel motif voulez-vous qu’ait Sa Majesté de refuser son agrément à notre mariage ?

HENRI.

Je suis marin, chère Herminie, vous le disiez tout à l’heure, et plus il y a longtemps que le ciel est beau, plus je crains une tempête... Tenez, à voire place, ma chère tante, puisque cette union entrait dans vos convenances, j’aurais commencé par marier ensemble mon neveu et ma fille... puis, ensuite... j’aurais demandé l’agrément du roi.

LA BARONNE.

Allons donc, monsieur ! est ce que la chose était possible ? Quand Sa Majesté, il y a cinq ans de cela, après avoir eu la bonté de nous remarquer dans la galerie, le matin, et de causer cinq minutes, le soir, avec nous, au jeu de la reine, a pris la peine de me dire en propres termes : « N’oubliez point, baronne, que le père de cette belle enfant était mestre de camp de nos armées, qu’il est mort à notre service, et que, par conséquent, c’est à nous qu’il appartient de pourvoir sa fille ! »

HENRI.

Sans doute, ma tante... oui, le roi vous a dit cela, il y a cinq ans... comme il vous aurait dit autre chose... et, à cette heure, il ne se souvient certes plus de ce qu’il vous a dit.

LA BARONNE.

Détrompez-vous, chevalier : le roi est l’homme qui a le plus de mémoire de son royaume !... et, vous le savez bien, Henri... quand il chasse dans la forêt de Saint-Germain, il est rare qu’il ne daigne pas pousser jusqu’à notre château ; et, chaque fois, Sa Majesté a eu la bonté de me rappeler ses royales paroles... Après cela, vous voulez que je dispose de la main d’Herminie sans l’agrément du roi ?... Mais vous n’y pensez pas, chevalier !... ce serait un crime de haute trahison.

HENRI.

Pardon, ma tante, j’ai tort !... mais mettez-vous à ma place, et comprenez mon inquiétude... Ma frégate peut, d’un moment à l’autre, recevoir l’ordre de remettre à la voile !... Mes craintes vont plus loin encore : si le roi allait avoir sur ma cousine d’autres projets que les vôtres... et allait refuser son consentement... Eh bien, madame la baronne, que feriez-vous ?...

LA BARONNE.

Ce que je ferais, monsieur... vous le demandez ?... J’obéirai au roi !...

HENRI.

Et vous nous sépareriez l’un de l’autre, nous qui nous aimons depuis que nous nous connaissons... vous feriez le malheur de vos deux enfants... pour obéir à un caprice de Sa Majesté !

HERMINIE.

Oh ! ma mère !

LA BARONNE.

Mademoiselle, il y a des familles pour lesquelles le passé porte obligation de l’avenir. Ouvrez l’histoire, et vous verrez qu’en 1426, un Robert d’Hacqueville offrit au roi Charles VII ses six enfants mâles montés sur six chevaux de bataille et suivis de six écuyers armés en guerre pour aller combattre les Anglais... qu’en 1535, Sigismond d’Hacqueville vendit ses domaines, son argenterie et jusqu’aux joyaux de sa femme pour payer à Charles-Quint la rançon de François Ier... qu’en 1638, Hermance d’Hacqueville, s’empressant d’obéir aux ordres du roi Louis XIII, quitta son époux, Adalbert de Crussac, qui était protestant, et qui la rendait parfaitement heureuse, pour épouser Berthold d’Entraigues, qui, au bout de dix-huit mois, la fit mourir de chagrin... enfin, qu’en 1712...

HERMINIE.

Je sais, ma mère... je sais tout cela.

LA BARONNE.

Eh bien, si vous savez tout cela, mademoiselle, vous devez comprendre qu’après une fidélité de quatre siècles, les d’Hacqueville ne commenceront pas à déroger aujourd’hui.

HENRI.

Vous le voyez, Herminie !...

HERMINIE.

Oui, mais le roi ne refusera pas. Quel motif voulez-vous que le roi ait de refuser ?

UN VALET, entrant.

La voiture de madame la baronne est prête.

HERMINIE.

Et nos chevaux ?

LE VALET.

Sont sellés.

LA BARONNE.

En effet, il va être dix heures, et nous avons à peine le temps d’arriver au rendez-vous. Comme l’invitation vient de notre part, il ne faut pas nous faire attendre.

HENRI.

Ma tante, voulez-vous prendre mon bras ?

LA BARONNE, en passant devant la fenêtre.

Tiens ! qu’est-ce que cette voiture ?

HENRI.

Où donc ?

LA BARONNE.

Tenez... là-bas... sur la route...

HERMINIE.

En effet ; une chaise de poste ! Attendiez-vous quelqu’un, ma mère ?

LA BARONNE.

Non... personne.

HENRI.

Cette chaise s’arrête cependant au château. Herminie ! Herminie !

HERMINIE.

Eh bien ?

HENRI.

Tout événement inattendu me paraît une catastrophe menaçante.

LE VALET, reparaissant.

M. le marquis de Lancy, envoyé par Sa Majesté, sollicite la faveur de présenter ses hommages respectueux à madame la baronne.

HENRI.

Le marquis de Lancy !

LA BARONNE.

Vous le connaissez ?

HENRI.

Beaucoup.

LA BARONNE.

Faites entrer.

Le Valet s’éloigne.

HERMINIE.

Qu’est-ce que ce marquis de Lancy ?

HENRI.

Je vous l’ai dit : un de mes amis, fort élégant, fort spirituel, fort noble... et, je crois, fort ruiné... mais, du reste, admirablement en cour.

LA BARONNE.

En tout cas, qu’il soit le bienvenu, puisqu’il vient de la part du roi.

LE VALET, annonçant.

M. le marquis de Lancy.

 

 

Scène IV

 

HERMINIE, HENRI, LA BARONNE, LE MARQUIS DE LANCY

 

LE MARQUIS, s’arrêtant à la porte.

Mon cher chevalier, quoique je représente à cette heure Sa Majesté Très Chrétienne, à tout seigneur tout honneur. Faites-moi donc la grâce, je vous prie, de me présenter à madame la baronne d’Hacqueville.

HENRI.

Volontiers, mon cher marquis.

Prenant la main du Marquis et le conduisant à la Baronne.

Ma tante, M. le marquis de Lancy...

LE MARQUIS.

Madame la baronne, croyez que je suis heureux et fier qu’un message du roi me mette à même de vous offrir l’hommage de mes sentiments les plus respectueux.

HENRI, même jeu.

Ma belle cousine !

LE MARQUIS.

Mademoiselle, je sais, par mon ami de Verneuil, quels engagements vous lient depuis longtemps à lui. Aussi, vous le voyez, je n’ai voulu m’approcher de vous que sous son patronage.

HERMINIE, saluant.

Monsieur le marquis !...

LA BARONNE.

Et vous arrivez de Fontainebleau, monsieur ?

LE MARQUIS.

Directement, madame, et sans m’arrêter... excepté pourtant dans les ornières... Vos chemins de traverse sont d’un affreux !...

LA BARONNE.

Et qu’y a-t-il de nouveau à la cour ?...

LE MARQUIS.

Oh ! des choses inouïes, extraordinaires, miraculeuses !...

LA BARONNE, inquiète.

Mais le roi se porte bien ?

LE MARQUIS.

Aussi bien que peut se porter un roi amoureux depuis plus de trois mois, ma foi, sans être payé de retour...

LA BARONNE.

Oh ! mon Dieu !... et qu’elle est l’ingrate ?...

LE MARQUIS.

Madame de la Tournelle, qui refuse d’être duchesse de Châteauroux... et qui, depuis trois mois, fait une résistance... scandaleuse !...

LA BARONNE.

Vraiment ?... Ce n’est point une tradition de famille cependant !...

LE MARQUIS.

Que voulez-vous ! c’est au point que le duc de Richelieu, lui-même, en a la tête à l’envers... et qu’après avoir essayé de tous les moyens de distraire le roi, il a fini par n’en pas trouver de plus ingénieux que de lui conseiller de s’adresser ailleurs.

LA BARONNE.

Ah ! que voilà bien un conseil comme les donne M. de Richelieu !

HENRI.

Mon cher marquis, toutes ces nouvelles sont des plus intéressantes... Mais vous oubliez qu’il en est une...

LE MARQUIS.

Qui vous touche plus directement, n’est-ce pas ?

HENRI.

Je l’avoue...

LE MARQUIS.

Et je comprends votre désir.

Tirant une lettre de sa poche.

Madame, voici la réponse à la lettre que vous avez écrite à Sa Majesté.

LA BARONNE.

La hâte que j’ai de connaître les ordres du roi est mon excuse... et vous permettez ?...

LE MARQUIS.

Comment !...

À Henri.

Mon cher chevalier, reçois tous mes compliments... Ta fiancée est charmante !... d’ailleurs, c’est l’avis du roi.

À Herminie.

Mademoiselle, croyez que c’est un grand bonheur pour moi que d’avoir été choisi pour messager d’une nouvelle que vous attendiez sans doute avec impatience...

LA BARONNE, après avoir lu.

Oh ! mon Dieu !...

HENRI.

Quoi donc ?

HERMINIE.

Qui y a-t-il ?

HENRI.

Cette lettre contient-elle un refus ?

HERMINIE.

Le roi s’opposerait-il... ?

LA BARONNE.

Monsieur le marquis, il faut que j’aie entretien particulier.

LE MARQUIS.

À vos ordres, madame...

LA BARONNE.

Laissez-nous seuls, mes enfants.

HENRI, vivement.

Mais un mot au moins.

HERMINIE, de même.

Oh ! de grâce, ma mère !...

LA BARONNE.

Vous saurez tout dans un instant... Du reste, mon cher Henri, vous n’ignorez pas combien je vous suis attachée... Quelque chose qui puisse arriver, j’aime à croire que votre amitié pour moi n’en restera pas moins inaltérable... Vous, ma fille, n’oubliez jamais ce que notre famille doit de respect et d’obéissance aux volontés du roi... Henri, faites dire à nos amis que l’on attaque toujours, et que nous rejoindrons la chasse... Vous, Herminie, rentrez dans votre appartement... Je vous ferai appeler quand je serai de retour dans le mien.

Henri et Herminie sortent chacun d’un côté, en s’interrogeant tous deux du regard.

 

 

Scène V

 

LA BARONNE, LE MARQUIS

 

LE MARQUIS.

Nous voilà seuls, madame la baronne, j’écoute.

LA BARONNE.

Le roi ne vous a rien dit de particulier en vous chargeant de ce message, monsieur ?

LE MARQUIS.

Rien autre chose qu’un souhait d’heureux voyage...

LA BARONNE.

Et vous ignorez ce que contient la dépêche que vous venez de me remettre ?

LE MARQUIS.

Complètement !... seulement, j’ai dû penser qu’elle était relative au mariage de mademoiselle d’Hacqueville...

LA BARONNE.

Oui... c’est, en effet, de son mariage qu’il est question.

LE MARQUIS.

Le roi n’aurait-il point répondu selon vos souhaits, madame ?

LA BARONNE.

Pas précisément... Mais, mon intention ayant toujours été de subordonner mes désirs, sur ce point, à ceux de Sa Majesté, cette lettre, quelque ordre qu’elle contienne, ne peut que m’être agréable... Vous êtes en grande faveur, monsieur le marquis !

LE MARQUIS.

Mes ennemis le disent... il faut bien que cela soit !

LA BARONNE.

Le roi me l’écrit !

LE MARQUIS.

Sa Majesté est trop bonne...

LA BARONNE.

Il ajoute que cette faveur repose sur votre grand mérite.

LE MARQUIS.

Dites sur sa grande indulgence, madame.

LA BARONNE.

Il ajoute encore que vous portez un beau nom.

LE MARQUIS.

Mes ancêtres l’ont fait ce qu’il est... Ce n’est donc pas à moi de m’en vanter.

LA BARONNE.

Mais que votre fortune est fort dérangée...

LE MARQUIS.

Ah ! ceci, c’est autre chose, et mes ancêtres n’y sont pour rien... C’est de ma façon !...

LA BARONNE.

Au reste, Sa Majesté annonce qu’elle se charge de payer vos dettes.

LE MARQUIS.

Vraiment ? Ce sera d’autant plus galant de sa part que la chose lui arrivera pour la quatrième fois... et que je craignais, sur ma parole, qu’elle ne commençât à se lasser.

LA BARONNE.

Il paraît que non, comme vous voyez...

LE MARQUIS.

Le roi est un grand roi ! voilà tout ce que je puis dire... Mais, sans indiscrétion, madame, est-ce que je pourrais vous demander comment, dans une lettre relative au mariage de mademoiselle d’Hacqueville, il se fait qu’il soit si fort question de votre serviteur ?

LA BARONNE.

Comment ! à mes questions, vous ne devinez pas ?

LE MARQUIS.

Non, je vous jure...

LA BARONNE, lui tendant la lettre.

Lisez alors.

LE MARQUIS, lisant.

« Ma chère baronne... »

S’arrêtant.

Vous parliez de ma faveur, madame ; c’est moi qui vous demanderai de me protéger...

LA BARONNE.

Continuez, monsieur.

LE MARQUIS, lisant.

« Je vous ai dit que, mademoiselle d’Hacqueville étant la fille d’un mestre de camp de nos armées, mort à notre service, c’était à nous de la pourvoir... Nous avons donc, en vertu de l’engagement pris de notre part, songé à son établissement, et nous avons trouvé que le parti le plus convenable pour elle était notre fidèle serviteur le marquis Maximilien de Lancy, que, dans plusieurs missions importantes, nous avons déjà honoré de notre confiance... Il porte un nom qui peut dignement s’allier au vôtre. Et, quant à sa fortune, qui pourrait ne pas vous paraître suffisante, comme c’est à notre service qu’elle s’est dérangée, ce sera notre affaire que de la rétablir. Si mon protégé vous paraît mériter le sacrifice de vos premiers projets, partez immédiatement pour Marly, où je désire que le mariage se fasse, afin que je puisse signer au contrat et présenter moi-même mon cadeau de noce à la belle fiancée.

« Votre affectionné

« Louis.

« Je vous invite à descendre directement à Marly, où un pavillon sera préparé pour vous recevoir. »

LA BARONNE.

Eh bien, monsieur, que dites-vous de cette lettre ?

LE MARQUIS.

Je dis, madame la baronne, que je suis confondu, tant j’étais loin de m’attendre à ce que les faibles services que j’ai eu le bonheur de rendre à Sa Majesté eussent mérité une si grande récompense.

LA BARONNE.

Ainsi, vous êtes disposé à obéir aux ordres du roi ?

LE MARQUIS.

Avec reconnaissance, madame... Mais tout le monde ici n’aura pas le même respect que moi pour les désirs de Sa Majesté...

LA BARONNE.

Je vous entends, monsieur, et cela me regarde. Mademoiselle d’Hacqueville a été élevée dans la stricte observation de ses devoirs ; elle sait ce qu’elle doit de respect à la volonté de sa mère et de soumission aux ordres du roi. Ne craignez donc rien de ce côté.

LE MARQUIS.

Cependant, madame la baronne, si ce mariage devait par trop contraindre les sentiments de mademoiselle d’Hacqueville...

LA BARONNE.

J’apprécie cette délicatesse, monsieur ; mais nous sommes avant tout, je crois, fidèles sujets de Sa Majesté... et, quand Sa Majesté a manifesté un désir, c’est à nous de nous y soumettre.

LE MARQUIS.

Quant à moi, madame la baronne, vous comprenez que l’obéissance me sera facile.

LA BARONNE.

Nous avions invité pour aujourd’hui nos voisins de campagne à Une chasse à courre... Nous sommes déjà d’une heure en retard, et les convenances veulent que nous y paraissions, mademoiselle d’Hacqueville et moi... Quant à vous, monsieur le marquis, vous devez être beaucoup trop fatigué...

LE MARQUIS.

Moi ?... Point du tout, je vous jure... Le roi m’a habitué à cela depuis qu’il m’a fait l’honneur de me choisir pour son courrier extraordinaire, je n’ai pas cessé d’être en route vers un des quatre coins du monde ; mon équipage en est une preuve. Je descendais de cheval, lorsque Sa Majesté me jeta en voiture sans me donner le temps de me reconnaître. Je suis donc à vos ordres, madame la baronne... et cela, quand vous voudrez.

LA BARONNE.

Nous ferons une simple apparition ; puis nous reviendrons au château... En attendant, regardez-vous ici comme chez vous, et, si vous avez besoin de quelque chose que ce soit, appelez.

LE MARQUIS.

Mille grâces, madame !

La Baronne sort.

 

 

Scène VI

 

LE MARQUIS, seul

 

Eh bien, le diable m’emporte si je me doutais, quand je suis monté en voiture, que mon ambassade aurait pour dénouement un mariage... le mien !... Mais, pour n’être pas prévu, le dénouement n’en est pas moins agréable : une jolie femme !... un beau nom !.., mes dettes payées... Mais c’est très acceptable, tout cela ! Seulement, parole d’honneur, je suis désolé pour ce pauvre chevalier !... Et moi qui lui faisais des compliments sur sa fiancée... moi qui me suis fait présenter à elle par lui... Ah ! véritablement, c’est trop fort... Mais aussi qui diable aurait pu s’imaginer... ? Ah ! le voici ; je me doutais bien que je ne tarderais pas à le voir.

 

 

Scène VII

 

HENRI, LE MARQUIS

 

HENRI.

Je vous cherchais, monsieur le marquis.

LE MARQUIS.

Et vous me trouvez désespéré, chevalier, sur l’honneur !...

HENRI.

Trêve de politesses ou plutôt de railleries... Venons au fait, monsieur... D’un mot, la baronne vient de tout me, dire... Connaissez-vous le contenu de la lettre dont vous étiez porteur ?

LE MARQUIS.

Je l’ignorais, foi de gentilhomme.

HENRI.

C’est bien !... il m’en eût coûté de renoncer à vous estimer.

LE MARQUIS.

N’êtes-vous donc venu ici, mon cher chevalier, que pour me renouveler les assurances de votre estime ?

HENRI.

Je suis venu pour vous demander quelles étaient vos intentions.

LE MARQUIS.

Mes intentions ?... Mais elles sont celles d’un fidèle serviteur de Sa Majesté.

HENRI.

Ainsi... ?

LE MARQUIS.

J’obéirai au roi.

HENRI.

Et vous croyez que je le souffrirai ?

LE MARQUIS.

Et par quel moyen comptez-vous vous y opposer ?

HENRI.

J’espérais que vous le devineriez sans que je vous fisse l’injure de vous le dire !

LE MARQUIS.

Un duel ? Allons donc, mon cher chevalier !... c’est bien ridicule, bien usé... et cela ne mène à rien !

HENRI.

Savez-vous, monsieur, qu’il faut être aussi sûr de sa réputation que vous l’êtes, pour oser répondre à un rival ce que vous me répondez là ?

LE MARQUIS.

Eh ! pardieu ! chevalier, vous le savez bien... ma réputation, elle est faite sous ce rapport... Je me suis battu douze fois... Pour quels motifs ?... Le diable m’emporte si je me souviens d’un seul... J’ai donné sept coups d’épée, j’en ai reçu cinq... et j’ai été trois fois à la Bastille ; la première fois, pour huit jours ; la seconde fois, pour six semaines ; la troisième fois, pour quatre mois. Pour peu qu’on soit mathématicien, on voit que la progression est effrayante ! Or, mon cher chevalier, pendant ces quatre derniers mois de réclusion, je me suis juré cent fois à moi-même de ne plus me battre que pour des choses graves et qui en vaillent la peine... Voyons, franchement, croyez-vous que l’occasion soit venue de manquer à mon serment ?

HENRI.

Ainsi, monsieur, vous ne regardez pas comme une chose grave d’enlever à un ami la femme qu’il aime ?

LE MARQUIS.

D’abord, mon cher chevalier, où avez-vous vu que j’enlève quoi que ce soit au monde ?... Le roi me charge d’une lettre... Je crois qu’elle renferme une nouvelle qui peut vous être agréable... Je pars ventre à terre, je cours sur les routes les plus barbares et les moins civilisées, j’arrive moulu... brisé... rompu ! La lettre renferme, quoi ? L’ordre de me marier... Ah çà ! mais... est-ce que vous croyez que c’est bien amusant, de se marier comme cela tout à coup... avec une femme qui en aime un autre, et surtout quand cet autre est un joli garçon... qui a mille chances pour une de prendre sa revanche ?... Allons donc, chevalier, allons donc !... attendez six mois seulement, et vous verrez que, dans six mois, c’est moi peut-être qui serai assez sot, à mon tour, pour vous prier de vous couper la gorge avec moi.

HENRI.

Eh bien, alors, pourquoi acceptez-vous ?

LE MARQUIS.

Et le moyen de refuser quand le roi ordonne ? Et puis, mon cher chevalier, moi, je suis galant homme avant tout ; je me dois à mes créanciers. Vous ne connaissez pas ces espèces-là vous... mais ça n’attend que dans l’espoir de mon mariage futur ; et, si cela venait à apprendre que j’ai trouvé une occasion de payer mes dettes, et que je l’ai laissée échapper, cela ferait des cris qu’il n’y aurait plus moyen de s’entendre.

HENRI, avec ironie.

Ainsi c’est par spéculation... par calcul... ?

LE MARQUIS.

Mais non, mon cher ; ce n’est rien de tout cela... C’est parce que je me trouve dans une de ces positions où l’on n’est pas maître de sa volonté... Je n’ai pas dirigé les événements de ce côté-là... les événements m’entraînent... je me laisse faire... et voilà tout.

LE VALET, entrant.

Madame la baronne fait demander à M. le marquis s’il est prêt à l’accompagner.

LE MARQUIS.

Parfaitement !

LE VALET.

Madame la baronne attendra M. le marquis au bas du perron.

LE MARQUIS.

Comment donc !... dites-lui que je vais au-devant d’elle pour lui offrir mon bras. Et tenez, mon cher chevalier, c’est comme cette partie de chasse... est-ce que vous croyez : que cela m’amuse, après avoir été pendant quatre heures cahoté à rendre l’âme, d’aller courre le daim pendant cinq ou six heures ?... Eh bien, non ; cela m’ennuie à la mort... J’y vais cependant, et pourquoi ?... Parce que, comme je le disais tout à l’heure à la baronne, le roi m’a habitué à cela... Je suis une chose que l’on met à cheval ou en voiture, qui part, qui passe, qui arrive et qui repart, le tout au galop... Bref, je suis comme le Juif errant, j’ai éternellement aux oreilles une voix qui me crie : « Marche ! marche !... » et je marche. Ainsi donc, au revoir, mon cher chevalier !

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

HENRI, puis HERMINIE

 

HENRI.

Bien, bien, marquis !... c’est une lutte entre nous ; nous la soutiendrons !...

HERMINIE, entr’ouvrant la porte.

Êtes-vous seul, Henri ?

HENRI.

C’est vous, Herminie ! Savez-vous ce qui se passe ?

HERMINIE.

Je sais tout.

HENRI.

Qu’avez-vous décidé ?

HERMINIE.

Rien encore.

HENRI.

M’aimez-vous toujours ?

HERMINIE.

Vous le demandez, Henri !

HENRI.

Alors il faut que je vous voie !...

HERMINIE.

Où cela ?

HENRI.

Dans cette petite maison où vous vouliez me conduire.

HERMINIE.

En voici la clef...

Elle la lui donne.

HENRI.

À quelle heure y viendrez-vous ?

HERMINIE.

Je ne puis vous le dire ; je tâcherai de m’échapper...

HENRI.

Je vais vous y attendre.

HERMINIE.

Ma mère et le marquis ! Partez, partez vite !

HENRI.

Je compte sur vous, Herminie.

Il rentre par la porte de côté. 

 

 

Scène IX

 

LA BARONNE, passant au fond, et donnant le bras au MARQUIS, HERMINIE, sur le devant

 

LA BARONNE.

Venez-vous, Herminie ?

HERMINIE.

Me voilà, ma mère...

Elle s’éloigne par la porte du fond.

 

 

ACTE II

 

La maison du Garde.

 

 

Scène première

 

HENRI, seul

 

Pourra-t-elle s’échapper ?... Il y a longtemps que j’attends... Déjà, deux ou trois fois, j’ai entendu la chasse se rapprocher et s’éloigner... Mais sans doute il ne la quitte pas des yeux... il veille déjà sur elle comme si elle était sa femme !... Sa femme !... Ah !... je ne me trompe pas... Le galop d’un cheval... Il s’approche... il s’arrête...

 

 

Scène II

 

HENRI, LE MARQUIS

 

LE MARQUIS, ouvrant la porte.

Ah ! dis donc, l’ami ! y a-t-il quelqu’une la maison ?...

HENRI, à part.

Le marquis !... Se douterait-il ?...

LE MARQUIS.

Tiens ! c’est vous, chevalier... Enchanté de vous rencontre !... Vous me direz où je suis, et je n’en serai pas fâché...

S’asseyant.

Ah ! mon cher ! quelles jambes ils ont, vos daims d’Hacqueville !... Parlez-moi des daims de Rambouillet... ça se fait battre dans trois ou quatre lieues carrées... ce sont des bêtes de bonne maison... Mais les vôtres !... elles prennent des partis d’enfer !... et je me suis égaré... je ne connais pas le pays.

HENRI.

En suivant cette avenue, vous serez bientôt au château... Vous n’en êtes qu’à cinq cents pas...

LE MARQUIS.

Oh ! un instant, mon cher... que diable !... je trouve une occasion de me reposer, et je me repose... Quel démon que votre cousine, mon cher Henri !... c’est une véritable amazone, sur ma parole... Au beau milieu de la chasse, je la vois piquer une pointe... Je crois que son cheval se dérobe ou l’emporte... je mets le mien à sa poursuite... Ah bien, oui !... au bout de cinq minutes, disparue dans les branches... Alors, je regarde autour de moi : plus de chasse... Je veux m’orienter : des forêts sans fin, qui datent du troisième jour de la création... Je marche, je marche... je marche, selon ma destinée... Enfin, j’avise cette petite maison... Cela me rappelle que je suis éreinté... et que... pardon du détail... il est peu poétique... et que je meurs de faim... vu que, ce matin, au château, quand la baronne m’a dit de me regarder comme chez moi, j’ai eu la sottise de me maniérer... ce qui fait que, parole d’honneur, je n’en puis plus... Dites donc, chevalier, vous vouliez me tuer ce matin ; très bien... cela se fait entre gentilshommes... mais vous ne voudriez pas me laisser mourir d’inanition... ce serait par trop barbare... Est-ce qu’il n’y a pas ici, comme dans toutes les maisons de garde que j’ai vues, un pâté de gibier et quelques bouteilles de vin de Bordeaux... hein ?...

HENRI.

Je suis désespéré, monsieur ; mais cette maison n’est point habitée.

LE MARQUIS.

Cette maison n’est point habitée ? Eh bien, mais qu’y faites-vous donc, alors ? Vous y venez pour jouir du paysage ?... Le fait est qu’il est délicieux !... des allées à perte de vue... un horizon charmant...

HENRI, à part.

Je suis au supplice !...

LE MARQUIS.

Une perspective !... mais comment donc !... une perspective des plus animées... Une chasseresse qui se dirige au galop de ce côté... Mademoiselle d’Hacqueville ! Ah ! mon cher chevalier... pardon... cent fois pardon ! je suis un sot... j’oubliais que, lorsque le cheval d’une jolie femme s’emporte, l’intelligent animal a toujours quelque motif pour cela...

HENRI.

Monsieur !...

LE MARQUIS.

Eh ! mon Dieu ! c’est trop juste... Je suis tombé au milieu de vous comme une bombe... vous n’avez pas eu le temps de vous dire le plus petit mot d’adieu... Vous en empêcher, ce serait tyrannique ! ce serait cruel !... et il va vous paraître singulier que je quitte, en ce moment, cette masure... Eh bien, pas du tout... c’est de la raison... D’abord, je ne veux pas me faire abhorrer de ma future... Sa vertu... ses principes... je n’ai rien à craindre... et puis, ce rendez-vous d’adieu... c’est dans l’ordre... ça doit être, et j’aime mieux que vous l’ayez avant le mariage qu’après... c’est plus moral... et moins dangereux... Allons, marquis, marche ! marche encore !... Il est écrit là-haut que je ne me reposerai pas aujourd’hui... Au revoir, mon cher chevalier...

Il sort par la porte du fond ; Henri le suit jusqu’au dehors. Une porte latérale s’ouvre, Herminie paraît.

 

 

Scène III

 

HENRI, HERMINIE

 

HERMINIE, entrant avec timidité.

J’ai vu un cheval attaché à la porte... Henri ne serait-il pas seul ?...

HENRI, rentrant.

Oh ! venez, venez, Herminie... j’ai bien besoin de vous voir...

HERMINIE.

Aussi, suis-je venue, Henri, au risque d’être vue, au risque...

HENRI.

Ainsi donc, maintenant, vous regardez comme coupable une entrevue avec moi ? ainsi, c’est un sacrifice que vous croyez me faire ? ainsi, un mot de votre mère a tout rompu entre nous... même les liens de famille, qui permettent qu’entre parents... ?

HERMINIE.

Mon Dieu, Henri, tout ce qui nous arrive est si imprévu, si étrange, si inattendu, que je suis encore tout étourdie du coup qui nous atteint... Il me semble que je rêve... et, je vous l’avoue, je ne vois clair ni dans ce que je fais ni dans ce que je dois faire.

HENRI.

Ce que vous faites, c’est ce que votre cœur vous conseille... ce que vous devez faire, c’est ce que je vais vous dire... Ne vous effrayez pas, Herminie.

HERMINIE.

Vous allez donc me proposer quelque chose d’impossible que vous me prévenez d’avance ?

HENRI.

Non ; car, faites-y attention, Herminie, notre position, à nous, est tout exceptionnelle... Notre mariage était approuvé par votre mère... Quelle cause vient le rompre ? Une cause étrangère... un caprice du roi, qui veut récompenser un de ses favoris, reconstruire une fortune qui tombe, relever un nom qui s’éteint ! Eh bien, supposez, Herminie, que cet ordre du roi, au lieu d’arriver la veille de notre mariage, fût arrivé le lendemain... nous n’en étions pas moins unis à tout jamais... nous n’en étions pas moins heureux pour toujours... Votre mère, si absolu que fût son dévouement au prince, votre mère était bien forcée de demeurer impuissante devant une impossibilité... Eh bien, Herminie, il faut, sans que votre mère ait rien à se reprocher, il faut que vous soyez ma femme...

HERMINIE.

Mais comment cela ?... Expliquez-vous... Il me semble, Henri, que ce n’est pas possible !

HENRI.

Rien de plus facile, Herminie, et un mariage secret...

HERMINIE.

Un mariage secret ?... Oh ! mon Dieu, que me proposez-vous là ?

HENRI.

Ce qui devait être... ce qui devait s’accomplir à la face du monde... ce qui devait faire notre bonheur à tous deux... Écoutez, Herminie, nous sommes dans une circonstance suprême... Il s’agit d’être éternellement heureux, ou malheureux pour toujours ! Croyez-vous que vous puissiez aimer le marquis ?... croyez-vous que vous puissiez être heureuse avec lui ?

HERMINIE.

Oh ! jamais, jamais ! vous savez bien, Henri, que c’est vous que j’aime... vous savez bien que tout mon bonheur à venir reposait sur vous !

HENRI.

Eh bien, alors... ?

HERMINIE.

Eh bien, que voulez-vous, Henri ! il y a là une voix intérieure, une voix qui parle plus haut que mon amour, et qui me dit... que... je ferais mal...

HENRI.

Je vous en supplie, au nom du ciel, au nom de notre amour... si vous ne voulez pas que je fasse quelque folie, Herminie, consentez, consentez !...

HERMINIE.

Écoutez, à votre tour, Henri... Laissez-moi essayer de fléchir ma mère... Vous savez comme elle m’aime... vous savez que j’ai toujours obtenu d’elle tout ce que j’ai voulu.

HENRI.

Oui, mais vous savez aussi jusqu’à quel fanatisme elle porte son dévouement et son obéissance au roi... vous savez que, pour elle, tout désir émané de Versailles devient un ordre absolu.

HERMINIE.

Je la prierai, je la supplierai... Â peine si j’ai eu le temps de la voir.

HENRI.

Mais, en attendant, vous allez demain à Marly !

HERMINIE.

Aussi est-ce aujourd’hui, est-ce en rentrant au château, est-ce tout à l’heure que je la verrai...

HENRI.

Et si elle refuse... si elle refuse, voyons !...

HERMINIE.

Oh ! n’exigez rien de moi, ne demandez rien de moi en cet instant... Je prendrai conseil des circonstances, de l’inspiration du moment. Laissez faire à mon amour pour vous, Henri !... laissez faire à mon cœur... il n’est que trop votre complice... Et maintenant, partez, laissez-moi seule... Ma mère m’a vue m’éloigner... ma mère peut se douter que nous sommes ici... ma mère peut venir...

HENRI.

D’ailleurs, nous nous reverrons au château... Peut-être ne pourrons-nous pas nous parler ; mais, si votre mère est inflexible, si vous comprenez que votre refus, c’est le désespoir de toute ma vie... eh bien, en sortant de table, laissez tomber votre bouquet... Alors je saurai que vous consentez à tout... j’irai tout préparer... et demain... demain, nous serons chez ma mère, qui vous aime, vous le savez, comme si vous étiez sa fille...

HERMINIE.

Oui, oui... Adieu... Non, non, par cette porte...

Elle indique une porte latérale.

HENRI.

Adieu !

Il sort par le côté.

 

 

Scène IV

 

HERMINIE, seule

 

Oui, je parlerai à ma mère... oui, je lui dirai que ce mariage, c’est mon malheur éternel, et, si elle me refuse... ô mon Dieu ! que deviendrai-je ?... Et pas une sœur, pas une amie a qui demander un conseil !... Oh ! ma mère m’écoutera !... j’ai de l’espoir encore...

 

 

Scène V

 

HERMINIE, ANTOINE, avec un bâton au bout duquel pend son bagage

 

ANTOINE, entrant sans voir Herminie.

Enfin, m’y voilà !... c’est ici !

HERMINIE, le regardant.

Quel est cet homme ?

ANTOINE, de même.

C’est bien cela !... rien n’a été changé... tout est encore à la même place.

HERMINIE.

Que voulez-vous ?... que demandez-vous, mon ami ?

ANTOINE.

Pardon, mademoiselle ; je ne vous voyais pas... Ce que je veux ?... ce que je demande ?... Je conçois... vous devez être étonnée de me voir entrer ainsi tout droit, sans frapper... C’est une vieille habitude... Ah ! si vous saviez...

HERMINIE.

Cette émotion...

ANTOINE.

Est bien naturelle, mademoiselle... Mais il faudrait n’avoir pas de cœur, n’avoir pas d’âme, pour revoir sans émotion la maison où l’on est né !... la chambre... où le père et la mère sont morts !...

HERMINIE.

Oh ! mon Dieu ! est-ce que vous seriez... ?

ANTOINE.

Oh ! mademoiselle, vous ne pouvez pas savoir qui je suis...

HERMINIE.

Peut-être... D’ailleurs, en rappelant mes souvenirs, il me semble que je vous reconnais... Vous êtes Antoine Bernard.

ANTOINE.

Vous avez dit mon nom !... vous savez mon nom !... Oui, Antoine Bernard... Mais, dites-moi, mademoiselle, comment savez-vous mon nom ? est-ce que vous êtes de ce pays ? est-ce que vous seriez par hasard... ?

HERMINIE.

Herminie d’Hacqueville.

ANTOINE.

Herminie !... vous êtes Herm... ? Oh ! pardon... c’est qu’autrefois je vous appelais comme cela, Herminie tout court... Dame, j’avais douze ans de plus que vous... il faut m’excuser... et puis vous étiez la sœur de lait de ma petite Louise.

HERMINIE, lui tendant la main.

Mon bon Antoine, te voilà donc de retour !...

ANTOINE.

Oh ! vous me donnez la main ! oh ! vous me tutoyez... Merci !... Tenez... oh ! que c’est drôle... voilà que je pleure de joie !... Vous m’avez reconnu !... Eh bien, je n’en aurais pas fait autant, moi, parole d’honneur... Comme vous êtes grandie !... Il est vrai que vous n’aviez que trois ans quand j’ai quitté le pays... Comme vous êtes embellie !... Laissez-moi vous regarder â mon aise... comme cela... Et quand je pense que je vous faisais danser dans mes bras... vous, de ce côté-ci, ma pauvre petite sœur de l’autre... On ne peut vraiment pas se figurer comme ça... quand il y a longtemps... Dieu ! que vous étiez méchante ! dans vos petites colères, vous m’arrachiez des poignées de cheveux... et, quand je voulais me fâcher, ma mère me criait : « Veux-tu bien te laisser faire, Antoine !... c’est la fille d’une baronne ! »

HERMINIE.

Je te demande bien pardon, mon pauvre ami...

ANTOINE.

Oh ! je ne vous en veux pas, mademoiselle... Les cheveux ont repoussé, comme vous voyez... Et vraiment, vous ne m’aviez pas oublié tout à fait ?

HERMINIE.

Tu le vois bien, puisque je t’ai reconnu aux premiers mots que tu as dits.

ANTOINE.

C’est vrai.

HERMINIE.

Et puis j’ai souvent entendu parler de toi.

ANTOINE.

Tant pis !... tant pis !... attendu qu’il n’y a pas grand bien à en dire, de moi...

HERMINIE.

Et pourquoi cela ?

ANTOINE.

Oh ! parce que je suis un vaurien... un vagabond... un coureur !... J’aurais dû rester ici, près de mes parents... pour les aimer, pour les soigner... pour leur épargner de la peine et du travail dans leurs vieux jours... Ah bien, oui !... le besoin de voir du pays, la démangeaison de se mettre en route... la rage de courir le monde.., On est jeune, on a comme la fièvre, on ne peut pas rester en place, on désire, quoi ?... Ou n’en sait rien... Ça vous prend comme un accès !... Une occasion se présente... un camarade passe et vous emmène... On part, on quitte tout... on veut être libre... on l’est... et l’on croit que l’on a tout gagné, parce qu’on n’a plus la vieille mère qui moralise, et le vieux père qui gronde... On oublie le pays... on oublie ceux qu’on y a laissés... on oublie tout le monde... Puis, un beau matin, en sortant d’une bombance où l’on a bien ri, bien chanté, bien fait les fous, on reçoit une lettre avec un cachet noir... Elle vient du curé... elle annonce... elle annonce que les vieux parents sont partis !... qu’on ne les reverra plus... que c’est fini pour toujours !... Alors on se repent, alors on s’en veut, alors on se dit des injures ; mais c’est trop tard... On n’était pas là pour leur serrer la main au dernier moment, on n’était pas là pour leur fermer les yeux, on n’était pas là pour les suivre jusqu’à leur tombe et mettre une pauvre croix de bois dessus... Et, quand on revient au pays, plus de famille, plus d’amis, plus personne... On ne sait pas même où aller pleurer.

HERMINIE.

Antoine !...

ANTOINE.

C’est bien fait, coureur ! c’est bien fait, vagabond !

HERMINIE.

Mon ami !...

ANTOINE.

Voyez-vous, ça ne serait pas arrivé si je n’avais pas perdu ma petite sœur Louise !... elle m’aurait attaché à la maison, cette enfant... ou bien, si j’étais parti tout de même, à la mort de la mère Gertrude et du père Guillaume, quand j’aurais su qu’elle restait toute seule, la pauvre petite, je serais revenu !... Ah ! oui !... et elle n’aurait manqué de rien... car je suis bon ouvrier, au fond, mademoiselle... allez, quand je m’y mets, j’en abats, du travail... Dame, c’est le tout de m’y mettre... Mais pardon... je vous parle là d’un tas de choses qui ne vous regardent pas et que vous êtes bien bonne d’écouter, ma foi...

HERMINIE.

Non, je t’entends parler de tes parents avec plaisir... Je les aimais beaucoup... et, si cela peut te consoler, mon, ami, je puis t’assurer qu’ils n’ont manqué de rien...

ANTOINE.

Oh ! je m’en rapporte bien à vous, mademoiselle Herminie, et à madame la baronne d’Hacqueville... Et sa santé est toujours bonne ?

HERMINIE.

Excellente !

ANTOINE.

Tant mieux ! tant mieux !... Demain, avec sa permission, je mettrai mes habits du dimanche, et j’irai lui faire une visite...

HERMINIE.

Demain, Antoine ?... demain ?... Il faudra venir de bien bonne heure, alors.

ANTOINE.

Tiens ! moi qui croyais qu’elle ne se levait qu’à midi...

HERMINIE.

C’est que, demain, nous allons à Marly...

ANTOINE.

Près de Versailles.... où il y a une machine... Je connais ça... j’y suis resté six mois... chez le père Robert... oh ! un fameux menuisier, allez... qui avait la pratique du château... Eh bien, mademoiselle Herminie, moi, je n’ai pas de chance, que vous vous en alliez comme cela quand j’arrive... Mais vous ne vous en allez pas pour longtemps, j’espère ?... ce n’est qu’une promenade ?

HERMINIE.

Non... je resterai dorénavant à Versailles... On veut me marier !

ANTOINE.

Oh ! de quel air triste vous me dites cela, mademoiselle... Oh ! je comprends tout : quelqu’un que vous n’aimez pas... tandis que peut-être... dame, je n’ose pas dire... tandis que, peut-être, vous en aimez un autre.

HERMINIE.

Hélas !...

ANTOINE.

Et il n’y a pas eu moyen d’empêcher cela ? on n’a pas pu faire entendre raison à la baronne ? Elle vous aime pourtant bien, la baronne.

HERMINIE.

C’est le roi qui a voulu...

ANTOINE.

C’est le roi ?... Eh bien, je vous demande un peu de quoi il se mêle, le roi ! Ah bien... si j’étais à votre place !... Oh ! pardon, mademoiselle... ah ! bon ! c’est joli, ce que je fais là !... je m’aperçois que je vous donne des conseils... un paysan... un ouvrier... à vous !

HERMINIE.

Ô mon ami, mon bon Antoine... dis... dis ce que tu voulais dire... Tu sais que le baron demandait quelquefois des conseils au vieux père Guillaume... et que ma mère écoutait souvent ce que lui disait la tienne.

ANTOINE.

C’est, ma foi, vrai, je m’en souviens... Mais ils étaient vieux... ils avaient de l’expérience... le père Guillaume était un esprit juste... ma mère était une sainte femme... tandis que moi... moi...

HERMINIE.

Toi, tu as un bon cœur !... toi, tu me plains !... toi, tu m’aimes !

ANTOINE.

Oh ! si je vous aime, mademoiselle d’Hacqueville !

HERMINIE.

Eh bien, tu me disais donc ?...

ANTOINE.

Eh bien, je vous disais qu’on ne vient qu’une fois au monde... et qu’il faut se faire la vie heureuse... Est-il gentil, ce jeune homme ? est-il riche comme vous ? est-il noble comme vous ?... vous aime-t-il comme vous méritez d’être aimée ?

HERMINIE.

Il m’aime autant que je l’aime moi-même.

ANTOINE.

Eh bien, à votre place, moi, je ferais d’abord tout ce que je pourrais pour changer la détermination de ma mère... je la prierais, je la supplierais, et, si, malgré mes prières, mes supplications, mes larmes, elle refusait... eh bien, il n’est pas difficile de trouver un prêtre, deux témoins... et une chapelle. La maman crie d’abord... puis elle pleure, puis elle sanglote... puis elle pardonne... Les mamans, ça pardonne toujours... c’est venu au monde pour ça.

HERMINIE, à part.

Et lui aussi, il me conseille...

Haut, en voyant entrer la Baronne.

Ma mère !...

ANTOINE, à part.

Comment ! la baronne ? Si je l’aurais reconnue, par exemple !...

 

 

Scène VI

 

HERMINIE, ANTOINE, LA BARONNE

 

LA BARONNE.

Ah ! vous voilà, Herminie ? Je vous cherchais... J’ai vu votre cheval s’emporter, et j’étais inquiète.

HERMINIE.

Vous le voyez, ma mère, il ne m’est armé aucun accident... Mon cheval s’est calmé à quelques pas de cette maison... j’y suis entrée pour me remettre... Un instant après, ce garçon est arrivé... et, depuis lors, je causais avec lui...

LA BARONNE.

Avec ce garçon ?

ANTOINE, saluant.

Bonjour, madame la baronne.

HERMINIE.

C’est Antoine Bernard, ma mère...

LA BARONNE.

Mais c’est vrai... oui, c’est bien lui... Approche donc !... J’aurais dû le reconnaître à son air de famille.

ANTOINE.

Oh ! moi, j’ai vu tout de suite que c’était madame la baronne... Vous n’êtes pas changée du tout, quoi !... la même que le jour où je suis parti,... la même absolument.

À part.

Je dis ça pour lui faire plaisir ; mais elle a drôlement mûri, la baronne.

LA BARONNE.

Et te voilà de retour ?

ANTOINE.

Oh ! mon Dieu, oui, il y a une heure.

LA BARONNE.

Pour longtemps ?

ANTOINE.

Pour toujours, madame la baronne... Assez de voyages comme ça... Pierre qui roule n’amasse pas de mousse, comme on dit... et il est temps que je m’établisse.

LA BARONNE.

Tu étais menuisier, je crois...

ANTOINE.

Je le suis encore... et, pour mon état, je ne crains personne, je puis le dire... Mais, avec tout cela, je ne suis pas ambitieux, moi !... Votre pratique, celle de deux ou trois châteaux des environs, c’est tout ce qu’il me faut... Qu’est-ce que je demande ?... Juste le nécessaire et un peu de superflu, pas davantage... Je vas chercher une petite boutique.

LA BARONNE.

Pour quoi faire ?

ANTOINE.

Je vous le dis, pour m’établir.

LA BARONNE.

Eh bien, mais... n’as-tu pas cette maison ?

ANTOINE.

Comment, cette maison ?

LA BARONNE.

Sans doute, cette maison... c’est celle qu’habitaient ton père et ta mère... et, comme nous comptions toujours que tu reviendrais un jour ou l’autre... eh bien, nous te l’avons gardée, mon garçon.

ANTOINE.

Comment, madame la baronne, bien vrai ?... ça n’est pas pour vous amuser comme ça un peu ?... ça n’est pas pour vous moquer du pauvre Antoine ?

LA BARONNE.

Non, mon ami... non... sois tranquille.

ANTOINE.

Oh ! la la... est-ce possible ? quel bonheur ! qu’ai-je donc fait pour mériter cela ?... Quoi ! je pourrai rester ici... toujours !... entouré de mes souvenirs de jeunesse ?... Madame la baronne, mon dévouement, mon bras, ma scie, mon cœur, mon rabot... tout ça, c’est à vous, à votre service, la nuit comme le jour... le dimanche comme le lundi...

LA BARONNE, souriant.

Bien, mon garçon, bien ! je te crois.

ANTOINE.

Ah ! mon Dieu, que je suis donc heureux ! Seulement, j’ai peur que ça ne soit un rêve, un conte de fée... j’ai peur de me réveiller.

LA BARONNE.

Pour te faire croire à la réalité, nous te laissons chez toi, dans ta maison.

ANTOINE.

Ma maison !

LA BARONNE, à Herminie.

On nous attend au château, ma voiture est à la porte... partons, Herminie.

HERMINIE.

Oui, ma mère, et, pendant la route, je vous supplierai de m’écouter ; car j’ai une prière à vous adresser.

LA BARONNE.

J’écouterai tout ce que vous avez à me dire, pourvu que vos désirs soient conformes aux ordres du roi.

À Bernard.

Adieu, mon ami.

ANTOINE.

Adieu, madame la baronne ; merci, madame la baronne, cent fois merci !

Elles sortent par le fond, il les reconduit.

 

 

Scène VII

 

ANTOINE, seul, poussant la porte du fond

 

Enfin, les voilà parties, et je reste seul avec mes souvenirs d’enfance... Personne là pour m’empêcher de rire ou de pleurer si j’en ai envie...

Regardant autour de lui.

Voilà donc la chambre où je suis venu au monde, voilà mon berceau... Dire que j’ai tenu là dedans !... est-ce drôle !

Le repoussant.

Il a servi aussi à ma petite sœur Louise... Pauvre enfant !... Elle aurait aujourd’hui l’âge de mademoiselle d’Hacqueville... et moi, j’aurais une sœur, une amie !... je ne serais pas tout seul Comme cela dans le monde... Tiens ! voilà le rouet de la vieille mère... Combien de fois elle a posé son pied là-dessus !... Voilà la quenouille... M’en a-t-elle donné des coups sur les doigts, de cette quenouille-là... quand j’emmêlais son fil ! Bonne femme, va !... Le fauteuil du père, où il se mettait à dormir quand il avait fait sa tournée dans les bois de madame la baronne... C’est qu’on doit être joliment bien là dedans !

Il va pour s’asseoir.

Eh bien, Antoine, que jeté voie ! Faut respecter cela ! tu n’es pas digne de l’asseoir là-dessus.

Il aperçoit un martinet pendu au mur.

Ah ! je te reconnais, toi !... tu m’as appris à lire... J’avais la tête dure, mais tu y as mis de l’obstination ; c’est toi gui m’as fait connaître mes lettres... Tiens ! à propos de lettres, ça me rappelle que M. le curé vient de m’en donner une.

La tirant de sa poche et la regardant.

« Elle vient du père Guillaume, » m’a-t-il dit. D’ailleurs, je reconnais son écriture... Comme c’est cacheté ! que peut-il y avoir là dedans ?... Son testament !... Son testament, pour quoi faire ?... Il n’avait rien à me laisser, pauvre cher homme !... Ah ! si fait... une dette à payer peut-être... Eh bien, sois tranquille, papa Guillaume, on la payera, ta dette... Voyons.

Lisant.

« Mon cher enfant, ce n’est qu’à un homme et à un homme d’honneur que nous pouvions confier le secret que ta mère et moi emportons avec nous en mourant. Aussi disons-nous à M. le curé de brûler cette lettre si tu ne revenais pas dans le pays, ou si tu y revenais avec un mauvais renom... »

S’arrêtant.

Hein ?... Qu’est-ce que cela signifie ?

Lisant.

« Pendant que tu étais en apprentissage, la sœur et la fille de madame la baronne d’Hacqueville, qui étaient du même âge et que ta mère nourrissait ensemble, tombèrent toutes deux malades, et cela si dangereusement, que le médecin nous prévint que nous ferions bien d’écrire à madame la baronne, qui, pour quelque temps, habitait alors une de ses terres dans le fond de la Bretagne. Nous fîmes ce que disait le médecin ; puis nous attendîmes la volonté de Dieu. Enfin, un soir, malgré tous nos soins, l’une des deux pauvres petites créatures expira... Personne ne connaissait encore cet événement, arrivé depuis une heure à peine, lorsqu’une femme entra, égarée, presque folle ; et, s’élançant vers l’enfant qui vivait encore, elle s’écria : « C’est le mien, n’est-ce pas ? c’est le mien ! » Et, prenant notre enfant dans ses bras, elle la couvrit de larmes et de baisers... En ce moment, nous n’eûmes pas la force de la désabuser... nous lui laissâmes croire tout ce qu’elle voulut. C’était notre bienfaitrice... et, en lui disant tout de suite la vérité, nous lui brisions le cœur. Elle emporta notre fille au château... Le soir, la sienne fut conduite à son dernier asile sous le nom de Louise Bernard !... »

S’interrompant.

Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que je lis là !... Louise, ma sœur... tout à l’heure, là... je l’ai vue, je lui ai parlé...

Lisant.

« Tous les jours, nous voulions révéler à la baronne la fatale vérité, et, tous les jours, nous reculions devant la crainte de la rendre malheureuse. Maintenant que ta mère est morte, et que, moi, je vais mourir, le secret que je te confie reste entre le ciel et toi ! Fais-en l’usage qu’il conviendra à un honnête homme d’en faire. Si haut placée que soit notre fille, le malheur peut l’atteindre, la baronne peut mourir, une fortune peut se perdre. N’oublie jamais que mademoiselle d’Hacqueville est ta sœur. » Oh ! sois tranquille, père, sois tranquille ! je veillerai sur elle, je serai son appui, son soutien... je te le jure !... Et, si jamais je la voyais près de commettre quelque faute... Ah ! mon Dieu ! elle m’a parlé d’un amour contrarié, et, moi, je l’ai encouragée, je lui ai conseillé de n’écouter que son cœur... Ah ! mon Dieu ! elle va fuir peut-être !... Si je courais au château ? si je prévenais la baronne ?... Antoine, qu’est-ce que tu dis là ? Ce serait une lâcheté ! Cependant je ne dois pas laisser Louise exposée... je ne peux pas souffrir que ma sœur... Tu ne peux pas ?... tu ne dois pas ?... Et comment feras-tu, toi, pauvre paysan ? toi, misérable ouvrier ? toi, qu’on fera mettre à la porte, par des valets, si tu oses élever la voix ?... Ô mon Dieu ! que faire ? que devenir ?... Si je pouvais la voir un instant seulement, je la prendrais dans mes bras, je la serrerais sur mon cœur... je l’embrasserais... et alors... L’embrasser... et à quel titre ?... Jamais ! jamais !... Ah ! il y a de quoi devenir fou !... Il ne semble qu’on marche, il me semble que j’entends du bruit... Mais oui... je ne me trompe pas... on s’approche de cette porte... on essaye de l’ouvrir...

 

 

Scène VIII

 

ANTOINE, HERMINIE

 

HERMINIE, du dehors.

Antoine !... Antoine !...

ANTOINE.

C’est elle ! c’est sa voix !

HERMINIE.

Antoine !... ouvre-moi !...

ANTOINE.

Oui, oui...

Il ouvre.

Entrez !...

HERMINIE entre. Elle est enveloppée d’une mante.

Regarde si je n’ai pas été suivie.

ANTOINE.

Suivie !... et par qui ?...

HERMINIE.

Regarde !

ANTOINE.

Personne.

HERMINIE.

Ah ! je respire !...

ANTOINE.

Qu’y a-t-il donc ?... Dites, mademoiselle !...

HERMINIE.

Il y a... il y a, mon ami... que je suis bien malheureuse !

ANTOINE.

Malheureuse, vous ?...

À part.

Allons, il paraît que je suis revenu à temps.

HERMINIE.

Oh ! oui, bien malheureuse.

ANTOINE.

Eh bien, voyons, contez-moi cela...

HERMINIE.

Oh ! je t’ai déjà dit la cause... Ma mère veut absolument que j’épouse le marquis.

ANTOINE.

Un vieux, un laid, un ruiné, peut-être ?

HERMINIE.

Mais non, Antoine... Il est jeune, il est bien ; et, s’il n’est pas riche, il a la faveur du roi, qui remplace la fortune.

ANTOINE.

Eh bien, alors, mademoiselle ?...

HERMINIE.

Eh bien, j’en aime un autre... j’aime mon cousin Henri de Verneuil... Je l’aime... tu sais bien... je te l’ai dit... tu m’as même répondu en me donnant le conseil de voir ma mère.

ANTOINE.

Et vous l’avez vue ?

HERMINIE.

Oui, je l’ai vue, priée, suppliée... je me suis jetée ses genoux... Ma ère, qui m’aime tant, comprends-tu ?... eh bien, elle a été inflexible... Alors, je me suis décidée...

ANTOINE, avec crainte.

À quoi ?

HERMINIE.

Eh bien, je me suis décidée à m’abandonner à la loyauté de mon cousin... et dans un instant...

ANTOINE.

Eh bien ?

HERMINIE.

Il va être ici.

ANTOINE.

Ici ?... Pardon, mademoiselle... pardon, excuse, si j’ose vous parler ainsi... mais c’est par intérêt... mais c’est qu’il me semble que vous faites mal en agissant ainsi.

HERMINIE.

Mais, Antoine... mais je suis le conseil que tu m’as donné toi-même.

ANTOINE.

Eh ! oui, je le sais bien.

HERMINIE.

Ne m’as-tu pas dit ici... ?

ANTOINE.

Oui, oui, je l’ai dit... Mais j’ai eu tort... cent fois tort !... Et, depuis que vous êtes partie... eh bien, j’ai réfléchi que c’était impossible.

HERMINIE.

Comment, impossible ?...

ANTOINE.

Oui, impossible... Les enfants, voyez-vous, ça doit obéir aux parents !... nos pères et nos mères savent mieux que nous ce qui nous convient. D’ailleurs, s’ils nous forcent, ils en ont la responsabilité devant Dieu !

HERMINIE.

Mais le malheur !... en attendant, le malheur est pour nous !...

ANTOINE.

Et croyez-vous que vous serez bien heureuse quand vous aurez désobéi à votre mère ; quand vous vous serez sauvée, la nuit, du château ; quand vous saurez que la baronne pleure, gémit, et vous maudit peut-être ?...

HERMINIE.

Mais, tu me l’as dit, les mères pardonnent toujours !

ANTOINE.

Oui ; mais il y en a qui ne pardonnent pas, qui meurent sans pardonner... Et si votre mère était de celles-là ?

HERMINIE.

D’où te vient ce changement ? d’où te viennent ces réflexions ?...

ANTOINE.

D’où elles me viennent, mademoiselle ? En regardant le berceau de ma petite sœur, j’ai pensé à Louise et puis à vous... Je me suis demandé si j’aurais donné à Louise le conseil que je venais de donner à mademoiselle Herminie... et je me suis répondu : « Non, Antoine, non ; toi, son frère, non, tu ne lui aurais pas donne ce conseil-là !... au contraire, tu lui aurais dit : « Louise, ma sœur, ma pauvre enfant, songe qu’il vaut mieux être malheureuse sans avoir rien à se reprocher qu’heureuse avec un remords au fond du cœur... D’ailleurs, on n’est pas heureuse avec un remords... » Puis je lui aurais dit : « Louise, ma chère Louise, vois-tu, au nom de notre père qui est mort... au nom de notre mère, au nom de tout ce que tu as de sacré... ne fois pas une pareille chose !... » Encore Louise... Louise... elle avait un frère, un frère qui aurait pu la défendre, la soutenir, la venger, si on la trompait... dans les bras de qui elle pouvait venir pleurer sa faute et chercher une consolation à sa douleur ; mais vous, mademoiselle, songez-y, vous êtes seule, vous n’avez personne à qui conter vos chagrins, car vous ne voudriez pas d’un pauvre diable comme moi pour consolateur... Ainsi vous !... vous !... vous seriez perdue tout à fait... entièrement perdue !...

HERMINIE.

Oh ! oui... oui... je sais... Crois-tu que je ne me sois pas dit et redit tout cela ?... Mais lui... lui à qui j’ai promis... lui qui m’attend... lui qui va venir...

ANTOINE, consterné.

Il va venir ?...

HERMINIE.

Oui... Ce matin, je lui ai donné rendez-vous ici... et, ce soir, comme il me l’avait dit, j’ai laissé tomber le bouquet...

ANTOINE.

Il va venir ! vous enlever, vous, âmes yeux ?... et vous croyez que je le souffrirai ?

Il va fermer la porte et en prend la clef.

HERMINIE.

Antoine, je conçois que, vis-à-vis de Louise, dont vous me parliez tout à l’heure, vous ayez le droit d’agir ainsi... mais... mais, vis-à-vis de moi...

ANTOINE.

Aussi, vis-à-vis de vous, je ne fais que prier, qu’implorer... Tenez, la voilà, la clef de cette porte... Mais, voyez, mademoiselle, voyez, je suis à genoux devant vous, pour vous supplier de ne pas l’ouvrir... Oh ! si je pouvais vous dire tout ce que j’ai dans le cœur... oh ! je suis bien sûr que vous n’insisteriez plus... Eh ! tenez, vous-même, vous-même, en ce moment, écoutez ce que vous dit votre conscience ; écoutez la voix de votre mère, qui crie du fond du désespoir où vous allez la jeter... Et dites... dites si ces deux voix ne vous répètent pas les mêmes paroles que vous dit en ce moment le pauvre Antoine Bernard ?

HERMINIE.

Bernard... mon ami !... mon Dieu ! mon Dieu ! que faire ?...

ANTOINE.

Le devoir... le devoir d’abord, mademoiselle... Puis, après, viendra le bonheur, ou le malheur, peu importe ; car vous aurez fait ce que vous aurez dû.

HERMINIE.

Mais que veux-tu que je lui dise ?

ANTOINE.

Rien... Il ne faut pas le voir... il faut revenir au château... il faut ne pas quitter votre mère... il faut vous remettre sous la protection de Dieu... et laisser tout conduire à sa sagesse !

HERMINIE.

Antoine, c’est mon malheur éternel.

ANTOINE, voulant l’entraîner.

Qu’il retombe sur moi, alors !... Mais venez, venez !...

On frappe au fond, au dehors.

HERMINIE.

On frappe !... c’est lui !

ANTOINE.

Partons !... partons !...

HENRI, du dehors.

Herminie !... Herminie !...

HERMINIE.

Henri !... Henri !... pardonne-moi !...

ANTOINE, l’entraînant par la petite porte de côté.

Sauvée, père ! sauvée !...

 

 

ACTE III

 

Un petit salon à pans coupés. Une porte au fond, deux portes latérales dans les angles. Une cheminée à droite du spectateur. À gauche, en face de la cheminée, une porte secrète perdue dans la boiserie.

 

 

Scène première

 

LA BARONNE, LEBEL

 

LEBEL.

Ainsi, madame la baronne est satisfaite ?

LA BARONNE.

Je serais par trop difficile s’il en était autrement, monsieur Lebel ; nous n’avons qu’à exprimer un désir pour qu’il soit accompli.

LEBEL.

C’était l’ordre de Sa Majesté, madame la baronne, et chacun s’est empressé d’obéir.

LA BARONNE.

Oui, oui, nous sommes dans le pays des miracles... Mais, si habiles que soient vos farfadets, vos sylphes et vos lutins, je doute que l’appartement que vous me destinez soit prêt pour ce soir.

LEBEL.

Je venais pour dire à madame la baronne qu’elle pouvait en prendre possession quand elle voudrait... ce pavillon-ci, comme elle le sait, étant exclusivement destiné aux nouveaux époux.

LA BARONNE.

Ah ! par exemple, monsieur Lebel, voilà qui tient de la magie !... Un appartement commencé ce matin et fini ce soir !

LEBEL.

Notre souverain est tellement aimé, qu’il y a un mot avec lequel on soulève des montagnes : « Le roi le veut !... » Et, d’ailleurs, je sais quelle influence a ce mot sur madame la baronne elle-même, puisque, pour suivre les désirs du roi, elle a rompu un mariage arrêté...

LA BARONNE.

Oui... mon pauvre Henri... Avec ma sévérité apparente, j’en ai bien réellement souffert au fond du cœur... Mais nous sommes des serviteurs trop dévoués à nos souverains pour ne pas tout sacrifier à notre devoir.

LEBEL.

Et le roi vous en est bien reconnaissant, madame. Aussi, voyez comme il a voulu entourer ce mariage de tous les honneurs qui émanent de sa personne... Les témoins sont choisis par lui, le notaire est le sien, le chapelain est celui de Versailles... Et lui-même revient de Fontainebleau et arrive ce soir à Marly, pour que madame la marquise de Lancy lui soit présentée par son époux et par sa mère... Ah ! voici M. le marquis...

 

 

Scène II

 

LA BARONNE, LEBEL, LE MARQUIS, suivi de QUELQUES FEMMES portant des cartons

 

LE MARQUIS.

C’est vous, monsieur Lebel... Votre serviteur... Madame la baronne, voulez-vous donner vos ordres pour qu’on dépose ceci dans certaine chambre où je n’ai pas encore le privilège de mettre le pied ?... J’espère que tout cela sera du goût de mademoiselle d’Hacqueville. C’est ma sœur, la duchesse de Cerney, qui a choisi cela elle-même chez ses faiseuses... Ah ! à propos, madame la baronne, est-ce que vous savez où est votre neveu, M. Henri de Verneuil ?

LA BARONNE.

Mais sans doute sur la route de Brest pour rejoindre son bord... Sa permission est près d’expirer, je crois... Il faut qu’il se hâte... Mais pourquoi cette question ?

LE MARQUIS.

C’est que je viens de voir mon oncle, le ministre de la marine, et je l’ai entendu donner des ordres qui nécessitent le prompt retour à bord des officiers de la Calypso... Mais puisque le chevalier est parti...

À Lebel, pendant que la Baronne fait entrer les Femmes dans la chambre à coucher d’Herminie.

Eh bien, monsieur Lebel, qu’y a-t-il de nouveau ? Madame de la Tournelle se laisse-t-elle attendrir enfin ? Oh ! j’ai entendu chanter aujourd’hui par les rues de mauvaises chansons de M. de Maurepas sur elle... J’avoue que, si j’étais roi, je ne garderais pas vingt-quatre heures un ministre qui fait de si méchants vers... Mais qui donc ai-je vu dans le salon ?

LEBEL.

Je pense que ce sont vos témoins, monsieur le marquis.

LE MARQUIS.

Nos témoins ?...

À la Baronne, qui revient en scène.

Comment, madame la baronne ! ces messieurs sont déjà arrivés ? Et quels sont-ils ?

LA BARONNE.

M. de Meuse, le duc de Lauraguais, M. de Chavigny et M. Duverney.

LE MARQUIS.

Oh ! oh ! il me semble qu’on nous encanaille un peu... Il y a de la finance dans tout cela... Mais n’importe... puisqu’ils viennent de la part de Sa Majesté, ils sont les bienvenus, et je vais leur présenter mes hommages.

Le Marquis entre au salon.

LEBEL.

Madame la baronne n’a aucun ordre à me donner ?

LA BARONNE.

Ce serait moi qui bien plutôt aurais à vous demander ceux de Sa Majesté...

LEBEL.

Je ne puis que vous répéter ce que j’ai déjà dit : Sa Majesté désire que le contrat soit signé ce soir à sept heures, que le mariage soit célébré à huit, et que marquise lui soit présentée à neuf.

LA BARONNE.

Cela sera fait, monsieur Lebel.

LEBEL.

Alors, les désirs de Sa Majesté seront comblés.

Lebel s’incline respectueusement et sort.

 

 

Scène III

 

LA BARONNE, UN VALET, puis ANTOINE

 

LA BARONNE.

Ce que le marquis vient de me dire... ce prochain départ de la frégate... tout cela m’inquiète !... Hier, en quittant le château, Henri m’a effrayée en prenant congé de nous... Pourvu qu’il ne nous fasse pas quelque folie !

UN VALET.

Il y a là un ouvrier qui insiste pour entrer, disant que madame la baronne l’a fait demander...

LA BARONNE.

Un ouvrier ?... quel ouvrier ?

LE VALET.

Un menuisier.

LA BARONNE.

Je n’ai fait demander personne... Comment s’appelle-t-il ?...

ANTOINE, au dehors.

Antoine...

Haussant la voix.

Madame la baronne, c’est moi... c’est Antoine.

LA BARONNE.

Comment ! Antoine Bernard ?...

ANTOINE, une scie sous un bras, un rabot dans l’autre. Au fond.

Lui-même, madame la baronne.

LA BARONNE.

C’est bien, c’est bien... Laissez entrer.

Le Valet se retira.

 

 

Scène IV

 

LA BARONNE, ANTOINE

 

ANTOINE.

Je vous demande bien pardon, madame la baronne, d’avoir dit que vous me faisiez demander... Mais, avec ces gaillards-là, il faut mentir un petit peu, ou, sans cela, on n’arrive à rien... Heureusement, je n’ai pas eu trop de peine. Dieu merci, et ça, grâce à ces outils que j’ai sous le bras... ce qui a donné un petit air de vérité à mon mensonge.

LA BARONNE.

Comment ! te voilà à Marly, mon garçon ?

ANTOINE.

Oh ! mon Dieu, oui... Voyez un peu ce que c’est que le hasard : hier, après votre départ du château, je me disposais comme ça à acheter un établi, du bois, et à trouver des pratiques, quand je rencontre un camarade qui me propose de lui donner un coup de main pour une besogne pressée... et ça, juste à Marly ! V’là que tout à l’heure je me souviens que vous y êtes aussi, à Marly... qu’on va marier mademoiselle Herminie, la fille de mes bienfaiteurs ; alors j’ai pensé que la prière d’un pauvre paysan montait au ciel comme la prière d’un gentilhomme, et ça m’a donné la hardiesse devenir vous dire : Madame la baronne, voulez-vous permettre à Antoine d’assister, dans un petit coin de l’église, à la cérémonie nuptiale, et de prier pour le bonheur de la fille de ses maîtres ?

LA BARONNE.

Merci pour tes bons sentiments, mon ami. À l’église, tu peux y venir : c’est la maison du bon Dieu, elle est ouverte au pauvre comme au riche. Mais, ici, tu comprends, c’est la maison du roi !

ANTOINE.

C’est juste !... une veste, c’est assez pour le bon Dieu... Mais, pour le roi, il faut un habit !... Alors, je m’en vas, madame la baronne, je m’en vas... je prierai de loin... Rien qu’un petit mot encore... Est-ce ici que vous logez les nouveaux époux ?

LA BARONNE.

Oui, mon ami.

Montrant le côté.

Voici la chambre de ma fille... Moi, j’habiterai là, au bout de l’avenue... au chalet... C’est là que tu me trouveras situ as besoin de moi...

En sortant.

Adieu, Bernard, et crois bien que j’apprécie ton attachement à tes anciens maîtres.

 

 

Scène V

 

ANTOINE, puis LEBEL

 

ANTOINE.

Oui, oui, les anciens maîtres, on les aime, on les vénère ; mais, aujourd’hui, ce n’est pas pour eux qu’on est venu !... c’est pour ma sœur Louise ! Louise dans un château comme celui-ci !... quoi luxe !... quelle richesse !... Des factionnaires partout, des domestiques superbes !... et tout ça, au service de ma sœur... oui, ma sœur... vous avez beau faire, c’est de mon sang ! Dieu ! suis-je content !... Content ? Non, faut pas l’être !... Louise doit s’affliger ; car il paraît qu’elle aimait beaucoup son cousin... Je n’ai vu ma sœur qu’un instant, hier matin, elle ne m’a dit que deux mots ; mais ces deux mots-là m’ont diablement serré le cœur : « Tu as fait le malheur de ma vie, Bernard, mais je te pardonne. » Pauvre petite Louise !... mais je ne me repens pas... je sens là que j’ai fait ce que je devais faire...

Pendant ces derniers mots, Lebel a paru au fond.

LEBEL, à part, en examinant Antoine.

Quel est cet homme ?

ANTOINE, à part.

Comme il me regarde !... C’est ma veste qui fait son effet, et, comme dit la baronne, on va me mettre à la porte !

LEBEL, à part.

Mais ne serait-ce pas l’ouvrier.... ?

S’approchant.

Dis-moi, tu es menuisier ?

ANTOINE, hésitant.

Un peu... oui, monsieur.

LEBEL.

Et pourquoi es-tu ici ?... M. Martin a dû cependant te dire où je viendrais te trouver...

ANTOINE.

M. Martin ?...

LEBEL, impatienté.

Oui, M. Martin, ton maître...

ANTOINE, à part.

Voilà un moyen de rester ici !

LEBEL.

Réponds !

ANTOINE.

Comment donc, s’il me l’a dit ! il me l’a dit deux fois, le pauvre cher homme !

LEBEL.

Venir justement dans ce pavillon !...

À lui-même.

Ceux qui l’habitent aujourd’hui n’auraient eu qu’à questionner cet homme... tout était dérangé !...

À Antoine.

Enfin, pourquoi te trouvé-je ici ?

ANTOINE.

Dame !... c’est la première fois que je riens, et vous concevez... vos grands corridors, vos galeries, vos appartements, je me suis perdu dans tout ça... moi qui n’ai qu’une mansarde et l’escalier pour antichambre...

LEBEL.

C’est bien, c’est bien ! Tu vas me suivie !

ANTOINE.

Parfaitement.

LEBEL.

Tu sais de quoi il est question ?

ANTOINE.

Puisque je suis menuisier, il ne peut être question que de...

Il fait le mouvement d’un homme qui scie.

et de...

Il fait le mouvement d’un homme qui rabote.

LEBEL, avec mystère.

Deux heures de travail... vingt-cinq louis payés d’avance... les voici... et dix ans de Bastille si tu souffles jamais un mot de ce que tu auras vu... Allons, suis-moi.

ANTOINE.

Dites donc, dites donc ! dix ans de quoi avez-vous dit ?...

LEBEL.

Tu en sais trop maintenant pour reculer... On vient... Suis-moi, te dis-je !

ANTOINE, à part.

Au fait, en se taisant, rien à craindre...

Haut.

Je vous suis, monsieur...

 

 

Scène VI

 

HERMINIE, puis HENRI

 

HERMINIE, sortant de sa chambre.

Le jour baisse, déjà !... Dans dix minutes, le contrat ; dans une heure, le mariage... On croit que le moment terrible n’arrivera jamais... on compte sur quelque événement inattendu, impossible... Puis les heures se passent... puis les minutes, puis les secondes... puis, au terme fixé, la fatalité vient qui vous prend par la main... et il faut obéir !

HENRI, qui est entré sur les derniers mots.

Oui, si l’on manque de courage.

HERMINIE.

Quoi !... vous, ici ?... Je tremble !... Henri, après notre dernière et triste entrevue, après avoir obtenu mon pardon de n’être pas restée dans la maison du garde à vous attendre, Henri, vous m’aviez promis de rejoindre votre vaisseau !

HENRI.

Eh bien, je vous avais trompée... ou plutôt je m’étais trompé moi-même. Herminie, il est encore temps... personne ne se doute que je suis ici... jetez un voile sur votre tête et suivez-moi.

HERMINIE.

Impossible ! impossible !...

HENRI.

Prenez garde, Herminie !... moi aussi, j’ai juré que ce mariage ne se ferait pas.

HERMINIE.

Et comment l’empêcheriez-vous, mon Dieu ?

HENRI.

Je n’en sais rien... Mais, eussiez-vous signé au contrat, eussiez-vous le pied sur les marches de l’église, fussiez-vous à genoux devant l’autel, ce mariage ne se fera pas !

HERMINIE.

Henri, de grâce, écoutez-moi ! M. de Lancy...

HENRI.

Herminie, un mot encore...

HERMINIE.

S’il nous voyait ensemble...

HENRI.

Eh ! que m’importe !

HERMINIE.

Mais il m’importe, à moi, Henri ; dans une heure, je serai sa femme, et il est de mon devoir de respecter le nom que je porterai dans une heure... Adieu, Henri.

HENRI.

Comment, adieu ?

HERMINIE.

Adieu, Henri... et pour toujours !

Elle sort.

 

 

Scène VII

 

HENRI, LE MARQUIS, entrant

 

LE MARQUIS.

Comment ! chevalier, à Marly ?... Au fait, je devais m’y attendre... N’importe ! enchanté de vous rencontrer, car je vous demandais à tout le monde.

HENRI.

Serais-je assez heureux pour que vous acceptassiez à Marly la proposition que je vous ai faite au château d’Hacqueville ?

LE MARQUIS.

Il s’agit bien de cela, mon cher !... Je vous dirai une chose qui doit vous intéresser... à ce que je pense du moins... C’est que tout à l’heure, en allant présenter mes très humbles hommages à mon oncle, le ministre de la marine, je l’ai entendu dire à son secrétaire d’expédier par courrier extraordinaire l’ordre à la Calypso de partir à l’instant même pour Gibraltar. N’êtes-vous pas lieutenant en premier à bord de la Calypso ?

HENRI.

Oui, monsieur... et je vous remercie de l’avis ; mais vous comprenez que, venant de vous, il m’est quelque peu suspect.

LE MARQUIS.

Venant de moi ? Et quel intérêt ai-je, je vous prie, à vous éloigner ?

HENRI.

La présence d’un rival gêne toujours...

LE MARQUIS.

Dites qu’elle afflige, mon cher chevalier, quand ce rival est un homme d’honneur comme vous, quand ce rival est victime d’une fatalité à laquelle on ne peut rien soi-même, et quand on fait le malheur de ce rival, non pas de son propre mouvement, mais en obéissant à une puissance supérieure... Alors, vous serez dans la vérité... Mais vous vous en éloignez, et très fort même, quand vous me croyez capable de tels subterfuges !

HENRI.

Oui, vous avez raison, marquis... je vous connais... je sais que vous êtes homme d’honneur, et... et je donnerais dix ans de ma vie pour qu’il en fût autrement.

LE MARQUIS.

Eh bien, écoutez-moi donc... Vous êtes venu avec quelque permission, n’est-ce pas ?

HENRI.

Un congé... qui expire aujourd’hui.

LE MARQUIS.

Eh bien, chevalier, je vous répète ce que je vous ai dit... je vous le répète sérieusement... après-demain, la Calypso lève l’ancre ; sautez dans une chaise de poste, de l’or plein les poches, crevez tous les chevaux... à peine encore aurez-vous le temps d’arriver.

HENRI.

Que m’importe !

LE MARQUIS.

Faites-y attention, chevalier !... ce n’est pas à moi de vous apprendre la sévérité du conseil de l’amirauté... Vous n’ignorez pas qu’après le dernier coup de canon, signal du départ, tout officier qui n’est pas à bord est considéré comme déserteur... Voyons, chevalier, épargnez-nous un grand malheur !

HENRI.

Le malheur sera le bienvenu... je le cherche !

LE MARQUIS.

Chevalier...

HENRI.

Assez, monsieur le marquis !... assez !... Vous savez qu’il y a guerre déclarée entre nous... Je ne me regarde pas encore comme battu, et, tant que vous ne serez pas le mari d’Herminie, ne vous regardez pas comme vainqueur !

Il salue et sort.

LE MARQUIS.

Mais, chevalier, c’est de l’entêtement, c’est de la folie... Eh bien, morbleu ! je le sauverai malgré lui : je le fais enlever !

Il court après Henri. Aussitôt, un panneau de la boiserie s’ouvre ; Antoine passe au travers, une lanterne éteinte à la main, et vient rouler au milieu de la chambre. Le panneau se referme. Obscurité complète.

 

 

Scène VIII

 

ANTOINE, seul, assis par terre

 

Pardon, excuse, si j’entre sans me faire annoncer... Personne ?... Tant mieux !... Eh bien, en voilà une sévère !... si je sais où je suis, par exemple !... Le monsieur que j’ai suivi tout à l’heure me conduit... où ?... Chez le roi !... non pas dans son antichambre, non pas dans son salon... mais dans sa chambre à coucher, sa vraie chambre à coucher. Puis, arrivé là, mon conducteur allume une lanterne, me fait entrer dans l’alcôve, lève une tapisserie, presse un bouton, pousse une petite porte, passe le premier, me dit de le suivre, referme la porte derrière lui, et nous voilà dans un couloir, où on ne voyait ni ciel ni terre. Nous faisons cinquante pas, et nous trouvons quatre marches... dont deux parfaitement détériorées... Le monsieur me montre le dégât, et je dis : « C’est bon ! je comprends... Ce sont deux marches à refaire, n’est-ce pas ? – Pas autre chose, mon ami... Voilà des planches, des clous, un marteau... Combien de temps te faut-il pour finir cette besogne ? – Dame, en travaillant bien, il me faut une heure ! – Eh bien, mets-toi à l’ouvrage, et, dans une heure, on viendra te chercher... Adieu... » Et il s’en va par où il était venu... C’est bien ! je me mets à la besogne, tout en me disant à part moi : « À quoi diable peut servir un couloir qui donne dans l’alcôve du roi ?... C’est pas pour aller chez la reine : entre gens mariés, il n’y a pas besoin de tant de façons... Allons, Bernard, mon ami, que je me disais toujours, fais de ton mieux, et que le roi ne se casse pas le cou... » Et je rabotais, je rabotais royalement ! si bien que je donne un grand coup de rabot dans la lanterne, que je la culbute, et qu’en la culbutant, je l’éteins... Bon ! me voilà sans lumière... plus moyeu de travailler... Alors, je me lève, je prends ma lanterne, je vas en trébuchant devant moi, me doutant bien que le corridor conduit quelque part... Je trouve une porte, je cherche, je tâtonne, je mets la main sur un bouton, je pousse de toutes mes forces, et vlan ! je passe au travers... et me voilà... où ?...

Riant.

Je n’en sais rien... Non... Mais si !... où devait aller le roi... J’arrive en courrier pour préparer les logements... Ne vous dérangez pas... C’est égal, il faut me sauver bien vite... attendu que ces quelques mots que l’on m’a dits sur la Bastille ne me flattent pas le moins du monde.

Regardant la cheminée.

Tiens ! tiens !... voilà du feu... J’ai ma lanterne, un bout de papier dans ma poche... C’est l’affaire !

Il rallume sa lanterne, le théâtre s’éclaire.

Ah ! c’est donc ici que le roi compte entrer incognito !...

Riant et se frottant les mains.

Allons, allons, je comprends.

Regardant autour de lui et examinant.

Qu’est-ce que je vois ? Il me semble que je connais cet appartement... Oui, oui... c’est celui où je suis venu tantôt... c’est le boudoir... c’est le boudoir qui donne dans la chambre à coucher de mademoiselle Herminie d’Hacqueville... ou plutôt de Louise Bernard, de ma sœur... Qu’est-ce que cela signifie, mon Dieu ?... J’ai donc bien fait de venir, moi !... j’ai donc bien fait de les suivre !... mon père avait donc eu raison de me recommander de veiller sur sa fille !... Sois tranquille, père !... j’ai obéi, et je suis là !... La voici !... oh ! c’est le ciel qui l’envoie ! oui, le ciel !

 

 

Scène IX

 

ANTOINE, HERMINIE

 

Herminie s’avance tristement, sans voir Antoine.

ANTOINE, à part.

Mais comment la protéger ?... Si je dis un mot, la Bastille !... Et, une fois là... qui veillerait sur elle ?

HERMINIE, l’apercevant.

Antoine !

ANTOINE.

Oui, mamselle !... c’est moi qui viens vous voir encore ! et qui me promettais tant de plaisir !... Eh bien, non !... toute ma joie, disparue... Vous avez l’air si malheureux !

HERMINIE.

Ah ! Bernard, qu’as-tu fait ?

ANTOINE.

Oui, oui, je sens maintenant que j’ai eu tort... Et pourtant, dame, j’avais agi pour le mieux... J’avais cru, moi, que la cour, les honneurs, les diamants, les beaux tapis, les robes de bal, les appartements dorés, tout cela vous soulagerait le cœur.

HERMINIE.

Oh ! comme tu t’es trompé, mon pauvre ami ! Vois-tu, une robe de toile, une cabane comme celle que t’a laissée ton père... et la liberté... la liberté d’aimer qui je voudrais... voilà le bonheur !

ANTOINE.

Mille pardons, mamselle... mais je vous ai parlé comme j’aurais parlé à ma sœur... Ce que je vous ai dit, c’est ce que j’aurais dit à Louise Bernard...

HERMINIE.

Oh ! que ne suis-je cette pauvre Louise dont tu parles ! Au moins, si je n’épousais pas l’homme que j’aime, on ne me forcerait point à me marier à celui que je n’aime pas... car j’aurais quelqu’un qui me comprendrait, qui aurait pitié de moi, n’est-ce pas ?

ANTOINE, vivement.

Comment !... vrai... vous aimeriez mieux être une pauvre et simple fille que la riche, que la noble mademoiselle Herminie d’Hacqueville ? et vous ne vous en repentiriez pas ? et vous vous habitueriez à la médiocrité, à la gêne peut-être ?

HERMINIE.

À tout, Antoine, à tout pour être libre de mon cœur. Mais un tel miracle est impossible.

ANTOINE.

Rien n’est impossible à Dieu, mamselle.

HERMINIE.

Que dis-tu, Antoine ?

ANTOINE.

Je dis... On vient... On ne doit pas me voir ici ; mais espérez, mamselle, je suis là.

Il se retire un peu à l’écart.

 

 

Scène X

 

LA BARONNE, LE MARQUIS, puis QUATRE SEIGNEURS

 

LA BARONNE.

Mais venez donc, marquis ! Songeons vite à signer le contrat. Le roi vient d’entrer dans ses petits appartements de Marly... Je me suis trouvée dans la galerie, sur son passage... Il m’a reconnue, puis s’est approché de moi en me disant : « Le mariage est conclu, j’espère, madame la baronne ? – Oui, sire, ai-je répondu ; » car, à la manière dont Sa Majesté m’a questionnée, j’ai jugé qu’elle se serait irritée.

LE MARQUIS.

Et vous avez très bienfait... Il faut toujours dire comme le roi dit.

LA BARONNE.

Alors, il a gracieusement tiré ce papier de sa poche, et me l’a remis en ajoutant : « De ma part, au marquis de Lancy. »

LE MARQUIS, prenant la lettre.

De la part du roi !... Que diable cela peut-il être ?

LA BARONNE.

Quelque nouvelle faveur, sans doute ; quelque titre, quelque décoration.

LE MARQUIS.

Non... une nouvelle ambassade...

LA BARONNE.

Importante ?

LE MARQUIS.

Très importante.... et très pressée, à ce qu’il paraît.

HERMINIE.

Oh ! mon Dieu !

LA BARONNE, voyant entrer les quatre Témoins.

Allons, Herminie, revenez à vous. Voici MM. les témoins qui viennent nous chercher.

LE MARQUIS, à part.

Qu’est-ce que cela veut dire ? L’ordre de partir pour le Danemark ce soir même. Est-ce que par hasard Sa Majesté... ? Diable ! diable !... mais doucement, doucement, sire !

LA BARONNE.

Allons, marquis, la main à votre fiancée.

HERMINIE.

Ah ! je me sens mourir.

Herminie fait un effort pour se lever et retombe.

ANTOINE, s’avançant.

Mais vous voyez bien qu’elle est évanouie, la pauvre enfant !

LE MARQUIS.

Qu’est-ce que ce pauvre garçon, madame la baronne ?

LA BARONNE.

Ah ! un ancien serviteur de la famille... Ne faites pas attention.

À Antoine.

Ton zèle t’aveugle, mon garçon... Va !... va !... cela ne te regarde pas.

ANTOINE.

Comment, cela ne me regarde pas ?

Herminie veut se lever.

Non... non... restez encore...

LA BARONNE, au Valet.

Faites sortir cet homme. Allons, mademoiselle, le roi le veut !

HERMINIE.

Tu le vois, ils le veulent, ils le veulent !

ANTOINE.

Ils le veulent !... Eh bien, moi, je ne le veux pas...

LA BARONNE.

Mais cet homme est fou !

ANTOINE.

Ah ! c’est comme cela ! ... Avec de la noblesse, des châteaux, des équipages, de belles robes et de beaux diamants, on peut mourir de désespoir... Je ne le croyais pas... Mais je le vois maintenant. Eh bien, on renoncera à tout cela, aujourd’hui, à l’instant même... On n’aura plus d’équipages, on n’aura plus de laquais, on ne sera plus marquise ; mais on sera libre, ou sera heureuse ! on ne s’appellera plus mademoiselle Herminie d’Hacqueville... c’est vrai, c’est un beau nom qu’on perd... Mais on s’appellera Louise Bernard... et c’est un nom honnête qu’on retrouve.

HERMINIE.

Que dis-tu, Bernard ?

ANTOINE.

La vérité ! je dis, je dis que vous êtes ma sœur !

LE MARQUIS.

Sa sœur ?

ANTOINE, donnant une lettre à la Baronne.

Lisez, madame, lisez.

À Louise.

Si c’était pour ton bonheur, je te dirais : Obéis, ma petite Louise, obéis ; car la baronne, vois-tu, elle t’a aimée dix-huit ans comme son enfant... La baronne, c’est ta seconde mère... Mais ce qu’on t’ordonne là, c’est ton malheur, ton désespoir et ta honte.

LE MARQUIS.

Misérable !

ANTOINE.

J’ai dit sa honte, c’est le mot, et je ne le reprendrai pas... Vous ne savez pas ce que je sais, moi, vous ne pouvez pas comprendre... Oui, je le répète, c’est pour son malheur, son désespoir et sa honte !

À Louise.

Sois tranquille, Louise, sois tranquille, mon enfant, une vie bien simple, bien douce, et la liberté de donner ton cœur à un brave garçon, voilà ce que je te promets.

LA BARONNE, atterrée.

Qu’ai-je lu, mon Dieu !

LE MARQUIS.

Mais, madame, est-ce que, par hasard, cet homme... ?

LA BARONNE.

Oui, monsieur le marquis, seul, maintenant, il a des droits sur mademoiselle !

Elle remet la lettre à Antoine ; en ce moment, les Témoins se retirent silencieusement.

LE MARQUIS, à part.

C’est un coup du ciel !... Écrivons à Sa Majesté que, ne me mariant pas, mon ambassade devient inutile !

ANTOINE, à Herminie.

Et maintenant, à la garde de Dieu !

HERMINIE, à la Baronne, en lui prenant la main, qu’elle embrasse.

Madame, permettez qu’une dernière fois...

ANTOINE.

Viens, Louise ! viens, ma sœur !

La Baronne tombe anéantie sur un fauteuil. Antoine entraîne sa sœur ; arrivée au fond, Herminie se retourne pour voir encore la Baronne. Le Marquis salue la Baronne.

 

 

ACTE IV

 

La cabane du Garde.

 

 

Scène première

 

ANTOINE, seul

 

Allons, Antoine, mon garçon, le voilà de retour à la maison du père, te voilà menuisier à ton compte ; il faut travailler ferme, il faut travailler pour deux. Eh bien, oui, je me dis ça toute la journée, et je n’en fais rien. Quand elle n’y est pas, je pense à elle ; quand elle y est, je la regarde, et puis le temps se passe, et le rabot se croise les bras.

Il écoute.

Il me semblait pourtant l’avoir entendue remuer dans sa chambre : il est huit heures du matin ; au surplus, quand elle se lèverait un peu tard, il n’y aurait là rien d’étonnant : à minuit, elle ne dormait pas encore. J’en suis bien sûr, je me suis levé trois fois pour écouter. Qui pouvait donc la faire veiller ainsi ? Ah ! dame, j’ai entendu dire que, dans les grandes maisons, on faisait les visites à minuit, et qu’on se couchait à deux heures du matin. C’est peut-être ça. On ne perd pas en un jour des habitudes de dix-huit ans. Après ça, moi, je puis me coucher tard aussi. Je dormirai un peu moins, voilà tout. Ah ! je ne m’étais pas trompé, elle était levée. J’entends ses petits pas.

 

 

Scène II

 

LOUISE, ANTOINE

 

LOUISE.

Bonjour, frère.

ANTOINE.

Bonjour, mademoiselle.

LOUISE.

Comment, mademoiselle ? qu’est-ce que cela signifie ?

ANTOINE.

Cela signifie qu’il est aussi difficile de s’habituer, à ce qu’il paraît, au bonheur qu’à la peine ; cela signifie que je ne puis pas me convaincre moi-même que vous êtes ma sœur. Cela signifie que je crois toujours que vous allez vous fâcher, si je vous appelle Louise.

LOUISE.

Mon bon Antoine !

ANTOINE.

Oh ! oui, votre bon Antoine, et qui vous aime, vous pouvez vous en vanter, ce qui ne l’empêche pas, de temps en temps, de se dire à lui-même qu’il pourrait bien avoir fait une sottise en disant qu’il était votre frère.

LOUISE.

Oh ! mon ami, non, non, croyez-moi, tout est pour le mieux.

ANTOINE.

S’il n’y avait pas eu ce corridor, non, je n’aurais rien dit, voyez-vous : mais ce satané corridor...

LOUISE.

Voilà déjà deux ou trois fois que vous me parlez de ce corridor... Voyons, que voulez-vous dire ?

ANTOINE.

Chut ! vous avez raison, je n’en ai que trop parlé ; gare la Bastille ! parlons d’autre chose, parlons de vous, mademoiselle.

LOUISE.

Encore mademoiselle !

ANTOINE.

Je n’ose pas, c’est plus fort que moi, et c’est votre faute, aussi.

LOUISE.

À moi ? ma faute ?

ANTOINE.

Oui, vous ne me tutoyez plus... Et, quand vous étiez une grande dame, vous me tutoyiez. Tenez, je le vois bien, vous aurez autant de mal à me dire tu... que moi à cesser de vous dire vous ; mais passons à autre chose. Disons-nous vous, disons-nous tu... disons-nous comme nous pourrons, ça viendra avec le temps.

LOUISE.

Qu’avez-vous donc à me regarder ainsi, Antoine ?

ANTOINE.

Ce que j’ai ? J’ai que je vous trouve jolie comme un amour sous ce nouveau costume. Et cependant ce n’est rien, mon Dieu, une robe toute simple, cinq ou six aunes de laine, pas autre chose. Ah ! et puis plus de poudre, c’est vrai. Eh bien, tenez, c’est cela qui vous va si bien. Est-il possible, quand le bon Dieu vous a donné des cheveux pareils, des cheveux fins comme des fils de la Vierge ! est-il possible de les couvrir d’une espèce de farine blanche ! Allons donc, à la bonne heure, voilà des cheveux, de véritables cheveux... Eh bien où allez-vous donc ?

LOUISE.

À l’église, à la messe.

ANTOINE.

C’est juste, il faut prier le bon Dieu, beaucoup pour vous, et un peu pour moi. Adieu...

LOUISE.

Adieu, Bernard ?

ANTOINE.

Adieu, ma...

LOUISE.

Eh bien ?

ANTOINE.

Eh bien, ma foi, adieu, ma sœur.

LOUISE.

Et puis...

ANTOINE.

Et puis quoi ?

LOUISE.

Vous voyez bien que j’attends.

ANTOINE.

Vous attendez que, moi, je... ? Écoutez, c’est vous qui le voulez.

LOUISE.

Embrasse-moi donc, Bernard.

ANTOINE.

Ah ! ma foi...

Il l’embrasse.

Va, ma petite Louise, va, et reviens bien vite

LOUISE.

Sois tranquille.

Elle sort.

 

 

Scène III

 

ANTOINE, seul

 

Eh bien, je la tutoie, ça va... Moi qui croyais que ça n’irait jamais. Et puis, il faut le dire, la pauvre enfant, elle fait tout ce qu’elle peut pour que je ne m’aperçoive pas de sa peine ; malheureusement, il y a les yeux rouges qu’on ne peut pas cacher ; les larmes, c’est comme le feu, ça brûle, et elle a pleuré, j’en suis sûr... Mon Dieu si je pouvais savoir la véritable cause de ces larmes. Oh ! mais, j’y pense, comment ai-je fait cela ? Antoine mon ami, comment n’as-tu pas réfléchi qu’en ramenant ta sœur ici, Louise Bernard serait trop près de mademoiselle Herminie d’Hacqueville ? Imbécile que je suis ! Je veux qu’elle oublie ce qu’elle a été, et je la ramène devant le château où s’est écoulée sa jeunesse ! je veux lui sauver les humiliations, et je montre la pauvre paysanne à ceux qui ont connu la noble baronne ! Oh ! cela ne se peut pas ; non, ce serait la résignation en personne, qu’elle ne s’habituerait pas. Eh bien, mais, s’il n’y a que cela, on trouvera une autre maison dans un autre village ; on quittera... Ah ! mon Dieu ! c’est pourtant bien triste et bien terrible, de quitter tout cela, de perdre de vue les objets que j’avais eu tant de bonheur à retrouver... de fermer la porte sur le trésor de ses souvenirs, et de se dire : « Le voilà perdu, enfoui pour jamais ; il n’y faut plus penser. » Oh ! mais qui m’empêche de garder la clef, d’y revenir quelquefois seul, sans lui rien dire, sans qu’elle sache où je vais ? Elle va à l’église... elle... Eh bien, moi, je viendrai ici ; elle a le bon Dieu, à qui elle va demander du courage ; j’aurai, moi, mon père, à qui je viendrai demander la force. Allons, c’est dit ; sans lui rien apprendre, demain je me mets en quête, je cherche et... Eh bien, mais qu’est-ce que c’est donc ? et que venez-vous faire ici, vous ?

 

 

Scène IV

 

ANTOINE, HENRI

 

HENRI.

Mon ami, mon ami, cache-moi, je suis poursuivi.

ANTOINE.

Vous cacher, vous ? D’abord, qui êtes-vous ?

HENRI.

Un honnête homme, je le jure.

ANTOINE.

Un instant, je ne crois pas comme ça les gens sur parole : d’abord, les honnêtes gens ne se cachent pas.

HENRI.

Oh ! sois tranquille, tu peux me donner asile, à moi ; vois, je suis militaire.

ANTOINE.

Militaire ? Ah ! c’est autre chose... Cependant...

HENRI.

Je suis officier de marine, lieutenant de frégate ; je n’ai pas rejoint mon bâtiment, malgré l’ordre que j’avais reçu, et tu vois...

ANTOINE.

Poursuivi ?

HENRI.

Ils ont perdu ma trace ; alors, je me suis souvenu de cette cabane, que je connaissais, et j’ai espéré... Mon ami, tu ne voudrais pas me livrer, n’est-ce pas ?

ANTOINE.

Vous livrer ?... Allons donc ! pour qui me prenez-vous ? Vous êtes bien ce que vous dites, n’est-ce pas, un déserteur ?

HENRI.

Sur l’honneur, je te le jure.

ANTOINE.

C’est bon. En ce cas, soyez tranquille : déserter, c’est mal ; mais, au bout du compte, il y a souvent un motif qui excuse la désertion.

HENRI.

Oh ! si jamais faute de ce genre mérite d’être excusée, mon ami, c’est la mienne. Imagine-toi...

ANTOINE.

Eh bien, mais est-ce que vous pensez que, quand une fois je vous ai dit : « Je vous crois, » est-ce que vous pensez que je ne vous crois pas ? Les honnêtes gens ne sont pas confiants à demi, monsieur l’officier ; vous dites que vous êtes honnête homme ; moi aussi, je le suis ; c’est bon, voilà comme nous arrangerons cela, voyez-vous : vous resterez caché ici jusqu’au soir, une journée est bientôt passée, et, quand la nuit sera venue, on quittera ce bel uniforme, on mettra une veste, une casquette, on prendra sous le bras une scie, un rabot, une varlope, un instrument quelconque ; j’ai encore mon livret ; eh bien, grâce à lui et à ce costume, vous irez au bout du monde sans être inquiété.

HENRI.

Merci, mon ami, merci.

ANTOINE.

Il n’y a pas de quoi. Entrez là dedans, restez-y tranquille ; si on approche de la chambre, cachez-vous dans la grande armoire, l’armoire aux habits, et tenez-vous là sans bouger ; pendant ce temps-là, je leur ferai prendre une fausse piste ; je suis fils de garde-chasse, rapportez-vous-en à moi. Alerte, les voilà !

Henri sort. Antoine se met à table et feint de déjeuner.

 

 

Scène V

 

UN EXEMPT, DES SOLDATS, ANTOINE

 

L’EXEMPT.

Eh ! l’ami ! est-ce que tu es sourd, par hasard ?

ANTOINE.

Non ; mais c’est que, quand je mange, ça m’occupe. Pardon de ne pas avoir été vous recevoir à la porte ; car vous venez de la part du roi, ce me semble. Messieurs, que voulez-vous ? et en quoi puis-je être agréable à Sa Majesté ?

L’EXEMPT.

Ah ! tu es jovial, à ce qu’il paraît ?

ANTOINE.

Oui, quand je n’ai aucun motif d’être triste ; c’est mon caractère comme cela.

L’EXEMPT.

Et est-ce aussi ton caractère de répondre franchement aux questions qu’on te fait ?

ANTOINE.

Dame, c’est selon ! si les réponses peuvent me compromettre...

L’EXEMPT.

Oui, elles peuvent te compromettre, si tu ne dis pas la vérité.

ANTOINE.

Alors, interrogez, j’écoute.

L’EXEMPT, aux Soldats.

Que deux d’entre vous se détachent et veillent aux environs.

À Antoine.

Nous avons perdu de vue, à cent pas de la maison, un homme qui doit être ici.

ANTOINE.

Un homme ! quel homme ?

L’EXEMPT.

Un officier.

ANTOINE.

Un officier... ici ? Ah çà ! mais il y serait donc entré en se rendant invisible ?

L’EXEMPT.

Fais-y attention, mon ami, ne plaisante pas avec les gens du roi ; si tu y étais pris, ce serait pour toi une mauvaise affaire.

ANTOINE.

Ah ! mais attendez donc, attendez donc !... je me rappelle.

L’EXEMPT.

Que te rappelles-tu ?

ANTOINE.

Un homme enveloppé d’un manteau, n’est-ce pas ?

L’EXEMPT.

D’un manteau bleu.

ANTOINE.

C’est cela, avec un uniforme dessous.

L’EXEMPT.

Eh bien, cet homme, tu l’as donc vu ?

ANTOINE.

Comment, si je l’ai vu ? Comme je vous vois ! Ah çà ! mais j’ai donc perdu la tête ; il n’y a pas plus de dix minutes, un homme tout pareil au signalement de votre déserteur a ouvert la porte ; il était très pâle.

L’EXEMPT.

Dame, quand on joue sa vie.

ANTOINE.

Oui... Eh bien, il a ouvert cette porte, et, d’une voix très altérée, il m’a dit : « Mon ami, le chemin de Chaton ? – Le chemin de Chaton ? que je lui ai répondu. Il n’y a pas à se tromper : prenez la haie du Saut-du-Cerf, et toujours tout droit. » Alors, il a pris la haie du Saut-du-Cerf, et, comme il y a dix minutes de cela, s’il court toujours, il doit être loin maintenant.

L’EXEMPT.

Mon cher ami, je suis fâché de te démentir.

ANTOINE.

Comment ?

L’EXEMPT.

Mais il n’y a pas un mot de vrai dans tout ce que tu as dit là.

ANTOINE.

Moi, j’ai menti ?

L’EXEMPT.

Tu as vu l’homme, oui ; il était enveloppé d’un manteau, oui ; il avait un uniforme sous ce manteau, oui encore... Mais cet homme n’a pas pris la route de Chaton, vu que j’étais sur cette route.

ANTOINE.

Dame, la route de Chaton ou une autre ; je sais qu’il m’a demandé celle-là, que je la lui ai indiquée, voilà tout ; mais je ne peux pas répondre qu’il avait précisément affaire à Chaton.

L’EXEMPT.

Non ; mais, moi, je répondrai que cet homme est ici.

ANTOINE.

Eh bien, vous vous trompez joliment, par exemple !

L’EXEMPT.

C’est ce que nous allons voir.

À un Soldat.

Visitez de ce côté.

ANTOINE.

Ah ! pardieu ! vous pouvez visiter tant que vous voudrez. C’est une sortie, c’est un hangar ; si vous êtes des amateurs de varlopes et de rabots, il y en a un assez joli petit assortiment.

L’EXEMPT.

C’est bien, c’est bien ; nous verrons si cette assurance sera de longue durée.

LE SOLDAT, reparaissant.

Personne.

L’EXEMPT.

À cette chambre.

ANTOINE, à part.

Le malheureux ! il est perdu ! Mais il n’y aura pas de ma faute, au moins. J’aurai fait ce que je pouvais pour le sauver.

LE SOLDAT.

Cette porte est fermée.

ANTOINE.

Fermée !

L’EXEMPT.

Où est la clef de cette porte ?

ANTOINE.

La clef de... ?

L’EXEMPT.

Eh ! oui, la clef de cette porte ; dépêchons.

ANTOINE.

Attendez donc !... la clef... la clef... moi, je n’en sais rien, où elle est.

L’EXEMPT.

Il faut pourtant qu’elle se trouve.

ANTOINE.

Ah ! je me rappelle maintenait ; cette chambre est celle de ma sœur ; c’est la chambre de Louise.

L’EXEMPT.

Eh bien, où est ta sœur ?

ANTOINE.

Elle est à la messe, et, en sortant, elle aura emporté sa clef, voilà tout ; oui, elle l’a emportée, c’est sûr. Puisque ma sœur a emporté sa clef, vous voyez bien, messieurs, que personne ne peut être dans sa chambre.

L’EXEMPT.

Enfoncez cette porte.

ANTOINE.

Enfoncer la porte de ma sœur ?...

L’EXEMPT.

Deux coups de crosse, et ce sera fait.

ANTOINE.

Ah çà ! mais un instant ; vous êtes chez moi, à la fin, et je ne souffrirai pas...

L’EXEMPT.

De la rébellion !... Enfoncez cette porte, vous dis-je !

 

 

Scène VI

 

UN EXEMPT, DES SOLDATS, ANTOINE, HENRI, en ouvrier

 

HENRI.

Et pour quoi donc faire enfoncer cette porte ?

ANTOINE, à part.

Que signifie ?... Ah ! je comprends...

Haut.

Tiens, tiens, tu étais donc là, mon bonhomme ?

HENRI.

Eh ! oui, maître, j’étais là... je raccommodais. Vous savez bien que vous m’avez dit tout à l’heure qu’il manquait deux planches à l’armoire de votre sœur. Eh bien, j’ai voulu qu’à son retour de la messe, elle trouvât la besogne faite, et je me suis enfermé pour être plus à mon aise. Maintenant, elle peut revenir, c’est fini.

L’EXEMPT.

Qu’est-ce que ce garçon ?

HENRI.

Ce que je suis ? Pardieu ! ça n’est pas difficile à voir... Je suis garçon menuisier, je m’appelle Henri.

L’EXEMPT.

Ce n’est pas à vous que je parle.

HENRI.

Et à qui donc parlez-vous ?

L’EXEMPT.

À votre maître.

ANTOINE.

À moi ? c’est à moi que vous demandez ce qu’il est ? Eh bien, c’est... c’est mon apprenti, mon apprenti Henri, l’amoureux de ma sœur...

HENRI.

Absent depuis trois mois, et arrivé de ce matin seulement.

L’EXEMPT, à Henri.

Je vous dis que c’est à lui de parler... Vous répondrez quand on vous interrogera.

ANTOINE.

L’amoureux de ma sœur, qui revient pour l’épouser. Ce cher Henri !

L’EXEMPT.

Demeure là. Et a-t-il revu ta sœur depuis son arrivée. ?

ANTOINE.

Non, pas encore. Ah bien, vous m’y faites penser, j’allais faire une jolie boulette... J’allais la laisser rentrer comme cela sans être prévenue ; ça lui aurait fait une drôle d’impression ; pauvre sœur, qui ne s’attend pas à le revoir !... Son cher Henri !

L’EXEMPT.

Reste ! Tu dis donc que ta sœur aime ce garçon ?

ANTOINE.

C’est-à-dire, voyez-vous, qu’elle en est folle.

L’EXEMPT.

Bien. Et tu dis encore qu’elle ne l’a pas vu depuis son retour ?

ANTOINE.

Non-seulement elle ne l’a pas vu, mais elle ne se doute pas même qu’il est arrivé ; il est tombé ici comme une bombe.

L’EXEMPT.

À merveille ! Où est ta sœur ?

ANTOINE.

Mon Dieu, comme je vous l’ai dit, à l’église, où elle est allée prier pour son retour probablement. Eh bien, vous le voyez, les bonnes prières sont entendues ; elle priait pour son retour, il est arrivé.

L’EXEMPT.

Ta sœur se nomme ?

ANTOINE.

Louise Bernard.

L’EXEMPT, aux Soldats.

Louise Bernard ! vous entendez, vous autres ! Qu’un de vous aille chercher cette jeune fille, et l’amène.

ANTOINE.

L’aller chercher ? Elle viendra bien toute seule. Et pour quoi faire l’aller chercher ?

L’EXEMPT.

Pour voir l’effet que produira sur elle le retour de celui qu’elle aime tant.

ANTOINE.

L’effet ? Dame, ce n’est pas difficile à deviner.

L’EXEMPT, à un Soldat.

Allez chercher Louise Bernard...

À Antoine.

Regarde ! Dis-moi... est-ce ta sœur ?

ANTOINE.

C’est elle-même... Louise, une bonne nouvelle.

L’EXEMPT.

Reste, et tais-toi.

Aux Soldats.

Entrez sous ce hangar ; et, toi, pas un mot, pas un geste ; je suis là et j’observe.

Il sort.

 

 

Scène VII

 

HENRI, ANTOINE, LOUISE, puis L’EXEMPT

 

LOUISE, entrant.

Frère, me voilà.

HENRI, à part.

Herminie ! que signifie ce déguisement ?

LOUISE.

J’ai été bien longtemps absente, n’est-ce pas ? mais, quand vous saurez... Ah ! mon Dieu ! que vois-je ! Henri, M. Henri !

ANTOINE, à part.

Eh bien, quoi ? qu’est-ce ? Je n’y suis plus du tout.

HENRI.

Chut ! de la prudence ! Pour ces soldats, je ne suis qu’un ouvrier.

À l’Exempt, qui reparaît suivi des Soldats.

Eh bien, messieurs, êtes-vous satisfaits, et doutez-vous encore que je sois ce que je vous ai dit ?

ANTOINE.

Oui... doutez-vous encore qu’il soit ce qu’il a dit ?

L’EXEMPT.

Non, mon brave homme. Pardon devons avoir traité un peu durement, d’avoir agi chez vous un peu sans façon ; vous conviendrez que les apparences...

ANTOINE.

Oui ; mais voilà ce qui vous prouve qu’il ne faut pas toujours croire les apparences.

L’EXEMPT.

Allons, voyons ailleurs. Mademoiselle, excusez, je vous prie...

LOUISE.

Monsieur...

L’EXEMPT.

Et tu disais donc, mon ami, que le fugitif s’était dirige du côté de Chatou ?

ANTOINE.

Ah ! vous me croyez maintenant !

L’EXEMPT.

Dame, puisque cet homme est véritablement l’amoureux de ta sœur.

ANTOINE.

Eh bien, comme vous êtes bon garçon, je vais vous indiquer le chemin qu’a pris l’autre ; tenez, par ici.

L’EXEMPT, aux Soldats.

Venez, vous autres.

Ils sortent.

 

 

Scène VIII

 

LOUISE, HENRI, ANTOINE

 

ANTOINE.

Je vous suis, messieurs ; le temps de prendre mon chapeau... Moi qui m’en allais sans mon chapeau...

Revenant en scène.

Qu’est-ce que cela veut dire ? Je mentais, je mentais, et v’là que vous me faites dire la vérité.

LOUISE.

Mais non, le hasard seul a tout fait ; c’est lui, mon cousin Henri de Verneuil.

ANTOINE.

Le cousin ! le préféré ! maintenant, je puis sans crainte... Laissez-moi faire ; je vais les égarer, et je reviens partager votre bonheur.

Il sort vivement.

 

 

Scène IX

 

HENRI, LOUISE

 

LOUISE.

Que s’est-il passé ?... ces soldats, que venaient-ils faire ?

HENRI.

Plus tard, plus tard, vous le saurez. Mais, vous-même, Herminie, comment se fait-il que je vous retrouve sous le nom de Louise Bernard, avec ce costume, dans la chaumière de ce paysan ?

LOUISE.

Henri, il est arrivé bien des événements depuis que je ne vous ai vu ; cette chaumière, c’est la nôtre ; cet habit, c’est celui qui me convient ; ce nom de Louise Bernard est mon vrai nom.

HENRI.

Comment ? Je ne vous comprends pas.

LOUISE.

Je ne suis pas la fille de madame d’Hacqueville.

HENRI.

Vous n’êtes pas la fille de la baronne ?

LOUISE.

Non... Au moment où j’allais épouser le marquis, où l’on me traînait de force vers la table où était le contrat, ce brave garçon que vous avez vu, ce bon Antoine, avec lequel j’ai été élevée, est venu me réclamer pour sa sœur, a montré une lettre à la baronne, et tout a été dit.

HENRI.

Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! mais c’est à me rendre fou de bonheur, ce que vous me dites ! Et moi qui ignorais tout cela ! moi qui vous attendais à la chapelle ! moi qui étais décidé à tout ! moi qui voulais vous enlever à cet homme, fût-ce de force ! On est venu, j’ai entendu dire que le mariage était remis, on a éteint les cierges, on a fermé les portes de l’église ; j’ai couru au château : tout était sombre, morne, silencieux, j’ai bien vu qu’on m’avait dit vrai. Ainsi, ainsi vous êtes libre, Louise, maîtresse de votre cœur, maîtresse de votre main ? rien n’empêche plus que vous ne soyez à moi, à moi pour toujours, devant Dieu et devant les hommes, dans ce monde et dans l’autre ? Ah ! comprenez vous mon bonheur ? Dites, dites !...

LOUISE.

Monsieur Henri...

HENRI.

Monsieur Henri ! Que signifie, Herminie ? qu’ai-je donc fait ? et pourquoi me repoussez-vous ?

LOUISE.

Parce qu’il n’y a plus d’Herminie, monsieur le chevalier.

HENRI.

Mon Dieu !

LOUISE.

Parce qu’il n’y a plus que la pauvre Louise, la fille du garde-chasse Bernard, la sœur du menuisier Antoine.

HENRI.

Et que me fait le nom que vous portez ? Croyez-vous que ce fût votre fortune, votre nom, votre naissance, que j’aimais en vous ? Non, non, ce que j’aimais, c’était vous-même. Dieu vous a dépouillée de tout en un jour, en une heure ; béni soit Dieu qui vous reprend à un autre et qui vous rend à moi, à moi, tout entière, libre de votre amour, comme de votre personne ! Louise, nous allons donc être heureux !

LOUISE.

Je vous remercie, Henri, et je vous reconnais là. Oui... vous êtes le bon, le noble chevalier Henri de Verneuil ; vous êtes tel que je vous ai revu, tel que je comptais vous revoir ; mais, maintenant que vous avez fait ce que vous deviez, maintenant, Henri, permettez que je sois aussi généreuse que vous ; maintenant, c’est à moi de faire ce que je dois.

HENRI.

Louise, je ne vous comprends pas.

LOUISE.

Oh ! si, vous me comprenez, car tout ce qui est vrai, tout ce qui est juste, tout ce qui est grand doit être compris par vous. Henri, vous savez très bien que Louise Bernard ne peut être la femme du chevalier de Verneuil.

HENRI.

Louise Bernard ne peut plus être ma femme ! mais comment ? mais pourquoi cela ?

LOUISE.

Parce que toutes choses sont changées, parce que l’égalité rompue entre nous a tout rompu, parce que vous êtes toujours un grand seigneur, et que je ne suis plus qu’une pauvre fille. Vous êtes noble, Henri, et vous devez compte de vos actions à toute la noblesse de France ;

Antoine reparaît et se tient au fond.

vous devez compte de vos actions à vos aïeux et à vos descendants. Non, Henri, Je ne serai pas à vous : mais au moins je ne serai à personne ; car, vous le comprenez bien, celle qui est aujourd’hui Louise Bernard ne doit pas épouser un grand seigneur ; mais celle qui fut autrefois Herminie d’Hacqueville ne peut pas non plus devenir la femme d’un ouvrier.

ANTOINE, s’avançant.

Eh bien, mais alors Louise Bernard doit donc mourir fille ou se faire religieuse ? mais alors Antoine Bernard est donc un mauvais frère ? Antoine Bernard a donc commis une mauvaise action ? Ah ! je me doutais bien de tout cela ; oui, oui, vous avez voulu inutilement me le cacher, j’avais vu la trace de vos larmes, et je me disais à part moi : « Antoine, Antoine, tu as eu tort de faire ce que tu as fait. » Ah ! pardonne-moi, pardonne-moi, mon père, car je l’avais fait pour le bien.

HENRI.

Antoine, Antoine, mon ami, mon frère, joins tes prières aux miennes ; obtiens d’elle qu’elle consente à devenir ma femme.

ANTOINE.

Et tout cela parce qu’elle est ma sœur, tout cela parce qu’elle est Louise Bernard au lieu d’être mademoiselle Herminie d’Hacqueville. Eh bien, nous verrons, nous verrons, monsieur Henri ; ne perdez pas courage ; Dieu inspire les bons cœurs. Dieu m’inspirera. Monsieur Henri, ne sortez pas d’ici ; attendez-moi. Et vous, mademoiselle, ne vous pressez pas de me prendre en haine. Si j’échoue, eh bien, alors, il sera temps.

À part.

Chez la baronne.

Haut.

Restez, monsieur Henri, restez !

 

 

Scène X

 

LOUISE, HENRI, puis L’EXEMPT

 

HENRI.

Eh bien, vous le voyez, lui aussi vous donne tort, lui aussi ne comprend pas que vous puissiez résister à mes prières, âmes supplications. Louise, je suis un homme, et cependant, voyez, je pleure comme un enfant. Louise ! au nom du ciel, je vous en supplie, pitié, pitié de moi !

LOUISE.

Mais, mon ami, c’est pour vous épargner de plus grands chagrins, c’est pour vous sauver de plus grandes douleurs.

HENRI.

Eh bien, puisque vous êtes inflexible, sachez donc ce que je voulais vous cacher ; apprenez ce que vous ne deviez pas connaître : ce n’est plus le chevalier Henri de Verneuil qui vous prie, ce n’est plus un grand seigneur qui vous implore, c’est un proscrit, c’est un fugitif qui est devant vous.

LOUISE.

Vous, proscrit ! vous, fugitif ! que voulez-vous dire ?

HENRI.

Je vous dis que cet amour dont vous doutez m’a fait commettre une de ces fautes terribles, que nos lois militaires ne pardonnent pas. Vous me demandiez tout à l’heure pourquoi ce déguisement et que venaient faire ici ces soldats : Louise, ces soldats me cherchaient.

LOUISE.

Vous me faites frémir !

HENRI.

Louise, ma frégate est partie, et me voilà.

LOUISE.

Grand Dieu ! vous, vous, déserteur !

HENRI.

Eh bien, vous le voyez, il ne s’agit plus de suivre ma carrière, elle est perdue ; il ne s’agit plus d’aller à la cour, mon nom y est flétri ; il s’agit de fuir, de quitter la France, d’aller vivre à l’étranger dans l’obscurité de l’exil.

LOUISE.

Que dites-vous ? Oh ! et moi, moi qui vous abandonnais, Henri, mon ami, mon frère, mon époux.

HENRI.

Louise, ma Louise, je t’ai donc retrouvée ?

LOUISE.

Oui, je suis prête à vous suivre.

HENRI.

Eh bien, profitons de ces habits, de ce livret, fuyons ; j’écrirai à ton frère de venir nous rejoindre ; fuyons, fuyons, il n’y a pas un instant à perdre.

LOUISE.

Non, non, pas un instant ; viens, viens...

L’EXEMPT, qui depuis quelques instants écoutait au fond.

Monsieur Henri de Verneuil, au nom du roi, vous êtes mon prisonnier.

HENRI.

Il est trop tard.

LOUISE.

Ô mon Dieu ! mon Dieu ! ayez pitié de nous !

 

 

ACTE V

 

Chez la Baronne.

 

 

Scène première

 

LA BARONNE, BERTHE

 

LA BARONNE.

Eh bien, Berthe, a-t-on de ses nouvelles ?

BERTHE.

Oui, madame, on a enfin découvert où elle est.

LA BARONNE.

Et où est-elle ?

BERTHE.

Avec son frère Antoine dans la maison du garde, que madame la baronne à donnée à ce garçon.

LA BARONNE.

C’est bien ; je veux la voir encore une fois avant de retourner chez moi ; une fois là, tout sera fini. Dites qu’on mette les chevaux à la voiture.

BERTHE.

Madame la baronne ferait peut-être mieux...

LA BARONNE.

Vous m’avez entendue. Allez !

Berthe rencontre à la porte un Domestique, échange avec lui quelques mots et revient.

Madame la baronne...

LA BARONNE.

Eh bien ?

BERTHE.

Son frère est là qui sollicite l’honneur d’être introduit près de vous.

LA BARONNE.

Qui ? Antoine ?

BERTHE.

Lui-même.

LA BARONNE.

Oh ! qu’il entre, qu’il entre !

BERTHE, à Antoine.

Venez, monsieur.

LA BARONNE.

Laissez-nous.

Berthe sort.

 

 

Scène II

 

ANTOINE, LA BARONNE

 

ANTOINE, de la porte.

Oui, c’est moi ; votre serviteur, madame la baronne.

LA BARONNE.

Approche, mon ami, approche.

ANTOINE.

Ah ! madame, avec quelle bouté vous me recevez !

LA BARONNE.

Et pourquoi te recevrais-je mal ?

ANTOINE.

Dame, il m’avait semblé que vous deviez m’en vouloir.

LA BARONNE.

Pourquoi cela ? Tu as usé d’un droit naturel en réclamant Herminie. Dieu m’a frappée par ta main, voilà tout. J’étais trop heureuse femme, j’étais trop orgueilleuse mère, j’ai cru que rien ne pourrait détruire un bonheur de dix-huit années, je me trompais. Seulement, dis-moi, si je n’avais pas voulu forcer la volonté d’Herminie, si je n’avais pas voulu exiger d’elle qu’elle épousât le marquis, si j’avais consenti à son mariage avec Henri de Verneuil, me l’aurais-tu laissée ?

ANTOINE.

Ah ! toujours, toujours, madame la baronne, Dieu m’en est témoin.

LA BARONNE.

Et jamais elle n’aurait su qu’elle n’était pas ma fille, jamais elle n’aurait su que tu es son frère ?

ANTOINE.

Jamais, madame la baronne, jamais ; je me serais contenté de la voir de temps en temps, de toucher sa robe quand elle aurait passé près de moi, d’écouler sa voix quand elle eût bien voulu me parler ; et mon bonheur eût été de la voir heureuse. Oh ! mon Dieu ! c’était tout ce qu’il me fallait.

LA BARONNE.

Alors, tu vaux mieux que moi, Antoine, et Dieu a eu raison de me punir.

ANTOINE.

Ainsi vous la regrettez beaucoup, cette chère enfant, madame la baronne ?

LA BARONNE.

Il demande à une mère si elle regrette sa fille ! car c’était ma fille, vois-tu, l’enfant de mon cœur. Oh ! c’est depuis que tu me l’as reprise que je sais combien elle était nécessaire à ma vie ; mais, Antoine, une erreur de dix-huit années, c’est presque une réalité. Oh ! je ne me consolerai jamais.

ANTOINE.

Eh bien, écoutez, madame la baronne.

LA BARONNE.

Quoi ? Parle.

ANTOINE.

Si je vous la rendais ?

LA BARONNE.

Toi me rendre mon Herminie, me rendre mon enfant ? C’est impossible !

ANTOINE.

Écoutez : je suis homme, je suis habitué au mal, je sais ce que c’est que la douleur, et puis j’en avais pris mon parti déjà. Voyons, l’aimeriez-vous toujours ?

LA BARONNE.

Oh ! tu me le demandes ! Plus qu’auparavant peut-être.

ANTOINE.

Oublieriez-vous tout ce qui s’est passé ?

LA BARONNE.

Oui, excepté pour te bénir éternellement.

ANTOINE.

La marieriez-vous à M. Henri de Verneuil, qu’elle aime, et qui est un brave et loyal garçon ?

LA BARONNE.

Elle serait entièrement libre de son choix, je te le jure.

ANTOINE.

Eh bien, il est encore possible d’arranger tout cela.

LA BARONNE.

Comment, mon Dieu ?

ANTOINE.

On va vous le dire ; mais silence, on vient.

UN VALET, annonçant.

M. le marquis de Lancy.

 

 

Scène III

 

ANTOINE, LA BARONNE, LE MARQUIS

 

LE MARQUIS, entrant.

Pardon, madame la baronne, si j’entre ainsi sans attendre votre permission ; mais c’est pour affaire de la plus haute importance.

LA BARONNE.

Ah ! mon Dieu, marquis, vous m’effrayez ! Qu’est-il donc arrivé ?

LE MARQUIS.

Vous aviez cru, n’est-ce pas, que votre neveu le chevalier de Verneuil avait rejoint son bord ?

LA BARONNE.

Sans doute ; depuis quelques jours, je ne l’ai pas vu.

LE MARQUIS.

Eh bien, baronne, il n’en est rien ; il est resté je ne sais où, autour d’ici probablement ; et cependant il avait reçu l’ordre de rejoindre.

LA BARONNE.

Oh ! le malheureux ! il faut le trouver, il faut lui dire à quoi il s’expose.

LE MARQUIS.

Il est trop tard ; la frégate a levé l’ancre, le ministre de la marine vient de me communiquer des dépêches de Brest, dépêches relatives au chevalier, et qui sont déjà arrivées depuis hier au soir.

LA BARONNE.

Eh bien ?

LE MARQUIS.

Eh bien, les dépêches contiennent des nouvelles affreuses.

LA BARONNE.

Oh ! mon Dieu ! et quelles sont donc ces nouvelles ?

LE MARQUIS.

Je puis parler devant cet homme ?

LA BARONNE.

Oui ; vous le savez, c’est le frère de Louise.

LE MARQUIS.

Vous connaissez, madame, la rigueur de nos lois militaires, surtout pour les marins ?

LA BARONNE.

Je n’ignore pas que ces lois sont terribles.

LE MARQUIS.

Eh bien, on l’a inutilement appelé à son bord ; son capitaine a pris sur lui de retarder le départ d’un jour ; enfin, il lui a fallu faire son rapport au commissaire maritime ; le commissaire maritime a assemblé le conseil, et le conseil...

LA BARONNE.

Et le conseil ?

LE MARQUIS.

Le conseil l’a condamné à la peine de mort.

LA BARONNE.

Grand Dieu !

ANTOINE.

À la peine de mort ! pauvre sœur !

LE MARQUIS.

Vous comprenez, à la nouvelle de cet événement, je suis accouru vers vous ; un instant, j’ai hésité si je vous dirais tout ; mais j’ai pensé que, comme il n’y avait plus maintenant d’autre recours à espérer que la grâce du roi, il fallait, pour que vous fissiez les démarches nécessaires, que vous fussiez prévenue ; car il faut le sauver, comprenez-vous bien, madame ? Je suis le neveu du ministre : M. Henri de Verneuil, après avoir été mon ami, a été mon rival, et, grand Dieu, j’ai honte d’y penser, mais on pourrait croire que j’ai voulu me venger de lui.

LA BARONNE.

Mais que faire ?

LE MARQUIS.

Arriver au roi, et cela le plus tôt possible... Les jugements militaires sont sans appel, et s’exécutent avec une rapidité effrayante.

LA BARONNE.

Arriver au roi, dites-vous ? Mais rien ne vous est plus facile, à vous, monsieur.

LE MARQUIS.

Eh bien, voilà ce qui vous trompe ; au contraire, je suis en pleine disgrâce ; une lettre que j’ai écrite... Ce serait trop long à vous dire. J’ai tout raconté à mon oncle. J’ai tant supplié, qu’il est venu ; il a voulu pénétrer chez le roi ; mais le roi était enfermé dans son appartement, et personne n’a pu lui parler.

LA BARONNE.

Oh ! mon Dieu ! par quel moyen... ?

LE MARQUIS.

Écoutez ; vous étiez très liée avec la mère de mademoiselle de la Tournelle.

LA BARONNE.

Oui, c’était mon amie intime.

LE MARQUIS.

Le roi n’a rien à refuser à sa fille ; il va’ la faire duchesse. Elle demeure à Versailles. Montez en voiture à l’instant même ; moi, je cours chez le duc de Richelieu, qui a ses entrées chez le roi à toute heure et à tout instant ; il faudrait un cas qu’on ne peut prévoir pour que la porte lui fût fermée.

LA BARONNE.

J’y cours. Mais si, pendant ce temps, on arrête le malheureux Henri ?

ANTOINE.

On ne l’arrêtera pas, madame la baronne, car il est en lieu de sûreté.

LA BARONNE.

Et où cela ?

ANTOINE.

Chez moi.

LA BARONNE.

Tu lui as donné l’hospitalité ?

ANTOINE.

Je crois bien, et de tout mon cœur.

LA BARONNE.

Brave garçon ! Eh bien, mon ami, cours, veille sur lui ; qu’il redouble de précautions, et loi, redouble de surveillance.

ANTOINE.

Oh ! soyez tranquille, je ne le quitterai pas plus que mon ombre. Mais vous, de votre côté, vous tiendrez tout ce que vous avez promis, n’est-ce pas ?

LA BARONNE.

Tout, tout, sois tranquille.

ANTOINE.

J’y cours.

Il sort vivement. Revenant.

Ah ! dites donc, madame la baronne : pour que je puisse rentrer, si j’avais besoin de vous revoir, donnez des ordres, hein ?

LA BARONNE.

Oui, oui ; mais va.

ANTOINE.

Dans cinq minutes, j’y suis.

Il sort vivement.

 

 

Scène IV

 

 

LE MARQUIS.

Allons, madame la baronne, ne perdons pas de temps : vous, chez madame de la Tournelle ; moi, chez M. de Richelieu.

LA BARONNE.

Oui, oui.

Sonnant.

Berthe, jetez dans ma voiture une coiffe, un manteau, quelque chose pour mettre sur mes épaules.

Lebel entrant par la porte de côté.

Ah ! monsieur Lebel ! Si par lui nous pouvions arriver au roi !

LE MARQUIS.

Par M. Lebel ? Tentez, mais j’en doute.

 

 

Scène V

 

LE MARQUIS, LA BARONNE, LEBEL

 

LEBEL.

Madame la baronne m’a fait dire qu’elle quittait aujourd’hui ce pavillon, et qu’elle retournait au château d’Hacqueville.

LA BARONNE.

Oui, monsieur Lebel ; mais, auparavant, j’aurais voulu présenter à Sa Majesté mes très humbles hommages.

LEBEL.

Et quand cela ?

LA BARONNE.

Oh ! le plus tôt possible ; aujourd’hui, si ce n’était pas une indiscrétion, monsieur Lebel ; vous me rendriez même un immense service, je ne vous le cache pas, si vous pouviez me faire voir le roi à l’instant même.

LEBEL.

Impossible, madame, de toute impossibilité ! le roi s’est enfermé dans son cabinet de travail, et, d’après son ordre exprès, la porte en a été fermée à tout le monde.

LE MARQUIS.

Vous le voyez.

LA BARONNE.

Si j’insistais ?

LE MARQUIS.

Inutile.

LA BARONNE.

Ainsi donc, il ne nous reste d’autre espoir...

LE MARQUIS.

Que M. de Richelieu et madame de la Tournelle.

LA BARONNE.

Alors, pas une minute de retard ; partons, partons.

 

 

Scène VI

 

LE MARQUIS, LA BARONNE, LEBEL, LOUISE

 

LOUISE.

Ah ! j’arrive à temps ! Madame la baronne...

LA BARONNE.

Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! qu’a-t-elle, la pauvre enfant ? Louise, met fille ! Elle va se trouver mal.

LOUISE.

Non, non, soyez tranquille ; c’est la terreur, c’est la fatigue. Je suis venue toujours courant. Ils l’ont arrêté, madame, ils l’ont arrêté.

LA BARONNE.

Qui ? mon neveu ?

LE MARQUIS.

Le chevalier ?

LOUISE.

Sous mes yeux, ils l’ont emmené, madame la baronne ; il n’y a que vous qui puissiez le sauver ; il faut voir le roi, il faut demander sa grâce au roi.

LA BARONNE.

Oui ; mais l’on ne peut pénétrer jusqu’au roi en ce moment, et nous courons, M. le marquis et moi... Reste ici, toi, mon enfant ; dans un quart d’heure, dans dix minutes, nous sommes de retour.

LOUISE.

Mais, en attendant, on l’emmène.

LE MARQUIS.

Écoutez ; mon oncle est encore en bas : j’obtiendrai une heure de sursis, soyez tranquille.

LOUISE.

Oh ! mon Dieu ! allez, madame, ne perdez pas une seconde ; et vous, monsieur le marquis, c’est à votre loyauté que je le remets ; songez que Henri de Verneuil...

LE MARQUIS.

J’ai songé à tout, et ce qu’un homme peut faire, je le ferai. Venez, baronne, venez.

 

 

Scène VII

 

LOUISE, LEBEL, dans un coin

 

LOUISE.

Une heure, une heure, et puis ils l’emmèneront ! Et dire que moi, moi qui donnerais ma vie pour lui, dire que je suis là, inutile, impuissante, ne pouvant rien, rien !

LEBEL, s’avançant.

Vous vous rompez, mademoiselle, car personne ne peut plus que vous.

LOUISE.

Plus que moi ! et que puis-je donc, monsieur Lebel ? Si cela est ainsi, si je puis quelque chose, parlez, je vous écoute.

LEBEL.

Vous pouvez obtenir la grâce du chevalier.

LOUISE.

Et comment cela, mon Dieu ?

LEBEL.

Mais en la demandant vous-même à Sa Majesté. Le roi le plus galant de l’Europe ne refusera point ce que lui demandera la plus jolie bouche de son royaume.

LOUISE.

Je ne vous comprends pas, monsieur Lebel.

LEBEL.

Je dis que le sort du chevalier est entre vos mains. Seule, oui, vous seule, vous pouvez faire commuer sa peine !... seule, vous pouvez l’arracher à la mort !...

LOUISE.

La mort !

LEBEL.

Comment ! vous ignoriez... ?

LOUISE.

La mort !... Oh ! guidez-moi alors, dites-moi ce qu’il faut faire.

LEBEL.

Il faut, dans un instant, quand j’aurai prévenu, quand j’aurai pris les ordres, il faut, mademoiselle, me suivre chez Sa Majesté.

LOUISE.

Oh ! avec bien de la joie, mon Dieu !

LEBEL.

Vous y consentez ?

LOUISE.

Si j’y consens ! vous le demandez ! Pour sauver Henri, je n’ai besoin, dites-vous, que de me jeter aux genoux du roi, et vous demandez si j’y consens ! Oh ! à l’instant même.

L’EXEMPT, paraissant au fond.

Madame la baronne d’Hacqueville.

LEBEL.

Elle est absente, monsieur ; mais pourquoi ?...

L’EXEMPT.

M. de Verneuil a obtenu de lui faire ses derniers adieux.

LOUISE.

Henri, Henri, il est là ?... Oh ! je veux le voir, je veux lui parler !...

LEBEL, à l’Exempt.

Vous le pouvez, monsieur.

L’Exempt sort.

LEBEL, à Louise.

Vous, mademoiselle, attendez-moi ici... Bientôt je serai de retour.

Il sort, et rencontre au fond le Chevalier, suivi de l’Exempt.

 

 

Scène VIII

 

LOUISE, HENRI, L’EXEMPT

 

L’EXEMPT.

Chevalier, j’ai votre parole que vous ne chercherez pas à fuir ?

HENRI.

Foi de gentilhomme, monsieur.

L’EXEMPT.

Vous êtes libre.

HENRI.

Louise, Louise, vous ici !

LOUISE.

Oui, Henri, oui, moi ; aussitôt votre arrestation, je suis courue près de la baronne d’Hacqueville.

HENRI.

Oh ! merci, merci, mon Dieu, qui me gardez ce bonheur !

LOUISE.

Henri !

HENRI.

Viens, Louise, viens... Eh bien, ma bonne Louise, vous savez qu’on m’a signifié mon jugement ?

LOUISE.

Votre jugement ?

HENRI.

Oui.

LOUISE.

Eh bien ?

HENRI.

Eh bien, comme je m’y attendais, je suis condamné à l’exil.

LOUISE.

À l’exil ! Est-ce la vérité, Henri ?

HENRI.

Oui, sans doute, c’est la vérité ; pourquoi vous tromperais-je ?

LOUISE.

Mais alors cet homme mentait donc ?

HENRI.

Quel homme ?

LOUISE.

Celui qui sort d’ici.

HENRI.

Le valet de chambre du roi ?

LOUISE.

Oui.

HENRI.

Que vous avait-il dit ?

LOUISE.

Oh ! mon Dieu ! pardonnez-lui ! Il m’avait dit que vous étiez condamné à mort.

HENRI.

Il aura été trompé par un faux bruit. Non, non, Louise, je vous le répète, l’exil seulement.

LOUISE.

Un exil bien long ?

HENRI.

Éternel ; voilà pourquoi j’étais si heureux de vous retrouver ici ; j’avais cru que je ne pourrais pas vous dire adieu.

LOUISE.

Me dire adieu ! et pourquoi me dire adieu ?

HENRI.

Dans un instant, je pars.

LOUISE.

Eh bien, avez-vous donc oublié ce qui est convenu ?

HENRI.

Convenu ?

LOUISE.

Oui, je pars avec vous, je vous accompagne.

HENRI.

Je l’avais espéré comme toi, un instant, Louise ; mais je me suis informé, c’est impossible.

LOUISE.

Comment, impossible ?

HENRI.

Oui, il est défendu à qui que ce soit de me suivre.

LOUISE.

Il est défendu à une femme de suivre son mari ! Et où est la loi qui défend cela ?

HENRI.

Mais je te dis, Louise...

LOUISE.

Et moi, je te dis que tu me trompes, Henri.

HENRI.

Ô mon Dieu ! mon Dieu !

LOUISE.

Je te dis, moi, que ce que cet homme m’avait annoncé est vrai, je te dis que tu es condamné non pas à l’exil, mais à la mort.

HENRI.

Grand Dieu !

LOUISE.

Oh ! n’essaye pas de nier, Henri ; ce n’est pas toi qui refuserais de m’avoir pour compagne de ton exil, quand toi-même me demandais de te suivre, il n’y a pas deux heures.

HENRI.

Ô mon Dieu ! mon Dieu !

LOUISE.

Tu es condamné, n’est-ce pas, tu es condamné ? Dis ! Mais réponds donc ! Tu comprends bien qu’il faut que je sache si tu es condamné.

HENRI.

Ô Louise, Louise, je n’aurais pas cru qu’il fût si difficile de mourir.

LOUISE.

Aussi tu ne mourras pas.

HENRI.

Que veux-tu dire ?

LOUISE.

Je veux dire que la baronne a des amis, que le marquis est le neveu du ministre, que madame de la Tournelle est l’amie de madame d’Hacqueville ; je veux dire enfin que je prierai tant Dieu, qu’il te fera grâce.

HENRI.

Louise, ma Louise ! quel cœur j’ai perdu, mon Dieu ! Louise, pardonne-moi, j’étais venu avec l’intention de te tout cacher, de te laisser croire à l’exil seulement. Oh ! c’est bien lâche, c’est bien misérable à moi, n’est-ce pas ? de n’avoir pas su me taire ; mais, quand je t’ai vue là, quand j’ai compris qu’il fallait te quitter pour toujours, que le moment fatal était venu, pardonne-moi, pardonne-moi, Louise, le courage m’a manqué et... et... tu le vois... je t’ai tout dit...

Il tombe sur une chaise.

LOUISE, se mettant à genoux devant lui.

Henri ! Henri !

L’EXEMPT.

Monsieur le chevalier, le quart d’heure qui vous était accordé est écoulé.

HENRI, se levant.

Me voilà, monsieur... Adieu ! Louise, adieu !

LOUISE, toujours à genoux.

Adieu ! Seigneur, donnez-moi la force.

HENRI.

Oh ! une dernière fois contre mon cœur. Adieu ! adieu !

Il sort précipitamment.

 

 

Scène IX

 

LOUISE, puis ANTOINE

 

LOUISE.

Henri !... mon Henri !... le perdre à tout jamais ! Oh ! non... ce que M. Lebel m’a dit tout à l’heure... Oui, il me conduira jusqu’aux pieds du roi, que mes pleurs, mes larmes attendriront, je l’espère. Mais il ne paraît pas, et le temps s’écoule... Ah ! Antoine !

Courant à lui.

Antoine, tu ne sais pas...

ANTOINE.

Je sais tout, je reviens de la chaumière.

LOUISE.

Mais tu ne sais pas qu’ils l’ont condamné.

ANTOINE.

Je le sais ; je viens de voir le chevalier ; il est perdu !

LOUISE.

Non, Antoine ; je puis le sauver, peut-être.

ANTOINE.

Le sauver, toi ?

LOUISE.

Oui, mon Henri, je vais le sauver. N’est-ce pas bien juste, puisqu’il s’est perdu pour moi, que ce soit moi qui le sauve ?

ANTOINE, avec joie.

Et comment ? Voyons.

LOUISE.

Écoute. M. Lebel sort d’ici ; il m’a dit que, si je demandais au roi la grâce d’Henri, le roi me l’accorderait ; et, dans un instant, il va venir me prendre pour me conduire près de Sa Majesté.

ANTOINE.

Louise, tu n’iras pas.

LOUISE.

Comment ! lorsque, d’un mot, à ce qu’on assure, je puis sauver Henri ?

ANTOINE.

Oui, d’un mot, tu peux le sauver, je crois ; mais tu n’iras pas.

LOUISE.

Antoine, mon frère, tu deviens insensé.

ANTOINE.

Mais, malheureuse ! malheureuse ! tu ne sais donc pas... ?

LOUISE.

Quoi ? que veux-tu que je sache, mon Dieu ? Je sais que Henri est prisonnier, que sa liberté, que sa vie peut-être, courent des dangers, que je puis le sauver, à ce qu’on assure. Voilà tout ce que je sais. Qu’ai-je besoin d’en savoir davantage ? Laisse-moi, frère, laisse-moi.

ANTOINE.

Et moi, je te dis que je ne te quitterai pas d’un instant, d’une minute ; je te dis que, si l’on te conduit chez le roi, je t’accompagnerai.

LOUISE.

Oh ! mais impossible !

ANTOINE.

Impossible, je le sais bien ; aussi tu n’iras pas.

LOUISE.

Antoine, Antoine, que signifie cela ? Jamais vous ne m’avez parlé ainsi.

ANTOINE.

C’est que jamais, jusqu’ici, tu n’avais couru un pareil danger.

LOUISE.

Un danger, moi ! quel danger puis-je courir ? Je te le répète, Antoine, tu es fou.

ANTOINE.

Louise, prenez mon bras et suivez-moi.

LOUISE.

Moi, m’éloigner quand ma présence ici est nécessaire à Henri ? Jamais, jamais.

ANTOINE.

Louise, suis-moi, il le faut, je le veux.

LOUISE.

Oh ! c’est trop ! Vous oubliez, Antoine...

ANTOINE.

Je n’oublie rien, au contraire.

LOUISE.

Antoine, vous oubliez que je suis libre.

ANTOINE.

Libre de te déshonorer ? Eh bien, va donc alors !

LOUISE.

De me déshonorer ? Mon Dieu, mon Dieu ! mais que veux-tu dire ? qu’oses-tu supposer ?

ANTOINE.

Je ne suppose pas, j’en suis sûr. Tu vas savoir...

Allant regarder au fond.

C’est lui déjà, c’est cet homme maudit ; s’il me voit, il me fera arrêter, conduire à la Bastille, comme il m’en a menacé.

LOUISE.

Toi, à la Bastille ?

ANTOINE.

Oui, je sais un secret terrible, un de ces secrets qui tuent. Écoute, Louise ; cet homme, il ne faut pas qu’il me voie. Mais je serai là, là, derrière le paravent ; refuse de le suivre, refuse, de par le ciel ; ou, si tu y consens, eh bien, malheur à moi, mais aussi malheur à lui !

Il se jette derrière le paravent.

LOUISE.

Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! que veut-il dire ?

 

 

Scène X

 

LOUISE, LEBEL, ANTOINE, caché

 

LEBEL.

Eh bien, mademoiselle, tout va comme nous l’espérions ; l’ordre donné pour tout le monde est levé pour vous ; je n’attends plus maintenant que votre désir.

LOUISE.

Monsieur, monsieur, en votre absence, j’ai réfléchi, et j’ai reconnu que la démarche que vous me proposiez est impossible.

LEBEL.

Impossible, mademoiselle ! et que voyez-vous donc d’impossible à cela ?

LOUISE.

Je n’ai pas l’honneur d’être connue de Sa Majesté, et je craindrais une démarche inutile, peut-être importune.

LEBEL.

Ah ! pouvez-vous croire un instant que ce que vous daignerez demander ne vous sera pas accordé à l’heure même ?

LOUISE.

Je n’ai aucun motif d’influence...

LEBEL.

Au contraire, mademoiselle, au contraire : à tous peut-être le roi refuserait cette grâce ; mais à vous il l’accordera.

LOUISE, à part.

C’était vrai !

LEBEL.

Songez-y... le temps s’écoule, le sursis accordé au chevalier est près d’expirer... Dans ce moment peut-être...

LOUISE.

En ce moment ! que voulez-vous dire ?

LEBEL.

Qu’en ce moment des soldats l’emmènent, et que, dans dix minutes peut-être, il ne sera plus temps... Voyez...

LOUISE, courant à la fenêtre, et jetant un cri.

Ah !... monsieur, je suis prête à vous suivre.

LEBEL.

Venez, alors, mademoiselle, venez.

Il se dirige vers le paravent.

LOUISE, effrayée.

Où me conduisez-vous ?

LEBEL.

Derrière ce paravent est la porte d’un corridor secret...

LOUISE.

Non, monsieur, non, pas par là.

LEBEL.

Mais, mademoiselle, toute autre issue nous est fermée, et cette porte secrète seule...

LOUISE.

Monsieur, à genoux, je vous en supplie, ne le perdez pas.

LEBEL.

Qui ?

LOUISE.

Mon frère, mon pauvre frère !

LEBEL.

Votre frère, là ?... Mais il a donc tout entendu alors ?

LOUISE.

Hélas !

LEBEL.

Misérable espion !

Il ouvre le paravent.

Personne !

LOUISE, à part.

Qu’est-il devenu ?

LEBEL.

Cette porte... Ah ! fermée en dedans. Je comprends tout maintenant.

LOUISE.

Monsieur Lebel...

LEBEL.

Mademoiselle, votre frère a pris le chemin le plus court pour aller mourir à la Bastille.

Il sort.

 

 

Scène XI

 

LOUISE, puis LA BARONNE, LE MARQUIS, ANTOINE

 

LOUISE.

Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! perdus tous deux, perdus par moi, et pour moi ! Que faire ? que devenir ? Ma tête se perd, je deviens folle ! À mon aide ! à mon secours !

LA BARONNE, entrant.

Louise.

LOUISE.

Avez-vous vu le roi ?

LA BARONNE.

Madame de la Tournelle n’était point chez elle ; mais le marquis, peut-être a-t-il été plus heureux que moi. Ah ! le voilà. Venez, venez, marquis. Eh bien ?

LE MARQUIS.

Le duc de Richelieu est consigné comme les autres. La porte du roi est fermée pour tout le monde.

ANTOINE, reparaissant par la porte secrète et la refermant aussitôt sur lui.

Excepté pour Antoine Bernard.

LOUISE.

Mon frère !

LA BARONNE.

Antoine !

LE MARQUIS.

Vous avez vu Sa Majesté ?

ANTOINE.

Oui, j’ai mes grandes entrées, moi.

LE MARQUIS.

Comment se fait-il ?

ANTOINE.

Oh ! là-dessus, motus ! jamais un mot ; car nous avons la Bastille... vous savez, à l’entrée du faubourg Saint-Antoine !... Oui, j’ai vu le roi ! et c’est pas pour me vanter, mais j’ai eu du mal ; car, au moment où je débouchais dans sa chambre à coucher, je me trouve nez à nez avec un particulier... On veut m’entraîner ; mais je résiste, je fais un tapage épouvantable... Une porte s’ouvre, le maître paraît... Oh ! je m’y attendais... Oui, le roi, en personne, suivi d’une belle dame.

LE MARQUIS, à part.

Madame de la Tournelle !

ANTOINE.

Le roi s’informe, questionne ; moi, je prends la parole... Tant pis !... En deux mots, je dis tout, je parle de la faute de M. Henri, de sa condamnation à cause de son amour pour ma sœur... du désespoir de ma pauvre Louise... Le roi fronce le sourcil et fait un signe pour qu’on m’éloigne... Mais je devine, en regardant la belle dame, qu’il y a encore de l’espoir de ce côté-là... Je cours à elle, je tombe à genoux... Oh ! je n’avais pas peur... Je ne sais ce que je lui dis ; mais elle prend le roi à part, lui parle à voix basse, puis, s’approchant d’une table, écrit à la hâte et présente un papier à Sa Majesté. Le roi hésite d’abord ; mais elle insiste, il prend la plume, signe et remet l’écrit à un officier, en lui disant : « Que le chevalier soit libre. – Bien obligé, sire, que je m’écrie ; au plaisir de vous revoir ! vous aussi, madame la duchesse ! » Et je suis sorti en me disant : « Antoine, mon garçon, je crois que tu as bien gagné ta journée. »

LOUISE.

Libre !... libre !... Oh ! je ne sais si je pourrai supporter mon bonheur !... Mais venez, venez tous...

 

 

Scène XII

 

LOUISE, LA BARONNE, LE MARQUIS, ANTOINE, HENRI

 

HENRI, serrant Louise dans ses bras.

Herminie !...

Tendant la main à Antoine.

Antoine, mon ami, mon sauveur ! que de reconnaissance !

ANTOINE.

Ne parlons plus de tout cela ; ne parlons que de votre bonheur, de votre mariage ! car il n’y a plus ici de pauvre fille, il n’y a plus ici de Louise Bernard... Mademoiselle Herminie d’Hacqueville, reprenez votre rang, reprenez votre nom.

HERMINIE, HENRI et LE MARQUIS.

Que veux-tu dire ? qu’y a-t-il ?

ANTOINE.

Il y a que tout ce que j’ai fait... tout ce que j’ai dit depuis quelques jours, était convenu, concerté avec madame la baronne et moi... parce que...

TOUS.

Achève...

ANTOINE.

Chut !... Faut parler tout bas... Les murs ont des oreilles... et ici surtout... Parce que le roi vous avait remarquée... et que c’était le seul moyen de vous emmener de Marly !

LE MARQUIS, vivement.

Oui... oui... j’en suis garant, ce garçon a dit la vérité... Mais, toi, comment as-tu pu savoir... ?

ANTOINE.

Ah ! je me suis encore promis que je ne le dirais jamais... À l’entrée du faubourg Saint-Antoine... vous savez...

Bas, à la Baronne.

Voici la lettre du père, madame... La seule preuve que j’aie, jetez-la au feu... et tout est dit !...

HERMINIE, avec joie.

Ainsi, madame la baronne, vous êtes toujours... ?

LA BARONNE.

Ta mère, Herminie... ta mère... qui ne s’oppose plus à ton bonheur.

HERMINIE, tendant la main à Henri.

Ah ! Henri, Henri !

HENRI se précipite sur la main d’Herminie et la baise.

Herminie !

ANTOINE.

Et maintenant, mademoiselle... des millions de pardons de ce qui s’est passé... Vous ne m’en voulez point, n’est-ce pas ? de vous avoir emmenée dans ma pauvre cabane, de vous avoir fait manger dans de l’étain, de vous avoir fait essuyer la bouche avec de la grosse toile, de vous avoir appelée ma sœur, devons avoir tutoyée... Pardon !... mille excuses !...

HERMINIE.

Antoine !... mon bon Antoine ! si je te pardonne ! quand je te dois tout... mon bonheur, ma vie, la vie de Henri... Oh ! mais que puis-je faire pour toi ?... Voyons...

ANTOINE.

Pour moi... ce que vous pouvez faire ?... Vous pouvez faire quelque chose qui me fera bien plaisir, mamselle Herminie.

HERMINIE.

Eh bien, parle... demande... et, si c’est en mon pouvoir...

ANTOINE.

Oui, c’est en votre pouvoir... certainement... mais il faut aussi la permission de M. Henri !

HENRI.

Ah ! demande, demande, mon ami...

ANTOINE.

Eh bien, c’est... de vous embrasser... quatre fois l’an... aux quatre grandes fêtes de l’année.

HERMINIE.

Mon ami !...

ANTOINE.

Vous y consentez ?

HERMINIE.

De grand cœur !

ANTOINE.

Alors, mamselle Herminie... voulez-vous m’avancer un terme ?

Herminie tend sa joue. Antoine l’embrasse.

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