Jeanne Doré (Tristan BERNARD)

Pièce en trois actes et sept tableaux.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le théâtre Sarah Bernhardt,  le 16 décembre 1913.

 

Personnages

 

JEANNE DORÉ

JACQUES DORÉ

CALMARD

MONSIEUR MAURICE

MONSIEUR HENRY

FANNY 

MADAME TISSOT

UNE JEUNE FEMME

MONSIEUR CHARLES

MORCET

MADAME GERBAUT

MADAME EUGET

MADAME BERNIN

LA CUISINIÈRE

MADEMOISELLE JOLY 

LE COMMISSAIRE

LE VIEUX MONSIEUR

L’INSPECTEUR

L’AVOCAT GÉNÉRAL

LE PRÉSIDENT

PREMIER AVOCAT

DEUXIÈME AVOCAT

L’OFFICIER DE PAIX

MAÎTRE PÉRODOT

L’HUISSIER

LE PRÉSIDENT DU JURY

LE GARÇON DE BUREAU

MOILU

L’HOMME GRISONNANT

L’HOMME DE PARIS

PELLOT

GOBET

L’HOMME BLOND

LE COCHER D’OMNIBUS

TROIS HOMMES

LA FEMME DE L’ADJUDANT

LES VOYAGEUSES

LE GARDIEN CHEF

LE DÉTENU

MARIE

 

 

ACTE I

 

 

Premier Tableau

 

Dans une ville de l’Ouest, un magasin de papeterie et de journaux. Au fond, une façade donnant sur la rue. À gauche, premier plan, une porte communiquant avec le logement. À droite, également au premier plan, une sorte de recoin où se trouve une petite fontaine accrochée au mur ; une serviette de toilette pend à un clou ; il y a un savon dans une petite soucoupe placée à droite de la fontaine. De chaque côté, deux comptoirs descendent de la façade jusqu’à l’avant-scène le long des deux murs de droite et de gauche. Ces murs supportent des casiers renfermant des fournitures de papeterie.

Au lever du rideau, Madame Tissot est à la caisse, à droite, près de la devanture. Calmard est assis sur une chaise. C’est un agent d’assurances très vieux et asthmatique. Monsieur Henry, employé à la préfecture, est assis sur une autre chaise. Monsieur Maurice, chauffeur, patron du garage voisin, est debout, appuyé contre un des comptoirs de gauche.

 

 

Scène première

 

MADAME TISSOT, MONSIEUR HENRY, CALMARD, MONSIEUR MAURICE, puis JACQUES

 

MONSIEUR HENRY, regardant sa montre.

Eh bien, nos journaux sont en retard aujourd’hui. Il est quatre heures moins vingt et le train de Paris doit arriver à deux heures trente.

CALMARD.

Deux heures trente-deux, depuis le service de printemps.

MONSIEUR HENRY.

Ce n’est pas ces deux minutes-là qui entrent en ligne de compte.

MONSIEUR MAURICE.

Qui est-ce qui est allé chercher les journaux à la gare ?

MADAME TISSOT.

Eh bien, c’est le fils à madame Doré...

MONSIEUR HENRY.

Et la patronne, où est-elle ?

MADAME TISSOT.

Elle est venue à ma boutique pour me prier de la remplacer durant qu’elle allait jusqu’à la poste. Je crois bien qu’elle est partie mettre de l’argent à la caisse d’épargne.

MONSIEUR MAURICE.

Hé ! Hé ! on fait ses affaires en vendant du papier et des journaux !

MONSIEUR HENRY.

Oh ! non, la pauvre femme, elle n’a pas encore mis de côté une fortune.

MONSIEUR MAURICE.

Elle a bien du mérite, madame Doré !

MONSIEUR HENRY.

Je vous crois ! Vous l’avez bien connue, monsieur Calmard ?

CALMARD.

Si je l’ai connue ! Si je l’ai connue ! Je vous crois que je l’ai bien connue. Et avant vous ! J’ai connu sa famille du temps qu’ils étaient bien à leur aise. Vous savez qu’elle a eu de l’éducation, cette femme-là !

MONSIEUR MAURICE.

Et comment se fait-il qu’ils ont perdu leur fortune ?

CALMARD.

Oh ! ce serait trop long à vous expliquer. Il y a vingt ans que ça c’est passé. Elle venait d’épouser son cousin germain, qui s’appelait Doré, comme elle, un gros, bon garçon...

MONSIEUR MAURICE.

Un mariage d’amour ?

CALMARD.

Un mariage d’amour ? Pourquoi un mariage d’amour ?

MONSIEUR MAURICE.

Ils ne s’aimaient pas ?

CALMARD.

Je ne sais pas s’ils s’aimaient ou s’ils ne se s’aimaient pas ; on les a mariés. C’étaient deux enfants l’un et l’autre, deux gosses : il avait peut-être vingt ans et elle pas plus. Au bout de six mois, il est mort, on n’a pas dit comment. La vérité est qu’il s’est fait sauter la cervelle : oui, il avait joué, il avait fait des spéculations, puis les parents, de leur côté, s’étaient lancés dans de mauvaises affaires. Tout ce monde-là s’est trouvé ruiné.

MONSIEUR MAURICE.

C’est des choses qui se voient.

CALMARD.

Oui, mais ce qui ne se voit pas souvent, c’est une femme courageuse comme cette bonne femme-là. Elle qui n’avait jamais rien fait de ses dix doigts, avec le peu qu’il lui restait, elle a acheté un fonds de librairie. À ce moment-là, elle était installée dans la rue... là-bas, près du marchand de chevaux... Voyons, voyons, voyons ! Comment est-ce qu’on appelle cette rue-là ? C’est malheureux... Je suis du pays. Mon père est du pays... il était du pays, je veux dire. Mon grand-père aussi est du pays... il en était, bien entendu. Eh bien, je ne sais pas le nom des rues. J’irais les yeux fermés partout, mais je ne sais pas le nom des rues. Oh ! je l’ai su, bien sûr, que je l’ai su. Eh bien, pour vous dire, elle avait donc ouvert sa petite boutique, là-bas, dans la rue...

MONSIEUR HENRY.

Dans la rue... Saint-Jean ?

CALMARD.

La rue Saint-Jean ? C’est bien possible... Ça n’a aucune importance. Elle est donc restée là pendant dix-huit ans, puisqu’il y a deux ans qu’elle est déménagée ici. Elle avait mis quelque chose de côté, pas grand’chose. Tout à peu près est parti dans l’emménagement. Depuis deux ans, elle recommence à faire des petites économies.

MONSIEUR MAURICE.

Mais elle est restée veuve, comme ça, à vingt ans ? Et c’est une femme qui a dû être jolie ! Je suis sûr que les amoureux ne lui ont pas manqué.

CALMARD.

Pour sûr qu’on lui a fait la cour, moi comme les autres !... Elle n’était pas longue à vous envoyer promener.

MONSIEUR MAURICE.

Elle vous a peut-être envoyé promener, vous, mais il ne faut pas juger d’après ça qu’elle a envoyé promener les autres.

CALMARD.

Elle a envoyé promener tout le monde, que je vous dis ! Elle était bien trop comme il faut. On commençait à tournailler autour d’elle... On voit une personne jolie, n’est-ce pas ? on ne va pas manquer une occasion. Mais au bout d’un instant on se rendait bien compte que ça n’irait pas loin. Alors on disait : « Eh bien, tant pis ! » Et l’on n’insistait pas !

MONSIEUR MAURICE.

Et son petit garçon ? Quel âge a-t-il maintenant ?

CALMARD.

Il a une vingtaine d’années. Elle a considéré qu’elle n’aurait jamais assez d’argent pour en faire un monsieur, alors elle lui a donné une éducation moitié de bourgeois, moitié d’ouvrier. Oh ! c’est une femme qui a du bon sens, il n’y a pas à dire !

MONSIEUR HENRY.

Avec tout ça, mes journaux n’arrivent pas. Et moi, il faut que je retourne au bureau.

CALMARD.

Les affaires de la préfecture se feront bien sans vous. Moi je devrais y être aussi, à mon bureau.

MONSIEUR HENRY.

Oh ! vous, vous êtes votre patron ! Dans les assurances, on n’est pas tenu comme dans une administration.

MONSIEUR MAURICE.

Moi, j’étais pressé de voir les journaux parce que je voulais savoir si oui ou non ils vont faire un circuit automobile dans le pays.

CALMARD.

Ils en sont bien capables. On était tranquilles, mais il y a un syndicat d’initiative qui veut tout le temps nous remuer, comme si on avait besoin de ça !

MONSIEUR MAURICE.

Eh bien, dites donc ! Dans mon garage on ne demande que ça, qu’on se remue un peu ! On commence à être bien endormis pour les automobiles dans la ville.

MONSIEUR HENRY.

Mais n’ayez pas de crainte, on le fera, votre circuit, puisque la subvention a été votée par le conseil municipal. Moi, j’attends le journal pour quelque chose de plus intéressant... à mon point de vue, parce que c’est toujours une affaire de point de vue... Il y a un mouvement judiciaire qui se prépare. J’espère que mon ami Choffin, qui est à Albi, va venir de ce côté. Je n’ai pas un seul joueur d’échecs ici, je voudrais bien qu’on nous l’envoie.

CALMARD.

C’est une raison comme une autre. Vous n’avez qu’à faire dire ça au ministre.

Madame Tissot, qui est allée sur le pas de la porte, revient.

MADAME TISSOT.

Voilà Jacques qui arrive avec les journaux. Il en a sa charge, mais, tout mince qu’il est, il est fort, ce garçon-là !

MONSIEUR MAURICE.

Elle a bien de la chance avec ce jeune homme !

MADAME TISSOT.

Oh ! ils ne sont pas tous les jours d’accord, vous savez, oh ! mais non ! C’est un petit garçon qui a l’air doux, mais il ne faut pas le contrecarrer, parce qu’il entre dans des colères terribles... Chut, le voilà !

Entre Jacques qui porto un paquet de journaux ; il le dépose sur le comptoir.

JACQUES.

Voilà les nouvelles du jour !

Les trois hommes se précipitent sur les journaux.

CALMARD.

Il n’y a rien de sensationnel aujourd’hui ?

JACQUES.

Oh ! je n’ai rien lu, et je ne lirai probablement rien. S’il y a quelque chose d’intéressant, il y aura toujours quelqu’un pour me le dire.

À Madame Tissot.

Maman n’est pas de retour ?

MADAME TISSOT.

Elle va arriver. Elle est allée jusqu’à la poste.

JACQUES.

Madame, voulez-vous être assez gentille pour rester encore quelques minutes à la caisse ?

MADAME TISSOT.

Mais oui, mais oui...

JACQUES.

Il faut que j’aille me nettoyer un peu ! Quelle saleté dans cette gare ! Une poussière de charbon qui vous arrive de tous les côtés... Compliments, messieurs, dames...

Il sort au premier plan à gauche par la porte qui conduit au logement.

MONSIEUR HENRY, parcourant un journal.

Pas encore de mouvement judiciaire.

MONSIEUR MAURICE, même jeu.

On ne parle pas du circuit.

CALMARD, pliant son journal.

Enfin, on va lire ça chez soi à tête reposée.

MADAME TISSOT, sur le pas de la porte.

Voilà Madame Doré.

CALMARD.

Il faut l’attendre pour lui dire bonjour.

 

 

Scène II

 

JEANNE DORÉ, MADAME TISSOT, MONSIEUR HENRY, CALMARD, MONSIEUR MAURICE

 

JEANNE DORÉ, entrant.

Bonjour, messieurs, bonjour ! Hé bien, monsieur Calmard, ça va comme vous voulez ?

CALMARD.

Pas mal, pas mal, à part que ça me tient toujours un peu dans les reins.

JEANNE DORÉ.

Vous ne voulez pas faire ce que je vous dis ? Essayez de l’air chaud. Il y avait un article médical là-dessus dans je ne sais plus quel journal... Monsieur Maurice, j’ai mis une carte postale de côté pour offrir à votre petit bonhomme.

MONSIEUR MAURICE.

Vous êtes trop gentille, madame Doré.

JEANNE DORÉ.

Quel âge a-t-il maintenant ? Cinq ans ?

MONSIEUR MAURICE.

Six ans.

JEANNE DORÉ.

Vous avez de la chance ! Quand ils sont petits, ils sont vraiment à nous.

CALMARD.

Vous n’avez pas à vous plaindre, madame Doré !

JEANNE DORÉ.

Mettons. Mettons que je n’aie pas à me plaindre... D’abord à quoi ça servirait-il ?

MONSIEUR HENRY.

Madame Doré, vous ne pouvez pas dire que votre garçon n’est pas gentil.

JEANNE DORÉ.

Il est gentil, mais il a parfois des accès de colère...

MONSIEUR HENRY.

Ce n’est pas de vous qu’il tient ça.

JEANNE DORÉ.

Je sais malheureusement de qui... Son pauvre papa a fini de la façon que vous savez... Hé bien, deux heures avant cette chose abominable, il était gai, joyeux, il dînait avec nous de très bonne humeur... Jacques a des moments où il est tellement doux !

MONSIEUR HENRY.

Et puis il vous aime bien. Et vous aurez toujours sur lui une bonne influence.

JEANNE DORÉ.

Tant qu’il ne subira que la mienne, d’influence... Enfin, chacun a ses petits ennuis.

TOUS.

Au revoir, madame Doré.

JEANNE DORÉ.

Au revoir, messieurs.

Ils sortent. À madame Tissot.

Madame Tissot, je viens vous délivrer.

MADAME TISSOT.

Vous avez fait votre commission à la poste ?

JEANNE DORÉ.

Mais non, je ne l’ai pas faite Il y a un monde fou. Les guichets sont assiégés. Je ne sais pas ce qu’ils ont en ce moment. Ma foi, je n’ai pas voulu attendre davantage : je savais que vous étiez occupée chez vous ; j’abuse de votre complaisance.

À madame Tissot.

Mon fils est rentré ? Je suis bête, puisqu’il a apporté les journaux !

MADAME TISSOT.

Il est par là-bas. Il a dit qu’il allait se nettoyer un peu.

JEANNE DORÉ.

Il va se nettoyer à quatre heures de l’après-midi ? Qu’est-ce que c’est que cette coquetterie ? Au revoir, madame Tissot, je vous remercie.

Elle va jusqu’à la porte. Au moment où sort madame Tissot, entre Jacques.

 

 

Scène III

 

JEANNE DORÉ, JACQUES, UNE DAME

 

JACQUES.

Maman ! Tu es déjà revenue de la poste ?

JEANNE DORÉ.

Oui, je n’ai pas pu approcher des guichets. Il y a trop de monde. J’y retournerai demain.

JACQUES, légèrement énervé.

Demain ? Pourquoi demain ? Tu peux y aller aujourd’hui, puisque je suis là. Je garderai le magasin.

JEANNE DORÉ.

Mais non, j’irai demain.

JACQUES.

C’est absurde ! Alors, demain, tu auras encore une fois recours à madame Tissot. Elle ne peut pas constamment te remplacer, cette brave femme, surtout à ces heures-ci. Vas-y maintenant, puisque je suis là ; je te le dis, demain je ne pourrai peut-être pas te remplacer.

JEANNE DORÉ.

Pourquoi ? Ce n’est que lundi que tu rentres à l’atelier.

JAQUES.

Oui, mais, demain, j’ai beaucoup à faire. Vas-y donc, maman, voyons !

JEANNE DORÉ.

Mais pourquoi tiens-tu absolument à m’éloigner d’ici ?

JACQUES, impatienté.

Mais quelle idée te fais-tu maintenant ? Pourquoi veux-tu que je t’éloigne d’ici ? Je te dis une chose bien simple et bien raisonnable. Puisque je puis te remplacer en ce moment, va faire tes courses, je recevrai tes clients aussi bien que toi... Tiens...

Entre une dame.

LA DAME.

Est-ce que vous avez des livres à images pour les enfants ?

JACQUES.

Oh ! madame, nous avons tout ce que vous voulez. On vient justement d’en recevoir de Paris de tout nouveaux. Vous allez voir comme ils sont jolis.

En passant près de sa mère.

Est-ce que je fais bien l’article ?

JEANNE DORÉ.

Très bien, très bien. Alors je vais là-bas, que veux-tu ?

JACQUES.

Au revoir, maman !

Elle sort. Jacques à la dame.

Voici une série à deux francs quatre-vingt quinze. C’est peut-être un peu cher ?

LA DAME.

Je ne veux pas mettre autant.

JACQUES.

Nous en avons à un franc quarante-cinq, très gentils.

LA DAME.

Ils sont bien moins bien que les autres.

JACQUES.

Ah ! dame ! il y a une différence de prix assez conséquente ; mais je vous assure qu’ils sont encore très bien. Et puis, c’est solide, c’est du carton fort que les enfants déchirent très difficilement.

LA DAME.

Ils les déchirent tout de même.

JACQUES.

C’est justement pour ça qu’il faut en prendre de meilleur marché.

LA DAME.

Eh bien, alors, voulez-vous avoir l’obligeance de me faire un paquet de ceux-là....

Entre Fanny.

 

 

Scène IV

 

JACQUES, LA DAME, sort au bout d’un instant, FANNY

 

JACQUES, à Fanny.

Madame, voulez-vous avoir la bonté de vous asseoir, je suis à vous à l’instant.

Il fait le paquet et, avec un peu de nervosité qui trahit sa hâte, il emmène la dame jusqu’au seuil du magasin.

LA DAME, regardant la devanture.

Oh ! mais vous en avez encore de gentils à l’étalage.

JACQUES, vivement.

Non, ce sont des livres incomplets que nous ne pouvons pas vendre. Nous les laissons là pour faire l’étalage seulement.

LA DAME.

Peut-être, un jour, les donnerez-vous au rabais ?

JACQUES.

Certainement, certainement, madame. À ce moment-là, vous pourrez passer.

LA DAME.

Voilà un franc, une pièce de vingt-cinq centimes et deux gros sous. Je voudrais vous demander encore : avez-vous des crayons de couleur ?

JACQUES.

Oui, oui, mais écoutez, madame, moi je ne suis pas très au courant de la vente. Je crois qu’il vaut mieux que vous repassiez un jour que maman sera là...

LA DAME.

Bon, bon !

Elle sort. Il referme vivement la porte et vient près de Fanny.

JACQUES.

Ah ! Je croyais qu’elle ne s’en irait pas ! Toi, Fanny ! Fanny ! j’ose à peine prononcer ton nom. Et cette peur que tu avais, cette peur qu’on te voie entrer dans le magasin ! Tu ne crains pas, aujourd’hui, que des gens mal intentionnés le racontent à ton mari... On m’a changé ma Fanny... ma petite amie... Mais ça m’inquiète un peu que tu sois si hardie aujourd’hui ?... Qu’est-ce qu’il y a de nouveau ?

FANNY, gênée.

Rien, rien.

JACQUES.

Fanny, tu as quelque chose !

FANNY.

Des petits ennuis.

JACQUES, inquiet.

Rien qui nous menace tous les deux ?

FANNY.

Quelque chose qui me tracasse beaucoup.

JACQUES.

Mais quoi ?

FANNY.

Il faut que je m’en aille à Beauvais voir mes parents.

JACQUES, vivement.

Il faut que tu t’en ailles ? Qu’est-ce que tu me dis là ?

FANNY.

J’ai des ennuis, des ennuis, je te dis... qui ne t’intéresseraient pas et qui me forcent à aller voir mon père.

JACQUES.

Des ennuis qui ne m’intéresseraient pas ? Qu’est-ce que tu dis là ? Mauvaise que tu es, je veux que tu me dises tout, entends-tu ? Je veux savoir tout ce qui t’arrive. La voilà maintenant qui me cache sa vie !

FANNY.

Eh bien... Eh bien, voilà... Oh ! mais non, ça me gène de te dire ça...

JACQUES, impérieusement.

Fanny !

FANNY.

Voilà : c’est une bêtise. Mon mari m’avait donné de l’argent à lui pour mettre dans mon armoire... Il met son argent à la banque ; mais souvent, quand ce n’est pas une somme bien importante, il me la donne et me dit de la mettre de côté. J’avais comme ça quelque chose comme mille à onze cents francs, onze cents francs exactement. Il y a longtemps que j’ai ça, il y a bien quinze ou dix-huit mois... J’ai fait des dépenses... J’ai commencé par prendre un jour cent ou deux cents francs pour une facture dont je ne voulais pas lui parler... Et puis... petit à petit... j’ai fini par prendre presque tout... Je te dis ça à toi, je ne le dirais à aucune autre personne au monde ! Seulement, le malheur, c’est qu’il a une grosse échéance dans quatre ou cinq jours. Tu sais, dans le commerce des vins, ils sont souvent obligés de payer les propriétaires de Bordeaux avant d’avoir reçu de l’argent des clients, qui ne paient pas toujours comptant, je te prie de le croire. Alors mon mari se trouve en retard, il faut qu’il retire son argent de la banque et il m’a demandé de lui remettre ce que j’avais à lui. Moi, je ne peux absolument pas lui dire ce qui s’est passé. C’est un homme qui en ferait une affaire d’État ! Il est tellement violent, tellement irritable ! Il a en moi une grande confiance... Tu sais qu’il n’a jamais rien soupçonné de nous deux : il suffira qu’il ait un reproche à m’adresser au sujet de cet argent pour perdre sa confiance et me croire capable de tout. Alors, ce serait un soupçon continuel, une surveillance terrible... Je ne sais pas si nous pourrions continuer à nous voir ! Tu vois que je suis obligée de partir demain pour Beauvais, pour demander l’argent à mon père.

JACQUES.

Mais tu ne peux pas lui écrire, à ton père ?

FANNY.

Non, parce qu’ils sont furieux chez moi que je n’aie pas été les voir depuis plus d’un an. Il serait capable, si je lui écrivais pour lui demander un service d’argent, de me le refuser. Tandis que si je vais leur rendre une visite, mon père sera content et je pourrai plus facilement lui parler.

JACQUES, impatienté.

Oui, oui, mais... Je ne veux pas que tu ailles à Beauvais... Je n’ai pas oublié ce que tu m’as dit... Avec ça que tu ne te rappelles plus ! Tu as ton beau-frère à Beauvais, tu m’as raconté ce qu’il t’a dit pendant les vacances... Il te fait la cour, et tu m’as assez répété que c’était un vilain individu. Il est capable de tout pour arriver à ce qu’il désire, c’est toi qui me l’as dit.

FANNY.

Mais non... J’ai exagéré, j’ai exagéré...

JACQUES, se montant.

Je ne veux pas que tu ailles là-bas, Fanny.

FANNY.

Mon petit, c’est très gentil de me dire ça. Mais il faut que j’y aille, il n’y a pas à chercher.

JACQUES, exalté.

Écoute, Fanny, je ne sais pas ce que je serais capable de faire si tu y allais ! Je me tuerais !

FANNY.

Tu es un enfant, tu ne sais pas-ce que tu dis. Je ne veux à aucun prix avouer la vérité à mon mari et je n’ai que cette façon de me procurer cet argent.

JACQUES, décidé.

Je te le procurerai !

FANNY.

Tu plaisantes, tu ne l’as pas. Et, en admettant que tu l’aies, je ne l’accepterais pas.

JACQUES.

Qu’est-ce que ça signifie : « Je ne l’accepterais pas ! » Pourquoi dis-tu une chose pareille ? C’est méchant !

FANNY.

Je ne veux pas recevoir d’argent de toi.

JACQUES.

Comme c’est gentil de me dire ça ! Ça prouve ta confiance en moi ! Nous savons pourtant que l’amour que nous avons l’un pour l’autre est sincèrement désintéressé. Quand on est bien sûr de soi l’un et l’autre... Mais si j’avais besoin d’argent, je t’en demanderais !

FANNY.

Ce n’est pas vrai.

JACQUES.

Je te jure que je t’en demanderais et que je ne considérerais pas que je fais une chose mal en t’en demandant.

Tendrement.

Voyons, toi c’est moi, et moi c’est toi ! Et puis, en admettant même que tu ne veuilles pas recevoir de l’argent que je te donnerais, tu peux bien admettre que je puisse t’en prêter. Tu iras chez tes parents pendant les vacances. À ce moment-là, ils t’en donneront et tu me le rendras.

FANNY.

Mais pourquoi attendre les vacances ? Je peux aussi bien y aller maintenant.

JACQUES.

Ce n’est pas la même chose. Je sais ce que je dis. Pendant les vacances, ton beau-frère n’est pas à Beauvais, tu m’as dit qu’il était employé de mairie et qu’il allait passer un mois au bord de la mer ; eh bien, pendant ce temps-là, je te donne la permission. Pour le moment, va, retourne très gentiment chez toi, et puis je me charge de tout. Je ne pourrai plus te voir ce soir, mais demain on se rencontrera là-bas, et je te donnerai ce qu’il faudra. Compte ce qu’il te faut.

FANNY.

Il m’avait donné onze cents francs, il ne me reste plus que cent vingt francs.

JACQUES.

Je t’apporterai mille francs.

FANNY.

Oh ! ça m’ennuie ; j’aurais préféré aller à Beauvais...

JACQUES.

Eh bien, je préfère, moi, que tu n’ailles pas à Beauvais. Et vois-tu, je suis très content de te rendre un service. Ça me fait un plaisir inouï, inouï ! C’est tellement simple !

FANNY.

Mais comment peux-tu avoir de l’argent.

JACQUES.

Ne t’occupe pas de ça ? On m’en donnera.

FANNY.

Qui ça ?

JACQUES.

Une personne qui ne m’en refusera pas. Je sais qu’elle peut disposer de cette somme en ce moment.

FANNY.

Allons, au revoir !

JACQUES.

Au revoir, madame !

FANNY.

Monsieur !

Elle sort. Jacques la reconduit à la porte. Il va pour l’embrasser, mais elle l’arrête. Il lui prend la main, qu’il baise avec passion. Une fois seul, il paraît animé et nerveux. Il va jusqu’à la porte, regarde au dehors. Il aperçoit sa mère qui vient. Sa nervosité redouble. Entre Jeanne Doré qui va au comptoir de droite.

 

 

Scène V

 

JEANNE DORÉ, JACQUES

 

JACQUES.

Maman, écoute... J’ai quelque chose à te dire...

JEANNE DORÉ.

Qu’est-ce que c’est ?

JACQUES.

Tu m’aimes bien, maman ?

JEANNE DORÉ, souriant.

Mais oui, je t’aime bien. Pourquoi ?

JACQUES, avec une gravité un peu enfantine.

Écoute, maman, je vais faire appel à ton amour maternel et je veux te demander un service important. Fais-moi la faveur de ne pas exiger d’explications, d’avoir confiance en moi...

JEANNE DORÉ.

Qu’est-ce que ça veut dire, tout ça ?

JACQUES.

Maman, pour une raison que je ne peux pas t’expliquer, j’aurais besoin d’avoir tout de suite mille francs.

JEANNE DORÉ.

Mille francs ?

JACQUES, avec un grand effort d’énergie.

Maman, veux-tu me donner mille francs.

JEANNE DORÉ.

Mais non, mon petit, je ne veux pas te donner une pareille somme. D’abord, est-ce que tu te figures que je le peux ?

JACQUES.

Mais maman, tu as cet argent, puisque je sais qu’il y a près de deux mille francs à la caisse d’épargne.

JEANNE DORÉ.

C’est possible que je les aie à la caisse d’épargne, mais je ne veux pas te donner mille francs. Tu ne sais pas ce que c’est que mille francs. Tu ne t’imagines pas ce que ça représente d’économies et de privations pour moi...

JACQUES.

Maman, je t’en supplie, donne-moi ce que je te demande ! C’est très grave... Donne-moi ce que je te demande.

JEANNE DORÉ.

Non, mon enfant, je ne te donnerai pas ce que tu me demandes. Et je veux même te dire une chose, c’est que, si je le pouvais, je ne te donnerais en aucun cas mille francs sans explication. Tu me dis d’avoir confiance en toi, mais tu peux avoir confiance en moi aussi. Si tu as besoin d’argent, tu peux bien me dire pourquoi.

JACQUES.

Maman, ne m’oblige pas à te le dire. Évidemment, si tu me demandes de te le dire et si tu exiges cette condition-là, je serai bien forcé de te donner des explications.

JEANNE DORÉ.

Non, non ! Ne me fais pas dire ce que je n’ai pas dit. Je ne veux pas te les donner, et ce n’est pas une raison parce que tu me diras à qui tu les destines que je changerai d’avis. D’ailleurs, je n’ai pas besoin que tu me le dises : je le sais.

JACQUES.

Comment tu le sais ?

JEANNE DORÉ.

Oui, je le sais. Cet argent, que j’ai eu tant de peine à mettre de côté, je sais à qui tu veux le donner... C’est à une personne qui sort d’ici... Je t’assure que j’aurais autant aimé ne pas la voir. Si j’avais été en mesure de te donner mille francs, tu aurais bien fait de ne pas me dire que c’était pour elle, car je t’assure que, pour elle, je ne te les aurais pas donnés.

JACQUES, qui s’irrite.

Maman, ne dis pas ça ! Maman ne dis pas ça ! Je t’assure que je ne veux pas que tu me dises des choses pareilles...

JEANNE DORÉ.

Qu’est-ce que ça signifie : je ne veux pas ?

JACQUES, suppliant.

Maman ! Je ne veux pas que tu me parles comme ça.

Il s’assied sur le comptoir.

Je t’aime trop pour que tu me parles comme ça. Encore une fois, donne-moi ce que je te demande, je t’en supplie ! Je te jure qu’il faut que j’aie cet argent. Si tu me le donnes, je ferai des heures supplémentaires à l’atelier, je m’arrangerai n’importe comment, je travaillerai tous les soirs pour arriver à te les rembourser, de sorte que tu n’y perdras rien...

JEANNE DORÉ.

Je ne tiens pas à ce que tu travailles pour que tu t’abîmes la santé.

Elle s’assied.

JACQUES, penché vers elle.

Voilà, voilà ! Tu ne penses qu’à ma santé et tu ne penses pas à la peine que j’ai en ce moment !

JEANNE DORÉ.

Oh ! à la peine ! à la peine ! Je ne suis pas en peine de cette peine-là, et je sais bien qu’elle passera.

JACQUES.

Maman, je t’en supplie ! Que veux-tu, je ne suis qu’un tout jeune homme, je ne sais pas m’y prendre pour demander ce qu’il me faut, mais toi qui es ma mère, tu devrais te dire que si j’insiste tellement, ma petite maman, c’est que j’y tiens. Donne-le-moi, je t’assure, j’en ai besoin...

JEANNE DORÉ.

Faut-il que cette femme ait de l’influence sur toi, tout de même, pour arriver à te soutirer de l’argent !

JACQUES, se lève.

Ah ! maman, ce que tu me dis là, c’est affreux ! Je ne veux pas que tu dises ça, maman !

JEANNE DORÉ.

Je crois bien, tu vas m’empêcher de dire ma façon de penser.

JACQUES.

Ta façon de penser est injuste. Elle est mauvaise, maman ! Jamais cette jeune femme n’a voulu me soutirer de l’argent...

JEANNE DORÉ.

Oh ! bien sûr qu’elle n’en a pas l’air, et qu’elle sait s’y prendre avec un grand nigaud comme toi !

JACQUES.

C’est abominable ce que tu dis, maman, tu entends, c’est abominable ! Je ne veux plus rien de toi, entends-tu ? Je ne veux plus rien ! Après ce que tu viens de me dire, tu me le donnerais, que je le refuserais.

JEANNE DORÉ.

Oh ! tu n’auras pas cette peine...

JACQUES.

Je ne te le demande plus.

Il remonte vers le fond.

Mais je vais le chercher ailleurs.

JEANNE DORÉ.

Je voudrais bien savoir où, par exemple.

JACQUES.

Je vais le demander à mon parrain.

JEANNE DORÉ, se lève.

Au père Michaud ?

JACQUES.

Oui, au père Michaud !

JEANNE DORÉ.

C’est parfait, mon garçon ! C’est une bonne idée que tu as là ! Il te refusera et tu le fâcheras contre toi. Je n’ai jamais compté sur sa fortune, mais tu as un bon moyen de renoncer à tout, et de le mettre mal avec toi : c’est d’aller lui demander de l’argent.

JACQUES.

Il ne me le refusera pas. C’est un homme, lui ! Il y a des choses qu’il comprend et que les femmes ne veulent pas comprendre !

JEANNE DORÉ.

On voit bien que tu ne le connais pas. Tu n’as jamais eu à parler avec lui de questions d’argent. Je te défends d’y aller, tu entends ? Je ne veux pas que tu fasses cette bêtise.

JACQUES, prend son pardessus et son chapeau. Nerveusement.

Tu me le défends ? Tu me le défends ? Eh bien, j’y vais tout de même !

JEANNE DORÉ, douloureusement.

Oh ! tu es capable de tout ! Tu n’es pas à une désobéissance près.

JACQUES.

J’y vais tout de suite.

Il va vers la porte, très agité.

JEANNE DORÉ.

Jacques ! Je te le défends !

JACQUES.

J’y vais !

Il sort précipitamment.

JEANNE DORÉ.

Oh ! cette femme, cette femme ! Elle m’a abîmé cet enfant-là !

 

 

Deuxième Tableau

 

L’intérieur d’un magasin de comestibles.

À droite, l’entrée du magasin donnant sur des rues assez animées.

 

 

Scène VI

 

MONSIEUR CHARLES, MADAME EUGET, MADAME BERNIN, CALMARD, MÉLANIE, MONSIEUR HENRY, MORCET

 

MONSIEUR CHARLES.

Voilà Madame Euget qui vient pour son confit d’oie. Il est en gare, madame.

MADAME EUGET.

Mais je voudrais bien l’avoir pour ce soir.

MONSIEUR CHARLES.

Mais vous l’aurez avant, madame. Si vous ne l’avez pas pour midi, il sera chez vous avant deux heures du tantôt. On sort de partir à la gare tout à l’heure. Seulement, il est probable qu’on ne l’aura qu’au second voyage. Le garçon a toujours pris la feuille. Mais ils sont tellement encombrés du moment à la grande vitesse !

MADAME EUGET.

Est-ce que je l’aurai pour ce soir, au moins ?

MONSIEUR CHARLES.

Voulez-vous vous asseoir un instant, le garçon va peut-être vous le rapporter du premier coup. Je vous dis, il est parti à la gare il y a environ quarante minutes, le temps d’aller et de charger, il peut être ici avant la demie.

MADAME EUGET.

Alors, je vais attendre... J’ai les jambes qui me rentrent dans le corps. Ce que c’est esquintant de trotter sur le marché.

MONSIEUR CHARLES.

Vous avez été rôdailler autour des étoffes, hein ? Ce qui est fatigant, c’est de stationner près de ces marchands en plein vent ?

MADAME EUGET.

Je n’ai rien vu d’avantageux.

MONSIEUR CHARLES.

C’est pour ça que ça vous a fatiguée. Si vous aviez vu quelque chose d’avantageux, vous l’auriez pris tout de suite, et vous seriez revenue.

Entrée de Madame Bernin.

Bonjour, madame Bernin... Vous arrivez du marché ? Je vois qu’il y a encore beaucoup de monde sur la place...

MADAME BERNIN.

Oui, j’arrive du marché... Vous savez, il y a deux marchands là-bas qui vendent des œufs à quinze sous la douzaine.

MONSIEUR CHARLES.

Je n’empêche personne de gagner sa vie, madame. Allez leur acheter des œufs. Sur les douze, vous en trouverez neuf de bons. Chez moi, ils sont plus chers, mais la douzaine est de douze. C’est à considérer.

MADAME BERNIN.

Avec ça que vous les payez plus de douze sous !

MONSIEUR CHARLES.

Peut-être moins que ça, madame. Mais je ne vous dis pas ceux que je jette au panier. Moi, je ne suis pas comme les gens du marché. Je suis établi, et je ne m’en moque pas d’avoir des reproches.

MADAME BERNIN.

Ça vous arrive quelquefois, pourtant ?

MONSIEUR CHARLES.

Ça peut arriver de donner à un client un œuf un peu passé. Je fais attention, seulement je ne suis pas dedans. Mais toutefois que vous emportez quelque chose de chez moi, vous pouvez être sûre que j’ai fait mon possible pour vous satisfaire... Bonjour, monsieur Calmard. Ça va toujours ? Et Madame ?

CALMARD.

Ma femme ?

MONSIEUR CHARLES.

Comment est madame ?

CALMARD.

Toujours patraque de ses rhumatismes.

MONSIEUR CHARLES.

Elle souffre beaucoup ?

CALMARD.

Elle se plaint... surtout la nuit... Je l’entends du bout de l’appartement où j’ai fait installer ma chambre...

MONSIEUR CHARLES.

Et le jour, ça va mieux ?

CALMARD.

Oui... oui... Je vous dirai que, le jour, je suis dehors. Ce que j’en fais, c’est en grande partie pour elle. Dès que je suis là, elle se croit obligée de se plaindre. Quand je suis sorti, elle est un peu en colère après moi. Alors elle ne pense pas autant à son mal.

MONSIEUR CHARLES.

Et vous, vous vous portez mieux ?...

CALMARD.

Les reins... On me défend la viande et le poisson.

MONSIEUR CHARLES.

J’ai reçu du saumon fumé, ça va faire votre affaire.

CALMARD.

Non, le médecin ne veut plus que j’en prenne maintenant.

MONSIEUR CHARLES.

Oh ! le médecin n’y connaît rien ! Est-ce que vous aimez ça ?

CALMARD.

Je vous crois que j’aime ça !

MONSIEUR CHARLES.

Eh bien, ça ne peut pas vous faire de mal.

CALMARD.

Oh ! vous, vous avez une façon commode d’arranger les choses. Vous savez, quand j’aurai mes douleurs, ce n’est pas vous qui souffrirez pour moi.

MONSIEUR CHARLES.

J’irai vous frictionner, monsieur Calmard. Si vous aviez un bon masseur qui vous bouchonnerait sérieusement, eh bien, je vous réponds que vous pourriez manger tout ce que vous voudriez. Pensez que-de manger du saumon fumé, ça va vous donner des douleurs ! Comme c’est compréhensible ! Un coup de froid, je ne dis pas, la transpiration qui sèche trop vite, mais la bonne nourriture ça ne peut pas faire de mal à personne.

À une cuisinière qui entre.

Voilà votre paquet préparé, madame Mélanie. Je vous ai mis là-dedans un camembert. Je serais bien surpris que vous en auriez des reproches.

MÉLANIE.

Oh ! c’est que mes patrons, vous savez, ils ne sont pas comme vous, ils sont difficiles !

MONSIEUR CHARLES.

Ce sont des fines bouches ! Faut des gens comme ça, autrement on ne vendrait que de la camelote.

CALMARD.

Et on gagnerait moins dessus.

MONSIEUR CHARLES.

Comme vous dites, monsieur Calmard. Oh ! qui est-ce qui vient là-bas en courant ?

MONSIEUR HENRY.

C’est monsieur Morcet, l’employé des poids et mesures... Il faut qu’il soit pressé.

CALMARD.

Oui, parce que, d’habitude, il a plutôt peur des points de côté...

MONSIEUR CHARLES.

Qu’est-ce qu’il a donc ?

CALMARD.

Vous allez le savoir. Il vient par ici.

Entre Morcet.

MONSIEUR CHARLES.

Eh bien, monsieur Morcet ? Il y a la guerre ?

MORCET.

Il y a du nouveau, ce matin ! Vous connaissez le père Michaud ?

MONSIEUR CHARLES.

Le père Michaud, l’ancien tonnelier, celui qui habite au faubourg Saint-Gabriel ?

CALMARD.

Qui était retiré des affaires, et qui faisait de l’eau-de-vie de marc ?

MORCET.

Il n’en fera plus... On l’a assassiné cette nuit !

CALMARD, MONSIEUR CHARLES et MONSIEUR HENRY qui est entré après Morcet.

On l’a assassiné cette nuit ?

Tout le monde se rapproche.

MORCET.

Figurez-vous que ce vieux était toujours levé à cinq heures et que c’était lui qui ouvrait au laitier. Ce matin, le garçon laitier s’amène. Il frappe à la porte. On ne vient pas. Il s’aperçoit que la porte était tout contre, mais pas fermée... Il entre, il appelle. Il voit que l’appartement était un peu en désordre... Il entre dans le cabinet du père Michaud, et qu’est-ce qu’il voit ? Le vieux bonhomme qui était par terre, tout plié en deux, la figure en sang, les cheveux collés... quelque chose de vilain ! Moi, je l’ai vu tout à l’heure... J’aurais mieux fait de ne pas le regarder.

CALMARD.

Les agents sont là-bas ?

MORCET.

Depuis deux heures, agents, commissaire et tout le tremblement ! Un remue-ménage dans la maison... Je fais un saut au bureau dire qu’on m’excuse et je retourne là-bas pour avoir des nouvelles...

MONSIEUR CHARLES.

Vous viendrez nous les dire, hein !

MORCET.

Je ne manquerai pas !

Il sort, très affairé.

MONSIEUR CHARLES.

C’est tout de même curieux qu’on ait assassiné ce vieux bonhomme-là !

CALMARD.

C’est pour lui prendre son argent.

MONSIEUR CHARLES.

Mais enfin, quoi, en plein faubourg ! Ce n’est pourtant pas une maison isolée. Je vois très bien où c’est qu’il demeurait : il avait sa petite maison blanche, qui était soutenue par deux autres maisons à côté. Comment se fait-il qu’on n’ait rien entendu ?

MONSIEUR HENRY.

Ils ont peut-être entendu quelque chose. On verra ça à l’enquête. Attendez.

CALMARD.

C’est bien le tonnelier qui était dans le temps dans la Grand’Rue, près du pont ?

MONSIEUR CHARLES.

C’est celui-là. Il avait bien gagné sa vie parce qu’en dehors des tonneaux il avait toutes sortes de petites affaires qui lui avaient permis de mettre beaucoup d’argent de côté. Oh ! c’est tout de même raide cette histoire-là !

CALMARD.

Mais ce vieux Michaud... où est-ce que j’ai entendu parler de lui ?

MONSIEUR HENRY.

Chez madame Doré, la marchande de journaux ; elle le connaissait, c’était le parrain de son fils.

CALMARD.

Ah ! oui, oui, en effet !

MONSIEUR CHARLES.

Assassiné en pleine ville ! C’est inquiétant, vous savez, une histoire pareille ! De ce coup-là, je suis sûr qu’on va renforcer la police et que le conseil municipal ne va plus renâcler sur les crédits.

MONSIEUR HENRY.

Pour une ville comme ici, c’est tout de même un peu dérisoire le nombre d’agents que l’on a dans les rues !

MONSIEUR CHARLES.

Qu’est-ce que vous voulez ? ils sont tellement occupés de leurs travaux de voirie !

CALMARD.

Les adjoints ne pensent qu’à mettre du pavé en bois ! Comme c’est raisonnable pour un pays où il passe tant de voitures de charge. Les chevaux glissent là-dessus comme sur du verre !

MADAME BERNIN.

Tiens ! voilà madame Doré qui vient faire ses provisions.

Entre madame Doré.

 

 

Scène VII

 

JEANNE DORÉ, MADAME GERBAUT, MONSIEUR HENRY, CALMARD, MONSIEUR CHARLES, MORCET, MONSIEUR MAURICE

 

JEANNE DORÉ, à madame Gorbaut.

Je vais prendre mon beurre et mes œufs et je vais retourner tout de suite à la maison... Je suis inquiète, je suis inquiète de cet enfant !

MADAME GERBAUT.

Mais qu’est-ce qui est donc arrivé ?

JEANNE DORÉ.

Écoutez, ne le dites pas, je sais que c’est une chose pas avantageuse pour un jeune homme ; il n’est pas rentré cette nuit à la maison...

MADAME GERBAUT.

Il a découché ?

JEANNE DORÉ.

Oui, il a découché. Je sais bien qu’il a plus de vingt ans et qu’on ne doit pas faire attention à ça, mais ça n’est pas dans ses habitudes... Et puis, ce qui me tracasse, c’est qu’on s’est disputés hier au soir.

MADAME GERBAUT.

Oh ! vous savez, les jeunes gens ! Il aura voulu bouder. Suffit que vous n’étiez pas d’accord, il s’est dit : « Je vais mettre maman dans l’inquiétude. » J’avais un gosse, il était aussi très fort pour ça ; mais, moi, ça ne prenait pas avec moi, parce que je ne me bile pas facilement. J’avais fini pas ne plus faire attention... Monsieur Charles...

Charles la sert, ainsi que madame Doré.

JEANNE DORÉ, à monsieur Charles.

Vous m’avez mis six œufs ?

MONSIEUR HENRY, à Calmard.

Mais enfin, est-ce un apache qui a fait le coup ?

CALMARD.

C’est probable. Il y a des ouvriers qui travaillent au canal, vous savez. Là-dedans, il y a des gens qui arrivent on ne sait de quels pays. On leur aura dit que ce vieux monsieur Michaud avait de l’argent. Il suffit de ça pour qu’il y en ait un qui ait songé à lui faire son affaire.

JEANNE DORÉ, qui a eu un mouvement en entendant prononcer le nom de Michaud.

Qu’est-ce que c’est ?

CALMARD, à madame Doré.

Mais oui... Justement un vieillard comme ça, qui vivait seul et qui avait de l’argent... Oh ! mais, vous n’êtes pas au courant... Alors, j’ai eu tort de vous dire ça brutalement, parce que je sais que c’est un peu votre parent.

JEANNE DORÉ.

Qu’est-ce qui lui est arrivé ?

CALMARD.

Vous l’apprendrez tout de même tout à l’heure, il faudra bien que vous le sachiez : on a assassiné cette nuit ce pauvre monsieur Michaud.

Madame Doré tombe assise sur une chaise.

MONSIEUR CHARLES.

Ça vous fait tant d’impression que ça, madame Doré ? Comme vous êtes sensible ! Je sais bien que c’est impressionnant qu’on vous dise ça, comme ça, tout d’un coup... Ecoutez-moi un peu... Il vient de mourir, ce n’est pas le moment d’en dire du mal ; mais, vous savez, ce vieux-là, il ne vaut pas la peine qu’on le regrette autant.

À un garçon.

Donnez donc un verre d’eau sucrée pour madame.

JEANNE DORÉ, vivement, d’une voix faible.

Ce n’est pas la peine, ce n’est pas la peine...

MADAME GERBAUT, à mi-voix.

Oh ! oui, pensez ! ça fait trop d’émotions dans la même journée : cette histoire-là que vous apprenez et puis aussi l’idée que votre fils a découché.

JEANNE DORÉ, précipitamment.

Non ! non ! j’ai dit qu’il avait découché ! Je ne crois pas qu’il ait découché ; c’est une idée que je m’étais faite comme ça. Je me rappelle maintenant ; j’ai vu ses effets en rentrant. Je me rappelle que j’ai vu ses effets près de la porte de sa chambre, sur un fauteuil... Je croyais que c’étaient d’autres vêtements, mais je me souviens maintenant que c’était bien son vêtement gris qu’il avait mis hier pour sortir...

MORCET, entrant.

Ah ! ah ! voilà encore des nouvelles ! On a mis la main sur l’assassin !

Madame Doré, qui s’était relevée, retombe assise sur la chaise.

MONSIEUR CHARLES et CALMARD.

Et qui c’est ? qui c’est ?

MORCET.

C’est un soldat de la garnison, un mauvais sujet, qui a déjà passé deux fois en conseil de guerre.

JEANNE DORÉ, se levant.

Ah !

Très oppressée, elle veut parler, son visage s’éclaire de joie et de soulagement.

Ah ! monsieur ! vous êtes au courant ! Dites-moi ?... Ah ! vous savez, j’ai eu de la peine... ce pauvre monsieur Michaud... c’était un parent à moi... Alors... on a retrouvé... son assassin... et c’est un soldat ?... Racontez-moi un peu, monsieur, racontez-moi...

MORCET.

C’est tout ce que j’ai pu savoir. J’ai su qu’il y avait un soldat à la caserne qui avait une très mauvaise réputation. Il avait passé deux fois en conseil de guerre, une fois pour avoir volé et une fois pour avoir blessé un de ses camarades. Ce soldat a été trouvé dans une maison du faubourg. Il avait de l’argent sur lui, ça a paru suspect. On l’a coffré...

JEANNE DORÉ, à madame Gerbaut.

Ah ! oui, n’est-ce pas ? Il y a des mauvais sujets comme ça dans les régiments. On ne devrait pas les mettre avec les autres... Mais ils sont adroits à la police d’avoir si vite arrêté cet assassin !

Entre monsieur Maurice.

Tiens, voilà monsieur Maurice. On vous a dit ce malheur, monsieur Maurice ?

MONSIEUR MAURICE.

Oh ! mais, je vous crois ! J’ai été un des premiers informé. J’étais par-là ce matin pour livrer une automobile qu’on venait de réparer, que je trainais à la remorque ; je la menais au château, là-bas, dans la grande maison de campagne, près de la porte Saint-Gabriel, monsieur Machin... En passant dans le faubourg, j’ai appris l’histoire. Croyez-vous ! Tout de même ! En pleine ville, comme ça ! Il y a de quoi s’effrayer...

JEANNE DORÉ.

C’est tout de même moins effrayant si c’est un mauvais sujet de la garnison qui a fait ça et qu’on ait mis la main dessus.

MONSIEUR MAURICE.

Ah ! mais vous n’êtes pas au courant !

JEANNE DORÉ.

Comment ça ?

MONSIEUR MAURICE.

Le soldat qu’on a arrêté est relâché ! Non, il n’a pas bougé de la nuit de l’endroit où il était et il y a quinze témoins qui ont justifié de son alibi. On l’a seulement mis à la salle de police pour avoir sauté le mur de la caserne. Non, ce soldat arrêté, c’est déjà de la vieille histoire ! Ils sont maintenant sur une autre piste bien plus sérieuse !

MONSIEUR CHARLES.

Un de ces vagabonds qui sont employés aux travaux ?

MONSIEUR MAURICE.

Oh ! non, pas du tout ça ! Il paraît que c’est quelqu’un de la ville.

MONSIEUR CHARLES.

C’est quelqu’un de la ville ?

MONSIEUR MAURICE.

Et ce n’est pas, paraît-il, un apache de profession. Ils ne veulent rien dire, parce qu’ils ne veulent pas donner l’éveil... Mais il ne va pas tarder à y avoir du nouveau.

JEANNE DORÉ, à monsieur Charles, d’une voix faible.

Voulez-vous me donner mon paquet, s’il vous plaît ?

Elle cherche dans son porte-monnaie pour payer, mais elle a les doigts qui tremblent tellement qu’elle ne peut pas prendre sa monnaie.

MONSIEUR CHARLES.

C’est bon, madame Doré, vous me paierez une autre fois, je vais vous porter ça en compte.

MADAME GERBAUT.

Vous n’êtes pas bien, madame Doré... Je vais vous accompagner jusque chez vous.

JEANNE DORÉ.

Mais si, mais si, je suis bien. Je m’en irai toute seule.

MADAME GERBAUT.

Je vais vous accompagner tout de même.

Elle l’accompagne malgré elle.

 

 

Troisième Tableau

 

La papeterie du premier tableau.

Au lever du rideau, Madame Tissot est à la caisse.

Entre une jeune fille.

 

 

Scène VIII

 

MADAME TISSOT, LA JEUNE FILLE, JACQUES

 

LA JEUNE FILLE.

Je voudrais une boîte de plumes, madame. Tiens c’est encore vous qui gardez le magasin ?

MADAME TISSOT.

Oui, Madame Doré est au marché. Mais elle ne va pas tarder à revenir. À cette heure-ci, il ne vient pas beaucoup de monde.

LA JEUNE FILLE.

Oui, c’est plutôt vers midi, à la sortie des classes, que les écoliers viennent acheter des fournitures.

MADAME TISSOT.

À ce moment-là, je viens souvent donner un coup de main à madame Doré. Vous savez, dans mon petit magasin d’herboristerie, je suis des heures sans voir de clients. Alors je viens aider ici.

LA JEUNE FILLE.

Dites donc, madame, vous avez su la nouvelle de ce vieux monsieur qu’on a assassiné hier soir ?

MADAME TISSOT.

On vient de me dire ça tout à l’heure. Croyez-vous, hein ?

LA JEUNE FILLE.

La ville est en remue-ménage. Tout le monde se dirige vers le faubourg pour voir la maison du crime.

MADAME TISSOT.

On ne sait pas encore qui est l’assassin ?

LA JEUNE FILLE.

Il paraît qu’ils sont sur une piste. J’irais bien jusque sur la place de la Mairie, pour tâcher d’avoir des nouvelles, mais je n’ai pas le temps d’aller me promener ; en ce moment, je travaille mon examen.

MADAME TISSOT.

Ah ! c’est vrai ! vous allez passer votre brevet. Vous allez réussir.

LA JEUNE FILLE.

Je ne suis pas si sûre que vous. Il y a des tas de noms de géographie à apprendre. Si vous croyez que c’est facile à retenir !

MADAME TISSOT.

Pour sûr que je ne les retiendrais jamais, moi ! Enfin, il n’est pas question de passer mon brevet. Au revoir, mademoiselle Joly !

LA JEUNE FILLE.

Au revoir, madame Tissot...

Sur le pas de la porte, la jeune fille se croise avec Jacques.

JACQUES, à madame Tissot.

Maman n’est pas rentrée, madame, n’est-ce pas ?

MADAME TISSOT.

Elle est au marché, monsieur Jacques.

JACQUES, après un moment d’hésitation.

Eh bien, alors, madame, si vous voulez vous en aller, je resterai là et je garderai le magasin.

MADAME TISSOT.

Oh ! je n’ai rien à faire chez moi en ce moment.

JACQUES.

Il vaut mieux que vous vous en alliez. Maman ne serait pas contente d’abuser de votre complaisance si elle savait que je suis là pour garder le magasin.

MADAME TISSOT.

Eh bien, à votre aise, monsieur Jacques, mais vous savez, ça ne me gênait pas...

S’attardant.

Votre maman a défait ce matin une caisse d’enveloppes commerciales. Si quelquefois on vous en demandait, vous sauriez que la caisse est là-dessous, sous le comptoir.

JACQUES, pressé qu’elle s’en aille.

Oui, madame, je vous remercie.

Jacques reste seul. Il va d’abord sur le seuil de la boutique, regarde au dehors, puis vient à l’avant-scène et enlève avec précaution son pardessus. Il va dans le petit recoin et regarde la manche droite de son veston. Il secoue la tête nerveusement. Après avoir regardé si personne ne le voit, il met sa manche sous le petit jet d’eau du robinet et la frotte avec du savon, sans détacher les yeux de la devanture. Au bout d’un certain moment, comme un passant longe la façade, il craint d’être vu, va jusqu’à la porte d’entrée et la pousse, puis il revient au premier plan à droite et, les yeux toujours tournés vers la devanture, emporte le broc d’eau, le savon, et sort à gauche par la porto qui donne sur le petit logement. Quelques instants après, madame Doré arrive, soutenue par madame Gerbaut.

 

 

Scène IX

 

JEANNE DORÉ, MADAME GERBAUT

 

JEANNE DORÉ.

Tiens, madame Tissot est partie...

Elle regarde autour d’elle avec inquiétude.

Je vous remercie, madame. Retournez donc chez vous, je vous assure que je me sens très bien.

MADAME GERBAUT.

Mais non, vous n’êtes pas bien, madame Doré.

JEANNE DORÉ.

Mais si ! Je vous assure, je me sens très bien, je me sens tout à fait bien.

MADAME GERBAUT.

Puisque vous voulez qu’on vous laisse, je ne veux pas vous importuner.

Elle sort.

JEANNE DORÉ vient jusqu’à l’avant-scène, près du petit recoin. Elle voit le pardessus de Jacques, qu’il a laissé sur une chaise. À voix presque indistincte.

Ah ! il est là... Il est là !... C’est toujours ça !...

Elle se dirige vers la porte du petit logement, elle va pour l’ouvrir, mais la porte résiste. Elle murmure.

La porte est fermée... qu’est-ce que ça veut dire ?...

Élevant faiblement la voix.

Jacques !

Plus haut, au bout d’un instant.

Jacques !...

Jacques se décide à ouvrir. Madame Doré, la voix brisée.

Voilà que tu t’enfermes maintenant ?

 

 

Scène X

 

JEANNE DORÉ, JACQUES

 

JACQUES, balbutiant.

J’ai fermé la porte... sans m’en apercevoir...

Silence. Elle n’ose lui parler.

JEANNE DORÉ.

Tu n’es pas rentré cette nuit ?

JACQUES, avec brusquerie.

Non !

Puis, avec effort.

Je te demande pardon !...

JEANNE DORÉ, d’une voix incolore.

Tu sais le malheur qui est arrivé ?

JACQUES.

Quel malheur ?

JEANNE DORÉ.

Ton parrain...

JACQUES, d’un ton neutre.

Quoi ?

JEANNE DORÉ ne peut plus parler ; elle est très oppressée, puis, au bout d’un instant, très vite, à voix basse, d’une voix incolore.

Il a été assassiné...

Silence.

JACQUES fait un effort, et répète d’une voix machinale et angoissée.

Assassiné ?

JEANNE DORÉ.

On ne te l’avait pas dit en ville ?

JACQUES.

Je n’ai parlé à personne.

Silence.

JEANNE DORÉ.

Jacques, Jacques, écoute. Est-ce que... tu n’étais pas chez lui hier soir ?

Jacques remue lentement la tête en signe de négation. Madame Doré, avec espoir.

Non ! Tu n’as pas été chez lui hier ?

Elle se précipite avec joie sur cette déclaration, et s’approche de lui, le prend dans ses bras et l’embrasse frénétiquement. Il se débat ; elle ne voit pas son regard fixe. Puis il se laisse faire.

Tiens ! comme tu as ta manche mouillée !

JACQUES, brusquement.

Ce n’est rien, ce n’est rien !

JEANNE DORÉ.

Tu as comme du savon, sur ta manche. Qu’est-ce que c’est ?

JACQUES.

Mais ce n’est rien, voyons ! ce n’est rien du tout... 

Avec trop d’empressement.

Je vais t’expliquer, c’est bien simple : de la peinture.

Vivement.

Je me suis mis de la peinture contre un magasin. Alors, j’ai lavé tout de suite pour que ça ne tache pas.

JEANNE DORÉ, qui a remarqué son ton étrange.

Oui, oui, de la peinture, c’est très bien... tu deviens soigneux...

Avec des larmes dans la voix.

Oh ! mon petit ! mon petit ! tu vois bien que tu ne peux pas tromper ta mère !... Dis-moi... dis-moi ce qui s’est passé...

JACQUES, sanglotant.

Mais rien, maman, mais rien !

Il se met à pleurer douloureusement.

JEANNE DORÉ, en hochant la tête, le contemplant.

Comment est-ce que c’est possible ? Je ne comprends pas... je ne comprends pas... c’est comme si on me disait que c’est moi... qui ai fait ça... Comment est-ce que c’est possible ?... Tu es mon petit... tu n’es pas un monstre... Quand tu étais petit... et que tu te roulais par terre, il n’y avait qu’à attendre que ça se passe, je ne te grondais même pas...

Elle reste un instant en silence. Lui, toujours en silence, elle toujours égarée. Au bout d’un instant il semble pleurer plus librement. Tout à coup, sans transition, il commence sa confession.

JACQUES.

J’ai été comme un fou, je vais te dire...

JEANNE DORÉ.

Non, non, ne dis rien...

JACQUES.

Si, il faut que je te dise... En sortant d’ici, je n’y suis pas allé tout de suite. J’ai tourné autour de chez lui et je ne me suis décidé à entrer qu’à neuf heures. Il avait diné depuis longtemps. Il était seul dans la salle à manger... Il a passé dans son bureau avec moi... Sa bonne était partie... Alors nous avons parlé, je lui ai dit ce que je t’avais dit... qu’il me fallait absolument de l’argent...

JEANNE DORÉ.

Mon Dieu ! mon Dieu !... Dire que je t’ai refusé ! Je ne savais pas, mon Dieu !... je ne savais pas !

JACQUES.

Je lui raconte que j’avais besoin d’argent... Il m’a regardé si durement, il a commencé par ne rien me dire, puis il s’est mis à me parler... Si tu savais comme il m’a parlé !... Il me reprochait ce qu’il a fait pour nous... Comme il m’a humilié !... C’est ça qui m’a tourné la tête... Je me suis senti comme soulevé de colère... Je voulais lui faire du mal... Je le détestais... Je ne me disais pas que je voulais le tuer... J’étais à cent lieues de là ! Je voulais le battre... je voulais le faire souffrir... J’ai tapé dessus avec le crochet de fer que j’ai pris près de la cheminée. Comme il se défendait, j’ai frappé à la tête... Je ne savais plus ce que je faisais... car c’était fini depuis longtemps que je tapais encore...

JEANNE DORÉ.

Oh ! mon Dieu ! Mon Dieu !

JACQUES.

Quand il a glissé par terre, je me suis écarté, je ne me rendais pas compte de ce que j’avais fait. Puis, tout à coup, je me suis dit que j’étais un assassin... C’est alors, maman, que j’ai pensé à toi... J’ai eu tout à coup pitié de toi... pitié de toi... et je me suis mis à pleurer !... J’étais tombé assis sur une chaise... Je ne sais même pas si je dormais ou si j’étais éveillé. Je suis resté là je ne sais pas combien de temps... Je serais resté là, tout le temps... quand voilà que j’ai eu froid. Je me suis mis à grelotter... Je n’ai même pas regardé de son côté par terre. Je suis sorti de la maison, en tirant la porte sans la fermer... je n’ai même pas regardé s’il y avait des gens qui me voyaient sortir...

JEANNE DORÉ.

Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !... On t’a peut-être vu sortir !

JACQUES.

J’allais droit devant moi, le long du quai, et par moments je sanglotais tout fort, comme quand j’étais petit et que tu me mettais à la porte de la maison... Il y a peut-être des gens qui m’ont vu pleurer, je n’ai pas fait attention.

JEANNE DORÉ, sanglotant.

On l’a vu ! On l’a vu !...

JACQUES.

Un moment, je me suis dit que je ne l’avais peut-être pas tué, qu’il n’était qu’évanoui... J’ai eu l’idée de retourner...

JEANNE DORÉ, vivement.

Tu n’es pas retourné ?

JACQUES.

Non... Je me suis dit qu’on me remarquerait. C’est à ce moment, pour la première fois, que j’ai pensé à la police, et que j’allais être poursuivi... Alors, je n’ai eu qu’une idée, c’était qu’il fallait me cacher... « Il faut me cacher »... que je me disais... Je n’ai plus pleuré. Je me suis dépêché de mettre mon mouchoir dans ma poche, puis je suis allé du côté de la campagne. Arrivé dans les champs, j’ai traversé une haie, et je me suis couché sur la terre... Quand il a fait grand jour, j’ai senti que ma manche était mouillée, et j’ai vu que j’avais quelque chose de foncé dessus. Alors je n’ai pensé qu’à une chose : c’était à me laver. Oui, mais si je me lavais à la rivière, j’avais peur qu’on me voie et qu’on me demande pourquoi... Alors, je suis revenu ici...

Madame Doré regarde autour d’elle, surtout du côté de la rue, avec effroi.

JEANNE DORÉ, d’un ton décidé.

Il faut t’en aller.

JACQUES.

M’en aller ?

JEANNE DORÉ.

Je ne sais pas où, mais il faut t’en aller d’ici... Paris, oui, Paris !... Écoute, tu vas prendre ta bicyclette, tu t’en iras par le chemin du jardin, tout droit, le plus loin que tu pourras, en ne t’écartant pas de la ligne du chemin de fer...

UN HOMME, entrant.

Le Nouvelliste, madame ?

Il prend un journal sur la porte et met un sou sur la caisse.

JEANNE DORÉ, d’un air dégagé.

Merci, monsieur. Jacques, range donc cette boîte. Il y a des paquets qui traînent...

L’HOMME.

Au revoir, madame.

JEANNE DORÉ.

Bonjour, monsieur...

Il sort.

Tu prendras un train pour Paris. Seulement, ne descends pas à Paris, descends deux ou trois gares avant. Puis tu rentreras à Paris en vélo ; on ne te remarquera pas. Tu iras dans un hôtel... Paris, c’est si grand qu’on ne trouve personne... Il faudra que tu descendes dans un hôtel assez bien, pas un hôtel borgne, parce que ceux-là, la police doit les fouiller constamment. Et puis ne m’écris pas. Un petit mot peut-être sans dire l’hôtel où tu es descendu... Non, non, il vaut mieux qu’on ne sache pas que tu es à Paris, ça se voit sur les cachets de la poste. Ne m’écris pas... à moins que tu ne sois malade. Je vais te donner de l’argent.

JACQUES.

Maman, ne t’occupe pas de moi, tu es comme si tu étais ma complice ! C’est abominable !... Je suis un assassin !

JEANNE DORÉ.

Il ne s’agit pas de ça, dépêche-toi.

JACQUES.

Faut-il que j’aille si loin ?

JEANNE DORÉ.

Je le veux ! Il n’y a qu’à Paris que tu te cacheras.

Impérieusement.

Et puis, tu vas faire ce que je te dis !

JACQUES.

Oh ! ils peuvent me prendre, ça m’est égal !

JEANNE DORÉ.

Misérable enfant ! Moi, je ne veux pas qu’ils te prennent, veux-tu m’écouter ! Tu vas prendre dans mon tiroir, dans ma chambre, tout ce qu’il y a : il y a près de huit cents francs... Ne t’occupe pas de moi, j’en ai à la poste. Économise, parce qu’il faut que tu sois le plus longtemps possible sans avoir besoin de moi. Sans ça, si on essayait de te retrouver, ça serait dangereux. Dépêche-toi.

Il lui tend le front, elle ne s’approche pas tout de suite de lui, elle le regarde fixement.

Ce n’est pas possible ! Ce n’est pas possible !

Elle l’embrasse frénétiquement.

Ce n’est pas possible ! Mon petit ! Mon pauvre petit ! Il avait perdu la tête, mais personne ne voudra le croire qu’il n’avait pas son raisonnement !... Va-t’en !... Ils pourraient venir !

Elle le pousse dehors, écoute pendant quelques instants avec angoisse. Entre un vieux monsieur.

 

 

Scène XI

 

JEANNE DORÉ, LE VIEUX MONSIEUR

 

LE VIEUX MONSIEUR.

Bonjour, madame Doré. Comment ça va-t-il ?

JEANNE DORÉ, d’une voix blanche.

Ça va bien, monsieur, ça va bien.

Elle prête l’oreille à ce qui se passe dans la chambre à côté.

LE VIEUX MONSIEUR.

J’ai besoin de papier à lettres, madame Doré. Qu’est-ce que vous allez m’offrir de beau ?

JEANNE DORÉ, lui montrant des boîtes.

J’en ai de différentes sortes.

LE VIEUX MONSIEUR.

Oh ! ce n’est pas la question de choisir à mon goût, c’est pour écrire à mes petits-neveux qui m’ont souhaité ma fête. Alors il faut, avant tout, prendre un papier qui les amuse... Oui, c’était ma fête avant-hier, mon anniversaire. Quel âge est-ce que vous me donnez ?

JEANNE DORÉ.

Je... je ne peux pas vous dire...

LE VIEUX MONSIEUR.

Soixante-douze ans...

JEANNE DORÉ, répétant machinalement.

Soixante-douze ans...

LE VIEUX MONSIEUR.

Ça ne vous étonne pas plus que ça ? Vous êtes la première. Personne ne veut me croire quand je le dis.

JEANNE DORÉ n’y peut plus tenir. Elle va ouvrir la porte du petit logement. À voix basse, soulagée.

Parti !

Au vieux monsieur d’une voix plus affermie.

Tenez, monsieur, voilà quelque chose qui ferait tout à fait votre affaire. C’est élégant, de bonne qualité et pas cher du tout.

LE VIEUX MONSIEUR.

Sérieusement, vous me conseillez celui-là ? En effet, c’est peut-être d’une couleur qui plaira aux enfants.

JEANNE DORÉ.

Tout à fait, monsieur, tout à fait.

Entre madame Tissot, elle a un air embarrassé. Elle regarde le vieux monsieur.

 

 

Scène XII

 

JEANNE DORÉ, LE VIEUX MONSIEUR, sort au bout d’un instant, MADAME TISSOT, LE COMMISSAIRE, L’INSPECTEUR

 

MADAME TISSOT.

Je vous demande pardon, monsieur, une commission à faire à madame Doré...

Elle s’approche d’elle à l’écart et, à voix basse.

Madame Doré, une chose à vous dire – il ne faut pas s’en effrayer – il y a le commissaire qui vient chez vous. Figurez-vous que c’est un homme qui a dit ça dans ma boutique. Je ne sais pas comment il le savait, mais toujours est-il qu’il a dit : « Le commissaire va venir chez madame Doré ».

JEANNE DORÉ, qui a eu un saisissement, a le temps de se remettre et d’une voix presque gaie.

Le commissaire ? qu’est-ce qu’il me veut ?

MADAME TISSOT, qui sait sans doute quelque chose, mais ne veut rien dire.

Je ne sais pas pourquoi il a cette idée de venir chez vous...

Après une hésitation.

Peut-être parce que vous connaissiez ce vieux bonhomme qui a été assassiné et qu’il veut vous demander des renseignements sur son compte ?

JEANNE DORÉ.

Eh bien, qu’il vienne, le commissaire ! Je lui dirai tout ce que je savais du vieux monsieur Michaud.

LE VIEUX MONSIEUR.

Je crois que je vais me décider pour ce papier gris pâle. C’est moins fantaisie si vous voulez, mais c’est plus distingué.

JEANNE DORÉ, avec enjouement.

Mais oui, prenez celui-là. Et puis ça ne presse pas, un franc quarante-cinq, prenez celui-là et vous me le paierez en passant.

Le vieux monsieur salue et sort. Il s’est croisé sur le pas de la porte avec deux messieurs.

LE COMMISSAIRE.

Madame Doré ? J’aurais besoin de vous parler en particulier.

JEANNE DORÉ, gaiement.

Très bien, monsieur le commissaire.

MADAME TISSOT.

Je m’en vais, madame Doré.

À part.

Ne vous émouvez pas.

JEANNE DORÉ.

Pourquoi voulez-vous que je m’émeuve ?

Sort madame Tissot.

LE COMMISSAIRE.

Madame Doré, j’ai tenu à entrer chez vous comme un simple client, pour ne pas faire de rassemblement et exciter la curiosité des voisins, mais vous vous doutez de ce qui m’amène ?

JEANNE DORÉ, innocemment.

Non, monsieur le commissaire.

LE COMMISSAIRE.

Vous n’avez pas entendu parler de l’assassinat de monsieur Michaud ?

JEANNE DORÉ.

Si fait. Ce pauvre homme, je le connaissais bien.

LE COMMISSAIRE.

N’était-il pas le parrain de votre fils ?

JEANNE DORÉ.

Si fait, monsieur le commissaire. Il était le parrain de mon garçon.

LE COMMISSAIRE.

Votre fils n’était-il pas allé le voir hier soir ?

JEANNE DORÉ.

Non, monsieur le commissaire.

LE COMMISSAIRE.

Des témoins cependant l’ont vu entrer dans la maison du crime.

JEANNE DORÉ.

Oh ! c’est bien possible, après tout, qu’il y soit allé. Il allait de temps en temps faire visite à son parrain.

LE COMMISSAIRE.

Mais ce qu’il y a de plus grave, c’est que d’autres témoins l’ont vu sortir, un peu plus de deux heures après le moment où, selon les constatations, le crime a été commis.

JEANNE DORÉ, souriant.

Qu’est-ce que vous voulez dire par là, monsieur le commissaire ? Est-ce que vous croyez mon garçon capable d’avoir assassiné son parrain, ou n’importe qui ?

LE COMMISSAIRE.

Madame, je comprends très bien que vous, sa mère vous ne puissiez pas imaginer une chose pareille. Mais je dois vous dire que nous nous trouvons en face de témoignages tellement concordants que nous sommes bien obligés d’envisager cette hypothèse de la culpabilité.

JEANNE DORÉ, toujours souriante.

Alors mon garçon aurait assassiné son parrain ?

LE COMMISSAIRE.

Est-ce que nous pourrions lui parler ?

JEANNE DORÉ.

Il vient de sortir... Il ne va pas être long, monsieur le commissaire, si vous voulez bien l’attendre.

LE COMMISSAIRE.

Savez-vous, madame, à quelle heure il est rentré cette nuit ?

JEANNE DORÉ.

Ah ! monsieur le commissaire, je ne peux rien vous dire : je dormais, vous savez, et je n’ai pas le sommeil léger.

LE COMMISSAIRE.

Mais vous l’avez vu ce matin, et il vous a semblé...

JEANNE DORÉ.

Comme à son ordinaire, monsieur le commissaire.

LE COMMISSAIRE, après un silence.

Eh bien, madame, je ne peux pas attendre. Je reviendrai plutôt tout à l’heure.

JEANNE DORÉ.

À votre aise, monsieur le commissaire.

Elle va ranger les articles qu’elle avait sortis tout à l’heure d’un air absolument calme.

LE COMMISSAIRE, à l’inspecteur.

Vous resterez à proximité de la maison avec Chaignol.

L’INSPECTEUR.

Oui, monsieur le commissaire.

À voix basse.

Eh bien, monsieur le commissaire est toujours dans les mêmes idées ?

LE COMMISSAIRE.

J’avoue que la confiance de cette femme m’impressionne un peu.

Jeanne Doré relève la tête l’instant d’après. Elle les voit sortir. Elle voit des têtes de gens qui se sont approchés et qui regardent dans la boutique Elle s’en va à pas lents jusqu’au recoin, où les gens de la rue ne peuvent la voir. Elle s’appuie la tête et l’épaule contre le mur, et pleure silencieusement.

 

 

ACTE II

 

 

Quatrième Tableau

 

La scène représente la cour d’assises d’une grande ville de province. Le rideau se lève pendant une suspension d’audience. Brouhaha de la foule répandue dans le prétoire. À un moment donné, le bruit augmentant, le chef des gardes du palais, une sorte d’officier de paix en uniforme, tape avec énergie, avec une canne, sur la table des pièces à conviction.

 

 

Scène première

 

L’OFFICIER DE PAIX, LE PREMIER AVOCAT, LE DEUXIÈME AVOCAT

 

L’OFFICIER DE PAIX.

Eh bien, voyons, voyons ! voyons ! Un peu de silence !

Le bruit ne se calmant pas, il crie plus fort.

Un peu de silence, S’il vous plaît !

Le bruit se calmant un peu, d’une voix qui le domine.

Ce n’est pas une raison parce que l’audience est suspendue pour qu’on fasse du bruit comme ça. Le président n’est pas là pendant les suspensions d’audience, mais il y a tout de même quelqu’un ici, puisque je fais la police du palais. Si ce bruit continue, je vais faire évacuer la salle : c’est mon droit.

Le bruit continue, mais en diminuant toutefois notablement.

LE PREMIER AVOCAT, à l’avant-scène à un autre avocat.

Quel foin, ce Clavier ! Est-il content, hein ? Il n’a pas souvent l’occasion de faire son chef des gardes.

DEUXIÈME AVOCAT.

Vous voilà tout à fait installé ici ?

PREMIER AVOCAT.

Oui, je suis resté à Paris pour mon doctorat, mais je compte ne plus bouger d’ici maintenant. Papa cessera bientôt de plaider et il me cédera ses clients du pays.

DEUXIÈME AVOCAT.

Eh bien, ce petit Doré n’a pas été mal pendant l’interrogatoire ! Il est intelligent. Comment se fait-il qu’il se soit laissé pincer ?

PREMIER AVOCAT.

D’après ce qu’on m’a dit, il était parti de chez sa mère avec son vélo. S’il avait voulu s’en aller, je ne crois pas qu’on l’aurait revu. Seulement il est rentré dans la ville, on ne sait pourquoi. Il est probable qu’il avait quelqu’un qui l’attirait et qu’il ne voulait pas quitter. Toujours est-il que les agents l’ont trouvé au coin de la place Saint-Pierre et n’ont eu qu’à le prendre avec la main. Du reste, pour que les agents d’ici arrivent à arrêter quelqu’un, il ne faut pas qu’il soit très difficile à pincer.

DEUXIÈME AVOCAT.

Comment ça va-t-il finir ? Est-ce que vous croyez que c’est la guillotine ?

PREMIER AVOCAT.

J’en ai peur. Moi, bien entendu, je lui flanquerais sans aucune hésitation des circonstances atténuantes.

DEUXIÈME AVOCAT.

Ce n’est pas évidemment un assassin de profession

PREMIER AVOCAT.

Mais c’est une raison pour qu’avec ce jury-là, il soit salé davantage.

DEUXIÈME AVOCAT.

Ils n’ont pas l’air commode.

PREMIER AVOCAT.

Ce sont des petits rentiers de la ville, et puis des hommes de la campagne. Je n’ai pas une grande confiance dans leur mansuétude.

DEUXIÈME AVOCAT.

Il ne sera pas très bien défendu.

PREMIER AVOCAT.

Oh ! que non !

DEUXIÈME AVOCAT.

Enfin, quelle idée a-t-elle eue, la mère, d’aller choisir Pérodot ?

PREMIER AVOCAT.

Voyons ! Est-ce qu’elle a choisi ! Est-ce que ce n’est pas lui qui est allé la chercher ? Regardez Pérodot ! Regardez-le s’agiter. Il s’agite tout le temps comme ça dans la vie. Il a travaillé, travaillé l’entourage ; il a fait dire à la maman qu’il valait mieux ne pas faire venir un avocat de Paris, qu’ils ne réussissaient pas en province auprès des jurés...

DEUXIÈME AVOCAT.

Qu’il valait mieux choisir un avocat du pays...

PREMIER AVOCAT.

Théorie assez juste, à condition de ne pas choisir parmi les avocats du pays une nullité comme Pérodot.

DEUXIÈME AVOCAT.

Vous êtes sévère !

PREMIER AVOCAT.

Vous savez bien que je suis juste. Pérodot est très en vue : c’est lui qui a organisé toutes nos sociétés pour la protection des vieux avocats, pour l’encouragement des jeunes avocats ; il monopolise la prévoyance, la bienfaisance, les secours mutuels.

DEUXIÈME AVOCAT.

Et les sports.

PREMIER AVOCAT.

Et les sports, n’oublions pas les sports !

DEUXIÈME AVOCAT.

Il est au mieux avec tous les journaux de la ville.

PREMIER AVOCAT.

On ne voit que lui dans les salles de rédaction. Il a toute la notoriété et même la célébrité locale qu’un avocat peut acquérir sans avoir le moindre soupçon d’éloquence...

DEUXIÈME AVOCAT.

Ou de science du droit.

PREMIER AVOCAT.

Qu’est-ce que vous voulez ? Il y a des gens qui travaillent, puis il y en a d’autres qui font de la poussière. Pérodot est pour la poussière. Il va faire, dans ce procès, le plus de poussière possible. Ça ne servira pas à son client, mais ça lui servira à lui.

DEUXIÈME AVOCAT.

Où en est-on, maintenant ?

PREMIER AVOCAT.

On va entendre les témoins à décharge. Ils vont venir nous raconter qu’il aimait bien sa mère. On le sait, ça. Il a avoué son crime ; ce ne sont pas les témoins à décharge avec leurs bons petits certificats de moralité qui vont diminuer sa peine.

DEUXIÈME AVOCAT.

Qui sait ? Si on dit qu’il a été bien élevé, le jury...

PREMIER AVOCAT, l’interrompant.

Mon bon, c’est une arme à deux tranchants. On le représente comme un fils de famille. Alors le jury se dit : « Il n’a pas été corrompu par une mauvaise éducation, il n’a donc aucune excuse ». Et ça lui retombera sur le dos. D’autant que c’est le procureur général qui prononce le réquisitoire, et il a la main plutôt dure, le père Fleury... Tenez, voilà la Cour qui revient.

La Cour entre, puis les jurés.

 

 

Scène II

 

L’HUISSIER, JACQUES, entre deux gendarmes, LE PRÉSIDENT, L’AVOCAT GÉNÉRAL, LE PREMIER AVOCAT, LE DEUXIÈME AVOCAT, MAÎTRE PÉRODOT, LES JURÉS, MONSIEUR CHARLES, CALMARD, MONSIEUR MAURICE

 

L’HUISSIER.

La Cour, messieurs ! Levez-vous et découvrez-vous.

LE PRÉSIDENT.

L’audience est reprise. Faites entrer l’accusé.

Entre Jacques, entre deux gendarmes.

Faites entrer le premier témoin.

L’HUISSIER, appelant.

Monsieur Charles !

Entre monsieur Charles, le marchand de comestibles.

LE PREMIER AVOCAT, qui s’est assis au banc des avocats avec son confrère.

C’est le marchand de comestibles. Il est moins à l’aise que dans sa boutique.

LE PRÉSIDENT, à monsieur Charles.

Votre nom, votre âge, votre qualité ?

MONSIEUR CHARLES.

Ludovic Charles, trente-sept ans, marchand de comestibles.

LE PRÉSIDENT.

Vous n’êtes pas parent de l’accusé ? Vous n’êtes pas à son service ? Il n’est pas au vôtre ?

MONSIEUR CHARLES.

Non, monsieur Morasson.

LE PRÉSIDENT.

Appelez-moi monsieur le président... Dites ce que vous savez.

MONSIEUR CHARLES.

Eh bien, monsieur Moras...

Se reprenant.

monsieur le président, j’ai appris le crime le matin comme tout le monde...

Souriant.

je venais justement de servir votre bonne...

LE PRÉSIDENT.

C’est bien, arrivez au fait. Et puis il ne s’agit pas de savoir comment vous avez appris le crime : vous êtes cité par la défense pour parler de la moralité de l’accusé. Qu’est-ce que vous en savez ?

MONSIEUR CHARLES.

C’est un jeune homme tout à fait bien, monsieur le président. Mon avis sincère est qu’il n’a pas commis le crime dont on l’accuse.

LE PRÉSIDENT.

Mais il a avoué, voyons ! Je répète que ce n’est pas cela qu’on vous demande.

MONSIEUR CHARLES.

Alors, monsieur Mor... je vous demande pardon,, monsieur le président Morasson... il me semble, je me permettrais de vous dire qu’il est étonnant qu’il ait pu commettre ce crime, car c’est un garçon tout ce qu’il y a de mieux élevé, tout ce qu’il y a de plus doux et tout ce qu’il y a de plus tranquille...

LE PRÉSIDENT.

C’est tout ce que vous avez à dire ?

MONSIEUR CHARLES.

Oui, monsieur le président, tout ce qu’il y a de plus tranquille, de plus doux et de mieux élevé...

LE PRÉSIDENT.

Maître Pérodot, vous n’avez pas de questions à poser au témoin ?

MAÎTRE PÉRODOT.

Non, monsieur le président.

Le président se tourne vers l’avocat général qui fait signe de la. tête qu’il n’a pas de questions à poser.

LE PRÉSIDENT.

Au suivant !

L’HUISSIER, appelant.

Monsieur Calmard.

Entre Calmard.

LE PRÉSIDENT.

Vos nom, prénoms, qualité ?

CALMARD.

Louis-Aubépin Calmard, soixante-dix-huit ans, inspecteur d’assurances.

LE PRÉSIDENT.

Qu’est-ce que vous savez sur la moralité du prévenu ?

CALMARD.

Monsieur le président, je connais la famille de ce malheureux jeune homme depuis vingt-huit ans, et peut-être trente ans. Je connais non seulement sa mère, mais j’ai connu son grand-père et sa grand’mère. Les grands-parents habitaient dans la rue... Voyons, dans quelle rue habitaient-ils ?

LE PRÉSIDENT.

Peu importe !

CALMARD.

Je voudrais tout de même trouver... Voyons... voyons...

LE PRÉSIDENT.

Enfin, nous ne sommes pas ici pour cela. Veuillez dire à messieurs les jurés ce que vous savez de l’accusé.

CALMARD.

Monsieur le président... messieurs les jurés, je sais de l’accusé que c’est un jeune homme tout à fait convenable et bien élevé. Sa mère s’est imposé de gros sacrifices pour son éducation. Je puis même vous donner un détail : c’est qu’il y a près de sept ans, il avait quatorze ans à l’époque, on m’a demandé si je ne connaissais pas un professeur pour lui, parce qu’il avait été souffrant et que pendant une année il n’avait pu suivre les cours du lycée. Je lui ai indiqué le fils d’un de mes amis, colonel d’artillerie et qui est actuellement en garnison... voyons... voyons... où diable est-il en garnison ?

LE PRÉSIDENT.

Enfin, ça n’a aucune importance pour la cause.

CALMARD.

Je voudrais tout de même bien trouver cette ville.

LE PRÉSIDENT.

Au fait ! je vous en prie.

CALMARD.

Messieurs les jurés, qu’est-ce que vous désirez savoir ?

LE PRÉSIDENT.

La défense vous a cité comme témoin de moralité. Qu’avez-vous à dire à messieurs les jurés sur la moralité de l’accusé ?

CALMARD.

Hé bien, monsieur le président, je n’ai à dire que des choses favorables : il est extrêmement gentil, extrêmement obéissant, extrêmement déférent pour les personnes un peu âgées... C’est un jeune homme parfait...

Brusquement.

Château-Gontier !

LE PRÉSIDENT.

Qu’est-ce que vous dites ?

CALMARD.

C’est à Château-Gontier que le père du jeune homme que j’avais présenté comme répétiteur, c’est bien à Château-Gontier que le colonel est en garnison !...

LE PRÉSIDENT.

Enfin, c’est heureux que vous ayez trouvé, mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Vous n’avez rien d’autre à dire sur la moralité de Jacques Doré ?

CALMARD.

Non, monsieur le président. Je n’en ai à dire que du bien.

Le président regarde l’avocat général.

L’AVOCAT GÉNÉRAL.

Je n’ai rien à demander, monsieur le président.

LE PRÉSIDENT.

Maître Pérodot !

MAÎTRE PÉRODOT.

Je n’ai pas de questions à poser, monsieur le président.

LE PRÉSIDENT, à Calmard.

Vous pouvez vous retirer. Au suivant !

L’HUISSIER, appelant.

Monsieur Maurice Gélisson !

Entre monsieur Maurice qui s’avance jusqu’à la barre d’un air très dégagé.

LE PRÉSIDENT.

Vos nom, prénoms, qualité ?

MONSIEUR MAURICE.

Ambroise-Maurice Gélisson, quarante-deux ans, directeur-propriétaire du garage Saint-Pierre, représentant de la marque Zimboé, voiture légère de route avec amortisseur spécial breveté.

LE PRÉSIDENT.

Bon ! bon ! Qu’est-ce que vous avez à dire sur la moralité de l’accusé ?

MONSIEUR MAURICE.

Monsieur le président... Messieurs les membres du jury, je vois assez souvent madame Doré, car j’ai installé mon garage, il y a environ sept mois, à proximité de son magasin. J’étais auparavant dans la rue Saint-Antoine. J’ai changé de domicile. Je suis maintenant rue Gambetta. J’ai dû en effet augmenter considérablement les dimensions de mon établissement depuis que j’ai été nommé représentant de la marque Zimboé. Il faut dire ce qui est. Ce sont des voitures très recherchées parce qu’elles sont très silencieuses et que leur entretien est peu dispendieux.

LE PRÉSIDENT.

Arrivez au fait, je vous en prie.

MONSIEUR HAURICE.

J’arrive donc au fait. Je suis, dis-je, représentant de cette maison et je me suis installé là parce que nous sommes à deux pas de la grand’route d’Angers, qui est roulante et qui offre un sol parfait pour essayer mes voitures...

LE PRÉSIDENT.

Qu’est-ce que vous avez à dire sur Jacques Doré ?

MONSIEUR MAURICE.

Monsieur le président, c’est un garçon absolument parfait et d’une éducation soignée. Je sais que sa mère s’est imposé de gros sacrifices, que c’est une femme très méritante et, pour vous donner une idée de l’énergie qu’elle déploie à son travail, je vous dirai qu’elle se refuse à prendre toute espèce de distractions. Exemple : je lui avais proposé une fois, un matin, de lui faire faire un tour en automobile pour lui montrer l’excellence de ma marque... ce n’était pas du tout intéressé... je vous prie de le croire, puisqu’elle n’est pas dans une situation à acheter une auto. Mais ces voitures sont si douces que c’est une véritable bonne action que de proposer une promenade à une personne qui n’a pas beaucoup de distractions dans la vie...

LE PRÉSIDENT.

Enfin, je le répète, ceci n’a qu’un rapport très éloigné avec la cause... Monsieur l’avocat général, vous n’avez pas de questions à poser au témoin ?

MONSIEUR MAURICE, aimablement.

Ne vous gênez pas, monsieur l’avocat général.

L’AVOCAT GÉNÉRAL.

Je n’ai pas de questions à vous poser.

LE PRÉSIDENT.

Le défenseur ?

MONSIEUR MAURICE.

Je suis à votre disposition, monsieur Pérodot.

MAÎTRE PÉRODOT.

Je n’ai pas de question spéciale à vous poser.

MONSIEUR MAURICE.

Monsieur Pérodot me connaît bien, d’ailleurs, et il connaît bien la marque Zimboé.

LE PRÉSIDENT.

Vous pouvez vous retirer.

MONSIEUR MAURICE.

Je me retire, mais je tiens à dire en m’en allant que je me tiens à la disposition de la Cour, de monsieur le greffier, de messieurs les jurés et, en général, de, toutes les personnes ici présentes pour leur faire faire un tour le long des remparts...

LE PRÉSIDENT.

Allez vous asseoir... L’audition des témoins à décharge est terminée ?

L’HUISSIER.

Oui, monsieur le président.

LE PRÉSIDENT.

Je suis saisi d’une demande du défenseur aux fins de faire entendre devant la cour, madame Doré, mère du prévenu.

Mouvement dans la salle.

Maître Pérodot, vous persistez dans votre désir de faire entendre madame Doré ? Vous pensez que ce témoignage est de nature à jeter quelque lumière dans le débat ?

MAÎTRE PÉRODOT.

Je maintiens, monsieur le président, la demande que j’ai adressée respectueusement à la Cour.

LE PRÉSIDENT.

Le ministère public ne s’y oppose pas ?

L’AVOCAT GÉNÉRAL.

Je ne vois pas la nécessité d’une comparution de ce genre, toujours pénible, mais je ne veux pas qu’il soit dit que nous ayons entravé les droits de la défense.

LE PRÉSIDENT.

En vertu de notre pouvoir discrétionnaire, nous ordonnons la comparution de la femme Doré... Faites entrer le témoin.

Entre Jeanne Doré. 

 

 

Scène III

 

JEANNE DORÉ, LES MÊMES

 

L’HUISSIER, lui indique la barre.

Approchez, madame.

LE PRÉSIDENT.

La Cour a décidé de vous entendre et, comme vous êtes la mère du prévenu, vous ne déposerez pas sous la foi du serment. Veuillez, pour votre déposition, vous tourner du côté de messieurs les jurés.

JEANNE DORÉ.

Messieurs... je crois que je ne suis pas obligée de vous raconter tous les détails que vous connaissez déjà. Mon pauvre fils a tué... a tué... Le crime... qu’il a commis... vous savez comme ça s’est passé... En apprenant ça... vous avez dû penser comme tout le monde : c’est de la sauvagerie !... Le médecin... le médecin du tribunal... a examiné mon fils... Il l’a trouvé sain d’esprit... et je ne viens pas prétendre qu’il est fou... mais il faut que je vous dise, moi, sa mère, que, depuis son tout jeune âge, il a toujours eu des moments de rage où il ne se connaissait plus... Quand il sortait avec moi le dimanche, et que je lui refusais de lui acheter un joujou, il se roulait dans la poussière de la rue sans faire attention s’il avait un costume neuf et au risque de se faire écraser... Plus tard ça a continué.... Lui, si doux d’ordinaire, dès que je le contrariais, il aurait pris n’importe quoi pour me battre... Et il se calmait aussi vite qu’il se montait... Ce n’est pas des futilités que je vous dis, c’est pour vous montrer le caractère de cet enfant... On a dit des choses affreuses... c’est qu’il avait... oh ! est-ce que j’aurai la force de dire ça !... on a dit qu’il avait donné dix-sept coups à sa victime... Je n’ai pas l’intelligence d’un magistrat, mais cette barbarie, est-ce que ce n’est pas une preuve qu’il n’avait pas sa tête à lui ?... Quand j’ai appris ce qu’il avait fait, moi, qui suis une honnête femme, à qui on n’a jamais rien reproché, j’aurais dû m’écarter de lui, même étant sa mère, et me dire que c’était un monstre... Mais j’ai si bien senti que c’était comme un autre que lui qui avait fait cela que je n’ai même rien pu lui dire et que je n’ai pensé qu’à le soigner... Je vous demande pardon, messieurs les juges ! En chemin, j’ai pensé à beaucoup d’autres choses à vous dire... Et puis maintenant je ne vois plus... Ça me passe dans la tête sans s’arrêter... Je ne peux pas vous dire que mon fils n’est pas coupable puisqu’il a tué, mais je vous assure, je vous jure qu’il n’est pas criminel autant qu’on le dit... Je vous dis cela, non pas parce que je suis sa mère, mais parce que c’est moi qui le connaissais le mieux... Je sais que vous allez le punir... Mais si vous voulez être justes, tout à fait justes... il faut être pitoyables... C’est un... c’est un meurtrier... mais c’est aussi un pauvre petit malheureux qui mérite de la pitié...

UN JURÉ.

Monsieur le président, pourrais-je poser une question ?

LE PRÉSIDENT.

La loi vous y autorise, monsieur le juré.

UN JURÉ.

L’accusé a déclaré que le meurtre avait été commis.après une altercation et que cette altercation avait été précédée d’une discussion d’argent. Madame Doré peut-elle nous dire pourquoi son fils avait besoin d’argent ?

Jacques se lève.

LE PRÉSIDENT.

Vous avez entendu la question : savez-vous pourquoi votre fils avait besoin d’argent ?

Jeanne Doré regarde Jacques. Il la fixe quelques instants sans rien dire.

JEANNE DORÉ, détournant la tête et à voix basse.

Je ne sais pas, monsieur le président.

LE PRÉSIDENT.

Vous n’avez pas de questions à poser au témoin, monsieur l’avocat général ?

Geste de dénégation de l’avocat général.

Ni vous non plus, maître Pérodot ?

Maître Pérodot fait « non » de la tête.

vous pouvez vous retirer, madame... L’audition des témoins est terminée... La parole est à monsieur le procureur général...

Pendant qu’on emmène Jeanne Doré, l’avocat général se lève.

L’AVOCAT GÉNÉRAL.

Messieurs les jurés, l’affaire que vous avez à juger aujourd’hui, par le retentissement qu’elle a eu dans la contrée, sort du cadre habituel des affaires qui nous sont soumises...

Le rideau baisse pendant qu’il prononce ces paroles.

 

 

Cinquième Tableau

 

Le rideau se relève sur le même décor.

C’est pendant la suspension d’audience qui a suivi la plaidoirie de l’avocat. Les lampes sont allumées. Le prétoire est envahi.

 

 

Scène IV

 

JEANNE DORÉ, dans un coin à l’écart, MAÎTRE PÉRODOT, PREMIER AVOCAT, DEUXIÈME AVOCAT, L’HUISSIER, MONSIEUR CHARLES, LE PRÉSIDENT, LE PRÉSIDENT DU JURY, puis JACQUES

 

PREMIER AVOCAT, serrant la main de maître Pérodot.

Maître Pérodot, vous avez été remarquable !

MAÎTRE PÉRODOT.

Vous trouvez ? Il m’a semblé que, sur la fin, ça flanchait un peu.

PREMIER AVOCAT.

Impression inexacte. C’est la fin qui m’a le plus frappé...

MAÎTRE PÉRODOT.

J’ai parlé deux heures un quart, vous savez !

PREMIER AVOCAT.

Vraiment ? Il ne m’avait pas semblé... Encore une fois, tous mes compliments.

MAÎTRE PÉRODOT.

Merci de tout cœur.

Il s’éloigne.

DEUXIÈME AVOCAT, arrivant.

J’arrive de la correctionnelle, où je plaidais : on me dit que le jury est en train de délibérer... Comment a été Pérodot ?

PREMIER AVOCAT.

Moche. La voix... que vous connaissez... les arguments... qu’il est capable de sortir ; un désordre enfantin, des éclats qui portaient toujours à faux... C’est lamentable, parce que la déposition de la mère avait produit bon effet.

DEUXIÈME AVOCAT.

Oui, j’étais là à ce moment.

PREMIER AVOCAT.

Il est vrai que le père Fleury a travaillé à effacer ça avec son réquisitoire de vieux finaud féroce. Il a flanqué la venette aux jurés. S’ils n’envoient pas Doré à l’échafaud c’est la fin du monde : tous les jeunes gens de la ville vont tuer leur parrain dans le courant de la semaine... Ces pauvres bonshommes étaient à peine remis qu’il les a accablés, aplatis, sous son éloquence interminable. Il en a fait des brutes somnolentes. Ils sont dans un chouette état pour délibérer... Ce sont des gens qui tombent de sommeil. Ils ont besoin plus que jamais de tranquillité. Ils condamneraient à mort non seulement tous les assassins, mais tous les voleurs, tous les ivrognes et toutes les personnes qui font un peu de bruit dans la rue.

DEUXIÈME AVOCAT.

Ce qui demeure inexplicable là-dedans, c’est le mobile qui l’a fait agir.

PREMIER AVOCAT.

Oui... Le procureur prétend qu’il a tué pour voler.

Le tiroir était fermé ; il y restait de l’argent dedans, mais on ne sait pas au juste ce que le père Michaud avait de fonds chez lui. Peut-être en a-t-il pris une partie et n’a-t-il pas trouvé le reste.

DEUXIÈME AVOCAT.

Pour qui aurait-il volé ? Pour une femme ? Comment se fait-il que Pérodot n’a pas cherché à éclaircir ça ?

PREMIER AVOCAT.

Il n’y a pas pensé, que voulez-vous ? Mais il y aurait pensé que peut-être c’eût été une gaffe. Le jury admet très bien qu’on tue par amour, mais pas du tout qu’on vole par amour. Le meurtre passionnel, il l’acquitte, parce qu’il n’en a pas peur. Par contre, il est très dur pour ceux qui tuent pour voler. Le juré est un monsieur qui possède de l’argent, peu ou beaucoup : l’homme qui tue pour voler est un danger permanent pour ceux qui possèdent. Qu’on fasse disparaître les personnes avec qui on a des démêlés sentimentaux, ça ne regarde presque plus la société, mais qu’on tue de petits capitalistes pour donner de l’argent à sa bonne amie, ah ! ah ! voilà qui commence à être grave ! S’il y a quelque histoire de ce genre là-dessous, il vaut peut-être mieux qu’elle n’ait pas été connue. Je ne sais pas s’il y aura les circonstances atténuantes, je ne le crois pas, mais, en tout cas, ce n’est pas ça qui lui en aurait donné...

Il remonte vers le fond.

MONSIEUR CHARLES, au deuxième avocat.

Bonjour, maître, vous me reconnaissez ?

DEUXIÈME AVOCAT.

Excusez-moi, je ne vous remets pas.

MONSIEUR CHARLES.

Je suis Charles, le marchand de comestibles de la place du Marché... Vous ne me reconnaissez sans doute pas, parce que vous me voyez d’habitude en bras de chemise...

DEUXIÈME AVOCAT.

Ah ! oui, je vois maintenant !

MONSIEUR CHARLES.

Maître, je suis là avec madame Doré, la mère du prévenu.

DEUXIÈME AVOCAT.

Elle est là ? On ne devrait pas la laisser ici !...

MONSIEUR CHARLES.

Elle se demande, n’est-ce pas, ce qui se passe là-bas dans la chambre des jurés.

DEUXIÈME AVOCAT.

Nous n’en savons rien. Personne ne pénètre auprès d’eux que le garçon de salle : ils le sonnent quelquefois pour avoir des lampes, parce que l’éclairage électrique du plafond est insuffisant. Ou bien ils le prient d’aller chercher le président. Cette fois-ci, ils n’ont pas encore demandé le président ; on le saurait... Depuis combien de temps l’audience est-elle levée ?

MONSIEUR CHARLES.

Depuis une demi-heure environ... Quand ils font demander le président, est-ce que c’est bon ou mauvais signe ?

DEUXIÈME AVOCAT.

C’est plutôt un bon signe. C’est qu’ils ne veulent pas de condamnation à mort : ils veulent savoir à quelles conséquences les entraînerait leur verdict. D’autre part, ce n’est pas un bon signe certain, car ils appellent quelquefois le président pour être éclairés sur certains détails de la loi ; pour savoir si les circonstances atténuantes sont accordées à la majorité ; pour savoir si l’acquittement – ce n’est pas le cas d’ailleurs – peut être prononcé à la minorité des voix... Sait-on combien il a été posé de questions ?

MONSIEUR CHARLES.

J’ai compris qu’on en avait posé trois. Premièrement, pour le meurtre. Deuxièmement, savoir si la maison est habitée. La dernière question...

DEUXIÈME AVOCAT.

Pour la préméditation ?

MONSIEUR CHARLES.

Oui, c’est cela... Je vais retrouver madame Doré.

DEUXIÈME AVOCAT, au premier qui s’est approché, pendant que monsieur Charles s’éloigne.

Dites donc, madame Doré est là !

PREMIER AVOCAT.

Dans la salle ?

DEUXIÈME AVOCAT.

Dans la salle.

PREMIER AVOCAT.

Mais c’est insensé ! Pérodot aurait dû veiller à ça !... Mais le brave Pérodot, il a bien autre chose à faire, il est en train de soigner sa réclame... de se faire complimenter. Elle ne peut pas rester là, cette femme. Je vais lui dire de s’éloigner.

DEUXIÈME AVOCAT.

Prenez garde ! Alors elle va certainement se dire que ça va mal...

PREMIER AVOCAT.

Oui, vous avez raison... Je ne le lui dirai pas tout de suite.

Il s’approche sans précipitation de Jeanne Doré.

Madame, vous ne me reconnaissez pas ? Je suis entré plusieurs fois dans votre magasin...

JEANNE DORÉ, avec hésitation.

Oui, maître... Je vous remets bien. Est-ce que la délibération sera encore longue ?...

Montrant monsieur Charles.

Monsieur ne me l’a pas dit exactement... Ce n’est pas mauvais signe, n’est-ce pas, qu’ils restent longtemps ?

PREMIER AVOCAT.

Oh ! ça n’indique rien.

MONSIEUR CHARLES.

Moi qui croyais que c’était bon signe...

PREMIER AVOCAT.

C’est difficile à interpréter... Vous savez, madame, que, régulièrement, vous ne devez pas rester ici... Si le président ou quelqu’un de la Cour vous aperçoit, on pourrait vous dire de sortir.

JEANNE DORÉ.

Je ne peux pas rester là ?

PREMIER AVOCAT.

Non, madame.

À Charles.

Monsieur Charles, emmenez donc madame dans la cour du Palais ou dans la salle des Pas-Perdus...

MONSIEUR CHARLES.

Madame, venez avec moi !

JEANNE DORÉ.

Oui, je vais vous suivre.

MONSIEUR CHARLES.

Nous resterons dans le couloir à côté...

Elle va avec lui, à son bras, jusqu’auprès de la porte du premier plan à droite, où se trouve une espèce de grand poêle en fonte, derrière lequel elle s’arrête après avoir regardé s’éloigner le premier avocat.

JEANNE DORÉ.

Je ne m’en vais pas d’ici... J’ai fait semblant de lui obéir pour qu’il n’insiste pas. Je m’assois là, mettez-vous devant moi, monsieur Charles...

MONSIEUR CHARLES.

Madame, je n’ose pas vous contrarier, mais...

JEANNE DORÉ, avec calme.

C’est inutile, je ne m’en irai pas... Il faut que j’attende ici...

Elle se lève pour voir ce qui se passe du côté de l’entrée du jury. Vivement.

Monsieur Charles, voilà le garçon qui vient avec des papiers... Il sort peut-être de la chambre du jury ? Allez lui parler, monsieur Charles ! 

MONSIEUR CHARLES.

C’est inutile, madame... Vous voyez, on l’interroge, il fait signe qu’il ne sait rien...

JEANNE DORÉ.

Oh ! ils sont là-bas enfermés !... Ils parlent de lui... Pourquoi est-ce que je ne peux pas les voir... n’est-ce pas ?... et puis leur parler... Qu’est-ce qui va arriver ?

À voix basse.

Qu’est-ce qui va arriver ?... qu’est-ce qui va arriver ?...

Elle s assoit et se cache la tête dans ses mains. Tout à coup on entend le tintement d’une petite sonnette grêle. Elle relève la tête.

C’est fini... Ils vont revenir... Ils répondront oui, c’est certain... Dites donc, monsieur Charles, s’il y a des circonstances atténuantes, ils le disent ? Et s’ils ne disent rien... je suis renseignée... s’ils ne disent rien après avoir répondu sur les trois questions, c’est qu’il n’y a pas de circonstances atténuantes...

Les jurés entrent un à un dans la salle.

Ces hommes !... On ne sait pas ce qu’ils pensent... J’ai beau les regarder... ils ont l’air calme... Ce n’est pas possible qu’ils aient prononcé... qu’ils aient prononcé cela...

Elle continue à les guetter anxieusement.

DEUXIÈME AVOCAT, au premier.

Vous avez demandé au garçon de salle ?

PREMIER AVOCAT.

Je n’ai pas pu l’approcher. Il m’a fait oui de la tête. Veut-il dire que c’est la peine capitale, ou que la réponse du jury a été oui. Mais y aura-t-il des circonstances atténuantes ?

L’HUISSIER.

La Cour, messieurs ! levez-vous et découvrez-vous...

Entrent les magistrats.

LE PRÉSIDENT.

L’audience est reprise. Monsieur le président du jury, veuillez faire connaître les réponses du jury aux questions qui lui ont été posées.

LE PRÉSIDENT DU JURY.

En mon âme et conscience, la réponse du jury est, sur la première question : oui. Sur la deuxième question : oui. Sur la troisième question : oui.

Silence.

JEANNE DORÉ les écoute avec angoisse.

Eh bien, eh bien ?...

D’un ton calme.

Ils ne disent plus rien... Ils ne disent plus rien... Voilà qu’ils ne disent plus rien...

MONSIEUR CHARLES, suppliant.

Madame, partons...

Mais elle reste debout, absolument calme, sans mot dire.

Madame...

Jeanne Doré ne répond rien et garde la même attitude.

LE PRÉSIDENT.

Gardes, faites entrer l’accusé.

On fait rentrer Jacques.

JEANNE DORÉ, à voix basse.

Oh ! petit ! petit ! petit !...

LE PRÉSIDENT.

Huissier, veuillez faire connaître la réponse du jury.

L’HUISSIER.

Doré, la réponse du jury est : « oui » sur les trois questions.

LE PRÉSIDENT.

Doré, qu’avez-vous à dire sur l’application de la peine ?

JACQUES, à mi-voix.

Je prie qu’on me fasse mourir... le plus tôt !

Jeanne Doré pousse un grand cri. On s’empresse autour d’elle.

 

 

ACTE III

 

 

Sixième Tableau

 

La scène représente le devant d’une gare de moyenne importance. Le bâtiment est placé en biais, un peu en retrait, sur la droite. On aperçoit donc deux de ses faces, l’une de gauche ornée d’une marquise. C’est la façade du départ. L’autre pan de mur, celui de droite, est censé se continuer jusqu’à la voie. C’est entre ce pan de mur et une barrière que se fait l’arrivée des voyageurs. Une autre barrière vient du second plan à gauche et se continue parallèlement à l’avant-scène jusqu’au milieu de la scène. Elle est censée séparer l’emplacement des omnibus du devant de la scène où passeront les piétons.

Sur le trottoir qui longe la façade du départ et se continue jusqu’au premier plan à gauche, sont assis quatre commissionnaires : l’homme grisonnant, l’homme blond, Gobet et Pellot. Au lever du rideau, un autre commissionnaire, Moilu, arrive au fond, et passe lentement derrière la rangée des quatre commissionnaires assis. Les cinq hommes sont très misérablement vêtus.

 

 

Scène première

 

PELLOT, GOBET, MOILU, L’HOMME GRISONNANT, LE COCHER D’OMNIBUS

 

PELLOT, à Gobet.

Tiens, voilà Moilu. Qu’est-ce qu’il a donc, Moilu ? Il ne nous connaît plus ? Dis donc, Moilu, tu ne nous connais plus ?

MOILU.

Je te connais, je connais Gobet, je connais l’autre, là, le blond, que je sais pas son nom. L’autre individu que vous avez avec vous, je ne le connais pas.

PELLOT, à l’homme grisonnant.

C’est de toi qu’il parle ?

L’HOMME GRISONNANT.

Faut croire. Déjà, hier, il m’a serché des raisons.

PELLOT, à Moilu.

Pourquoi que tu y cherches des raisons ?

MOILU.

J’y cherche aucune raison. Je le connais pas. Je connais pas ceusse qui n’ont pas de médaille, et qui viennent prendre le boulot des médaillés.

PELLOT, à l’homme grisonnant.

C’est vrai que tu n’as pas de médaille ?

L’HOMME GRISONNANT.

J’en aurai une le quinze, qu’on m’a promis.

PELLOT.

Qui est-ce qui t’a dit ça ?

L’HOMME GRISONNANT.

L’empoyé.

PELLOT.

L’employé d’où ça ?

L’HOMME GRISONNANT.

À la mairerie.

MOILU.

L’employé y a rien dit.

PELLOT.

Laisse donc ! C’est possible que l’employé y a dit... Seulement, mon garçon, en attendant qu’on vous donne votre médaille, faut vous mettre un peu de côté, laisser d’abord travailler les médaillés. Puis, au cas qu’il reste des voyageurs à servir, vous viendrez après nous pour leur proposer leurs bagages.

L’homme se lève et va s’asseoir un peu plus loin.

MOILU, venant s’asseoir à côté de Pellot.

T’es trop bon, mon Pellot. Regarde un peu cette tenue. Ça retombe sur nous. On est regardé comme des voyous.

PELLOT, regardant Gobet.

Gobet n’est pas bien propre non plus.

MOILU.

Gobet, ça ne fait rien. Il est connu dans le pays.

GOBET, sentencieux.

Pour sûr.

MOILU.

L’homme blond, là, que je connais pas son nom, n’est pas trop bien fichu. Quand est-ce que tu fais couper tes douilles ?

L’HOMME BLOND.

Dimanche prochain.

PELLOT.

Y a un an que tu dis dimanche prochain.

MOILU.

Mais enfin, ce blond-là, on le connaît aussi. On ne sait pas son nom, mais on le connaît. Tant qu’à ce galvaudeux, on apprendrait qu’il sort de prison, ça n’étonnerait personne.

PELLOT.

Mais non, il ne sort pas de prison, il travaillait au canal, il aidait les maçons. Les maçons sont partis, le travail y a manqué. Dommage, tout de même, qu’il sorte pas de prison : on y causerait de Doré.

MOILU.

Qu’est-ce qu’il saurait ?

PELLOT.

Il nous dirait si on va bientôt y couper le cou.

MOILU.

Mais oui, qu’on va y couper le cou, un de ces matins.

PELLOT.

Son pourvoi n’est pas accepté ?

MOILU.

Rejeté. Sa grâce aussi.

PELLOT.

Comment que tu sais ?

MOILU.

Toutes les semaines, je vais monter le bois chez Maître Pérodot, qui l’a défendu en justice. Maitre Pérodot, que m’a dit sa bonne, il est parti pour Paris, il y a cinq, six jours. Il s’a jeté aux pieds du président de la République... Il y a baisé ses souyers : « Mon président, qu’y a dit, il faut accorder la grâce à Doré ». Le président y a dit : « Mon fils, je voudrais faire ça pour vous, mais je regrette que c’est impossible ». Testuellement, Maître Pérodot a rapporté la chose à sa bonne, il en avait encore les yeux tout rouges et tout mouillés.

À un cocher qui s’approche et qui passe derrière les commissionnaires.

Monsieur le cocher de l’omnibus de l’hôtel du Lion d’Or, ça va toujours, la petite santé ?

LE COCHER.

Et toi, vieille ficelle ?

MOILU.

On causait de Doré. T’as pas de nouvelles ?

LE COCHER.

On va y faire son affaire un de ces jours.

PELLOT.

Et sa maman, qu’est-ce qu’é devient ?

MOILU.

La maman, je l’ai vue hier ici.

PELLOT.

C’était elle, cette bonne dame ? Mais alors, si c’était elle, c’était encore elle avant-hier. Elle est venue attendre le train.

MOILU.

Avant-hier, j’sais pas, j’avais du travail en ville.

PELLOT.

Dis donc, l’omnibus, tu sais pas l’heure qu’il est ?

LE COCHER.

La demie a sonné quand je passais devant la cathédrale avec ma voiture. Il doit être cinq heures moins le quart.

MOILU.

Le train de Paris est en retard.

PELLOT.

Penses-tu ! Il est marqué pour quatre heures cinquante-deux, le nouveau service, ça fait cinq heures moins huit.

MOILU.

Je te parie qu’il a du retard.

PELLOT.

Qu’é qu’tu paries ? Un sou à fumer ?

MOILU.

Je parie pas d’argent. J’suis sûr de mon fait. J’ai vu le retard affiché au tableau : vingt minutes aux Aubrais.

PELLOT.

Ça veut rien dire. Il peut rattraper depuis les Aubrais.

LE COCHER.

Taisez-vous, la coterie !

MOILU, à voix basse.

Qu’est-ce que c’est ?

Le cocher lui montre Jeanne Doré qui s’est avancée à pas lents le long de la barrière.

 

 

Scène II

 

JEANNE DORÉ, PELLOT, GOBET, MOILU, L’HOMME GRISONNANT, LE COCHER D’OMNIBUS, puis FANNY, L’EMPLOYÉ DE CHEMIN DE FER, VOYAGEURS, VOYAGEUSES, L’HOMME DE PARIS, TROIS HOMMES

 

PELLOT.

Qu’est-ce qu’elle peut bien attendre au train ? L’avocat ?

MOILU.

Non, pas l’avocat. Elle sait qu’il est revenu. Il est allé chez elle la consoler d’avoir pas la grâce. En revenant, il l’a dit à sa bonne. Tiens, voilà la dame de l’adjudant-vaguemestre des dragons. Elle vient chercher son mari au train. Il est en permission à Paris.

PELLOT.

Comment sais-tu ça ?

MOILU.

Par la dame elle-même. J’ai monté du bois chez elle. Elle me connaît bien. Mais dans la rue, elle ne me reconnaît pas.

LE COCHER, à Pellot.

Dis donc, toi, le mal bâti, t’as des allumettes ?

PELLOT.

Ah ! non, mon vieux ! J’ai pas ça sur moi.

MOILU.

Attends un peu. J’en avais une hier, d’allumette. 

Il fouille dans sa poche.

Il y en avait que la moitié, mais c’était le bon morceau. Attends. T’as d’la veine... La voilà. Attends que je l’allume ! Non, mon pantalon est mouillé...

LE COCHER.

Donne ça un peu.

Il frotte l’allumette contre son pantalon.

Bon sang ! j’ai cassé le petit bout.

MOILU.

Tu fumeras plus tard...

PELLOT.

Di tes donc, si on y coupe le cou, à Doré...

MOILU.

T’y reviens toujours...

PELLOT.

Parce que je vois sa maman. Dites donc, si on est pour l’exécuter un de ces matins-ci, ils vont pas tarder à rappliquer...

MOILU.

Qui ça ?

PELLOT.

Les gens de Paris, Deibler et sa bande...

LE COCHER.

Ah ! bougre de bougre !

PELLOT.

Qu’est-ce qu’il y a ?

LE COCHER, à mi-voix, montrant Jeanne Doré.

C’est ça qu’elle attend...

MOILU.

Qu’est-ce que t’as Pellot ?

PELLOT.

Et toi, mon Moilu ?

MOILU.

Je m’ennuie d’être ici.

Silence. Fanny arrive l’instant d’après. Elle va s accoude : à la barrière sans voir Jeanne Doré.

PELLOT.

Qui c’est-il que cette dame-là ?

MOILU.

C’est la dame à Tisserin, le marchand de vins en gros.

PELLOT.

Tu connais tout le monde.

MOILU.

J’y ai nettoyé sa cour. Elle était encombrée de copeaux, rapport à des travaux d’ébénisterie qu’on avait faits. La madame que voilà, elle attend des parents qu’elle vient sercher à la gare. C’est sa bonne qui me l’a dit.

PELLOT.

T’en connais, des bonnes !

MOILU.

Faut ça, pour avoir de l’ouvrage.

Silence. Au bout d’un instant, Jeanne Doré aperçoit Fanny. Elle s’en vient lentement jusqu’à elle. Arrivée à deux pas, elle l’interpelle.

JEANNE DORÉ.

Madame !

Fanny se retourne, aperçoit Jeanne Doré, fait un pas en arrière. Jeanne Doré, impérieusement.

Restez là madame. Soyez tranquille. Je ne parlerai pas trop fort. Mais il faut tout de même que je vous parle.

Fanny va pour s’en aller.

Restez là, madame. Je vous dis de rester. Je vous dis que vous pouvez être tranquille. Je fais attention, je ne vous compromettrai pas. Je sais qu’il ne veut pas qu’il soit question de vous ; il m’a défendu de parler de vous devant le tribunal... J’ai failli tout raconter, mais je l’ai regardé... j’ai compris qu’il ne me pardonnerait pas.

FANNY.

Madame, laissez-moi, je vous en prie ! Ces hommes-là savent qui je suis.

JEANNE DORÉ.

Ils ne m’entendent pas. Ils ne savent pas ce que je vous dis. Écoutez, madame... c’est à cause de vous qu’il meurt.

FANNY.

Ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas vrai !

JEANNE DORÉ.

Ce n’est pas vous qui lui avez dit de tuer, mais vous savez pourquoi il a été chez son parrain.

FANNY.

Je ne lui avais rien demandé.

JEANNE DORÉ.

C’est entendu ! C’est entendu ! Vous n’êtes pour rien dans son crime... Vous pouvez dormir tranquille... Vous avez la conscience en paix, mais tout de même, il y a là-bas un pauvre garçon dans la détresse. Ce n’est pas parce qu’il va mourir : c’est d’être séparé de vous. Et vous, pendant ce temps-là... Je me disais, comme je ne vous rencontrais pas, je me disais : « Elle est peut-être chez elle à se cacher pour pleurer... » Et vous continuez à vous en aller à droite et à gauche, comme si rien n’était arrivé dans votre vie : vous venez ici chercher des parents. Vous avez gardé vos fleurs sur votre chapeau. Vous avez peut-être pensé à les enlever, mais vous vous êtes dit que si vous étiez tout en noir, ça ferait peut-être causer les gens...

FANNY.

Je vous en prie, madame, ce n’est pas ma faute, je ne pouvais pas faire autrement.

MOILU.

Le train ! V’là le train !

L’EMPLOYÉ.

Écartez-vous, messieurs, dames, voilà le train qui entre en gare.

Jeanne Doré, qui allait répondre à Fanny, l’écoute et regarde avidement du côté de l’arrivée. Fanny s’éloigne et vient jusqu’à la barrière d’arrivée. Les voyageurs sortent isolément et par groupes. L’adjudant des dragons aperçoit sa femme et s’éloigne avec elle. Moilu, Pellot, Gobet, l’homme blond, s’éloignent avec des clients. Il semble que tous les voyageurs soient arrivés. Mais la barrière reste encore ouverte. Et l’on voit apparaître quatre hommes en pardessus foncés et coiffés de chapeaux melons. L’un de ces hommes précède d’un ou deux pas le groupe des trois autres. Quand il est sorti de la gare, il s’arrête et se laisse rejoindre par les trois autres.

L’HOMME DE PARIS.

Attendez la caisse aux bagages. Moi, j’irai d’abord au greffe.

Il sort par le premier plan à gauche, et les trois autres par le fond.

L’HOMME GRISONNANT, à Jeanne Doré.

Madame, voulez-vous que je vous donne un coup de main pour aller jusque chez vous. Je sais qui vous êtes, madame. J’ai travaillé il y a deux mois, en venant ici, à la façade de votre magasin... Je vais vous aider à revenir chez vous... Mais si, mais si ! Si vous tenez à m’obliger, vous me donnerez un peu de soupe, voilà tout... Ça ne vous fait rien, n’est-ce pas ? que je n’aie pas de médaille ?

 

 

Septième Tableau

 

La scène représente le couloir de la prison. Il fait sombre. Une petite lampe électrique au plafond dans un verre dépoli. La scène est vide. On entend un bruit de pas, qui se rapproche peu à peu. Entrent le gardien chef et un détenu.

 

 

Scène III

 

LE GARDIEN CHEF, LE DÉTENU, MARIE

 

LE GARDIEN CHEF, ouvrant une porte.

Allons, mon vieux, faut rentrer en cellule... Vous devez être fatigué.

LE DÉTENU.

Ah ! oui ! J’ai plutôt travaillé, monsieur le chef gardien. Savez-vous combien j’ai fait de fauteuils ?

LE GARDIEN CHEF.

Des petits fauteuils de poupées ?

LE DÉTENU.

Bien sûr, pas des fauteuils pour des personnes. J’en ai fait quatorze, et j’avais presque fini le quinzième quand vous m’avez appelé... J’étais pas pressé d’aller me coucher...

Il va pour entrer et recule.

Oh ! ce que ça sent le renfermé, là-dedans ! Je vous en prie, attendez cinq minutes, que la porte reste un peu ouverte.

LE GARDIEN CHEF.

C’est qu’il est tard. Il est dix heures passées. Et demain matin on se lève de bonne heure.

LE DÉTENU, montrant la cellule à côté.

C’est demain matin ?... Pourquoi m’avez-vous dit ça ?... Moi, je ne dors pas déjà si bien... Je vais y penser et je ne m’endormirai pas du tout... Ce n’est pas la première fois que ça m’arrive ?

LE GARDIEN CHEF.

De quoi ?

LE DETENU.

De passer la nuit à côté d’un condamné capital... C’était ici même, il y a neuf ans... Darceau, l’incendiaire...

LE GARDIEN CHEF.

Je n’étais pas encore ici...

LE DÉTENU.

Je suis plus ancien que vous dans la maison.

LE GARDIEN CHEF.

Mais vous en êtes sorti depuis ?

LE DÉTENU.

Tu parles... Je finissais deux ans... pour le même motif que cette fois-ci, tiens ! J’avais copié une signature... En ce temps-là, les condamnés à mort étaient dans l’autre couloir. Les murs sont, là-bas, moins épais... Je ne sais comment Darceau a su le soir qu’on allait l’exécuter le lendemain. Il a été pris de syncope. On a dû’ faire venir un médecin, un très bon médecin de la ville. Il l’a soigné admirablement toute la nuit et ne l’a quitté que pour le remettre au bourreau.

LE GARDIEN CHEF, après un silence.

Faut ça pour l’exemple.

LE DÉTENU.

Je ne sais pas... Moi, je ne peux pas parler de ça. Je suis un mauvais sujet, je ne vaux pas cher, j’ai subi quatre condamnations, mais je ne sais pas ce que c’est que de faire du mal au monde. Ni pour or ni pour argent, je n’aurais touché un homme avec un couteau...

LE GARDIEN CHEF.

Allons, rentrez vous coucher...

LE DÉTENU.

Encore un petit peu. Ça ne m’arrive pas souvent de causer... À l’atelier où je suis, nous ne sommes que trois, et pas moyen de se parler. Le gardien, qui s’occupe de moi, ce n’est pas qu’il soit méchant, mais il est un peu bête. Pas moyen de lui sortir une parole.

LE GARDIEN CHEF.

C’est pas comme à vous.

LE DÉTENU.

Il ne m’en sort pas comme ça tous les jours... Pourquoi est-ce vous qui m’avez ramené, ce soir ?

LE GARDIEN CHEF.

Je voulais que mes gardiens se reposent. J’aurai besoin de les avoir dispos demain matin...

LE DÉTENU.

Oui... Il y a à faire dans l’établissement.

Il regarde la porte de la cellule voisine de la sienne.

Pauvre petit bougre ! Il ne fait pas de bruit... Il ne remue jamais...

LE GARDIEN CHEF.

Allez vous coucher que je vous dis !

LE DÉTENU, s’arrêtant encore sur le seuil de sa cellule. Il ne peut détacher les yeux de la porte de la cellule voisine.

On l’embarque pour le grand voyage. Vous le faites partir pour un endroit que vous ne connaissez même pas. C’est rigolo ! Vous lui donnez la mort, et vous ne savez pas ce que c’est. Vous vous figurez que vous le punissez. C’est peut-être une récompense.

LE GARDIEN CHEF.

On lui fait ce qu’il a fait à un autre. Il a tué comme un sauvage, c’est lui qui a commencé.

LE DÉTENU.

C’est les sauvages qui commencent et c’est les gens civilisés qui continuent. Si on attend que les sauvages s’arrêtent les premiers, ça ne finira jamais.

LE GARDIEN CHEF.

Allez vous coucher, philosophe !

LE DÉTENU.

Qu’est-ce que vous voulez ? Quand on vit seul, on a quelquefois des idées à part.

Il entre dans la cellule. Le gardien chef ferme la cellule. Il entend du bruit au fond.

LE GARDIEN CHEF.

Qu’est-ce que c’est ?

MARIE.

Écoute... C’est moi.

LE GARDIEN CHEF.

Qu’est-ce que tu viens faire ?

MARIE.

C’est quelqu’un qui veut te parler.

LE GARDIEN CHEF.

Qu’est-ce qu’on me veut ? Tu sais bien qu’on ne doit pas venir jusqu’ici.

MARIE.

J’ai voulu refuser... je n’ai pas pu... c’est madame Doré.

LE GARDIEN CHEF.

Oh ! Marie ! Marie ! Je ne te reconnais pas. Tu es très fautive... Tu vas la reconduire dehors...

MARIE.

Je t’en prie... Je ne pourrai pas... Écoute-la. Si tu la vois, tu ne lui refuseras pas.

LE GARDIEN CHEF.

C’est pour ça que je ne veux pas la voir. Reconduis-la.

 

 

Scène IV

 

JEANNE DORÉ, LE GARDIEN CHEF, MARIE, JACQUES, à travers le guichet de sa cellule

 

JEANNE DORÉ, apparaissant au fond.

Monsieur Bertaud !

LE GARDIEN CHEF.

Madame, excusez-moi, mais il faut vous retirer...

JEANNE DORÉ.

Monsieur Bertaud... Mon fils, c’est pour demain matin...

LE GARDIEN CHEF.

Qui est-ce qui a dit ça, madame ? Qui est-ce qui a dit ça ?

JEANNE DORÉ.

Je le sais... c’est pour cela que je viens... Monsieur Bertaud, je veux le revoir...

LE GARDIEN CHEF.

Madame, je ne peux pas autoriser cela, ce n’est pas seulement la question de risquer ma place. Mais je n’ai pas le droit... On ne doit voir les condamnés à mort qu’avec l’autorisation du juge... Et à cette heure-ci, pensez donc !

JEANNE DORÉ.

Monsieur Bertaud, je veux le revoir...

LE GARDIEN CHEF.

Et puis, qu’est-ce qu’il penserait de vous voir arriver à cette heure-ci ? Il ne faut pas qu’il se doute... Notez que je ne dis pas qu’il y aura quelque chose demain... Mais il suffira qu’il vous voie ce soir, en dehors des heures de visite...

JEANNE DORÉ.

Il pensera que j’ai fait votre connaissance, je ne sais pas, moi... que j’ai passé la soirée chez vous... alors que vous m’avez fait la faveur... D’ailleurs je pourrai lui dire ça. Et puis, il sera content de me voir, il ne pensera pas à de mauvaises choses... Et puis, monsieur Bertaud... dites-vous un peu... J’ai appris cet après-midi, je ne vous dis pas comment, que c’était pour demain. Or, je devais le voir après-demain... Je me disais que j’allais le voir encore une fois. Quand je l’ai quitté, hier, je me suis dit : « Je le verrai encore une fois... » Vous ne pouvez pas empêcher cela, monsieur Bertaud...

LE GARDIEN CHEF, après un silence.

Marie... redescends chez nous... Il n’y a que les enfants. Il faut qu’il y ait quelqu’un de sérieux en bas... Dépêche-toi.

MARIE.

J’y vais...

Elle sort.

LE GARDIEN CHEF.

Je ne peux pas ouvrir sa porte... ça ferait du bruit, et ça s’entendrait. Je vais simplement ouvrir le guichet...

JEANNE DORÉ, vivement.

Écoutez... J’ai peur qu’il s’effraie en me voyant arriver à cette heure... Ouvrez le guichet comme si vous faisiez une tournée... Dites-lui que vous faites une tournée... Et puis, je lui parlerai...

LE GARDIEN CHEF.

Attendez...

Il ouvre le guichet et met sa lanterne à la hauteur du guichet. On aperçoit le visage de Jacques.

Doré, j’étais en train de faire une tournée dans toutes les cellules.

Jacques incline la tête.

JEANNE DORÉ, bas.

Dites-lui qu’il y a quelqu’un pour lui.

LE GARDIEN CHEF.

Ne vous en allez pas... On veut vous parler...

Jeanne Doré mot sa main à la hauteur du guichet. Le gardien se tient un peu à l’écart.

JACQUES.

C’est toi, Fanny ?

Le gardien fait un mouvement. Jeanne lui fait signa de se taire. Elle est oppressée.

JEANNE DORÉ, dans un souffle, d’une voix à peine distincte.

Oui, c’est moi, Fanny...

JACQUES lui baise la main à travers le guichet.

Dis-moi... pour la dernière fois... si tu m’aimes...

JEANNE DORÉ.

Je t’aime.

JACQUES.

Tu pleures... Tu pleures... Je t’aime !... Approche-toi.

Jeanne fait signe au gardien de fermer le guichet.

LE GARDIEN CHEF.

Il faut s’en aller. J’ai permis cela. Je n’en avais pas le droit. Il faut s’en aller...

JACQUES.

Adieu !

JEANNE DORÉ, faiblement.

Adieu !

Le gardien referme le guichet.

LE GARDIEN CHEF.

Il vous a prise pour une autre.

JEANNE DORÉ.

Il m’a prise pour une autre... Oui, oui... C’est mieux... Il s’en ira plus heureux.

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