Jeanne de Naples (Jean-François de LA HARPE)

Tragédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris,  sur le Théâtre du palais des Tuileries, le 12 décembre 1781

 

personnages

 

JEANNE Ire, reine de Naples, de la Maison d’Anjou

LE PRINCE DE TARENTE, issu du sang royal

AMÉLIE, princesse du même sang

LOUIS, roi de Hongrie, d’une autre branche de la Maison d’Anjou

MONTESCALE, grand justicier de Naples

LA COMTESSE D’ÉVOLI, confidente de la reine

CLÉMENCE, confidente d’Amélie

PROCIDE, noble Sicilien, attaché au prince de Tarente

GRANDS DE NAPLES

CHEFS HONGROIS

SOLDATS

NAPOLITAINS

SUITE, etc.

 

La Scène est à Naples.

 

 

PRÉFACE

 

Jeanne première, reine de Naples (qu’il ne faut pas confondre avec Jeanne II, princesse qui n’est connue dans l’Histoire que par les plus honteux désordres), était la femme la plus célèbre de son temps, par sa beauté, son esprit, ses talents et son goût pour les arts. Sans avoir une âme perverse, elle fut entraînée dans de grandes fautes, qui produisirent ses mal heurs et sa fin tragique. C’est sur elle que Voltaire s’est exprimé ainsi : « La postérité, toujours juste quand elle est éclairée, a plaint cette reine, parce que le meurtre de son mari fut plutôt l’effet de sa faiblesse que de sa méchanceté ; qu’elle n’avait que dix-huit ans quand on la fit consentir à cet attentat et que depuis ce temps on ne lui reprocha ni débauche, ni cruauté, ni injustice. »
J’ai cru qu’un tel personnage, intéressant dans l’Histoire, pouvait l’être sur la scène ; et sans vouloir discuter ici les différentes critiques qu’on a faites ou qu’on pourrait faire de cette tragédie, je me borne à celle que quelques personnes ont proposée sur le choix du sujet. Il est d’autant plus à propos de l’éclaircir, qu’elle porte sur une espèce d’équivoque, aujourd’hui assez commune dans les matières de goût, et que les mots dont on se sert le plus souvent, sont quelquefois ceux qu’on entend le moins. « Comment (a-t-on dit) peut-on s’intéresser à une femme qui a consenti au meurtre de son mari ? » Avec cette manière de raisonner, et en abusant de ce mot d’intérêt, on pourrait dire de même : comment s’intéresser à Sémiramis, qui a fait empoisonner Ninus ; à Phèdre, qui respire l’inceste et l’adultère, à tant de caractères du même genre ? La réponse est bien simple : c’est qu’un personnage dramatique peut être intéressant de deux manières, ou parce qu’il est tel qu’on désire son bonheur, ou parce qu’il est tel qu’on plaint son infortune, et qu’on excuse ses fautes. Dans l’un et dans l’autre cas, il suffit qu’il inspire cette pitié qui est un des deux grands ressorts du théâtre. Il n’est pas nécessaire de l’aimer, il suffit qu’il soit à plaindre. Or, la reine de Naples ne l’est-elle pas ? C’est à l’ouvrage même à répondre à cette question ; mais ce qui peut la résoudre dès ce moment, c’est qu’il est sûr que ce rôle n’aurait pas même été tolérable s’il n’avait été intéressant, et qu’on l’aurait rejeté avec horreur, s’il n’eût excité la compassion. 

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente une galerie du palais des rois de Naples, pendant les quatre premiers actes.

 

 

Scène première

 

MONTESCALE, LE PRINCE DE TARENTE

 

MONTESCALE.

Souffrirez-vous la honte où ce jour nous réduit ?

Verrons-nous l’étranger dans nos murs introduit,

Et Naples caressant une main ennemie

De ce traité servile accepter l’infamie ?

Louis obtient enfin de l’aveu des États

D’entrer dans nos remparts avec mille soldats.

À cet accord honteux dont tout mon cœur s’indigne,

Rien ne s’oppose plus, si Tarente le signe.

Tarente y consent-il ? Né du sang de nos rois,

Voudrait-il démentir son nom et ses exploits ?

Il commande l’armée ; il tient en sa puissance

Ce fort capable seul d’une longue défense,

Qui domine sur Naples, et peut donner le temps

D’assembler sous nos murs de nouveaux combattants.

Prince, c’est donc vous seul que ce devoir regarde ;

Et la reine et l’État remis sous votre garde,

Attendent tout de vous : vous seul pouvez agir,

Et prévenir l’affront qui nous fait tous rougir.

LE PRINCE DE TARENTE.

Des États assemblés la volonté suprême

Doit régler nos destins, et s’étend sur moi-même,

Vous, premier magistrat, vous recevez leurs lois.

MONTESCALE.

Quoi ! la reine sur nous a-t-elle moins de droits ?

Osez-donc devant eux prendre en main sa défense.

LE PRINCE DE TARENTE.

J’ai dû m’en éloigner : j’ai craint que ma présence,

L’intérêt de mon sang, mon, ma dignité

Ne parût des États gêner la liberté.

Dès longtemps pour la reine on sait quel est mon zèle.

MONTESCALE.

Si vous lui conserviez ce dévouement fidèle

Qu’elle attendait de vous, et que vous lui devez,

Verrait-on les États contre elle soulevés ?

Verrait-on sur son front sa couronne flétrie,

Prête à tomber aux pieds de Louis de Hongrie ?

Il en veut à ce trône, et son orgueil content...

LE PRINCE DE TARENTE.

Non, ce n’est pas l’objet où le Hongrois prétend,

Non, je lui rends justice, et crois le mieux connaître.

D’abord, ainsi que vous, j’ai pu penser peut-être

Que ce saint nom de frère, et ce grand intérêt,

Servaient à consacrer les desseins qu’il couvrait ;

Que Louis de ce trône embrassant l’espérance,

Masquait l’ambition des traits de la vengeance.

Mais jusqu’ici du moins il n’a manifesté

Que le vengeur d’un frère, et qu’un juge irrité.

Ce roi dans l’Italie a passé comme un foudre ;

À le combattre encor nul n’ose se résoudre.

Les villes devant lui s’ouvrent de toutes parts ;

Un appareil de deuil noircit ses étendards.

Le sinistre drapeau qu’a déployé sa rage,

Du forfait qu’il poursuit lui retrace l’image,

Et montre à ses soldats le corps défiguré

D’un monarque expirant d’assassins entouré.

Par ce signal terrible il annonce à la terre

Qu’il ne veut que punir le meurtre de son frère.

Son frère !... vous savez... je rougis en effet

Qu’on puisse à mon pays reprocher ce forfait.

MONTESCALE.

Plus que vous ne pensez je suis instruit du crime.

L’horreur qu’en votre sein ce souvenir imprime

Est trop juste, il est vrai... Mes ordres et la loi

Livrèrent aux bourreaux les assassins du roi.

LE PRINCE DE TARENTE.

La main qui les arma...

MONTESCALE.

Fut cent fois plus coupable ;

Elle a cru se couvrir d’un voile impénétrable.

Il n’en est point.

LE PRINCE DE TARENTE.

Louis en veut percer la nuit,

Et l’on ne sait que trop quel dessein le conduit,

Quelle victime ici ses vengeances demandent.

J’en gémis avec vous ; mais les États commandent.

Faut-il que sans prévoir ce qu’elle allait risquer,

La reine imprudemment ait pu les convoquer ?

De ces grands près du trône appelés par leurs maîtres,

L’orgueil fait des rivaux, l’intérêt fait des traîtres ;

Et de ces fiers sénats l’appareil passager

Promet un grand soutien, et n’est qu’un grand danger.

C’est un abyme ouvert près du pouvoir suprême,

Un gouffre où plus d’un roi s’est englouti lui-même.

La reine voit trop tard qu’à son autorité...

MONTESCALE.

Ce n’est pas moi du moins que l’on a consulté.

C’est à ceux qu’honora sa confiance entière,

D’opposer aux États...

LE PRINCE DE TARENTE.

Contre eux quelle barrière

Pourrons-nous élever ? Pourrai-je désormais

Ordonner les combats, quand ils veulent la paix ?

Mon poste me rappelle, et j’en sais l’importance ;

Je chéris mon pays, je veille à sa défense ;

Et du haut de ces tours que gardent nos soldats,

Du Hongrois en ces murs j’observerai les pas.

C’est-là mon seul devoir ; et si dans cette ville,

De ces fiers étrangers la licence indocile

Osait des citoyens troubler la sûreté,

Attenter un moment à notre liberté,

Alors c’est à moi seul de repousser l’outrage,

De montrer qui je suis, et que le vrai courage

Pour l’instant du péril a pu se réserver,

Et sait également l’attendre et le braver.

Il sort.

 

 

Scène II

 

MONTESCALE, seul

 

Tu ne m’imposes pas ; je te connais, perfide.

Va, crois que dès longtemps l’équité qui me guide

Aurait au monde entier révélé tes forfaits :

Je voudrais les punir... Je gémis et me tais.

Un intérêt sacré me retient et m’enchaîne,

Je ne puis t’accuser sans perdre aussi la reine.

Trop docile instrument de tes complots pervers...

Je la vois... Sur son front je lis tous ses revers.

 

 

Scène III

 

LA REINE, MONTESCALE, LA COMTESSE D’ÉVOLI

 

LA REINE.

Seul et dernier appui d’une reine opprimée,

Qu’allez-vous m’annoncer ? Les États et l’armée

Défendront-ils ces murs contre nos ennemis ?

Les cours à votre voix se sont-ils raffermis ? 

MONTESCALE.

Notre perte, madame, et la votre s’achève.

Le Hongrois aux États vient d’offrir une trêve.

La trêve est acceptée : en vain j’ai rappelé

Que nul accord sans vous ne peut être réglé.

Par nous-même enhardi, Louis s’explique en maître :

Grâce à notre faiblesse, en effet il va l’être.

Nous consentons à tout : le monarque Hongrois

Juré de respecter et nos biens et nos droits.

Mais rigide vengeur du meurtre de son frère,

Il en veut obtenir une justice entière,

Siéger dans nos États, et faire aux yeux de tous

Exécuter l’arrêt dicté par son courroux.

Nos soldats, de ses murs garde trop impuissante,

Doivent rentrer au fort où commande Tarente.

Lui seul de son pouvoir, s’il voulait mieux user,

À cet infâme accord se pourrait opposer :

Hélas ! j’aurais voulu le trouver plus fidèle ;

Vos bontés vous devraient répondre de son zèle.

Mais tel qui dans des jours de bonheur et de paix,

Près du trône assidu, comblé de ses bienfaits ;

Dut sa haute fortune à ces talents de plaire,

De nos vains courtisans parure mensongère,

Souvent dans les périls, par un lâche retour,

Sert aussi mal l’État qu’il connut bien la cour,

Et laisse à la vertu, que dans l’ombre on exile,

Le danger de déplaire, et l’honneur d’être utile.

LA REINE.

Ainsi Tarente encor va faire nos destins !

Il tient le sort de Naples et le mien dans ses mains !...

Il me doit en effet quelque reconnaissance.

Mais comment des États la basse complaisance

Peut-elle jusques-là flatter nos ennemis,

Trahir leur souveraine, et livrer leur pays ?

MONTESCALE.

Alors que les guerriers craignent de nous défendre,

D’un corps faible et jaloux que pouvez-vous attendre ?

Je ne l’excuse point, et je ne prétends pas

J’ai réclamé l’honneur, j’ai voulu les confondre ;

Mais, je dois l’avouer, qu’ai-je pu leur répondre ?

« Que font (me disaient-ils) Tarente et nos soldats ?

Au-devant des Hongrois osent-ils faire un pas ?

Que devient de ce chef la haute renommée ?

Rassure-t-il ainsi la patrie alarmée ?

Ose-t-il, des vainqueurs combattant les progrès,

Défier un moment l’orgueil de leurs succès ? »

Il agit pour lui seul, il est vrai ; sa prudence

Semble de l’étranger ménager la puissance,

Et tenant de l’État les forces dans ses mains,

S’assurer un traité qui serve ses desseins.

Il veut... Mais je m’arrête, et craindrais de redire

Ce que trop de soupçons osent déjà prédire.

Je ne veux point d’avance irriter vos douleurs ;

Je respecte à-la-fois, et je plains vos malheurs.

Mais pardonnez encore un avis à mon zèle ;

Vous redoutez Louis et sa haine cruelle ;

Croyez-en cependant des indices trop sûrs :

Vos plus grands ennemis sont au sein de ces murs.

LA REINE.

La défiance, hélas ! me fut trop étrangère ;

Mais le malheur m’instruit, et le danger m’éclaire.

Mes soupçons m’effrayaient, et vous les confirmez ;

Ils pèsent sur ce cœur qui les a renfermés.

Des traîtres, des ingrats l’adresse sera vaine ;

J’arracherai le masque à leur perfide haine.

Retournez aux États : que votre fermeté

Y proteste en mon nom contre l’affreux traité

Qui viole mes droits, et qui flétrit l’empire.

Sans mon aveu Tarente y pourrait-il souscrire ?

Je ne le puis penser ?

MONTESCALE.

C’est à vous de savoir

Sur lui, sur ses desseins quel est votre pouvoir.

Peu dans ces tristes jours de trouble et de licence,

Au rang de leurs devoirs comptent l’obéissance.

D’un autre sentiment mon cœur est pénétré :

Votre péril me rend mon devoir plus sacré.

Vos disgrâces encor sont un nœud qui m’enchaine ;

J’appartiens à l’État, j’appartiens à ma reine,

Et l’exemple du zèle et de la fermeté

Fait rougir la faiblesse et l’infidélité.

Je vais remplir votre ordre, et si de cet empire.

Sous un joug étranger toute la gloire expire,

Je veux que la patrie, et l’honneur et les lois,

Revivent dans mon âme, et parlent par ma voix.

 

 

Scène IV

 

LA REINE, LA COMTESSE D’ÉVOLI

 

LA REINE.

C’est-là ce citoyen, ce magistrat austère

Dont j’avais méconnu le noble caractère,

Et dans qui si longtemps on m’a fait redouter

Un censeur importun qu’il fallait écarter !

On l’éloigna de moi : sa sévère sagesse

Eut des jeux de ma cour attristé l’allégresse,

C’est lui que je fuyais au sein de ma grandeur ;

C’est lui que je retrouve au jour de mon malheur !...

Et ces courtisans vils, flatteurs de ma jeunesse,

Qui de tous mes penchants avaient nourri l’ivresse,

Démentant sans pudeur ces tributs mensongers,

Ont fui loin de leur reine, et loin de mes dangers,

Leur âme à mes revers parait indifférente ;

Et plus lâche qu’eux tous le perfide Tarente...

LA COMTESSE D’ÉVOLI.

Tarente vous trahir !

LA REINE.

Sceptre, gloire, bonheur,

Perdre tout ! et par qui !

LA COMTESSE D’ÉVOLI.

J’ai trop vu de ce cœur

Quelle est depuis longtemps la secrète blessure :

Aurait-il à gémir d’une nouvelle injure ?

Serait-il en effet certain de ses malheurs ?

Vos yeux sans se fermer ont veillé dans les pleurs,

Au tombeau de ce roi qu’à jamais on révère,

De cet aïeul chéri qui fut pour vous un père,

À peine de ces lieux j’ai pu vous arracher. 

LA REINE.

Ah ! je n’y venais pas pour lui rien reprocher.

Si l’hymen où Robert a forcé ma jeunesse,

Fit naître tous les maux dont le fardeau m’oppresse,

Sa tendresse trompée espérait mon bonheur.

Eh ! que n’ai-je du moins dans le fond de mon cœur

De ses derniers-avis mieux gardé la mémoire !

Il m’en coûte assez cher de n’avoir pu les croire,

Tout s’unit pour me perdre, ou pour m’abandonner.

Ô ma chère Évoli, peux-tu bien t’étonner

Que des derniers revers ta reine menacée

Porte dans les tombeaux sa douleur délaissée ?

À ce lugubre aspect du monument sacré,

Où repose ce roi dans Naples adoré,

Mes larmes, en tombant sur les marbres funèbres,

Mes larmes lui disaient dans ce lieu de ténèbres :

Voilà ta fille, hélas ! voilà quel est son sort !

Victime de l’amour, victime du remord,

Bientôt l’infortunée, après tant de misères,

Viendra mêler sa cendre aux cendres de ses pères.

LA COMTESSE D’ÉVOLI.

Vous, ô ciel !

LA REINE.

De ce cœur présage trop certain !

Ce jour doit l’accomplir.

LA COMTESSE D’ÉVOLI.

Eh ! quoi ! si le destin,

Madame, jusqu’au bout justifiait vos craintes,

Si jusqu’à votre sceptre il portait ses atteintes,

De ce trône en un mot s’il vous fallait déchoir,

Dans Naples détrônée êtes-vous sans espoir ?

La fertile Provence, et cet heureux rivage,

De la race d’Anjou dès longtemps l’héritage,

Rappelle par ses voix ses premiers souverains,

Et peut d’un sceptre encore orner vos jeunes mains,

Le Hongrois dont la haine apporte ici la guerre,

Croira par votre exil venger assez son frère.

LA REINE.

Son frère !... Mon époux !... Tu vois mon juste effroi.

L’univers et mon cœur déposent contre moi. 

Ils prononcent ma perte, et Louis l’a jurée :

Sa haine avec éclat s’est déjà déclarée.

Mais dût-il m’épargner, crois-tu donc qu’à ce prix,

D’un trône jusqu’à moi par mes aïeux transmis,

Je consente à briguer quelque débris précaire,

Que pourrait sa pitié laisser à ma misère ?

Un tel sort n’est pas fait pour le sang des héros.

Faible contre mon cœur, ferme contre mes maux,

Bravant tous les dangers où ma faute me livre,

Je vivrai reine enfin, ou cesserai de vivre.

Que dis-je ? Le trépas, terme de mes malheurs,

Pour ce cœur qu’on déchire aurait quelques douceurs,

Sans ce mortel fatal, arbitre de ma vie,

Pour qui je suis, hélas ! et coupable et punie,

Qui seul fait à-la-fois l’opprobre de mon sort,

Le tourment de mes jours, et l’horreur de ma mort.

LA COMTESSE D’ÉVOLI.

Mais Tarente en effet n’est-il donc qu’un parjure ?

Et les droits de l’amour, et ceux de la nature,

Seraient-ils tous trahis ?

LA REINE.

Juge, juge en effet

Се que j’en dois attendre après ce qu’il a fait.

Ton zèle assez longtemps épargnant mes alarmes.

Craignit d’interroger mon silence et mes larmes.

Combien depuis un an j’ai répandu de pleurs !

Combien j’ai dévoré d’affronts et de douleurs !

Que tout changea pour moi ! quel voile de tristesse

A couvert cet éclat des jours de ma jeunesse !

Tu les vis naître, hélas ! si purs et si sereins.

Héritières des droits de tant de souverains,

Chère à mon peuple, aux grands, d’honneurs environnée,

Je croissais près du trône où j’étais destinée.

Le prince de Tarente, issu du même sang,

Distingué par la gloire autant que par son rang,

Soutenant de son nom le lustre héréditaire,

Pouvait sans trop d’orgueil aspirer à me plaire.

Cet hymen (sais-je encor s’il eut fait mon bonheur ?)

Fut le vœu de l’État, et surtout de mon cœur.

Mon aïeul crut alors mieux servir la patrie,

En accordant ma main au prince de Hongrie,

Du sang royal d’Anjou, frère de ce Louis,

Dont aujourd’hui l’armée accable mon pays.

Robert crut rapprocher, dans ces belles contrées,

De la tige d’Anjou les branches séparées,

Qui par les nœuds d’hymen et les droits des héros,

Dans Naples et dans Presbourg étendaient leurs rameaux.

Trop funeste dessein ! aveugle politique !

Il fallut me soumettre à ce joug tyrannique.

Robert dut en prévoir les effets malheureux.

Ce vieillard dont la mort ferma bientôt les yeux,

Avec lui dans la tombe emporta le présage

Des maux, trop tard, hélas ! reconnus son ouvrage.

Tu sais, quand les Hongrois parurent en ces lieux,

Combien ces étrangers nous étaient odieux.

Abandonnant des Huns la grossière patrie,

Ils semblaient sur ces bords porter la barbarie.

De leurs sauvages mœurs l’agreste dureté

Blessait nos goûts, nos arts, et notre urbanité.

Mon époux plus féroce en ses sombres caprices,

Méconnaissant nos lois, et plongé dans les vices ;

Révolta tout l’empire, irrita tous les cœurs.

Je ne le montre point sous de fausses couleurs :

Je ne veux point m’en faire une image trop noire,

Pour m’excuser moi-même en chargeant sa mémoire,

Toi du moins, quand le ciel s’apprête à me punir,

Tu défendras la mienne aux yeux de l’avenir.

Tu sais tout, Évoli ; cette âme qui s’accuse,

Fut faible, fut coupable, et non pas sans excuse.

Tu vis avec quel art l’intérêt de l’État

Servit à colorer ce sanglant attentat,

Quels conseils égaraient ma jeunesse obsédée,

Par combien de périls je fus intimidée,

Quels pièges m’entouraient, et que ta reine, hélas !

Permit enfin le crime, et ne le commit pas.

LA COMTESSE D’ÉVOLI.

Je déplore avec vous ce souvenir funeste ;

Mais ce même attentat qu’aujourd’hui l’on déteste ;

Alors, il est trop vrai, parut venger vos droits.

Ici depuis deux ans l’ambitieux Hongrois,

Sans songer que ce trône était votre héritage ;

Affectait de l’empire un injuste partage,

Et feignait d’oublier qu’il n’était par la loi

Que l’époux de la reine et non pas notre roi.

Il prodiguait aux siens les honneurs et les grâces ;

Il allait, maître enfin des trésors et des places,

Saisissant le pouvoir à vos mains échappé,

Se faire couronner sous un titre usurpé.

Vous entendiez les cris de la cour indignée,

Et des grands de l’État la fierté mutinée

Se plaindre qu’en faveur d’un trop coupable époux,

Vous seul suspendiez leur fureur et leurs coups ;

Que si vous l’ordonniez, cette tête frappée...

LA REINE.

Les cruels ! à quel point ils m’avaient tous trompée !

Je suis loin cependant de feindre devant toi :

Ah ! Tarente à son gré seul disposa de moi.

Oui, je l’avoue encor, seul il dicta le crime ;

Pour lui seul à mes yeux tout parut légitime.

Faut-il devant ce ciel, tout prêt à me frapper,

Mentir à mes remords, sans pouvoir les tromper ?

L’ingrat ! il possédait toute ma confiance.

Si jeune sur le trône, et sans expérience,

Je dus en croire un cœur qui semblait être à moi.

Je dus me croire aimée... Il t’en souvient ; sa foi

Vainement fut promise à la jeune Amélie ;

En vain cette princesse à qui le sang me lie,

Acceptait ces liens par Robert proposés ;

Le monarque expira ; ces nouds furent brisés.

Tarente à mon amour vanta ce sacrifice,

De la mort du Hongrois attesta la justice,

Me fit voir l’étranger banni de cette cour,

Et le trône entre nous partagé par l’amour.

Je crus tout... Quel retour aussi prompt que terrible

Mon époux est frappé dans cette nuit horrible ;

Son cadavre trois jours demeure abandonné ;

Le palais est désert, le peuple consterné.

Louis, dans la Hongrie, invoque la vengeance.

Tarente retiré dans l’ombre et le silence,

Sépara dès ce jour son intérêt du mien ;

De sa reine éperdue il fuyait l’entretien.

Il me laissait tremblante au fond du précipice,

Et l’auteur du forfait n’en parut point complice.

Je vis tous les regards sur moi seule tournés ;

Je restai seule en butte aux peuples indignés.

Montescale, des luis cet interprète austère,

Réclama la vigueur de ce grand ministère,

Livra les meurtriers à l’horreur des tourments.

Mon cœur s’émut au bruit de leurs gémissements.

Le remords élevant son sévère murmure,

Répondait dans mon âme au cri de leur torture.

LA COMTESSE D’ÉVOLI.

Qu’un effroi plus pressant me fit trembler pour vous !

Ah ! si ces meurtriers avaient aux yeux de tous

Manifesté, grand Dieu ! la vérité fatale !...

LA REINE.

Il est vrai, je dus tout aux soins de Montescale.

Il se montra fidèle au trône comme aux lois ;

Des assassins lui-même il étouffa la voix.

Naples qui vainement attendait cet indice,

Ignora leurs aveux en voyant leur supplice.

L’implacable Louis ne se crut pas vengé ;

Et tandis qu’il fallait dans ce cœur outragé

Cacher mes noirs chagrins qu’aigrissait le silence,

Il venait m’écraser du poids de sa puissance.

Jusques dans ces remparts il venait m’assiéger.

Sans appui, sans conseil, en ce pressant danger,

J’assemblai les États, non sans être informée

Qu’en ces murs investie, et reine sans armée,

Je les verrais ici plus souverains que moi ;

Mais le salut public m’imposa cette loi.

Pouvais-je gouverner, seule contre l’orage,

Le vaisseau de l’État menacé du naufrage ?

Pouvais-je rassurer des esprits éperdus,

Contenir des sujets qui n’obéissaient plus ?

Rome, dont le nom seul règne dans ces contrées,

A fait gronder sur moi ses foudres révérées.

Ses Pontifes, de Naples antiques suzerains,

En veulent à leur gré juger les souverains.

Ignores-tu qu’ici, par de secrets ministres,

Rome poursuit l’effet de ses décrets sinistres,

Et destine Amélie à ce suprême rang,

Où l’appelle après moi le droit sacré du sang ?

Que dis-je ? à ce mortel qui me trompe et n’offense

Il fallut de ces murs confier la défense.

Tous le voulaient pour chef ; en un mot les États

Sont arbitres des lois, Tarente des soldats.

Ce fort, seul boulevard qui couvre cette ville,

L’espoir des assiégés, et leur dernier asile,

Ce fort est dans ses mains, et jusques aujourd’hui

L’élite des guerriers s’y renferme avec lui,

Et moi, de toutes parts, trahie, abandonnée,

Je reste en proie aux maux qui m’ont environnée.

Sujets, amis, parents, sans égard et sans foi,

Et le ciel et l’amour, tout s’arme contre moi.

LA COMTESSE D’ÉVOLI.

Mais quoi ! lorsqu’à vos yeux tout devrait le confondre,

Quand tout l’accuse enfin, qu’ose-t-il vous répondre ?

LA REINE.

Eh ! de l’amour trompé que servent les éclats ?

Les prétextes jamais manquent-ils aux ingrats ?

Moi-même quelque temps incertaine et contrainte,

Je n’ai pu devant lui me permettre la plainte.

Hélas ! il est des maux qu’on n’ose concevoir ;

Le cœur craint de parler, les yeux craignent de voir,

Et quelque droit qu’on ait de confondre un perfide,

L’infortune est muette, et le remords timide.

Vingt fois j’ai résolu, préparant mes discours,

De poursuivre le traître en ses derniers détours.

Vingt fois un trouble affreux m’annonçant son approche,

Dans mon cœur interdit fit rentrer le reproche.

Je souffre de me taire, et tremble de parler :

Il m’en coûtera trop d’avoir à l’accabler.

Ce sera de mes maux le plus cruel peut-être,

De le trouver coupable autant qu’il semble l’être.

Je sens trop que l’amour, si lent à condamner,

Quand il n’espère plus, ne sait plus pardonner.

Je frémis des horreurs qu’à tous deux il prépare...

Mais n’importe ; il est temps que mon sort se déclare.

Fais passer jusqu’à lui mes ordres absolus ;

Tous les ménagements sont ici superflus.

Qu’il vienne.

LA COMTESSE D’ÉVOLI.

J’obéis ; mais plus il vous offense,

Madame, plus il doit craindre votre présence.

Retiré dans ce fort, s’il osait résister ?

LA REINE.

À cet excès d’audace il pourrait se porter !

Non, Tarente du moins, de quoi qu’on le soupçonne,

Observe le respect qu’il doit à ma couronne.

Il n’oserait... Enfin mon cœur veut s’épancher.

Je l’attends... ou plutôt je veux l’aller chercher.

Il est au fort : suivons le transport qui m’entraîne.

Qui sait même, qui sait si l’aspect de leur reine

Ne peut de mes sujets toucher encor la foi,

Et me rendre des cœurs qu’on éloignait de moi ?

Allons, c’est trop longtemps m’abandonner moi-même.

Étonnons, confondons le perfide que j’aime.

Va, ce trône aujourd’hui tout prêt à s’écrouler,

En tombant avec moi peut encor l’accabler.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

LA PRINCESSE AMÉLIE, CLÉMENCE

 

CLÉMENCE.

Non, vos prospérités ne sont plus incertaines,

Madame, et vous touchez au terme de vos peines.

Louis et ses Hongrois dans nos murs vont entrer.

La reine dans le fort vient de se retirer.

D’une prochaine paix la trève est le présage :

À vos heureux destins déjà tout rend hommage.

Pour monter sur le trône il ne faut plus qu’un pas.

L’autorité de Rome et le vœu des États

Confirment tous les droits que votre sang vous donne,

Et vont à vos vertus décerner la couronne.

Enfin, Naples en vous voit son plus cher espoir ;

Son vainqueur vous adore, et vous l’allez revoir.

LA PRINCESSE AMÉLIE.

Puis-je, quelque bonheur que le destin m’envoie,

Dans les malheurs publics me permettre la joie ?

Puis-je perdre de vue, à travers tant d’éclat,

La honte de ma race et celle de l’État,

Mon pays subjugué, la couronne avilie,

De soldats étrangers cette ville remplie ?

C’est en vain qu’à mes yeux le trône est présenté ;

Sois sûre qu’à ce prix il est trop acheté.

Crois-tu donc mon orgueil si flatté d’y prétendre,

Qu’il me fasse oublier qu’une autre en va descendre ?

Je ne puis que la plaindre ; et les cours généreux

Ne goûtent point. les biens ravis aux malheureux.

CLÉMENCE.

Vous n’avez pas du moins ce reproche à vous faire ;

Vous recueillez, madame, un bien héréditaire.

Celle qui vous inspire une noble pitié,

N’a signalé pour vous que de l’inimitié :

Elle vous vit toujours des yeux d’une rivale.

Pour Tarente autrefois sa tendresse fatale

Crut se venger de vous en rompant tous vos nœuds :

Elle ignorait combien il vous fut odieux,

Que vous aimiez Louis...

LA PRINCESSE AMÉLIE.

Ce cœur qui s’en fait gloire

N’a voulu qu’avec toi jouir de sa victoire.

Eh ! que dis-je ? Combien il fallut la pleurer !

Il fallut à-la-fois le perdre et l’adorer.

Lorsque dans cette cour il vint avec son frère ;

Quand sa noble fierté, sa franchise guerrière,

Sa valeur, enlevant les prix de nos tournois,

Ses vertus, son hommage avaient fixé mon choix,

Robert craignit, hélas ! qu’une double alliance

Aux Hongrois, dans ces murs, donnât trop de puissance,

La politique alors, par un cruel retour,

Fit refuser ma main que demandait l’amour,

Le devoir m’ordonnait de gémir en silence :

Heureuse cependant, heureuse en son absence,

Que rompant un hymen qui comblait mes malheurs,

On laissât mon amour libre dans ses douleurs !

Bientôt Naples en proie à de nouveaux orages,

Louis, le fer en main, menaçant ces rivages,

Dans cette âme, à travers mon trouble et mes terreurs,

Fit entrer de l’espoir les secrètes douceurs,

Quel moment, quel transport, alors que ses messages

De sa constante foi m’apportèrent les gages !

Il m’a toujours aimée, il m’aime !... Hélas ! pourquoi

Tous mes feux craindraient-ils d’éclater devant toi ?

Je vais revoir ici le héros qui m’enflamme !

C’est-là le seul bonheur qui soit pur dans mon âme.

Tout le reste est troublé par des soins trop cruels ;

Mais ce prince, à mes yeux le plus grand des mortels,

À nos tendres serments Louis toujours fidèle !...

Je puis m’en applaudir : des vainqueurs le modèle,

A-t-il déshonoré sa cause et ses succès ?

Les peuples, de la guerre ont-ils porté le faix ?

Tandis qu’il marche au but marqué par son courage,

Le sang n’a point encor coulé sur son passage.

La rapine, le meurtre et les sanglants exploits,

Tout ce cortège affreux des vengeances des rois,

De ce triomphateur n’ont point souillé les traces ;

Et malgré sa colère et ses justes menaces,

Quoi qu’il ait résolu, peut-être qu’aujourd’hui

Ma prière obtiendra quelque grâce de lui.

Qui sait ?... Mais quelle foule a rempli cette enceinte ?

Ces soldats !... Quel mélange et de joie et de crainte !...

J’ai peine à commander à mes sens étonnés.

Il vient !...

 

 

Scène II

 

LA PRINCESSE AMÉLIE, CLÉMENCE, LE ROI DE HONGRIE, suite de chefs et de soldats Hongrois

 

LE ROI DE HONGRIE est couvert d’une écharpe noire, et les plumes de son casque sont noires, à sa suite.

Éloignez-vous.

On se retire.

Madame, pardonnez,

Si même en revoyant l’objet de ma tendresse,

Je ne puis de mon front éclaircir la tristesse.

Cette invincible horreur, et ce lugubre effroi

Qu’à l’aspect de ces murs j’éprouve malgré moi,

Ces symboles de deuil qui couvrent mon armure,

Tout me dit qu’en mon sein doit gémir la nature,

Et son cri douloureux est encor redoublé

Dans ce palais funeste où le sang a coulé.

Je crains à chaque pas d’en rencontrer la trace ;

J’observe avec terreur tous les lieux où je passe.

La nature répète à mon cœur indigné :

Là, peut-être, ton frère est mort assassiné.

Je foule en frémissant cette coupable terre ;

Je me crois entouré des bourreaux de mon frère.

Calmez le trouble affreux qui m’a dû pénétrer ;

Ce n’est qu’auprès de vous que je puis respirer.

J’y viens chercher la paix, l’amour et l’innocence.

Hélas ! qui m’aurait dit qu’après trois ans d’absence,

Louis qui, loin de vous, vous aima sans espoir,

Dût acheter si cher le plaisir de vous voir ?

Pouvez-vous habiter cette cour odieuse ?

Que l’âme d’Amélie, et pure et vertueuse,

Dût frémir des forfaits que poursuit mon courroux !

Mon cœur des assassins a ressenti les coups.

Ah ! lorsque l’on frappa cette tête si chère,

Partagiez-vous le deuil et les regrets d’un frère ?

LA PRINCESSE AMÉLIE.

Votre Amélie alors, et seule et dans les pleurs,

Avec l’horreur du crime a senti vos douleurs.

Je savais qu’en cette âme où la mienne a pu lire,

La nature et l’amour ont un égal empire.

Le ciel nous a tous deux l’un à l’autre arrachés ;

Par quel affreux chemin il nous a rapprochés !

J’aime à vous rendre au moins ce juste témoignage :

Vous avez de nos bords écarté le ravage.

Votre cœur déchiré d’un trait si douloureux,

Dans ses ressentiments s’est montré généreux.

Je ne puis condamner le soin si légitime,

Et de venger un frère et de punir le crime.

Le ciel lui-même aussi paraît vous seconder :

À des motifs si purs tout croit devoir céder.

Naples, sur vos desseins, tranquille et rassurée,

Aujourd’hui de ses murs vous a permis l’entrée.

La reine reste seule en ses calamités :

Quel est enfin le terme où vous vous arrêtez ?

Lorsqu’avec vous ici tout est d’intelligence,

Jusqu’où prétendez-vous porter votre vengeance ?

LE ROI DE HONGRIE.

Peut-elle aller trop loin ? Ah ! madame, jamais

Et le trône et l’hymen n’ont vu plus de forfaits.

Quelle cour ! quelles mœurs, et quel complot infâme !

On assassine un roi presque aux yeux de sa femme !

De sa femme !... et tandis que l’on portait les coups,

Tranquille, elle entendait les cris de son époux !

Son cadavre trois jours reste sans sépulture !

Et pour comble, en un mot, et d’horreur et d’injure,

Les meurtriers six mois demeurent impunis !

Est-ce assez d’attentats en un seul réunis ?

À tant de honte enfin Montescale sensible,

Des lois de cet État ministre incorruptible,

Cède aux cris menaçants de mon cœur irrité ;

Mais enchaîné lui-même en sa sévérité,

Juge des assassins qu’à la mort il destine,

Il n’ose du complot révéler l’origine.

Qui donc les enhardit à ce meurtre inhumain ?

Qui les avait armés ? qui conduisit leur main ?

Enfin, qui l’eût osé sans l’aveu de la reine ?

Déjà pour son époux on connaissait sa haine.

Souveraine en ces murs, quel autre dut venger

L’époux que sous ses yeux on venait d’égorger ?

Qui donc des criminels dut presser le supplice ?

Qui ne le poursuit pas, sans doute, est leur complice.

LA PRINCESSE AMÉLIE.

Ne vous figurez point que plaignant son malheur,

Ici trop de pitié me parle en sa faveur,

Qu’à de pareils forfaits ma voix cherche une excuse.

Naples entière avec vous et l’Europe l’accuse,

Je le sais ; cependant, moi qui dans ce séjour,

Auprès d’elle élevée, ai reçu chaque jour

De ses premiers penchants la confidence intime,

Je le dirai, son cœur n’est pas né pour le crime

La discorde régnait : vous l’avez dû savoir.

Trop faible pour tenir les rênes du pouvoir

Au milieu d’une cour aux factions livrée,

Sur le trône à seize ans, une reine entourée

De ces vils corrupteurs dont l’essaim détesté

Environne toujours le trône et la beauté...

Hélas ! il fut aisé de tromper sa jeunesse.

J’ignore quel conseil égara sa faiblesse ;

Mais je crois à vos yeux montrer la vérité :

Même en cédant au crime, elle l’a détesté.

LE ROI DE HONGRIE.

Tarente, m’a-t-on dit, fut longtemps aimé d’elle ;

Mais si l’amour forma leur chaîne criminelle,

S’il trama leur complot, celui qui l’a conduit

Aurait-il donc manqué d’en recueillir le fruit ?

Sur lui puis-je élever un soupçon légitime ?

LA PRINCESSE AMÉLIE.

Ah ! si l’ambition est capable d’un crime,

Son cœur doit moins qu’un autre en être épouvanté ;

De la soif de régner je l’ai vu tourmenté ;

Et toute passion, alors qu’elle est extrême,

En voulant se cacher, se trahit elle-même.

Je ne l’accuse point... ce que je puis savoir,

C’est qu’il eut sur la reine un absolu pouvoir.

C’est elle qui rompit ce fatal hyménée,

Où je fus loin de vous malgré moi destinée.

Il parut prêt pour elle à tout sacrifier.

À ce prince, seigneur, gardez de vous fier ;

Gardez-vous de lui croire un cœur digne du vôtre.

LE ROI DE HONGRIE.

Je me fie à vous seule, Amélie ; et quel autre

Pourrait mieux m’éclairer dans mes troubles cruels ?

Mais pourquoi vainement chercher des criminels ?

Que me faut-il de plus ? Une femme perfide

Fut en effet l’auteur d’un complot homicide.

L’ordonner, le permettre, est égal à mes yeux :

L’hymen rend son forfait encor plus odieux.

Elle a trahi l’époux qu’elle devait défendre,

Et ma vengeance enfin ne saurait se méprendre.

Je la dois à mon frère, et viens pour l’achever.

LA PRINCESSE AMÉLIE.

Mesurez-en les coups pour la faire approuver.

Songez que la justice extrême, impitoyable,

Fait haïr le vengeur et plaindre le coupable.

Rougirez-vous de sang les murs de ce palais ?

Oseriez-vous porter à cet affreux excès

De vos ressentiments la terrible justice ?

Voulez-vous envoyer une reine au supplice ?

LE ROI DE HONGRIE.

Je le devrais peut-être, et l’on ne peut jamais

Par un trop grand exemple effrayer les forfaits.

Mais si j’épargne en elle une femme, une reine,

Si du sang qui vous joint je respecte la chaîne,

La verrais-je, au mépris de mon juste courroux

Insulter sur le trône aux cendres d’un époux ?

De ce trône souillé je veux qu’elle descende ;

C’est l’expiation qu’aujourd’hui je demande.

Qu’on la relègue aux bords où vivaient ses aïeux ;

Le crime trop longtemps a régné dans ces lieux.

Et toi, mon frère, et toi, reçois ce sacrifice ;

Qu’il suffise à ton ombre, ainsi qu’à ma justice.

Vous, choisissez du trône où vous devez monter,

Ou du mien que l’amour ose vous présenter.

LA PRINCESSE AMÉLIE.

De l’infortune, hélas ! recueillir l’héritage,

S’enrichir de sa perte est un triste partage.

Pensiez-vous que mon cœur préférât en ce jour

La dépouille du crime aux présents de l’amour ?

Quand sur moi cet amour aurait moins de puissance,

Un intérêt plus grand emporte la balance.

Sachez donc tout, sachez quels ressorts, quelles mains

Font mouvoir nos États et règlent nos destins,

À quel prix odieux j’obtiendrais la couronne ;

Apprenez que Tarente est l’époux qu’on me donne.

LE ROI DE HONGRIE.

Quoi ! Tarente !

LA PRINCESSE AMÉLIE.

En secret gouverne les États ;

Il est maître du fort, il commande aux soldats,

Il est du sang des rois : nos chefs et lui, sans peine,

À vos ressentiments prêts à livrer la reine,

Vous croiront satisfait, si vous êtes vengé,

Et disposent du trône entre nous partagé.

Dans l’ombre du secret cette trame est formée ;

Mais j’ai des amis sûrs qui m’en ont informée.

Le pouvoir de Tarente et mon horreur pour lui,

Ne me laissent que vous et l’amour pour appui.

LE ROI DE HONGRIE.

De quel jour imprévu mon âme est éclairée !

Je vois tout... que la votre au moins soit rassurée.

Je vous aime... il suffit : Tarente va venir ;

De la part des États il doit m’entretenir...

Il m’en coûte, et déjà je sens que je l’abhorre...

Attendez tout ici d’un roi qui vous adore.

Allez, chère Amélie, et calmez votre effroi,

J’ai le cœur d’un amant, et la fierté d’un roi.

Je vous réponds de tout.

LA PRINCESSE AMÉLIE.

Il y va de ma vie.

Défendez votre bien en servant Amélie.

 

 

Scène III

 

LE ROI DE HONGRIE, seul

 

Quoi ! Tarente espérait et le trône et sa main !

On la sacrifiait !... Tu le prétends en vain,

Rival ambitieux !... Je le vois qui s’avance.

 

 

Scène IV

 

LE ROI DE HONGRIE, LE PRINCE DE TARENTE

 

LE PRINCE DE TARENTE.

Sire, envoyé vers vous, je m’applaudis d’avance

De n’avoir à traiter qu’avec un potentat,

Ennemi de la reine et non de cet État.

De sa cause aujourd’hui nous séparons la nôtre ;

Notre équité du moins est égale à la vôtre.

Nous avons vu par vous nos peuples épargnés,

Et nos glaives sur vous ne se sont point tournés.

Moi-même, que d’honneurs combla ma souveraine,

Qui la vis à regret mériter votre haine ;

Moi qui dans la Sicile et contre l’Aragon,

Ai par quelques exploits fait connaître mon nom,

Je n’ai point descendu dans le champ des batailles ;

Je n’ai point disputé l’accès de nos murailles.

Je vous les fais ouvrir : assurez avec nous

L’honneur de ce royaume et le salut de tous.

Vous verrez des États la justice sévère,

Sur tout ce qu’on vous doit, prête à vous satisfaire.

LE ROI DE HONGRIE fait signe au prince de s’asseoir : ils s’asseyent tous deux.

Prince, j’aime à penser que la seule équité

Des États, en effet, règle la volonté ;

Mais des lois que j’apporte il faut qu’elle décide.

Je prétends qu’on punisse une reine homicide,

Qu’un arrêt solennel et scellé sous mes yeux,

La dépose à jamais du rang de ses aïeux.

Cet acte de justice offert à ma vengeance,

Honorant les États, confirme leur puissance.

Qu’ils exercent ensemble et leurs droits et les miens.

Je le veux.

LE PRINCE DE TARENTE.

Il m’est dur, lorsque je me souviens

Des bienfaits de la reine et du sang qui nous lie,

De souscrire aux rigueurs du sort qui l’humilie.

Mais il serait sans doute encor plus douloureux

De punir de sa faute un peuple malheureux,

De l’exposer pour elle aux horreurs de la guerre.

Je la plains de donner cet exemple à la terre ;

Mais Naples contre vous ne la défendra pas,

Non, sire, et votre arrêt est celui des États.

LE ROI DE HONGRIE.

Ce n’est pas tout encor : je viens sur ces rivages

Venger le sang d’un frère, et mes propres outrages.

LE PRINCE DE TARENTE.

Vous, sire !

LE ROI DE HONGRIE.

Dans ces murs j’avais suivi ses pas,

Quand il vint de Presbourg, pour son malheur, hélas !

Achever cet hymen sous un si noir augure :

Cette cour d’un refus me préparait l’injure.

De la princesse ici je demandai la main ;

On rejeta la mienne : amant et souverain,

J’ai souffert un affront que jamais on n’oublie :

Rien ne peut l’expier que l’hymen d’Amélie.

LE PRINCE DE TARENTE, se levant brusquement.

D’Amélie ? Est-il vrai ? Vous pourriez vous flatter !...

LE ROI DE HONGRIE, toujours assis.

Je me flatte qu’au moins il me faut écouter.

Le prince se rassied.

Je sais que la princesse au sceptre est destinée.

Je suis du même sang dont Amélie est née.

Peut-être je pourrais, non sans quelque raison,

Faire valoir ici les droits de ma maison.

Dans un champ de bataille, ou dans Naples sanglante,

J’oserais les prouver au prince de Tarente.

Mais non, l’ambition n’a point armé mon bras,

Et le trône de Naples est pour moi sans appas.

Tout m’y rappellerait une image trop chère :

Il est trop près, hélas ! du tombeau de mon frère.

Enfin, il me suffit d’enlever à ces lieux

Leur trésor le plus rare et le plus précieux :

C’est-là l’unique bien qu’il faut que l’on me livre.

Je ne veux qu’Amélie : elle est prête à me suivre.

Point de paix qu’à ce prix.

LE PRINCE DE TARENTE.

Et nous pouvons penser

Qu’on épouse ses droits afin d’y renoncer ?

Ces droits si dangereux en des mains étrangères,

Ces droits, source éternelle et de trouble et de guerres,

Naples vous les verrait porter dans vos États ?

Vain espoir ! vains détours ! Ne vous abusez pas,

Sire ; on n’a vu dans vous qu’un guerrier magnanime,

Que le vengeur d’un frère, et l’ennemi du crime.

Mais ne présumez rien d’un pouvoir passager.

Nous avons trop gémi sous un joug étranger ;

Nous ne souffrirons plus qu’il pèse sur nos têtes.

Non ; jouet des traités, victimes des conquêtes,

Naples, n’en doutez point, ne veut plus voir son sort

Flotter entre les mains de ces enfants du Nord,

De nos heureux climats déprédateurs avares,

Et qu’enfin l’Italie appelle encor barbares.

Ce mot m’est échappé...

LE ROI DE HONGRIE se lève, et le prince en même temps.

Qu’entends-je ? Vous n’osez

Combattre vos vainqueurs, et vous les méprisez !

Il vous sied d’insulter à la vertu guerrière,

De vanter de vos mœurs la douceur mensongère,

Vos arts efféminés, votre luxe pervers !

Esclaves corrompus, orgueilleux dans les fers,

Leur superbe mollesse est encore bercée

Du chimérique orgueil d’une grandeur passée,

Et qu’est donc ce pays jadis si renommé ?

Du feu des factions je le vois consumé,

Le sacerdoce altier lutte contre l’empire.

Le plus fort est tyran, le plus faible conspire.

On rampe, ou l’on opprime ; en ce peuple abattu,

Le crime est sans courage, et même la vertu.

Je vois trente cités qu’asservissent des prêtres,

S’agitant sous le joug, mais pour changer de maîtres,

Arborer tour-à-tour sur leurs tristes remparts,

Ou les clefs du pontife, ou l’aigle des Césars,

L’Europe a retenti de leurs longues querelles :

Ils ont couvert de sang ces régions si belles.

La haine héréditaire au sein de vos États,

Enfante dans la nuit ces obscurs attentats,

Ces timides forfaits que la fourbe étudie,

Armes de la faiblesse et de la perfidie.

Et l’on nous charge ici d’un titre injurieux !

Ils t’ont assassiné, mon frère, et dans ces lieux

Leur insolent mépris devant moi se déclare !

Hélas ! en t’immolant ils t’ont nommé barbare !

LE PRINCE DE TARENTE.

Si pour venger un frère il est beau de s’armer

Dans ce juste intérêt il faut vous renfermer,

Et ménager surtout avec plus de prudence,

Ceux qui peuvent tenir vos destins en balance,

Ceux qui vous ont servi, mais sans vous redouter.

Tout peut changer de face, et c’est trop vous hâter

De dicter en vainqueur votre loi souveraine.

Il peut rester encor des appuis à la reine ;

Et si nous combattons, peut-être que longtemps

Il faudra...

LE ROI DE HONGRIE.

C’est assez, prince, et je vous entends.

Je conçois vos raisons, tout l’art qui les explique,

Et met tant d’équité dans votre politique.

Pardonnez si d’abord je n’ai pu bien juger

Cet art de l’Italie, il m’est trop étranger ;

Mais il faut que l’adresse à la fin se trahisse :

Quelquefois la candeur confondit l’artifice.

Vos conseils menaçants m’avertissent en vain ;

Je puis les réfuter les armes à la main.

Avant de m’y résoudre, il faut que j’éclaircisse

Un secret qui se cache à l’œil de ma justice.

Je ne vois plus en vous l’organe des États ;

Vous avez des desseins que peut-être ils n’ont pas.

Naples a des intérêts qui ne sont pas les vôtres ;

Et pour régler les siens, vous en avez trop d’autres.

C’est devant les États qu’il me reste à parler.

On doit m’y recevoir, on va les assembler.

J’y paraîtrai bientôt. Montescale y préside :

J’en croirai sa vertu, je la prendrai pour guide ;

Et c’est elle qui doit décider avec nous

De Naples, de la reine, et peut-être de vous.

 

 

Scène V

 

LE PRINCE DE TARENTE, seul

 

De moi !... Ce mot superbe est l’arrêt de sa perte.

Son âme imprudemment avec moi s’est ouverte ;

Il en faut profiter... Je le connaissais mal :

Il s’annonce à-la-fois mon juge et mon rival !

Ah ! si l’accabler c’est trop peu de nos armes,

Il est pour nous...

 

 

Scène VI

 

LE PRINCE DE TARENTE, PROCIDE

 

PROCIDE.

Seigneur, excusez mes alarmes,

La reine dans le fort arrête encor ses pas,

Et je crains son pouvoir sur le cœur des soldats.

On menace Louis, on parle de combattre...

LE PRINCE DE TARENTE.

Ah ! sans doute, c’est lui, c’est lui qu’il faut abattre ;

C’est l’ennemi fatal que je dois détester.

La reine est désormais bien moins à redouter.

Le Hongrois nous trompait ; il m’accuse, il m’outrage ;

De mes profonds desseins il renverse l’ouvrage.

En vain il affectait des dehors spécieux ;

La couronne de Naples avait séduit ses yeux.

À l’hymen d’Amélie il ose enfin prétendre !

PROCIDE.

Quoi ! celle que pour vous...

LE PRINCE DE TARENTE.

J’avais droit de l’attendre ;

Tu le sais : les États y consentaient ; sa main

M’assurait tous ses droits, et m’ouvrait le chemin

De ce trône, le bien, le seul bien où j’aspire...

Mes vœux toujours tournés du côté de l’empire,

S’adressaient à la reine, alors que dans ces lieux

Tout semblait menacer son époux odieux.

L’ambition sans peine emprunta le langage

De ce penchant plus doux, le seul cher à son âge.

La discorde en ces murs allait tout embraser

Sans m’unir aux complots qui pouvaient m’exposer,

J’arrachai cet aveu, cet ordre de la reine,

Que donnaient à-la-fois et l’amour et la haine.

Le prix entre nous deux se devait partager ;

Mais la publique horreur m’en montra le danger.

Dès lors, il t’en souvient, ma politique obscure

Marcha par une route et plus lente et plus sûre.

Je prévis que la reine, affrontant à-la-fois

L’anathème de Rome et le fer des Hongrois,

Du trône tôt ou tard serait précipitée :

J’espérai sa dépouille à mes yeux présentée.

Mais tout prêt d’en jouir, je crois saisir en vain

Le sceptre que je vois s’échapper de sa main,

Si le Hongrois altier, avec trop d’avantage,

D’Amélie à mes vœux dispute l’héritage.

Que dis-je ? ses soupçons m’ont osé menacer,

Ce n’est plus qu’aux États qu’il prétend s’adresser ;

Il croit les asservir ; mais lui-même qu’il tremble.

Le jour doit s’écouler avant qu’on les rassemble ;

Cette nuit peut m’offrir l’instant de me venger.

Lui-même dans le piège est venu s’engager.

Osons tout : il est temps de purger l’Italie

De ces fiers étrangers qui l’ont trop avilie.

Il faut frapper un coup qui porte la terreur,

Qui de nous à jamais détourne leur fureur.

Ne perds pas un moment, ami ; jamais ton zèle

Ne me dut un secours plus prompt et plus fidèle.

Réunis tous nos chefs : viens, je veux les armer ;

De mes justes transports je les veux animer.

Je veux de nos destins que cette nuit décide.

Et ne descends-tu pas de ce brave Procide[1],

Qui, signalant un nom aux tyrans si fatal,

Du meurtre des Français a donné le signal ;

Et des Siciliens enflammant la furie,

A vengé son injure en vengeant sa patrie ?

C’est-là l’exemple, ami, qu’il nous faut imiter :

Viens, ce sont-là les coups que nous devons porter. 

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

LA REINE, LA COMTESSE D’ÉVOLI

 

LA COMTESSE D’ÉVOLI.

Goutez donc la douceur d’un retour si prospère :

Vous remportez, madame, une victoire entière.

Tout change ; ce n’est plus cet abandon fatal,

Qui des derniers revers est le triste signal.

Vous n’êtes plus ici sans défense et sans armes.

Oui, vous régnez encore : attendris par vos larmes,

Les cœurs de nos guerriers sont désormais à vous :

J’ai vu, j’ai partagé ce triomphe si doux.

Cette voix que les pleurs rendaient plus éloquente,

Dans la douleur encor la beauté plus touchante,

Ce courage qui sait ennoblir le malheur,

Tout a parlé pour vous : leur fierté, leur valeur

S’indignent qu’en ce fort la trève les enchaine ;

Ils criaient en pleurant : mourons pour notre reine.

Leurs chefs ont jusqu’ici voulu suivre vos pas.

LA REINE.

Ce zèle, en me flattant, ne me rassure pas.

C’est d’un premier effet l’impression légère :

La pitié dans les cœurs est prompte et passagère.

Eh ! qu’ils soient au devoir pour un moment rendus,

Les États à Tarente en sont-ils moins vendus ?

Tarente ! Ah ! Dieu ! quel coup pour cette âme indignée !

Quand j’ai paru, la trêve était déjà signée.

Il faut en ce palais voir mon fier oppresseur !

On s’est ému pour moi, j’y vois quelque douceur.

Non, je ne mourrai pas dé mes sujets haïe ;

Mais faudra-t-il mourir par un ingrat trahie ?...

Viendra-t-il, Évoli ? ne redoute-t-il pas ?...

LA COMTESSE D’ÉVOLI.

Il a reçu votre ordre, et porte ici ses pas.

Elle sort.

 

 

Scène II

 

LA REINE, LE PRINCE DE TARENTE

 

LE PRINCE DE TARENTE, à Procide, au fond du théâtre.

Tu le vois, d’elle encor tous nos projets dépendent :

Va, promets à nos chefs cet ordre qu’ils attendent.

Procide sort.

LA REINE.

Mes malheurs sont au comble, et vous les connaissez,

Prince : je vais tout perdre ; et vous savez assez

Quel conseil trop fatal prépara ma ruine ;

Quelle est de tant de maux la funeste origine.

Le sang de mon époux versé dans ce palais,

Souleva contre moi l’Europe et mes sujets.

On ignore quel art, en me cachant le crime,

Fit paraître à mes yeux cette mort légitime,

Me fit voir tout l’empire attendant cet arrêt :

On ignore surtout qu’un plus cher intérêt,

Un ascendant plus fort, (et j’avouerai sans feindre,

Qu’il ne peut m’excuser et me rend plus à plaindre)

Que l’amour, en un mot, fit tous mes attentats...

Mais vous prince, mais vous, vous ne l’ignorez pas.

Vous savez, si ma voix cherchait à vous confondre

Que votre cœur au mien n’aurait rien à répondre,

Que rien ne vous excuse... et sans interpréter

Quels motifs loin de moi semblent vous écarter,

De cette trève indigne il faut me rendre compte.

Votre main l’a signée : avez-vous pu sans honte

Souscrire à cet accord, recevoir sans horreur

L’ennemi qui m’accable avec tant de fureur,

Souffrir qu’un étranger dans mon palais m’opprime,

Qu’il vienne de si près insulter sa victime ?

Vous ai-je confié ce fort et nos soldats,

Pour trahir votre reine et ne la venger pas ?

Répondez.

LE PRINCE DE TARENTE.

Ce courroux me fait assez comprendre

Que déjà votre cœur m’a jugé sans m’entendre,

Madame, et dans l’erreur d’un injuste transport,

Aime mieux m’accuser que d’accuser le sort.

Nul ne pouvait prévoir la suite trop cruelle

De ce conseil hardi que me dicta mon zèle ;

Vous-même l’avouerez, et dans ces tristes jours,

Si Tarente observant ses pas et ses discours,

A cru devoir user d’une réserve extrême,

Songez-vous qu’elle était nécessaire à vous-même,

Madame ? Songez-vous qu’un éclat hasardeux,

Bien loin de vous servir, nous, eût trahis tous deux,

Et que de mes efforts l’inutile imprudence,

Aux plus affreux soupçons donnait trop d’évidence ?

J’ai gémi de souscrire à cet accord fatal ;

Mais devais-je au hasard d’un combat inégal,

Exposer de l’État la ressource dernière ?

J’ai dû lui conserver au moins une barrière.

Si j’avais défié, dans nos champs asservis,

Les nombreux bataillons que commande Louis,

Notre armée, et moins forte et bien moins aguerrie,

Eut-elle des Hongrois soutenu la furie ?

Pouvais-je ?...

LA REINE.

Et qu’est-ce donc qu’il reste à ménager ;

Quand il faut recevoir la loi de l’étranger,

Quand il faut s’abaisser devant sa tyrannie ?

Est-il plus grand malheur que cette ignominie ?

Vous craignez de combattre alors qu’il faut périr !

On n’est pas sûr de vaincre, on est sûr de mourir.

C’est-là ce que l’honneur demandait de tout autre.

Mais, un devoir plus saint, ingrat, c’était le vôtre ;

C’était de ne rien voir que moi, que mon danger :

Qui fit mon infortune a du le partager.

Malheureuse par lui, par lui déshonorée,

Coupable aux yeux de tous, j’étais pour lui sacrée ;

Et l’amour, si son cœur en eût connu la loi,

L’amour lui commandait de se perdre avec moi.

Mais que Tarente, ô ciel ! ait pu signer ma perte,

Que ce soit par ses mains que ma tombe est ouverte,

De mon persécuteur qu’il ait conduit les pas ;

Que moins lâches que lui, nos chefs et nos soldats

S’indignent...

LE PRINCE DE TARENTE.

Arrêtez... connaissez donc, madame,

Un projet qu’il fallut renfermer dans mon âme,

Que je craindrais encor de vous manifester,

Si je pouvais ici sans vous l’exécuter.

Ne vous plaignez donc plus que par trop de faiblesse

J’enhardis l’ennemi dont la fureur vous presse.

Par cette politique il fallait l’aveugler ;

Je l’attirais au piège où je vais l’immoler :

Il y tombe.

LA REINE.

Comment, par quel ressort étrange ?...

LE PRINCE DE TARENTE.

Cette nuit il périt, cette nuit je vous venge.

Avec moi tous nos chefs ont juré son trépas.

Le Hongrois près de lui n’a que peu de soldats :

De la sécurité tout présente l’image :

Le fort touche à nos murs par un étroit passage :

Tous nos guerriers armés seront prêts au signal.

Tandis que sur la foi de ce traité fatal,

Il goûte de la paix les trompeuses amorces,

Dans l’ombre de la nuit réunissant nos forces,

Je viens fondre sur lui : pourra-t-il m’échapper ?

Ici de toutes parts je puis l’envelopper.

Nulle fuite pour lui, nul secours, nul asile.

Enfin, si son armée, entourant cette ville,

Au bruit de son trépas pense à venger son roi,

Ils combattront sans chef, dans le trouble et l’effroi

Que ce coup imprévu dans leur camp doit répandre ;

Et nous, dans nos foyers, où tout doit nous défendre

Protégés par ce fort, secourus par le bras

De nos concitoyens, devenus tous soldats,

Par ce grand sentiment né des périls extrêmes,

Que ne devons-nous pas espérer de nous-mêmes ?

Tous nos chefs sont unis pour ce commun effort ;

Mais avant de rentrer dans l’enceinte du fort,

Ils veulent recevoir les ordres de leur reine,

Et je dois leur porter votre loi souveraine.

LA REINE.

Ce dessein si terrible, exposé devant moi,

N’a porté dans mon cœur que l’horreur et l’effroi.

Quelle fatalité me condamne à n’entendre

Que des complots sanglants dont il faut me défendre ?

Étais-je faite, ô ciel ! pour n’avoir en ces lieux

D’autre appui que le crime, à mon cœur odieux ?

LE PRINCE DE TARENTE.

Quoi ! c’est un crime encor de venger sa patrie ?

Quoi ! vous, que du Hongrois menace la furie,

L’allez-vous préférer à vous-même, à l’État ?

LA REINE.

Ne peut-on me servir que par un attentat ?

Sur la foi d’une trêve un ennemi repose,.

LE PRINCE DE TARENTE.

Aux plus grands intérêts quel scrupule s’oppose ?

Eh ! quoi ! ce même accord dont vous avez frémi,

Que dicte avec orgueil un farouche ennemi ;

Ce traité d’un moment vous semble un titre auguste ?

Quoi ! l’avez-vous signé, vous qui trouviez injuste

Qu’aux offres du Hongrois on l’accordât sans vous ?

LA REINE.

S’il l’a cru légitime, il doit l’être pour nous.

LE PRINCE DE TARENTE.

Eh ! doit-on se fier à ceux que l’on opprime ?

Vous savez quel effroi dans nos climats imprime

Ce formidable essaim de sauvages guerriers,

Qui,, pour ravir nos biens, sortis de leurs foyers,

Ont en la partageant déchiré l’Italie.

Par le fer et le feu leur puissance établie,

Eût-elle avec le temps tombé de toutes parts,

Si l’on eût écouté ces frivoles égards ?

Les enfants énervés de cette heureuse terre,

Auraient-ils triomphe de la force étrangère,

S’ils n’avaient pas senti cette nécessité

D’opposer l’artifice à la férocité ?

Tout contre des tyrans leur parut légitime.

LA REINE.

Ah ! l’exemple jamais n’autorisa le crime.

Je conçois les raisons que l’on peut m’opposer,

Que l’état où je suis peut seul tout excuser ;

Je le sais ; mais enfin d’une trame si noire F

aut-il encor charger ma coupable mémoire ?

C’est assez d’emporter un forfait au tombeau.

Cruel, épargne-moi cet opprobre nouveau.

Je te crus trop, hélas ! j’en suis assez punie ;

J’obéis trop longtemps à ton fatal génie.

Ces murs ne verront-ils que des rois égorgés ?

Penses-tu qu’à la fin ils ne soient pas vengés ?

Tout sera contre nous ; cette fourbe cruelle

Allumera les feux d’une guerre éternelle.

Ce n’est pas que jamais ce cœur mal affermi,

Consente à s’abaisser devant un ennemi ;

Mais des pressentiments la voix secrète et sûre,

Des mânes d’un époux le menaçant murmure,

Rome, les rois, le ciel, armés pour me punir,

Tout me dit que bientôt mon règne va finir.

Eh ! ce n’est pas le trône, hélas ! que je regrette !...

Que ne puis-je porter au fond d’une retraite,

Les tristes sentiments qu’imprime un long malheur,

Mon repentir amer, ma profonde douleur !

Mais ce cœur, fatigué du poids de la contrainte,

Demande au moins un cœur qui réponde à sa plainte ;

Sans blâmer ses remords, sache les apaiser,

Enfin où sa faiblesse aime à se reposer.

Il n’en était qu’un seul, et c’était lui...

LE PRINCE DE TARENTE.

Madame,

À quel abattement se livre ici votre âme !

Ces moments sont comptés ; ils sont chers : songez-vous

Quel destin le Hongrois vous garde en son courroux ?

Voulez-vous de nos chefs trahissant l’espérance,

De leur main, de la mienne arracher la vengeance ?

Verront-ils ce dessein, tout prêt à s’achever

Anéanti par vous, qu’ils ont voulu sauver ?

De leur zèle et du mien est-ce la récompense...

Mais, madame, je vois ce qu’il faut que je pense,

Et qu’à de tels projets lorsqu’il faut se livrer,

Ceux même que l’on sert doivent les ignorer.

Aussi bien je ne puis, madame, vous promettre

Qu’à vos scrupules vains on veuille se soumettre.

Moi-même vainement je voudrais l’obtenir.

LA REINE.

Non, jamais...

LE PRINCE DE TARENTE.

À nos chefs je cours me réunir.

Vous, lorsque vous verrez votre ennemi sans vie,

Désavouez la main qui vous aura servie.

 

 

Scène III

 

LA REINE, seule

 

Arrête...mais il fuit, il n’entend plus ma voix...

Dieu ! détourne de nous les maux que je prévois !

Ah ! plutôt sur ce trône abattue et mourante...

 

 

Scène IV

 

LA REINE, MONTESCALE

 

MONTESCALE,

Madame, je sais tout : les complots de Tarente

N’ont pu se dérober à mon zèle alarmé.

Connaissez-le : un parti depuis longtemps formé,

Que de nos ennemis enhardit la présence,

Lui promet hautement la suprême puissance ;

Et le prince en secret lui seul a tout conduit.

De vos malheurs, madame, il recueille le fruit,

Va voir sur vos débris sa fortune établie,

Et posséder les droits et la main d’Amélie.

LA REINE.

D’Amélie ! il l’épouse ! il pourrait...

MONTESCALE.

Les États

Demain déclarent tout et n’en rougissent pas.

Ils osent se vanter de servir la patrie,

De détourner de nous les armes de Hongrie,

Et, s’il vous faut tomber de ce suprême rang,

De conserver du moins le trône à votre sang.

Pardonnez ; mais ma voix de votre âme entendue,

Croit devoir de vos maux vous montrer l’étendue.

Madame, les États, je le dis à regret,

Contre vous dès longtemps conspirent en secret.

Ils n’imputent qu’à vous les publiques disgrâces ;

De Rome et des Hongrois répètent les menaces,

Et n’annoncent pour nous que des malheurs certains,

Si Naples veut porter le poids de vos destins.

Croyez-moi, leur exemple entraînera l’armée :

Quoiqu’en votre faveur un moment ranimée,

Elle ait paru pour vous élever quelques vœux,

On n’aime pas longtemps ceux qui sont malheureux.

LA REINE.

Il épouse Amélie !... Est-il vrai, Montescale ?

Il aurait pu former cette trame fatale !

Il accepte ces nœuds !...

MONTESCALE.

Et doutez-vous, hélas !

Que le sceptre à ses yeux n’ait de puissants appas ?

De son ambition redoutez tout, madame.

Vain défenseur des droits que pour vous je réclame,

Je ne vois qu’un parti que ma fidélité

Puisse vous conseiller en cette extrémité.

Que servent les efforts d’un impuissant courage ?

Le moment est venu de céder à l’orage ;

Mais cédez noblement : du moins n’attendez pas.

Qu’un vainqueur ulcéré, maître de vos États,

Signale contre vous l’orgueil de sa vengeance.

Il vous reste un asile aux rives de Provence :

Fuyez loin de ces murs à l’étranger livrés ;

Fuyez loin des affronts qui vous sont préparés.

La mer à vos vaisseaux ouvre un libre passage.

Je me charge de tout : souffrez que mon hommage

Vous suive jusqu’aux bords à votre fuite ouverts ;

Et dussiez-vous, en proie à de nouveaux revers,

Ne trainer qu’une vie abandonnée, errante,

J’aime mieux votre exil que la cour de Tarente.

LA REINE.

Votre zèle, vos soins n’ont pu se démentir...

Et je les sens... autant que je puis les sentir.

Pardonnez... mais ce cœur est à peine à lui-même...

Vous devez excuser mon infortune extrême.

De vos sages conseils je connais tout le prix ;

Mais sais-je, dans le trouble où flottent mes esprits,

Où je dois m’arrêter... ce qu’il faut que je croie...

Si Tarente en effet ?... Il faut que je le voie...

Que je lui parle... Allez... soyez sûr que du moins

Je rends ce que je dois à vos généreux soins.

MONTESCALE.

Ah ! quel que soit l’objet de ce trouble funeste,

Madame, saisissez le moment qui vous reste,

Et suivez le chemin que s’offre à vous frayer

Un sujet dont le cour est à vous tout entier.

 

 

Scène V

 

LA REINE, seule

 

L’on ouvre enfin mes yeux pour me montrer l’abyme !

Un monstre en m’y traînant aveugla sa victime !

De la profonde nuit qui me cachait son cœur,

Le crime sort enfin dans toute son horreur !

 

 

Scène VI

 

LA REINE, LA COMTESSE D’ÉVOLI,

 

LA REINE.

Viens, de tous mes chagrins tendre dépositaire,

Viens, de mon sort affreux j’ai percé le mystère,

Ma fidèle Évoli : je ne puis plus douter

Du plus noir des complots : il est prêt d’éclater.

C’est peu que lâchement Tarente m’abandonne,

C’est Amélie enfin qu’avec lui l’on couronne !

Par un double parjure, aussi vil qu’inhumain,

Il briguait à-la-fois et mon trône et sa main !

Il ravit ma dépouille, après m’avoir trompée !

LA COMTESSE D’ÉVOLI.

J’ai rejeté d’abord ces bruits qui m’ont frappée ;

Mais des sujets zélés dont je connais la foi,

Ont fait passer aussi cet avis jusqu’à moi.

LA REINE.

Ainsi sa perfidie un an s’est exercée

À préparer ma perte en son cœur prononcée !

Il méditait en paix cet horrible retour !

LA COMTESSE D’ÉVOLI.

Aime-t-il Amélie ? A-t-elle ?...

LA REINE.

Non, l’amour,

L’amour n’entra jamais dans cette âme cruelle ;

Un sentiment si doux n’était pas fait pour elle.

La sombre profondeur s’en découvre à mes yeux :

Le trône fut toujours l’objet de tousses vœux ;

Et telle est de ce cœur la plaie envenimée,

Que je ne puis penser qu’il m’ait jamais aimée !

Jamais je n’en obtins un moment de retour !...

Eh ! quoi ! l’ambition a pu feindre l’amour !

Lorsqu’il a de ce trône espéré le partage,

Il sut m’empoisonner de sa secrète rage :

Dès qu’il vit les périls contre moi s’assembler,

Dès lors de son forfait il voulut m’accabler.

Sa froideur, que je crus celle d’un cœur timide,

De ses lâches desseins me cachait l’art perfide.

Le cruel, tout rempli de ses affreux complots,

Suivait avidement le progrès de mes maux,

Épiait mes dangers, observait mes alarmes,

Et sa barbare joie a joui de mes larmes !...

Voilà les fruits du crime !... Et lui, lui, m’en punir !...

Il en est un du moins que je puis prévenir...

Évoli, croirais-tu ?... sa fourbe criminelle,

Dans ce même moment, m’osait vanter son zèle.

Il semblait que pour moi prompt à se signaler,

À ce seul intérêt il dût tout immoler.

Tu frémiras encore en apprenant... Ah ! traître !

Tu ne m’éblouis plus, j’ai trop su te connaître,

Et dans mon désespoir j’aurai cette douceur,

De pouvoir une fois confondre ta noirceur,

D’arracher à tes coups au moins une victime,

Tu me voulais ici souiller d’un nouveau crime ;

Mais en le prévenant, que ne puis-je expier

Toute la honte, hélas !et l’horreur du premier !

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

LE ROI DE HONGRIE, LA PRINCESSE AMÉLIE

 

LE ROI DE HONGRIE.

Vous ne vous trompiez point ; une brigue puissante

Soutient dans les États le parti de Tarente.

Demain, au jour naissant, on doit les rassembler ;

Mais tous ceux de vos grands à qui j’ai pu parler,

Lui destinent déjà votre main et l’Empire.

Le ciel lit dans mon cœur ; il sait que je n’aspire

Qu’à faire ici régner ma justice et la paix.

Ah ! le sang innocent des malheureux sujets

A payé trop souvent les fautes de leurs princes :

J’ai, le fer à la main, épargné vos provinces ;

Mais d’un second refus si l’on m’osait flétrir,

Si par des flots de sang il faut vous conquérir,

Les droits de mon amour, d’un amour qu’on offense,

Me sont aussi sacrés que ceux de ma vengeance.

Votre cour les avoue, et pour les affermir,

Il n’est rien que mon bras...

LA PRINCESSE AMÉLIE.

Vous me faites frémir.

Me préserve le ciel qu’une main si chérie

Rende notre bonheur fatal à la patrie !

Mais trop tôt ces transports se pressent d’éclater ;

Votre voix aux États doit se faire écouter.

Naples sur ses dangers est-elle indifférente ?

Quel que soit près des grands le crédit de Tarente,

Son intérêt peut-il balancer dans leur cœur

Le salut de ce peuple et les lois d’un vainqueur,

Qui, bien loin de souiller sa vengeance et sa gloire,

Fait asseoir la justice auprès de la victoire ?

Paraissez et parlez ; tout vous sera soumis.

LE ROI DE HONGRIE.

Louis armé pour vous ne craint point d’ennemis.

Le plus mortel de tous, c’est Tarente sans doute :

Il doit me détester depuis qu’il me redoute.

Ma colère tantôt ne l’a pas ménagé,

Et j’ai laissé la rage en son cœur outragé.

J’ai vu qu’en n’écoutant il la cachait à peine.

Je sais qu’aujourd’hui même il a revu la reine ;

Que ce peuple inconstant, aux factions livré,

À l’aspect des Hongrois a déjà murmuré ;

Que pour leur souveraine épris d’un nouveau zèle,

Les soldats ont parlé de prendre sa querelle.

Je suis instruit de tout... Qu’on ne me force pas

De remettre ma cause au destin des combats,

D’ensanglanter des murs où naquit Amélie ;

De carnage bientôt cette ville remplie...

Vous vous troublez !... Croyez que malgré mon courroux...

LA PRINCESSE AMÉLIE.

Ah ! je tremble à-la-fois pour nous-même et pour vous.

Ce que vous m’avez dit de l’odieux Tarente,

Je l’avoue, en mon cœur jette quelque épouvante.

S’il osait contre vous tramer un noir dessein !...

La haine dans ces lieux n’a qu’un glaive assassin :

Elle marche dans l’ombre...

LE ROI DE HONGRIE.

Ô ciel ! qu’osez-vous dire !

Quand je suspens mes coups, quand ce pays respire

Sur la foi d’un traité que je viens d’accorder,

Ici des trahisons il faudrait me garder !

Je rejette l’horreur que ce soupçon m’imprime.

LA PRINCESSE AMÉLIE.

Eh ! croyez-vous Tarente incapable d’un crime ?

LE ROI DE HONGRIE.

Non. Je dis plus ; j’ai peine à croire qu’en effet

Il n’ait jamais trempé dans le sanglant forfait

Qui termina les jours de mon malheureux frère ;

Mes soupçons incertains cherchent quelque lumière :

Oui, j’attends Montescale, et veux l’interroger ;

Mais croyez qu’en ces murs mes jours sont sans danger :

Songez que mon armée entoure cette ville...

On vient... Que sur mon sort votre cour soit tranquille,

J’aurai dans ce palais des yeux toujours ouverts.

LA PRINCESSE AMÉLIE.

Ah ! veillez sur vos jours, si les miens vous sont chers.

 

 

Scène II

 

LE ROI DE HONGRIE, MONTESCALE

 

LE ROI DE HONGRIE.

Viens, digne citoyen ; cette cour criminelle

N’a jamais altéré ta vertu niton zèle.

L’exemple, l’intérêt ne t’ont point corrompu :

Toi seul vengeas mon frère autant que tu l’as pu.

Mais ce n’est point assez : ton équité sévère

À mon juste courroux doit prêter sa lumière.

Quoiqu’armé pour punir, mon bras peut se tromper,

Et ta voix conduira les coups qu’il doit frapper.

MONTESCALE.

Sire, lorsqu’en ces lieux ma voix accusatrice

Des lois qui se taisaient réveilla la justice,

J’ai rempli mon devoir : les coupables humains,

Qui dans un sang royal avaient trempé leurs mains,

Catane, Melixan, Cantézare et Trélice

Ont terminé leurs jours dans l’horreur du supplice ;

Et, si j’ose le dire à ce cœur outragé,

Peut-être votre frère était assez vengé.

Je ne puis rien de plus.

LE ROI DE HONGRIE.

Mais tu devais plus faire ;

Il fallait révéler ce qu’on s’obstine à taire.

Les meurtriers sont morts : ceux qui les ont armés

Par leur voix expirante avaient été nommés.

Suffit-il d’immoler ces vulgaires victimes ?

C’est à de grands ressorts que tiennent ces grands crimes.

D’où vient qu’on étouffa par un secret effort,

La vérité qui parle au moment de la mort ?

MONTESCALE.

Le ministère auguste où mon devoir m’enchaîne,

Ne doit compte qu’au ciel et qu’à ma souveraine.

LE ROI DE HONGRIE.

Et s’il faut qu’elle-même, auteur d’un noir projet ?...

MONTESCALE.

Je ne suis point son juge, et je suis son sujet.

LE ROI DE HONGRIE.

Roi, je suis son égal : un si saint caractère

Est encor consacré par le titre de frère.

C’est moi qui la poursuis : les États désormais

Sont d’accord avec moi pour punir ses forfaits.

Du trône un juste arrêt va la faire descendre.

MONTESCALE.

Au lieu de la juger, ils l’auraient dû défendre.

LE ROI DE HONGRIE.

On croit qu’elle est coupable, on l’abandonne.

MONTESCALE.

Et moi,

Sans rien examiner, je lui garde ma foi.

C’est un faible secours, mais elle est pure et ferme.

LE ROI DE HONGRIE.

Dans le silence en vain ce zèle se renferme.

Je saurai par quel ordre, ou bien sur quel espoir...

MONTESCALE.

Pensez-vous que jamais j’eusse pu recevoir

D’un ordre, quel qu’il fût, l’excuse illégitime ?

Nul pouvoir n’a le droit de commander le crime.

Quand le maître au sujet prescrit des attentats,

On présente sa tête, et l’on n’obéit pas.

Mais vous, ignorez-vous les droits de vos semblables ?

C’est au ciel à punir quand les rois sont coupables.

Les États aujourd’hui sont dans l’oppression :

Quoi que vous attendiez de leur soumission,

Il n’est rien qui m’effraie et rien qui me surprenne.

Mon âme est à Dieu seul, mon cœur est à ma reine ;

Ma vie est en vos mains[2].

LE ROI DE HONGRIE.

Je suis loin de blâmer

Ce courage si noble, et je dois l’estimer.

La vertu ne saurait exciter ma colère ;

Même en me résistant, elle a droit de me plaire ;

Mais ce cœur enchaîné par les plus chers liens,

Remplira ses devoirs en respectant les tiens.

Aux États assemblés je suis prêt à paraître :

Qu’on ne me force pas d’y prononcer en maître.

Qu’on me fasse justice, ou je me la ferai.

MONTESCALE.

J’aspire à votre estime, et la mériterai.

 

 

Scène III

 

LE ROI DE HONGRIE, seul

 

Que sa fidélité me semble respectable !

Quel vertueux soutien d’une reine coupable !

Dans quelque abaissement qu’elle tombe aujourd’hui,

J’envie à ses malheurs un sujet tel que lui.

Mais, que vois-je ?... Vers moi c’est elle qui s’avance !

 

 

Scène IV

 

LE ROI DE HONGRIE, LA REINE

 

LA REINE.

Si j’ai pu me résoudre à chercher ta présence,

Si je puis la souffrir, au moins tu dois penser

Que mon propre intérêt n’aurait pu m’y forcer.

C’est le tien, le tien seul qui me guide et m’anime,

C’est le juste désir de m’opposer au crime.

Garde-toi cette nuit de rester dans ces murs.

La trahison t’attend sous ses voiles obscurs.

Déjà sont préparés les pièges homicides.

Tremble.

LE ROI DE HONGRIE.

Qui ! moi, madame ! Et qui sont les perfides ?...

LA REINE.

Je n’en dirai pas plus : le danger t’est connu,

Et tu ne me dois rien pour l’avoir prévenu.

Je suis bien loin surtout d’avoir eu la pensée

De détourner les coups dont je suis menacée,

D’adoucir un moment ta haine et ta fureur :

Loin de moi cet affront, loin de toi cette erreur.

Je satisfais mon âme, et j’agis pour moi-même.

Ne perds pas un moment dans ce péril extrême.

Revole à ton armée, et fuis de ces remparts.

Le glaive est contre toi tourné de toutes parts.

Point de remerciement : ma fierté t’en dispense,

Et ne veut point surtout de ta reconnaissance.

Va, ne songe qu’à toi.

LE ROI DE HONGRIE.

Mes esprits étonnés

Des périls que je cours, des soins que vous prenez,

Ont peine à se remettre, ainsi qu’à vous connaître.

Je conçois que ces murs puissent cacher un traître,

Et ce n’est pas, hélas ! pour la première fois !...

Mais entendre de vous l’avis que je reçois !

Dans ce jour ! dans ce lieu !... Non, quel que soit encore

Le motif qui vous guide, et qu’il faut que j’ignore,

Plus vous vous défendez de rien faire pour moi,

Moins je puis oublier ce qu’ici je vous dois.

Je suivrai vos conseils ; cette trève infidèle

Ne m’éloignera plus d’un camp qui me rappelle.

Le glaive dont mon bras a retenu les coups,

Puisqu’on le veut enfin, sera juge entre nous.

Rien ne peut retarder le signal de la guerre.

Je ne trahirai point les mânes de mon frère.

Plat au ciel, quand sa mort est prête à s’expier,

Que son épouse, hélas ! pût s’en justifier,

Qu’elle fat, lorsqu’ici tout dépose contre elle,

Pour moi moins généreuse, ou pour lui plus fidèle !

 

 

Scène V

 

LA REINE, seule

 

Va, je n’éprouve point, dans ce fatal instant,

Ce plaisir pur d’un cœur de lui-même content.

Il n’est plus pour le mien qu’un espoir, qu’une attente ;

Qu’il s’apprête avec joie à confondre Tarente !

Ce cœur, impatient de pouvoir s’exhaler,

De toutes ses fureurs brûle de l’accabler.

Il approche... Un moment commandons à ma rage :

Je veux pousser à bout le fourbe qui m’outrage.

 

 

Scène VI

 

LA REINE, LE PRINCE DE TARENTE

 

LE PRINCE DE TARENTE.

Prêt à joindre nos chefs, à diriger leurs coups,

Sur un ordre pressant, j’ai revolé vers vous,

Madame, quelques soins que vous doive mon zèle,

Songez quel intérêt en d’autres lieux m’appelle.

Le jour fuit, le temps presse.

LA REINE.

Oui, j’en veux profiter...

Vous dire à quel parti je prétends m’arrêter...

Prince... il est des moments où l’on se rend justice...

Cet État me ferait un trop grand sacrifice,

S’il bravait pour moi seule et Rome et les Hongrois,

Et le cri de l’Europe, et le courroux des rois.

Cette charge à mon cœur devient trop importune...

Et l’on se doit à ceux dont on fit l’infortune...

Vous le savez sans doute, et pensez comme moi...

Ce juste sentiment m’assure votre foi...

J’y compte... Et résolue à quitter ce rivage,

Je crois, puisque l’exil doit être mon partage,

Que Tarente est tout prêt à me suivre aujourd’hui...

Qu’il fera tout pour moi, quand j’ai tout fait pour lui.

LE PRINCE DE TARENTE.

Madame, ce langage a droit de me surprendre ;

Peut-être en ce moment je n’ai pas dû l’entendre.

Si, doutant de ma foi, vous voulez l’éprouver,

Croyez-en les périls qu’elle saura braver ;

Et si vous n’écoutez qu’un désespoir timide,

Croyez que la vengeance est un plus noble guide.

C’est-là ce qu’à tous deux je crois surtout devoir ;

Et ma main cette nuit...

LA REINE.

Si tel est votre espoir,

Il y faut renoncer : il ne faut pas s’attendre,

Quand le piège est connu, qu’on s’y laisse surprendre.

Louis sait tout.

LE PRINCE DE TARENTE.

Ô ciel !

LA REINE.

Louis sort de ces murs,

Il se met à l’abri de ces complots obscurs ;

Il retourne à son camp.

LE PRINCE DE TARENTE.

Qui donc a pu l’instruire ?...

LA REINE.

Moi.

LE PRINCE DE TARENTE.

Vous !

LA REINE.

Oui, moi, te dis-je.

LE PRINCE DE TARENTE.

Et quel fatal délire,

Sauvant votre ennemi, vous arme contre moi ?

LA REINE.

Ah ! barbare ! ai-je ici d’autre ennemi que toi ?

À qui dois-je une haine et plus juste et plus forte ?

Elle éclate à la fin : perfide ! eh ! que m’importe

Que sous tes lâches coups tombe mon oppresseur ?

Croyais-tu plus longtemps me cacher ta noirceur ?

Croyais-tu voir par toi ma ruine accomplie,

Et t’asseoir sur mon trône à côté d’Amélie ?

Me trahir, l’épouser ! oui... tu baisses les yeux,

Traître ! ils sont dévoilés tes complots odieux.

Quand sur ce cœur séduit ton indigne victoire

Me coûte l’innocence et le sceptre et ma gloire,

Tu croyais, des forfaits qu’inspira ta fureur,

Recueillir tout le prix et m’en laisser l’horreur !

Tu te flattes surtout qu’en mon malheur extrême,

Je ne puis t’accuser sans me perdre moi-même,

Sans avouer un crime, au moins encor douteux,

Sans que ma honte enfin éclate à tous les yeux.

Tu te trompes, ingrat ! tu ne m’as pas connue.

Va, dans l’excès des maux où je suis parvenue,

Je puis venger du moins tant d’affronts, de revers,

En démasquant un monstre aux yeux de l’univers.

LE PRINCE DE TARENTE.

Vous pourriez avouer !... 

LA REINE.

Tout, et du moins j’espère

Que mes pleurs, mes regrets, que mon remords sincère,

Ma jeunesse livrée à tant d’illusions,

À tout l’art des méchas, à tes séductions,

Que ces aveux d’un cœur qui s’accuse sans feindre,

Mériteront un jour que l’on daigne me plaindre.

Je puis en ma faveur émouvoir l’avenir :

J’ai droit à sa pitié, je pourrai l’obtenir.

On ne le trompe point, et l’œil de sa sagesse,

De la perversité distingue la faiblesse.

Peut-être quelquefois mon nom sera pleuré ;

C’est le tien qui doit être à jamais abhorré :

Celui d’un scélérat qui, profond dans le crime,

Caresse en l’égorgeant sa crédule victime ;

Qui sait être barbare avec tranquillité,

S’attache à ses complots par leur atrocité ;

Sans pitié, sans remords, jouit des maux qu’il cause,

Des forfaits qu’il enfante et des horreurs qu’il ose.

 

 

Scène VII

 

LA REINE, LE PRINCE DE TARENTE, PROCIDE

 

PROCIDE.

Seigneur, en ce moment Louis sort des remparts,

Il rassemble son camp près de ses étendards ;

Il renonce à la trève, il éclate, il menace.

De vos projets sans doute il a surpris la trace.

Déjà contre le fort il est prêt à marcher.

LE PRINCE DE TARENTE.

C’est vous qui de mes mains avez pu l’arracher,

Madame ; mais du moins repoussant sa furie,

Je saurai vous répondre en vengeant la patrie.

 

 

Scène VIII

 

LA REINE, seule

 

La patrie ! il profane un nom si révéré !

En a-t-il une ? Ô ciel ! a-t-il rien de sacré ?

Le traître, sans rougir du récit de ses crimes,

Frémissait seulement de perdre des victimes.

Mon cœur s’est épuisé dans ses affreux transports...

Il faut le ranimer pour de plus grands efforts...

Il faut subir enfin la peine qui m’est due...

La nuit autour de moi s’est déjà répandue ;

La nuit moins triste, hélas ! moins sombre que mon cœur.

Elle tombe dans un fauteuil. Cet acte se termine dans la nuit. Le cinquième commence avec le jour.

 

 

Scène IX

 

LA REINE, LA COMTESSE D’ÉVOLI

 

LA COMTESSE D’ÉVOLI.

Que faites-vous, madame ? Eh ! quoi ! votre douleur

Fuyant tous les regards, seule dans les ténèbres,

Ne s’entretient ici que d’images funèbres !

Quittez ces lieux, rentrez : daignez souffrir du moins

De ma fidélité les secours et les soins.

Le trouble se répand dans la ville alarmée.

Louis contre le fort fait marcher son armée.

La guerre autour de nous rallume ses fureurs...

Vous détournez les yeux, vous me cachez vos pleurs...

LA REINE.

Des pleurs ! je n’en ai plus... le malheur les épuise...

À la nécessité mon âme s’est soumise.

Je sens qu’il est des maux qu’on ne peut réparer...

On cesse de se plaindre en cessant d’espérer.

Les consolations sont désormais trop vaines,

Et je n’ai plus besoin qu’on partage mes peines.

Ce cœur qui tant de fois appelait la pitié,

Ce cœur sent qu’il est seul, sans en être effrayé.

Elle se lève.

Évoli, jusqu’au bout ton zèle se signale...

Fais venir près de moi le sage Montescale.

Il faut que je lui parle...il fut mon seul appui...

Il verra que sa reine est digne encor de lui.

 

 

ACTE V

 

Le théâtre représente un péristyle très orné, où va se tenir l’assemblée des États ; au fond, un trône surmonté d’un dais.

 

 

Scène première

 

LA PRINCESSE AMÉLIE, CLÉMENCE

 

LA PRINCESSE AMÉLIE.

Est-il vrai ? j’ose à peine en croire ce présage :

On va signer la paix au sortir du carnage ;

Et ce spectacle heureux consolant mes terreurs,

De ce cruel assaut va suivre les horreurs.

Ces lieux vont des États recevoir l’assemblée ;

La fortune publique y doit être réglée.

Déjà même...

 

 

Scène II

 

LA PRINCESSE AMÉLIE, CLÉMENCE, LE ROI DE HONGRIE, CHEFS et SOLDATS HONGROIS

 

Les premiers se rangent à la suite du roi, les autres restent dans l’enfoncement.

LA PRINCESSE AMÉLIE.

Au ! venez, seigneur, et confirmez

Cet espoir qu’on présente à mes sens alarmés.

Vous déposez le glaive, et ce front si terrible

Se montre à mes regards plus doux et plus paisible.

Qui peut avoir produit un si grand changement ?

LE ROI DE HONGRIE.

Vous en êtes l’objet, madame ; et votre amant,

Heureux de voir la paix dans vos murs rétablie,

N’y pouvait consentir qu’assuré d’Amélie.

J’avais quelque plaisir à combattre un rival.

Longtemps aux deux partis également fatal,

L’assaut qui cette nuit les tenait en balance,

A, sans rien décider, signalé leur vaillance.

L’avantage du lieu repoussait mes efforts ;

De vos créneaux rompus, sanglants, couverts de morts,

Trois fois j’ai vu tomber mes troupes terrassées.

Je sais qu’avec le temps, sur vos tours renversées,

Je pourrais arborer mes étendards vengeurs ;

Que Naples a perdu ses plus fiers défenseurs.

Mais puisqu’à la justice elle offre de se rendre,

Je ne mets point ma gloire à la réduire en cendre.

Naples consent à tout pour finit nos débats.

On dépose la reine, et la voix des États

M’assure votre hymen : oui, Tarente lui-même,

Qui me crut trop jaloux d’un double diadème,

Qui brûlant de monter au trône de vos rois,

Méconnut tant d’appas et n’aima que vos droits,

Tarente à mon amour enfin cède Amélie.

Mais il faut qu’en signant le traité qui nous lie,

Je jure que Louis, content de ce seul bien,

Renonce à votre sceptre en vous donnant le sien ;

Que, sous les lois d’hymen auprès de moi rangée,

Par les mêmes serments vous soyez engagée.

Ils me coûteront peu ; mais vous, que mon amour

Arrache au doux climat qui vous donna le jour,

Pourrez-vous sans regret abjurer la patrie ?

Et celle d’un époux est-elle assez chérie,

Pour vous faire oublier tout ce que vous quittez ?

Il est vrai, moins de pompe embellit nos cités ;

Mais si leurs mœurs encor sont simples et grossières,

La beauté, la vertu n’y sont point étrangères,

Et leur pouvoir sacré grave dans notre cœur,

Et les lois de l’amour et celles de l’honneur.

LA PRINCESSE AMÉLIE.

Près de l’unique objet qui fait chérir la vie,

Est-il rien qu’on regrette ou rien que l’on envie ?

Ah ! jugez mieux d’un cœur que vous savez charmer ;

Mon bonheur est partout où je puis vous aimer.

Votre cour, vos États doivent me plaire encore ;

On chérit les sujets d’un époux qu’on adore.

Croyez qu’en ce moment il va m’être bien doux

De prononcer des vœux qui m’attachent à vous.

LE ROI DE HONGRIE.

Il n’est rien désormais où mon cœur ne consente ;

Qu’ils perdent Amélie et couronnent Tarente...

Je le hais, il est vrai ; j’ai dû même aujourd’hui

D’un perfide complot ne soupçonner que lui.

Mais que puis-je, après tout ? Ici nul ne l’accuse,

Et quand il n’est plus rien que Naples me refuse,

Qu’ai-je à prétendre encore ?... On approche... je vais

Consommer à vos yeux l’ouvrage de la paix.

 

 

Scène III

 

LE ROI DE HONGRIE, LA PRINCESSE AMÉLIE, CLÉMENCE, LES CHEFS HONGROIS d’un côté du théâtre, de l’autre, LE PRINCE DE TARENTE, PROCIDE, LES GRANDS DE NAPLES, MONTESCALE, en entrant, DEUX OFFICIERS portent l’épée nue et la main de justice devant ce dernier, comme Grand-Justicier de Naples ; ils vont se ranger auprès du trône, et restent debout, SOLDATS HONGROIS et NAPOLITAINS dans l’enfoncement

 

Tous s’asseyent. Clémence reste debout derrière la Princesse.

MONTESCALE.

Sire, n’attendez point que ma voix soit l’organe

Des injustes décrets que mon devoir condamne.

Si je siège en ces lieux, c’est pour y protester

Contre les attentats qu’on veut exécuter.

Tout succède à vos vœux : les États qu’on entraîne,

Pensent avoir le droit de détrôner leur reine.

Ils vont donner son sceptre, ils annoncent leur choix.

Contre leur volonté je n’ai rien que ma voix ;

Mais, sire, souffrez-en le libre témoignage :

Souffrez que vos vertus obtiennent mon hommage,

Les États mon respect, et la reine ma foi.

Dans le prince jamais je ne verrai mon roi.

LE PRINCE DE TARENTE.

Montescale, il faudrait ménager plus, peut-être,

Un pouvoir qu’avec moi vous devez reconnaître.

Les États sont ici vos maîtres et les miens :

Seul, balancerez-vous tous ces grands citoyens ?

Si vous les présidez, vous croyez-vous leur guide ?

Des voix que vous prenez l’autorité décide.

Ce zèle fastueux veut-il éterniser

Les troubles qu’aujourd’hui nous allons apaiser ?

Montescale à ce prix vend trop cher son suffrage.

Sire, on va prononcer : achevons notre ouvrage.

MONTESCALE.

Arrêtez... apprenez, sire, qu’aux yeux de tous,

La reine veut ici s’expliquer devant vous.

Avant que l’on procède à l’arrêt qu’on doit rendre,

Vous l’allez voir paraître, et nous devons l’entendre.

LE PRINCE DE TARENTE., à part.

La reine ! à quel dessein ?...

Haut.

Dans un pareil moment

La réduirez-vous, sire, à tant d’abaissement ?

Eh ! quoi ! la verra-t-on paraître en criminelle,

Devant le tribunal qu’on assemble contre elle ?

Souffrirai-je qu’ici la honte sur le front ?...

MONTESCALE.

Cette fausse pitié n’est qu’un nouvel affront :

Quoi donc ! oserait-on refuser de l’entendre ?

Craint-on que devant nous, réduite à se défendre,

Elle ne rende enfin ses juges odieux ?

Vous, prince, craignez-vous de rougir à ses yeux ?

LE ROI DE HONGRI E.

Autant que vous du moins, prince, je crois connaître

Ce que l’on doit au rang où le ciel m’a fait naître,

Et quoi que le devoir prescrive à ma douleur,

Sans doute je suis loin d’insulter au malheur.

Mais j’en prends à témoin cette assemblée auguste :

Un semblable refus me paraît trop injuste.

Enfin, quoi qu’à la reine il en puisse coûter,

Dès qu’elle se présente, il la faut écouter.

J’avouerai plus encore, et dans moi la vengeance

N’étouffe point la voix de la reconnaissance.

C’est la reine aujourd’hui dont les soins généreux

Ont préservé mes jours d’un complot ténébreux.

Dans un piège fatal j’allais tomber sans elle...

Prince, l’ignoriez-vous cette trame cruelle ?

Vous vous troublez...

LE PRINCE DE TARENTE.

Qui ! moi !... j’ai droit de m’étonner

Qu’au mépris de la paix que nous allons signer,

Montescale à vos yeux outrage encore Tarente,

Qu’il ose faire entendre une voix menaçante ;

Qu’essayant contre moi des efforts superflus,

Il oppose à tous deux un pouvoir qui n’est plus.

MONTESCALE.

Non, ce pouvoir subsiste, il est inviolable.

À Louis.

On n’a rien prononcé : votre haine équitable

Ne poursuit que le crime : il faut le découvrir,

Sire, et la reine ici...

LE PRINCE DE TARENTE.

Moi ! je pourrais souffrir !...

LE ROI DE HONGRIE.

Quel est donc cet effroi qu’inspire sa présence ?

C’est devant elle...

MONTESCALE.

Sire, elle-même s’avance.

Tous se lèvent

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, LA REINE, LA COMTESSE D’ÉVOLI, UNE SUIVANTE

 

MONTESCALE, allant au-devant d’elle.

Ô Reine ! où venez-vous ? pouvez-vous désormais

Regarder sans frémir d’infidèles sujets ?

Que ne puis-je du moins expier leur offense !

Ah ! mourir à vos pieds est ma seule espérance !

Il se jette à ses genoux.

LA REINE.

Levez-vous. vous m’avez trop prouvé votre foi.

Je n’ai point mérité qu’on s’immole pour moi.

Elle monte au trône.

Roi, sujets, ennemis, vous m’allez tous connaître,

Et c’est en reine encor qu’ici je viens paraître.

Je ne reconnais point un pouvoir oppresseur ;

Je n’ai de juge enfin que le ciel et mon cœur.

Implacable Hongrois, si malgré ta menace

Sur ce trône à tes yeux j’ose prendre ma place,

Va, crois-moi, ce n’est pas pour braver ton courroux.

Les droits des souverains sont communs entre nous :

Je viens en soutenir la majesté suprême,

Faire justice à tous, et surtout à moi-même.

Il est venu l’instant où je dois éclairer

Les mystères affreux que tu veux pénétrer.

À Montescale.

Et vous, dont jusqu’ici la réserve attentive

Retint la vérité sur vos lèvres captive,

Fidèle Montescale, enfin il faut parler,

Et ce n’est plus le temps de rien dissimuler.

Achevez la justice autrefois commencée.

Quand sur les assassins elle fut exercée,

Vous avez étouffé leurs terribles aveux :

Il faut les révéler.

MONTESCALE.

Madame !...

LA REINE.

Je le veux ;

Il faut, et des forfaits, hélas ! telle est la suite,

S’abaisser sous la honte alors qu’on la mérite ;

C’est mon premier supplice, et le plus douloureux,

Et je dois m’y soumettre en présence des cieux.

Vous le savez trop bien quels ordres homicides

Armaient de mon époux les meurtriers perfides...

MONTESCALE.

Grand Dieu !

LA REINE.

Vous connaissez quel coupable mortel...

J’en frémis !... en mon nom donna l’ordre cruel.

Tarente l’arracha : c’est lui dont l’art funeste

Fit consentir au crime un cœur qui le déteste.

Tarente ose en jouir !... Ce monstre va régner.

LE PRINCE DE TARENTE, troublé.

Quoi !

MONTESCALE, à la reine.

Mon respect pour vous seul a pu l’épargner.

LE ROI DE HONGRIE.

Ah ! ma fureur du moins n’a plus à se contraindre !

Ne crois pas m’échapper.

LE PRINCE DE TARENTE.

Me crois-tu fait pour craindre ?

Puisque tout est connu, puisqu’on m’a pu trahir

Soldats !...

MONTESCALE.

Tu n’en as plus : voudront-ils t’obéir ?

Voudront-ils, d’un perfide embrassant la querelle,

Trahir leur souveraine et l’État avec elle ?

Aux soldats.

La reine l’abandonne aux rigueurs de la loi,

Et de son châtiment se repose sur moi.

Je commande en son nom. Saisissez le coupable.

Les soldats s’avancent pour arrêter Tarente. La reine descend du trône, et se jette dans les bras de ses femmes.

LE PRINCE DE TARENTE.

Je ferai seul mon sort, et lorsque tout m’accable...

Il tire son épée, et veut se percer.

MONTESCALE.

Qu’on désarme ce traître : enchaînez-le, soldats.

Les soldats arrêtent Tarente et le désarment.

LE ROI DE HONGRIE.

Qu’au tombeau de mon frère on entraîne ses pas :

C’est-là qu’il doit périr.

On emmène Tarente.

 

 

Scène V

 

TOUS, excepté LE PRINCE DE TARENTE

 

LE ROI DE HONGRIE.

Content de son supplice,

Touché de vos remords, de ce grand sacrifice,

Ô reine ! à qui je dois ma vengeance et le jour,

Je puis être du moins généreux à mon tour.

Oui, ma justice enfin n’a plus rien à prétendre,

Et c’est assez pour moi du sang qu’on va répandre.

Régnez.

LA REINE.

Qui ! moi ! Louis a-t-il pu soupçonner

Qu’un cœur tel que le mien pourrait se pardonner,

Te montrer ta victime, et m’épargner moi-même ?...

Quand j’ai pu me résoudre à cet effort extrême,

Du plus grand châtiment j’ai subi la rigueur ;

Hélas ! et le dernier coûte moins à mon cœur.

Le voici.

Elle se frappe.

MONTESCALE.

Ciel !

AMÉLIE.

Ah, Dieu !

LA REINE, expirante et soutenue par ses femmes.

Pardonne, ombre ennemie !

Dans le crime jamais je ne fus affermie.

La fleur de mes beaux ans sécha dans les douleurs...

Je n’ai pas sur ta tombe osé verser des pleurs...

Reçois du moins mon sang, mon dernier sacrifice.

J’ai livré l’assassin, j’ai puni sa complice...

Je meurs.

Elle tombe sur les marches du trône.

AMÉLIE.

Hélas ! seigneur, je vous vois la pleurer.

LE ROI DE HONGRIE.

Il faut également la plaindre et l’admirer.

Montescale, et vous, chefs, je suis toujours le même ;

J’ai voulu la justice, et non le diadème. 

Je tiendrai mes serments : choisissez votre roi.

L’amour accepte ailleurs et mon trône et ma foi.

D’une éternelle paix que ce nœud soit le gage ;

Que des malheurs publics il efface l’image.

À cette reine, hélas ! digne de tant de pleurs,

Montescale, rendez les suprêmes honneurs.

Qui se punit ainsi ne peut mourir sans gloire

Et puissent ses remords absoudre sa mémoire !


[1] Jean de Procida, qui donna dans Palerme le signal du carnage, le jour de cette conspiration fameuse connue sous le nom de Vêpres Siciliennes.

[2] Mon âme est à Dieu, mon cœur est au roi, mon corps est entre les mains des méchants. Paroles du président du Harlay au duc de Guise, le jour des barricades.

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