Ibrahim (Georges de SCUDÉRY)

Tragi-comédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première foi, en 1641.

 

Personnages

 

IBRAHIM, Grand Vizir, autrement Justinian, de la Race des Paléologues

ISABELLE GRIMALDI, Princesse de Monaco

SULTAN SOLIMAN, Empereur des Turcs

ROXELANE, Sultane Reine

ASTÉRIE,  Fille du Grand Seigneur

RUSTAN, Bassa

ÉMILIE, Parente d’Isabelle

ACHOMAT, Bassa

ISUF, Muphti ou Grand Prêtre de la Religion de Mahomet

TROUPE des Grands de la Porte

DEUX CAPIGIS ou Capitaines des Gardes

TROUPE DE JANISSAIRES

DEUX FEMMES ESCLAVES de la Sultane Reine

QUATRE MUETS, avec leurs Cordes d’Arc à la main

TROUPE de loueurs de Hautbois à la Turque et d’Ataballes

 

La scène est au Sérail de dehors, à Constantinople.

 

 

À MONSEIGNEUR LE PRINCE DE MONACO

DUC DE VALENTINOIS, PAIR DE FRANCE, CHEVALIER DES ORDRES DU ROI, etc.

 

MONSEIGNEUR,

C’est une Princesse de votre Illustre Famille, qui va vous rendre ses devoirs : et un Prince de vos Alliés, qui va vous demander votre protection. Après le favorable accueil qu’ils ont reçu l’un et l’autre de la Cour de France, ils ont cru qu’ils n’en étaient pas absolument indignes ; et espéré que Votre Excellence, ne les désavouerait point. Mais quelque glorieux que soit leur espoir, la vanité ne les aveugle nullement : et come ils croient qu’ils doivent toute leur réputation, à l’Illustre Nom de GRIMALDI, ils veulent par une reconnaissance publique, s’en acquitter aujourd’hui envers vous. Pour moi MONSEIGNEUR, il s’en faut peu que je ne m’estime Prophète, comme les anciens Poètes se le disaient, que je ne prenne ce que j’ai écrit dans mon Roman, pour une inspiration lumineuse, de la fureur d’Apollon, et que je ne crois comme eux, que le Dieu parlait en moi. En effet, vit-on jamais une rencontre plus extraordinaire, que celle où dans le même temps que par une Fable, je chassais les Castillans et les Napolitains de MONACO, V. E. par une véritable valeur, les en chassait effectivement ? Je me tiens le plus heureux de tous les hommes, d’avoir prédit ce que vous avez fait : et d’avoir été le Prophète, puisque vous deviez être le Héros. Ce n’est donc pas sans raison que je vous dédie un Ouvrage, ou vous avez tant de part ; et qui n’a tiré toute sa gloire, que de celle de votre Nom. J’y suis néant moins encor obligé, par une cause particulière, qui ne regarde que moi : Ce n’est point un présent que je vous fais, c’est une dette que je vous paye : (Si toutefois il est quelque chose qui puisse payer, les faveurs d’un Prince comme vous.) Il y à douze ans que V. E. m’obligea sensiblement à MONACO, et douze ans que j’en conserve la mémoire. Je sais que les grandes âmes comme la votre, font du bien à tant de personnes, qu’elles n’en peuvent pas garder le souvenir : et même qu’elles sont assez généreuses pour tâcher de le perdre : Mais MONSEIGNEUR, il n’est pas juste que je sois ingrat, parce que vous êtes généreux ; et que je ne m’acquitte point, parce que vous avez oublié que je vous doit. C’est donc ici que pour m’acquitter de ce devoir, autant que pour suivre la coutume, je devrais faire un Panégyrique au lieu d’une Lettre ; et parler de votre Illustre Maison, et de votre Illustre personne, en des termes dignes de la grandeur de l’une et du mérite  de l’autre. Toutefois, que pourrais-je dire à toute la Terre, qu’elle ne sache aussi bien que moi ? Tout le Monde ne sait-il pas que la République de Gennes n’a que trois Noms qui s’osent égaler au votre ? et que hors ces trois, toute la Ligurie n’a rien qui ne soit au dessous de lui : Est-il quelqu’un qui puisse ignorer que la Famille de GRIMALDI a presques autant eu de Héros qu’elle a eu d’Hommes, et que la valeur lui est une qualité héréditaire ? Nommerais-je ici un PIERRE GRIMALDI, qui fut avec une Armée qu’il commandait, au secours de l’Empire de Grèce, et qui par une mort aussi belle que sa vie, rendit son Nom immortel ? Parlerais-je d’un ANTOINE GRIMALDI, qui avec une puissante Flotte, fit trembler toute l’Espagne : Qui la remplit d’épouvante et de terreur : Qui dénonça la guerre à trois Rois en même temps : et qui vit fuir devant lui, toutes les forces de Majorque et de Minorque, jointes à celles des Espagnols ? Ferais-je mention d’un JEAN GRIMALDI, en faveur duquel l’Histoire rend ce glorieux témoignage, qu’il valait plus lui seul que toute une Armée, et qui avec des Troupes beaucoup plus faibles, que celles de les ennemis, les défit entièrement, leur prit huit mille prisonniers, et entre eux, treize Capitaines d’une réputation si haute, que par une vanité militaire, ils les nommaient les treize Scipions ? Que si de ces tumultueuses Vertus, nous voulions passer aux Vertus paisibles, que ne pourrais-je point dire, de cet ANSALDO GRIMALDI, que la République appelait, et que l’Histoire appelle encor, l’amour en les délices du Genre humain, aussi bien que Rome y nommait Titus ? Elle lui fait le plus grand Éloge, qu’un homme puisse mériter : et je ne le tiens pas moins glorieux à la mémoire, que cette Statue de marbre que la République lui fit élever, dans la Salle du Palais. Mais, MONSEIGNEUR, qu’irais-je chercher, parmi les Superbes Monuments de vos Devanciers ? et pourquoi m’arrêter à des Vertus mortes, ou j’en vois tant de vivantes ? il vaudrait mieux palier de leurs Tombeaux, aux Arcs de Triomphes que vous méritez et de la valeur qui n’est plus, à celle dont toute l’Europe parle, avec tant d admiration. Il vaudrait mieux dis-je, apprendre, à la Postérité, ce que notre Siècle a vu avec étonnement : et lui faire savoir que vous fûtes le Conquérant de votre État, et le Vainqueur des Tyrans. Il vaudrait mieux lui faire connaître, que les charmes de votre personne, et les rares qualités de votre esprit, ont eu une approbation universelle, dans la plus polie de toutes les Cours : Et que le plus Grand Roi de la Terre, et la plus Grande Reine de l’Univers, ont rendu des témoignages publics, de l’estime qu’ils en faisaient. Oui MONSEIGNEUR, ce dessein serait grand et illustre, et véritablement digne de vous. Mais je ne suis pas digne de lui. Je connais trop ma faiblesse pour l’entreprendre : et la hardiesse que j’ai eue, d’en faire seulement une légère ébauche, me donne tant de confusion : qu’à peine oserai-je vous dire, que je suis et veux toujours être,

MONSEIGNEUR,

DE V. E.

Le très humble, très obéissant, et très obligé Serviteur,

 

DE SCUDÉRY.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

ROXELANE, RUSTAN, DEUX ESCLAVES de la Sultane Reine

 

ROXELANE.

Rustan, ne craignez rien, ne soyez point en peine ;

C’est un droit qu’on accorde à la Sultane Reine ;

Et malgré la coutume, et sa sévérité,

Le Sérail de dehors, a cette liberté.

Ici quand il me plaît, peuvent entrer les hommes ;

Et Roxelane enfin, règne aux lieux où nous sommes.

RUSTAN.

Madame, je sais bien quel est votre pouvoir,

Et je n’ignore point nos Lois, ni mon devoir.

Que votre Majesté me fasse donc entendre,

Quel service important, un Bassa lui peut rendre ;

Car si mes actions sont, en son souvenir,

Je crois que le passé, répond de l’avenir :

Qu’elle a lieu de juger, que je lui suis fidèle,

Et que mes volontés, ne relèvent que d’elle :

Voilà sur ce sujet, quels sont mes sentiments ;

Qu’elle me parle donc, par ses commandements.

ROXELANE.

Toujours le même soin, occupe ma pensée ;

Toujours par même objet, mon Âme est offensée :

L’image d Ibrahim, revient à tous propos,

Me présenter sa gloire, et troubler mon repos.

Par lui seul je languis, par lui seul je soupire ;

Avecques Soliman, il partage l’Empire ;

Toute chose succède au gré de son désir ;

Et je le vois Sultan plutôt que grand Vizir.

Sur toute autre raison, sa vanité l’emporte ;

Il a déjà gagné tous les Grands de la Porte ;

Et par l’éclat puissant de ses trésors offerts,

D’Esclave qu’il était, il les a mis aux fers.

Maintenant il agit, il commande, il ordonne,

Il ne lui manque plus que la seule Couronne ;

La moitié de la Terre, obéir à sa Lois ;

Et bref par un prodige, il règne et n’est point Roi.

Cependant Roxelane, et triste, se méprise,

Augmente son triomphe, et lui sert de risée :

Elle souffre, elle cède ; ah j’en frémis d’horreur !

Elle qui possédait, l’Empire, et l’Empereur.

J’ai eu tout l’Orient, sous mon obéissance ;

Les bornes de l’État l’étaient de ma puissance.

Mon pouvoir s’étendait de l’un à l’autre bout,

Je faisais les Bassas, je disposais de tout :

J’élevais, j’abaissais, et tenais où nous sommes,

La fortune du Monde, et le destin des hommes.

Maintenant un Esclave, ennemi de mon bien,

Fait le fort de l’Empire, dispose du mien.

Oui, ce jeune insolent, me choque, et me traverse :

S’il revient triomphant, du voyage de Perse,

À quel excès d’orgueil, ne montera-t-il pas,

Lui qui sera plus haut, que je ne l’ai vu bas ?

Ha Rustan, songez-y ! c’est la cause commune,

Ici votre intérêt, est joint à ma fortune :

Travaillons donc ensemble, afin de nous verger,

Et renversons l’Empire, ou le faisons changer.

Que votre Majesté, quelque mal qui la presse,

S’assure en mon courage, autant qu’en mon adresse.

La mort de Mustapha, peut assez témoigner,

Que j’entreprendrai tout, pour vous faire régner.

Enfin soit par la fraude, ou par la force ouverte,

Puisque vous le voulez, je vous promets sa perte :

Et quoi que son pouvoir, soit sans comparaison,

Je vous donne le choix, du fer ou du poison.

ROXELANE.

Soit ; mais auparavant, tentons une autre voie,

Que le sort favorable aujourd’hui nous envoie :

Je sais que le Sultan, aime cette beauté,

Qui n’a pour son amour, que de la cruauté ;

Et bien que le Vizir, soit aimé d’Isabelle,

Je vois qu’il la regarde, et qu’il l’a trouve belle :

Quelques fois l’amitié l’emporte sur l’Amour ;

Mais quelques fois aussi, l’Amour règne à son tour.

Il estime Ibrahim, il peut tout dans son Âme,

Mais quel pouvoir n’a point une nouvelle flamme ?

Et quels droits si sacrés, lui peut-on opposer,

Que cette passion, ne fasse mépriser ?

J’ai vu que mon mérite, occupait sa mémoire,

Que mon affection, faisait toute sa gloire :

Et malgré tout cela, sans en avoir sujet,

Il me quitte aujourd’hui, pour un indigne objet.

Nulle fidélité, n’est si bien établie,

Qu’un esprit aveuglé, ne méprise et n’oublie.

Mais d’un penser fâcheux, passons dans un plus doux :

Il fera pour autrui, ce qu’il a fait pour nous :

Quoi que le grand Vizir, de tout l’État dispose,

Il suffit de savoir, qu’ils aiment même chose :

C’est par là que l’espoir, nous peut être permis :

Car enfin deux rivaux, ne sont jamais amis.

Or pour faciliter cette belle entreprise,

Enflammez Soliman, encor qu’on le méprisa ;

Vantez-lui cet objet, qu’on lui voit adorer,

Dites-lui que les Rois peuvent tout espérer :

Que tout doit obéir aux Maîtres de la Terre ;

Et qu’il doit triompher, en amour comme en guerre.

Par là, notre ennemi sera privé du jour :

Car ainsi l’amitié, s’éteindra par l’Amour.

Le Sultan cessera, d’aimer son adversaire,

Et verra que sa perte est un mal nécessaire.

Joint que le Grand Vizir, découvrant ce dessein,

En concevra lui-même, un dépit dans le sein,

Qui le pourra porter, à quelque violence ;

Et porter le Sultan, contre son insolence.

Mais songez-vous Madame, à ce que vous tentez

Et faut-il que Rustan, outrage vos beautés ?

ROXELANE.

Ce sentiment est bon dans une, Âme vulgaire,

Mais pour moi, cette amour, ne m’importune guère ;

Si l’Empereur me laisse, au rang où je prétends,

Qu’il aime, que je règne, et nous serons contents :

S’il adore une Esclave, et s’il faut qu’il soupire,

Qu’elle règne en son cœur, et moi dans son Empire :

Car pour dire le vrai, je crains plus en ces lieux,

Le pouvoir d’Ibrahim, que celui de ses yeux.

Non, non, à cela près, employons toute chose :

La raison nous l’ordonne, et mon cœur s’y dispose :

Tâchez donc de remettre, achevant nos desseins,

Les rênes de l’Empire en de plus nobles mains...

Servez à cette amour, puisque je le commande,

Et sachez que le Sceptre, est ce que je demande.

RUSTAN.

Mais en obéissant, vous devez me haïr !

ROXELANE.

L’on ne peut m’offenser, quand on veut m’obéir.

Allez, allez Rustan, commencer cet ouvrage ;

Rétablir ma puissance, et venger mon outrage ;

Ne craignez point un mal, qu’on me voit dédaigner ;

Et songez que mon cœur, a pour objet Régner.

UNE ESCLAVE.

Le Sultan vient Madame, il entre dans la salle.

L’AUTRE ESCLAVE.

Ô Dieu qu’il paraît triste ! et que son teint est pâle !

UNE ESCLAVE.

Il ne vous a point vue.

L’AUTRE ESCLAVE.

Il avance toujours.

ROXELANE.

Gardons de l’interrompre, il rêve si ses Amours. !

 

 

Scène II

 

SOLIMAN

 

Injuste Soliman, que ton crime est extrême !

Ne saurais tu cruel, te surmonter toi même ?

Et-ce un labeur si grand qu’il ne s’est point permis,

Après avoir vaincu de si forts ennemis ?

Quoi, faut-il que tu sois (ô funeste mémoire !)

L’ennemi de ton bien, et celui de ta gloire ?

Et que par un malheur, hors de comparaison,

Tu ne puisses aimer, sans perdre la raison ?

Quel supplice a mon cœur, et quel trouble en mon âme !

Quoi, ne saurais-je aimer, et sans honte et sans blâme ?

Et quel Astre ennemi de la gloire des Rois,

Me force à violer toutes sortes de droits ?

Cent climats différents, me donnent des Esclaves,

Capables de régner sur le cœur des plus braves,

La Grèce n’a rien vu, de beau ni de charmant,

Qui ne soit au Sérail, par mon commandement :

Et cependant, malgré cette gloire suprême,

J’ose vouloir ravir, au seul homme que j’aime,

Par une lâcheté ; qu’on ne peut trop blâmer,

L’unique et seul objet, que son Cœur peut aimer :

J’ose perdre Ibrahim, par cette injuste envie,

Lui de qui je tiens seul, et l’Empire et la vie ;

Et pour qui me sauver, au milieu des hasards,

S’est vu cent fois couvert, et de sang et de dards !

Ha ! non, mourons plutôt, dans un tourment si rude,

Que de nous diffamer par une ingratitude :

Et nous privons enfin, d’un bien si souhaité,

Puisqu’on ne peut l’avoir, sans une lâcheté.

Mais Dieu ! dans mon esprit, l’image d’Isabelle,

M’apparaît malgré moi si charmante la belle ;

L’Amour la peint le bien, dedans mon souvenir,

Que toute ma raison, ne saurait plus tenir...

Il faut croire en un mot en mettant bas les armes,

Qu’on ne saurait manquer, en adorant ses charmes

Que le souverain bien, se trouve en sa prison ;

Et que suivre ses pas, c’est suivre la raison.

Je sais ce que je dois aux soins d’un grand Ministre ;

Je sais que sans son bras, un accident sinistre,

Allait m’ôter d’un coup, et le Sceptre et le jour ;

Mais je n’ignore pas, ce qu’on doit à l’Amour :

Et malgré la douleur, que ce remords me donne,

Je dois mes premiers soins, à ma propre personne :

Le cœur le plus fidèle, et le plus affermi,

Rarement se veut perdre, en sauvant sans ami ;

Et quoi que puisse dire, une amitié suspecte,

Où voit-on que l’amour la craignent et la respecte :

Et parmi les mortels, quelle sévère loi,

Veut qu’un autre en mon cœur l’emporte contre moi ?

Peut-être qu’Ibrahim voyant ce que j’endure,

Aura quelque pitié d’une peine si dure ;

Qu’il cédera lui-même, à ce cœur amoureux,

Et que pour me sauver, il sera généreux.

Oui, c’est par ce penser que mon cœur se console :

Il quitta sa maîtresse, en gardant sa parole ;

Et peut-être qu’encor par un dessein plus beau,

Il voudra m’empêcher, de descendre au Tombeau.

Car que ne doit-il point, à ce cœur qui soupire,

Lui que je fais régner sous un grand Empire ;

Lui qui verra les maux, que mon âme a souffert ;

Lui que je retirai du sépulcre, et des fers ?

Brûle donc Soliman, d’une ardeur légitime ;

Et chéris cet objet, puisqu’on le peut sans crime.

Mais hélas, quand le Ciel, et quand le Grand Vizir

Consentiraient ensemble à mon juste désir,

Je n’aurais pas vaincu la fierté d’Isabelle,

Qui veut paraître encor, plus constante que belle ;

Qui depuis si longtemps, aime avec tant d’ardeur,

Celui qu’elle préfère, à toute ma grandeur ;

Et qui par un regard, et modeste, et sévère,

Ordonne que je meure, et que je la révère.

Mais qui peut résister, à celui qui peut tout ?

Et quels sont les desseins dont on ne vienne à bout ?

Espère Soliman, espère, et continue ;

Plus la peine à duré, plus elle diminue,

Oui, chassons le passé de notre souvenir,

Et pour nous consoler, regardons l’avenir.

Le mal devient plaisir, quand à la fin il cesse :

Allons donc au jardin, chercher cette Princesse :

Elle a beaucoup d’orgueil : mais j’ai beaucoup de cœur

Et la difficulté, fait le prix du vainqueur.

 

 

Scène ΙΙΙ

 

ÉMILIE, ISABELLE, SOLIMAN

 

ÉMILIE.

Le Sultan vient Madame, il faut cesser de plaindre.

ISABELLE.

Cessons de soupirer, et commençons de craindre.

SOLIMAN.

Ne pouvant être heureux, et vous abandonner,

Je viens me satisfaire, et vous importuner.

ISABELLE.

Seigneur, ta Majesté cognait trop Isabelle,

Et sait trop le respect, que son cœur a pour elle,

Pour croire qu’elle puisse, (oubliant son devoir)

N’être pas satisfaite, en l’honneur de te voir.

SOLIMAN.

Qu’Ibrahim est heureux ! d’aimer une personne,

Digne (non de son cœur) mais bien d’une Couronne ;

Qu’Ibrahim est heureux, d’en être tant aimé !

Qu’Ibrahim la quittant, en doit être blâmé :

Qu’Ibrahim est coupable, allant à cette guerre,

Fût-ce pour conquêter, l’Empire de la Terre !

Qu’Ibrahim qui lui plaît, la devrait irriter,

Pour moi je fusse mort avant que la quitter.

ISABELLE.

Mais plutôt qu’Ibrahim, est cher à ma mémoire,

De ce qu’il fait céder, son amour à ta gloire !

Et que son amitié Seigneur, te doit ravir,

Puisqu’il quitte Isabelle afin de te servir ;

Oui Sans doute sa faute, est belle, et pardonnable :

Et le Grand Soliman, est toujours raisonnable.

SOLIMAN.

Plût au Ciel pour ma gloire, et pour la votre aussi,

Que ce cœur généreux, le crût toujours ainsi.

ISABELLE.

Sans doute il croira tout, de ta vertu sublime,

Si toi-même Seigneur, ne détruis son estime.

SOLIMAN.

Mais je voudrais encor, pouvoir sans vous fâcher,

Vous découvrir un mal, que je ne puis cacher,

Et que votre bonté, comme lui fût extrême :

Je sais bien que se vais me détruire moi même ;

Que je vais m’affliger, que je vais me trahir ;

Et qu’enfin ce discours, me va faire haïr.

Mais avant que parler, de ce qu’on ne peut taire,

Dites-moi si l’erreur, qui n’est point volontaire,

Est indigne de grâce, et de votre bonté,

Comme lorsque le crime, est en la volonté.

ISABELLE.

Seigneur réponds toi-même, à ce que tu demandes,

La faiblesse n’est point, parmi les Âmes grandes,

Et comme elles ont droit d’agir absolument,

Quand on les voit faillir, c’est volontairement.

Rien ne saurait forcer, dedans une Âme saine,

La suprême raison, qui règne en souveraine.

Toutes les passions, dont les cœurs sont surpris,

Sont les prétextes faux, des plus faibles esprits,

Qui voulant déguiser leurs lâchetés visibles,

Donnent à leurs vainqueurs, le titre d’Invincibles.

SOLIMAN.

Hélas je savais bien, en mon sort malheureux,

Que vous ne me feriez qu’un Juge rigoureux ?

Que votre cruauté, rendrait ma peine extrême !

Qu’ainsi vous jugeriez, des autres par vous-même !

Et que ce cœur ingrat, témoignant son courroux,

Blâmerait en autrui, ce qui n’est point en vous !

 Mais aimable Isabelle, avec quelle injustice,

Condamnez-vous mon Âme, à ce cruel supplice !

Puisqu’il est belle ingrate, impossible à vos sens,

De ressentir jamais, les douleurs que je sens ?

Qu’avez vous à combattre, adorable inhumaine ?

De faibles ennemis qu’on surmonte sans peine :

Vous avez la vertu, qui leur peut résister ;

Vous avez la raison qui vous les fait dompter :

Mais la mienne au contraire après s’être endormie,

Devient ma plus cruelle et plus fière ennemie ;

Car elle me fait voir, cent rares qualités ;

Et m’entretient de gloire et de prospérités :

Ce n’est pas que d’abord, elle se soit rendue,

L’impuissante qu’elle est, s’est assez défendue,

Et c’est pourquoi je cède aux armes du vainqueur,

Puisque je n’ai plus rien pour défendre mon cœur :

Et c’est pourquoi je montre, aux yeux d’une cruelle,

Le mal prodigieux, que je souffre pour elle.

ISABELLE.

Garde, garde, Seigneur de la faire périr,

Et d’accroître ton mal, au lieu de le guérir.

SOLIMAN.

Qu’il s’accroisse, il n’importe ; et puisque rien ne m’aide

C’est à moi de chercher, la mort, ou le remède.

Car que peut faire un Prince, en cette extrémité,

Qui n’a force ni cœur, raison ni volonté ?

Qui voit sa mort certaine, en cachant son martyre ;

Qui ne peut plus aimer, ni souffrir, sans le dire ;

Et bref, qui se veut perdre en ce funeste jour,

Ou toucher de pitié, l’objet de son amour ?

ISABELLE.

Hélas !

ÉMILIE.

Ô juste Ciel !

SOLIMAN.

Enfin je vois Madame,

Que votre cœur m’entend, et qu’il connaît ma flamme :

Et je rends grâce au Ciel, de ce que sans parler,

Le mien vous a fait voir ce qu’il ne peut celer :

Car malgré mon Amour, dans mon respect extrême,

J’aurais eu de la peine, à dire, je vous aime.

Mais puisque vous savez l’amour que j’ai pour vous

Mais puisque ce bel œil, voit mon mal et ses coups ;

Faites que ce qui sert à tous cœur qui soupire,

Ne nuise pas au mien, qui vit sous votre Empire,

Car je connais assez, que plus je ferai voir,

Quelle est ma servitude, et quel est son pouvoir ;

Plus je témoignerai ; qu’il règne en ma pensée,

Plus sa fierté croira, qu’elle en est offensée.

Mais pour vous satisfaire, et pour vous empêcher

En voyant mon erreur, de me la reprocher ;

Te confesse moi-même, ô divine Isabelle,

Que je suis criminel, comme vous êtes belle ;

Que votre protecteur, ne peut qu’injustement,

Joindre à sa qualité, celle de votre Amant ;

Qu’ayant pour Ibrahim, une extrême tendresse,

Je ne devrais jamais adorer sa Maîtresse ;

Qu’ayant pour Isabelle, un respect si profond,

J’ai tort de lui montrer ce que ses beaux yeux font ;

Et bref, qu’aimant la gloire, et m’y laissant conduire

Je devrais étouffer, ce qui la peut détruire,

Mais confessez aussi, que tout cœur généreux,

Ne se montre jamais plus grand, plus amoureux,

Que lorsque pour l’objet, qui règne en la mémoire,

On lui voit négliger, et l’honneur et la gloire,

Qu’il détruit l’amitié, qu’il force la raison,

Qu’il hait sa liberté, qu’il chérit sa prison,

Qu’il veut vaincre ou mourir, aimant une rebelle,

Et se perdre en un mot, ou se faire aimer d’elle.

C’est l’état où je suis, objet rare et charmant :

C’est où veut aspirer, ce cœur en vous aimant :

Mais si quelque pitié, trouve place en votre Âme,

Au lieu de condamner, ce cœur, et sa flamme ;

Songez que s’il se rend, il a bien combattu ;

Et que la cruauté, n’est pas une vertu.

Songez quel e Vizir, à qui je porte envie,

Tient de Soliman seul, sa grandeur et sa vie ;

Et pour être plus douce à ce cœur méprisé,

Plaignez au moins le mal, que vous avez causé.

ISABELLE.

Hélas est-il possible, ô Prince redoutable,

Que tout ce que j’entends, puisse être véritable ?

Et que le plus grand cœur, qui respire aujourd’hui,

Ait un penser indigne, de nous, et de lui ?

Non, non, cela n’est point, et ne peut jamais être :

Il a des passions, mais il en est le Maître ;

Et tout ce vain discours, est une invention,

Pour éprouver notre Âme, En notre affection ?

Mais afin d’arrêter cette cruelle feinte,

Qui porte en mon esprit, et l’horreur et la crainte ;

Que ta Hautesse sache, en l’état qu’est mon sort,

Que cette injuste amour ; avancerait ma mort.

Je sais ce que je dois, en cette peine extrême,

À l’honneur, au Sultan, au Vizir, à moi-même :

Je sais ce que je dois, à tes illustres faits,

Et je le sais trop bien, pour les ternir jamais.

Te souffrirais plutôt, l’effroyable supplice ;

Et je t’estime trop, pour être ta complice.

Quand le Grand Soliman, se devrait irriter,

Pour son propre intérêt, il lui faut résister :

Il faut suivre sa raison, suive celle d’un autre,

Et par là, conserver et sa gloire et la notre.

Mais je fais un outrage, à ton nom glorieux,

De croire que ton cœur soit, un cœur vicieux :

Et j’ai tort de répondre, avec tant de tristesse,

À ce qui n’est qu’un jeu, qui plaît à ta Hautesse.

SOLIMAN.

Plût au cruel destin, qui s’oppose à mon bien,

Que pour votre repos, ainsi que pour le mien,

Vous fusiez véritable, et cette flamme feinte !

Je ferais sans douleur, et vous seriez sans crainte :

Mais aimable Isabelle, il n’est que trop certain,

Que le porte vos fers, et le Sceptre en la main !

Et si quelque mensonge, est en cette aventure,

C’est en ne disant pas tout le mal que j’endure.

Je sais (je vous l’ai dit) qu’en mon ardent désir,

L’offense également, le Ciel et le Vizir ;

Qu’une sainte amitié, s’efface en ma mémoire ;

Que j’outrage à la fois, Ibrahim et ma gloire ;

Que je perds ce grand homme, en me perdant ainsi :

Et qu’en le trahissant, je me trahis aussi ;

Que je perds mon appui, soit en paix, soit en guerre,

Mais étant criminel, envers toute la Terre,

Voyez ma passion, malgré votre courroux,

Et que je suis ait moins, innocent envers vous :

Puisqu’à bien raisonner, l’Âme étant enflammée.

Aime et n’outrage point, une personne aimée,

Aussi bien qu’Ibrahim, engage votre foi,

Aussi quelque rigueur, que vous ayez pour moi :

Si vous n’avez pitié de mon sort déplorable,

Votre cœur est injuste, autant qu’inexorable.

Je ne demande point, en ce bien heureux jour,

Votre cœur pour mon cœur, et l’amour pour l’amour

Mais je veux seulement, en l’ardeur qui m’enflamme,

Que la compassion, console un peu mon Âme :

Vous avez fait mes maux, veuillez donc les charmer

Et plaignez-moi du moins, ne me pouvant aimer.

ISABELLE.

Seigneur, pour la pitié que ta voix me demande,

Ton esprit est trop bon, ta fortune est trop grande.

La pitié pour des Rois, ne peut s’imaginer :

Ils doivent en avoir, et non pas en donner,

Aussi ne puis-je croire, à moins qu’être insensée,

Qu’un sentiment si bas, puisse être en ta pensée.

Car Seigneur, le moyen qu’on puisse concevoir,

Qu’après avoir donné la Vie, et  le pouvoir,

À l’Illustre Bassa, qu’on aimait, et que j’aime ;

Tu voulusses Seigneur, le poignarder toi-même ?

Que s’il faut à la fin, croire ce que je vois,

Il aurait mieux valu, pour toi, pour lui, pour moi,

Laisser son Âme au point où l’on l’avait réduite,

Que de ne le sauver, que pour le perdre ensuite ;

Mais le perdre grand Prince, avec plus de rigueur,

Perdant avec le jour, Isabelle et ton cœur.

Invincible Sultan, ne fais rien en tumulte :

Que ton cœur généreux, soi-même se consulte :

Il trouvera sans doute, en faisait quelque effort,

Que ta bouche avec lui, n’est nullement d’accord :

Qu’elle le veut trahir ; qu’il n’est point d’avec elle,

Et qu’Ibrahim y régné, et non pas Isabelle :

Que sa Vertu le charme, et non pas ma beauté,

Et qu’il est toujours bon, l’ayant toujours été.

SOLIMAN.

Non, ce n’est point ainsi que je me justifie :

Non, ma bonté n’a rien, ou mon Âme se fie :

Croyez-moi criminel, autant que malheureux,

Pourvu que vous croyez, que je suis amoureux.

ISABELLE.

Quoi Seigneur tu te perds ! et tu perds la mémoire

Que peut-être à l’instant, que tu ternis ta gloire,

Et que tu veux ternir, ma constance et ma foi :

Ibrahim va combattre, et s’exposer pour toi !

Et répandre son sang, au milieu des alarmes,

Pour celui qui me force, à répandre des larmes :

Pour celui dont l’amour, me va mettre au Tombeau,

S’il ne change un dessein, qui n’est ni grand ni beau.

SOLIMAN.

Je sais ce que je dois à l’illustre courage,

Qui me fait vaincre en Perse, à l’instant qu’on l’outrage :

Oui, je sais que ses jours, doivent m’être un Trésor

Mais je sais que les miens, me doivent l’être encor,

 Et quoi qu’il puisse faire aux lieux où je l’emploie,

Ha que j’ai bien fait plus, pour lui contre ma joie !

Oui oui, j’ai combattu mes sentiments jaloux,

J’ai défendu mon cœur trois mois, et contre vous.

J’ai brûlé sans me plaindre, au milieu de la flamme,

Cachant votre portrait, et mon mal dans mon Âme

L’amour et l’amitié, s’égalaient en rigueur,

Et cent fois l’un et l’autre ont déchiré mon cœur.

Et je ne sache point de tourments si terribles,

De supplices si grands, de peines si sensibles,

Que ce cœur n’ait souffert, avant que d’offenser,

Ce rival que j’aimais, par le moindre penser.

Mais étant à la fin, au terme nécessaire,

De mourir malheureux, ou de ne me plus taire,

J’ai choisi le dernier, avec quelque raison :

Car cet heureux captif, qui règne en la prison,

Ayant pu par honneur vous quitter pour me suivre,

Le pourra pour ma gloire, et pour me faire vivre ;

Il rendra ce respect, à nous à notre amour ;

Et se ressouviendra, qu’il nous a du le jour.

ISABELLE.

Seigneur, si le Vizir peut être dit coupable,

Ce ne fut que pour moi, qu’il s’en trouva capable ;

Ainsi même sa faute, est encor aujourd’hui,

Ce qui doit t’empêcher, d’en commettre envers lui

Car que n’a mérité, cette Âme infortunée,

Qui pour garder la foi, qu’elle t’avoir donnée ;

Quitta cruellement l’objet de son amour,

Encor qu’elle l’aimât, cent fois plus que le jour :

Et qu’elle sentit bien, que loin de sa présence,

Une Effroyable mort, punirait son offense ?

Ha ! ne te flatte point, en cette occasion,

Et ne te trompe pas, à ta confusion !

Pense mieux d’Ibrahim, pense mieux d’Isabelle :

Elle mourrait pour lui, comme il mourrait pour elle ;

Avant que la quitter, le Vizir périrait :

Avant que le quitter, Isabelle mourait.

Et quand par un prodige, aussi grand qu’impossible

Ibrahim a tes maux, pourrait être sensible,

Quand il me parlerait, pour tes feux, contre lui,

Je ne pécherais point, par l’exemple d’autrui.

Je ne l’aimerais plus s’il n’aimait plus la gloire,

Mais en vain son erreur, céderait la victoire,

Je vous regarderais, en cet événement,

Toi, comme un ennemi, lui come un lâche Amant.

SOLIMAN.

Dieu ! perdrai-je en ce jour, l’espoir avec la Vie ?

ISABELLE.

Perds plutôt Isabelle, où son injuste envie.

SOLIMAN.

Faut-il que je périsse, avec ce vain désir ?

ISABELLE

Veux-tu perdre Isabelle ; et perdre le Vizir ?

SOLIMAN.

Ciel je l’ai tant aimé !

ISABELLE.

Mais Ciel il t’aime encore !

SOLIMAN.

L’amour force mon cœur !

ISABELLE.

Mais il te déshonore.

SOLIMAN.

Il force ma raison.

ISABELLE.

Qui peut contraindre un Roi ?

SOLIMAN.

Tu me nuis Ibrahim !

ISABELLE.

Las il combat pour toi ! 

SOLIMAN.

Il trouble mon repos ?

ISABELLE.

Tu perds son Isabelle :

Ha !celle de l’aimer !

SOLIMAN.

Cessez donc d’être belle.

 

 

Scène IV

 

ISABELLE, ÉMILIE

 

ISABELLE.

Quel malheur est le mien ! qui vit jamais un sort,

Comparable à celui qui va causer ma mort ?

Le plus grand des mortels, et le plus sage encore,

Devient lâche, cruel, me perd, se déshonore,

Paye un cœur genreux, d’un ingrat traitement :

Trahit son amitié, viole son serment,

Choque le droit des gens, paraît impitoyable,

Devient de Protecteur, Tyran inexorable ;

Et pendant qu’Ibrahim, combat pour mon honneur,

Il veut perdre le mien avec tout son bonheur,

Mais que dis-je bon Dieu ? peut-être, hélas peut-être,

Que cette passion, dont il n’est plus le Maître,

Le rend bien plus cruel, que je ne le dépeint ;

Je sais ce qu’elle peut, je la vois, je la craints.

Celui qui peut trahir, une amitié fidèle ;

Qui n’a plus aucun soin, ni de l’honneur, ni d’elles

Qui cède lâchement, qui paraît abattu ;

Et qui n’écoute plus, ni raison, ni vertu ;

Peut encor (je frémis à ce penser timide,)

Joindre à la trahison, le sang et l’homicide :

Peut encor ($o penser qui me perce le sein :)

Faire mourir celui, qui choque son dessein.

Mais toute cette peine, ou l’on t’a condamnée,

Vient de toi criminelle, autant qu’infortunée :

Oui, la seule Isabelle, est dedans ses malheurs ;

La cause de son mal, celle de ses pleurs.

Elle seule inspira dans une Âme amoureuse,

Le cruel sentiment, d’être trop généreuse :

Elle fit qu’Ibrahim, osa l’abandonner ;

Bref elle y consentit, pouvant l’en détourner.

Car si j’eusse avec force ; ainsi qu’avec tendresse,

Agi comme une Amante, et comme une Maîtresse :

Prié, puis commandé pour arrêter ses pas,

Et fait voir à son cœur, qu’il ne me plaisait pas.

S’il eût connu par nous, ses malheurs et les nôtres,

Que le premier devoir, emporte tous les autres,

Qu’étant comme il était, plein d’amour et de foi,

Il était obligé, de ne songer qu’à moi :

Que l’on ne doit jamais témoigner son courage,

Quand la personne aimée, en reçoit un outrage :

Qu’on n’est point genreux, quand on ose fâcher,

L’objet qui nous chérit, l’objet qui nous est cher :

Et si pour arrêter cette âme prisonnière,

Mon cœur eût joint enfin la force à la prière :

Lui montrant le devoir, son esprit l’est connu,

Ce généreux Amant ne fût point revenu,

Sa sagesse et la mienne, ainsi m’auraient sauvée ;

Je verrais l’Italie, au lieu d’être enlevée,

Je n’aurais jamais vu, les bords de l’Hellespont :

L’injuste Soliman, ne m’eût point fait d’affront,

Et pour dernier malheur le pouvoir d’un Barbare,

N’aurait point séparé deux Âmes qu’il sépare.

Mais ce n’est pas encor, (j’y songe avec horreur)

Ma dernière disgrâce, ma dernière erreur,

Moi-même j’ai causé le mal qui me traverse,

Je devais m’opposer, au voyage de Perse,

Je devais l’empêcher, avecques mon ennemi,

Arrêter Ibrahim, ou partir avec lui :

Mais le moyen de voir, le trait qui m’a frappée,

La prudence elle même, aurait été trompée :

Le moyen de penser, au malheur que je vois !

Mon cœur à ce départ, se vit transir d’effroi,

Il me prédit sans doute, une triste aventure,

Mais non pas d’où viendrait le tourment que j’endure,

Mais non pas clairement, le malheur que j’ai vu,

Il eût été moins grand, s’il eût été prévu.

Hélas je suis au point, quoi que le destin face,

De n’appréhender plus, de nouvelle disgrâce.

Mon âme est sans espoir, ainsi que sans désir :

Je crains pour mon honneur, pour moi, pour le Vizir ;

L’on en veut à ma gloire, aussi bien qu’à sa vie ;

Je suis dans le Sérail, et j’y suis poursuivie ;

Enfin après cela, je dépite le ciel,

De verser sur mon sort, plus de haine et de fiel.

Ceux dont l’Antiquité ; nous à fait des exemples ;

Ceux de qui les Tombeaux, ont mérité des Temples :

Avaient cet avantage, en leur injuste erreur,

Qu’il leur était permis d’écouter leur fureur :

Qu’ils pouvaient éviter, le mal qui m’importune,

Et d’un bras généreux, dépiter la fortune.

Mais ma Religion, pour mon dernier malheur,

Me défend de mourir, si ce n’est de douleur ;

Bien est-il vrai pourtant, qu’elle est si violente,

Que la mort qui la suit, ne saurait être lente,

ÉMILIE.

Hé Madame pour Dieu ne m’abandonnez pas !

Et pour vous garantir, d’un injuste trépas,

Songez que votre perte, en causerait une autre,

Car la mort d’Ibrahim, suivrait bientôt la votre.

ISABELLE.

Ha n’usez plus d’un nom, qui ne m’est plus permis

Puisqu’il ne l’a reçu, que de nos ennemis.

ÉMILIE.

Et bien, Justinian aujourd’hui vous oblige,

À modérer un peu, l’ennui qui vous afflige :

Songez qu’il ne peut vivre, en perdant son bonheur.

ISABELLE.

Isabelle non plus, ne le peut sans honneur,

il vaut mieux qu’un Amant, la pleure en sa mémoire.

Que de pleurer tous deux, la perte de ma gloire.

Non, non, n’allongez pas ces discours superflus ;

Je vivrai dans la gloire, ou je ne vivrai plus.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

ASTÉRIE, ISABELLE, ÉMILIE

 

ASTÉRIE.

Toujours cette tristesse, occupe vos pensées

Le fâcheux souvenir de vos peines passées,

Toujours dans votre esprit viendra se retracer,

Et la Grèce n’a rien qui le puisse effacer.

ISABELLE.

Encor que ma douleur soit toujours infinie,

Elle perd si rigueur en votre compagnie :

Et l’horreur de vous voir, à des charmes si doux,

Qu’on ne peut qu’être heureux, étant auprès de vous.

ASTÉRIE.

Cette civilité, me contente, et m’oblige :

Mais je n’ignore pas quel sujet vous afflige ;

Et j’ai su du Sultan, par un ample discours,

Et ce qu’est Ibrahim, et vos chastes amours :

Oui de Justinian, et d’Isabelle encore,

Il est peu de travaux, que mon esprit ignore :

GRIMALDI MONACO, me sont des noms connus.

Ainsi que les succès, qui vous sont advenus,

Je sais votre naissance, et je sais que dans Gennes

Commencèrent vos jours, aussi bien que vos peines.

Qu’Ibrahim vous aima, des l’instant qu’il vous vit :

Et qu’il ne vous donna, que ce qu’il vous ravit.

Qu’il fût Amant aimé qu’une haine ancienne,

Divisait dès longtemps, votre race la sienne.

Que votre père encor, se sentit secourir,

Par celui que sa main voulait faire mourir.

Que depuis, votre amour eut bien plus de licence,

Mais qu’il fallut souffrir la rigueur d’une absence :

Qu’il fut en Allemagne ou pendant son séjour,

On lui dit qu’Isabelle, avait changé d’amour ;

Et qu’en son désespoir, après cette nouvelle,

Il voulut s’aller perdre, en perdant Isabelle.

Or pour notre bonheur, et pour le sien aussi,

La fortune et la Mer, l’amenèrent ici ;

Ou malgré le pouvoir, que le Sultan lui donne,

Il ne pût être heureux, loin de votre personne ;

Et vous sachant constante, il voulut vous revoir :

Il y fut, et revint avec son désespoir.

Comme il est généreux, il garde sa parole,

Mais il s’afflige après, et rien ne le console.

Le Sultan voit sa perte, le voulant sauver,

Sans qu’il en sache rien il vous fait enlever,

Ainsi l’on réunit, ce que le sort sépare ;

Et rien ne peut troubler une amitié si rare.

ISABELLE.

Madame trouvez bon que je die en passant,

Que l’Illustre Ibrahim, n’est pas méconnaissant :

Votre haute Vertu, tient son âme asservie :

Il m’a dit qu’à vous seule, il doit l’heur et la vie :

Et que le Sultan l’aime, et l’oblige à tel point,

Que son sang et sa mort, ne l’acquitteraient point.

J’ai su qu’on lui permet, de garder sa croyance ;

Que s’il est Musulman, ce n’est qu’en apparence ;

Et que par les conseils des Prêtres de sa loi,

Il prît l’habit des Turcs, sans en prendre la foi.

Enfin en m’apprenant son étrange aventure,

Cet Illustre Bassa, ma fait une peinture,

Où brillent à l’Ennui, l’honneur et les attraits :

Et quand il m’a tracé les merveilleux portraits,

D’une vertu sublime, autant qu’elle est chérie,

Que ne m’a-t-il point dit, de la Grande Astérie ?

Si je pouvais parler, sans perdre le respect.

Madame, le dirais qu’il me devint suspect.

Mais j’ai bien reconnu, Princesse sans égale,

Que vous êtes sa Reine, et non pas ma rivale :

Et qu’après tant d’effets de générosité,

Il peut vous adorer sans infidélité.

Aussi n’est-ce qu’à vous que j’adresse ma plainte ;

Et que vous que j’implore, en ma nouvelle crainte,

Je vous conjure donc, dans un mal que j’ai tu ;

Par le nom d’Ibrahim, et par votre vertu,

Par le propre intérêt, du Sultan votre père,

Par sa gloire qu’il perd, qui vous doit être chère,

Par l’honneur et par vous, de vouloir aujourd’hui

En servant le Sultan, vous opposer à lui :

Et par là conserver avec gloire immortelle,

Et les jours d’Ibrahim, et les jours d’Isabelle,

Ainsi jamais le Ciel, ne regarde en courroux,

Après cette bonté, ni le Sultan ni vous :

Et puisse la fortune, ô Divine personne,

Vous donner plus d’un Sceptre, et plus d’une Couronne ;

Puisqu’avec tous ses biens, et ses prospérités,

Vous avez moins encor, que vous ne méritez.

ASTÉRIE.

Non ; non, ne celez point, ce que je veux qu’on sache,

L’innocence paraît, et le crime se cache.

Je crois n’avoir rien fait, digne d’être blâmé :

Ibrahim est aimable, nous l’avons aimé ;

Mais sa rare valeur, et sa Vertu sublime,

N’allumèrent en nous, qu’une ardeur légitime :

Et sachant que pour vous son, Esprit est atteint,

La raison fit nos feux, la raison les éteint.

Ainsi ne craignez point, ô Rivale adorable,

Que ma protection, ne vous soit favorable ;

Et qu’un cœur généreux, ne se porte aujourd’hui ;

À tout ce que le votre exigera de lui.

Mais en faisant céder ; mon intérêt au votre,

Après cette faveur, accordez, m’en un autre.

Ayez quelque bonté, pour me favoriser,

Et plaignez l’Empereur, au lieu de l’accuser.

Car malgré son amour, cette âme noble en haute,

Se punit elle-même, en connaissant sa faute :

Et malgré le pouvoir, d’un insolent vainqueur,

L’Amitié d’Ibrahim, règne encor en son cœur.

Il l’offense à regret, il le plaint, et se blâme ;

Et si Rustan après, n’obsédait point son âme ;

Qu’elle agît d’elle même, et par son sentiment :

Elle suivrait bientôt, la Vertu seulement.

Or Divine Isabelle, ayez plus de constance :

Espérez tout du Ciel, et de mon assistance :

Je m’en vais de ce pas, auprès de l’Empereur,

Opposer la prudence, à son injuste erreur.

ISABELLE.

Après cette bonté, Sage et belle Sultane,

Je vous puis adorer et n’être point profane.

ÉMILIE.

Ô Ciel ! veuilles bénir un si juste travail,

Puisque tant de vertu se rencontre au Sérail.

ASTÉRIE.

Retirez-vous Madame, et soyez moins en peine :

Allez, je veux parler à la Sultane Reine :

Allez, donc, là voilà, j’imagine un discours,

Que m’inspire le Ciel, et pour votre secours.

 

 

Scène II

 

ASTÉRIE, ROXELANE, DEUX ESCLAVES

 

ASTÉRIE.

L’intérêt que je prends en tout ce qui vous touche,

Madame, ouvre mon cœur, aussi bien que ma bouche : 

Et me force à parler, pour montrer son pouvoir,

Et contre le Sultan, et contre mon devoir.

Mais que dis-je ! au contraire, en pareille aventure,

C’est suivre la Vertu, c’est suivre la nature ;

C’est faire son devoir, c’est servir l’Empereur ;

Que de nous découvrir, sa flamme et son erreur.

La Princesse étrangère, a suborné son Âme,

Elle porte au Sérail, le désordre et la flamme :

Elle met aujourd’hui, l’une et l’autre en son cœur ;

Et se fait un Captif, d’un illustre vainqueur.

Madame songez-y, votre gloire et la mienne,

Doivent bannir d’ici, cette Esclave Chrétienne,

Doivent bannir d’ici, sa fatale beauté,

De peur de quelque étrange grande nouveauté.

Qui peut donner son âme, ou plutôt qui la donne

Peut bien encor donner, son Sceptre et sa Couronne,

Et qui peut vous ôter, le Sceptre et la Grandeur.

Vous savez qu’il est homme, et savez quelle est belle ;

Connaissez Soliman, connaissez Isabelle :

Mais craignez l’un et l’autre, en les connaissant bien,

Songez à tout Madame, et ne négligez rien.

ROXELANE.

Votre crainte me plaît, et votre avis m’oblige :

Mais inutilement, on veut que je m’afflige ;

Je ne m’étonne point, pour tout ce qu’on me dit,

Je connais le Sultan, je connais mon crédit :

Qu’Isabelle à son gré, charme et fasse la vaine,

Et elle est toujours Esclave, moi Sultane Reine.

ASTÉRIE.

Mais ici bien souvent, aux yeux de l’Univers,

D’Esclave on devient Reine, et l’on quitte ses fers.

ROXELANE.

Roxelane, il est vrai, mérita cette gloire ;

Son âme sur le Trône, en garde la mémoire,

Mais quoi, pour arriver à ce suprême honneur,

Toutes n’ont pas sa grâce, et n’ont pas son bonheur.

ASTÉRIE.

Encor que ce discours, n’ait rien qui n’importe,

Songez que la Fortune, est toujours la Fortune :

Qu’elle règne absolue, et même sur les Rois,

Et qu’on peut voir encor, ce qu’on vit autrefois.

ROXELANE.

Ces présages sont vains, et ces paroles vaines.

La main qui porte un Sceptre, est trop loin de ces chaines,

Sur le Trône où je suis, qu’aurais-je à redouter ?

Je n’en saurais descendre, et l’on n’y peut monter.

ASTÉRIE.

Isabelle pourtant le pourrait comme un autre.

ROXELANE.

Ce n’est point ma rivale, elle est plutôt la votre :

Ici votre intérêt, veut passer pour le mien,

Enfin vous craignez tout, et moi je ne crains rien.

ASTÉRIE.

Ha ! Madame cessez, de me faire un outrage :

Les filles du Sultan, ne sont point sans courage :

Et pour vous faire voir, si je vaux un Bassa,

Je naquis dans le Trône, où le sort vous plaça.

ROXELANE.

Vous sortez du respect, et de la retenue.

ASTÉRIE.

Non, votre qualité, ne m’est pas inconnue.

ROXELANE.

Soliman...

ASTÉRIE.

À ce nom, je dois être à genoux.

ROXELANE.

Vous le devez pour lui, vous le devez pour nous.

ASTÉRIE.

Je sais ce que je dois, sans qu’aucun me l’apprenne ?

Ma mère était Sultane, en vous Sultane Reine :

Mais cette différence, est un simple bonheur ;

Et c’est de ma maison, que vous vient cet honneur.

ROXELANE.

Vous êtes irritée, et l’affaire vous touche.

ASTÉRIE.

Moi ! la seule raison, m’ouvre et ferme la bouche ;

Et j’ai pris trop de part, en tous vos intérêts.

ROXELANE.

Et bien, n’en parlons plus, et n’en prenez jamais.

 

 

Scène III

 

ASTÉRIE

 

Orgueilleuse qu’elle est, dedans son insolence,

Ne considère plus mon rang ni sa naissance :

Et perd le souvenir, en me comblant d’ennuis,

Et de ce qu’elle était, et de ce que je suis.

L’altière la superbe, est toujours irritée :

Une gloire si grande, et si peu méritée,

Enfle ses vanités, et l’aveugle à tel point,

Qu’elle se méconnaît, et ne me connait point,

Mais d’où vient qu’à sa gloire, elle n’est plus sensible,

Elle qui pour régner, trouverait tout possible !

Qui perdrait l’Univers, pour conserver son rang,

Et qui n’a point d’horreur, de l’horreur et du sang !

Quelque secret dessein, arrête la cruelle ;

Elle hait Ibrahim, encor plus qu’Isabelle :

Elle craint son pouvoir, elle craint son retour,

Elle aspire peut-être, à le priver du jour.

Mais à quelque degré, que monte sa furie,

Il suffit qu’Ibrahim, fut aimé d’Astérie :

Il suffit qu’elle hait ce grand homme aujourd’hui,

Pour me faire tenter, toute chose pour lui.

 

 

Scène IV

 

RUSTAN, SOLIMAN

 

RUSTAN.

Elle ose refuser une gloire se grande !

SOLIMAN.

Elle n’a plus le cœur, que le mien lui demande.

RUSTAN.

Préférer un Esclave, à l’amour d’un grand Roi !

SOLIMAN.

Elle aime ce que j’aime, et se règle sur moi.

RUSTAN.

Quoi ! chérir un Rival, de qui l’heur est extrême !

SOLIMAN.

Et malgré son bonheur, l’aimer plus que moi-même.

RUSTAN.

Toi ! Souffrir un refus, qu’on ne peut trop blâmer !

SOLIMAN.

Rustan, ajoute encor, le souffrir, et l’aimer

RUSTAN.

Et tu veux estimer, les fers qu’elle te donne.

SOLIMAN.

Ha Ciel ! plus que le Sceptre, et plus que la Couronne.

RUSTAN.

Mais qu’as-tu pour la vaincre, et pour te secourir ?

SOLIMAN.

Ton adresse Rustan, tes conseils ou mourir.

RUSTAN

Ta Hautesse aujourd’hui, les pourra-t-elle suivre ?

SOLIMAN.

Ha ! c’est me demander, si mon cœur pourra vivre !

RUSTAN.

Oserai-je parler ?

SOLIMAN.

Dispose de mon sort.

RUSTAN.

L’oserai-se Seigneur ?

SOLIMAN

Ha parle, ou le suis mort.

RUSTAN.

L’excès de son orgueil, aussi grand que ses charmes,

Méprisera toujours la faiblesse des larmes :

Elle traite en Esclave, un qui l’est en effet ;

Et tu te plains d’un mal, que toi-même t’es fait.

Il faut agir en Roi, quelque chose qu’on fasse :

Dans cet abaissement, la Majesté s’efface ;

Elle perd un éclat, qui touche les esprits ;

Et l’objet de pitié, l’est souvent de mépris,

La Vertu des Puissants, est la force suprême :

La terreur, est l’éclat qui sort du Diadème :

Il faut que l’épouvante, accompagne leur voix :

Prier, est aux sujets, et commander aux Rois.

La crainte ébranle une Âme ; et puis l’amour l’emporte,

Et l’une et l’autre ensemble, étonnent la plus forte.

Un Prince est plus aimé, plus il paraît ardant ;

Et tu ne dois jamais prier, qu’en commandant.

Parle, parle Seigneur, mais parle en grand Monarque :

Songe que ta puissance, est ta plus belle marque ;

Fais trembler Isabelle, afin de l’émouvoir :

Cache-lui ta faiblesse, et montre ton pouvoir.

SOLIMAN.

Mais perdre le respect, pour l’objet que l’on aime.

RUSTAN.

Mais perdre son repos, mais se perdre soi-même.

SOLIMAN.

Mais trahir Ibrahim !

RUSTAN.

Oui Seigneur, oui crois-moi.

SOLIMAN.

Il me la confia.

RUSTAN.

Mais lui-même est à toi.

Déjà depuis trois mois, tu chéris la Chrétienne,

Sans oser soupirer qu’attends-tu qu’il revienne.

SOLIMAN.

Mon ordre le défend.

RUSTAN.

Il n’a point répondu ;

Il veut désobéir, où cet ordre est perdu.

SOLIMAN.

Hélas que dois-je faire.

RUSTAN.

User de diligence ;

Parler mais fortement.

SOLIMAN.

Bien donc, qu’elle s’avance.

 

 

Scène V

 

SOLIMAN

 

Malheureux Soliman, qu’as-tu fait, que fais-tu ?

Et que devient enfin, ta première vertu ?

Ibrahim, Ibrahim : Isabelle, Isabelle :

Ô Ciel qu’il est vaillant, mais ô Ciel, quelle est belle :

Il me sert, je lui nuis ; elle plaît à mes yeux,

Et je vais l’offenser, d’un discours furieux ;

Ha quel dérèglement : ô Dieu quelle injustice.

Évitons, évitons le crime et le supplice.

Il est encore temps que dis-je ! la voici ;

Il n’est temps que de vaincre, ou de mourir ici.

 

 

Scène VI

 

SOLIMAN, ISABELLE, RUSTAN, ÉMILIE

 

SOLIMAN.

De quelque feint respect, que votre esprit se cache,

Je vois que mon abord, vous déplaît, vous fâche :

Que je vous importune, à vous voir seulement ;

Que vous avez au cœur, ce cruel sentiment,

Que par ma passion, je m’acquiers votre haine :

 Que mon travail est vain, que ma poursuite est vaine

Que mes profonds respects, augmentent votre orgueil,

Que votre cruauté prépare mon cercueil,

Que ma prière enfin, vous rend inexorable :

Que vous rendez ma vie, ou ma mort déplorable :

Et qu’au lieu de toucher, votre extrême rigueur,

Mais larmes ne font rien qu’endurcir votre cœur,

C’est pourquoi, puisqu’ainsi mon espérance est morte,

Mon cœur à résolu d’en user d’autre sorte.

J’ai trop fait le Captif me voyant dédaigner :

Et puisque votre esprit, refuse de régner,

Il est juste, il est juste, en ce mal qui me presse,

De ne vous traiter plus de Reine et de Maîtresse ;

De cesser d’être Esclave, et d’agir autrement.

Mais ne pouvant cesser, d’être encor votre Amant

Pour la dernière fois, il faut que je vous die,

Puisque l’on voit mes maux, sans qu’on y remédie,

Que si ma passion, ne vous range au devoir :

Que si votre rigueur, me met au désespoir :

Mon cœur sera capable, en cette peine extrême,

De perdre toute chose, en se perdant soi-même.

ISABELLE.

Quoi Seigneur, tu voudrais que je crusse ta voix !

Que je fisse ce tort, au plus juste des Rois !

Non, se sais sa Vertu, cette colère est feinte :

Il ne peut me toucher, ni d’amour ni de crainte,

Il peut céder peut-être, à cette passion,

Mais non pas jamais faire, une lâche action.

Son cœur est trop illustre, et son Âme est trop belle.

Elle peut-être faible, et non jamais cruelle :

Et l’on ne verra point, en ce funeste jour,

Les effets de la haine, achevez par l’amour.

Ce n’est pas, ce n’est pas que mon âme affligée,

Ne se cru bien heureuse, et bien ton obligée,

Si te laissant fléchir, à mes justes propos ;

Si pour sauver ta gloire, ainsi que mon repos,

Par haine ou par pitié, ta main juste et puissante,

Chassait de ton Sérail, Isabelle innocente ;

(Si l’on peut dire tel, ce qui trouble ta paix)

Et qu’elle la chassât, pour ne la voir jamais.

SOLIMAN.

Vous croyez qu’une amour, que vous voulez détruire ;

Empêchera toujours, Soliman de vous nuire,

De la vient cet orgueil, de là vient ce refus,

Qui rend en ma personne, un Monarque confus.

Mais sachez que ce Prince, en l’état qu’est son Âme,

Au milieu de la glace, au milieu de la flamme ;

Qui ne voit enfon choix, qu’Isabelle où la mort,

Doit pour vous posséder faire un dernier effort.

Blâmez si vous voulez, mon amoureuse envie,

Mais il est juste enfin, de conserver sa vie :

J’aime le Grand Vizir j’aime et connais sa foi :

J’ai du respect pour vous, mais j’ai pitié de moi.

J’ai fait, hélas j’ai fait plus que n’eût fait nul autre

Pour trouver mon repos sans, traverser le votre,

Mais voyant que mon cœur, ne peut vivre sans vous

Il ne doit pas mourir, ce choix étant à nous,

Sachez donc que ce cœur, va jusqu’à la furie,

Qu’il vous peut commander, encore qu’il vous prie,

Qu’il est digne de vous, étant digne d’un Roi.

Qu’on me doit conserver le jour qu’on tient de moi,

Oui Ibrahim est ingrat, s’il ne veut point le faire,

Et qu’après le mépris, succède la colère.

Enfin souvenez-vous, pour la dernière fois,

Que l’extrême vengeance, est le plaisir des Rois,

Et des Rois irrités, dont l’Âme est enflammée :

Qu’Ibrahim qui me nuit ; est dedans mon Armée,

Et qu’Isabelle songe, en faisant son devoir,

Quelle est dans le Sérail, où j’ai quelque pouvoir.

ISABELLE.

Invincible Empereur, je sais toutes ces choses,

Mais je (sais mieux encor, que c’est toi qui dispose ;

Du Camp du Sérail, et que vu ta bonté,

L’une et l’autre nous est un lieu de sureté.

Et puis, qui peut penser, ô Prince plein de gloire

Que le pauvre Ibrahim, soit hors de ta mémoire ?

Que lui que ta Hautesse, à tant aimé jadis,

Puisse jamais tomber au malheur que tu dis ?

Je ne croirai jamais, que les yeux d’Isabelle,

Inspirent des désirs, qui soient indignes d’elle,

Non Seigneur, non Seigneur, je ne puis le penser,

C’est te faire un outrage, et c’est trop m’offenser.

SOLIMAN.

Isabelle en mon cœur, a mis beaucoup de flamme,

Et n’a rien mis en lui, qui soit digne de blâme.

Mais il faut que j’avoue, en blâmant son erreur :

Qu’enfin sa cruauté, me porte à la fureur :

Et que je suis capable, en cette peine étrange,

De perdre, et perdre tout, pourvu que se me venge.

ISABELLE.

Seigneur, te sentiment ne t’est jamais permis :

Ne me menace point, avecques mes amis,

La crainte ne peut rien, sur une Âme affligée :

Et quand je n’aurais point, ma parole engagée ;

Et quand j’aurais pour toi, l’amour et le désir,

Qu’avec plus de raison, j’ai pour le Grand Vizir :

Quand ma Religion, pourrait être la tienne,

Roxelane est ta femme, Isabelle est Chrétienne :

Traite la mieux Seigneur, et pense désormais,

Qu’elle n’est point Esclave, et ne la fut jamais.

SOLIMAN.

Ha ! de grâce arrentez, ces paroles trop vaines :

Les Esclaves chez moi, sont au dessus des Reines :

Et ce n’est pas avoir une grande rigueur,

Que vous faire Régner, et ? Régner sur mon cœur.

ISABELLE.

Enfin Seigneur, enfin, tout ce que je puis dire,

Après les sentiments, que la fureur t’inspire ;

C’est que quand ta Hautesse en perdant sa bonté,

Voudrait par la frayeur, toucher ma volonté :

Obtenir par la crainte ; une place en mon Âme,

Qu’on refuse à l’amour, qu’on refuse à sa flamme ;

Condamner Ibrahim, au supplice, au trépas ;

Je le verrais mourir et ne t’aimerais pas.

J’aime le Grand Vizir, encor plus que moi-même ;

Mais j’aime plus que lui, ce qui fait que je l’aime :

Je veux dire l’honneur, qu’il a toujours aimé :

Qu’il meure donc plutôt, que ce qui la charmé,

Meure le grand Vizir, meure encor Isabelle,

Pourvu que cette mort, puisse être digne d’elle :

Vois s’il te reste encor, quelque chose à tenter.

Puisque même la mort, ne peut m’épouvanter.

Non Seigneur, non Seigneur tu n’as plus d’espérance :

Où si tu l’as encor, elle est sans apparence :

Tu ne peux en amour, être que malheureux,

Mais tu peux être encor, et Grand, et Généreux.

Fais donc que cette amour, qui ne me saurait plaire,

Ou cède à la raison, ou cède à la colère,

Achève ta fureur, ou reprends ta pitié,

N’aies que de la haine, ou que de l’amitié,

Ou sois mon Protecteur, ou sois mon adversaire ;

Et puis qu’enfin ce choix, est un point nécessaire,

Regarde ma constance, et vois ce que tu fais :

Vois-moi pour Ibrahim, on ne me vois jamais.

Je sais Seigneur, je sais, sans qu’aucun me le die,

Qu’en cette occasion, je parais trop hardie.

Mais puisque ta rigueur, n’écoute plus ma voix,

Il faut te dire encor pour la dernière fois ;

Que mon Âme Seigneur, ne peut être contrainte ;

Quelle vaincra l’amour, la Grandeur, et la crainte

Qu’elle ne peut changer ; et qu’inutilement,

Tu veux perdre ta gloire, et causer son tourment.

SOLIMAN.

La frayeur ne peut rien, sur votre Âme inflexible,

La pitié ne peut rien, sur mon cœur trop sensible :

Et puisque j’aime encor, ce que je dois haïr,

Vous verrez si ce cœur, se sait faire obéir.

 

 

Scène VII

 

UN CAPIGI, SOLIMAN, ISABELLE, RUSTAN, ÉMILIE

 

UN CAPIGI.

Le Grand Vizir arrive, il t’a voulu surprendre.

SOLIMAN.

Qui ?

LE CAPIGI.

L’Illustre Ibrahim.

SOLIMAN.

Dieu, que viens-je d’entendre.

ISABELLE.

Ciel, tu me rends le jour, le rendant à mes yeux !

SOLIMAN.

Qu’il entre ; arrête, va, demeure ; ô justes Cieux !

Que ferai-je Ibrahim ! qu’il vienne, et vous Madame,

Si vous aimez le jour, autant que votre flamme,

Si vous aimez la vie, et celle du Vizir,

Cachez-lui ma douleur, et votre déplaisir ;

Autrement...

ISABELLE.

Non Seigneur, cette menace est vaine,

Je sais ce que je dois.

SOLIMAN.

Rustan, qu’on la rameine.

 

 

Scène VIII

 

SOLIMAN

 

Ô Ciel ! et de quel front, verrai-je ce grand cœur,

Qui sans doute revient, triomphant et vainqueur ?

Comment puis-je cacher, ma flamme illégitime ?

Comment puis-je cacher, et ma honte et mon crime ?

Je me sens tout en feu, je tremble, je frémis ;

Moi, qui souvent ai fait trembler mes ennemis.

Ô Vertu, seul appui, qui soutiens ma Couronne,

Tu m’as abandonné la force m’abandonne,

Et Soliman n’est plus, ce Soliman si fort !

Je l’entends, le voici, Dieu que ne suis-je mort.

 

 

Scène IX

 

IBRAHIM, ACHOMAT, TROUPE DES GRANDS DE LA PORTE, TROUPE DES JANISSAIRES portants les Drapeaux, SOLIMAN

 

IBRAHIM.

Quand je fus par ton ordre, auprès de Betilize,

Cette place seigneur, que ta main a conquise,

Je trouvais que ton Camp, était prêt à marcher :

L’Ennemi nous cherchait, nous le fumes chercher.

Enfin nous le trouvons, dans ces vastes campagnes,

Qu’environnent partout, quatre hautes montagnes,

La Plaine de Niphate, est le lieu signale,

On pour toi seulement la victoire a volé.

Dès que par tes Coureurs qui le virent paraître,

Je sus qu’il m’attendait, je sus le reconnaître :

Et je vis le Sophi, dont les commandements,

Tiraient les Escadrons, de ses retranchements ;

(Car la Perse Seigneur, qui n’a qu’une furie,

Fait consister sa force, en sa Cavalerie.)

À l’instant je formé, de l’un à l’autre bout,

Ce grand et beau Croissant si redouté partout :

J’imite l’ennemi, j’agis comme il travaille ;

Je range ton armée, et la mets en Bataille.

Je donne l’Aile gauche, au vieux Bassa Pialli ;

Je donne l’Aile droite au Généreux Alli ;

Le sage et fort Isuf, Saniac de la Morée,

Pointe l’Artillerie, et la tient préparée.

J’arbore tes Drapeaux, et tous les Étendards ;

Vingt-deux Escadrons, font front de toutes parts :

Je vais de rang en rang.

SOLIMAN.

Que sa prudence est rare !

IBRAHIM.

Pour voir si rien ne branle, et si tout se prépare.

J’exhorte, je commande, et menace à la fois,

Je fais agir partout, l’œil, la main et la voix :

Lors ayant donné l’Ordre, aux choses nécessaires,

Je forme un Bataillon, de tous les Janissaires,

Et sans les exhorter, sinon en combattant,

Je me mets à leur tête, et l’on marche à l’instant.

Partout sonne la charge, en tes Troupes Royales :

Un effroyable bruit, de cris et d’Ataballes,

Mêle au bruit du Canon, son bruit grand et confus,

Enfin l’air obscurcit, et l’on ne se voit plus.

Mais malgré la poussière, et malgré la fumée,

L’on voit flamber le fer, dans l’une et l’autre Armée

C’est là dis-je aux Soldats, qu’il se faut signaler,

C’est là mes Compagnons, c’est là qu’il faut aller.

À l’instant tout me suit, tout combat, tout se mêle

Tout lance et tout reçoit, une effroyable grêle,

Et le fer et le feu, rougissent tout de sang :

La Victoire la Mort, courent de rang en rang,

Chacun suit vaillamment, l’ardeur qui le possède,

Chacun frappe, est frappé, combat, Triomphe, ou cède :

Se fait jour, est percé, tombe, ou fait succomber : 

Et dérobe le jour, qu’il se sent dérober

Lors un Escadron plie, ou tes gardes arrivent :

Je le renverse encor, sur d’autres qui le suivent :

Je mets tout en désordre, en cette occasion,

Et me sers en ce lieu, de leur confusion.

Mais Pialli glorieux, de plus d’une conquête,

Se trouvant Telefan, et Basingir en tête,

Et vingt mille Soldats, ployait sans déshonneur,

Quand ma main y porta, son fer, et ton bonheur,

Je rallie les siens qui prenaient tous la fuite ;

Et lors joignant mon bras, à sa sage conduite, 

Il fit que l’ennemi, commença de branler,

Et ceux qui reculaient, le firent reculer,

Je quitte l’Aile gauche, et je cours à la droite :

Alamus y cédait, j’achève sa défaite :

Et le vaillant Alli, dont le fus au secours,

Y fit Seigneur, y fit, ce qu’il à fait toujours.

Enfin ce fut alors, avec beaucoup de gloire,

Que le Sophi Vaincu, te céda la victoire :

Qu’il perdit l’espérance, et qu’il se retira ;

Et le champ de Bataille, enfin nous demeura,

Avec tout le Canon, avec tout le Bagage ;

Et trente mille morts.

SOLIMAN.

Ô l’Illustre courage ?

IBRAHIM.

Ha garde cette gloire, elle n’est peint à moi !

Elle est à ses Guerriers qui combattaient pour toi.

Elle est à ses grands cœurs, qui font trembler la Perse :

Qui n’ont point d’ennemis, que leur bras ne renverse,

Mais entre ces Guerriers, Achomat que voici,

A signalé sa force, et son courage aussi.

Si l’on lui rend justice il n’est rien qu’il n’obtienne,

Il vaut une Couronne en défendant la tienne.

Or te voulant surprendre avec plus de plaisir,

Et laisser en ton cœur, la crainte et le désir :

J’établis un tel ordre à l’entour de l’Armée,

Que tout fût arrêté, jusqu’à la Renommée,

Aucun de notre Camp, ni des lieux d’alentour,

Ne put avec ce bruit, devancer mon retour :

Et voyant la défaite, ma victoire entière,

Je ramenai ton Camp, jusques sur la frontière.

Car depuis ce grand jour, tout céda, tout fléchit,

Je reconquis la Perse, et Tauris se rendit.

Une seconde fois, ma main te la redonne :

J’apporte ses Drapeaux, j’apporte sa Couronne :

Les Armes d’un vaincu, qui ne l’était jamais :

J’apporte deux grands biens, la Victoire et la Paix :

J’apporte de Tachmas, et le Sceptre et Diadème ;

Je mets tout à tes pieds, en m’y mettant moi-même.

SOLIMAN.

Quoique puisse avoir fait, et ta force la leur,

Je n’attendais pas moins de ta rare valeur :

Ha tu n’as Ibrahim, que trop fait pour ma gloire,

J’étais assez ingrat, sans cette autre victoire :

Et ce n’était que trop, des services passés !

IBRAHIM.

Ce Cœur en te servant, ne dit point c’est assez.

Mais Seigneur trouve bon en l’ardeur qui me presse,

Que je quitte mon Maître, et coure à ma Maîtresse,

Je suis quitte envers lui, de ce premier devoir,

Je lui dois le second, et je meurs de la voir.

Je te laisse mon cœur, en dépôt avec elle ;

Je commis ce Trésor, à ta garde fidèle ;

Sans doute tes bontés me l’auront conservé :

Mais peut-être elle sait que je suis arrivé,

Pardonne donc Seigneur, à mon impatience

Etsi tu sais aimer, excuse cette offense :

Il faut pour une fois, en ce bien heureux jour,

Que je fasse céder le respect à l’amour.

 

 

Scène X

 

SOLIMAN

 

Hélas en quel désordre, est mon âme affligée !

Quoi j’ose voir celui qui la tant obligée !

Qu’elle confusion, s’empare de mes sens !

Que veux-tu Soliman, qu’est-ce que tu sens :

L’on te gagne un État, tu pers ta renommée :

L’on combat pour toi seul, ton Âme est enflammée :

L’on meurt pour ton repos tu le perds aujourd’hui :

Ibrahim vaine pour toi, tu t’attaques à lui :

Il te donne un Empire, et toi tu veux sa vie ;

Compare son service, avecques ton envie ;

Compare son désir ; avec ta volonté :

Et tu verras ton crime, et sa fidélité.

Il te sert tu lui nuis : il s’assure, on le trompe ;

Il rencontre la perte, au milieu de sa pompe :

Son retour glorieux, est suivi d’un grand deuil,

Et du Char du Triomphe, il descend au Cercueil,

Et tout cela perfide, est causé par ta flamme,

Qui s’attaque à son cœur, qui s’attaque à son Âme

Qui veut injustement, lui ravir son bonheur,

Et qui perd ce grand homme, en perdant ton honneur,

Ô superbes témoins, d’une valeur insigne,

Dignes de ce grand cœur, dont je suis indigne,

Monuments éternels, d’un bras victorieux ;

Armes, Sceptre, Drapeaux, montrez vous à mes yeux :

Parlez-moi de mon crime, et de son grand courage

Apprenez-moi comment il eut cet avantage ;

En combien de périls, il s’exposa pour moi ;

Ce qu’il fit contre vous, ce qu’il fit pour son Roi :

Le sang qu’il répandit, et qu’il voulut répandre,

Au moment dangereux, où son bras vous fut prendre,

À combien de Guerriers, il donna le trépas ;

Soutenez ma Vertu, ne l’abandonnez pas,

Elle est seule elle est faible, et mon âme est rebelle :

Mais n’entreprenez rien s’il s’agit d’Isabelle !

Mon esprit la revoit, il ne vous veut plus voir :

Ce glorieux objet, à toujours son pouvoir ;

Qui peut vivre sans elle, est indigne de vivre :

Elle est, elle est charmante, il faut, il faut la suivre :

Bref il faut perdre tout, quoi perdre le Vizir !

Mais être sans bon heur ! mais avoir ce désir,

Étrange incertitude, ou mon esprit appelle,

Isabelle, Ibrahim, Ibrahim, Isabelle,

On je suis l’un et l’autre, et les aime tous deux

Oui je ne puis choisir, sans être malheureux ;

Si je quitte ses yeux, c’est quitter ce que j’aime,

Si je perds Ibrahim c’est me perdre moi même,

Hélas en cet état, j’ai tout à redouter,

Et mon cœur ne saurait ; ni perdre, ni quitter. 

 

 

ACTE III 

 

 

Scène première

 

ASTÉRIE

 

Illustre et noble erreur, tourment des belles Âmes,

Amour, sort de mon cœur, et porte ailleurs tes flammes :

La raison me défend, d’écouter tes propos,

Si je veux conserver, ma gloire et mon repos.

Ne viens plus m’engager, dans une rêverie,

Indigne du courage, et du rang d’Astérie :

Quelque félicité, qu’éprouvent les Amants,

La fille du Sultan, à d’autres sentiments.

Elle n’a pour objet, que l’honneur et la gloire ;

Va donc cruel Amour, et sors de ma mémoire :

Ma vertu saura vaincre, un injuste poussoir,

Et toujours me tenir, aux termes du devoir, 

Je sais bien qu’Ibrahim, est un homme admirable ;

Que sa haute vertu, le rend incomparable ;

Que sa valeur triomphe, autant qu’elle combat ;

Que nul autre vainqueur, n’eut jamais tant d’éclat ;

Qu’il est par son courage, et par sa renommée,

Et l’âme de l’Empire, et celle de l’armée :

Que ce dernier voyage, achève son bonheur ;

Qu’il en revient chargé, de butines d’honneur ;

Qu’il à des qualités, aimables et charmantes,

À mériter d’avoir des Reines pour Amantes,

Qu’il a beaucoup d’esprit, qu’il a beaucoup d’appas ;

Mais quoi, je sais qu’il aime, et qu’il ne m’aime pas

Je sais que dès long temps, il adore Isabelle ;

Qu’il est aussi constant, que sa maîtresse est belle,

Et comme il a raison, les Cieux me sont témoins,

Que s’il pouvait m’aimer, je l’estimerais moins.

Il aurait un défaut, s’il devenait volage,

Indigne d’Astérie, de son grand courage,

Non, non, pour ma victoire, il faut absolument,

Un cœur qui n’ait brûlé, que pour moi seulement

Or celui d’Achomat, est la seule victime,

Dont le beau sacrifice, est pur et légitime,

Mes Esclaves souvent, me parlent de sa foi :

Elles disent qu’il meurt, et qu’il brûle pour moi,

Et que depuis le temps, de la guerre des Perses,

Il a souffert cent maux, et cent peines diverses.

Qu’il me vit qu’il m’aima, qu’il m’aime sans me voir ;

S’il est digne de nous, il le faut recevoir.

Oui, c’en est fait Amour, et malgré tant de charmes

Il faut que la raison t’arrache enfin les armes.

Je cherche son secours, et non pas ta pitiés

Je passe de l’amour, à la seule amitié,

Je règle mes désirs, au point qu’ils doivent l’être,

Et tu seras esclave, ô toi qui fait le Maître.

Oui, je veux achever, ce que j’ai commence :

Pour quitter ce dessein, il est trop avance ;

Oui, voyons le Sultan, et chassons de son âme,

Ainsi que de la notre, une illicite flamme.

Mais voici la Princesse, elle vient en ces lieux,

Je t’ai banni du cœur, sors, encor de mes yeux.

 

 

Scène ΙΙ

 

ASTÉRIE, ISABELLE, ÉMILIE

 

ASTÉRIE.

Je ne demande point, qui fait couler vos larmes ;

Je connais la douleur, qui se mêle à vos charmes,

Mais j’ose demander, si le crime d’autrui,

Ne me mettra point mal, dans votre âme aujourd’hui

Et si vous souffrirez, que la fille d’un Prince,

Qui vous fait abhorrer cette triste Province,

Puisse vous dire encor, en voyant vos malheurs,

Qu’elle vient prendre part, à toutes vos douleurs,

Ou plutôt au plaisir qui va charmer votre Âme,

Et qu’un heureux retour, va joindre à votre flamme.

ISABELLE.

Vous le pouvez, Madame ; et par cette pitié,

Vous montrez d’autant plus, une ferme amitié,

Que moins votre belle Âme, y doit être obligée :

J’ai changé le Sultan, qui me rend affligée :

S’il ne m’avait point vu, il serait généreux,

Vous seriez en repos, et lui ferait heureux :

Et vous éviteriez, cette douleur amère,

Que sent l’âme bien née, à condamner un père.

Mais est-il impossible, en l’état qu’est son cœur,

De montrer la raison, à ce puissant vainqueur ?

Ne trouverons-nous point, quelque chose qui m’aide,

Et qui soit à la fois, mon bien et son remède ?

Par son propre intérêt, vous y devez songer ;

Par celui d’Ibrahim, vous devez m’obliger :

Il vous doit la clarté, j’en garde la mémoire :

Faites, faites encor, qu’il vous doive ma gloire :

Comblez-le de plaisir, en me comblant de biens,

Rompez encor mes fers, ayant rompu les siens

Et par cette action, ô sage autant que belle,

Donnez à votre nom, une gloire immortelle.

ASTÉRIE.

Oui, je vous promets tout, mais ayez la bonté,

Vous qui du Grand Vizir, tenez la volonté :

Vous pour qui ce grand cœur, à tant d’obéissance :

De ne le porter point, à chercher la vengeance :

Je connais le Sultan, il le connait aussi,

Son cœur est suborné, quand il agit ainsi,

C’est le crime d’autrui, qui l’engage en ce crime :

Malgré l’injuste amour, l’amitié légitime,

Conserve son pouvoir, quand votre œil le soumet,

Et son cœur se repend, de l’erreur qu’il commet.

ISABELLE.

Hélas le repentir, qui demeure inutile ;

À proprement parler, n’est qu’un champ infertile !

Qui connait la Vertu, sans suivre ses appas,

Pécherait beaucoup moins, s’il ne la voyait pas,

Mais je sorts du respect, et la douleur m’emporte :

Pardonnez-moi Madame, et parlons d’autre sorte.

Sachez que le Vizir, ne peut jamais changer,

Qu’il servirait encor : bien loin de se venger :

Que son cœur apprenant ce qu’on ne lui peut taire,

Aura de la douleur, et nom de la colère :

Qu’il aimera toujours, cet illustre Rival ;

Et qu’il ne lui fera, ni déplaisir, ni mal,

Que bien qu’il puisse tout, parmi les gens de guerre,

Il ne s’en servira, qu’à conquêter la Terre :

Il ne s’en servira qu’à porter en tous lieux,

Les Armes du Sultan, et son Nom glorieux.

ASTÉRIE.

Cet Illustre Bassa, qui chérit Isabelle,

M’aurait déjà bannie, et ferait auprès, d’elle :

Il eut déjà suivi, son amoureuse ardeur :

S’il n’était retardé, par un Ambassadeur.

Mais je vais découvrir, comme il est nécessaire,

Ce qu’au cœur du Sultan, son retour à pu faire :

Quel est son sentiment, et sa confusion :

Et vous servir tous deux, selon l’occasion.

ISABELLE.

Ô générosité, qui n’eut jamais d’égale !

Céder ce que l’on aime, et servir sa Rivale !

 

 

Scène III

 

ROXELANE, RUSTAN, DEUX ESCLAVES

 

ROXELANE.

Il revient : il Triomphe ! et je dois l’endurer !

Sa gloire et mon malheur, doivent toujours durer !

Et quoi, vu son orgueil, et mes peines diverses,

Il triomphe de moi, bien plutôt que des Perses !

C’est moi qui perds le Trône, aussi bien que Tachmas ;

C’est moi qui perds le Sceptre, en ne me vengeant pas.

RUSTAN.

Souffrez donc que j’achève, et sa vie et vos peines.

ROXELANE.

Non, non, sans perdre temps à ses paroles vaines,

Tachez de découvrir, ce que cet insolent,

Pensera d’un amour, si prompt et violent :

De quel air il saura le destin de son Maître ;

Et quel ressentiment, il en fera paraître :

Car si nous l’observons, et tout ce qu’il dira,

Je le verrai punir, et l’on me vengera.

RUSTAN.

Croyez-vous qu’on lui dit, et qu’Isabelle l’ose ?

ROXELANE.

Oui je le crois Rustan, l’amour fait toute chose.

Allez donc travailler, à découvrir son cœur,

Afin de triompher, de l’orgueil d’un vainqueur.

Pour moi, je vais savoir avec beaucoup d’adresse,

Si Soliman suivra, l’Esclave ou la Maîtresse ;

Si son cœur amoureux, conserve son désir :

On s’il a pis changer, au retour du Vizir.

Allez donc, attendez, mon esprit imagine,

Un moyen plus aisé, pour causer sa ruine.

Je sais que le Sultan, aime et croit Achomat ;

Tâchons adroitement, d’en faire un coup d’État.

Oui, je sais que l’Amour, règne en sa fantaisie,

Et je la veux troubler, par une jalousie.

UN ESCLAVE.

Il vient.

 

 

Scène IV

 

ROXELANE, ACHOMAT, RUSTAN, DEUX ESCLAVES

 

ROXELANE.

Rustan et moi, plaignons votre malheur,

Et déplorons le sort des hommes de valeur.

Quoi, (disais-je en parlant d’une valeur insigne)

Un autre aura le prix, dont ce grand cœur est digne !

Et l’aveugle faveur, sera cause aujourd’hui,

Qu’au mépris d’Achomat, on Triomphe de lui !

De lui, dont l’Âme illustre, est si grande et si forte !

Car vous savez sans doute, avec toute la Porte,

Comme le Grand Vizir, qui paraît absolu,

Nous enlève Astérie, et qu’on la résolu :

Qu’il l’épouse demain, et qu’il traite en son Âme,

 Isabelle en Esclave, et la Sultane en femme.

ACHOMAT.

Ô Ciel, qu’ai-je entendu !

ROXELANE.

Certes l’on vous fait tort :

Plaignez-vous Achomat, du Sultan du sort.

Et pourquoi maintenant, s’amuser à des larmes ?

Un si fort ennemi, veut de plus fortes armes :

Dans un mal si pressant, il faut tout hasarder ;

Si vous ne vous aidez rien ne vous peut aider :

Mais si vous voulez, suivre, un conseil nécessaire,

Je mettrai sous vos pieds, cet heureux adversaire.

Vous n’avez qu’à blâmer, sa conduite et son cœur ;

Qu’à dire que sans doute, il trahit l’Empereur ;

Dire qu’il a trop tôt, abandonné la Perse ;

Que pour se maintenir, il élève et renverse ;

Qu’il ne conquête rien, que pour le perdre encor,

Qu’il séduit les Soldats, qu’il amasse un Trésor :

Qu’il doit tout son Triomphe, à sa bonne fortune :

Qu’on ne voit plus en lui, qu’une valeur commune,

Qu’il fut à la bataille, avec peu de vigueur,

Qu’il est Turc en l’habit, et Chrétien en son cœur.

ACHOMAT.

Moi Madame : ha changez un discours si coupable

C’est une lâcheté, dont je suis incapable,

Je sais qu’il est heureux, en qu’il est mon Rival ;

Mais je sais mieux encor, qu’il est mon Général.

S’il s’engage au dessein, ou mon amour m’engage,

Je saurai l’attaquer, en homme de courage ;

Mais non pas le trahir.

RUSTAN.

Ce moyen est plus doux.

ACHOMAT.

Il ne vaut rien pour moi, puis qu’il est bon pour vous.

ROXELANE.

Mais la Sultane enfin, va vous être ravie.

ACHOMAT.

Sans exposer l’honneur, j’exposerai la vie.

RUSTAN.

Pour sauver ce fantôme, on perd tout son bonheur.

ACHOMAT.

Vous qui parlez ainsi, connaissez vous l’honneur ?

ROXELANE.

Mais me connaissez-vous, ne craignant point ma haine ?

ACHOMAT.

Te connais mon devoir en la Sultane Reine.

RUSTAN.

Vous devriez accepter, un plaisir sans pareil.

ACHOMAT.

Rare et fidèle ami, gardez votre conseil.

ROXELANE.

Qui cède est sans courage, et qui se rend est lâche.

ACHOMAT.

Mais la main l’est plutôt, qui frape et qui se cache.

RUSTAN.

Pour vaincre et pour régner, tout doit être permis.

ACHOMAT.

C’est ainsi que Rustan combat ses ennemis.

ROXELANE.

Vous sortez du devoir, et commettez un crime.

ACHOMAT.

Pour vous ; j’ai du respect ; et pour lui, peu d’estime.

RUSTAN.

Ha c’est trop !

ACHOMAT.

C’est trop peu.

ROXELANE.

Vous êtes un ingrat.

ACHOMAT.

N’attaquez point l’honneur, et perdez Achomat.

ROXELANE.

Et bien, pour vous punir d’une audace si grande,

Oui, je vous perdrai seul.

ACHOMAT.

J’ai ce que je demande.

 

 

Scène V

 

ACHOMAT

 

Ha faisons Triompher, en ce funeste jour,

La raison sur les sens, et l’honneur sur l’amour :

Si le sort me refuse, une juste victoire,

Il faut perdre Astérie et conserver ma gloire :

Il faut, il faut péril ; mais en homme de bien,

Qui fait tout pour l’honneur, qui sans lui, ne fait rien.

 

 

Scène VI

 

ISABELLE

 

Que j’ai l’esprit en peine, et l’âme inquiétée ;

Hélas de quel côté, sera-t-elle jetée ;

Lorsqu’un penser la pousse, un autre la retient ;

Sa crainte se dissipe, et sa crainte revient,

Oui, je perds la raison, dans un si grand orage,

Et perds en même temps, la force et le courage,

Je ne sais que résoudre, en un si grand effort,

Et je ne vois partout, que naufrage et que mort.

Je songe à ce que j’aime, à ce cœur qui m’adore :

Je désire le voir, et se le crains encore ;

Je me sens dans la glace, et je me sens brûler,

Sans savoir si je dois ou me taire ou parler.

Ô Dieu que dois-je faire ; et Dieu que dois-je dire :

Dans ces sentiers douteux, lequel doit-on élire ;

Si je cache au Vizir, l’amour de son Rival,

Je lui fais un outrage, en lui celant un mal :

Et j’expose peut-être, et ma gloire, et sa vie,

Aux dernières fureurs, d’une jalouse envie.

Mais si je lui découvre, un injuste dessein,

C’est lui mettre moi même ; un poignard dans le sein.

Cars il ne peut celer, sa colère et la haine,

C’est dire à Soliman, que sa défense est vaine ;

C’est irriter un cœur, déjà trop irrité,

C’est perdre la raison, et perdre la clarté ;

C’est nous perdre tous deux, à faute de conduite !

Hélas pauvre Isabelle, ou te vois tu réduite !

Que si j’attends aussi qu’une seconde fois,

L’amour de Soliman s’exprime par sa voix ;

Qu’il découvre un dessein, que j’aurai voulu taire,

Que dira le Vizir, qui verra ce mystère ?

Il aura droit de croire en voyant ce secret,

Mon esprit infidèle, aussitôt que discret.

Mais aussi d’autre part, si par bonne fortune,

Soliman n’avait plus, un feu qui m’importune :

Qu’un bien heureux retour, eut converti son cœur,

Qu’il n’eut plus pour le mien, ni flamme ni rigueur,

Que l’objet d’Ibrahim, eut remis dans son Âme,

La bonté, la raison, en éteignant sa flamme ;

Devrais-je publier, ce qui ne serait plus :

Donner au grand Vizir, des travaux superflus ;

Et par une imprudence, inutile et cruelle,

Détruire son repos, et celui d’Isabelle ?

Le perdre en me perdant, et porter l’Empereur,

Du repentir au crime, et puis à la fureur ?

Ô dure incertitude, également funeste !

Tu fais mon désespoir, c’est tout ce qui me reste.

Partout le vois la mort, mais je la cherche aussi ?

Ô mon Justinian ! ha bon Dieu, le voici !

 

 

Scène VII

 

JUSTINIAN, ISABELLE

 

JUSTINIAN.

Vous fuyez un Esclave, adorable inhumaine,

Qui vient chercher son Maître, reprendre sa chaîne.

Mais ce discours est faux, mon cœur est trop ardant ;

Il l’a toujours portée, et même en commandant.

ISABELLE.

Puisque le Ciel permet, que le mien vous renvoie ;

Il récompense trop, les malheurs qu’il m’envoie.

JUSTINIAN.

Quoi, parler de malheur, quand vous me revoyez !

ISABELLE.

Le sort est toujours sort.

JUSTINIAN.

Ciel !

ISABELLE.

Ou que vous soyez.

IBRAHIM.

Oui je vois son pouvoir, en ma bonne fortune.

ISABELLE.

Mais la fortune change, et n’est pas toujours une.

IBRAHIM.

Si vous ne changez point, elle ne peut changer :

Et je vous connais trop, pour craindre ce danger.

ISABELLE.

L’orage peut venir, sur les mers les plus calmes.

IBRAHIM.

Non, évitez l’orage, à l’ombre de mes Palmes ;

Ne craignez point la foudre, à l’abri des Lauriers ;

Elle ne peut tomber sur le front des Guerriers.

ISABELLE.

Hélas veuille le Ciel, que cette humeur vous dure !

Sans que vous partagiez.les peines que j’endure.

IBRAHIM.

Oserai-je me plaindre, et me plaindre de vous ?

Quoi, vous paraissez triste, en des moments si doux !

Mon départ vous donnait une douleur extrême,

Mon retour aujourd’hui, vous en donne de même

Je reviens, vous pleurez, je triomphe on me fuit ;

Du faîte du bonheur, ou me vois-je réduit,

Bien que de changement mon cœur soit incapable,

Si la douleur est crime, Isabelle est coupable :

Mais le crime innocent, qu’elle fait en ce jour,

Ne trouve point sa cause, en un défaut d’amour.

L’habitude à rendu, mon humeur triste et sombre ;

Un chagrin éternel, me suit comme mon ombre ?

Je m’afflige aisément, je me console tard ;

Le plaisir en mes sens, n’a presque plus de part ;

Isabelle en ces lieux, ne saurait être heureuse ;

Elle y prévoit l’orage, et la mer dangereuse.

Ce n’est pas qu’un retour, qu’on ma vu désirer,

Ne plaise aux mêmes yeux, qu’il a tant fait pleurer

Il est tout mon espoir, comme il fut mon envie ;

Sans lui certainement, j’allais perdre la vie ;

Mais bien que son pouvoir, soit toujours sans égal,

Nous sommes en Turquie, c’est toujours un mal.

IBRAHIM.

Il est vrai ma Princesse, et mon cœur vous l’avoue :

La fortune nous tient, et peut tourner sa roue ;

Mais confessez aussi, qu’elle nous peut aider ;

Nous voulons la franchise, on peut nous l’accorder :

Et quelque soit enfin, le mal qui nous traverse,

Nous en avons bien moins, que quand je fus en Perse.

La guerre était douteuse, et le sort dangereux :

J’y pouvais être ensemble, et brave, et malheureux :

Être battu céder, et perdre la victoire :

Perdre en un même jour, la bataille et ma gloire

Être fait prisonnier, au lieu d’y conquérir ;

Être percé de traits, y tomber, y mourir.

Mais rien de tout cela, n’ayant troublé ma joie,

Près de la liberté, qu’il faudra qu’on m’octroie,

Pourquoi cette douleur qui vous fait soupirer,

N’ayant plus rien à craindre, et pouvant espérer ?

Vous ne répondez rien, et ce morne silence,

Montre que votre cœur, souffre une violence,

Quelle est cette douleur, qui paraît dans vos yeux ?

ISABELLE.

Ha visiez-vous mon cœur, il vous la dirait mieux.

IBRAHIM.

Hélas quel ennemi, vient encor nous poursuivre !

Suis-je heureux ou perdu ? dois-je mourir ou vivre ?

Le Ciel et la fortune, auraient-ils inventé,

Quelque nouvel obstacle, à ma félicité ?

Ha montrez-moi Madame, un malheur qu’on me cache,

Et quelque soit ce mal, faites que je le sache !

ISABELLE.

Ce n’est rien.

IBRAHIM.

Ce n’est rien, ma constance est à bout.

Vous pleurez cependant, ce n’est rien, c’est tout,

Ha ne me celez point, ce qui vous a changée !

Dites-moi si quelqu’un vous aurait outragée :

Si l’on vous à tenu quelque insolent propos ;

En veut-on à vos jours, comme à votre repos ?

Auriez-vous pu déplaire, à la Sultane Reine ?

Auriez-vous comme moi, quelque part en sa haine ?

Son esprit violent, en veut-il à vos jours ?

Rustan est-il méchant, comme il le fut toujours ?

Quel nouveau désespoir me prépare ce traître ?

Aurait-il pu changer, la bonté de mon Maître ?

A-t-il fait un prodige, en me faisant ce mal :

Et ce grand Empereur, serait-il mon Rival ?

Non cela ne se peut : mais objet plein de charmes ;

Que me disent vos yeux, que me disent vos larmes ?

Son cœur brûlerait-il, dans cet injuste feu ?

Vous aimerait-il trop ? m’aimerait-il si peu ?

ISABELLE.

Plut au Ciel Ibrahim, qu’il m’eut autant haïe !

Oui, ma douleur vous parle, et mes pleurs m’ont trahie :

Et je ne puis celer, après tant de combats,

Ce qu’on m’a commandé de ne vous dire pas.

IBRAHIM.

Cieux, quel mal dois-je craindre, et quel espoir me reste !

ISABELLE.

Hélas dispensez moi, d’un discours si funeste !

Croyez, croyez mes pleurs, qui vous parlent ici.

IBRAHIM.

Quoi Soliman vous aime !

ISABELLE.

Il me l’a dit ainsi.

IBRAHIM.

Il vous aime Madame, il vous aime.

ISABELLE.

Et de sorte,

Que nous devons mourir, car sa raison est morte.

IBRAHIM.

Quoi ? ce Prince si bon, si grand, si généreux,

Devient ingrat, perfide, et me rend malheureux !

Lui qui m’a tant aimé, veut m’ôter Isabelle !

Lui qui sait que mon cœur, ne peut vivre sans elle :

Lui qui me la gardait, lui seul pour qui mon bras,

Amis depuis trois mois, tant d’ennemis abas !

Lui de qui la bonté, parut toujours extrême !

Madame, après cela, j’aurai peur de moi-même ;

Je crois certainement que je vous puis trahir ;

Que je vous puis quitter que je vous puis haïr ?

Puisqu’un Prince si bon si sage, et la fidèle ;

Viole en mon endroit, l’équité naturelle :

Trahit une amitié promise tant de fois :

Récompense si mal, tant d’illustres exploits :

Méprise la Vertu, la raison, et sa gloire,

Et mêle à son éclat, une tâche si noire.

Ô raison, ô Vertu, Soliman bat l’ingrat !

Il me perd, et me doit, et le jour, et l’État !

Mais je me plains à tort, c’est moi qui suis coupable :

Je savais les efforts, dont vous étiez capable,

Je connaissais vos yeux, je savais leur pouvoir ;

Je savais qu’on ne peut n’aimer point et vous voir ;

 Oui mon cœur le savoir, par son expérience :

Je devais me servir, de cette connaissance :

Et ne pas exposer, le sien a des regards,

Dont j’avais éprouvé, les flammes et les dards.

Ha je suis criminel, il faut qu’on me punisse ! 

Que dis-je ! on me punit, et je suis au supplice.

ISABELLE.

Des maux si violents, devraient être plus courts,

Hé Ciel, dans ce péril, n’est-il point de secours.

IBRAHIM.

Il en est, il en est, si je suis mon envie :

Soliman tien de nous, et le Sceptre, et la vie ;

Il faut par intérêt, et de gloire, et d’amour,

Lui ravir à la fois, et le Sceptre et le jour.

J’ai pour ce grand dessein, les choses nécessaires :

J’ai le bras, et le cœur de tous les Janissaires ;

L’Empire ne dépend que de ma volonté ;

Soyons donc sans respect, puis qu’il est sans bontés

Punissons, vengeons nous allons à farce ouverte,

Perdre l’injuste cœur, qui cause notre perte ;

Et par un grand exemple apprendre aux Potentats

À n’ébranler jamais l’appui de leurs États,

Mais l’oserai-je dire ? en ce courroux extrême,

Je sens, je sens mon cœur, agir contre soi-même :

Il aime encor ce Prince ; inhumain comme il est ;

Son amour fait son mal, son crime lui déplaît,

Mais avec tout cela, je sens bien qu’il l’excuse ;

Qu’il ne veut point,  à perte, et qu’il me la refuse :

Punissez la faiblesse, en ce cœur enflammé.

ISABELLE.

Un si beau sentiment, ne peut être blâmé.

Mais parmi les malheurs, qui nous livrent la guerre,

Tranchez, tranchez le nœud, d’un coup de cimeterre :

Ôtez à Soliman, l’objet de son désir :

Enfin faites un coup, digne d’un Grand Vizir.

IBRAHIM.

Ô Ciel, que dites-vous ! me traiter de Barbare !

ISABELLE.

C’est l’unique remède, au mal qu’on nous prépare.

IBRAHIM.

Ce remède Madame, est pire que le mal.

ISABELLE.

Voyez, Constantinople, et quel est ce Rival.

IBRAHIM.

Hélas c’est un ingrat (Dieu l’oserai-je dire,

Sans perdre le respect que l’on doit à l’Empire :)

Que je puis renverser, dans ma juste fureur ;

Et noyer dans son sang, ma haine et son erreur,

Mai si aime mieux mourir, qu’avoir cette victoire ;

N’imitons point son crime, et mourons dans la gloire.

ISABELLE.

Ô mon Justinian.

IBRAHIM.

Ha Madame.

ISABELLE.

Mes yeux,

Ont causé cette amour, et le courroux des Cieux.

IBRAHIM.

Ne vous accusez point, moi seul ai fait un crime.

Dont je souffre aujourd’hui, la peine légitime,

Je vous mis au Sérail.

ISABELLE.

Mais j’y devais mourir.

IBRAHIM.

Non, non, je vis Madame, et puis vous secourir.

ISABELLE.

Ce mot me ressuscite, aussi bien que ma joie. 

Mais le Sultan...

IBRAHIM.

Madame il faut que je le voie.

Il faut que de ce pas, je tâche adroitement,

Devoir dans son esprit, quel est son sentiment.

Que s’il y garde encor, for injuste folie.

Il faut nous dérober et revoir l’Italie :

Le Bassa de la Mer, tient sa charge de moi :

Je dispose de tout, et tout reçoit ma loi :

Ici tout agissant, par l’espoir du salaire,

Je ne manquerai pas d’avoir une Galère :

Et volant sur les flots, dès la prochaine nuit,

Nous nous délivrerons, sans désordre et sans bruit.

ISABELLE.

Dans un si grand dessein, je frissonne, je tremble :

Mais il faut toutes fois, vivre ou mourir ensemble.

IBRAHIM.

Si je vis avec vous, que puis-je désirer ?

ISABELLE.

Si je meurs avec vous, je meurs sans murmurer.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

IBRAHIM, SOLIMAN

 

IBRAHIM.

Que ne te dois-je point Monarque incomparable !

Ta bonté me conserve un objet adorable,

Qui fait tout mon bonheur, ma félicité :

Ibrahim était mort, tu l’as ressuscité ;

Car vois-tu rien de beau comme l’est Isabelle,

Rien d’égal à ses yeux ?

SOLIMAN.

Ha sans doute elle est belle.

IBRAHIM.

As-tu bien observé, cette charmante humeur ?

Cet esprit brillant, ce jugement si mûr ?

SOLIMAN.

Elle à des qualités, à toucher un Barbare.

IBRAHIM.

Comme son cœur est ferme, et sa constance rare ;

(Car je te l’ai conté ce me semble autrefois.)

SOLIMAN.

Oui je crois que son cœur, ne dément point ta voix.

IBRAHIM.

C’est de toi que je tiens, cette rare personne.

SOLIMAN.

Je ne la donne point, c’est elle qui se donne.

IBRAHIM.

Mais je tiens de toi seul le plaisir de la voir.

SOLIMAN.

Ibrahim y peut tout, et j’y suis sans pouvoir.

IBRAHIM.

Ou quelle m’a parlé de ta garde fidèle :

Qu’elle s’en est louée.

SOLIMAN.

Et moi je me plains d’elle.

IBRAHIM.

Ha laisse lui le bien, que tu veux lui ravir.

SOLIMAN.

Elle m’a refusé celui de la servir.

IBRAHIM.

Quoi : pour l’amour de moi, te donner cette peine :

SOLIMAN.

Cette reconnaissance est inutile et vaine :

Je sais ce que je suis, et je vois ce qu’elle est,

Et je ne fais le bien, que parce qu’il me plaît.

IBRAHIM.

Ô Dieu, que j’ai peu fait, en gagnant ces Trophées.

Toutes mes actions demeurent étouffées :

Vois-les Seigneur, vois-les, et n’en fais point de cas,

L’Univers conquêté, ne m’acquitterait pas.

SOLIMAN.

Ne me les montre point, je les porte dans l’âme.

IBRAHIM.

Seigneur, ce bel objet qui fait naître ma flamme,

Qui fait brûler mon cœur, en des feux éternels,

Regrette l’Italie et les bords paternels.

Elle admire ta Cour, elle en connait la gloire,

Mais ce puisant instinct, revient en sa mémoire

Pardonne à sa faiblesse, excuse cette amour :

Consens à son départ, et souffre son retour.

SOLIMAN.

Elle nous veut quitter ! ce séjour l’importune.

IBRAHIM.

Dis qu’elle veut quitter, son bien et sa fortune.

SOLIMAN.

Ce dessein est injuste il faut la retenir.

IBRAHIM.

Mais on la récompense, au lieu de la punir.

Souffre que ce départ, qui n’est pas légitime,

Lui puisse être à la fois, et châtiment et crime.

SOLIMAN.

Elle nous veut quitter !

IBRAHIM.

Son esprit s’y résout.

SOLIMAN.

Mais son injuste esprit, ne songe pas à tout,

En ce temps, l’air est trouble, et la Mer orageuse.

IBRAHIM.

C’est ce que je lui dis, mais elle est courageuse.

SOLIMAN.

Fais-là, fais-là parler, aux plus experts Nochers :

Montre lui des écueils, fais lui voir des Rochers :

Et pour la retenir, pendant ces grands orages,

Fais périr des vaisseaux montre lui des naufrages :

Romps ce triste dessein, fais-lui peur du trépas. 

IBRAHIM.

Elle m’a dit cent fois, qu’elle ne le craint pas :

Qu’on ne la peut changer, quand elle est résolue.

SOLIMAN.

Enfin je le défends, de puissance, absolue.

IBRAHIM.

Il faut donc obéir.

SOLIMAN.

Et n’as-tu pas reçu,

Un ordre de ma part ?

IBRAHIM.

Non Seigneur, mais j’ai su,

Qu’à l’un de tes Courriers, la clarté fut ravie :

Et qu’en passant le Tigre, il y perdit la vie.

SOLIMAN.

Ô perte qui me perd : projets superflus.

IBRAHIM.

Quel ordre était le tien ?

SOLIMAN.

Il ne m’en souvient plus

Qu’on me laisse au jardin, n’entretenir une heure ;

Mais fais sans y manquer, qu’Isabelle demeure.

 

 

Scène II

 

BRAHIM

 

Ha ! je n’en doute point je connais ma douleur !

Je vois également, son crime et mon malheur,

Oui l’injuste qu’il est, à résolu ma perte,

J’ai lu dedans son cœur, j’ai vu son âme ouverte,

Sa flamme criminelle, a paru dans ses yeux ;

Et sa confusion l’a chassé de ces lieux.

Il connait son erreur, il en à quelque honte,

Mais il suit toutes fois cette, erreur qui le dompte,

Un si bon mouvement, est faible dans son cœur,

Avec peu de combat, le vice en est vainqueur.

Fais (m’a dit ce cruel) qu’Isabelle demeure :

Que ne dis-tu plutôt, fais que le Bassa meure,

Ingrat, qui me devant et le sceptre, et le jour,

Veux m’ôter la lumière, en m’ôtant mon amour.

Songe, songe inhumain, à nos guerres passées :

Tu vis cent bras levés, et cent piquent baissées,

Qui n’en voulaient qu’à toi, lorsqu’on m’y vit courir,

Je te sauve la vie, et tu me fais mourir !

Si non âme cruel, pouvait être cruelle,

Je t’empêcherais bien, de m’ôter Isabelle ;

Je t’empêcherais bien, de me faire ce tort ;

Je tiens en mon pouvoir, les Sceptres et la mort,

Je t’arracherais l’un, je te donnerais l’autre,

Et l’on verrait alors, ta puissance et la notre :

Mais j’ai cette faiblesse, en mon ressentiment,

Que mon cœur ne saurait, te haïr seulement.

Cruel, ne te plains point, si je pars sans le dire :

Si j’emporte mes fers, je te laisse un Empire,

Tu le tiens de ma main, et de cette façon :

Un Empire et le jour, t’ont payé ma rançon.

Partons, il faut partir, ô rencontre importune.

 

 

Scène III

 

ROXELANE, IBRAHIM, DEUX ESCLAVES

 

ROXELANE.

Vous revenez vainqueur vous Triomphez ici !

IBRAHIM.

J’y Triomphe Madame, et j’y languis aussi.

ROXELANE.

Quoi, même la grandeur, pourrait être ennuyeuse.

IBRAHIM.

Oui la seule grandeur, ne fait pas l’âme heureuse.

ROXELANE.

Mais que peut-il manquer, à vos félicités ?

IBRAHIM.

Le repos que je cherche, et que vous évités.

ROXELANE.

Les Nochers courageux, se moquent de l’orage.

IBRAHIM.

Les prudents en ont peur, craignent le naufrage.

ROXELANE.

Qui pourrait vous détruire, au point ou l’on vous voit ?

IBRAHIM.

L’injustice Madame, et mon cœur la connait.

ROXELANE.

Vous pouvez toutes choses, tout cherche à vous plaire.

IBRAHIM.

Mais je ne sais jamais, que ce que je dois faire.

ROXELANE.

Enfin si près du Trône, on vous voit affligé.

IBRAHIM.

En m’en laissant plus loin, l’on m’aurait obligé.

ROXELANE.

À moins que d’être Roi, votre âme noble et grande

N’a point ce qu’elle vaut, ni ce qu’elle demande.

IBRAHIM.

Ma main donne le Sceptre, et n’en veut point porter.

ROXELANE.

Il suffit aux grands cœurs, d’en pouvait mériter :

Mais le Sultan saura, que le votre est modeste.

IBRAHIM.

Votre rare bonté m’est assez manifeste.

ROXELANE.

Oui, je vous servirai, comme vous le pensez.

IBRAHIM.

Je prévois l’avenir par les effets passés.

 

Scène IV

 

IBRAHIM

 

Ô Ciel : tout m’est contraire ! Ô Ciel tout me menace !

Cette Mer n’a pour moi, ni calme, ni bonace,

Le danger m’environne, et par tout un écueil,

Offre à mes tristes yeux, la mort et le cercueil.

Je crains et le Sultan, et la sultane Reine :

De l’un je crains l’amour, et de l’autre la haine ?

Par divers sentiments, ils vont à même fin :

Et j’aurais de tous deux, un tragique destin.

 

 

Scène V

 

IBRAHIM, ISABELLE, ÉMILIE

 

IBRAHIM.

Partons Madame, il n’est plus d’espérance :

Mon Trésor au Sérail, n’est pas en assurance.

L’on connait sa valeur, l’on me le veut ôter ;

Et n’espérant plus rien j’ai tout a redouter,

Au cœur de Soliman, la bonté diminue :

Son amitié finit, son amour continue,

Je l’ai vu dans les yeux comme dans les discours ;

Et la suite est enfin notre unique secours.

ISABELLE.

Fuyons sans plus tarder, et quoi qu’il en arrive ;

Quittons, et promptement, cette funeste rive :

Le feu de Soliman, est pire que les eaux,

Quand même dans la Mer, on verrait nos tombeaux.

IBRAHIM.

Hélas que ferons-nous ? dois-je mourir ou vivre ?

Si pour notre malheur, ce Prince nous fait suivre,

Vous irai-je exposer, à la grêle des dards,

Qui pendant un combat, tombent de toutes parts ?

Vous irai-je exposer, à l’horrible furie,

Des boulets foudroyants de leur Artillerie ?

Mettrai-je vos beaux jours, à la merci du sort ?

D’y penser seulement, j’en mourrais, j’en suis mort.

ISABELLE.

Non, non, ne craignez pas ce qui n’est pas à craindre :

Si je meurs près de vous, je mourrai sans me plaindre, 

J’aurai (puis qu’il s’agit de l’honneur et de vous)

Le cœur d’une Amazone, aux plus horribles coups.

Allons, que tardons-nous ? allons on nous appelle,

Le devoir d’Ibrahim, et celui d’Isabelle.

Suivons-le ce devoir, en partant de ces lieux,

Et laissons notre sort ; et l’avenir aux Cieux.

IBRAHIM.

Suivrai-je mon désir : suivrai-je votre envie ?

ISABELLE.

Devez-vous balancer, mon honneur et ma vie !

IBRAHIM.

Dois-je vous exposer ?

ISABELLE.

Ne m’exposez vous pas.

Si nous ne partons point à plus que le trépas ?

IBRAHIM.

Hasarder votre sang !

ISABELLE.

Mais hasarder ma gloire !

IBRAHIM.

Vous perdre, ô juste Ciel.

ISABELLE.

Non, gagner la victoire ;

Le Ciel fera pour nous il vous rendra vainqueur.

IBRAHIM.

Je manquerais d’amour, si je manquais de cœur.

Allons, vous le voulez, et j’y consens Madame :

Déjà pour nous s’apprête, et la voile, et la rame ;

Le Bassa de la Mer, a fait ce que je veux.

ISABELLE.

Donne le vent propice, ô Ciel entends nos vœux.

Hâtons nous Ibrahim ; déjà la nuit s’avance,

Et nous avons besoin, de l’ombre et du silence.

IBRAHIM.

Le sort en est jeté, qu’il nous guide aujourd’hui.

ISABELLE.

Mais invoquons la main, qui dispose de lui.

 

 

Scène VI

 

ROXELANE, RUSTAN, DEUX ESCLAVES

 

ROXELANE.

Il songe (dites-vous) à partir de la Porte !

RUSTAN.

L’Esclave suborné, l’assure de la sorte :

Il m’a dit qu’il a vé le Bassa de la Mer,

Lui mettre une Galère, en état de ramer,

Malgré cette saison, et malgré la tempête.

Qu’Ibrahim est pensif, qu’Isabelle s’apprête ;

Et celui qui vous sert, et qui les a trahis,

Croit qu’ils nous vont quitter, et revoir leur pays.

ROXELANE.

Non, non, je ne crois point, qu’il aille à sa Patrie ;

Il s’en va dans Alep, ou dans Alexandrie,

Y soulever le peuple, et les soldats aussi,

Pour apporter la guerre, et le désordre ici.

Je connais son orgueil, je connais sa puissance ;

Je prenais l’avenir, par cette connaissance ;

Comme il à tout gagné par l’excès de ses dons,

Sans doute il nous perdra, si nous ne le perdons.

Il à veule Sultan, il a su d’Isabelle,

L’outrage qu’on lui fait, l’amour qu’on à pour elle ;

Et pour se soulager en son affliction,

Il suivra son dépit, et son ambition.

C’est sans doute un conseil, que la raison lui donne ;

Car il sauve une Amante, et gagne une Couronne ;

Mais sachant son dessein, faisons à notre tour,

Qu’il perde l’une et l’autre, aussi bien que le jour.

RUSTAN.

Que faut-il que je fasse ? ordonnez-le Madame.

ROXELANE.

Je connais le Sultan, et sais quelle est sa flamme,

Il ne faut qu’exciter, un sentiment jaloux.

Et sa colère après n’agira que pour nous :

Je m’en vais lui porter, cette heureuse nouvelle.

UNE ESCLAVE.

Le voilà.

 

 

Scène VII

 

ROXELANE, SOLIMAN, ASTÉRIE, RUSTAN, DEUX ESCLAVES

 

ROXELANE.

Quoi Seigneur, l’on nous ôte. Isabelle ?

Ta hautesse aujourd’hui, nous fait ce déplaisir ?

Car sans doute elle fait le dessein du Vizir.

Ce n’est que par son ordre, et dessous sa licence,

Que ces heureux Amants, méditent leur absence ;

Mais puisque tu consens, qu’ils partent de ce lieu,

Fais qu’Isabelle au moins nous vienne dire adieu.

SOLIMAN.

Ils partent dites-vous !

RUSTAN.

Oui, la chose est certaine,

Et c’est moi qui l’ai dite, à la Sultane Reine.

SOLIMAN.

Ils partent !

RUSTAN.

Oui Seigneur.

ROXELANE.

Il veut nous l’enlever !

SOLIMAN.

Allez dire au Vizir qu’il me vienne trouver.

 

 

Scène VIII

 

SOLIMAN, ROXELANE, ASTÉRIE, DEUX ESCLAVES

 

SOLIMAN.

Ciel, qui l’aurait cru ! partir sans me le dire !

Sans mon consentement, sortir de mon Empire

Lui que j’ai tant aimé lui qui règne après moi !

ROXELANE.

Ceux de sa Nation n’ont, jamais eu de foi.

SOLIMAN.

Lui qui tient dans l’État, la seconde puissance.

ROXELANE.

Dérober une Esclave : ô Dieu qu’elle insolence.

SOLIMAN.

Quoi ? partir ? nous quitter ? le cruel ? l’inhumain ?

ROXELANE.

Enlever une Esclave ? et qu’il tient de ta main ?

ASTÉRIE.

Ne le condamne pas, avant que de l’entendre.

ROXELANE.

Mais il vous quitte aussi, voulez-vous le défendre ?

ASTÉRIE.

Je défends la Vertu, que l’on attaque en lui.

SOLIMAN.

Ô Ciel : ô juste Ciel ! qui croirai-je aujourd’hui ?

ROXELANE.

La vérité Seigneur, qui te sera connu.

ASTÉRIE.

Mais garde de la voir, a travers une nue.

SOLIMAN.

Il peut n’obéir pas m’entendant commander.

ROXELANE.

Quoi, ravir une Esclave ? et sans la demander !

ASTÉRIE.

Il t’a si bien servi ?

SOLIMAN.

Je m’en souviens encore.

ROXELANE.

Il enlève Isabelle.

SOLIMAN.

C’est ce que j’abhorre.

ASTÉRIE.

Il te sauva le jour.

SOLIMAN.

Je m’en souviens aussi.

ROXELANE.

Il fuit en Italie.

SOLIMAN.

Il faut qu’il meure ici.

ASTÉRIE.

Mais tu ferais ingrat ?

SOLIMAN.

Je ne veux jamais l’être.

ROXELANE.

Mais il part cependant.

SOLIMAN.

Il en mourra le traître.

 

 

Scène IX

 

RUSTAN, SOLIMAN, ROXELANE, ASTÉRIE, DEUX ESCLAVES

 

RUSTAN.

Le Grand Vizir n’est plus à son Appartement :

J’ai trouvé ce billet !

SOLIMAN.

Lisons-le promptement.

Billet d’Ibrahim à Soliman.

Je crois quitter le jour, en quittant ton Empire :
Mon cœur en est en peine, et ma bouche en soupire :
Je perds en t’éloignant, la force, et la voix :
Mais pour me consoler, tu sais que je le dois.
Le respect me défend, d’en dire d’avantage :
Examine ton Âme, et connais mon courage :
Et sans te laisser vaincre, à l’injuste fureur,
Plains-moi s’il est possible, adieu, Grand Empereur.

Ha Rustan s’en est fait, l’ingrat nous abandonne !

Il use insolemment du pouvoir qu’on lui donne :

Il méprise les biens, qu’il a reçus de nous ;

Et méprise avec eux, ma haine et mon courroux.

Il part sans me le dire ! Dieu quelle insolence !

Va le suivre Rustan, mais avec diligence :

Depuis le peu de temps, que le traître est parti,

À peine du Sérail, il peut être sorti.

Suis, suis, le plus cruel de tous mes adversaires ;

Prends les plus résolus, de tous les Janissaires :

Va faire par mon ordre, un généreux effort ;

Meurs en cette entreprise, ou le prends vif ou mort.

RUSTAN.

J’observerai cet ordre, ou j’y perdrai la vie.

SOLIMAN.

Et remets au Sérail, celle qu’il à ravie.

 

 

Scène X

 

ROXELANE, SOLIMAN, ASTÉRIE, DEUX ESCLAVES

 

ROXELANE.

Il préfère Seigneur, son intérêt au tien,

Pourquoi s’en étonner ? il est lâche, et Chrétien.

SOLIMAN.

L’ingrat me doit le jour, l’ingrat ne doit sa gloire,

Et l’ingrat me fait voir qu’il en perd la mémoire ;

Il ne lui souvient plus, que je l’ai tant aimé.

ASTÉRIE.

Mais souviens-toi Seigneur, qu’il t’a tant estimé.

ROXELANE.

L’on se rend criminel ; en défendant le crime.

ASTÉRIE.

Ses services passés, ont fait voir son estime.

SOLIMAN.

Il me quitte !

ROXELANE.

Sois juste.

ASTÉRIE.

Et sois clément aussi.

SOLIMAN.

Ô Ciel, fais que je meure, ou qu’il revienne ici.

 

 

Scène XI

 

IBRAHIM, VNCAPIGI, TROUPE DE JANISSAIRES, RUSTAN, ISABELLE, ÉMILIE

 

IBRAHIM.

Je ne me rendrai point qu’en perdant la lumière.

RUSTAN.

Une seconde faute, augmente la première.

Mais écoute Ibrahim, je ivre par Alla,

Par notre Grand Prophète et le pouvait qu’il a :

Que si tu ne te rends un coup de Cimeterre,

Va finir à tes yeux, les jours, et cette guerre.

Oui, par là seulement, tu la peux secourir.

ISABELLE.

Non, non, défends ta vie, et me laisse mourir.

IBRAHI N.

Arrête malheureux, et respecte ses charmes :

Je présente les mains, et je jette mes armes :

Donne donne des fers, quoiqu’il puisse arriver,

Car je ne combattais, qu’afin de la sauver,

Mais fais qu’elle soit libre, et redouble mes peines :

Et que je porte seul, et ses fers, et mes chaînes.

RUSTAN.

Qu’on l’attache Soldats.

IBRAHIM.

Accable-moi de fers

Ajoute le trépas, aux maux que j’ai soufferts :

Invente des tourments, invente des supplices ;

Si je les souffre seul, ce seront mes délices.

ISABELLE.

Ô Ciel, qu’avez vous fait ? quel espoir m’est permis !

Vous laissez Isabelle, entre vos ennemis.

IBRAHIM.

J’ai fait ce que l’amour, m’a conseillé de faire.

RUSTAN.

Il faut que j’aille prendre, un ordre nécessaire ?

De la Sultane Reine, attendez moi Soldats ;

Observez les toujours, et ne les quittez pas.

 

 

Scène XII

 

ISABELLE, IBRAHIM, ÉMILIE, UN CAPIGI, TROUPE DE JANISSAIRES

 

ISABELLE.

Hélas Justinian, si j’étais assurée,

Que pour moi seulement, la mort fût préparée ;

Qu’elle m’attendit seule, et qu’elle fut enfin,

La dernière rigueur, du Ciel et de Destin ;

Je la regarderais, au mal qui m’importune,

Plutôt comme un bonheur, que comme une infortune.

Mais quoi, la cruauté de nos persécuteurs,

Pour augmenter des maux, dont ils sont les auteurs

Eux qui savent (au point ou mon âme est charmée)

Que je ne craint la mort, qu’en la personne aimée,

M’attaqueront en vous pour mon dernier malheur.

Et c’est Justinian, ce qui fait ma douleur.

IBRAHIM.

Ne craignez rien pour moi, craignez pour Isabelle ;

Et conservez ses jours puis que je vis en elle.

Soliman vous estime, et vous aime à tel point,

Qu’il aura soin de vous en ne l’irritant point.

Tâchez de le fléchir, contentez mon envie ;

Car ma mort me plaira, s’il sauve votre vie.

ISABELLE.

Non, non, si je vivais, l’or m’en devrait punir ;

Ce n’est pas le chemin, que mon cœur veut tenir.

Vos conseils obligeants, s’attaquent à ma gloire,

Et vous me blâmeriez si, je les pouvais croire,

Je ne veux demander, par un dessein plus beau,

Que le même supplice, et le même tombeau.

IBRAHIM.

N’augmentez point mes maux Princesse généreuse :

Ne parlez que de vivre, et d’être plus heureuse :

Mais ne parlez jamais, d’accompagner mes pas :

Car c’est me vouloir perdre, et hâter mon trépas.

Vivez chère Isabelle, et vivez dans la joie :

Laissez-moi tous les maux, que le destin m’envoie :

Ne les partagez point, veuillez vous secourir,

Vivez, chère Isabelle, et me laissez mourir,

Rendez, rendez justice, à vos rares mérites.

ISABELLE.

Hélas, songés vous bien, à ce que vous me dites ?

Que je vive cruel, sans vous sans bonheur !

Que je vive inhumain, sans vous, et sans honneur

Ha ! non, non, Isabelle, est bien plus équitable ;

Sans vous, et sans honneur, le jour m’est redoutable

Je puis vivre sans biens, et sans un sort plus doux :

Mais je ne vivrai point, sans honneur, et sans vous.

IBRAHIM.

Ô grand cœur ! ô Vertu ! quel malheur est le notre.

ISABELLE.

Et si l’injuste Prince attaque l’un ou l’autre,

Je ne balance point, je n’ai qu’un seul désir :

Et la raison m’apprend, ce que je dois choisir.

IBRAHIM.

Ô suprême Vertu, dont mon âme est charmée !

Hélas, pourquoi faut-il, que je vous aie aimée !

Hélas dans nos malheurs, que ne m’est-il permis ;

De me conter encor, entre vos ennemis !

Vous seriez en repos, et je serais sans peine,

Car pour vous, mon amour, est pire que ma haine,

Mais que dis-je insensé ! si j’ai du repentir,

Je mérite les maux que l’on me voit sentir.

Non, non ; Madame non, je m’en trouve incapable :

Je voudrais de vos maux, ne me voir point coupable,

Je voudrais tout souffrir, et même le trépas :

Mais je ne puis vouloir, ne vous adorer pas.

ISABELLE.

Cet injuste souhait, ferait sans doute un crime :

Notre amour est trop pure, elle est trop légitime :

Si le Ciel nous afflige, et s’il nous fait finir,

C’est pour nous éprouver, et non pour nous punir.

Mais mon Justinian, avant qu’on nous sépare,

(Car nous allons souffrir, ce traitement barbare ;)

Songez à notre amour, et puis promettez-moi,

De ne douter jamais d’elle, ni de ma foi.

De ne croire jamais, ce qu’on vous dira d’elle,

Si l’on vous parle mal, de la foi d’Isabelle.

L’artifice ennemi, peut vous la déguiser,

Mais je mourrai plutôt, que de la mépriser ;

Oui, je vaincrai le sort, dont elle est poursuivie.

IBRAHIM.

Et je mourrai cent fois, pour vous sauver la vie.

ISABELLE.

Non, ne séparons point nos destins désormais ;

Et vivons, ou mourons, sans nous quitter jamais.

IBRAHIM.

Souffrez mes compagnons, souffrez en cette place,

Que ce soit à genoux, que je lui rende grâce.

Ô cruelle fortune ?

ISABELLE.

Ô destin inhumain ?

IBRAHIM.

Que ne m’est-il permis de vous baiser la main !

Et d’y laisser la vie, et mon âme affligée.

ISABELLE

Ô mort, en te hâtant, tu m’aurais obligée !

IBRAHIM.

Souffrez, que je l’approche !

UN CAPIGI.

Arrêtez.

IBRAHIM.

Justes Cieux.

ISABELLE.

Hé laissez-nous au moins, la liberté des yeux :

Justinian.

IBRAHIM.

Madame.

ISABELLE.

Ayez plus de constance.

 

 

Scène XIII

 

RUSTAN, IBRAHIM, ISABELLE, ÉMILIE, UN CAPIGI, TROUPE DE JANISSAIRES

 

RUSTAN.

Soldats qu’on les sépare.

IBRAHIM.

Ô cruelle ordonnance !

ISABELLE.

Faut-il que je le quitte !

IBRAHIM.

Et faut-il la quitter ?

ISABELLE.

Ne puis-je te fléchir ?

IBRAHIM.

Ne puis-je t’irriter ?

ISABELLE.

Ciel, il est enchaîné, sous ses propres Trophées ? 

RUSTAN.

Oui, ses prétendions, y seront étouffées ;

Marchez, marchez, Soldats, ôtez les de ce lieu.

ISABELLE.

Adieu Justinian.

IBRAHIM.

Mon Isabelle, adieu.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

SOLIMAN

 

Il me trompe : il me quitte : il part : il est rebelle !

Il méprise son Maître : il enlève Isabelle ! 

Il préfère en son cœur, sa flamme à son devoir :

Qu’il soit, qu’il soit puni, si je puis le revoir.

Hélas que dois-je faire, en l’excès de mes peines,

De cet Esclave ingrat, qui brise et rompt ses chaînes ?

Après tant de faveurs, il me manque de foi :

Il néglige le rang, qu’il a reçu de moi :

Tant de marque d’honneur, et de ma bienveillance,

Ne peuvent l’obliger à quelque complaisance !

Il sort de mon Empire ! il part sans mon aveu :

Ô Ciel, pour le punir, le trépas est trop peu.

Ingrat méconnaissant, qui choques mon envie,

Souviens-toi pour le moins que tu me dois la vie.

Et que tant de grandeur, et que tant de bonté :

Te devaient obliger, à la fidélité,

Mais ce lâche préfère, en son cœur qui soupire,

Son erreur au devoir, et sa flamme à l’Empire :

Il connait mes tourments sans, en avoir pitié ;

Il préfère une Esclave, aux lois de l’amitié :

Et peut-être qu’encor, celui qui m’abandonne,

Aussi bien qu’à mon cœur, en veut à ma Couronne :

Qu’il meure donc, qu’il meure, en ce funeste jour,

Et par raison d’État, et par raison d’amour.

Comme sujet perfide, il faut qu’on le punisse :

Comme Esclave qui fuit, il mérite un supplice ;

Comme ingrat et Chrétien, son crime est capital :

Il est perfide, Esclave, et Chrétien, et Rival ;

Ainsi qu’il meure donc, cet objet de ma haine,

Et finissons d’un coup, et ses jours, et ma peine.

Ha songe Soliman, au dessein que tu fais !

Celle que tu chéris, ne t’aimera jamais,

Si tu perds cet Amant, que l’amour lui fait suivre :

Mais peut-elle t’aimer, tant qu’on le verra vivre ?

Non, non, il faut qu’il meure, il s’oppose à mon bien ;

Si l’on ne m’aime pas, l’on n’aimera plus rien ;

Je ne perdrai pas seul, le plaisir ou j’aspire.

Mais tu perds Ibrahim, à qui tu dois l’Empire !

Mais je perds un Rival, et plus heureux que moi :

Mais je perds on Captif, qui me manque de foi :

Mais j’évite un malheur, ou cet ingrat me range,

Mais j’ai deux grands plaisirs, je punis je me venge

Qu’il meure donc, qu’il meure, et puisqu’il l’a voulu,

Qu’il sente les effets, d’un pouvoir absolu ;

S’en est fait, il le faut, sa perte est nécessaire.

 

 

Scène ΙΙ

 

ROXELANE, RUSTAN, SOLIMAN, DEUX ESCLAVES

 

ROXELANE.

Seigneur, nous le tenons, ce perfide adversaire,

Qu’il meure ce rebelle, on connait son dessein

Et tes Soldats l’ont pris, les armes à la main.

RUSTAN.

Et quoiqu’il sût mon ordre, il eut cette insolence.

SOLIMAN.

Ô destin : ô bonheur : ô plaisir ! ô vengeance.

ROXELANE.

L’intérêt de l’État, veut sa perte aujourd’hui ;

Enfin ta Majesté, doit tout craindre de lui :

Car la main libérale, autant qu’intéressée,

A suborné du peuple une troupe insensée,

Qui jusqu’en ton Sérail, s’il l’ordonnait ainsi,

Viendrait porter la flamme, et sa fureur aussi.

RUSTAN.

D’autre part, les soldats qu’il conduit à la guerre,

Qui pensent que son bras peut conquêter la Terre ;

Qu’il fait ainsi qu’un Dieu, l’un et l’autre destin ;

Et qu’il peut leur donner, l’Univers pour butin,

Pourront se révolter, en faveur de ce traître,

Si ta main ne le perd, si tu n’agis en Maître.

ROXELANE.

Il préféra toujours, son intérêt au tien,

Il fait le Musulman, et son cœur est Chrétien,

Charles leur Empereur à gagné ce perfide :

Il conduit tes soldats, mais un autre le guide :

Et pour te reculer, du Danube et du Rhin,

Son adresse t’engage, en des guerres sans fin.

RUSTAN.

Oui Seigneur, cet ingrat à cent ruses diverses,

Lui-même ayant vaincu fait, révolter les Perses ;

Et les grands et longs maux, qui travaillent l’État

N’auront jamais de fin, qu’en celle d’un ingrat.

SOLIMAN.

Le Château des sept Tours, ou ceux de la Mer noire,

Peuvent le conserver, et conserver ma gloire,

Il est assez puni d’une longue prison.

ROXELANE.

Tu veux le conserver, et perdre la raison ?

Crains, crains plutôt Seigneur, ayant fait voir ta haine,

Un Lion irrité, qui peut rompre sa chaine.

RUSTAN.

Comme il est sans respect, ce mal peut arriver.

ROXELANE.

Il enlève une Esclave, et tu veux le sauver :

Il enlève au Sérail, même en ta présence !

SOLIMAN.

Et bien qu’on le punisse.

ROXELANE.

Allez en diligence

Exécuter cet ordre.

SOLIMAN.

Arrête, on ne le peut :

Il faut, il faut qu’il vive, et le destin le vent :

Ô malheur ! je me nuis, quand rien ne me peut nuire !

Je tiens mon ennemi, sans le pouvoir détruire :

Son sort est en mes mains, et je suis sans pouvoir :

Je puis causer sa mort, et je ne la puis voir :

Je le veux, et le puis ; et par un sort étrange,

Je ne puis l’endurer, ni souffrir qu’on me venge,

Je le veux, et le puis, mais inutilement,

Il faut que je le sauve.

ROXELANE.

Ô Dieu, quel changement.

RUSTAN.

Non Seigneur, la clarté lui doit être ravie.

SOLIMAN.

Arrête encore un coup, il y va de ma vie.

ROXELANE.

D’où vient ce changement, tant indigne de toi ?

SOLIMAN.

Il vient de mon malheur.

RUSTAN.

Ô Ciel.

SOLIMAN.

Écoutez, moi.

Autrefois quand l’ingrat qui fait que je soupire,

M’eut conservé le jour, aussi bien que l’Empire ;

Son cœur me témoigna, par divers sentiments,

Qu’il connaissait la Porte, et ses grands changements,

Et qu’il craignait qu’un jour, la Fortune inconstante,

Ne le précipitât, d’une chute importante,

Que plus il était Grand, moins il était heureux ;

Et que des lieux si hauts, sont toujours dangereux.

Alors pour l’assurer, et bannir la pensée,

Dont ma reconnaissance, était trop offensée,

Je jure par Alla (dis-je en le relevant)

Que tant que Soliman, sera Prince, et vivant ;

Tu ne mourras jamais, d’une mort violente.

Voilà par ou me prend, la Fortune insolente :

C’est le plus dangereux, de tous mes ennemis,

Mais il faut le sauver, puisque je l’ai promis.

La parole des Rois, doit être inviolable ;

Oui, quiconque est parjure, est un abominable ;

J’ai juré par Alla, le Dieu de l’Univers,

Je crains les Anges noirs, et redoute leurs fers.

Mon serment me fait peur, ainsi quoi qu’il arrive,

En dussé-je périr, il faut il faut qu’il vive ;

Moi-même je me perds, moi même je me nuis,

Mais sauver et souffrir, est tout ce que je puis.

RUSTAN.

Ô Ciel cette grande Âme, avoir un tel scrupule !

Avoir une frayeur, et faible et ridicule :

Craindre les Anges noirs en cette occasion,

Et sauver un perfide, à sa confusion :

La Piété des Rois, doit être d’autre sorte,

Ha Seigneur, ta prudence enfin est elle morte.

ROXELANE.

Pour moi je crains le ciel, ainsi que Soliman,

Mais comme le Vizir, est mauvais Musulman,

Je crois que sans scrupule, on peut perdre ce traître,

Qui dérobe une Esclave, et qui trompe son Maître.

SOLIMAN.

Violer en perfide, un serment solennel !

Pour le crime d’autrui me rendre criminel :

Offenser le Prophète, et le Dieu que j’adore !

Non, non je vous l’ai dit, et vous le dis encore :

En l’état qu’est la chose, en l’état qu’est mon sort,

Il faut le laisser vivre, et désirer sa mort :

Et malgré les effets, de mon impatience,

Il faut songer au ciel, comme à sa conscience.

ROXELANE.

Mais avant que choisir, l’un ou l’autre parti,

Ne précipite rien, consulte le Muphti :

Il est dans le Sérail.

SOLIMAN.

Va Rustan,  qu’il vienne.

ROXELANE.

Il fait que sa puissance, est l’effet de la mienne,

Dis lui donc qu’il s’acquitte, ou que je le perdrai,

 

 

Scène III

 

SOLIMAN, ROXELANE DEUX ESCLAVES

 

SOLIMAN.

Ô Ciel, inspire-moi, ce que je résoudrai !

Dans cette déplorable, et funeste aventure,

J’ai le cœur à la gêne, et l’âme à la torture.

Un secret mouvement, me porte à la fureur ;

Un secret mouvement, me donne de l’horreur ;

Je cherche la vengeance, et puis je l’appréhende,

Et mon cœur incertain ne sait ce qu’il demande.

Je sens de la colère, et puis de la pitié,

Mon âme à de la haine, et puis de l’amitié :

L’une retient mon bras, et puis l’autre l’anime :

Belle et sainte amitié, qui de nous fait le crime ?

Qui de nous le premier à méprise tes lois ?

Ha tu sais si mon cœur, écoute encor ta voix ?

ROXELANE.

Oui, tu l’écoutes trop, cette amitié cruelle,

Qui devrait n’être point, n’étant pas mutuelle.

Oui, tu l’écoutes trop, en faveur d’un ingrat,

Qu’il lui fait un outrage, aussi bien qu’à l’État.

Mais voici le Muphti.

 

 

Scène IV 

 

LE MUPHTI, RUSTAN, ROXELANE, SOLIMAN, DEUX ESCLAVES

 

LE MUPHTI.

Cette menace est vaine ;

Je sais ce que je dois, à la Sultane Reine.

Seigneur, Rustan Bassa, m’adit en peu de mots,

Le doute mal fondé, qui trouble ton repos,

Mais entends seulement, ce que le Ciel m’inspire,

Pour trouver ce repos, et celui de l’Empire ;

Prête l’âme et l’oreille, enfin écoute-moi,

Car c’est le ciel qui parle ; et te prescrit sa loi.

Tu promis au Vizir, dont ton âme est ravie,

Que tant que Soliman, serait encor en vie,

Nulle tragique fin, n’achèverait son sort,

Mais parmi les savants, il est plus d’une mort,

Certains peuples Seigneur, dont l’Exemple est utile,

Ont une mort entre eux, qu’ils appellent civile,

D’autres plus éclairez, ont enseigné souvent,

Que pendant le sommeil, l’homme n’est point vivant.

En effet il est mort, pendant cet intervalle,

Au corps comme en l’esprit, cette mort est égale.

L’âme semble sortir, et quitter sa prison ;

Et l’homme n’est plus homme, étant sans la raison.

Toutes ses fonctions, demeurent suspendues ;

Il ne voit, ni n’entend, bref il est mort ainsi,

Et lors qu’il se réveille, il ressuscite aussi,

Comme après cette mort qu’on nomme naturelle,

Notre corps va reprendre, une gloire immortelle :

Et c’est par ces raisons, qu’il faut tomber d’accord,

Que la mort est sommeil, que le sommeil est mort.

Or c’est parce moyen, que tu peux satisfaire,

Et ta Religion, et ta juste colère,

Fais mourir Ibrahim, lorsque tu dormiras :

Tu fausses ton serment, et tu te vengeras.

C’est l’unique sentier, que ta raison doit suivre ;

Quand tu ne vivras point, fais qu’il cesse de vivre,

Enfin pour abréger, ces discours superflus,

Tu n’as qu’à t’endormir, et tu ne vivras plus.

ROXELANE.

Ô saint, ô vénérable : ô fidèle interprète,

Des volontés du Ciel, et de son grand Prophète !

Qui pourrait s’opposer, à tes commandements,

Et n’appréhender point de cruels châtiments ?

RUSTAN.

Qui pourrait s’opposer, au courroux légitime,

Des Anges du Sépulcre, après un si grand crime ?

SOLIMAN.

Mais quoi, faire périr, celui qui m’a sauvé !

ROXELANE.

Mais il te veut ôter, ce qu’il t’a conservé.

RUSTAN.

Mais il t’allait ravir, le jour et la Couronne !

LE MUPHTI.

Ha Seigneur, crains le Ciel, et fais ce qu’il ordonne !

SOLIMAN.

Ô Dieu ! perdre Ibrahim ! dure nécessité !

ROXELANE.

Il defrobe une Esclave, il l’a trop mérite !

SOLIMAN.

Perdre Ibrahim.

LE MUPHTI.

Seigneur, Le Prophète s’offense,

De l’incrédulité, qui fait ta résistance.

RUSTAN.

Perds-le pour te sauver.

ROXELANE.

Songe à ce qu’un Dieu peut.

SOLIMAN.

Et bien, qu’il meure donc, puisque le Ciel le veut.

Qu’on mène les Muets (ô penser effroyable :)

Avecques leurs Cordeaux, auprès de ce coupable ;

Et viens pour avancer, ce funeste moment,

Attendre mon sommeil, à mon Appartement.

Ô Prince malheureux.

 

 

Scène V

 

ROXELANE, DEUX ESCLAVES

 

ROXELANE.

La victoire est certaine ;

Oui, Roxelane Règne, elle est Sultane Reine.

Du Trône qu’elle occupe, elle ne peut plus voir,

Ce superbe ennemi qui choquait son pouvoir,

Le voila renversé, l’orgueilleux adversaire,

Mais pouffons jusqu’au bout, l’adresse nécessaire :

De peur que Soliman, ne sois mieux averti,

Il faut perdre Rustan, et perdre le Muphti.

Pour un si grand secret, nul n’est assez fidèle ;

Et pour dernier ouvrage, il faut perdre Isabelle :

Ainsi dans peu de jours, le fer et le poison,

De tous mes ennemis, me feront la raison.

 

 

Scène VI

 

ASTÉRIE, ROXELANE, DEUX ESCLAVES

 

ASTÉRIE.

Ha Madame, écoutez la voix de la clémence.

ROXELANE.

Rendez grâce à mes foins, qui vengent votre offense.

ASTÉRIE.

Ha sauvez Ibrahim ?

ROXELANE.

Vous parlez de punir ;

Sa rigueur est encor, en votre souvenir.

ASTÉRIE.

Je parle de sauver, un homme de courage.

ROXELANE.

Vous êtes peu sensible, après un grand outrage !

ASTÉRIE.

Accordez-moi sa grâce, au nom de l’amitié.

ROXELANE.

Je vous offenserais, si j’en avais pitié.

ASTÉRIE.

Ha servez ce grand homme, en ce péril extrême !

ROXELANE.

Non, je vais vous venger, en me venger moi même.

Il vous a refusée, il le dirait ailleurs ;

Prenez-en le perdant, des sentiments meilleurs :

Enfin il est perdu, quelque chose qu’on fasse.

 

 

Scène VII

 

ASTÉRIE

 

Juste Ciel ce grand cœur, n’aura donc point de grâce,

Un injuste courroux, lâchement animé,

Perd un objet aimable et que j’ai tant aimé !

Quoi je le souffrirais ! ha non, non, Astérie,

Dompte d’un fier esprit, l’implacable furie :

Pour sauver le Bassa que l’on perd aujourd’hui,

Ne pouvant être sienne, ha donne toi pour lui !

C’en est fait, il le faut.

 

 

Scène VIII

 

ASTÉRIE, ACHOMAT

 

ASTÉRIE.

Achomat, si votre âme,

Ainsi qu’on me la dit, à pour moi quelque flamme,

Un service important, me le fera mieux voir.

ACHOMAT.

Madame s’en est fait, s’il est en mon pouvoir.

ASTÉRIE.

Je sais que votre esprit, que tout le monde admire,

Sur celui du Sultan, conserve un grand empire ;

Que vous y pouvez tout, or il faut Achomat,

Sauver en me servant, Ibrahim et l’État.

ACHOMAT.

Moi sauver Ibrahim ?

ASTÉRIE.

Oui je vous le commande ;

Mais soyez diligent, l’affaire le demande.

ACHOMAT.

Mais Madame, songez...

ASTÉRIE.

Vous me faites mourir :

Ne songez qu’à me plaire, qu’à le secourir ;

Parlez, priez, pressez.

ACHOMAT.

Ô loi trop inhumaine !

ASTÉRIE.

Enfin, opposez-vous, à la Sultane Reine.

ACHOMAT.

Et quoi...

ASTÉRIE.

N’allongez pas ces discours superflus :

Si vous ne le sauvez, vous ne me verrez plus.

Je crains qu’on ne me voie, adieu, le danger presse :

Allez suivre mon ordre.

 

 

Scène IX

 

ACHOMAT

 

Ô Barbare, ô Tigresse !

En quel funeste état, réduisez-vous mon cœur ?

Quoi, j’irai me détruire, et sauver mon vainqueur !

Quoi, j’irai conserver, et la gloire, et la vie,

A l’objet de ses vœux, comme de mon envie :

Malheureux Achomat, quel conseil suivras-tu ?

Je sais qu’il est d’un cœur, où règne la Vertu,

De n’insulter jamais, sur ceux qu’on veut détruire,

Mais il suffit aussi de n’aller pas leur nuire :

C’est trop que desservir, ses propres ennemis ;

Non, non, n’en faisons rien, nous n’avons rien promis

Mais on te le commande, on le veut, il n’importe :

Le respect est bien fort ; la raison est plus forte :

Mais tu perds ton espoir, mais je perds un Rival,

Tu ne fais pas un bien, mais j’évite un grand mal :

Ô dure incertitude, ô violent orage !

Ciel, il parla de toi, comme d’un grand courage ?

Il vanta les périls, que ton bras a tentés !

Reconnaissance, honneur, enfin vous l’emportez :

Perdons nous, perdons-nous, ou sauvons sa personne ;

L’honneur le veut ainsi la Sultane l’ordonne ;

Parlons, parlons pour lui, dans ce pressant danger,

Après, s’il est ingrat, nous pourrons nous venger.

L’honneur qui nous défend, de le perdre à cette heure

Nous le permettra lors, et souffrira qu’il meure :

Quiconque de la gloire, est toujours amoureux,

Même à ses ennemis, dois être généreux.

 

 

Scène X

 

RUSTAN

 

Oui tout est maintenant, en l’état qu’il doit être ;

Entrons pour achever, le destin de ce traître.

 

 

Scène XI

 

RUSTAN, SOLIMAN, UN CAPIGI

 

RUSTAN.

Morath, ne ferme plus, de toute cette nuit,

Afin que je ressorte, avecque moins de bruit.

Mais déjà l’Empereur, a fermé les paupières ;

Abaisse ces rideaux recule ses lumières :

Il dort, silence, il dort, retournons sur nos pas.

SOLIMAN.

Arrête, arrête.

RUSTAN.

Ô Ciel !

SOLIMAN.

Non, non, se ne dors pas.

Garde bien de sortir sur peine de la vie :

Hélas je ne dors pas, et n’en ai point d’envie :

Un tourment excessif, un regret sans pareil,

Dissipe malgré moi, les vapeurs du sommeil.

L’inquiétude émeut, mes passions mutines ;

Sur la pourpre et sur l’or, je trouve des épines,

Une juste terreur, m’agite à tout propos

Et bref, il n’est pour moi, ni sommeil ni repos,

Que je suis malheureux ! que ma peine est horrible !

Ici tout m’est funeste, et tout m’est impossible,

Le sommeil dont chacun jouit paisiblement,

N’est un bien défendu, que pour moi seulement,

Plus je le veux chercher, et tant plus je m’en prive,

Mon désespoir le chasse, à l’instant qu’il arrive,

Mes peines sont sans fin, mes maux n’ont point de bout,

J’ai beau changer de lieu, je me trouve par tout ;

Et pour me séparer, de cette peine extrême,

Il faut quitter le jour, ou me quitter moi-même.

J’approuve ma fureur, je blâme mon désir ;

Je suis mon ennemi, bien plus que du Vizir ;

Et dans les sentiments, que ma pitié fait naître,

Je suis plus malheureux, qu’Ibrahim ne va l’être.

Dieu, que fait Isabelle, en ce funeste instant !

Dieu, que pense Ibrahim, de la mort qu’il attend :

Elle fond toute en pleurs, il me fait cent reproches,

Ces pleurs, ces discours, pourraient fendre des roches

Ils toucheraient sans doute, un Tigre sans pitié :

Et tu ne te fends pas, cœur sans nulle amitié,

Souviens-toi souviens-toi, de la grande journée,

Où le bras du Vizir, força la destinée,

Il te sauva le jour, et cruel tes Bourreaux,

Lui font voir maintenant la mort et des cordeaux,

Oui, ce bras tout chargé qu’il était de ces chaînes,

Rendit des Ennemis, les espérances vaines,

 Il te sauva l’Empire, aux yeux de l’Univers,

Et cet illustre bras, est encor dans les fers !

Ô triste récompense : ô lâche ingratitude.

RUSTAN.

Enfin par trop d’ennui, comme par lassitude,

Le Sultan s’assoupit, précipitons nos pas.

SOLIMAN.

Mais que fais-je insensé ? de ne connaître pas,

Que le Ciel me combat, et qu’il me rend sensible :

Lui seul rend aujourd’hui, ma vengeance impossible.

Le grand Vizir est pris, il est abandonné ;

De funestes Bourreaux, il est environné ;

Et cependant il vit, parjure sacrilège,

Connais, connais par là, que le Ciel le protège.

S’il ne le protégeait, il serait déjà mort,

Je n’aurais point promis, ce qui change son sort :

Pour le perdre aujourd’hui, je perdrais la mémoire ;

Je n’aurais point de peur, de détruire ma gloire,

Je n’aurais point au cœur, ces remords superflus :

Enfin je dormirais, et lui ne serait plus :

Mais en l’état funeste, où la douleur me range,

Je vois bien que le Ciel, ne veut pas qu’on me venge.

Et de quel crime ô Dieu : prétends-je me venger ?

Son cœur ne change point, c’est moi qu’on voit changer :

Je suis seul criminel, il fuit de qui l’oppresse :

Il songe seulement, à sauver sa Maîtresse :

Et pouvant renverser mon Trône, et me punir,

Ce cœur trop généreux, ne fait que se bannir.

Écoutons la raison, et la voix du Prophète :

C’est elle qui retient, mon bras et la tempête :

C’est lui qui me conseille, en ce funeste jour :

Écoutons les tous deux, n’écoutons plus l’Amour.

C’en est fait, c’en est fait, il faut rendre les armes :

Ne versons point de sang, versons plutôt des larmes

Repentons nous enfin, de notre lâcheté ;

Et sauvons Ibrahim, qui l’a tant mérité :

Ou s’il faut en verser, versons celui d’un traître,

Qui pour son intérêt, déshonoré son Maître.

RUSTAN.

Seigneur, peux-tu changer, de si justes desseins ?

Souffre que je l’étrangle, avec propres mains :

Sois plus ferme Seigneur, bannis cette faiblesse.

Et vois que son excès, fait tors à la Hautesse.

SOLIMAN.

Va Tigre, va barbare, abandonne ces lieux ;

Et ne montre jamais, tes crimes à mes yeux :

Ils me font voir les miens, lorsque je te regarde :

Sors d’ici, sors bourreau, le Prophète me garde

C’est lui qui me conseille, et qui parle à mon cœur :

C’est lui qui me couronne, et qui me rend vainqueur.

Morath sans publier cette heureuse nouvelle,

Fais venir Ibrahim, fais venir Isabelle :

Ciel qu’il a de vertus : ô Ciel qu’elle a d’appas :

Mais voyons-le toujours, et ne la voyons pas,

Referme cette porte.

 

 

Scène XII

 

RUSTAN, ROXELANE, DEUX ESCLAVES

 

RUSTAN.

Enfin notre conduite,

Ne servira de rien, le Sultan l’a détruite.

Il retombe Madame, en sa première erreur,

 Il sauve le Vizir, et le suis sa fureur,

Oui, je sors du Sérail, c’est lui qui me l’ordonne.

 

 

Scène XIII

 

ROXELANE, DEUX ESCLAVES

 

ROXELANE.

Ciel : c’est donc ici que l’espoir m’abandonne :

Quoi, l’orgueilleux Vizir, triomphera de moi :

Cet Esclave insolent, me fera donc la Loi,

Il monte sur le Trône ; et me laisse ses chaînes ;

Il rendra donc toujours, mes entreprises vaines,

Il régnera toujours, sur un faible Empereur,

Ha non, non, Roxelane, écoute ta fureur.

Agis contre ce lâche, ou bien contre toi-même ;

Vois son heure dernière, ou ton heure suprême,

Oui, perds toi Roxelane, ou le perds aujourd’hui,

Cède à ton désespoir, ou te venge de lui.

La grandeur est l’objet, où ton humeur aspire,

Il faut perdre le jour, ou conserver l’Empire,

Cardans les sentiments, ou j’ai toujours été,

Je ne balance point, le Sceptre et la clarté.

Je perdrai l’un et l’autre, en ce moment funeste,

Ou j’aurai tous les deux, c’est l’espoir qui me reste,

Quiconque aime la gloire, l’aime avec ardeur,

Se doit ensevelir avecque sa grandeur.

UNE ESCLAVE.

Dieu, que dans cet esprit, la fureur est extrême :

Si l’on sauve Ibrahim, il se perdra soi-même.

L’AUTRE ESCLAVE.

En effet, sa fureur, est sans comparaison ;

Mais suivons-là ma Sœur, elle perd la raison.

 

 

Scène XIV

 

UN CAPIGI, IBRAHIM, LES QUATRE MUETS avec leurs cordeaux, ISABELLE, ÉMILIE, TROUPE DE JANISSAIRES

 

UN CAPIGI.

Je voudrais vous servir, et ne veux point vous nuire,

Mais mon ordre Seigneur n’est que de vous conduire ;

Je ne sais rien du fort qui vous est préparé.

IBRAHIM.

Allons trouver la mort, d’un visage assuré.

ISABELLE.

Ha je quitte aujourd’hui ma première pensée !

Elle était inhumaine, aussi bien qu’insensée :

Et je sens maintenant, qu’il m’eut été plus doux,

De vivre sans plaisir, et de mourir sans vous.

IBRAHIM.

Et quoi, l’on en voudrait, à votre Illustre vie ?

Quoi ! on pourrait avoir, cette funeste envie ?

Tigres, ne pensez pas, que je puisse endurer,

Que l’on fasse mourir, ce qu’on doit adorer,

Si l’on n’en veut qu’à moi, je suis sans résistance ;

Je n’aurai pas besoin, de toute ma constance :

J’attendrai le trépas, ou me le donnerai,

Mais si vous l’approchez, je vous étranglerai.

ISABELLE.

Non, ne défendez point, ma trame infortunée,

Nous n’aurons qu’une amour, et qu’une destinée,

Vivez, et je vivrai : mourez, et nous mourons,

Allons Justinian, que tardons-nous ? allons ?

Et puisque Soliman, veut voir notre misère,

Demandons-lui la mort, comme un bien nécessaire.

IBRAHIM.

Ha n’en parlez jamais, si vous ne voulez voir,

Ce cœur à la torture, dans le désespoir :

Allons plutôt Madame, obtenir votre grâce,

Faire par mon trépas, que je le satisfasse.

ISABELLE.

Non, les jours d’Ibrahim, sont les jours d’Isabelle,

Il ne saurait mourir, qu’il ne meure avec elle,

Mais que veut Achomat, et la Sultane aussi ?

 

 

Scène XV

 

ACHOMAT, ASTÉRIE, IBRAHIM, ISABELLE, ÉMILIE, UN CAPIGI, TROUPE DE JANISSAIRES, LES QUATRE MUETS

 

ACHOMAT.

Si vous devez mourir, je viens mourir ici.

ASTÉRIE.

Le Sultan me va perdre, ou je vaincrai sa haine.

IBRAHIM.

Ô cœur trop généreux !

ISABELLE.

Ô bonté souveraine !

UN CAPIGI.

Espérez, espérez, il est encor permis ;

La vertu qu’on opprime, a toujours des amis ;

On la peut attaquer, mais elle est la plus forte,

Vous le verrez bientôt ; qu’on ouvre cette porte.

 

 

Scène XVI

 

ACHOMAT, ASTÉRIE, ISABELLE, IBRAHIM, SOLIMAM, ÉMILIE, UN CAPIGI, TROUPE DE JANISSAIRES, LES QUATRE MUETS

 

ACHOMAT.

Seigneur, sauve l’Empire, en sauvant le Vizir ;

Perds en le conservant, ton injuste désir ;

Songe que ce grand cœur, est l’appui des Couronnes :

Qu’il n’a point mérité, la mort que tu lui donnes :

Que tu l’as vu cent fois, couvert au premier rang :

Du sang des ennemis, et de son propre sang :

Qu’il a vaincu la Perse, et peut vaincre la Terre :

Et qu’il est adoré, de tous les gens de guerre :

Ils parlent tous par moi, qui viens le secourir,

Seigneur, si tu le perds, nous voulons tous mourir.

ASTÉRIE.

Autrefois ta bonté, m’ayant donné sa vie,

C’est voir ravir mon bien, que de la voir ravie :

Ne m’ôte pas Seigneur, ce que tu m’as donné,

Ôte ses mains des fers, elles t’ont couronné ;

Sauve ce grand courage, illustre ta mémoire ;

C’est ta fille Seigneur, qui regarde ta gloire.

ISABELLE.

Ô Monarque invincible, écoute à cette fois,

La vertu qui te parle, et révère sa voix !

Ne jette plus les yeux sur les yeux d’Isabelle ;

Regarde le Seigneur, tu la verras plus belle ;

Tu la verras briller, et de gloire, et d’appas,

Et ton cœur amoureux, ne la quittera pas.

Suis-là, suis-là Seigneur, cette vertu sublime :

Elle t’éloignera, de la honte du crime :

Elle conservera, ton renom glorieux,

Et te rendra l’amour, de la Terre et des Cieux.

IBRAHIM.

Ô mon cher protecteur ! ô mon Prince, ô mon Maître !

Dissipe en ton esprit, l’enchantement d’un traître,

N’écoute plus sa voix, écoute l’amitié :

Jette sur Ibrahim, un regard de pitié :

Lis jusques dans son cœur, vois jusques dans son âme,

Le respect qu’il conserve, en dépit de ta flamme.

Connais les sentiments, que ce cœur à pour toi,

Vois qu’il ne plaint rien tant, que l’honneur de son Roi,

Que malgré ton amour, et ta rigueur extrême,

Il t’estime, il t’honore, ha disons plus il t’aime !

Oui Seigneur, l’amitié me conduit à tel point,

Que je mourrai content, si tu ne me hais point.

SOLIMAN.

Vous vivrez, vous vivrez, mon injustice est morte :

Oui, ma raison triomphe, et se voit la plus forte :

Je la vois, je la suis, je l’aime uniquement ;

Et ne veux plus aimer, quelle, et toi seulement.

Vivez, vivez heureux, que rien ne vous sépare,

Puisse bénir le Ciel, une amitié si rare ;

Et puisse vos bontés, au lieu de me punir,

Perdre de mes erreurs, l’infâme souvenir.

IBRAHIM.

Je ne me souviens plus, de ma peine passée ;

Elle ester mon esprit, une image effacée,

J’entends, j’entends la voix de mon Maître aujourd’hui,

Rustan parlait tantôt, mais maintenant c’est lui.

SOLIMAN.

Non, non, il faut punir mon injuste folie,

Oui, quittez le Sérail, revoyez, l’Italie,

Oui partez, j’y consens, ayez la liberté ;

Et ce fidèle Ami, ce qu’il a mérité.

ISABELLE.

Adieu Prince Invincible et Monarque suprême.

IBRAHIM.

Hélas en te quittant, c’est me quitter moi-même :

Je te laisse mon cœur, en partant de ce lieu.

SOLIMAN.

Adieu, non je mourrais, si je disais Adieu.

 

 

Scène XVII

 

IBRAHIM, ACHOMAT, ASTÉRIE, ISABELLE, ÉMILIE

 

IBRAHIM.

Adieu brave Achomat.

ISABELLE.

Adieu belle Astérie.

 

 

Scène XVIII

 

UN CAPIGI, IBRAHIM, ASTÉRIE, ISABELLE, ÉMILIE

 

UN CAPIGI.

Comme Rustan sortait, tout le Peuple en furie,

Qui de votre prison, venait d’être averti,

A poignardé ce traître, avecque le Muphti :

Et la Sultane Reine, en le regardant faire,

Est morte de dépit, de rage, et de colère.

IBRAHIM.

Ô Justice du Ciel, tu marches l’entement !

Mais tout crime à la fin trouve son châtiment.

ASTÉRIE.

Puissent être vos jours, comblez d’heur et de gloire ;

Puisse tout l’Univers, apprendre votre Histoire,

Et savoir qu’à la fin, le Ciel récompensa,

La divine isabelle, et L’ILLUSTRE BASSA.

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