Histoire universelle du Théâtre - Tome I (Alphonse ROYER)

Historie universelle du théâtre, Alphonse Royer, Librairie A. Franck, Paris, 1869.

 

 

INTRODUCTION

 

L’histoire du théâtre, chez tous les peuples et dans tous les temps, c’est l’histoire des idées et des mœurs des nations prise dans sa forme la plus vivante. Eschyle, Aristophane, Plaute, Calidâsa, Jehan Michel, Machiavel, Lope de Vega, Shakespeare, Molière ne produisirent pas seulement leurs idées, mais les idées de leur siècle. Le climat, la religion, la date, la nationalité sont aussi bien dans l’œuvre que le génie de l’écrivain.

Nul n’échappe à l’influence du milieu dans lequel il existe les génies les plus complets ne forment jamais que l’expression la plus élevée de la pensée de tous. L’influence du milieu où nous vivons est telle que nous avons peine à comprendre que nos idées n’aient pas été celles de tous les temps et de tous les pays. Nous appelons notre goût le goût, dans une acception absolue, et nous traitons de barbares ceux qui se permettent d’en avoir un autre. Ceux-ci, de leur côté, nous traitent d’ignorants en vertu du même droit et avec la même justice.

C’est surtout en matière d’œuvres dramatiques que le parti pris d’intolérance est violent et tranché. Il a toujours fallu un luxe formidable de changements, de coupures, de mutilations de toute espèce pour que le plus grand chef-d’œuvre pût passer de la scène anglaise ou allemande à la scène italienne ou française, et réciproquement. Certes, le temps où Corneille se voyait contraint de défendre le Cid contre l’Académie, le temps où Voltaire injuriait Shakespeare en travestissant son Othello en Orosmane, certes, ce temps est loin de nous ; mais-il reste encore bien des préjugés à vaincre avant de pouvoir nous placer au point de vue des autres époques et des autres pays.

Il est au moins bizarre que nous admettions, que nous admirions même la peinture, l’architecture et jusqu’aux habits de nos pères, et que nous nous étonnions de leur langage, de leurs formes littéraires, qui sont pourtant la représentation la plus directe et la plus vraie de leurs idées et de leurs mœurs. En remontant, comme nous allons le faire, le cours des siècles, en supprimant les barrières géographiques, il faut de toute nécessité que le lecteur veuille bien laisser de côté les préjugés et l’étroite convention ; qu’il reconnaisse que le bon sens, l’esprit, le génie ne sont pas l’apanage exclusif de notre nation et que, chez nous, il exista des gens de mérite et une langue française avant le règne de Louis XIV. Comprenons bien surtout que la confection de la pièce de théâtre, qui joue un si grand rôle aujourd’hui, n’est que le vêtement de l’idée dramatique, et que ce vêtement, uniquement imaginé par la mode, change de forme presque aussi souvent que les autres vêtements. Ne demandons pas à Sophocle de revêtir le pourpoint de Calderon, ni à Molière de s’affubler de notre habit noir, pas plus que de nos théories. Il est facile de cri tiquer le dénouement du Tartufe ou des Fourberies de Scapin, mais malaisé de marcher sans glisser dans la route ouverte par ce grand observateur de l’âme humaine. Faisons bon marché de l’enveloppe, et voyons dessous. C’est le moyen de sortir du cercle étroit dans lequel notre éducation routinière nous tient enfermés depuis des siècles.

Je n’apprendrai à personne que le théâtre se perd dans la nuit des temps, et que Platon le faisait remonter non pas seulement à Thespis, mais au règne de Minos. Les Indiens le rattachent aux jours fabuleux de Bahrata à les en croire, les Génies jouaient le drame dans le ciel d’Indra. Le théâtre est un fait universel ; on le retrouve partout : chez les Incas avant la découverte de l’Amérique, dans les centres africains, aussi bien que chez les Kamtchadales et que chez les sauvages de l’Océanie.

On a trop dit que les orientaux, en dehors de l’Inde et de la Chine, n’avaient jamais connu le théâtre. On aura la preuve de la fausseté de cette assertion dans le chapitre de cet ouvrage que je consacre à l’examen des Téaziés ou des Mystères persans. Ces belles pièces n’ont été traduites jusqu’ici dans aucune langue européenne. Si j’en crois un poète turc de mes amis, il existerait même en arabe des dialogues dramatiques, dans le genre des anciens pasos espagnols qui auraient été représentés à la cour des Khalifes. L’opinion de M. Renan sur le Cantique des Cantiques, qui, selon lui, ne serait qu’une pièce de théâtre récitée dans le harem du roi Salomon, pourrait bien n’être pas une gratuite hypothèse.

Nul art n’exerça sur les esprits une aussi puissante influence que le théâtre. Les Césars de Rome gouvernèrent plus avec les spectacles qu’avec les édits. D’un bout à l’autre de l’Europe, le clergé chrétien joua le drame liturgique dans les églises. Nous verrons le développement de cette curieuse période, et comment ce moyen d’action échappa aux mains ce moyen d’action échappa aux mains des prêtres pour tomber dans celles des laïques.

Dès qu’il cesse d’être purement hiératique, le théâtre se trouve en guerre avec le pouvoir. Comme Solon avait défendu à Thespis de représenter ses pièces à Athènes, les archontes, qui permettaient à Aristophane d’attaquer impunément les dieux, lui fermèrent la bouche le jour où il se permit de les attaquer eux mêmes Les rois, les ministres, les évêques, les parlements, les municipalités, ne purent anéantir le théâtre, malgré les combats acharnés qu’ils lui livrèrent.

Tandis qu’on fulmine en Espagne, en France en Angleterre contre les audaces de la scène, qu’on refuse les privilèges, qu’on ferme les salles, qu’on emprisonne et qu’on bat de verges poètes et comédiens, il est curieux de voir l’Italie laisser à la comédie toutes ses franchises, saint Charles Borromée lever l’interdit jeté sur l’impresario milanais Valerini, et le pape Léon X faire tranquillement représenter dans son palais les pièces de Machiavel et du Bibbiena, devant un parterre de princes et de cardinaux.

La diatribe de Platon contre la poésie imitative, c’est-à-dire contre la forme théâtrale, n’a pas besoin d’une nouvelle réfutation. On sait aujourd’hui ce que vaut le reproche qu’il lui adresse d’amollir les âmes en les attendrissant sur les souffrances d’autrui, au lieu de les fortifier contre les siennes propres. Les canons des conciles, qu’à diverses époques on voulut ressusciter pour proscrire les théâtres et les comédiens, remontent aux premiers siècles de l’Église, et n’avaient nullement en vue la comédie moderne, encore à naître. Les canons s’adressent seulement aux combats de gladiateurs et aux mimes effrontés de la décadence romaine. Le jésuite espagnol Mariana, qui écrivit au XVIe siècle un traité contre les spectacles, après avoir conclu à l’excommunication des comédiens et à l’exclusion des femmes de la scène, fulmine surtout contre les ballets, et spécialement contre la sarabande, cette danse qui suffit pour incendier les personnes les plus honnêtes, et il conclut en réprouvant toute représentation théâtrale, l’art des faranduleros et sa honte, de même que les courses de taureaux. C’est ce même Mariana qui publia un livre approuvant le régicide, livre qui fut brûlé à Paris en 1610 par la main du bourreau, comme ayant incité Ravaillac à son crime.

Certainement le théâtre, comme l’ont compris les maîtres de la scène, ne peut avoir qu’une bonne influence sur la moralisation des peuples, et la levée de boucliers que firent contre lui, sous Louis XIV, Bossuet et le prince de Conti, n’avait pas d’autre mobile que l’intolérance. N’est-il pas fâcheux, en effet, que Bossuet ait écrit sur la mort de Molière les mots suivants : « Il passa des plaisanteries du théâtre au tribunal de celui qui a dit : « Malheur à vous qui riez, car vous pleurerez ! » Le prince de Conti, lui, trouva l’École des Femmes scandaleuse, et il accusa le Festin de Pierre d’être une école d’athéisme et un ouvrage plein de blasphèmes. Au siècle suivant, Jean-Jacques Rousseau, dans sa lettre à d’Alembert, condamnait en bloc les tragiques grecs comme les auteurs chrétiens, et, tout en se vantant d’admirer Molière, il prétendait que le théâtre de l’auteur du Misanthrope était une école de vices et de mauvaises mœurs plus dangereuse que les livres mêmes où on fait profession de les enseigner. Quant à Regnard, il n’est pas, selon lui, moins dangereux que Dancourt : « Tandis que l’un amuse les femmes perdues, l’autre se charge d’encourager les filous. »

D’Alembert et Marmontel se sont donné la peine de réfuter tous ces sophismes, ce qui était bien superflu, et de faire ressortir le but moral, la leçon utile déguisée sous l’apparence du plaisir. « Qu’apprenons-nous dans Georges Dandin ? demande d’Alembert dans sa lettre à Rousseau. Que le dérèglement des femmes est la suite ordinaire des mariages mal assortis où la vanité a présidé. Dans le Bourgeois gentilhomme ? qu’un bourgeois qui veut sortir de son état, avoir une femme de cour pour maîtresse et un grand seigneur pour ami, n’aura pour maîtresse qu’une femme perdue et pour ami qu’un honnête voleur. »

En Angleterre, c’est la municipalité qui fait la guerre aux théâtres et c’est la cour qui les soutient. La construction des salles de Blackfriars et du Curtain est une réponse à l’arrêt du lord maire de Londres daté de 1575, qui enjoignait aux comédiens de donner leurs représentations hors l’enceinte de la juridiction communale. En 1642, pendant la guerre d’Irlande, Londres suspend les représentations théâtrales. Les puritains ferment tous les théâtres du royaume, et, pendant dix-huit ans, il est défendu de rire en Angleterre. Mais le public se dédommage à la restauration de Charles II, et la clôture forcée des théâtres n’est peut-être pas étrangère à cette révolte de l’esprit public contre la proscription de ses plaisirs.

En Espagne, même lutte du théâtre contre les pouvoirs établis ; le théâtre triomphe comme partout. Dans ce pays dévot par excellence, il a pour lui les confréries religieuses à qui il paye une redevance pour l’assistance des pauvres, et c’est au nom des pauvres que tous les coups portés au théâtre sont détournés malgré l’Inquisition. En Portugal, après la réunion à la couronne d’Espagne, on nomme des théologiens pour examiner la question de savoir si les jeux de la scène sont ou non contraires à la foi, et on les autorise avec quelques restrictions concernant la danse. Sous le roi Philippe IV, auteur dramatique à ses heures, les théâtres d’Espagne ont la bride sur le cou et les danses elles-mêmes sont affranchies. Pendant tout ce temps, nous l’avons dit, on jouait en Italie, sans contrôle ni censure et jusque sous les yeux du Pape, toutes les fantaisies qu’il plaisait aux auteurs d’imaginer, sans que personne y trouvât à redire.

Telles sont les résistances qu’eut à vaincre le théâtre dans les principaux pays où il se produisit. Rien ne put prévaloir contre son action sur les masses, contre le goût très marqué que toute société un peu civilisée conserva toujours pour cette fiction qui ressemble tant à la réalité. Le théâtre, en effet, renferme en lui toutes les séductions des autres arts : il s’adresse à la fois à l’esprit et aux sens ; mais son but principal est de remuer, jusque dans ses fibres les plus intimes, l’âme humaine, de lui rendre présents les grands faits et les grandes censées, de lui montrer les grands exemples, de lui signaler la honte ou le ridicule du vice, de lui donner enfin le contentement de soi-même par le tableau des choses vertueuses et honnêtes. Ce sentiment de l’honnêteté et du bien survit au fond de tous les cœurs comme une empreinte divine. Les gens les plus dépravés ne lui échappent pas, comme si, dans ces moments de fièvre et d’abandon où ils s’oublient eux-mêmes, survenait tout à coup un vague ressouvenir de cette patrie du ciel dont ils ont perdu la voie, mais qu’ils peuvent retrouver si le repentir les éclaire.

Est-il rien de comparable à cette chaîne électrique qui communique à la fois la même impression à toute une assemblée, qui la fait bondir, s’écrier, pleurer, rire à un même instant ? Si le fait produit est déjà considérable dans nos petites salles de spectacle réunissant douze ou quinze cents personnes, qu’on se figure ce que devait être un théâtre grec ou romain, où toute une ville prenait place, celui que Marcus Scaurus, par exemple, fit construire à Rome, pour solenniser son élévation à l’édilat, et qui contenait, 80 000 spectateurs ! Si l’effet théâtral, dans les temps de guerre ou de crise nationale, était dirigé par la première magistrature du pays, ainsi qu’il l’était à Athènes, on verrait se reproduire peut-être ces élans populaires qui sauvent les États, comme il arriva aux Grecs allant repousser les Perses en sortant de la représentation d’une tragédie de Phrynicos.

La moralité du théâtre, cette condition essentielle de la durée du succès, ne consiste pas dans quelques phrases banales, que l’auteur ajoute dérisoirement à la fin de sa pièce après avoir donné l’exemple de l’immoralité pendant tout le cours de l’ouvrage. Des gaudrioles, des mots empreints de sel gaulois, comme nous en verrons dans l’ancien théâtre du Moyen Âge et de la Renaissance de tous les pays, ne sont point des choses qui doivent offenser la pudeur, mais une manière d’être et de s’exprimer en harmonie avec les mœurs d’un temps qui, après tout n’était pas plus mauvais que le nôtre. La véritable immoralité, celle qu’on doit éviter avec soin, c’est celle qui rend le vice aimable, et celle-là, il faut avoir le courage de l’avouer appartient tout entière au théâtre moderne. C’est la plus condamnable, la plus dangereuse, et pourtant celle que l’on blâme le moins.

Après ces quelques préliminaires, nous allons entrer dans l’histoire et dans l’examen comparé de la littérature dramatique des différentes nations aux différentes époques. Ce n’est pas la première fois qu’un pareil travail est entrepris, mais tous les ouvrages commencés dans les divers pays de l’Europe sur cette matière se sont arrêtés aux origines.

Les vingt-cinq volumes publiés en 1779 et 1781, par l’abbé Coupé et ses collaborateurs, sous le titre d’Histoire universelle des théâtres, sont restés strictement parqués dans l’antiquité, dans les tournois de la chevalerie et dans les fêtes publiques. L’ouvrage s’est arrêté là sans avoir même abordé, d’une manière sérieuse la première époque du théâtre français. Pour ce qui est des théâtres étrangers, mutisme absolu. La Storia de’teatri, de Signorelli, n’existe guère en dehors des menus faits qui concernent la scène italienne, sans remonter pourtant jusqu’aux Rappresentazioni du XVe siècle. En Allemagne ; le docteur Klein publie en ce moment une histoire du drame, dont six volumes ont paru, traitant seulement des théâtres antiques et du théâtre italien. À ce compte l’ouvrage ne saurait avoir moins de quarante volumes, s’il s’achève. Nous ne diviserons pas notre matière par nationalités, mais bien par époques. Au lieu d’une juxtaposition de traités indépendants l’un de l’autre, nous aurons ainsi un examen par siècle et par groupes, ce qui nous conservera le bénéfice de la comparaison des littératures entre elles. On comprend l’importance et l’opportunité de ce plan. Quant aux sources où nous avons puisé, elles sont nombreuses, et la plupart ont été peu exploitées. Combien de documents restés jusqu’à ce jour sous le boisseau !

En dehors des savants spéciaux, qui connaît les drames liturgiques ? qui sait que la France eut un théâtre au XIIIe et au XIVe siècle ? Des manuscrits récemment trouvés, imprimés à petit nombre (et cette reproduction est devenue aussitôt d’une extrême rareté), voilà tout ce qui atteste ce grand fait, qui n’a pas encore été examiné historiquement.

Les Mystères du XVe siècle, plus connus (de nom du moins), n’ont-ils pas été déclarés d’une telle barbarie qu’il était inutile d’essayer de les lire ? L’admirable Mystère de la Passion, l’un des plus beaux monuments de notre ancienne langue, n’a-t-il pas été plaisanté, plus ou moins agréablement, par des écrivains pressés qui en avaient lu péniblement quelques pages et qui s’étonnaient d’une langue dont ils voyaient pour la première fois un spécimen ? Le public qui aime le théâtre et qui désire connaître tout ce qui s’y rapporte nous saura gré de lui éclaircir ces points demeurés obscurs et de lui en rendre la compréhension facile. Sans la confiance que nous avons dans son goût pour tout ce qui tient a l’art dramatique, nous n’aurions pas osé risquer un pareil travail.

Comme l’antiquité grecque et romaine n’a pas de faits bien nouveaux à nous offrir, après les immenses travaux de critique auxquels elle a donné lieu, après les traductions littérales qui sont aux mains de tout le monde, je n’en donnerai qu’un rapide aperçu pour rappeler les faits anciens et les lier aux faits modernes. Je tracerai de même une silhouette du théâtre indien et du théâtre chinois, dont les traductions anglaises et françaises sont également connues, et qui, d’ailleurs, ne se lient qu’accessoirement à l’histoire du théâtre européen, afin de laisser tout le développement possible au théâtre moderne, qui commence aux drames liturgiques des premiers siècles chrétiens. Cette partie intéresse plus directement les lecteurs de notre temps. Le présent travail est le résultat d’une longue étude sur les pièces elles-mêmes. Dans les langues étrangères, je me suis attaché surtout aux documents qui n’ont jamais été traduits. Quant au répertoire français, je crois avoir réuni, pour la première fois, dans une étude générale, les nombreux et précieux matériaux découverts de nos jours dans les bibliothèques de Paris et des provinces. J’ai eu à me tenir en garde contre l’abondance des matières, et j’ai fait tout le possible pour être suffisamment complet sans paraître par trop prolixe.

L’étude de la mise en scène n’a pas été oubliée.

Je signale tous les intéressants détails que nous donnent sur ce sujet les anciens livres et les manuscrits.

La division par siècle, que j’ai de préférence adoptée après mûr examen, était la seule qui permît de suivre la marche des idées, que nous verrons, à des époques périodiques, envahir à la fois tous les pays de l’Europe

Dans les hautes époques, la liturgie au XIIIe siècle, le fabliau dramatisé des trouvères au XIVe, le drame et la comédie de mœurs qui naissent ; au XVe, les mystères cycliques au XVIe, la satire prenant corps à corps les abus de la noblesse et de l’Église.

Le théâtre reflète la pensée dominante avec beaucoup plus de précision et d’une manière plus saisissante et plus pittoresque que n’importe quelle institution religieuse ou civile, que n’importe quel traité de philosophie ou de morale. Selon les pays, cette pensée, identique au fond, revêt une forme extérieure toute spéciale, qui la modifie dans le détail. Quand l’idée qui préoccupe une époque a deux faces, elle a aussi deux interprétations très marquées, très absolues ; c’est une lutte des contraires dans l’unité. Ainsi, quand la Réforme se préparé, la controverse religieuse fait naître en Allemagne, en France, en Angleterre toutes sortes de violences dramatiques contre l’Église romaine ; pendant qu’en Espagne, en Italie, dans quelques coins de la France, le théâtre orthodoxe s’affirme avec plus d’audace encore et plus d’impétuosité catholique. Nous voyons d’une part les Croque-morts, du citoyen bernois Niclaus Manuel, le Pape malade, de Théodore de Bèze, les Pardonners, de John Heywood, et de l’autre côté les processions du Corpus Domini, les Autos sacramentales, de Lope de Vega, et de ses prédécesseurs en dramaturgie sacrée, les Pédraza, les Timoneda. Dans tout pays où se produit une doctrine, la doctrine contraire, surgit à son côté et engage le débat.

En France et en Allemagne l’orthodoxie trouve des champions, comme en Espagne et en Portugal elle trouve des contradicteurs. Ceux-ci, toutefois, ne combattent qu’avec les armes légères de la plaisanterie, car ils écrivent en vue des bûchers de l’Inquisition.

Le voyage que nous allons entreprendre à travers les nations, représentées par leurs œuvres dramatiques, sera, dans plusieurs de ses parties, un véritable voyage de découvertes. La comparaison mettra en relief bien des faits inattendus. On verra telle idée, que l’on a crue nouvelle, remonter à des sources bien anciennes. Le champ de l’invention n’est pas aussi vaste qu’on le suppose, et bien des moissons proviennent de la même terre. La perfectibilité humaine n’est pas niable, mais, néanmoins, il reste toujours un peu du castor dans l’homme, et si les espèces diffèrent, les individus ne sont jamais bien dissemblables.

Il est convenu d’avance que ce livre n’est pas un livre d’esthétique. Il n’y a pas la moindre prétention. À quoi bon une esthétique sur une matière qu’il s’agit d’abord de faire connaître et d’élucider ? À ce résultat se borne l’ambition de l’auteur. Clarté, méthode et logique, voilà ce qu’il cherche. Son travail s’adresse aux gens qui regardent le théâtre comme une étude philosophique et historique, aussi bien qu’à ceux qui le considèrent comme un agréable passe-temps. Pour ces lecteurs, les documents dont il a été fait ici un large emploi ne seront certainement pas superflus ils les préféreront à de vagues dissertations sur des théories contestables et contestées, dont le moindre inconvénient est de ne rien apprendre à personne.

 

 

CHAPITRE PREMIER : COUP D’ŒIL SUR L’ANTIQUITÉ ET SUR L’ORIENT

 

 

I - Les Grecs et leur théâtre : les tragédies

 

Ce n’est pas pour hasarder une vaine plaisanterie, mais pour proclamer une grande vérité que Platon appelait la constitution d’Athènes une théâtrocratie et qu’il envoyait à Denis, tyran de Syracuse, les œuvres d’Aristophane pour qu’il y étudiât les mœurs des descendants de Cécrops.

Athènes, où tout le monde vivait sur la place publique, était un vaste théâtre religieux et politique où chaque citoyen remplissait un rôle, même lorsqu’il ne montait pas sur les planches de la scène enrégimenté par les chorèges. Les prêtres d’Eleusis jouaient la comédie dans leurs temples pour allécher les initiés ; dans les Dyonisies les hommes s’habillaient de peaux de cerfs, pour figurer le dieu Pan et les satyres, et ils chantaient des hymnes en agitant des thyrses et en dansant au son des cymbales. Les canéphores, jeunes vierges choisies dans les premières familles, marchaient en troupes par les rues, et les terrasses des maisons se couvraient de gens portant des flambeaux pour éclairer leurs processions nocturnes. Les Panathénées, fêtes en l’honneur de Minerve, avaient leurs lampadrodomies, leurs combats gymniques, leurs chants et leurs danses.

Ainsi, dans l’antiquité comme dans le moyen âge, en Grèce comme dans l’Inde, comme en France, comme en Espagne et dans toute l’Europe, le théâtre naquit de l’Église, et ne fut d’abord qu’une forme plastique de la célébration des rites. Lorsque les monodies des premiers auteurs dramatiques, succédant aux aulètes et aux citharèdes de carrefours, qui eux-mêmes avaient succédé aux homérides parcourant les rues en chantant des fragments d’épopée, se transforment enfin en un art véritable et que cet art passe des mains du prêtre dans celles du magistrat ; lorsque vient le grand Eschyle, qui à l’acteur unique de Thespis et de Phrynicos substitue des duos récités par lui-même et par un second personnage, toujours aidés par les accents lyriques du chœur ; lorsque ce génie incomparable crée le matériel de la scène, les cothurnes, les masques, l’art dramatique est formé de toutes pièces et n’attend plus que de nouvelles intelligences pour le conduire à sa perfection.

Le vieil Eschyle nous reporte à 500 ans avant l’ère chrétienne. En quarante-quatre ans il compose soixante-dix tragédies selon les uns, quatre-vingt-dix selon les autres et en outre un nombre considérable de drames satyriques ; il obtient cinquante-deux couronnes aux jeux publics. De cette œuvre immense il ne nous est resté que cinq pièces : le Prométhée enchaîné, les Sept devant Thèbes, les Perses, les Suppliantes et la trilogie de l’Orestie. Ce digne frère de deux héros, Gynégire et Amynias, avait combattu vaillamment à Marathon, à Salamine et à Platée. Chez ce peuple si complet en toutes choses les arts s’enchaînent à la science et à la politique, si bien que le même homme pouvait également commander une armée, écrire un poème dramatique, en composer la musique et construire le théâtre où il représentait lui-même l’un.de ses héros. Eschyle aida l’architecte Agatarque à combiner ses plans. Ce fut le même maître qui enseigna la politique à Périclès et la musique à Socrate.

On connaît la forme semi-circulaire des théâtres antiques et leurs gradins disposés en étages on se rappelle cette scène peu profonde et toute en longueur où se passait le drame et ce prolongement en contrebas qu’on appelait l’orchestre et qui servait aux évolutions du chœur. Nous sommes réduits aux conjectures sur le système décoratif des anciens ; mais certaines pièces, comme, par exemple, le Prométhée d’Eschyle où le tonnerre mugit, où l’éclair trace dans l’air des sillons enflammés, où tous les vents s’élèvent, où la tempête fond sur la victime de Jupiter, annoncent positivement que l’art des machinés théâtrales était déjà connu. Les costumes tragiques montraient une grande richesse. Les semelles des cothurnes et la hauteur du masque donnaient aux acteurs une apparence colossale pour représenter les héros et les dieux. Le masque empêchait, il est vrai, tout jeu de physionomie ; mais dans de tels espaces la mimique naturelle eût été tout à fait inaperçue : c’est ce qui explique l’usage adopté, sans parler du porte-voix contenu dans la cavité buccale, de l’accessoire qui permettait au personnage de se faire entendre de tous. Lucien, dans son dialogue entre Lucinus et Craton, critique pourtant l’accoutrement tragique, et surtout la bouche démesurée du masque, qui semble, dit-il, vouloir avaler les spectateurs. Il se moque aussi de ces coussins qui garnissaient la poitrine et le ventre de l’acteur pour que sa hauteur ne jurât point avec un corps maigre et fluet.

Lorsque le gouvernement d’Athènes eut pris à son compte les représentations dramatiques comme l’un de ses plus énergiques moyens d’action sur l’esprit des masses, il entoura cette institution de tout le prestige qu’il put lui donner. Les grandes fêtes religieuses, les Dyonisiaques, les Lénéennes furent les époques choisies pour les exhibitions scéniques. L’un des premiers magistrats en fonctions, un archonte, fut chargé de présider au concours des poètes, de désigner les riches habitants qui, sous le nom de chorèges, solderaient les dépenses de la mise en scène et du somptueux vestiaire des sujets et des chœurs. Chaque poète, jaloux de remporter le prix, présentait aux juges quatre pièces : une tétralogie, dont trois tragédies et une pièce de genre, appelée drame satyrique, parce que des satyres y figuraient à côté des héros et des dieux, et après la représentation on proclamait et on couronnait le vainqueur.

Eschyle excellait, dit-on, dans le drame satyrique, comme, après lui, Sophocle et Euripide.

Il est fâcheux qu’aucun de ces ouvrages le Cyclope d’Euripide excepté, ne soit parvenu jusqu’à nous. Ce monument unique atteste toutefois que les anciens connurent et pratiquèrent le mélange du tragique et du comique dans une même pièce, et que chez les Grecs la séparation des genres ne fut jamais une loi absolue.

Eschyle, si grand dans sa simplicité, a été longtemps incompris par le monde moderne, et, jusqu’à la fin du siècle dernier, on l’a traité chez nous d’absurde et de monstrueux, comme on l’a fait pour Shakespeare ; il est vrai que le père de la tragédie dut en partie ce faux jugement à la traduction décolorée de Brumoy. L’Orestie, les Perses et le Prométhée, traduits de nos jours avec une consciencieuse élégance, ont repris dans l’estime publique la place qui leur appartient.

Les innombrables traités et commentaires publiés dans toutes les langues modernes sur la musique des Grecs sont loin d’avoir éclairci le mystère qui enveloppe le degré de perfection auquel était arrivé cet art, estimé à un si haut point dans l’antiquité que Platon le déclare un des éléments de sa république, une institution sociale au premier degré, d’accord en cela avec les Chinois, qui le font figurer dans leurs codes. Ne voulant pas épaissir ces ténèbres en cherchant à les dissiper, je me contenterai de faire remarquer que la musique qui accompagnait le chœur devait être d’une simplicité extrême, puisque les auteurs nous disent que chaque parole était entendue. Une autre question qui restera longtemps sans réponse, c’est celle de savoir comment, dans ces théâtres, assez vastes pour contenir (à Rome, par exemple) jusqu’à quatre-vingt mille personnes la voix des acteurs pouvait arriver aux spectateurs des gradins élevés, et comment ceux-ci pouvaient entendre un soliste jouant sur la scène un morceau de harpe où de flûte. Les rameux vases d’airain placés sous l’orchestre pour répercuter le son ne paraissent pas avoir été une cause sérieuse de sonorité. Le buccin formant les lèvres du masque renforçait, il est vrai, et portait dans l’espace la voix de l’acteur ; mais le problème d’acoustique que nous avons signalé, et dans lequel l’absence de ces baies que nous appelons des loges et des amphithéâtres devait jouer un grand rôle, n’en est pas moins encore à résoudre dans la plupart de ses parties.

Eschyle était devenu vieux lorsque (l’an 468 avant notre ère) Sophocle l’emporta sur lui dans le concours : Sophocle apportait un genre nouveau à un public lassé de la solennité et de l’admiration. Eschyle avait représenté l’homme plié sous la main de la destinée Sophocle le présenta sous le joug de ses passions. Le triomphe fut si complet et si prolongé que Sophocle obtint vingt fois la couronne dans le cours de sa carrière. Ses contemporains le surnommèrent l’Abeille attique, à cause de la douceur et du charme de sa poésie, qui formait un contraste frappant avec la sauvage grandeur de son devancier. De plus de cent vingt pièces composées par Sophocle, il ne nous en est parvenu que sept : Ajax armé du fouet ; Électre ; Œdipe roi ; Antigone ; les Trachiniennes ; Philoctète ; Œdipe à Colonne.

Sophocle fit faire un grand progrès au drame en exprimant des passions humaines. Les beautés d’Antigone et des deux Œdipes sont demeurées dans la mémoire de tous, et il serait oiseux de rappeler ces chefs-d’œuvre autrement que par leur titre.

Sophocle se produisit dans les concours dramatiques avant l’âge fixé par la loi, c’est-à-dire avant trente ans, et il mourut à quatre-vingt-neuf ans, après une lecture qu’il venait de faire de son Antigone. N’est-ce pas là une existence dramatique bien remplie ? Il avait occupé en outre, des fonctions publiques. Sorti du peuple (son père avait été forgeron), il avait commandé avec Périclès les troupes athéniennes dans la campagne contre les Samiens, alliés des Perses.

Sophocle s’était efforcé de peindre l’homme tel qu’il est, Euripide essaya de le représenter tel qu’il devrait être. Euripide est un philosophe de l’école d’Anaxagore, ce sage ionien qui fut accusé d’impiété et condamné à mort pour avoir combattu les superstitions de son temps. Périclès, qui avait été son élève comme Euripide, fit commuer la peine en un exil. Le fond de la doctrine d’Anaxagore était l’unité de Dieu. Euripide est tout imprégné de cette doctrine du doute et de la controverse à l’égard des mythes païens. Il ne voit pas Hélène avec les yeux de Pâris, et il blâme énergiquement Oreste, malgré l’oracle delphien et le cortège des Furies. Quoiqu’on l’ait accusé d’être un ennemi des femmes, aucun auteur ancien n’a plus employé les femmes comme mobile de ses actions dramatiques. Hécube, Électre, Médée, Andromaque, Alceste, Iphigénie, Hélène sont des types bien divers de la nature féminine. Toutes ces peintures sont vraies et pleines d’observations délicates sur la vie et les habitudes morales des femmes ; c’était là une grande audace dans un pays où le préjugé forçait les épouses et les filles à se renfermer dans la retraite du gynécée. « Hélas ! s’écrie Médée, de toutes les créatures douées de la vie et de la pensée les femmes sont les plus malheureuses. » Lorsqu’Hermione défend ses droits d’épouse contre Andromaque la Troyenne, que le sort de la guerre a mise au pouvoir de Pyrrhus, et dont elle redoute les séductions, elle justifie sa vengeance en ces termes : « Esclave et captive, tu voudrais me classer de ce palais pour y être maîtresse... Par tes maléfices tu as frappé mon sein de stérilité l’esprit des femmes de l’Asie est habile dans ces arts funestes mais je réprimerai ton audace ! – Le véritable philtre, répond la douce Troyenne, ce n’est pas la beauté, ce sont les vertus qui plaisent aux maris. Si tu avais eu pour époux quelque roi de la Thrace, où le même homme fait tour à tour partager sa couche à plusieurs femmes, tu les aurais donc tuées ? »

Ces caractères de femmes tracés par Euripide ont une certaine vérité philosophique que Sophocle n’avait pas connue. Néanmoins, malgré tous ses mérites, malgré les quatre-vingt-douze tragédies qu’il produisit (de ce nombre il nous en reste dix-huit), il eut pour ennemis constants les partisans de Sophocle et les vieux soldats de Marathon, restés fidèles au genre épique d’Eschyle. Pendant que ses partisans le proclamaient le poète tragique par excellence, Aristophane poursuivait de ses diatribes le Fils du cabaretier de Salamine et de la marchande d’herbes Clito, principalement dans les Acharniens et dans les Grenouilles. Euripide fut l’auteur de prédilection de Racine.

C’est surtout dans ses drames satiriques que le grand poète dut donner carrière à sa verve railleuse. « Boire et manger, ne s’inquiéter de rien, voilà le Jupiter des sages, » dit le Cyclope à Ulysse. Et il s’étonne que Bacchus, un Dieu, se plaise à demeurer dans une outre. Quant au maître des dieux, sa foudre ne lui inspire aucune crainte, à lui Cyclope, qui, en frappant sur son ventre tendu, rivalise avec le bruit du tonnerre.

Une autre innovation d’Euripide, c’est l’extension qu’il donna à la complication dramatique. Il sent que le temps de la simplicité est passé pour ce public impatient, et qu’il faut exciter l’appétit par quelque ingrédient nouveau : le premier il mêle le roman au drame, le premier il invente les coups de théâtre et les incidents inattendus. Dans la tragédie d’Hélène, il renverse de fond en comble la tradition du séjour de l’épouse de Ménélas à Troie, et il prend pour sujet de sa pièce un conte populaire qui faisait aborder Hélène en Égypte pendant que les Troyens et les Achéens combattaient à Ilion pour la possession de son fantôme. Ce sans-gêne à l’endroit du mythe accepté dut accroître le nombre des détracteurs du poète qui lui reprochaient déjà ses dénouements par machines et l’introduction des mots vulgaires dans le vocabulaire tragique.

Après Euripide, les auteurs tragiques deviennent aussi nombreux que les étoiles du ciel on est inondé d’Orestes, d’Œdipes, de Thyestes, de Méléagres. Les écrivains de cette période cherchent à substituer l’imbroglio à la passion l’oubli recouvre de son linceul leurs tentatives avortées. Nous n’avons pas leurs œuvres, à quoi bon citer leurs noms ?

Au moment de laisser le monde tragique, renouvelons l’observation déjà présentée par les critiques de l’Allemagne, à savoir qu’on interprétait mal la Poétique d’Aristote quand on crut que le grand philosophe faisait une loi absolue des trois unités. Il en est une dont il ne parle même pas, l’unité de lieu, qui a produit tant de dégâts dans notre littérature aux deux siècles derniers. Il est facile de s’assurer, du reste, que les dramatistes grecs n’ont pas toujours observé ces règles des unités. Comment n’a-t-on pas remarqué que Sophocle, dans les Trachiniennes, transporte trois fois Lichas, puis Hillus, puis enfin Hercule d’Eubée en Thessalie ; que dans les Suppliantes, Euripide fait voyager Thésée et son armée d’Athènes à Thèbes, aller et retour, pour réclamer et rapporter les corps des sept chefs argiens que, dans les Euménides, d’Eschyle, et dans l’Ajax, de Sophocle, le lieu de la scène change et se transporte de Delphes à Athènes pour la première de ces pièces et, pour la seconde, du camp d’Ajax au lieu désert où le héros se frappe de son épée ? Les Nuées, d’Aristophane, nous conduisent de la chambre à coucher de Strepsiade dans la rue où se trouve la maison de Socrate. Les Grenouilles, du même poète, se passent d’abord sur le chemin des enfers, puis dans les enfers mêmes. « Il a fallu toutes les folies des faiseurs de systèmes, dit M. A. Pierron dans une note de sa Traduction d’Eschyle, pour trouver dans les trois unités dites d’Aristote. » Il suffit, en effet, d’ouvrir la pièce d’Eschyle pour y voir, à la première scène, Clytemnestre annoncer au chœur que les signaux allumés sur les montagnes viennent d’apporter la nouvelle de la prise d’Ilion ; et, quelques pages plus loin, l’auteur suppose qu’il s’est écoulé un temps suffisant pour que le roi des rois puisse avoir effectué son retour de Troie et être rentré avec son armée dans la ville d’Argos.

La comédie est peut-être antérieure à la tragédie, car le premier homme qui eut l’idée d’amuser les autres en imitant les gestes et la voix d’un de ses semblables le fit certainement dans l’intention de provoquer le rire plutôt que l’admiration.

 

 

II - Les Grecs et leur théâtre : les comédies

 

La comédie ancienne, qui se résume dans Aristophane, puisque nous ne possédons que de vagues notions sur les autres auteurs comiques de cette période, fut toute politique et satirique. La comédie nouvelle, qui compta Ménandre pour chef, quand le gouvernement des Trente eut défendu de traduire les personnages réels sur la scène, se réfugia exclusivement dans la peinture générale des mœurs. La satire personnelle d’Aristophane qui allait jusqu’à copier par les masques les traits des citoyens pour les livrer à la risée publique, succédant à l’innocente comédie de Chionidès et de Magnès, n’eut pas de peine à faire oublier Cratinos et Eupolis, qu’elle trouva en possession de la faveur publique. Dans sa seconde pièce, perdue aujourd’hui, les Babyloniens, et dans les Acharniens, le nouveau poète attaquait déjà vertement le parti des démagogues et son chef, Cléon, qui, pour se venger, lui intentait un procès en usurpation du droit de citoyen. Dans les Chevaliers, Aristophane fait une charge à fond contre cet ennemi tout-puissant. Il se vit contraint de jouer lui-même le rôle de Cléon, personne n’osant l’accepter. Certes, il fallait une grande audace pour affubler le personnage le plus redouté d’Athènes de la robe d’un esclave paphlagonien et pour le faire insulter et détrôner par un charcutier insolent et grotesque. « Chère couronne, adieu s’écrie Cléon en quittant la scène. Qu’un autre te possède, sinon plus grand voleur, du moins plus fortuné ! »

On a écrit des volumes en Allemagne pour mettre en doute l’honnêteté d’Aristophane à propos du rôle qu’il donne à Socrate dans sa comédie des Nuées. Les défenseurs d’Aristophane, de leur côté, ont fini, à bout de logique, par déclarer que, dans leur opinion, la mort de Socrate avait été juste et méritée. La vérité est que, partisan des anciennes mœurs, Aristophane haïssait non pas précisément Socrate, mais les rhéteurs en général, qui, selon lui, faussaient l’esprit de la jeunesse en la poussant à l’oubli du devoir, et c’est Socrate le sophiste qu’il attaquait avec sa violence habituelle, comme étant le plus illustre de ses ennemis. Ce jeune homme qui, dans les Nuées, bat son père, après lui avoir prouvé qu’il agit selon son droit, est une démonstration par l’absurde de la perversité des nouvelles doctrines. Nous retrouvons la critique des sophistes dans les Guêpes ; puis, dans les Oiseaux, le poète revient à fustiger la démocratie et ses chefs, ainsi que l’aveugle crédulité des Athéniens. Mais c’est surtout la comédie des Grenouilles qui donne la mesure de la force et de la verve railleuse d’Aristophane. Bacchus lui-même, ainsi qu’Hercule le vigoureux, tombent sous les quolibets qui ricochent sur Euripide. Le poète va chercher Euripide jusqu’aux enfers pour le faire vaincre par Eschyle.

« Voyez les hommes que je lui ai livrés, dit Eschyle aux juges du concours infernal ils n’étaient pas flâneurs, intrigants, charlatans comme de nos jours ; ils ne respiraient que lances et javelots, casques aux blanches aigrettes, boucliers recouverts de sept peaux... Voilà les sujets que doivent traiter les poètes... C’est à toi qu’est dû ce goût de bavardage et d’arguties qui a fait déserter les palestres et corrompu les jeunes gens avides de pérorer... De quels crimes n’est-il pas l’auteur ? N’a-t il pas mis en scène des entremetteuses, des femmes qui accouchent dans des temples, des sœurs incestueuses ?... » La satire littéraire ne laisse pas reposer, du reste, la satire politique, et le démagogue du jour, Cléophon, y trouve aussi son compte en passant.

C’est surtout dans la comédie d’Aristophane que le masque devenait un accessoire d’une haute importance, puisqu’il devait représenter trait pour trait le personnage bafoué, de façon à ce que les spectateurs des gradins les plus élevés pussent le reconnaître tout d’abord. Le costume de la comédie, au moins celui des types ridicules, ressemblait à celui des bouffons de carrefours qu’on retrouve sur les vases peints de la Grande Grèce : pantalons collants avec raies de couleur, petites vestes, petits manteaux, nez enluminés, abdomens démesurément arrondis. Quant aux figures fantastiques les Oiseaux, les Guêpes, les Nuées, les Grenouilles, il est probable que le masque suffisait à les désigner. Le chœur comique d’Aristophane se composait de vingt quatre choreutes, celui de la tragédie n’en comptait que douze. Le chœur comique se livrait à des danses très licencieuses ; le cordax était la plus effrontée de ces danses. Lucien, qui a beaucoup parlé de la danse au point de vue mimique, ne nous a laissé aucun détail sur la partie technique de cet art, et nous ne savons pas de quels éléments elle se composait. Le batteur de mesure, dont les sandales garnies d’une lame de fer marquaient tous les temps en frappant le plancher, comme font nos maîtres de ballet aux répétitions au moyen du bâton dont ils sont armés, devait fort incommoder l’oreille du spectateur. Lucien, qui critique tout, ne critique pourtant pas ce procédé peu ingénieux.

En somme, quoi qu’on ait dit sur Aristophane, c’est le plus vivant et le plus instructif des auteurs comiques de l’antiquité. L’effet de ses audaces, appuyé par un esprit toujours présent et par une sûreté de main imperturbable, devait être prodigieux quand il fondait, les serres ouvertes, sur les spectateurs de ces sanglantes immolations. Rien ne peut nous donner une idée des orages que devaient susciter ces personnalités mordantes, et surtout la violence des parabases, où le chœur, abandonnant la fiction et la plaisanterie, s’adressait directement au peuple pour lui faire la leçon de la part du poète. « Lorsque vous élûtes général le corroyeur paphlagonien, ennemi des dieux, dit la parabase des Nuées, le tonnerre gronda au milieu des éclairs, la lune se détourna de sa route accoutumée et le soleil, retirant son flambeau, refusa de luire si Cléon était général ; cependant vous l’avez élu. Et ceci se débitait sur la scène pendant que Cléon occupait le pouvoir suprême, et peut-être en sa présence. Cette gazette des scandales athéniens serait un livre bien précieux si l’on retrouvait quelque jour ce qui nous manque des cinquante-quatre comédies d’Aristophane, aujourd’hui réduites à onze.

L’école des auteurs comiques de Sicile, qui a pour chef Epicharme, Grec de l’île de Cos, fixé à la cour du roi Hiéron Ier, se dédommagea de ne pouvoir attaquer les souverains de la terre en attaquant ceux du ciel. Elle put, avec une impunité plus grande encore que celle d’Aristophane, bafouer les dieux de cet Olympe vermoulu auquel on commençait à ne plus croire et charger à outrance les ridicules et les vices que la tradition mythique leur attribuait. Les débauches de Vénus et de Jupiter, la gloutonnerie d’Hercule furent ses thèmes favoris.

Sous le nom de comédie moyenne les anciens critiques ont désigné un groupe très nombreux d’ouvrages, aujourd’hui perdus, qui remplissent le temps écoulé depuis la disparition de la comédie ancienne jusqu’à la conquête d’Athènes par Alexandre le Grand. Cette obscure période aboutit à Ménandre, qui fut regardé comme Je chef de la comédie nouvelle. C’est de ce charmant peintre des mœurs de son temps que le poète Manilius a dit qu’il montra la vie à la vie (vitœ ostendit vitam) ; ce qui signifie qu’il offrit à ses contemporains le miroir où ils purent reconnaître leurs traits. La muse de Ménandre consola Athènes asservie et lui fit oublier un instant ces hobereaux macédoniens se promenant fièrement sur l’Agora, les cheveux ornés d’une cigale d’or. Elle se prit aux usuriers du Pirée, aux petits gentilshommes campagnards venant vendre eux-mêmes leurs denrées sur le marché, aux sycophantes devenus esclaves, de tyrans qu’ils avaient été sous le régime démocratique, mais toujours intrigants et processifs aux héritières d’Aspasie ruinant comme jadis les fils de famille ; à ceux-ci passant leur vie à regarder des combats de coqs nourris d’ail et à s’abrutir dans l’orgie. Il représenta le parasite Trasonidès payant son écot en vantardises, la courtisane Thaïs la Célimène attique, peut-être un portrait de sa maîtresse Glycère, l’Armande Béjart du poète grec. Condisciple et ami d’Épicure, Ménandre plaide à tout propos contre les femmes et contre l’institution du mariage il est philosophe à ses moments, et l’on en peut juger en parcourant les fragments très courts qui seuls ont survécu des cent comédies qu’il avait composées. « Quiconque étend sa main vers l’or, dit-il dans le fragment de la Leucadienne, je vois à son geste qu’il est prêt à mal faire ; » et dans le Flatteur : « Jamais honnête homme ne s’est rapidement enrichi. » M. Villemain a défini d’une façon très pittoresque ces fragments de Ménandre en les appelant « la poussière d’un marbre brisé. » L’édition la plus complète des fragments de Ménandre est celle publiée en 1823, à Berlin, par M. Meineke. La meilleure appréciation du poète athénien de la comédie nouvelle a été faite par M. Guillaume Guizot, dont le remarquable travail fut couronné en 1853 par l’Académie française.

Quel peuple que ce petit peuple grec, si grand dans l’histoire du monde ! Il a connu toutes les sublimités de l’art, de la science, de la politique, de la philosophie ; et parmi les chefs-d’œuvre qu’il a créés dans tous les genres, ce n’est qu’une infime partie de son immense production qu’il nous a été donné de connaître. Que serait donc l’ensemble si nous pouvions l’embrasser ? Où sont les quatre-vingts tragédies d’Eschyle qui nous manquent, les cent de Sophocle, les cinquante-sept d’Euripide, les quarante-trois comédies d’Aristophane égarées plutôt que perdues, Ménandre absent tout entier ? Autant demander où sont les statues de Praxitèle, de Phidias et de Lysippe, que volèrent les Romains en Grèce, que Constantin transporta sur le stade de Byzance et que les iconoclastes et les croisés latins mirent en pièces !

 

 

III - Le théâtre romain

 

La comédie athénienne passa tout entière et de plain-pied, avec ses costumes et ses masques, d’Athènes à Rome, importée par le poète Noevius, en même temps que Livius Andronicus essayait de nationaliser par ses imitations latines les tragédies du temps de Périclès. Ennius, Pacuvius, Ætius arrangèrent aussi les pièces grecques pour l’usage romain ; Ovide lui-même écrivit une Médée fort louée par Quintilien. Tout ce répertoire est aujourd’hui perdu. Avant ces importations Rome et l’Italie n’avaient connu que les improvisations fescéniennes, les farces appelées saturœ, les intermèdes joués par des acteurs sans cothurnes et les atellanes apportées d’Étrurie, où l’on prétend retrouver aujourd’hui l’origine des masques italiens. Remarquons, avant d’aller plus loin, que, si en Grèce c’étaient les citoyens qui formaient la masse des choreutes employés dans les tragédies, sous la haute direction de l’archonte éponyme, tous les emplois du théâtre romain étaient abandonnés aux esclaves et à des histrions de bas étage. Cette affectation exclusive des esclaves aux jeux scéniques, qui se retrouve en Chine et en d’autres lieux de l’Orient, est la source du préjugé qui veut exclure l’art des comédiens de l’estime dont jouissent sans conteste tous les autres arts. Les Romains étaient loin de posséder le goût, le sens fin et délicat des Grecs. Chez eux l’utile primait en tout l’agréable, et, quand ils avaient traité leurs affaires, ils préféraient les gros plaisirs qui reposent le cerveau aux plaisirs raffinés qui l’excitent. La lutte des chars, les hécatacombes de lions, d’éléphants et de panthères mouchetées les naumachies peuplées de monstres marins, au milieu desquels s’entrechoquaient des flottes ; les combats de taureaux à la mode thessalienne ; la baleine de bois de l’empereur Sévère, des flancs de laquelle s’échappaient cinquante ours courant au milieu du cirque ; l’union mimée de Pasiphaé avec le taureau crétois, eurent toujours beaucoup plus d’attraits pour le peuple romain que tes urbanités poétiques de Térence.

Si en imitant les pièces grecques les fils de la Louve ne surpassèrent ni Eschyle, ni Sophocle, ni Aristophane, en prenant pour modèle les constructions théâtrales athéniennes ils les laissèrent bien loin en arrière. Ils rentraient là dans leur spécialité de l’utile. Qu’était en effet, sous le rapport du confort, le théâtre de Bacchus, tant vanté, auprès du théâtre de Pompée, contenant 40 000 spectateurs, auprès de celui de l’édile Marcus Scaurus, qui en recevait 80 000 ? Scaurus avait dévalisé Sycione, la patrie du statuaire Lysippe, pour orner son théâtre il avait décoré sa scène de 360 colonnes, enlevées aux monuments publics de cette terre conquise et disposées par ses architectes en trois ordres, dont le premier se composait de colonnes de marbre et le second de colonnes de cristal. Les statues entre les colonnes étaient au nombre de 3 000. Le théâtre de Marcellus, l’un des plus petits parmi les théâtres de Rome, contenait encore 22 000 personnes. Le seul changement qu’effectuèrent les Romains dans la distribution grecque, ce fut d’ôter l’orchestre à la danse pour y faire asseoir les sénateurs et les premiers magistrats.

Même sous la plume des meilleurs écrivains, la comédie latine demeura un reflet de la comédie grecque, par le côté littéraire comme par le côté matériel. Le Romain, encore peu initié aux délicatesses d’un monde poli, s’est soudain pris de passion pour le goût raffiné d’Athènes. Caïus Julius César, voulant louer Térence outre mesure, l’appelle un demi-Ménandre (ô dimidiate Menander !). Tout au grec et au sel attique, Horace ne rend pas à Plaute la justice qui lui est due. L’ancien garçon meunier lui paraît trop peuple, et il lui préfère Térence, l’affranchi Carthaginois devenu l’ami de Lælius et du premier Scipion. La vérité est que les deux poètes ont traduit et imité dans des proportions diverses les comiques grecs, entre autres Ménandre et Épicharme. Plaute a donné plus de rudesse à ses modèles, Térence les a mellifiés ; la plume docte et sobre de celui-ci nous a reproduit les propos des patriciens, et celle de son rival a beaucoup emprunté aux conversations de la rue. En prenant à Ménandre la Cistellaria, Plaute fait parler des Romains et non des Grecs, tandis que le doux Térence, en empruntant au même maître l’Eunuque et les Adelphes, est resté grec de la tête aux pieds. Térence vit par son style plus que par sa verve comique ou par ses caractères toujours indécis et incomplets ; c’est un poète de salon et de cabinet, tandis que Plaute, en dépit de ses obscénités et de son langage abrupt, est un auteur dramatique plein de mouvement et de vie, qui supporte le voisinage d’Aristophane sans paraître par trop effacé.

Parlez-moi de Sénèque. Sénèque est le véritable auteur dramatique de la décadence romaine. Au point de vue du théâtre, il est tellement dénué de toute action et de tout mouvement, que les quelques vers et les quelques maximes heureuses que l’on rencontre çà et là dans ses dix tragédies font à peine oublier ses offenses aux grands tragiques de la Grèce, dont il a si mal à propos refait les principaux ouvrages. Œdipe, Médée, Agamemnon, les Troyens, levez-vous et parlez ! On a longtemps cru qu’il existait un Sénèque le tragique, différent du philosophe Lucius Annæus Seneca. Les savants paraissent d’accord pour décider que ces deux auteurs sont bien le même homme. Toutes ces déclamations stoïciennes, ce concetto perpétuel introduit dans le vers tragique, cette boursouflure dans les mots, ce vide dans les idées, cette uniformité dans les caractères, font douter que ces pièces aient jamais subi l’épreuve de la scène. Et cependant Sénèque a fait école non-seulement dans le monde ancien, mais dans le monde moderne. Le théâtre italien et le théâtre français ont été longtemps infectés de cette manie déclamatoire, qui, au dire de W. Schlegel, aurait influé jusque sur le génie de Racine. Racine a bien, il est vrai, emprunté quelques idées à Sénèque et, entre autres, plusieurs détails de sa tragédie de Phèdre (dans la scène de la déclaration, scène si peu grecque et si éloignée de celle d’Euripide) mais la solennité de la période racinienne n’a rien à voir, Dieu merci, avec la déclamation ampoulée du philosophe de Cordoue.

Quand le goût blasé du public de Rome abandonna Plaute et Térence, pour se précipiter aux représentations des mimes et des pantomimes, ce fut la décroissance et bientôt la perte de l’art dramatique. Les mimes étaient des pièces très courtes, dans le genre de nos farces du moyen âge ou des pasos espagnols ; on les écrivait en vers, et, dans la bonne époque, sous Jules César, ils se tinrent dans les limites de la plaisanterie à peu près honnête. Labérius et Syrus furent les auteurs des mimes les mieux accueillis. Ovide, dans le second livre de ses Tristes, reproche déjà à Auguste d’encourager par sa présence des spectacles honteux. Les sénateurs et les chevaliers assistaient à ces représentations, qui admettaient tous les genres, depuis le tragique jusqu’au plus bas comique. Un des attraits de ces mimes fut, sans doute, l’introduction des femmes dans le personnel récitant. Jusqu’alors on n’avait vu paraître que des hommes sur la scène, même dans les rôles de femmes. Les auteurs du temps citent avec éloge une actrice appelée Dyonisia et une autre appelée Phæbé Vocontia. La première avait été engagée au prix de 200 000 sesterces (50 000 francs).

Le succès des pantomimes, en supprimant toute trace de poésie et même de prose sur les théâtres, porta le dernier coup à la littérature dramatique chez les Romains. Les libretti de ces pièces sans paroles furent même écrits et copiés en langue grecque pour les spectateurs des premières précinctions, c’est-à-dire pour les gens comme il faut. Voilà donc le théâtre revenu à son point de départ, aux spectacles pour les yeux. Cette nouveauté servait merveilleusement la politique de l’empereur Auguste, qui employa le succès de deux célèbres pantomimes, Pylade et Bathyle, comme un dérivatif aux conversations du forum sur la perte des libertés publiques. Il opposa l’un à l’autre les deux antagonistes, dont les admirateurs se livrèrent de véritables batailles. Pylade jouait la pantomime sérieuse, et, au dire d’Athénée, il passait pour merveilleux dans son art. Son instruction était fort grande ; il avait écrit un livre sur la danse, malheureusement perdu comme tant d’autres. Bathyle, au contraire, était un mime comique, ancien esclave de Mécène, très soutenu par la bonne compagnie et passé maître dans l’art des cabales. La mort prématurée de Bathyle laissa le sceptre à Pylade, qui devint tellement arrogant qu’un jour, jouant Hercule furieux, il s’avisa de lancer ses flèches sur le public, et il blessa plusieurs personnes.

Les pantomimes excitèrent plus d’une fois des séditions dans Rome, tant fut prononcé le goût qu’on avait pris pour eux, tant leur audace grandit par les applaudissements. Ils furent bannis sous le règne de Tibère, mais Néron les rappela et se fit gloire de partager leurs jeux et leurs débauches.

Pas un de ces libretti de mimes et de pantomimes n’est venu jusqu’à nous. On sait seulement que les mythes grecs étaient la source où ils puisaient. Euripide et Sophocle furent traduits en gestes ; Ovide lui-même dit que ses poèmes furent souvent dansés sur le théâtre :

Et mea sunt populo saltata poemata sæpe.

Un chœur chanté, souvent en grec, et soutenu par des flûtes garnies d’airain, rivales de la trompette, remplaça la flûte unique de Livius Andronicus. Le psaltérion, la harpe syrienne, les cymbales et les crotales appuyèrent plus énergiquement les évolutions des danseurs.

L’empereur Néron, qui ambitionnait toutes les gloires et qui se fit, comme on sait, comédien, chanteur, lutteur, joueur de lyre, conducteur de chars, avait près de lui un pantomime qui l’accompagnait de ses gestes quand il chantait. La prétention de l’histrion couronné était de réunir tous les talents dans tous les arts. Pour fortifier sa voix il se couchait sur le dos la poitrine couverte d’une lame de plomb. Suétone nous apprend que c’est à Naples qu’il débuta et que, malgré un tremblement de terre qui ébranla le théâtre, il ne laissa pas d’achever l’air qu’il avait commencé. Il fut le premier organisateur des applaudissements à gages, que nous nommons aujourd’hui la claque. Cinq mille jeunes gens du peuple, forts et audacieux, guidés par quelques jeunes chevaliers, formaient le personnel qu’il employait à ses triomphes. Il inventa les différentes manières d’applaudir qu’on appelait les bourdonnements (bombos) les tuiles (imbrices) et les castagnettes (testas). La marque distinctive des claqueurs néroniens était une épaisse chevelure et un anneau d’argent qu’ils portaient tous à la main gauche. Leurs chefs recevaient quarante mille sesterces de gages (environ 10 000 fr.). Quand Néron paraissait à Rome dans une salle de spectacle, il se faisait acclamer, et les soldats, se joignant aux claqueurs, le priaient de vouloir bien chanter. C’était un préfet du prétoire qui portait sa harpe. Un consulaire annonçait le programme. Quand l’empereur jouait la tragédie, soit qu’il dût représenter un héros ou un dieu, son masque reproduisait toujours ses propres traits, afin que personne ne s’y méprit. Il alla donner des représentations jusqu’en Grèce. Il concourut dans toutes les villes pour disputer le prix, qu’il obtenait toujours de la complaisance des juges. Puis il rentrait dans Rome, monté sur le char triomphal d’Auguste, vêtu d’une robe de pourpre et la couronne olympique sur la tête, environné de ses claqueurs, qui portaient les couronnes gagnées avec des inscriptions indicatives.

Les pantomimes avaient fait oublier les vrais comédiens Roscius et Esopus ; ils furent eux-mêmes effacés par les funambules et les animaux savants. On alla voir nager des femmes nues, d’autres femmes nues danser sur la corde. L’empereur Héliogabale joua lui-même tout nu le rôle de Vénus. La sensibilité du public s’oblitérait de plus en plus. On finit par mêler les meurtres réels aux jeux scéniques. Tertullien raconte que, dans une représentation pantomime d’Hercule furieux, on brûla un homme vivant c’était un criminel condamné à mort qu’on faisait ainsi servir au divertissement de ce peuple blasé sur les carnages des gladiateurs. Quœ fuerat fabula, pœna fuit, dit tranquillement Martial en rappelant cette impudente offense à l’art et à la justice.

C’est contre les mille infamies de cette espèce que tonnaient les Pères de la primitive Église, après que l’étoile de Bethléem se fut levée dans ce ciel éteint du monde antique qui allait finir pour faire place au monde chrétien.

 

 

IV - Les Hindous et leur théâtre

 

Ce pays bien-aimé du soleil, qui produit les perles, les saphirs et les diamants, et dont les fleuves roulent de l’or ; ce jardin du monde, dévasté depuis tant de siècles par des maîtres étrangers venus tour à tour de la Grèce, de l’Arabie, de la Mongolie, de la  Perse et des îles Britanniques, eut une période de liberté et d’autonomie sous les dynasties primitives.

Avant l’invasion d’Alexandre et de ses Macédoniens, l’Inde, divisée en une foule de petits royaumes, possédait une civilisation très avancée. Les quatre védas, hymnes antiques, les premiers monuments de la littérature indienne, existaient quatorze cents ans avant notre ère, et, aux temps antéhistoriques, la langue dans laquelle ils sont écrits devenait, par l’émigration des Arias, la langue mère de tous les idiomes de l’Europe.

Le théâtre, chez les Hindous, appartient à la seconde phase du développement de la poésie sanscrite. Le drame, en sanscrit, se nomme nâtaka le mot nâta signifie danseur, ce qui donne à penser que dans l’Inde, comme en Grèce, l’art dramatique est issu de la danse, et que d’abord il était exclusivement destiné aux fêtes des dieux.

On a bâti, surtout en Allemagne, bien des théories sur le théâtre des Hindous, et, malgré les textes qui affirment sa haute antiquité, quelques savants ont prétendu qu’il n’était qu’une imitation du théâtre grec apporté dans les Indes par l’armée d’Alexandre. Un seul fait détruit ce système. Il n’existe aucune ressemblance entre les deux théâtres. Le drame indien est de tous les drames celui qui porte le plus l’empreinte nationale il ne touche par aucun point aux arts étrangers ; il se meut, sans jamais varier, dans sa propre histoire, dans sa mythologie dans la tradition de ses mœurs antiques et de ses lois, aussi vieilles que le monde. La complication de sa poétique suffirait à elle seule, comparée à la simplicité de la poétique grecque, pour prouver sa parfaite autonomie. Les Aristotes indiens ont appliqué au théâtre la loi des castes, qui régit leur société religieuse et civile. Les transformations de leur drame ne sont pas moindres que celles de leurs dieux et déesses. Leur musique elle-même se compose de quatre-vingt-quatre modes appropriés aux sensations que le poète veut produire, de même que leur architecture compte soixante-quatre sortes de bases pour les colonnes. Chacun des sentiments exprimés dans le drame a un nom, et la réunion de plusieurs sentiments porte un autre nom. Le vers sanscrit peut contenir jusqu’à cinquante-sept syllabes. Les pièces nobles ont leurs subdivisions, qui admettent plus ou moins de noblesse. La durée le nombre d’actes, qui peut s’élever jusqu’à dix, le genre de style, la dose de chant, de danse, de comique, d’intrigue, tout cela est scrupuleusement pesé à la balance. Ces classifications donnent vingt-huit sortes de drames ou de comédies. Le caractère d’un héros a quarante-huit manières d’être, et les passions ne sont pas en reste. Y a-t-il assez loin de cette complication à la simplicité grecque ?

On a voulu prouver aussi que le drame indien n’est antérieur que d’un siècle à notre ère, par la raison que les plus anciens drames que nous possédons sont ceux de Calidâsa, l’une des neuf perles, c’est-à-dire des neuf poètes célèbres qui vivaient à la cour du roi Vikrama. Mais, d’abord, combien de souverains dans l’Inde portèrent ce surnom et non pas ce nom, car vikrama, en sanscrit, veut dire énergie ? et puis, parce que nous ne possédons pas de pièces antérieures, est-ce une raison pour prétendre qu’il n’en existe pas, et cela contrairement au dire des missionnaires et en dépit des traditions locales ? Nous sommes encore très pauvres en pièces dramatiques hindoues. On connaît Sacountala, traduite en 1789 par William Jones, et les six drames suivis d’analyses dont on doit la publication à M. H. Wilson, secrétaire de la Société asiatique du Bengale, et qui furent retraduits de l’anglais en français. Sacountala est un merveilleux poème dramatique de l’illustre Calidâsa qui écrivit aussi le Héros et la nymphe.

Les deux volumes de M. Wilson contiennent en outre le Chariot d’enfant, du roi Soudraka, si poétiquement mis en rimes par Méry, et le Mariage par surprise, de Bavabhouti, le plus célèbre dramatiste après Calidâsa ; on doit encore à Bavabhouti l’Histoire du grands Héros ou l’Histoire de Rama. Le livre de Wilson contient aussi Ratnavali, ou le Collier, écrit par le roi de Cachemir Sri Harcha Déva. Voici le portrait que, dans le Chariot d’enfant, le directeur de spectacle trace de son auteur, le roi Soudraka : « Il avait la majesté de l’éléphant, ses yeux étaient vifs comme ceux de la perdrix, son visage avait l’éclat de la pleine lune. Après avoir accompli le grand sacrifice du cheval, arrivé à l’âge de cent ans il entra dans le feu du bûcher, » c’est-à-dire qu’il termina sa vie par le suicide.

Pour lire avec intérêt les pièces indiennes, il faut d’abord connaître la mythologie brahmanique et les noms des arbres et des fleurs de ces contrées, car ils reviennent continuellement dans le récit. À chaque instant, sous l’ombre épaisse des grands bois de manguiers et des arbres aux perles odorantes, parmi les saptachadas aux sept pétales le nagacésar consacré à l’amour, l’ochaddy qui n’exhale ses parfums que la nuit, passent des troupes de jeunes filles le corps parfumé de kaliyaka, les seins frottés de santal et parés d’un fil de perles, la bouche embaumée d’asava, agitant leur épaisse chevelure qui exhale les senteurs de l’agourou. Elles s’asseyent et suspendent le bruit des bracelets de grelots qui sonnent au bas de leurs jambes ; elles tournent de toute part leurs yeux pleins de langueur, semblables à la fleur de lotus. Le bourdonnement des abeilles, le chant enivrant des kokilas perchés sur la rime des bourdjas, sont comme autant de flèches lancées par Kama-Déva le dieu de l’amour, fils du Ciel et de l’Illusion.

Dans la mythologie indienne, plus encore que dans la mythologie grecque, toute la création s’incarne dans la personne de quelque divinité faite homme. Déjà soumis aux lois de la triade Brahmanique, les pauvres mortels sont tourmentés par une foule de dieux secondaires, entre lesquels brille au premier rang Indra, roi du firmament, armé de son tonnerre et de son arc ; cet arc inoffensif est l’arc-en-ciel. Les étoiles sont ses yeux. Il passe sa vie à voir danser les Apsaras, ses bayadères, nées de la mer comme la Vénus Aphrodite. Indra les envoie souvent sur la terre pour séduire les hommes. Les Asouras, damnons ennemis des dieux, guettent les bayadères célestes quand elles s’abattent sur la planète terrestre, et ils les enlèvent. C’est une aventure de ce genre qui forme le sujet du drame de Calidâsa, intitulé Vikrama et Ourvaci, ou le Héros et la Nymphe.

La pièce de Calidâsa commence d’une façon très mouvementée par une scène où les Apsaras supplient le roi Pourouravas de les défendre contre l’insolence des Asouras, qui viennent de ravir leur compagne, la belle Ourvaci, sur les sommets de l’Hémacouta (le Pic d’Or). Le roi, qui chasse dans les âpres montagnes de l’Himalaya, s’élance sur son char et reparaît bientôt portant dans ses bras la fille du ciel évanouie. Le chef des gandharas c’est-à-dire des musiciens célestes, accourt remercier le héros de la part d’Indra.

Le roi Pourouravas, revenu dans son palais, ne songe qu’à la nymphe qu’il a sauvée. Sa femme, jalouse, s’aperçoit de sa préoccupation et l’observe. Tout à coup, pendant que le roi pleure l’oubli et l’ingratitude de la nymphe, Ourvaci paraît dans les airs ; elle cueille une feuille de bordja (espèce de bouleau qui sert à la fabrication du papier), et sur cette feuille elle écrit quelques lignes qu’elle laisse tomber aux pieds du roi. Puis elle se rend visible et sollicite de Pourouravas son secours contre un nouvel ennemi. – Quel est cet ennemi ? – L’amour. – Mais l’heure s’écoule, la belle Apsara est forcée de remonter au ciel, car elle joue le soir même dans le palais d’Indra. C’est l’anachorète Bharata (l’inventeur du drame selon la tradition hindoue) qui a composé la pièce que les Apsaras dansent et récitent dans le palais céleste d’Amaravati. Ce drame, que jouent les bayadères d’Indra, a pour sujet le mariage de Lakchmi, la déesse de la prospérité et de la fortune, qui choisit Vichnou pour époux. La nymphe Ourvaci, qui représente le personnage de Lakchmi et qui ne songe qu’à son amant terrestre, au lieu de répondre « Vichnou, » quand son interlocuteur lui demande qui elle aime, prononce le nom de Pourouravas. Pour sa punition elle est condamnée à un exil sur la terre, et par compensation Indra lui permet de céder à son amour pour le roi Pourouravas, à condition qu’elle reviendra dans le ciel le jour où le roi aura vu le fils qu’elle lui donnera.

Voilà Ourvaci chez son royal amant. Avec la docilité des épouses indiennes, la reine permet l’union de son mari et de la nymphe exilée du ciel. Les nouveaux conjoints vont passer leur lune de miel sur les hauteurs du Gandhamadana. Le quatrième acte, où ce pèlerinage s’accomplit, est tout entier en musique et en ballet. Ourvaci disparaît tout à coup aux regards de son époux, qui, après l’avoir vainement et longtemps cherchée, la pleure amèrement. Elle a été changée en liane par le dieu de la guerre pour avoir pénétré dans cette forêt consacrée.

Guidé par son amour et par un rubis magique, qu’on appelle le rubis de la réunion, le roi rend sa forme première à la nymphe à la taille cambrée, et il jure que le rubis protecteur brillera désormais sur sa tête comme le croissant de la lune sur le front de Siva.

De retour dans son palais, après un temps indéterminé, qui a permis au fils né de la nymphe et du roi de grandir, Pourouravas perd son rubis. Un vautour l’a emporté croyant  emporter un lambeau de chair. Mais le vautour est tué par la flèche d’un enfant ; et cet enfant est celui d’Ourvaci et du roi. Quand Pourouravas a reconnu son fils, l’Apsara se voit contrainte de retourner au ciel. Le roi invoque la pitié d’Indra, qui consent à lui laisser la nymphe aussi longtemps que durera sa vie.

Ce poème dramatisé est plein de fraîcheur et de grâce. L’amour s’y exprime avec une délicatesse extrême les principaux personnages, le roi, la belle Ourvaci, la reine Ancinari, sont des figures dessinées par un habile pinceau sur un fond lumineux comme le ciel du Bengale.

Sacountala est une pièce du même ordre que le Héros et la Nymphe c’est le Nâtaka, la pièce par excellence, où le protagoniste est toujours ou un monarque, comme Pourouravas et Douchmanta, ou un dieu, ou un demi-dieu. L’intrigue du Nâtaka, d’après la poétique indienne, doit être simple ; toutes les scènes doivent ressortir du sujet. Sacountala, traduite à plusieurs reprises, analysée et commentée par M. de Lamartine, représentée en ballet à l’Opéra, est une œuvre de haute valeur qui mérite de tout point sa réputation. L’élégante version de M. de Chézy a un peu subi la toilette française ; si le lecteur veut goûter toute la saveur du sanscrit, il doit recourir à la récente version de M. Fauche, aussi littérale que peut l’être la traduction d’une langue orientale. M. de Lamartine dit avoir retrouvé Homère, Théocrite et le Tasse dans l’épisode du Mahabharata, d’où est tiré le drame de Calidâsa ; tout en louant le drame, il paraît l’estimer à un moins haut prix que le poème, qui aurait à ses yeux plus de virilité antique. Pour moi le drame de Calidâsa ne se ressent nullement du raffinement d’esprit qu’on a voulu y trouver. Lu dans une traduction littérale, comme celle de M. Fauche, il conserve toute la verdeur de son origine. C’est M. de Chézy qui a civilisé le poète indien. À cette époque le goût public demandait plutôt une interprétation qu’une copie fidèle. Cette façon d’interpréter a sans nul doute influé sur la critique de M. de Lamartine, si bon juge en matière de poésie.

La Sacountala de Calidâsa a toutes les grâces de ce pays de lumière et de parfums. Elle porte avec elle l’intérêt qu’inspire cette charmante fille vivant avec les ermites de Kanoua, frais bouton de fleur entre les feuilles jaunissantes. Le lecteur suit avec une joie infinie les péripéties de cette action attachante, depuis la scène où, pour attirer les regards du roi Douchmanta, Sacountala feint de craindre qu’une abeille échappée du calice d’une malica, et qui voltige autour de son frais visage, ne pique la rose de sa lèvre, jusqu’à cette autre scène où elle voit le roi des Indes, délivré de la malédiction de Dourvasas, retrouver la mémoire et remettre au doigt, de sa fiancée l’anneau fatal qu’elle avait perdu.

La comédie intitulée Agnimitra et Malavika, quoique attribuée à Calidâsa par le prologue, ne paraît pas l’œuvre de l’auteur d’Ourvaci et de Sacountala, mais bien d’un de ses homonymes. Wilson en a donné une analyse en avouant, toutefois, qu’il n’a pas reconnu dans cette pièce la mélodie des vers et la riche imagination de Calidâsa. M. Fauche, qui a publié les œuvres complètes du poète, ne traduit pas Agnimitra, qui, au fond ne mérite pas un examen sérieux.

Les poèmes de Calidâsa, annexés à son théâtre, sont une merveilleuse source, d’où la poésie orientale coule à pleins bords. Je ne parlerai que du Ritou-Sanhara, parce qu’il représente fidèlement les divers paysages au milieu desquels se meuvent les actions dramatiques indiennes.

Le Poème des Saisons, ou le Ritou-Sanhara, décrit d’abord l’accablement causé par les chaleurs de l’été aux animaux réfugiés dans les bois : le lion se refusant à la peine de tuer les éléphants qu’il rencontre, le serpent naja venant se coucher à l’ombre du paon son ennemi, les lacs taris jusqu’à la bourbe, les buffles chassés de la caverne des montagnes, errant par bandes à la découverte de l’eau, les forêts de cotonnier prenant feu spontanément et devenant un vaste incendie.

Puis arrive la saison des pluies : les nuées s’amoncellent, belles comme les pétales du lotus bleu ; les gazelles et les antilopes reviennent brouter les bourgeons des arbres, les abeilles s’échappent des massifs et bourdonnent autour des queues mouvantes des paons qu’elles prennent pour de nouvelles gerbes de fleurs. Avec des chevelures qui descendent jusqu’aux hanches, avec des fleurs d’asoka ajustées en guise de boucles d’oreilles, avec des bouches parfumées de cidhou, les femmes font naître la volupté dans le cœur des amants.

L’automne succède à la saison des nuages, habillé de kasas composant de lotus épanouis son ravissant visage, et portant pour bâton les tiges du riz à moitié mûr. Les parterres sont devenus tout blancs sous la neige des jasmins ; la beauté de la lune voit son visage pâlir devant les nymphéas aux corolles ouvertes ; les femmes embrassent d’une ceinture aux grelots harmonieux leurs larges hanches, et de bracelets d’or le lotus de leurs pieds.

Mais voici l’hiver, aimable par ses fruits et par la pousse de nouveaux bourgeons. Les séduisantes beautés ont caché leur sein, comme si elles en avaient honte, sous le fin tissu de l’ansouka ; elles n’en teignent plus les globes de suc de safran, elles ne l’ornent plus de fils de perles ni de frais jasmin tressé en guirlandes aussi brillantes que la lune. Le temps froid semble pleurer, au point du jour, des gouttes de rosée, qui tombent des feuilles ou qui pendent à la pointe des herbes.

Voilà bien les décors dans lesquels peuvent se jouer les pièces de Calidâsa et de Bhavabhouti.

Bhavabhouti, que M. de Lamartine appelle l’Eschyle de l’Inde, après avoir dit que Calidâsa en est l’Euripide, est lui aussi un grand poète ; ses contemporains le surnommèrent Sri Kantha, ou le Gosier divin. Il est beaucoup plus moderne que Calidâsa, puisqu’il vivait au VIIIe siècle de notre ère, sous le roi Bodja, à Dhara, ou, selon l’historien de Cachemir, à la cour du roi de Canoje, Yasovarma. On a trois drames de Bhavabhouti, dont le plus célèbre est Mâlati et Madhava ou le Mariage par surprise. Les deux autres forment une bilogie sur l’histoire de Rama ; la première partie s’intitule Maha vira Tcharitra, ou Histoire du grand Héros ; la seconde, Outtara Rama Tcharitra, ou Suite de l’Histoire de Rama. Cette glorification de Rama, l’une des incarnations de Vichnou, est tirée du célèbre poème sanscrit de Valmiki, connu sous le nom de Ramayana.

Le Mariage par surprise est une pièce toute d’invention, qui n’a pas moins de dix actes, sans compter le prologue. Les personnages ont une certaine analogie avec ceux du Roméo et Juliette de Shakespeare. Le Roméo indien se nomme Madhava ; il étudie aux écoles d’Oudjayani, et sa Juliette est la belle Mâlati, fille du ministre d’État Bhourivasou. Elle a vu le jeune étudiant à travers ses jalousies, et lui, il l’a aperçue comme elle sortait du temple, dont elle semblait la divinité. Un éléphant magnifique a reçu la jeune beauté et l’a emportée vers la ville. Mâlati est belle comme la fiancée de l’Amour, et Madhava beau comme l’Amour lui-même. Une nouvelle funeste brise bientôt le bonheur des deux amants le père de Mâlati la marie à un autre. Désespéré, le jeune amoureux se résout à demander secours aux horribles mystères de la sorcellerie pour détourner, fût-ce au prix de sa vie, le coup qui menace sa bien-aimée. Il se rend au champ où l’on brûle les cadavres et où l’épouse de Siva, la déesse Dourga, toute rouge encore du sang humain qu’elle a bu, se promène sur son char céleste. Le collier de crânes qui de son cou descend sur sa poitrine se balance avec un horrible cliquetis. Les cheveux de la déesse pendent en longues tresses entrelacées, et le bâton sur lequel elle s’appuie est garni d’un cercle de sonnettes que le vent agite avec un sinistre bruit. Au milieu du cimetière s’élève le temple consacré à Dourga ; l’étudiant se précipite dans le sanctuaire interdit aux profanes, car il a entendu la voix de sa bien-aimée. Elle aussi, la pauvre fille, va mourir, non de sa douleur, mais par la main des prêtres de Dourga, qui l’ont enlevée pour l’offrir en sacrifice. Madhava fond sur les prêtres et leur arrache la victime, qu’il ramène au palais de son père.

À quelques jours de là, nouvelle contrainte de Bhourivasou, ce puissant ministre dont les pieds foulent les brillants diadèmes des princes prosternés. L’hymen fatal est en voie de s’accomplir. Le peuple d’Oudjayani se presse à l’entrée du temple, et déjà on aperçoit de loin les éléphants, peints de vermillon, qui portent les chanteuses et les musiciennes du cortège nuptial. L’œil ébloui croit voir les couleurs éclatantes d’une troupe de paons ou l’arc d’Indra qui déploie dans le ciel ses merveilleux reflets. Mais la fiancée par force a résolu de se donner la mort plutôt que de se livrer à l’époux qu’elle hait. Elle charge ses compagnes de porter ses adieux à celui qu’elle aime Madhava, caché derrière les colonnes du temple, paraît aussitôt, et le projet abandonné se change en un enlèvement. Un ami du ravisseur, un jeune étudiant, nommé Macaranda, revêt les habits de la fiancée, et, caché sous d’amples voiles, il la remplace à la cérémonie du mariage. Puis, la belle Mâlati est une seconde fois enlevée par les prêtres de Dourga, et Madhava, ne la retrouvant plus, la croit morte, et se couche sur la terre pour mourir après elle. Mais la magicienne Sodamini ranime ses forces et son courage, et rappelle à la vie sa fiancée, qu’il épouse après tant de traverses. Le ministre Bhourivasou s’est jeté volontairement dans les flammes, détestant la vie et méprisant les espérances de ce monde. Toutefois, comme le drame indien ne peut finir par une catastrophe, un messager vient annoncer que le père de Mâlati a été sauvé. Une lettre du roi apprend en outre à Madhava qu’il approuve et qu’il permet son mariage.

On le voit, ce ne sont plus là les touches gracieuses de Calidâsa ; l’élégie du chantre de l’amour a pris les sombres couleurs du récit tragique. La déesse Dourga, avec son collier de crânes humains et sa figure ensanglantée, a remplacé Cama Déva, le dieu des désirs amoureux, et son arc dont la corde est faite d’abeilles et dont les flèches sont des fleurs du ciel.

Bhavabhouti s’élève aux plus hauts sommets du drame épique dans les deux parties de son histoire de Rama dont la première reproduit les principales scènes contenues dans le Ramayana, concernant les exploits du héros, tandis que la seconde, à peu près toute d’invention, nous montre sous une forme ingénieuse la reconnaissance par Rama de ses deux fils Cousa et Lava. Nous voyons d’abord le héros aux longs bras à la cour de son père, le roi Daçaratha, dans sa ville d’Ayoudhia (Oude), assise sur les bords de la Sarajou, fondée par Manou, le chef du genre humain, heureuse et belle cité toute remplie de chars, de chevaux et d’éléphants, fière de son souverain semblable aux quatorze dieux, prince à la vue d’aigle, célèbre dans les trois mondes, instruit dans les védas et le plus solide appui entre les soutiens de la justice. Ce prince magnanime, de qui la justice était le but suprême, céda pourtant aux désirs de la reine sa femme en exilant son fils Rama qu’il était à la veille d’adjoindre à la royauté. Rama et Sita sa femme, accompagnés de Lakchmana, frère du héros à la large poitrine, quittèrent le palais aux sept enceintes et, les cheveux relevés en djâta, à la manière des anachorètes, ils s’exilèrent dans les forêts, où ils prirent le vêtement d’écorce d’arbre.

De leurs mains royales ils se construisent un ermitage avec des branches cassées par le passage des éléphants, et ils oublient les injustices du sort au milieu de cette solitude embaumée où leur sommeil est bercé par le chant des kokilas. Le vieux roi meurt bientôt de chagrin ; Bharata, le fils préféré par la reine, jure de rendre la couronne à son frère Rama, et il va le chercher dans sa forêt pour le rétablir sur le trône.

Pendant ce temps, le traître Ravana a enlevé Sita, la femme de Rama. Rama poursuit le ravisseur jusque dans ses États et détruit sa ville de Lanka de fond en comble. Sita justifie sa pureté en subissant l’épreuve du feu, et Rama retourne enfin dans sa ville d’Oude, où il est couronné roi.

Brahma lui-même lui est apparu avec Siva aux trois yeux, et ils lui ont révélé qu’il est une incarnation de Vichnou quoique fils du roi Daçaratha, qu’il est le dieu fortuné aux mille pieds, aux cent têtes. C’est pour la punition de Ravana qu’il est entré ici-bas dans un corps humain.

La seconde partie du poème dramatique de Rama nous montre le héros-dieu commettant la même faute que son père terrestre et, pour complaire à ses courtisans, exilant sa femme Sita, quoiqu’elle ait justifié sa pureté par l’épreuve du feu. « Pauvre Sita, dit-il pendant qu’elle repose endormie, tu crois embrasser l’arbre odorant du santal, et tu ne touches que l’arbre du poison ! »

Quinze ans se sont passés depuis l’exil de Sita. Rama revenant d’une expédition s’arrête dans la forêt de Dandaka, qu’il habita jadis en solitaire avec la belle Sita aux grands yeux. Hélas ! quel changement Triste, seul, il languit dans le veuvage. Le désespoir a percé son cœur comme une flèche restée dans la blessure. Il entend dans l’air la voix de Sita. Par l’ordre des déesses, Sita est invisible, mais présente ; Rama la sent dans l’air ; il parle à ce souvenir, à cette voix, à ce souffle ; il s’assied sur le banc où s’asseyait jadis Sita pour donner des fruits à manger aux gazelles apprivoisées par ses douces paroles. « Elle est là, ne la voyez-vous pas ? Impitoyable Sita, pourquoi ne pas me répondre ? »

Deux enfants beaux comme le jour paraissent tout à coup. Leurs cheveux noirs partagés par le milieu annoncent la race des Kchatrias. L’un surtout rappelle Rama dans son premier âge. Le carquois est suspendu à ses épaules une peau de cerf enveloppe son corps, le rosaire sacré entoure son poignet. Il se prend de querelle avec les soldats de Rama, qui assiste avec admiration à ce combat d’un enfant contre toute une armée. Les chars aux sonnettes retentissantes, les éléphants monstrueux, s’avancent contre lui : il les défie et il les crible de ses terribles flèches. Rama sépare enfin les combattants. Le sage Valmiki, pour ramener le calme dans l’esprit du roi et pour le forcer à mettre à nu les pensées de son âme, lui donne une représentation de ses récents exploits. Ce sont les apsaras célestes qui jouent la pièce avec la permission d’Indra. Derrière le rideau des arbres on entend d’abord la voix de Sita qui appelle à son secours Rama son époux, son cher seigneur. Le roi se lève plein de trouble et fait mine d’escalader le théâtre. Son frère l’arrête. – Oubliez-vous, lui dit-il, que ce n’est là qu’une fiction ? Rejetez ces idées. Écoutons le drame.

N’est-ce pas là en germe la scène de l’Hamlet de Shakespeare, où les comédiens représentent devant le roi Claudius la mort du duc de Gonzague ? – Le roi se lève. – Comme il s’effraye d’une fausse lueur ! – Qu’a donc Votre Majesté ? – Qu’on m’apporte des flambeaux. Sortons ! – Rama n’est pas si coupable que l’oncle d’Hamlet ; mais quand la déesse du Gange, l’un des personnages de la pièce, vient annoncer au roi la naissance de ses deux fils, il s’évanouit de douleur et de remords. Enfin les eaux du fleuve sacré se soulèvent, le ciel se remplit de dieux et de déesses. Du sein des ondes surgit la véritable Sita. Rama a retrouvé sa femme et ses deux enfants. Telle est la seconde partie de l’histoire de Rama, véritable drame héroïque réunissant toutes les conditions du genre nâtaka, le plus noble des genres d’après la poétique hindoue. En effet, il ne présente que des demi-dieux, des héros et des personnages éminents. L’intrigue est simple, la passion est une, l’action sort directement du sujet comme une plante de sa graine, le dénouement est heureux. Par le choix du héros, ce drame appartient aussi au genre hiératique, qui a son développement chez les Hindous, comme il l’a eu chez les Grecs, par les fêtes de Bacchus, comme il l’aura chez toutes les nations chrétiennes par les pièces liturgiques et par les mystères, comme il l’aura chez les Persans par les téaziés.

Les autres drames religieux hindous sont, d’abord, ce qu’on appelle le Maha nâtaka (la grande pièce), qui met en scène divers épisodes de la vie de Rama ensuite, le Mourari nâtaka qui développe aussi les incidents du Ramayana, de même que l’Abhirama-Mani composé pour la fête de Vichnou. D’autres poètes ont mis en scène les aventures de Krishna, celle des incarnations de Vichnou, qui compte le plus de dévots au Bengale ; la Chevelure renouée de la belle Drôpadi, les Amours d’Oucha et d’Aniroudda, petit-fils de Krishna. Toutes ces pièces se jouaient dans les fêtes anniversaires consacrées à la mémoire des dieux.

Les pièces d’amour et d’intrigue ont une large place dans le répertoire des Indiens. Le drame du roi Soudraka, le Chariot d’enfant, qu’on pourrait intituler la Courtisane amoureuse, fut composé dans le bon temps de la littérature sanscrite un demi-siècle avant ou après le commencement de l’ère chrétienne ; c’est une analyse très fine et très étudiée du sentiment de l’amour né dans le cœur d’une brillante courtisane pour un pauvre diable dont l’âme est aussi belle que sa condition est misérable. Tcharoudatta, l’homme vertueux par excellence, est accusé d’avoir tué sa maîtresse Vasantaséna pour lui voler ses bijoux ; il va mourir par la main du bourreau, lorsque Vasantaséna reparaît pour le justifier. L’intrigue de cette pièce est fort bien conduite et l’intérêt y est ménagé avec beaucoup d’art. Les caractères y sont surtout remarquables : Tcharoudatta qui, malgré sa détresse, donne son vêtement, faute de mieux, au messager qui vient lui apporter des nouvelles de la courtisane cette charmante Vasantaséna, modèle de délicatesse et de passion le brahmane Métreppa, le gracioso de la pièce ; le beau-frère du radjah, jeune débauché, assassin de Vasantaséna et accusateur du pauvre Tcharoudatta Sarvillaka, le voleur par amour, qui tâche de racheter sa faute par son repentir le bouddhiste mendiant, qui rappelle à la vie la courtisane et la produit devant les juges, risquant sa propre tête pour sauver l’innocent, sont des personnages vrais, peints avec des touches très fermes et très pittoresques. La scène du tribunal nous montre ce qu’était la justice sous le règne de ces radjahs indiens (il ne faut pas oublier que c’est un roi qui s écrit la pièce). On voit dans cette pièce le beau-frère du souverain, l’assassin qui vient charger un innocent du poids de son meurtre, s’introduire sans façon au milieu des juges, obtenir par la menace que sa cause soit examinée toute affaire cessante, chasser le greffier de son siège pour s’y installer commodément, puis aller s’asseoir parmi les magistrats et appuyer ses mains sur la tête d’un juge pour mieux se reposer.

Le drame composé par le roi de Cachemir Sri Harcha Déva, sous le titre de Ratnavali, ou le Collier, est un marivaudage indien très curieux comme reproduction des mœurs et du langage de cette époque, de beaucoup postérieure au temps de Calidâsa et de Bhavabhouti. Nous sommes au printemps, à Cosambi, dans les États du roi Vatsa, qui régnait au commencement du XIIe siècle de notre ère. Un des amusements de cette fête du printemps, qui s’est conservée jusqu’à nos jours sous le nom de Holi, et qui rappelle le carnaval romain, consiste à se jeter au visage, avec des tubes, de l’eau de senteur ou une poudre fine colorée de safran et de santal.

La terre qui reçoit cette pluie de parfums, dit l’un des personnages de Ratnavali, présente l’apparence d’un vaste tapis de fard (le fard des Indiens est jaune). On voit briller les diadèmes des femmes à travers le brouillard de cette poussière d’or, et l’on entend résonner les grelots attachés à leurs pieds. Dans le cortège des femmes de la reine se trouve une princesse inconnue cachée sous le costume d’une esclave. C’est la fille d’un roi voisin, qui la destinait à devenir la seconde épouse du roi Vatsa. Elle a fait naufrage en venant de son pays. Elle est entrée, au palais sous un faux nom, afin d’étudier le mari que la politique de son père lui destine. La reine éprouve une méfiance instinctive contre cette étrangère si belle, qu’elle ne connaît que sous le nom emprunté de Sagarika. Le roi n’a pas été le dernier à remarquer la belle suivante et il lui a donné un rendez-vous de nuit dans les jardins du palais. L’heure vient, et au lieu de la suivante c’est la reine elle-même qui se présente sous les habits de Sagarika.

– Ma bien aimée, lui dit le roi Vatsa, ton visage est aussi radieux que la lune, tes yeux sont des boutons de lotus. Viens dans mes bras et calme la fièvre dont m’accable le dieu d’amour.

– Croyez-moi toujours Sagarika, mon bon seigneur, répond la reine en rejetant son voile, puisque son image remplit à ce point votre cœur.

Le feu prend au palais, où la pauvre Sagarika a été enchaînée par ordre de la reine ; le roi la sauve, et l’identité de Ratnavali, la fille du roi de Sinhala, est bientôt certifiée par les ambassadeurs de ce pays. La reine Vasavadatta embrasse la seconde épouse de son mari, et consent à vivre auprès d’elle comme une sœur.

Le théâtre indien se complète par une série de farces (prahasana), qui n’ont pas grande valeur par elles-mêmes, mais qui indiquent le mouvement satirique des idées. La critique porte toujours sur les brahmanes ou sur les princes, les seules influences dans cette société de castes. Les farces se jouaient aux grandes fêtes et accompagnaient sans doute les drames, comme chez les Grecs et chez les nations européennes du moyen âge. Le Dhourta nartaka peint les ridicules des religieux sivistes ; le Dourtha samagama montre deux prêtres mendiants se disputant la possession d’une courtisane, et un brahmane pris par eux pour juge qui décide que la demoiselle restera sous sa garde jusqu’à ce qu’il ait débrouillé le procès. La comédie d’Hasyarnava se moque des ministres et du commandant en chef des troupes, qui revêt son armure de guerre pour couper une sangsue en deux. La plus hardie de ces farces est la Cotouka Sarvasava dirigée à la fois contre les rois et les brahmanes. « Les qualités de notre souverain, dit l’un des brahmanes, sont l’amour de l’injustice, l’ivrognerie, la passion pour les femmes des autres, l’estime pour les méchants et la haine contre la vertu. Le roi est insensé, ses conseillers sont des fripons et ses ministres des misérables. Quant aux mythes religieux, ils n’enseignent que l’immoralité. Indra trompe la femme de Gôtama, Tchandra enlève l’épouse de son gourou (père spirituel), Yama séduit la femme de Pandou, Madhava débauche les femmes des bergers du pays qu’il habite. » Le roi dénoue la pièce en ordonnant que le vice sera proclamé vertu au son du tambour. Cette farce est l’œuvre d’un pandit, ou professeur de l’ordre des brahmanes ; elle fut représentée à la fête d’automne du Dourgapoudja, dans le Bengale.

Le théâtre des Hindous est, comme on voit, le produit d’une civilisation très raffinée, et qui pousse la complication des moyens jusque dans ses limites extrêmes. Une constante moralité anime ces compositions, que distingue une grande recherche de pensée et de style. Chaque pièce marche escortée de son prologue, qui, dans une invocation traditionnelle, place l’auteur et son œuvre sous la protection de Brahma, de Vichnou ou de Siva. Les personnages parlent, selon leur caste et leur rang, en vers sanscrits ou bien en langage vulgaire. La partie matérielle ne répond pas malheureusement à la hauteur de vue qui préside à la composition des pièces. Les théâtres dans l’Inde sont encore aujourd’hui des échafaudages, dressés sur les places publiques ou dans les cours des maisons. L’azur du ciel sert seul d’abri aux spectateurs de toutes classes, qui s’asseyent comme ils peuvent sur la terre nue, sur une natte ou sur un lambeau de tapis. Les femmes qui paraissaient jadis sur le théâtre furent remplacées par de jeunes garçons lors de la conquête musulmane. Une autre bizarrerie locale, c’est la présence sur la scène de deux personnages qui ne font pas partie de l’action, et qui amusent le public comme les clowns, en Angleterre, au temps de la reine Élisabeth, quand le théâtre reste un instant vide pour laisser sortir les acteurs ou pour un changement de décor. Ces personnages sont l’interprète et l’introducteur (le vichcambhaka et le pravesaka). Les auteurs modernes ont mêlé ces personnages à l’action pour donner à la scène plus de liaison et de vraisemblance.

La musique et la danse ont toujours joué un grand rôle dans les pièces hindoues. Les compositeurs de l’Inde, comme ceux de la Chine, doivent se renfermer strictement dans les canons qui règlent les lois de cet art, et, au lieu de chercher du nouveau, s’efforcer de revenir à l’ancienne musique, réputée la plus belle, et à laquelle la tradition religieuse prête une naissance divine. Le rythme poétique sert toujours de régulateur au rythme musical, comme chez les Grecs et chez les Romains. L’Indien ne reconnaît d’autre harmonie que l’octave ou l’unisson. Les phrases musicales sont courtes, la tonalité est uniforme dans les orchestres dominent les tambours, les trompettes et les cymbales.

Les principaux instruments à corde sont le tampoura, espèce de guitare, premier rudiment de tous les instruments de cette famille, et la vina, long bambou monté de sept cordes, dont deux d’acier, et garni de chevalets mobiles. Les instruments à archets, comme la serinda, sont d’invention moderne. La danse partage l’origine céleste de la musique ; elle est cultivée non-seulement au théâtre mais dans l’intérieur des pagodes sacrées, à l’imitation d’Indra, qui forma les groupes des apsaras pour le divertissement des dieux. Les danseuses constituent tout le ballet indien ; les hommes n’y paraissent que comme bouffons pour la partie mimique, encore a-t-on soin de les habiller en femmes.

Les bayadères ou devadâsis voyagent de ville en ville avec les troupes de comédiens, et jamais leur condition n’a été servile ; celles du Nord sont les plus renommées pour leur beauté. Paris se souvient d’avoir vu en 1838 une troupe de ces devadâsis, venue du Coromandel, accompagnées dans leurs évolutions par trois musiciens qui dirigeaient leurs mouvements. Les Parisiens trouvèrent la chorégraphie hindoue un peu monotone ; mais ils admirèrent les grâces de la belle Ammani, dont Barre exécuta la statuette. Cette danse, plus mimique que saltatoire, dépaysa les amateurs d’entrechats. Les Anglais de l’Inde, plus habitués à ces poses souples et élégantes, variées à l’infini en font un éloge peut-être exagéré.

 

 

V - Le théâtre en Chine

 

Malgré les steamers réguliers allant de France aux ports de l’Empire-Céleste, malgré les souvenirs de l’Exposition universelle et la présence d’une foule de Chinois dans nos villes, le bon peuple français voit toujours dans les sujets du fils du ciel des magots ventrus qui lui tirent la langue et qui sont tout prêts à le divertir par de bouffonnes excentricités. Il accorde bien à la rigueur un peu de sérieux à l’Indien, dont la figure basanée lui rappelle les mélodrames du bon temps ; mais le Chinois, avec ses queues nattées et ses yeux fendus en amande, avec les bâtonnets d’ivoire qui lui servent à manger son dîner coupé en petits morceaux dans une assiette ornée de monstres fantastiques, lui semble toujours souverainement grotesque. Peu importe que cette race inventive ait connu avant nous la poudre à canon et que nous lui ayons emprunté après des siècles d’usage le système décimal appliqué aux mesures peu importe que cette nation ait précédé toutes les nations du monde dans la civilisation et que la sienne remonte authentiquement à 2600 ans avant Jésus-Christ il est convenu qu’elle doit nous faire rire, et l’on rit quand même du Chou-King du grand philosophe Confucius, le livre de morale par excellence, dont le nom seul est, paraît-il, si plaisant. Ô Athéniens du boulevard si enclins à rire de tout ce que vous ne savez pas ce qui fait de vous le peuple le plus rieur de la terre, apprenez donc que les anciennes lois morales de ces illustres magots sont les plus sages et les plus démocratiques de toutes les lois ; car elles sont fondées sur l’amélioration de soi-même, sur la charité et sur la fraternité.

« Ce que le ciel voit et entend n’est que ce que le peuple voit et entend. Ce que le peuple juge digne de récompense et de punition est ce que le ciel veut punir et récompenser. Il y a une communication intime entre le ciel et le peuple. » Voilà ce que dit le Ta-Hio, ou la Grande Étude, l’un des livres classiques de Khoung-Fou-Tseu, dont on a latinisé le nom en l’appelant Confucius. Si les empereurs tatars se sont mis au-dessus des lois en proclamant des édits contraires aux principes, c’est un fait de la conquête qu’il ne faut pas reprocher au peuple conquis. Le théâtre en Chine reproduit naturellement l’état social, comme partout, et, au point de vue historique, il me paraît plus instructif que les mémoires des savants. Aujourd’hui que la langue chinoise se propage en France pour les besoins de la politique et du commerce, nous allons sans doute pouvoir ajouter de nombreux matériaux à ceux que nous possédons déjà. MM. Wilson et Davis en Angleterre, et en France le père Prémare, missionnaire du dernier siècle, MM. Stanislas Julien, Pauthier et Bazin, sont à peu près les seuls qui nous aient donné des pièces chinoises traduites. Ce répertoire chinois est immense, et pourtant nous n’avons encore entre les mains qu’une quinzaine de pièces in extenso, sans compter les analyses contenues dans le Siècle des Youen publié en 1850 par Bazin.

Le père Cibot, missionnaire à la Chine, fait remonter le théâtre chinois à dix-sept siècles et demi avant l’ère chrétienne. Les sinologues modernes, se fondant sur un passage de l’histoire des Thang où il est question de composer des pièces régulières pour y introduire la musique nouvelle de l’empereur Hiouen-Tsong, affirment que le théâtre en Chine ne date pas de plus loin que le VIIIe siècle après J.-C. Et comme cette prétention est absolument contraire à l’histoire elle-même puisque du temps de Confucius il est question de comédiens décapités pour avoir insulté par des allusions dans leurs jeux la mère d’un souverain, on avance que les pièces anciennes n’étaient que des pantomimes. Comme de raison, on ne donne pas la preuve de cette assertion toute gratuite, que d’un moment à l’autre va venir mettre à néant l’arrivée de l’ancien répertoire chinois, que nous attendons avec le répertoire japonais. Celui-ci, très considérable en nombre, est complètement ignoré de l’Europe.

Ce que nous possédons de comédies chinoises rentre donc dans ce qu’on appelle les comédies régulières et appartient au recueil intitulé : « Les cent pièces composées sous la dynastie des Youen, » c’est-à-dire au XIIIe siècle de notre ère. Ce répertoire est contemporain de saint Louis, et il a chez nous pour pendant le répertoire des Trouvères.

Le premier principe du théâtre chinois, c’est d’être moral. Toute pièce qui ne se fonde pas sur une pensée morale est regardée comme manquant de base. Pour arriver au complet développement de la moralité, les Chinois ont introduit dans leur drame un personnage spécial, le personnage qui chante. C’est ordinairement le héros ou l’héroïne de la pièce qui, tout à coup, quitte le ton du récit pour prendre celui du lyrisme musical. Soutenu par l’orchestre, ce personnage tâche de donner à sa voix une noblesse et une pompe sentencieuse qui rappellent les chœurs de la tragédie grecque. Le crime est toujours puni et la vertu récompensée, comme dans nos drames du boulevard. Les vertus spécialement louées au théâtre comme dans la société chinoise sont celles de la famille, le respect pour les père et mère, la dévotion pour les restes des ancêtres. Un culte particulier est réservé par les fils à la mémoire des aïeux, ce qui fait considérer comme le plus grand des malheurs la privation d’enfants. La loi qui permet au mari de prendre plusieurs épouses inférieures, tout en conservant la suprématie de la première femme, apporte un singulier élément dans les relations sociales. Il en est de même de l’introduction des courtisanes lettrées, qui passent des examens et jouissent de certains privilèges. Elles doivent être belles, connaître la musique, la danse, l’histoire et la philosophie. Elles doivent savoir écrire tous les caractères contenus dans le livre du philosophe Lao-Tseu. Après leur réception dans le district vert et rouge, elles sont déclarées femmes libres et légalement affranchies de tous les devoirs auxquels est soumise la jeune fille ou la femme mariée. La différence radicale qui distingue la société chinoise de la société indienne, c’est que la seconde repose sur la loi des castes, et la première sur l’élection.

La critique de la comédie chinoise mord principalement sur les juges, qui, bien que nommés au concours, ne paraissent pas être toujours de la plus scrupuleuse équité. Quant aux épouses chinoises, contrairement à ce que l’on en pense vulgairement chez nous, les récentes observations des Européens qui habitent le pays tendent à prouver qu’elles sont généralement chastes et attachées à leurs devoirs. C’est ainsi, du reste, que le théâtre nous les montre.

La classe des entremetteuses de mariages est aussi l’une, des singularités de la société chinoise ; elle joue un grand rôle au théâtre, mais ce personnage n’a rien de dégradé et ne rappelle ni la meretrix des Latins, ni la ruffiana de l’Italie, ni l’alcahuete, ni l’alcoviteira des Espagnols et des Portugais.

M. d’Escayrac de Lauture, qui a fait avec l’armée française la campagne de Pékin, nous donne dans ses curieux mémoires une suite de dessins représentant les costumes des comédiens chinois et la forme d’un élégant théâtre. Les musiciens sont au fond, les acteurs groupés sur l’avant-scène. L’ouverture de la scène est entourée de tablettes couvertes d’inscriptions morales disant, par exemple, que « par le spectacle de la vertu passée on excite les hommes actuels à la vertu, et que, par le spectacle des crimes passés, on inspire aux hommes actuels l’horreur du crime. » Les acteurs dessinés par M. d’Escayrac de Lauture sont vêtus comme les héros des dynasties antiques que nous voyons sur les vieilles porcelaines. Leurs visages sont enluminés de couleurs tranchantes, du plus bizarre aspect. « Ils se tatouent de noir, de rouge, de blanc (dit M. d’Escayrac), pour représenter des héros, des eunuques ou des femmes. À Sou-Tchéou, les femmes paraissent sur la scène ; en général, cependant, ce sont de jeunes garçons qui en remplissent le rôle. Une parole chevrotante, une marche chancelante, des regards langoureux et des allures timidement lascives suffisent à l’illusion des spectateurs. » Et, plus loin, M. d’Escayrac ajoute : « Il y a des troupes de comédiens qui résident dans les grandes villes presque toujours, cependant, ces troupes sont ambulantes... on les loue pour une fête religieuse, pour une fête civile, pour une réunion d’amis en pour en régaler le public. Quand le spectacle se donne dans un temple, le petit peuple ne paye pas ; ceux qui se placent dans les galeries ou dans les loges doivent, si le spectacle est donné par les prêtres, leur faire quelque aumône. Ils peuvent toujours en offrir aux comédiens dont le salaire est plus que modique. Une troupe de trente individus reçoit, pour une représentation du matin et une représentation du soir, de cent à cent cinquante francs seulement. Ils ont cependant à se pourvoir de costumes, d’instruments de musique et de divers objets. »

À Pékin, il existe une rue des théâtres ou l’on compte six troupes permanentes jouant tous les jours des drames et des pièces mêlées de musique. Dans le Sud de l’Empire, on en est encore aux échafaudages, comme dans l’Inde.

Ajoutons à l’article des comédiens qu’étant exclusivement recrutés parmi les esclaves, ils ne jouissent pas d’une grande considération. Ce sont, pour la plupart, des enfants achetés à leurs parents ou volés.

La religion n’est pas un obstacle à la verve satirique des auteurs comiques chinois. Dans ce pays, on admet jusqu’à trois cultes officiels, qui, parfois, se confondent en un seul, mais qui pourtant ont leurs temples particuliers. Ces cultes sont celui du Tao ou le culte impérial, qui comprend dans son adoration le ciel, la terre et les aïeux celui de Confucius, plus philosophique que religieux, et celui de Bouddha, le plus populaire de tous et le plus moral. La doctrine de Bouddha, ainsi que notre Évangile, veut qu’on rende le bien pour le mal. « Le sage, dit-elle est comme le bois de santal qui parfume la hache qui le coupe. » L’État reste neutre au milieu de ces croyances ou plutôt il les adopte toutes. Comme la Rome païenne, il se montre hospitalier à tous les dieux. Medhurst affirme avoir vu parmi les idoles d’un temple Chinois un buste de Napoléon.

Les dieux de l’Olympe local figurent dans les pièces de théâtre, ainsi que les génies, grands et petits, et les dix-huit saints consacrés, de même aussi que les esprits du mal appartenant aux divers enfers des diverses religions. Ces enfers sont au nombre de dix, divisés en soixante-douze étages ; les coupables n’y restent pas éternellement ; après l’expiation, ils renaissent dans une nouvelle vie, plus ou moins heureuse ou malheureuse. Une gravure indigène, très curieuse, reproduite par M. d’Escayrac de Lauture, nous montre les justes et les réprouvés sortant des enfers, pour revenir au monde sous toutes les formes animales de la création. On dirait un débarquement de l’arche de Noé.

Le drame intitulé la Transmigration de Yo-Chéou, analysé par Bazin dans son Siècle des Youen, nous offre une satire amusante de la métempsycose. Yo-Chéou, assesseur d’un tribunal, vient à décéder, et il entre de plein droit dans l’enfer, où il est interrogé, comme juge prévaricateur, par le roi du monde souterrain. Celui-ci le condamne à aller chercher au fond d’une cuve d’huile bouillante une pièce de monnaie. Un anachorète, un sage immortel, intercède pour lui et obtient que son âme aille habiter le corps d’un décédé que l’on va porter au bûcher. Le juge fait donc transmigrer l’âme de Yo-Chéou dans le corps du fils d’un boucher. Au moment où la famille du boucher défunt va livrer la dépouille aux flammes, Yo-Chéou se réveille et se dresse sur ses pieds, en criant qu’il veut aller à l’audience. Puis il s’échappe et pénètre chez son ancienne femme, à laquelle il raconte ce qui vient de lui arriver ; mais l’autre veuve, celle du fils du boucher, dont il a revêtu le corps, accourt le réclamer comme sa propriété, et l’affaire est portée devant le tribunal, dont il fut autrefois l’assesseur. Celui-ci est fort embarrassé de juger cette confusion de l’âme d’un magistrat incarnée dans l’enveloppe d’un boucher. Il ne sortirait pas de sa perplexité, sans l’intervention du sage immortel, qui revient de sa visite aux enfers et qui décide l’ancien assesseur à se faire religieux bouddhiste, pour obtenir son pardon du ciel.

Le Mal d’amour, le Songe et l’Histoire du caractère Jin, mettent également en scène les doctrines du bouddhisme. Fleur de Pêcher, jeune magicienne qui combat par des talismans les calculs d’un savant sectateur du Tao, est une réfutation dialoguée de l’art divinatoire. Ce genre de pièces est de beaucoup inférieur à celui qui met en action les héros, et à la comédie de genre, qui retrace les mœurs de la société chinoise.

L’Orphelin de la famille de Tchao, traduit au dernier siècle par le P. Prémare, et dont Voltaire a fait l’Orphelin de la Chine, passe avec raison pour l’un des meilleurs drames historiques des Chinois. En lisant les deux ouvrages, on s’étonne que l’un soit sorti de l’autre, car toutes les scènes originales du drame asiatique ont été scrupuleusement évitées par Voltaire, qui n’a trouvé rien de mieux, pour ne pas outrager le goût, que de reproduire le petit Joas d’Athalie, en le combinant avec le dénouement de Cinna, au lieu de prendre ses éléments dans le drame qu’il voulait imiter, éléments que ce drame lui-même avait empruntés l’histoire. L’action héroïque du médecin Tching-Ing, qui livre son propre fils aux bourreaux du ministre Tou-an-Kou, afin de sauver le jeune orphelin dont on a massacré la famille, se passe en action dans la pièce chinoise, et en récit dans la pièce française, où l’orphelin ne paraît même pas. Dans la pièce chinoise, cet enfant, le petit-fils du roi de Tsinn, élevé par le tyran Tou-an-Kou, le bourreau de sa famille, qui l’a adopté, le croyant fils du médecin Tching-Ing, reçoit, à sa majorité, la révélation de sa naissance de la bouche de son sauveur, qui jusqu’alors a passé pour son père. Il se résout à punir l’assassin de ses trois cents parents. « Je saisirai, dit-il, le frein orné de jade, je mettrai la main sur la selle ciselée, j’arrêterai le char couvert d’une draperie de fleurs d’or, je précipiterai le monstre du haut de son siège ; j’enlèverai son large cachet, je le dépouillerai de ses vêtements brodés, j’arracherai sa langue hideuse avec des tenailles de fer... » L’orphelin tient parole et venge sur le ministre prévaricateur sa famille massacrée. Les personnages de Voltaire, Idamé, Zamti, Gengiskhan, ne ressemblent en rien aux terribles héros de la pièce chinoise, laquelle dure vingt-cinq ans, ainsi que les farces monstrueuses de Shakespeare et de Lopez de Vega (sic). C’est ainsi que l’auteur de Nanine et d’Irène arrange le poète d’Hamlet et son confrère espagnol, dont il ne sait pas même écrire le nom. L’Orphelin de Tchao est encore an drame à faire.

Les Chagrins de Han, pièce traduite du chinois en anglais par M. Davis, membre de la Société asiatique de Londres, appartient aussi à la collection des Youen et au genre des pièces historiques. La tragique aventure de la belle Tchao-Keun est un événement célèbre dans la chronique tatare ; les peintres, les poètes et les romanciers du Céleste-Empire l’ont souvent prise pour sujet de leurs ouvrages. On dit que la tombe de l’infortunée princesse existe encore de nos jours, et qu’elle reste toute l’année verdoyante, tandis que la végétation du désert, dans lequel elle se trouve, est desséchée par le soleil d’été.

Le khan des Tatars, Hanchen-You, ouvre la scène en s’annonçant au public, comme dans toutes les pièces chinoises « Je suis Hanchen-You, le vieil habitant des déserts de sable, le seul maître des régions du Nord. La chasse sauvage est notre métier ; les batailles sont notre principale occupation. » Il vient à la tête de cent mille hommes demander en mariage une princesse de la famille impériale de Chine et réclamer un traité d’alliance au faible empereur Han. Cet empereur a congédié toutes les femmes de son harem et il s’occupe à le repeupler. À cet effet, il a envoyé des émissaires aux quatre coins de l’empire pour choisir les plus belles jeunes filles destinées à faire l’ornement de son palais. Le choix des agents du souverain, au lieu d’irriter et d’offenser les familles, est considéré partout comme un honneur insigne, et le ministre Maou-Yen-Cho s’est enrichi par les présents qu’il a su extorquer pour le choix des jeunes filles. Dans le district de Chingtou il a rencontré une beauté sans pareille ; mais son père, pauvre fermier, n’a pu donner au ministre les cent onces d’or qu’il réclamait. Alors il a défiguré le portrait de façon à ce qu’il n’arrêtât pas l’attention de l’empereur. Tchao-Keun est donc infailliblement destinée à l’abandon et à la réclusion. Les prévisions du ministre ne sont pas trompées, et depuis plus d’un an la jeune fille vit délaissée dans un appartement solitaire du palais. Un soir que l’empereur passait dans les jardins, il entend résonner les accords d’un luth. Il fait donner l’ordre à la musicienne de paraître devant lui, et l’eunuque gardien de la porte jaune prête à cette entrevue la lumière de sa lanterne. Le souverain est ravi de la beauté de la dame. Sur le récit qu’elle lui fait de la persécution du ministre, l’arrestation de celui-ci est ordonnée et Tchao-Keun est déclarée princesse du palais impérial. Prévoyant son sort, le ministre déloyal s’enfuit au camp des Tatars, et abordant leur roi, il lui dit : « Quand votre messager vint demander une princesse du palais, la belle Tchao-Keun aurait répondu avec joie à votre appel mais l’empereur a refusé de vous la céder. Je lui demandai comment il oserait, pour l’amour d’une femme, compromettre la paix entre les deux nations. Pour cela, il voulut me mettre à mort. Averti de son projet, je m’échappai avec le portrait de la dame que je vous offre. Faites partir un nouveau messager, et je ne doute pas qu’on ne fasse droit à votre demande. »

Nous retournons dans la ville impériale, où Tchao-Keun est devenue la favorite et la première femme du souverain. Ils s’aiment à ce point que l’empereur ne quitte plus son harem et néglige les affaires de l’empire, au grand mécontentement de ses sujets. La demande du khan des Tatars est repoussée avec indignation par le monarque amoureux, et l’invasion des provinces chinoises s’accomplit. Alors la princesse Tchao-Keun vient les larmes aux yeux trouver l’empereur Han et lui dit que, pour sauver les jours et le trône de celui qu’elle ne cessera jamais d’aimer, elle accepte cette alliance étrangère, qui sera la cause de sa mort. L’empereur et sa cour reconduisent la princesse jusqu’au pont de Pohling, où l’attendent les chefs tatars envoyés par le khan. C’est en fondant en larmes que l’empereur Han accomplit ce sacrifice à son pays. Le khan épouse Tchao-Keun, et ordonne à son armée de reprendre le chemin du Nord-Arrivée sur le bord du fleuve Amour, qui sépare la Chine de la Tatarie, la princesse Tchao-Keun prend une coupe de vin, fait une libation en l’honneur de l’empereur Han, et elle se jette dans le fleuve, où elle termine sa vie.

Au quatrième et dernier acte, l’empereur Han voit dans son sommeil lui apparaître Tchao-Keun, plus belle et plus séduisante que jamais. Elle lui apprend par quel moyen elle lui est restée fidèle et elle lui dit un dernier adieu. L’empereur s’éveille et appelle à son secours. La fatale nouvelle vient bientôt confirmer le songe ; mais le khan tatar, ému de ce sacrifice sublime, offre la paix sans condition à l’empereur Han, qui s’écrie dans son désespoir : « Hélas ! son tombeau verdoyant, je le visiterai chaque jour ; mais elle, où pourrai-je la revoir ? »

Cette aventure de la princesse Tchao-Keun est vraiment touchante. Elle a beaucoup de charme dans la simple traduction anglaise de M. Davis ; mais dans le rôle du personnage qui chante, la plupart des vers chinois n’ont pas été reproduits. Il serait à désirer qu’un sinologue français M. Stanislas Julien par exemple, pour qui cette poésie n’a pas de difficultés nous donnât une version française bien complète de ce beau poème dramatique.

C’est M. Stanislas Julien qui a traduit le Cercle de craie, drame bourgeois très intéressant par le sujet et que termine un dénotaient très inattendu. Ce dénouement n’est autre chose pourtant qu’un travestissement du jugement de Salomon. L’auteur nous montre là un double ménage chinois, un mari entre ses deux femmes. La première femme, la légitime, se moque de son époux et s’est donnée pour amant le greffier du tribunal ; la femme inférieure, ancienne courtisane, mène, depuis qu’elle est mariée, une conduite exemplaire. La première femme et son amant se débarrassent du mari en l’empoisonnant ; puis ils accusent la femme inférieure d’avoir commis le crime. Le juge, homme vénal et ignorant, condamne la pauvre Haï-Tang comme coupable de meurtre, et, en outre, il veut lui enlever son enfant réclamé par la première femme, qui veut ainsi s’assurer tout l’héritage du mari défunt. Heureusement pour la pauvre mère, le juge suprême de la province s’informe de ce procès bizarre. L’empereur lui a remis l’enseigne dorée et le glaive pour punir les magistrats iniques. Il fait tracer sur le parquet de la salle d’audience un cercle de craie il ordonne que l’enfant en litige s’y tienne debout, et il dit ensuite aux deux femmes de le tirer chacune de son côté. La première femme triomphe deux fois. Les soldats du tribunal battent à coups de fouet l’infortunée Haï-Tang, qui s’écrie : « J’aime mieux périr sous les coups que de blesser cet enfant que j’ai élevé avec tant de peines. « Le cercle de craie, dit alors le juge suprême, a mis en évidence le mensonge et la vérité. La véritable mère est enfin reconnue. » Et il remet l’enfant à Haï-Tang. Pressés par les questions du représentant de l’empereur, le greffier et la première femme se chargent mutuellement du crime d’empoisonnement. Le juge prévaricateur sera dégradé ; les faux témoins recevront chacun quatre-vingts coups de bâton, les gendarmes cent coups. La femme adultère et son complice subiront en place publique une mort ignominieuse et lente. Chacun d’eux sera coupé en cent vingt morceaux. Ce luxe de châtiments, qui révèle les rigueurs du Code pénal de l’Empire du Milieu, est fait pour contenter les plus exigeants parmi les amateurs de morale et de justice distributive.

Voici comment l’éditeur chinois du Pi-pa-ki, ou Histoire du luth, analyse dans sa préface ce drame célèbre dû au poète Kao-tong-Kia, qui vivait au XVe siècle de l’ère chrétienne : « Dès qu’on ouvre un marche quelque part, dans le plus petit des hameaux, si une troupe de comédiens arrive et que les acteurs montent sur la scène pour jouer le Pi-pa-ki, c’est à qui viendra les entendre ; et quand ils se mettent à réciter les scènes de la famine et de la séparation, la scène si pathétique et si attendrissante où Tsaï-Yong implore la miséricorde du Fils du Ciel, puis celle où Tchao-ou-Niang vend sa chevelure pour acheter un cercueil, et ramasse de la terre pour élever un tombeau, alors parmi les spectateurs on n’en voit pas un seul qui n’ait les joues rouges et les oreilles brûlantes. Les larmes coulent des yeux, les visages sont consternés ; on n’entend plus que des soupirs, des gémissements, des sanglots, des cris, et cela dure jusqu’à la fin de la représentation. » Le lettré qui dialogue avec le directeur dans la préface objecte qu’il y a des longueurs dans le Pi-pa-ki. « – Des longueurs, y songez-vous ? Parce que le Si-siang-ki n’a que seize actes, on le trouve trop court et l’on voudrait y ajouter des scènes ; parce que le Pi-pa-ki a quarante-deux tableaux, on le trouve trop long et l’on voudrait en retrancher plusieurs. Mais tout critique exercé sait très bien qu’il n’est pas plus nécessaire de faire des additions au Si-siang-ki que des coupures au Pi-pa-ki. Si parce qu’un canard a les jambes trop courtes on voulait les allonger, on le mutilerait ; et si parce qu’une cigogne a le cou trop long on voulait le raccourcir, on la tuerait. »

Le drame du poète Kao-tong-Kia mérite tous les éloges que lui donne son éditeur. Le personnage de la jeune femme Ou-Niang est en effet le parfait modèle de l’épouse vertueuse et modeste, de la fille dévouée au culte des parents. Réduite à la plus profonde misère pendant l’absence de son mari, elle coupe sa chevelure afin d’aller la vendre et de pouvoir par ce moyen accomplir les rites aux funérailles de son beau-père. Exténuée par le jeûne, pouvant à peine se soutenir, elle va dans les rues criant : « Chevelure à vendre ! Ne marchandez pas avec moi. Je n’ai ni sac ni coffre et mes parents sont morts. » Mais elle a beau crier, aucun acheteur ne se présente ; ses pieds se gonflent, elle tombe sur le pavé. « Hélas ! dit-elle en sanglotant, si au lieu d’un cadavre on en trouve deux, où est l’homme compatissant qui les ensevelira ? »

Un voisin, le seigneur Tchang, traverse la rue et reconnaît Ou-Niang. Il la conjure de retourner dans sa maison ; elle y trouvera la somme nécessaire aux funérailles. Ou-Niang, pénétrée de reconnaissance, remercie l’homme compatissant et lui offre sa chevelure coupée afin qu’il se rembourse d’une partie de sa somme. « Cette chevelure, dit le seigneur Tchang, je la conserverai précieusement pour consacrer le souvenir de ce trait de piété filiale. »

Après avoir donné la sépulture à ses parents, Ou-Niang se met en route, à pied, pour Pékin, afin d’y chercher son mari, dont elle n’a plus de nouvelles. Elle demande l’aumône sur va route et elle cherche à se gagner la faveur des paysans en jouant du luth. Son but est de faire célébrer un service dans le temple de la capitale pour les âmes de son beau-père et de sa belle-mère. Elle se fait religieuse du dieu Fô, et servante, après avoir acquis la certitude que personne à Pékin ne connaît Tsaï-Yong, son mari, qu’elle croit mort. Mais le ciel la récompense à la fin des maux qu’elle a soufferts. Élis retrouve son mari devenu mandarin aux examens du palais impérial.

M. Naudet a publié, dans les notes de sa traduction de Plaute l’analyse d’une comédie de caractère traduite par M. Stanislas Julien et restée inédite jusqu’ici faute d’un éditeur. Cette pièce a pour titre : l’Esclave des richesses qu’il garde, c’est-à-dire l’Avare. Cet avare, d’abord misérable, a trouvé un trésor, et il est devenu l’homme le plus opulent de sa ville ; mais son vice radical, l’avarice, s’est accru avec ses richesses. Un seul chagrin trouble sa joie : il n’a pas d’enfant, il achète celui d’un pauvre bachelier, afin d’assurer pour plus tard le culte de sa mémoire ; mais il trouve moyen de ne pas payer son acquisition, en prétendant que l’enfant lui a été vendu pour le prix de la nourriture. Devenu vieux, son avarice redouble. Un jour, voulant manger un canard rôti, il va chez un rôtisseur, prend le canard succulent dans sa main et le marchande ; puis, quand ses cinq doigts sont bien imbibés du jus, il revient chez lui et se fait servir un plat de riz cuit dans l’eau. À chaque cuillerée de riz il suce l’un de ses doigts ; à la quatrième cuillerée, le sommeil le prend tout à coup et il s’endort. Pendant ce temps, un misérable chien vient lui lécher le cinquième doigt. Il s’éveille et se met dans une telle colère qu’il en tombe malade. Le voilà près de sa fin ; il veut savoir dans quel cercueil son fils le mettra. « Si j’ai le malheur de perdre mon père, dit le jeune homme, je lui achèterai le plus beau cercueil de sapin que je pourrai trouver. » Le vieillard s’emporte contre cette prodigalité, et il veut être enterré dans une auge abandonnée en un coin de l’écurie Si l’auge est trop courte, on coupera le corps en deux ; mais l’avare recommande bien à son fils de ne pas se servir pour cette opération de sa hache neuve, de peur de l’ébrécher.

La farce grossière, parlée, chantée et mimée est très répandue en Chine, surtout dans les provinces du Nord, où elle vint sans doute avec les conquérants tatars. Le calembour, auquel se prête beaucoup la langue chinoise, amène dans le dialogue de fréquentes et obscènes allusions, dont le bas peuple fait ses délices, comme à Constantinople il se réjouit aux polissonneries plus que risquées d’Hadji-Ouat et de Kara-Gueuz.

Le théâtre chinois, comme on le voit, aborde tous les genres, et aucune forme ne lui est inconnue. La série des comédies de mœurs est la plus étendue. L’ouvrage de Bazin, le Siècle des Youen, en partie reproduit par M. Pauthier dans sa Chine moderne, me dispense de mentionner des documents déjà vulgarisés.

La poésie descriptive n’a pas, dans les pièces de l’Empire du Milieu, l’importance qu’elle prend dans les pièces hindoues. Le Chinois, plus positif, se concentre dans l’action qu’il traite, et il réserve pour le poème et le roman les brillantes métaphores, où tout ce qui est beau est comparé au jade, où le sel devient le sable d’argent, une grenade le jus du ciel, une tête humaine la tour des trois pensées, des cheveux artificiels des nuages noirs, un commissaire de l’empereur un cheval pommelé, le préfet d’une province un cheval rouge. Les sentiments des personnages sont exprimés d’une manière naturelle, et celui qui chante a seul le droit de se livrer aux exaltations lyriques.

La musique joue un grand rôle dans le théâtre des Chinois. Il existe au ministère des rites, à Pékin, une direction de la musique, car chez les Chinois, comme chez les Grecs, la musique fait partie intégrante des lois religieuses et civiles. Dans l’enseignement on lie cette étude à celle de l’histoire nationale et de la cosmogonie. Les anciens livres canoniques fixent à treize ans l’âge où doit commencer l’éducation musicale. Il y a des écoles dans toutes les villes, et l’empereur n’accomplit aucune cérémonie sans être accompagné de ses musiciens. Les mandarins de musique, supérieurs aux mandarins de mathématiques, ont leur collège dans le palais même du souverain.

La déclamation théâtrale des Chinois est une mélopée monotone, où la voix monte et baisse tour à tour pour exprimer les passions diverses, soutenue par un orchestre composé en majorité d’instruments à vent, auxquels se joignent les tambours et les tam-tams. Tous les airs ne sont pas nouveaux ; on se sert volontiers d’airs anciens, que les manuscrits indiquent par leur timbre, comme nos airs de vaudevilles. Les principaux instruments en usage sont pour les instrumente à corde, le kinn et le ché, les deux plus anciens ; le kinn a sept cordes, et sa table porte treize points indiquant la division des cordes. Le ché se monte quelquefois avec dix-neuf cordes, soutenues chacune sur un chevalet mobile. Les instruments à vent se fabriquent avec le bambou, la calebasse ou la terre cuite. Le koan-tsé, reproduction de la flûte de Pan, l’yo, flûte percée de trois ou de six trous, le ty, variété de l’yo ; le chong, manière de jeu d’orgues à anches libres, complètent, avec les trompettes et la nombreuse famille des instruments de percussion, l’harmonie d’un orchestre chinois.

La danse fut très cultivée et très honorée à la Chine aux anciens temps, où les fils des empereurs dansaient aux sons du kin et du tambour pour divertir le Fils du Ciel. Mais elle perdit bientôt sa gravité et son prestige, et elle prit un caractère de volupté et d’immodestie qui la fit déchoir de son rang. Pourtant le palais impérial entretient encore des troupes de danseurs, qui figurent dans les cérémonies et qui jouent des ballets et des pantomimes dans les appartements intérieurs.

Les théâtres des villes et des campagnes ont aussi leurs danseurs, qui se confondent avec les jongleurs, les escamoteurs et les animaux savants. Les danses des Chinois se rapprochent de celles de l’Inde, en ce sens qu’elles consistent plutôt dans les poses et les inflexions du corps que dans la saltation adoptée par l’Europe moderne comme base principale de cet art.

 

 

VI

 

Telles sont, en résumé, les évolutions accomplies par le théâtre dans l’antiquité grecque et romaine et dans les pays asiatiques.

À la suite de ces brillantes périodes, dont chacune a sa physionomie spéciale et son caractère marqué, un nuage passe sur cet intéressant tableau des mœurs des nations, et nous ne revoyons les triceps du théâtre que plusieurs siècles après l’avènement de la religion chrétienne.

Le théâtre ne mourut pas cependant ; il continua toujours sa marche en idiome latin plus ou moins altéré. Un jour, peut-être, on retrouvera quelques débris de cette époque de décadence, fort peu estimables sans doute au point de vue de l’art pur, mais très curieux au point de vue de la linguistique et de l’histoire. C’est au moment où lé théâtre néo-latin commence à paraître, pour se mêler bientôt aux idiomes vulgaires et s’effacer plus tard presque entièrement, c’est à ce moment que commence pour l’Europe le théâtre moderne.

 

 

CHAPITRE II : THÉÂTRE NÉO-LATIN - LES DRAMES LITURGIQUES

 

Leur mise en scène dans les églises. – La comédie profane aux premiers siècles. – Le, jeu des sept sages d’Ausone (IVe siècle). – Théâtre de Hrotswita (Xe siècle).

 

 

I

 

C’est un fait aujourd’hui accepté pour vrai que, depuis la chute de l’empire romain, la production des pièces de théâtre continua en langue latine jusqu’au XIIIe siècle. Ce fut certainement une forme bien amoindrie, qui prit souvent les dimensions de l’églogue ; mais enfin la persistance est constatée, si ce n’est toujours par des œuvres, du moins par des titres. Ces réminiscences de l’antiquité ne s’adressaient pas aux masses ; c’étaient des fleurs de la science païenne cultivées dans la retraite des monastères chrétiens, par pur amour pour les beautés de la langue universelle, qui servait à exalter les gloires de la religion du Christ.

À ce point fixe du XIIIe siècle, les idiomes vulgaires viennent se mêler au latin dans une faible proportion d’abord, et en manière de refrains terminant les couplets d’une chanson. Puis, au siècle suivant, les langues modernes se dégagent entièrement dans certaines contrées, en France par exemple, et laissent le latin continuer seul une route parallèle.

Tant que le théâtre est latin, il reste dans les mains de l’Église. Quand il adopte les idiomes modernes, il devient la propriété commune des ecclésiastiques et des laïques, et enfin, après que le roi Charles VI, au commencement du XVe siècle, a nanti d’un privilège les Confrères de la Passion, ou peut dire que le théâtre est bien près de devenir exclusivement profane.

Charles Magnin, dans ses Origines du théâtre moderne, a établi si clairement tous ces points, qu’ils ne sont plus à contester. sans remonter à des sources suffisamment connues, nous commencerons donc l’histoire du théâtre moderne aux représentations liturgiques des pièces néo-latines. Ce qui leur donna naissance dans les premiers siècles du christianisme, ce fut le vif désir que ressentirent les prêtres de détourner les catéchumènes des spectacles païens.

On sait ce qu’étaient devenus les jeux du paganisme sous les derniers empereurs et dans la période qui suivit l’invasion de l’Italie par les barbares. C’est contre ces excès du théâtre païen, auxquels couraient les néo-chrétiens, que fulminent les conciles dans leurs nombreuses remontrances. Les docteurs de l’Église, saint Cyprien, saint Jean-Chrysostome, Lactance, Tertullien, prêchent plutôt contre les spectacles de leur temps que contre les spectacles.

Lycurgue a dit : « Faut-il arracher toutes les vignes parce qu’il y a des gens qui boivent trop de vin ? » Telle ne fut pas l’opinion de l’Église, puisqu’elle s’appropria le théâtre et qu’elle s’en servit pour vulgariser les vérités évangéliques.

Quelle fut la marche progressive que suivit la représentation par personnages des faits de l’histoire sainte ? Le public ne les connaissait auparavant que par les textes sacrés. Au second siècle de notre ère, nous voyons déjà les fidèles se réunir dans l’Église et se partager en deux chœurs, chantant alternativement leurs cantiques. Le théâtre des Grecs commença aussi par les chants alternés aux fêtes de Bacchus.

On sera peut-être curieux de voir, en passant, quelques vers d’un chant alterné, cité par M. Mone (Schauspiele des Mittelalters) et reproduit par M. Édélestand du Méril parmi les textes de ses Origines latines. Marie-Madeleine vient d’annoncer la mort du Sauveur. Le chœur des anges lui chante ce refrain rimé :

Dic, Maria, quid vidisti
Contemplando crucem Christi ?

Elle répond :

Vidi Jesum spoliari
Et in cruce sullevari.

Le chœur reprend :

Dic, Maria, quid vidisti, etc.

Et Madeleine poursuit :

Spinis caput coronari,
Vultum sputis maculari.

Le dialogue alterne ainsi tantôt par distiques, tantôt par trois, quatre ou six vers jusqu’à la fin du cantique, où Madeleine annonce la résurrection du Sauveur.

Des chants alternés à une mise en scène réglée et au jeu par personnages, il n’y avait pas une grande distance à franchir. Bientôt les chants alternés de la Résurrection prennent un corps, les versets deviennent des rôles, le chœur de l’Église est transformé en théâtre, les prêtres sont des acteurs.

Nous voyons dans l’Office du mont Saint-Michel, par exemple, cette note explicative : « Le frère qui sera Dieu (frater qui erit Deus) aura une couronne, une barbe et les pieds nus, et il portera une croix. » Voilà pour le costume du premier rôle. On lit plus loin : « Le frère qui fera l’ange sera sur l’autel ; il tiendra une palme dans sa main... Les trois frères qui représenteront les saintes femmes seront vêtus de dalmatiques blanches et auront la tête couverte à la manière des dames. Ils porteront des vases d’albâtre ; ils viendront par la partie inférieure du chœur vers l’autel, en chantant ce passage de l’évangile de saint Marc : « Qui ôtera cette pierre fermant l’entrée du tombeau ? » Alors le frère qui fera l’ange et qui se tiendra debout sur l’autel, vêtu de blanc et portant sa palme, chantera le répons : Venite, venite, quem quœritis insepulchro, christicolœ ? – Les saintes femmes répondront : « Nous cherchons Jésus, » et l’ange dira : « Il est ressuscité. » Les prêtres faisant les saintes femmes Rapprocheront alors du sépulcre, et deux frères, représentant deux anges, leur diront : « Femme, qui pleures-tu ? »

Voici donc la distribution bien établie, les costumes dessinés, les accessoires eux-mêmes décrits ; il y a des vases d’albâtre pour contenir les parfums de l’onction, il y a des palmes pour les anges, une couronne et une barbe pour Dieu. Quant à la scène, ce sera tout simplement le chœur de l’Église. C’est l’autel qui représentera le Saint Sépulcre. L’ange regardera dans le tombeau, en soulevant le tapis de l’autel (sublevans tapetum altaris).

Dans l’office du Sépulcre, selon l’usage de Rouen, dans les offices de Sens, de Narbonne et de Kloster-Neubourg, c’est la même mise en scène, simple et élémentaire, mais claire et précise.

Le Mystère de la Nativité du Christ, publié par M. Schmeller d’après un manuscrit de la bibliothèque de Munich, est plus compliqué comme personnages. Il introduit dans le programme quelques nouveaux accessoires, entre autres l’ânesse de Balaam et l’étoile de la crèche. Un fait assez curieux, c’est l’intervention inattendue de saint Augustin, qui préside à l’action sans s’y mêler, ayant à sa suite Isaïe et Daniel, et, à sa gauche, le chef de la synagogue et ses Juifs (archisynagogum et suos Judœos).

Après que Daniel et Aaron ont prophétisé la venue du Christ, Balaam paraît dans le chœur, monté sur son ânesse, et il annonce que le Christ sortira de Jacob.

L’archisynagogus assis, comme on l’a vu, à la gauche de l’évêque d’Epône, se lève avec ses Juifs, et, frappant la terre du pied et de son bâton, il s’indigne contre les prophéties et engage avec le saint une discussion sur l’impossibilité, au point de vue de la raison, des événements qu’on lui annonce. « Si une vierge enfante sine commercio, dit-il c’est la confusion de toutes choses. Quand un pareil fait se produira, le loup fuira l’agneau, les plaines deviendront des montagnes. » Saint Augustin, comme on pense, ne reste pas à court d’arguments, et il réfute victorieusement la thèse de son adversaire. Après cette introduction, l’ange annonce à Marie sa conception. La note de la mise en scène dit à cet endroit : « Marie se couchera dans son lit et mettra au monde un enfant. Joseph, en habit convenable et avec une longue barbe, sera assis auprès d’elle. L’enfant étant né, apparaîtra une étoile et le chœur commencera l’antiphone : « Aujourd’hui le Christ est né. » (Maria vadat in lectum suum... et pariat filium. Cui assideat Joseph in, habitu honesto et prolixa barba.)

Viennent les discours des trois mages, puis le roi Hérode, qui ordonne le massacre des enfants d’Israël. Les soldats tuent les enfants, les mères se lamentent en petits quatrains sur leur tendre progéniture, sacrifiée aux soupçons du tyran ascalonite :

Heu ! heu ! heu !
Proles adhuc tenera
Per te, mater misera,
Descendit ad infera.

Ensuite le libretto nous dit qu’Hérode est mangé par les vers et que les diables l’emportent.

Il est évident que le massacre des innocents par les soldats d’Hérode se passait dans la coulisse, de même que le détail de la mort du roi de Judée.

On voyait ensuite Marie arrivant en Égypte avec l’enfant divin sur l’âne. Cette fois, il est probable que le programme s’exécutait à la lettre, puisqu’on avait déjà l’accessoire pour l’entrée de Balaam. À l’arrivée de Jésus dans le temple, toutes les idoles s’écroulaient et la pièce finissait par une malédiction contre les Juifs et par la prédiction de la ruine de Jérusalem.

On remarquera que cette mise en scène était déjà plus complète que la première, et que l’imagination des inventeurs avait dû se mettre en frais pour remplir les conditions du programme. Il est vrai que le public ne se montrait pas encore bien exigeant.

L’Ordinaire selon l’église de Rouen contient un office des voyageurs (officium peregrinorum) qui donne quelques détails bons à consigner ici, afin qu’on puisse toujours juger sur pièces (comme disent les avocats) et non d’après des inductions plus ou moins discutables.

Les pèlerins dont il s’agit sont vêtus de tuniques par-dessus lesquelles ils portent des manteaux drapés obliquement. Ils sont munis de bâtons et de bourdons ils ont des chapeaux et des barbes ; « ils sortent de la sacristie, viennent lentement par l’aile droite de l’église jusqu’à la porte de l’Occident, en tête de la procession, et, leur hymne, un prêtre, avec l’aube et le manteau, nu-pieds, portant la croix sur l’épaule droite, le visage abattu, viendra par l’aile droite de l’église ; il s’arrêtera au milieu d’eux et les interrogera.

« Les pèlerins conduiront le prêtre à l’autel du chœur, convenablement transformé pour représenter le château d’Emmaüs. Là, ils s’asseyent devant une table préparée ; Jésus rompt le pain, le leur distribue, puis disparaît tout à coup à leurs yeux...

« Leur visage marque l’étonnement ; ils se retournent vers la chaire et interpellent Marie représentée par un diacre vêtu en femme, inductus dalmatica et amictu, in modum mulieris, caput circum ligatus. » Voici la scène bien circonscrite ; elle se compose du chœur, et, au besoin, des nefs latérales, de l’autel et de la chaire de l’église. La sacristie représente la coulisse.

Un peu plus tard, on éprouvera le besoin de resserrer le jeu, sans doute parce que l’affluence des auditeurs sera devenue plus grande, et aussi peut-être pour donner plus d’ensemble et de vraisemblance à l’action. Alors on bâtira dans le chœur un échafaud peu élevé sur lequel se tiendront exclusivement les acteurs. Cet échafaud sera nommé podium ou puy. Bientôt ce perfectionnement ne suffira plus au développement de l’action dramatique et à l’exigence des spectateurs. C’est alors que, dans les grandes occasions, l’on transportera le jeu en plein air, dans les cimetières ou sur les places devant la porte principale des églises.

Une fois l’essai tenté, cette exception devient facilement une règle, et tout le monde y trouve son avantage l’église, parce qu’elle a plus d’auditeurs ; le public, parce qu’il est plus à l’aise. La moralité gagne aussi quelque chose en dignité à cette séparation de l’office divin et de la représentation profane.

 

 

II

 

À cette époque, le mot Mysterium signifiait également l’office et la pièce représentée. Cela dit assez qu’ils ne faisaient qu’un. Les manuscrits des offices que nous avons cités sont datés des XIe, XIIe et XIIIe siècles mais ce sont évidemment des copies d’ouvrages beaucoup plus anciens et peut-être tout à fait primitifs.

Les Mystères, en cessant d’être liturgiques, reçoivent l’hospitalité dans les châteaux des seigneurs et dans les salles capitulaires des couvents. Le populaire veut avoir aussi ses spectacles sur toutes les places publiques. C’est alors que cet art, dont nous venons de voir l’embryon, prend une partie du développement qu’il doit acquérir.

Le drame purement liturgique ne périra pas cependant il se continuera aussi longtemps que les Mystères, malgré la concurrence qu’il trouve au dehors. Nous verrons bientôt comment la langue latine, dans laquelle tous ces ouvrages sont écrits, est peu à peu remplacée par les idiomes modernes mais ce dernier progrès est un enfantement long et difficile. Les pièces sacrées et profanes écrites en langue latine ont persévéré dans tous les pays de l’Europe jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Nous en ferons l’histoire en son lieu pour éviter la confusion, car la plus grande partie de ces pièces (du moins celles qui nous restent) est des XVIe et XVIIe siècles. Ces ouvrages sont très curieux, beaucoup sont fort rares et quelquefois uniques dans les bibliothèques. Aucun auteur, que je sache, ne s’est jamais occupé de les lire d’abord, et ensuite de donner à leur sujet une critique ou un jugement.

Parmi les pièces néo-latines profanes des premiers siècles, le Jeu des sept sages d’Ausone est la seule qui ait un caractère particulier. Ce n’est à vrai dire qu’une suite de monologues, mais tout indique que ce jeu a été représenté au IVe siècle de notre ère, et à ce titre il offre un intérêt réel. Ausone, comme on sait, était un romain de Bordeaux qui fut professeur de belles-lettres du prince Gratien, fils de l’empereur Valentinien et qui exerça successivement les fonctions de préfet d’Italie et des Gaules et celles de premier consul. Ausone s’était fait chrétien parce que la cour de Trèves était chrétienne, mais il retournait volontiers à ses idées païennes ; ce mélange donne une saveur toute bizarre à ses ouvrages. Le prologue nous annonce que les sept sages vont paraître sur le théâtre en pallium. « Pourquoi rougis-tu, Romain qui portes la toge, de voir introduire sur la scène ces hommes illustres ? C’est une honte pour nous, mais non pour les Grecs, à qui le théâtre tint lieu de curie. » Solon s’avance en disant : « Suivant l’usage des Grecs, je parais sur la scène. Je suis Solon, celui des sept sages auquel l’opinion a donné la palme. » Et à ce propos, il rappelle que l’oracle de Delphes eut bien raison quand un sot lui demanda quel était le premier des sept sages, de lui répondre :« Écris leurs noms sur une boule, afin que chacun ne soit ni le premier ni le dernier. »

Le monologue achevé, Solon se contente de dire en se retirant : « J’ai rempli le dessein qui m’amenait ici. Voici Chilon qui vient portez-vous bien et applaudissez.

« Venit ecce Chilon. Vos valete et plaudite. »

Chilon, qui se plaint en entrant en scène d’avoir mal aux reins pour être resté trop longtemps assis, critique la prolixité de l’Athénien qui l’a précédé. Lui, Spartiate, il sera court. Sa devise est le Connais-toi toi-même inscrit sur la colonne de Delphes. Il recommande le dicton aux méditations des spectateurs et il prend congé par ces paroles : « Bonne santé ! Vos applaudissements je ne m’en soucie guère. » Cléobule, citoyen d’une petite île, mais auteur d’une grande maxime qui fait sa gloire « la mesure est la meilleure chose » vient plaider sa cause à son tour. Il n’est pas plus poli que Chilon et il se retire pour garder la mesure ; dixi, recedam ut sit modus.

Comme les sages qui l’ont précédé, Thalès vient défendre sa maxime « cautionne, tu t’en trouveras mal. » Il comprend que l’axiome peut être controversé. Alors, il ajoute « que les uns applaudissent, et que les autres, si je les blesse, me sifflent. »

Bias a dit : « Les méchants sont en majorité ! » Il voudrait ne l’avoir point dit, car la vérité fait des ennemis. Il accorde qu’il n’y a que d’honnêtes gens parmi ceux qui l’écoutent et que tous les coquins sont sur la terre étrangère.

Pittacus le Lesbien défend son axiome « Viens à temps, » et Périandre prouve qu’il n’a pas eu tort d’écrire « méditer avant d’agir, » sentence qui s’applique aussi bien aux prises d’armes d’un conquérant qu’aux petites entreprises de la vie privée.

Le Moïse d’Ezéchiel le tragique n’a rien à nous apprendre, non plus que le Christ souffrant, faussement attribué à saint Grégoire de Nazianze ; cette dernière pièce est d’ailleurs écrite en : grec (Xρστοσ πασχωυ). Ce n’est qu’au milieu du Xe siècle que nous trouvons une étoile sans pareille dans le ciel nuageux de cette période d’enfance.

 

 

III

 

Le savant et regretté Charles Magnin, le traducteur des six comédies latines de Hrotswitha, religieuse de Gandersheim au Xe siècle, n’a pas dépassé les limites de la vérité, en louant, comme il l’a fait, cette nonne saxonne, qu’il appelle la merveille de l’Allemagne.

Il a encore raison quand il avoue que son œuvre est une imitation de Térence peu reconnaissable, sur laquelle le christianisme et la barbarie ont déposé leur double empreinte. Cette prétendue imitation de Térence est si peu reconnaissable, en effet, qu’on peut affirmer que ce n’est pas une imitation. Les six pièces du rara avis Saxoniœ (Henri Bodo, l’historien de Gandersheim, désigne ainsi notre religieuse) sont très originales, et tellement originales qu’on a peine à croire qu’elles aient pu être écrites au Xe siècle, période de combats, de massacres et de violations de toutes les lois divines et humaines. On ne s’explique pas comment il peut arriver qu’au moment où les bandes armées d’Othon le Grand, premier roi allemand qui ceignit la couronne impériale, pillent et incendient la Saxe, leur pays, tout aussi bien que la Pologne, la Bohême, le Danemark et l’Italie, une jeune nonne se livre à de pareilles imaginations, aussi éloignées des idées de son temps que des idées de son sexe et de son âge, et cela au milieu des préoccupation que devaient causer dans les couvents la présence de ces hordes de brigands qui couraient les campagnes. Je vois d’ici le fils d’Henri l’Oiseleur allant à Rome venger son ami le pape Jean XII tué par un mari jaloux, destituant l’autre pape, Benoît V, et s’arrogeant le droit pour l’avenir de nommer lui-même les papes et les évêques. Voilà l’époque où la religieuse saxonne écrivait ses charmantes comédies dans le couvent de Gandersheim.

Comme ces ouvrages n’ont été découverts et publiés qu’au commencement du XVIe siècle, par Conrad Celtes, poète lui-même et professeur à l’Université de Vienne, quelques critiques incrédules ont émis des doutes sur l’authenticité du manuscrit que l’on voit à Munich, et ont attribué à Celtes (son nom allemand était Meissel) la paternité des six comédies. Ce Conrad Celtes ou Meissel avait aussi découvert le manuscrit des fables de Phèdre et la carte de l’Empire romain, appelée carte de Putinger. C’était un grand découvreur. J’accepte, sur parole, la parfaite authenticité du manuscrit de Munich (que je n’ai jamais vu) et je dis que, pour être peu en harmonie avec les idées que nous pouvons supposer à une nonne allemande du Xe siècle, les six comédies n’en sont pas moins de petits chefs-d’œuvre de grâce et d’élégante simplicité. M. Villemain ne les a pas moins louées que Charles Magnin, et je ne sache pas qu’ils aient eu de contradicteurs. Les six pièces de Hrotswitha sont en prose latine très correcte et un peu recherchée, qui ne rappelle en rien la basse latinité de ce temps. La mise en œuvre n’a pas de grandes complications l’action se passe entre quelques personnages empruntés aux légendes des saints ; toutes les pièces sont en un seul acte ; la plus longue a quatorze scènes. Le thème général est l’éloge de la chasteté. Mais pour arriver à la démonstration de l’axiome, l’auteur nous fait passer par tous ses contraires. Il va même jusqu’à nous conduire dans une maison plus que suspecte, et nous fait assister à la leçon donnée par un saint ermite à sa nièce, qui s’est réfugiée dans ce bouge après avoir été séduite et abandonnée. Le père Abraham a couvert sa tonsure d’un chapeau à larges bords, il a pris un habit de cavalier, et il entre ainsi dans la maison infâme. L’hôte lui sert à souper, et, sur sa demande, il fait asseoir à sa table et pour lui tenir compagnie une jolie fille, appelée Marie. C’est la malheureuse brebis détournée du saint bercail.

– Arrivez, Marie, dit l’hôte, et faites admirer votre beauté à ce néophyte.

– Tous ceux qui m’aiment, répond-elle, reçoivent de moi, en retour, un amour sans égal.

Quand Marie est assise auprès du vieillard, qu’elle ne reconnaît pas, elle pousse un triste soupir.

– Hélas ! dans quel abîme de perdition ai-je roulé ?

Plût à Dieu que la mort m’eût enlevée, je ne serais pas descendue à me voir aussi criminelle !

L’hôte la rudoie et la laisse seule avec l’étranger. Elle essuie ses larmes, et offre au nouveau venu de le débarrasser de ses chaussures. Le pieux cénobite rejette alors son chapeau aux larges bords.

– Ô ma fille d’adoption, s’écrie-t-il, ô moitié de mon âme, ô Marie, reconnais-moi !

– Ô mon Dieu, c’est mon maître Abraham qui me parle !

Elle s’éloigne et demeure frappée de stupeur. Alors s’établit, entre l’oncle et la nièce, ce dialogue :

– Que t’est-il arrivé ? – Un grand malheur. – Qui t’a trompée et séduite ? – Celui qui a fait tomber nos premiers pères. – Où est la vie angélique que tu menais sur la terre ? – Perdue ! – Où est ta pureté virginale ? – Perdue ! – Pourquoi m’as-tu abandonné ? Pourquoi ne m’as-tu pas instruit de ta chute ? – Après que je fus tombée dans le péché, je n’osai plus m’approcher de vous. – Qui jamais fut exempt de péché ? C’est le propre de l’humanité ; ce qui est du démon, est de persévérer dans ses fautes. On doit blâmer, non celui qui tombe par surprise, mais celui qui néglige de se relever aussitôt.

– Malheureuse que je suis !

– Pourquoi rester ainsi prosternée à terre ? Relève-toi ! Songe, ma fille, à ma tendresse pour toi et cesse de craindre. – Je ne puis. – N’est-ce pas pour toi que j’ai quitté mon désert ?... Pourquoi ne me réponds-tu pas ? – La conscience de mon crime m’accable. Je n’ose lever les yeux au ciel ni vous répondre. – Ne te défie pas ainsi du ciel, ma fille ne désespère pas.

– L’énormité de mes péchés m’a plongée dans le désespoir. – Tes péchés sont graves, je l’avoue ; mais la miséricorde divine est plus grande. Je crois qu’il n’y a pas de pénitence qui puisse suffire à les expier. – Retourne au lieu que tu as quitté, et reviens à ta première vie. – J’obéirai respectueusement à vos ordres. – Je vois bien, à présent, que j’ai retrouvé ma fille, s’écrie l’ermite, au comble de la joie.

Marie a honte de ses fautes ; il lui tarde de quitter ce séjour maudit. Avant de sortir, elle s’arrête et réfléchit. L’instinct de la femme revient. Elle pense qu’elle a dans sa chambre un peu d’or et des vêtements de prix. Les emportera-t-elle ? Le saint homme lui répond tristement

– Ce que vous avez acquis par le péché, il faut l’abandonner avec le péché !

Elle hasarde aussitôt une excuse.

– Je pensais, dit-elle, à distribuer ces objets aux pauvres.

– Le produit du crime, réplique Abraham, n’est pas une offrande agréable à Dieu.

Le jour paraît. L’ermite emmène la femme repentante et veut la faire monter sur son cheval qui l’attend à la porte. Elle refuse.

– C’est à vous, père chéri, dit-elle, de précéder comme le bon pasteur la brebis que vous avez retrouvée, et moi je marcherai derrière.

– Il n’en sera pas ainsi, répond le religieux. J’irai à pied et vous monterez sur mon cheval, de peur que l’aspérité des chemins ne blesse vos pieds délicats ! – Oh ! comment vous louer dignement, s’écrie Marie, en joignant les mains. Loin de me forcer au repentir par la terreur, vous m’y amenez par les plus douces exhortations.

– Je ne vous demande rien autre chose, murmure l’ermite, que de rester fidèle au Seigneur le reste de votre vie.

Ne voilà-t-il pas une scène charmante, pleine de naturel et de simplicité ? N’est-ce pas là une curieuse composition, pour être imaginée et écrite par une nonne de vingt ans, dans un couvent de la Saxe, au Xe siècle, au temps des guerres d’Othon le Grand ? La traduction de Charles Magnin, quoique excellente, ne donne encore qu’une idée imparfaite du texte latin de notre religieuse. Et les passages que j’omets ne sont pas ceux qui surprendraient le moins les lecteurs de nos jours, quoiqu’ils soient écrits dans un idiome qui se permet tout. Ainsi, Marie accueille par ces mots le vieillard étranger, qu’elle n’a pas reconnu :

Non solum dulcia oscula libabo, sed etiam crebris senile collum amplexibus mulcebo... Et plus loin : Ecce triclinium... ecce lectus haud vilibus stramentis compositus.

Le petit drame intitulé Callimachus porte avec lui un parfum lointain du sujet si attendrissant traité par Shakespeare dans Roméo et Juliette. Il contient, en outre, dans les conversations que l’auteur prête aux jeunes seigneurs romains, des concetti qui sentent d’une lieue leur XVIe siècle.

Callimachus, jeune habitant d’Éphèse, confie à ses compagnons de plaisir qu’il est devenu amoureux.

– Qui aimez-vous ?

– La belle Drusiana la chrétienne, la femme du prince Andronicus

Ses amis l’engagent à mener à fin ses projets, et il entreprend la conquête de la sainte femme, à qui il peint son amour sous les couleurs les plus chaudes.

Drusiana invoque le Christ pour qu’il lui donne la mort car si elle révèle l’audace de Callimachus, elle provoque des discordes, et, si elle se tait, elle ne pourra éviter les embûches diaboliques qui vont lui être tendues.

Dieu l’exauce. Le prince Andronicus ne trouve plus, en rentrant chez lui, qu’un cadavre. Plein de désespoir, il court chez l’apôtre saint Jean, qui lui conseille la résignation. On prépare les obsèques de la princesse, et bientôt la terre l’a recouverte.

Callimachus n’apprend la mort de celle qu’il aime qu’après qu’on a enseveli Drusiana.

Il se rend de nuit au cimetière, et il fait ouvrir le cercueil de la jeune femme.

– Voilà le corps, dit son ami Fortunatus, en écartant le linceul ; ces traits ne sont pas ceux d’une morte. Ces membres ont toute la fraîcheur de la vie.

– Ô Drusiana ! s’écrie le jeune homme, comme je t’aimais sincèrement ! Et toi, tu m’as toujours repoussé ! Toujours tu as contredit mes vœux. (Il l’enlève hors du cercueil.) Maintenant, elle est en mon pouvoir !

La vengeance céleste ne tarde pas à punir ce sacrilège, et Callimachus meurt sous la dent venimeuse d’un serpent. Saint Jean, à qui Jésus est apparu dans une vision, vient sur ce théâtre de deuil, et ressuscite le jeune homme. Callimachus raconte qu’au moment où il a senti les ombres de la mort recouvrir ses paupières, une voix céleste lui a crié « Callimachus, meurs pour vivre ! »

– Béni soit le Dieu unique, dit saint Jean, dont la clémence vous a tué, et en vous tuant vous a vivifié !

Saint Jean ressuscite aussi Drusiana, qui retourne chez elle, en louant Dieu. Callimachus, converti au Christ, renonce à sa vie de dissipation et de péché.

Il y a certainement de l’audace dans l’imagination de ce petit drame. Cet amour qui survit à la mort, cette terre creusée, ce linceul écarté, cette sacrilège violation de sépulture, sont des incidents neufs et pleins d’émotions. Point de longueur dans l’action, grande sobriété de paroles, pas de boursouflure de style, une langue claire et précise, en même temps qu’elle est élégante et nourrie de bons termes.

Dans Gallicanus, Hrotswitha nous montre la conversion du prince de la milice romaine, fiancé à Constance, fille de l’empereur Constantin. La jeune vierge a fait vœu de consacra sa chasteté à Marie ; elle tremble de voir son époux revenir vainqueur, car il est parti le jour même des fiançailles. Il revient en effet en triomphateur, mais il n’a dû la victoire qu’aux phalanges célestes, qui l’ont secouru pendant que ses soldats fuyaient. Il s’est converti lui-même, et il approuve le serment fait à Dieu par sa femme.

Ici, aucun développement d’action ni d’intérêt, la prédication pure et simple, mais toujours en style choisi.

L’histoire de Thaïs, la courtisane convertie par le saint homme Panuphtius, rappelle de très près celle d’Abraham et de sa nièce. Seulement, il n’y a cette fois aucune affection en jeu et pas de liens de parenté. C’est la pure charité qui agit. Thaïs, convertie, entasse tous ses trésors dans une salle de son palais, et elle y met le feu ; puis elle appelle ses amants, tout ébahis de ce qu’ils voient.

– Thaïs, dit l’un d’eux, avez-vous perdu la raison ?

– Je ne l’ai pas perdue, répond-elle, je l’ai retrouvée. Elle part et se rend dans un monastère, où Panuphtius la fait enfermer dans une étroite cellule, privée de lumière, afin que la pénitence soit proportionnée aux fautes qu’elle a commises. Thaïs reste trois ans dans sa cellule, et finit par obtenir la grâce qu’elle sollicite.

Panuphtius assiste à son agonie.

– Voici que je commence à mourir, murmure la nouvelle Madeleine, en souriant.

– C’est le moment de prier, répond l’anachorète. Elle prie donc du fond de son cœur pour que son âme, venue du ciel, participe aux joies célestes, pour que son corps trouve une couche paisible au sein de la terre d’où il est sorti, jusqu’au jour où cette poussière se réunissant, et le souffle de la vie animant de nouveau ces membres, cette même Thaïs ressuscitera pour prendre place parmi les blanches brebis du Seigneur, et entrera dans la joie de l’éternité.

Les autres pièces de Hrotswitha sont : Dulcitius, bouffonnerie un peu exagérée et qui n’a qu’une valeur de détails, et Sapience. Cette dernière pièce met en scène, d’après la légende, l’histoire d’une pauvre mère qui voit ses trois filles martyrisées par les bourreaux de l’empereur Adrien. Elle rassemble leurs membres épars et se livre elle-même aux supplices, après une invocation très chaude et très inspirée, à la manière des tragiques grecs.

Je ne m’étendrai pas davantage sur le théâtre de Hrotswitha. On voit qu’on est ici dans un tout autre monde que celui des drames liturgiques analysés au commencement de ce chapitre. La forme scénique est encore aux lisières ; ce sont des dialogues et non des pièces, mais on sent déjà le mouvement et l’inspiration. Les belles pensées abondent, et la diction latine est presque savante. Ce qui étonne le plus, c’est l’assurance naïve avec laquelle la nonne de Gandersheim aborde les situations les plus scabreuses. Ni l’idée ni le mot ne l’effraient ; elle écrit dans sa candeur, comme elle pense sans voile aucun, et sans les mille précautions usitées dans de semblables cas. Elle a voulu, dit-elle dans sa préface : « substituer d’édifiantes histoires de vierges aux débordements des femmes païennes. » On peut conclure en disant que le but est saint, mais que l’exécution est un peu mondaine pour une religieuse de vingt ans. Pourtant, Hrotswitha a quelque pressentiment de la critique, car elle dit dans cette même préface : « Une chose me rend confuse, c’est qu’il m’a fallu, par la nature de cet ouvrage, appliquer mon esprit et ma plume à peindre le déplorable délire des âmes livrées aux amours défendus, et la décevante douceur des entretiens passionnés, toutes choses auxquelles il ne nous est pas permis de prêter l’oreille. Cependant, si je m’étais interdit par prudence de traiter ces sujets, je n’aurais pas accompli mon dessein, qui est de retracer, selon mon pouvoir, la gloire des âmes innocentes. En effet, plus les douces paroles des amants sont propres à séduire, plus grande est la gloire du secours divin, et plus éclatant est le mérite de ceux qui triomphent. »

Dans sa dédicace, adressée à des hommes pleins de savoir et de vertus, elle s’intitule pauvre ignorante et humble pécheresse.

Le manuscrit qui contient le théâtre de Hrotswitha renferme, dans sa première partie, huit légendes en vers, et, dans la troisième partie, le panégyrique des Othons. L’auteur composa en outre un poème sur la fondation du monastère de Gandersheim, dont un fragment de 800 vers a été retrouvé et imprimé.

La question de savoir si ces pièces furent représentées a été fort controversée. Charles Magnin dit oui, M. E. du Méril dit non. Je crois que la chose est en soi fort indifférente.

S’il fallait émettre un avis, je me rangerais plutôt de l’opinion négative, non qu’il ait pu se rencontrer une impossibilité matérielle à dialoguer ces scènes décousues dans la salle d’un couvent, où l’on devait faire bon marché de la vraisemblance ; mais il me semble peu croyable qu’on ait obtenu l’approbation due l’évêque pour jouer certains passages de Panuphtius, et surtout d’Abraham devant une assemblée de jeunes filles nobles, présidée par une abbesse.

Je ne pense pas avoir tenu un langage hérétique à l’endroit du théâtre de Hrotswitha, que j’estime autant que personne ; mais je ne puis cacher que la date de 950 qu’on lui assigne m’effarouche un peu, et que je serais de ceux qui discutent l’antiquité du manuscrit de Munich, si on pouvait le faire sans l’arguer de faux. Après les affirmations de tant de savants illustres, je me garderai bien d’avoir une telle prétention.

 

 

CHAPITRE III : XIe ET XIIe SIÈCLES

 

Transition du latin aux langues vulgaires. – Langues farcies. – Les vierges sages et les vierges folles. – La Résurrection. – Adam. – Mise en scènes. Jusqu’à la fin du XIIe siècle, point de pièces en langue vulgaire en dehors de la France.

 

 

I

 

La transition du latin aux langues vulgaires se fait au commencement du XIe siècle. Les autorités ecclésiastiques n’y trouvent rien à dire, et permettent de représenter les faits de l’écriture en langue latine et maternelle. Ce mélange fut nommé langue farcie (farcita), signification qui s’explique d’elle-même.

Le petit drame, ou plutôt le dialogue qui a pour titre : Les Vierges sages et les Vierges folles, est une des rares pièces farcies de cette haute époque. Le mérite littéraire est complètement absent de cette farciture, mêlée de latin et de provençal. Elle ne compte que comme singularité historique et document philologique. Le sujet en est plus que simple. Les vierges vont visiter le saint sépulcre. L’ange qui le garde leur dit : Le Seigneur est ressuscité, comme il l’avait promis. – Où est-il cet époux que nous attendons ? – Les vierges sages veillent et mettent de l’huile dans leurs lampes. Les vierges folles dorment, et leur huile se répand à terre. Quand vient l’époux il ne veut pas les reconnaître, car elles manquent de lumière. Allez, chétives ! allez, malheureuses, vous serez menées en enfer !

« Alet, chetivas ! alet malaureas ! En enferu ora seret meneias. »

Les démons les emmènent ; puis Moïse, Isaïe, Daniel, David et les autres prophètes viennent glorifier le Christ. Le tout finit par un benedicamus.

Le décousu de cette farciture des vierges sages et des vierges folles a donné à penser à Charles Magnin, qui a consigné son avis dans le Journal des savants, qu’au lieu d’une pièce liturgique, il y en avait trois différentes dans ce manuscrit.

Un élève d’Abélard, l’anglais Hilarius ou Hilaire, composa à cette époque deux pièces farcies que l’on trouve dans son œuvre imprimée : Hilarii versus et ludi. La première est la Résurrection de Lazare (suscilatio Lazari), la seconde, Saint Nicolas (ludus super iconia sancti Nicolai). Ce dernier sujet fut traité dans le siècle suivant, en français, par le trouvère Jean Bodel. Nous parierons en son lieu du jeu de Jean Bodel.

La Résurrection de Lazare se réduit aux quelques scènes prises dans le récit des livres saints.

Marthe et Marie se lamentent sur le sort de leur frère bien-aimé, qu’elles ont couché sur son lit et qui va mourir. Jésus arrive. « Vous êtes le grand médecin, lui disent-elles, visitez notre malade. »

Summus es medicus œgrum nostrum visita.

Marie récite de petits vers rimés en latin, de six syllabes, qui se terminent par ce refrain en idiome vulgaire :

Hor ai dolor
Hor est mis frère mort.
Por que gai dolor.

Marthe entrecoupe son récit du refrain suivant :

Lasse ! chétive !
Pour que mis frère est mort
Por que sue vive !

Il dort, dit Jésus, pourquoi le visiterais-je ?

Après le départ du Sauveur, les deux sœurs reconnaissent que leur frère a réellement cessé de vivre. Elles poussent de nouveaux gémissements et le font porter dans son tombeau, qu’on referme sur lui. Jésus revient, il ordonne qu’on retire la pierre qui ferme le tombeau, afin que Lazare ressuscite devant tout le peuple. Jésus se met en prière. Lazare rouvre les yeux et se convertit.

Le Ludus de saint Nicolas n’est guère plus compliqué.

C’est un miracle opéré en faveur du roi Barbarus, par le saint, qui fait rapporter au trésor l’argent que des bandits ont dérobé.

Nous verrons plus loin le développement donné à cette légende par le trouvère Jean Bodel.

M. Achille Jubinal a publié, en 1834, un fragment de Mystère du XIIe siècle, écrit tout en style vulgaire. C’est la Résurrection du Sauveur. La pièce commence de la façon la plus singulière. C’est la seule que j’aie vue commençant ainsi.

Le meneur du jeu fait la mise en scène sous les yeux du public, et désigne chaque accessoire du décor à mesure qu’il le met ou le fait mettre en place.

« D’abord, disposons les lieux et les demeures, à savoir : 1° Le crucifix et puis le tombeau... (Je donne ici la traduction, pour ne pas fatiguer l’attention des lecteurs.) Il doit aussi y avoir une geôle pour enfermer les prisonniers. Que l’enfer soit d’un côté et les maisons de l’autre, et puis le ciel.

« Et avant tout, sur les gradins, Pilate avec ses vassaux. Il aura six ou sept chevaliers. Caïphe sera de l’autre côté et avec lui la juiverie... Que l’on mette Galilée au milieu de la place. Que l’on fasse aussi Emmaüs... Et comme tout le monde est assis et que le silence règne de toute part, que Joseph d’Arimathie vienne à Pilate et lui dise... »

Ici Joseph d’Arimathie et le prévôt de Judée entrent en scène et commencent le dialogue.

Il n’y a pas à douter que ce morceau ne fût récité, puisqu’il est en vers rimés de huit syllabes, pareils de tout point à ceux de la pièce. Il n’est pas possible que l’auteur se soit donné cette peine, s’il se fût agi d’une simple note indicative. De plus, cette note serait en prose latine, selon l’usage. Quand l’auteur indique la réplique de l’un ou de l’autre soldat dans le Mystère, il a soin d’écrire : Unus militum, aller ex militibus. Il n’écrit pas un passant, mais : aliquis in via. Il ne dit pas : Le même que ci-dessus, mais item qui supra.

Le poème de la Résurrection, édité par M. Achille Jubinal, nous montre Joseph d’Arimathie venant réclamer à Pilate le corps du Sauveur.

Les épisodes de la veillée, de la lance de Longin et de la vue recouvrée par le moyen du sang de Jésus qui jaillit sur les paupières de ce juif, sont reproduits d’après les textes et n’offrent pas d’intérêt dramatique mais, avec le drame d’Adam, dont nous allons parler, c’est un échantillon peut-être unique de la langue française du théâtre au XIIe siècle.

 

 

II - Adam : drame anglo-normand du XIIe siècle

 

Victor Luzarche publia ce drame pour la première fois en-1854, d’après un manuscrit de la bibliothèque de Tours. Disons en passant que cette désignation d’anglo-normand n’est pas précisément exacte, car la langue anglo-normande ne ressemble en rien à celle du poème Quoi qu’il en soit, ce drame est curieux, non par la façon très sommaire dont il est traité, mais par les détails nombreux de mise en scène qui l’accompagnent. Cette mise en scène est écrite en latin de l’époque. Elle indique non-seulement les décors, les costumes et les accessoires, mais aussi les intentions des différents rôles. La composition dramatique est tout à fait primitive. Dans le prologue paraissent seulement quatre personnages, Dieu ou Figura, Adam, Ève et Satan ou Diabolus. C’est l’histoire de la pomme et du serpent, et l’expulsion de nos premiers pères du Paradis. La seconde partie nous retrace le meurtre d’Abel, et la troisième, qui ne se lie en rien aux deux autres, est une procession successive des prophètes, qui prédisent l’avènement de Jésus-Christ. On ne sait vraiment ce que viennent faire là Abraham et Moïse, Aaron en habits épiscopaux, David couronné, le roi Salomon, Balaam sur son ânesse, et enfin Daniel, Abacuc, Jérémie et Isaïe. Je croirais volontiers que ce dernier poème des prophètes a été jadis simplement juxtaposé au manuscrit du drame d’Adam, et qu’il n’en a jamais fait partie. Le sermon de Nabuchodonosor, qui clôt la pièce, et qui ne contient pas moins de 350 vers non interrompus, indique suffisamment que ce fragment n’a pas été destiné à la représentation. Le manuscrit de Tours, où M. Luzarche a pris le drame d’Adam, contient d’ailleurs plusieurs autres compositions, et parmi ces compositions, la vie du pape saint Grégoire (vita sandi Gregorii papœ), petit poème que ce savant bibliophile a publié depuis, en 1857.

La note capitale écrite en regard du premier feuillet du drame d’Adam est intitulée : ordo representationis Ade. Cette note indique que le Paradis doit être placé sur un plan plus élevé et qu’il sera clos de courtines de soie. La scène sera garnie de fleurs et d’arbres avec leurs fruits. Dieu portera une dalmatique Adam, une tunique rouge Ève, une robe blanche et un péplum de soie de même couleur. L’auteur recommande à Adam de faire attention à ses répliques et de n’aller ni trop vite ni trop doucement (ad respondendum nimis sit velox haud nimis tardus). Il ajoute que les autres acteurs doivent aussi parler régulièrement et faire des gestes appropriés aux paroles. (Compositi loquantur et gestum faciant convenientem rei de qua loquuntur.) Ils doivent se garder aussi d’ajouter ou d’omettre des syllabes dans les vers. Quand on nommera le Paradis on devra le montrer de la main.

Un lecteur (probablement le meneur du jeu) ouvre la représentation par le texte sacré : In principio creavit Deus cœlum et terram, etc. Après quoi le chœur chante : Formavit igitur Dominus. Puis Dieu commencera le drame en appelant Adam, qui répondra : Sire.

Après les recommandations de la Figura, auxquelles Adam répond : « Je n’ai pas envie de me faire mettre dehors pour une pomme, » Dieu, selon la mise en scène écrite rentre dans l’église, ce qui indique ou que la scène était attenante à l’église, ou peut-être qu’elle était au milieu du chœur. Adam et Ève se promènent et se réjouissent honnêtement dans le paradis terrestre. Pendant ce temps les démons courent, s’agitent et s’approchent du jardin, montrant à Ève le fruit défendu afin qu’elle le mange. Toutes les fois que le diable sort de scène il rentre dans l’enfer. Le serpent qui monte sur l’arbre devait être, selon la note du manuscrit, un véritable serpent mécanique artificiosè compositus. « Il s’enroule sur l’arbre et semble parler bas à Ève qui prêtera l’oreille comme adoptant son conseil. Ensuite elle acceptera la pomme et la présentera à son époux. Lorsqu’Adam aura commis le crime, il se baissera, et sans être vu du public il dépouillera ses habits solennels et il les remplacera par un vêtement de feuillage. »

Quand Dieu reparaît pour chasser les coupables il a aussi changé d’habits, il porte une étole au lieu d’une dalmatique. Il y a ici une scène de pantomime intercalée lorsque le couple chassé du Paradis cultive à la sueur de son front la terre qui doit lui donner son pain. Pendant que nos premiers pères se reposent de leur labeur et qu’ils pleurent le Paradis, le diable reparaît et plante des épines et des ronces dans leurs sillons. Quand ils veulent reprendre leur travail ils jettent des cris de désespoir et Adam commence ses lamentations en disant : « Ô Paradis ! belle résidence ! verger de gloire si doux à contempler, je t’ai perdu par ma faute. » Et se tournant contre Ève la main levée et remuant la tête avec une grande indignation (cum surnma indignatione movens caput :)

Ô male femme, pleine de trahison,

dit-il,

Tant m’as mis tôt en perdition !

– Adam, mon beau sire, répond Ève désolée, ma faute est grande, je le reconnais, pardonnez-la-moi. « Le fruit fut doux, la peine est dure. »

Le diable et quatre diablotins accourent alors portant des chaînes qu’ils jettent au cou d’Adam et d’Ève. Les uns les poussent, les autres les traînent vers l’enfer. D’autres diables paraissent ; ils hurlent de joie ; une épaisse fumée s’exhale ; on entend s’entrechoquer les chaudrons et les casseroles infernales (collident caldaria et lebetes suos). Les démons quittent la scène, et c’est alors que l’on voit entrer Caïn vêtu de rouge et Abel habillé de blanc. La scène se passe comme dans la Bible. Elle est suivie de la malédiction de Dieu. Dès que la Figura est rentrée dans l’église ou si l’on veut dans la coulisse, paraissent les prophètes qui annoncent, chacun à sa manière, la prochaine venue du sauveur de l’humanité.

On remarquera dans tout ce programme une certaine préoccupation de mise en scène. L’Église veut parler aux yeux ; non contente d’acheter des soieries et des toiles, de tailler des robes, des péplums, des dalmatiques, des étoles, elle habille les démons, elle fabrique des arbres, des gazons et des fleurs ; elle confectionne même un serpent mécanique. Ce ne sont plus les traditions de la première époque. La musique de l’orgue et les chants des enfants de chœur accompagnent cette sainte exhibition, à laquelle assistent, chacun en son rang, les seigneurs, les bourgeois et les manants de la paroisse.

La dimension de ces ouvrages est trop considérable pour qu’ils puissent entrer dorénavant dans le service liturgique proprement dit. C’est entre la messe et les vêpres, au milieu du jour, qu’ont lieu ces fêtes religieuses. Ce ne sont déjà plus des appendices de l’office divin, mais de véritables spectacles dans le but avoué de divertir et non d’édifier les fidèles. Pour retenir les spectateurs il va falloir s’ingénier à trouver des inventions nouvelles.

Les Mystères sont dans l’obligation de devenir plus amusants pour garder la popularité dont ils jouissent. Les auteurs bien avisés devront, s’ils veulent réussir, chercher l’amélioration dans l’intérêt de leur action et dans le développement des passions humaines. Les autres la chercheront dans un comique de bas étage qui appellera plus d’une fois les censures des évêques.

C’est surtout dans le personnage du diable que les auteurs mettront leurs quolibets les plus impertinents. Le diable deviendra le comique principal, et c’est lui qui finira par brouiller l’Église avec le théâtre.

Le jubé et le chœur des cathédrales ne suffisaient déjà plus à la représentation des Mystères. Maintenant le porche et l’enclos des cimetières vont devenir trop restreints pour l’affluence des spectateurs. Il faudra transporter les échafauds dans des charrettes et les dresser sur les places publiques.

On ne se contentera plus alors du serpent mécanique d’Adam ; l’art du machiniste imaginera les trappes ou apparitions, pour faire entrer ou sortir les personnages surnaturels ; les vols pour les conduire du ciel à la terre, et d’autres feintes ou secrets. Nous verrons ces changements s’effectuer dans les deux siècles suivants.

 

 

III

 

Les mélodies des pièces liturgiques n’étaient pas aussi barbares qu’on peut le croire.

M. E. de Coussemaker a publié à Rennes, en 1860, un volume in-4° de ces drames avec la musique, cette musique du moyen âge qui fut enseignée par saint Ambroise et qui faisait verser des larmes à saint Augustin dans la cathédrale de Milan. Plusieurs des chants transcrits par M. de Coussemaker sont, en effet, comme il le dit, aussi limpides que beaux. Il ajoute, il est vrai, qu’il faut tenir compte de la tonalité et du rythme, qui n’ont aucun rapport avec notre musique mesurée. Le Te Deum, le Dies irœ, du reste, peuvent donner une idée de ce qu’était la musique des anciens drames liturgiques.

Dans les vierges sages et les vierges folles la mélodie change à chaque changement de personnage ; les paroles que prononce Jésus ne sont accompagnées d’aucune mélodie. M. Danjou, qui nous a donné une analyse de la liturgie de Daniel dans la Revue de musique religieuse, signale les nuances intelligentes qui marquent dans ce drame les divers passages du récit. Le prophète reçoit le message royal, il l’accueille avec humilité introduit en la présence du roi Balthazar, il parle fièrement, en prophète inspiré. Rien de plus curieux que le Gaudeamus ironique chanté par les courtisans forcés de s’incliner devant le prophète. Les morceaux les plus remarqués de cette partition sont : le chœur Vir propheta, le récit Rex tua nolo munera, la prose Jubilemus et la prophétie finale. « Ces morceaux, ajoute M. Danjou, sont d’un sentiment, d’une expression si élevée qu’ils suffisent à eux seuls pour prouver que le génie de la musique fécondait alors les œuvres populaires, puisqu’il inspirait à de jeunes étudiants de si belles mélodies. »

Jusqu’à la fin du XIIe siècle, point de trace de théâtre en langue vulgaire dans un autre pays que la France.

Les auteurs anglais parlent d’un Mystère de sainte Catherine, qui aurait été représenté dans leur pays à Dunstaple, au commencement du XIIe siècle, mais ce Mystère n’a jamais été retrouvé, et il est probable qu’il était écrit soit en latin soit en français. La langue française ou normande était fort en usage en Angleterre depuis un siècle que Guillaume de Normandie y avait établi sa dynastie conquérante. L’écrivain cité par Mathieu Pâris, dans sa Vie des abbés, comme auteur de ce Mystère de sainte Catherine, était d’ailleurs un Français membre de l’Université de Paris ; il avait nom Geoffroy et il fut appelé de France en Angleterre pour régir l’abbaye de Saint-Albans.

William Fitzstephen, qui écrivait dans la seconde moitié du XIIe siècle, mentionne, en passant, dans sa Vie de saint Thomas, les spectacles de Londres ; mais tout cela ne prouve pas qu’à l’époque dont nous parlons on jouât en Angleterre des drames anglais. Il faut attendre deux siècles pour trouver les Miracle-Plays de Chester de Coventry et de Towneley ou de Widkirk. Les pièces antérieures, soit qu’elles fussent importées de France par Guillaume le Conquérant, soit qu’elles eussent pris naissance dans le pays même, n’étaient certainement pas écrites en anglais. Si un certain Mystère de la Destruction de Jérusalem ou quelques autres drames anglais, que Marryat suppose être des premiers siècles, se produisent au jour, on peut être assuré qu’ils ne seront jamais que des textes latins, procédant soit de la liturgie, soit de Sénèque dit le Tragique.

Au XIIe siècle, l’Allemagne est encore toute au latin et à la liturgie. On joue en latin dans les églises le Jeu de Pâques intitulé l’Ante-Christ. On y voit le roi de France lutter contre l’empereur, qui le soumet à sa puissance ; puis l’empereur est vaincu lui même par l’Ante-Christ que l’Église seule peut terrasser. Tous les rois alors s’inclinent devant l’Église, y compris l’empereur, qui lui rend hommage. Point encore d’essais en langue nationale. Rien d’allemand en matière de théâtre.

L’Espagne, malgré les inductions de plusieurs de ses historiens, ne fournit aucun texte de pièce dramatique castillane remontant au XIIe siècle. Le catalogue de Moratin ne commence sa nomenclature qu’au XIVe siècle, et encore les textes sont-ils absents. En Italie, Feo Bolcari n’apparaît qu’au XVe siècle. Apostolo Zeno, dans ses Notes sur Fontanini, ne trouve qu’au commencement du XIIIe siècle la première trace dramatique dans la Péninsule, et encore cette fois pas de textes. Le Portugal n’est pas ce pour les arts. Les Slaves à peine chrétiens guerroient au lieu d’écrire.

 

 

CHAPITRE IV : XIIIe SIÈCLE - THÉÂTRE FRANÇAIS ET THÉÂTRE ALLEMAND

 

Répertoire des Trouvères. – La Passion, pièce allemande en langue farcie.

 

 

I

 

C’est au XIIIe siècle que le drame cesse d’être exclusivement hiératique. Les trouvères composent pour les châteaux des divertissements pris dans l’ordre des faits réels, quoiqu’ils ne renoncent pas absolument à traiter les sujets religieux, mais l’élément profane se fait jour pour la première fois à travers la liturgie. De plus, presque toutes les pièces sont écrites en langue vulgaire.

Pourquoi sont-ce les poètes du Nord et non les prêtes du Midi qui donnent le signal de cette innovation ? C’est la même raison, sans doute, qui fait que les architectes du Nord sont les premiers a délaisser les traditions romaines dans la construction des églises et des châteaux, pour inaugurer le système ogival, qui se répand presque aussitôt dans tous les pays de l’Occident.

Les trouvères sont les initiateurs de l’art théâtral moderne, puisque les premiers ils délaissent le rituel ecclésiastique pour les faits de la vie mondaine, et que les premiers aussi ils renoncent à la langue savante, le latin, pour parler le langage vulgaire.

Tels sont les deux grands faits qui signalent le XIIIe siècle, dans l’histoire du théâtre.

La vogue du genre hiératique est pourtant loin d’être épuisée, puisqu’elle n’atteindra l’apogée de son triomphe que deux siècles plus tard. Les trouvères eux-mêmes, nous l’avons dit, n’abandonnent pas absolument les sujets religieux, cet élément de succès qui répond si bien aux besoins des esprits de cette époque de foi ; mais il y a une déviation, il y a un effort tenté par eux pour élargir le cercle des treuves ou des inventions poétiques.

Rutebeuf, Adrien de la Halle et Jean Bodel sont les seuls trouvères du règne de saint Louis dont il nous soit resté des pièces de théâtre, ce qui ne veut pas dire que d’autres n’en aient pas composé. Tous trois appartiennent à la corporation, ou, comme l’on disait alors, au puy de la ville d’Arras. Ce mot de puy, en basse latinité podium, désignait un tertre, un exhaussement quelconque où se plaçaient les poètes pour réciter leurs chants royaux, leurs ballades, leurs rondeaux, ou pour représenter un jeu par personnages. Par extension, on appliqua ce mot aux associations de musiciens et de poètes, aux ménestrandies. L’Artois eut ses puys d’Arras et de Béthune, la Flandre ses puys de Lille et de Cambrai ; la Picardie établit les siens à Amiens et à Beauvais, la Normandie à Rouen, à Dieppe et à Caen.

La langue que parlent les trouvères n’est pas une langue barbare, comme peuvent le penser ceux qui croient encore, d’après Boileau, que la France était muette avant Malherbe. Villehardouin et Joinville, nos deux plus grands historiens du XIIIe siècle, n’ont pas écrit, que je sache, en dialecte iroquois. Cette langue du nord de la France, qu’on appelle la langue romane-wallonne, pour la distinguer de la romane-provençale, qui était celle des troubadours, a ses lois et sa grammaire, et elle a produit ses œuvres en prose comme en vers, dans tous les genres. Rabelais, Voltaire et Lafontaine procèdent de ses fabliaux, et notre poésie épique est bien mieux représentée par les romans du saint Graal, de Merlin, de Lancelot et de Tristan que par la Henriade du patriarche de Ferney. Tandis que l’Italie et l’Allemagne font entrer de nos jours l’étude de nos anciens idiomes dans le programme des études de la jeunesse, comment se fait-il que nous n’ayons pas en France, dans nos collèges, une chaire de vieux français ? Chose bizarre, c’est un professeur allemand, M. Bartsch, qui publie en Allemagne une chrestomathie de l’ancien français, où l’on trouve rangés avec soin, dans un ordre chronologique, un choix de morceaux tirés de nos vieux auteurs, prosateurs et poètes. C’est en vain que des savants et des professeurs illustres, comme MM. Littré et Paulin Paris, cherchent à nous faire honte de cet abandon de nos origines nationales le même silence se fait toujours dans les programmes de notre Université, et nous continuons à traiter de barbare tout ce que nous ne comprenons pas.

Li abis ne fet pas l’ermite,

s’écrie le trouvère Rutebeuf dans l’un de ses dicts (celui de frère Denise).C’est pourquoi, au sein de cette grande famille de la ménestrandie, il y avait poètes et poètes, ceux des rues qui s’accompagnaient de la viole et de la festèle ou flûte de Pan, et qui demandaient leur pain aux passants, et ceux qui, plus fiers ou plus habiles, n’exerçaient leurs talents que dans les maisons où on les appelait, moyennant un salaire convenu. C’est à cette catégorie plus relevée qu’appartiennent les auteurs dramatiques dont nous allons nous occuper. Malgré leur renom et leur plus grande aptitude, les fournisseurs poétiques des châtellenies n’étaient pas de beaucoup plus riches que leurs confrères des carrefours, car ils avaient un train de vie plus dispendieux. Il leur fallait un vestiaire honorable et ils usaient volontiers d’un cheval pour les porter, témoin la complainte où Rutebeuf raconte que son cheval s’est brisé une jambe dans la lice d’un tournoi où il était allé, sans doute, contribuer à l’éclat de la fête. Le même Rutebeuf écrit au franc roi de France (à saint Louis) qu’en lui donnant quelque somme, il fera une très grande charité.

Por Dieu vos pri, frans roi de France
Que me doneiz queilque chevance
Si fereiz trop grant charitei.

Dans une autre pièce, il raconte qu’il n’a pas deux bûches de chêne ensemble, et que tous ses pots sont cassés et brisés. Depuis la ruine de Troie, on n’en a pas vu d’aussi complète que là sienne, et il n’y a pas de martyrs qui aient autant souffert que lui. S’ils ont été pour Dieu rôtis, lapidés, mis en pièces, leur peine ne fut pas longue, tandis que la sienne durera toute sa vie sans avoir aise. Ce qui ne l’empêchait pas, pour l’honneur de son état, de porter des chausses de Bruges et des souliers de cordouan, laissant la hiraudie ou souquenille aux citharèdes des grands chemins. Le recueil des poésies de Rutebeuf nous donne les remerciements poétiques du pauvre trouvère à la mémoire du roi de Navarre, Thibault V, à celle du comte de Nevers et à divers autres seigneurs qui l’aidèrent probablement dans ses désastres financiers. Les deux volumes de Rutebeuf ne contiennent malheureusement qu’une seule pièce de théâtre, et encore est-ce une pièce sur la légende d’un saint. Il est probable que plus tard on mettra la main sur quelques scènes de mœurs, comme en a produites Adam de la Halle, et comme ont dû en produire tous les autres trouvères. L’esprit mordant de Rutebeuf devait exceller dans la satire dramatique, si l’on en juge par les dicts et autres morceaux de la collection. Voyons d’abord les légendes de saints, pour arriver ensuite aux tableaux de mœurs, qui donnent la vraie physionomie du théâtre des trouvères.

 

 

II - Les légendes des Saints

 

Le Miracle de saint Théophile, vidame de l’église d’Adana, qui se donna au diable et fut tiré de ses griffes par l’intervention de la sainte Vierge, était une légende très populaire en France au XIIIe siècle, puisqu’on la voit sculptée par deux fois sur la cathédrale de Notre-Dame à Paris. Rutebeuf mit en scène cette histoire fabuleuse.

Théophile, le héros du drame, est ruiné. Il ne lui est pas resté un sol vaillant. L’évêque lui a ôté sa place. Ira-t-il se noyer ou se pendre ? Ni l’un, ni l’autre. Il ira faire visite à l’un de ses amis qui parle au diable quand il veut.

Celui-ci l’abouche avec Satan, qui s’offre à lui rendre tous ses biens et même sa place, à condition qu’il reniera Dieu, et qu’il signera le marché diabolique ; car Satan a été attrapé plusieurs fois par des débiteurs malhonnêtes, et il est devenu méfiant. À peine Théophile est-il rentré en grâce auprès de son évêque, qu’il se repent d’avoir le diable pour Seigneur. « J’ai laissé le baume, dit-il, et me suis pris au sureau. J’ai remis à Satan la charte d’hommage, et je lui paierai tribut avec mon âme. » Il n’ose se plaindre ni à Dieu, ni à ses saints, ni à ses saintes. Il s’agenouille repentant et prie la Vierge Marie, qui fait d’abord la sourde oreille, mais qui, enfin, force Satan à rendre la charte à son protégé. Tel est, en bref, le sujet naïf du Miracle de Théophile, rimé par le trouvère Rutebeuf.

Sous la plume de Jean Bodel, qui fut obligé de renoncer au monde parce qu’il était atteint de la lèpre, la légende de saint Nicolas, que nous avons vue au siècle précédent traitée en langue farcie par l’anglais Hilarius, disciple d’Abélard, prend une forme plus scénique. Elle est écrite en français et sans aucun mélange de latin. Le trouvère d’Arras comprend que la sèche reproduction du rituel ne suffit plus pour charmer. Il est passé le temps où le vainqueur du tournoi poétique, le Roi du Puy, ainsi qu’on l’appelait, se contentait d’un chapel de roses, d’une étoile d’or ou d’un miroir pour récompense. Jean Bodel étend son sujet ; il le transporte en terre infidèle ; il lui donne le cadre de la croisade. – Oyez, oyez Seigneurs, s’écrie le héraut d’armes musulman. Je fais le ban du roi d’Afrique. Que tous y viennent, pauvres et riches, garnis de leurs armes, par ban. Que personne ne reste en arrière, depuis la terre du prêtre Jean jusqu’à Iconium.

Et de leur côté, les chevaliers chrétiens débarqués de leurs nefs sur le sol mécréant s’écrient à leur tour : « Saint Sépulcre, donne-nous aide Sarrazins et païens viennent à nous. Voyez les armes reluire. Pour chacun de nous ils sont bien cent, par compte. Les Croisés savent que pas un d’entre eux n’échappera. Ni coiffe ni haubert n’en garantiront un seul, mais le paradis s’ouvrira pour leurs âmes. « Seigneur, si je suis jeune, murmure un nouveau chevalier en baisant la croix de son estoc, ne me méprisez point. On vit souvent grand cœur en corps petit. »

Les masses africaines s’ébranlent. – Voici la nation odieuse rugissent les chefs sarrazins, à l’aide, chevaliers de Mahomet ! Frappez ! frappez tous ensemble !

Les chrétiens sont défaits et meurent tous accablés sous le nombre. On a vu à tort dans ce carnage de fantaisie du trouvère Bodel une allusion à la bataille de Mansourah et au jeune frère de saint Louis, Robert d’Artois, qui périt le jour de cette action. Les recherches récentes font remonter à l’année 1224 la réclusion de Jean Bodel dans la léproserie, et la bataille de Mansourah est de 1250.

Les émirs d’Orkenie et d’Iconium font main basse sur les chevaliers, et de toute cette boucherie il ne reste vivant qu’un homme. Quand on s’est emparé de lui, il était agenouillé devant une image de saint Nicolas, qu’il priait avec ferveur. L’émir d’Iconium, qui sait que son gracieux souverain aime à rire, amène au roi d’Afrique ce bizarre prisonnier avec son idole, son Mahomet cornu. Le prud’homme explique au sultan les vertus de son image. Une chose confiée à sa garde ne peut être ni détériorée ni perdue. Le roi, pour éprouver le pouvoir du saint fait ouvrir ses coffres et couche l’image de bois sur le trésor, puis il envoie des crieurs annoncer partout que désormais il n’y aura plus aux coffres royaux ni clefs ni serrures au palais, ni gardes, ni pages, ni serviteurs, rien autre chose qu’un Mahomet cornu,

Tout mort car il ne se remue.

L’auteur nous conduit, après ce tableau, dans une taverne où sont attablés quelques francs-lippeurs, autour d’un tonneau de vin d’Auxerre fraîchement percé, courant comme écureuil en un bois, sans goût de pourri ni d’aigre clair comme larme de pécheur. Ces quidams ont nom Raoulet, Pincedé, Cliquet et Rasoir. Ne nous étonnons pas plus de ces singularités historiques que nous ne nous étonnons de voir dans le tableau des noces de Cana, peint par le Véronèse, les convives du Christ en habits du XVIe siècle. Sous Louis XIV on jouait bien la tragédie en perruque. Donc, nos francs-lippeurs passent la nuit à vider pots et hanaps, si bien qu’il ne leur reste pas de quoi payer la carte, même en laissant en gage leur défroque. Cliquet propose d’aller voler l’argent du roi, qui n’est pas gardé. On donne au tavernier une part dans l’affaire pour en obtenir crédit. Cliquet lui garantit qu’il aura pour lui un plein bac d’or fin. Le tavernier prête un sac pour rapporter le magot.

Les mécréants arrivent au palais, et, après s’être assurés que le roi dort, – Rasoir, dit Cliquet, prends ce lourd coffre, car c’est tout besans.

– Ah ! vif diable ! qu’il pèse ! répond l’escogriffe. Il s’en faut peu qu’il me crève.

On charrie le sac à la taverne. Soyez les bienvenus, leur dit l’hôte qui fait apporter une chandelle double et du vin à foison. Les coquins s’enivrent, jouent aux dés, se battent et s’endorment.

Cependant le roi d’Afrique s’éveille avant le jour et vient visiter son trésor. Hélas ! le saint Nicolas de bois est là seul pour répondre. Le roi envoie chercher le chrétien et le menace de le pendre. L’autre réclame un jour de répit et retourne coucher sur sa paille. Là, il invoque piteusement son patron qui ne le laissera pas mourir. Saint Nicolas va trouver les voleurs dans la taverne.

– Allons, vous avez trop dormi, leur crie-t-il. Vous eûtes tort de voler le trésor, et l’hôte a mal fait de le recéler. – Qui nous éveille ? – Fils de coquins, s’écrie le saint courroucé, vous êtes morts. Les potences sont dressées. – Qui donc êtes-vous, pour nous faire une si grande frayeur ? – Je suis saint Nicolas, qui remet dans la voie les égarés. Rapportez le trésor au roi, sans aucun retard, ou sinon...

L’ordre du saint s’exécute. Le roi d’Afrique rentre dans son bien. Tout joyeux, il envoie de nouveau chercher le chrétien à qui il fait grâce. Ensuite il se convertit solennellement, lui et tous ses émirs, en attendant le prochain baptême.

À coup sûr Rutebeuf et Jean Bodel étaient hommes à développer des thèses plus raisonnables, et ils l’ont prouvé, mais n’oublions pas que nous sommes entre les croisades de Philippe-Auguste et du pieux roi saint Louis, et que l’auditoire croyait fermement aux faits merveilleux de la légende qu’on représentait devant lui.

 

 

III - Les tableaux de mœurs

 

Adam de la Halle, trouvère et ménestrel artésien, a composé des jeux qui s’éloignent complètement des saintes légendes. Il reproduit des scènes bourgeoises et populaires de son temps. C’est un Ostade ou un Teniers de la croisade. Il n’oublie rien, ni les tonneaux défoncés, ni les commères débraillées, ni les triomphes de Bacchus. Il était de la capitale de l’Artois de là le surnom de Bossu d’Arras, qu’on lui avait donné à cause de sa gaieté, car pour contrefait il ne l’était point, et il dit dans une de ses poésies :

On m’appelle bochu, mais je ne le suis mie.

Adam était musicien en même temps que poète, et il a laissé une série de chansons, de partures, de rondels et de motets. La musique de ses petites pièces de théâtre est d’une grande simplicité, comme on peut le croire, mais elle n’est pas dépourvue de mélodie.

Avec l’impudence qui caractérisait ce trouvère, blâmé pour sa conduite privée par ses amis et ses contemporaines, Adam met en scène, dans son Jeu de la Feuillée, l’histoire de son mariage, et dans cet ouvrage il livre la jeune épouse qu’il abandonne, aux rires de toute la contrée qu’elle habitait. Dès la première scène il prend congé de ses amis et puis il annonce qu’il va étudier à Paris.

– Que deviendra donc ma commère, dame Marie, lui demande son ami Auris ? Vous ne pouvez vous en aller ainsi.

Il raconte alors comment il est devenu amoureux de sa femme, dont il est maintenant fatigué[1] : « Qui s’en fût gardé au commencement ? Amour me prit en ce point où l’amant se pique deux fois s’il se veut défendre contre lui car je fus pris au premier bouillon, justement dans la verte saison et dans la fougue de la jeunesse où la chose a plus grande saveur... Il faisait un été bel et serein, doux, vert et gai, délicieux par le chant des petits oiseaux. J’étais en un bois de haute futaie, près d’une fontaine qui courait sur un gravier émaillé, lorsqu’il m’arriva une vision de cette femme qui me semble aujourd’hui pâle et jaune. Elle rut alors riante, amoureuse et délicate. À présent je la vois grosse, mal taillée et chicanière. »

À cela son ami Riquier lui répond

– Je sais bien pourquoi vous en avez assez.

– Pourquoi ?

– Elle a fait envers vous trop grand marché de ses denrées.

– Ah ! Riquier, il ne tient point à cela, répond le volage poète, mais amour fascine tellement les yeux qu’on arrive à croire qu’une truande est une reine. « Ses cheveux semblaient reluisants d’or, raides, crêpés et frémissants maintenant ils sont plats, noirs et pendants. Elle avait un front bien régulier, blanc, uni, large, fenestré ; il me paraît maintenant ridé et étroit ; elle avait, à ce qu’il me semblait, les sourcils arqués, déliés et alignés, bruns et peints avec un pinceau maintenant je les vois épars et dressés comme s’ils voulaient voler en l’air. Ses yeux noirs me semblaient vairs, secs et fendus, prêts à caresser, gros dessous ses paupières déliées avec deux petits plis jumeaux, ouvrant et fermant à volonté et son regard simple, amoureux. Puis, entre les deux yeux, le nez bel et droit qui lui donnait forme et figure régulière. Il y avait à l’entour blanche joue, faisant au rire deux fossettes un peu nuancées de carmin. Non, Dieu ne viendrait pas à bout de faire un visage tel que le sien me semblait alors. La bouche venait après, mince aux coins, grosse au milieu, fraîche, vermeille comme rose ; puis une denture blanche, jointe, serrée, et un menton fourchelé (divisé en deux)... Tout cela n’était rien encore au regard de ses blanches mains, dont naissaient les beaux longs doigts, à jointure basse et déliés au bout, couverts d’un bel ongle rose... Bonnes gens, ainsi fus-je pris par amour qui m’avait fasciné. »

N’est-ce pas là une charmante description, plus charmante encore dans le texte poétique du trouvère d’Arras ? Adam conclut en avouant que sa faim est apaisée et qu’il veut partir. Mais le père du poète ne veut pas délier les cordons de la bourse pour payer le voyage de son fils. D’ailleurs il est malade.

– Je sais bien de quoi vous êtes malade, maître Henri, lui dit le médecin, c’est un mal que l’on appelle avarice.

À une femme qui le consulte sur des douleurs de ventre, ce médecin répond doctoralement : « Cela vient de coucher sur le dos. » Le médecin serait écharpé par les commères pour les impertinences qu’il leur débite, si un gros moine ne survenait en tendant sa sébile et réclamant des aumônes au nom de saint Macaire. Le révérend décrit les talents de son patron, et il ajoute Il n’y a pas d’ici jusqu’en Irlande un saint qui fasse d’aussi beaux miracles. Il chasse les diables du corps, il guérit de la folie. Les femmes les plus idiotes n’ont qu’à se présenter à notre monastère et elles se trouvent très bien en sortant, car le saint est de grand mérite.

Chacun donne son offrande au moine afin que l’on prie pour lui. – N’y a-t-il plus personne qui mette dans la besace, s’écrie le frère. Quelqu’un n’a-t-il pas oublié le saint ?

Le moine s’endort après boire, et à son réveil le tavernier lui met sur le dos la dépense de la repue commune, sous prétexte qu’il a joué aux dés et perdu. Sur son refus de payer, l’hôte s’empare de son froc, et le laissant dépouillé : – Partez, lui dit-il, vous aurez le corps et moi l’écorce. Le moine voit bien qu’il est attrapé, mais il s’exécute. Il paye les douze sous de la lippée, puis s’en retourne à son monastère, dont on entend au loin sonner les cloches.

Une féerie, dont je n’ai pas parlé, traverse l’action du Jeu de la feuillée. C’est une manière d’intermède où l’on voit paraître les fées Morgue, Maglore et Arsile, qui viennent, selon la tradition populaire fort répandue à cette époque, prendre au milieu des bois les rafraîchissements que les bons villageois leur ont préparés. La Mesnie-Hellequin précède les fées et protège leur voyage contre les mauvaises rencontres. Hellekin était dans nos provinces du Nord ce qu’était en Allemagne le roi des Aunes. Comme Oberon possède son lutin Puck, le fantastique Hellequin a pour coureur Croquesos, qui lui sert d’intermédiaire auprès de la belle qu’il aime, car Morgue ou Morgane est la Titania de ce roi des fées de l’Artois et de la Flandre.

Le dialogue de l’intermède roule sur deux sujets, l’un la jalousie de Hellekin, contre un gentilhomme que la fée ne voit pas sans quelque plaisir, l’autre le mécontentement de la fée Maglore, contre les gens du village qui ont oublié d’étendre pour elle un tapis sur l’herbe mouillée, alors qu’ils ont bien songé à offrir cet hommage à ses deux compagnes. La fée Morgue, éclairée par Croquesos sur les infidélités de son amoureux terrestre, revient à l’amour de son gentil Hellequin, et elle consent à se voir signée et bénite par la main de Dieu, si jamais à l’avenir elle préfère ce mortel méprisable au plus grand prince qui soit en féerie. Cet épisode est rattaché à l’action principale par les souhaits que fait la fée Maglore (celle qui n’a pas eu de tapis) contre les personnages du jeu. Elle désire que Riquier soit pelé et n’ait nul cheveu devant. Quant à Adam de la Halle, qui prémédite d’aller étudier à Paris, elle veut qu’il reste acoquiné (atruandis) avec les gens d’Arras, et qu’il redevienne amoureux de sa femme.

Mais le jour va poindre, les fées s’évaporent dans le brouillard, et la pièce se termine par le joyeux retour de maître Henri, de son fils Adam le trouvère, de Guillot le Petit et du bon moine, qui se sont un instant cachés pour être témoins de la repue des fées.

Nous voilà donc, au XIIIe siècle, en pleine féerie et en plein opéra-comique, car le festin des filles de l’air ne se passe pas sans musique.

Cette petite pièce, écrite sans doute pour quelque manoir de l’Artois, est toute semée de méchants propos sur des personnages qui ne paraissent pas dans la représentation, mais qui devaient être connus dans la contrée. Il y est question, par exemple, de la femme de Mathieu l’Anstier, qui s’aide des ongles et des doigts contre le bailli de Vermandois, de Margot aux pommettes qui tence son mari, et d’Aélis, un dragon qui parle quatre fois plus qu’une autre. Guillot déclare qu’on vient de nommer deux diables.

Le Pape y trouve aussi son compte. Alexandre IV venait de renouveler les anciens canons qui interdisaient les choses saintes aux clercs mariés, et leur faisaient perdre tous privilèges de clergie. Adam de la Halle était dans ce cas, car il avait étudié à l’abbaye de Vaux-celles les sept arts et il avait fini par prendre l’habit de clerc.

Robin m’aime, Robin m’a,
Robin m’a demandée, il m’aura.

Cette chanson est restée célèbre depuis le XIIIe siècle. Elle commence le Jeu de Robin et de Marion, espèce de pastorale, en manière de comédie à ariettes, due au trouvère Adam de la Halle. On l’appelle aussi le jeu du Berger et de la Bergère. Cette esquisse, pleine d’une grâce charmante, dans son naïf langage, nous retrace, sous une forme plastique, la situation morale des paysans vis-à-vis des seigneurs.

La bergère Marion attend dans les champs son fiancé Robin, qui lui a acheté une robe de belle et bonne écarlate, souquenille et ceinture. Il lui a donné outre cela, avec son cœur, une panetière, une houlette et un couteau. Marion fait rencontre du chevalier Aubert, qui chasse et qui a perdu son faucon. Il lui conte fleurette elle lui répond qu’elle aime Robin, et elle le prie de passer son chemin. Survient Robin, qui apporte des pommes. Marion, bergère très réaliste et pas du tout musquée, tire de son sein un fromage et de sa panetière une grande pièce de pain, et ils s’asseyent tous deux auprès d’une fontaine pour déjeuner. Après qu’ils se sont repus, il s’agit de danser ; Robin ira chercher ses deux cousins Baudon et Gautier, le tambour et la musette au gros bourdon. Si le chevalier revenait (Marion lui a conté l’aventure), ce serait un utile renfort. Robin laisse un instant Marion. Le chevalier reparaît bientôt, cherchant toujours son oiseau. Il se consolerait de sa perte si Marion voulait l’écouter. Mais Marion aime Robin.

– En vérité, dit le chevalier, je serais bien niais d’abaisser mon intelligence il la tienne.

– Allez-vous-en, vous ferez bien. J’entends Robin jouer du flageolet d’argent.

Le chevalier, irrité contre Robin, le soufflette et le bat. Marion reproche au jeune seigneur sa conduite. Pour toute réponse, il la force à monter en croupe sur son cheval. La bergère se débat et appelle à l’aide son fiancé.

– Robin, que ne me secours-tu ?

– Hélas répond le pauvre paysan tout craintif, mes cousins viendront trop tard. Je perds Marion, j’ai un soufflet, et ma cotte et mon sarrau sont déchirés.

– Eh ! réveille-toi, Robin, lui crie son cousin Gautier, car on emmène Marion. Que ne vas-tu pour la secourir ?

– Taisez-vous, il nous courrait sus, lors même que nous serions quatre cents. C’est un chevalier forcené qui a une si grande épée Il m’en a donné un si fort coup que je le sentirai longtemps.

Voilà bien un tableau des mœurs sociales de ce temps. Le pauvre Robin s’embusque derrière un buisson pour voir ce que devient sa belle. Elle a plus de courage que lui et elle fait si bien par ses réponses et ses coups de pieds, que le chevalier la laisse partir.

– Hoé ! hoé ! lui crie Robin quand il l’aperçoit sur la route. Elle arrive et tombe dans ses bras. Robin se vante du courage qui lui a manqué.

– Demande à Baudon et à Gautier, dit-il, s’ils n’ont pas eu grand’peine à me retenir pour aller à ton aide. Je leur ai échappé trois fois. Le chevrier Huart et la bergère Perrette viennent se joindre aux amis de Robin. On danse et on joue. À quel jeu jouent ces bons paysans ? Au Roi. Celui qui est roi appelle à la Cour la femme qu’il préfère et il la cajole en vrai roi. Baudon, qui est le monarque du jeu, appelle Marion près de son trône de gazon.

– Dis-moi, Marion, si tu aimes Robin. Honni soit qui mentira

– Par ma foi, je ne mentirai pas, répond la bergère, je l’aime d’un amour si vrai, que je n’aime pas autant brebis que j’aie, même celle qui a fait des agneaux.

Sur ce la danse recommence ; Robin conduit la tresse et déploie tant de grâce que Marion lui dit : « Dieu ! Robin, que c’est bien aller ! Tout le cœur me sautille quand je te vois si bien danser. » Et Robin dit aux danseurs : « Venez après moi, ventez parle sentier, le sentier, le sentier près du bois. »

Et la ronde disparaît continuant ses chants et ses gambades jusqu’au village, où elle s’arrête pour laisser finir la pièce.

Cette action est bien naïve et dénuée de toute complication scénique elle pouvait se représenter sur une scène improvisée entre deux paravents. Pourtant on remarquera dans la pièce deux changements de lieu : 1° Lorsque Robin quitte Marion pour aller trouver ses cousins Gautier et Baudon ; 2° lorsqu’on revoit le chevalier et Marion dans le décor primitif. Il est probable que ce changement ne s’effectuait pas réellement et que les bons ménestrels se contentaient d’indiquer la diversité de lieu au moyen de deux châssis peints, simulant, d’un côté de la scène un arbre pour représenter la campagne, et de l’autre côté une maison pour représenter le village. Le même moyen devait se reproduire lorsque le chevalier, ayant emmené Marion sur son cheval, Robin dit à ses amis : « Embusquons-nous tous les trois derrière ces buissons, car je veux secourir Marion, » et lorsque au même instant Marion, toujours en vue du spectateur, refuse les offres du chevalier Aubert pour demeurer fidèle à Robin. C’est en vertu de la même convention traditionnelle, que, dans certaines pièces de Molière, nous voyons les personnages causer sans façon dans la rue et paraître pour les besoins de l’action aussitôt qu’on frappe à leur porte. Cette recherche de la vraisemblance dans les moyens matériels du théâtre, qui nous semble aujourd’hui si nécessaire, et qui constitue, une partie intégrante de la poétique adoptée, est un fait complètement moderne et dont on ne s’est pas inquiété pendant des siècles. Shakespeare, Lope de Vega, Corneille et Molière se sont passés de ce progrès.

 

 

IV

 

M. Bottée de Toulmon a donné dans l’Encyclopédie catholique une appréciation de la valeur musicale du trouvère à qui nous devons le Jeu de Robin et de Marion. Il loue le tour gracieux, la mélodie facile et claire des chansons destinées sans doute par l’auteur à une popularité plus grande que les partures et les motets. Il critique ces dernières compositions, écrites dans un style plus élevé et pour les amateurs qui se piquaient d’érudition.

La musique de l’Église exerçait alors une grande influence sur la composition. – « L’instinct, dit M. Bottée de Toulmon, poussait les compositeurs vers une tonalité qui n’entrait pas dans ce qu’on peut appeler leurs mœurs musicales. Pour l’acquérir ils employaient les modes lydien et hypolydien, cinquième et sixième tons de l’Église, qui correspondent à nos tons fa et ut. Lorsque les compositions de cette époque étaient faites d’après ce système elles avaient une véritable tonalité moderne, à moins que quelque envie de faire de la science ne poussât l’auteur à sortir de cette tonalité. »

Il s’en suit que la monotonie était surtout le défaut de ce genre d’ouvrages. Le Jeu de Robin et de Marion, qui ne renferme pas moins de vingt-six morceaux de chant, se trouve presque tout entier écrit dans le même ton. En somme, grâce naïve quand le musicien ne se préoccupe point d’être savant ; gaucherie, incertitude et fatigue lorsqu’il veut faire empiéter l’esprit sur le sentiment de l.’oreille et user d’une harmonie dont les premiers principes ne lui sont pas connus.

Le Jeu du pèlerin complète ce qui nous reste de ce théâtre, si curieux, d’Adam de la Halle. Avec un peu de patience on retrouvera peut-être un jour tout entier ce rudiment de l’opéra comique français.

Le Jeu du pèlerin, moins important que Robin et Marion, n’est qu’une petite scène populaire, montrant comment les bonnes gens de campagne accueillaient les moines mendiants qui venaient leur conter des bourdes, sous prétexte qu’ils arrivaient de Terre-Sainte : « Seigneurs, je suis pèlerin, dit un de ces vendeurs de reliques. J’ai été en Faménie, en Syrie et à Tyr, un de ces pays où l’on est si véridique que l’on meurt sur l’heure quand on y veut mentir.

– Très mal venu, soyez-vous, répond l’un des vilains, vous êtes trop entripaillé pour venir gueuser ainsi. »

Comme le pèlerin insiste, on le chasse ; comme il veut demeurer, on le bat. Alors il se met à chanter les louanges de maître Adam de la Halle, le gai, le large donneur, le parfait ménestrel, et aussitôt les rustauds cessent de lui chercher querelle. On voit que la réclame n’est pas de date plus récente que l’opéra comique.

Ce sont les fabliaux, sans nul doute, qui ont donné aux ménestrels du Nord l’idée de leurs treuves, mises par personnages. Dans ce temps, les cartes n’étaient pas inventées, et les soirées d’hiver devaient paraître bien longues dans les châteaux. On était blasé sur les jongleurs, et ce fut une grande ressource que l’avènement des jeux scéniques. Les fabliaux, autrefois récités, se prêtaient merveilleusement à cette transformation. Pour peu qu’on ait parcouru l’un de ces recueils, on y reconnaît au premier coup d’œil le gisement dramatique.

Sans parler des anciens, les modernes ont largement puisé à cette source ; Voltaire y a trouvé le sujet de son joli conte de Zadig ; Gœthe, celui du Renard. On a mis en opéra le fabliau du Faucon ; du Lai d’Aristote, on a fait Aristote amoureux. Aucassin et Nicolette est devenu un opéra comique de Sedaine, musique de Grétry, etc.

Le plaisir que prenaient les seigneurs à la représentation des jeux ne les empêchait pas de lire les poésies lyriques, alors fort en vogue, car ces barbares étaient plus lettrés que nous. Beaucoup d’illustres personnages et même des princes et des rois composaient des vers. Ceux de Thibaud, comte de Champagne et roi de Navarre, sont demeurés célèbres. Thierry de Soissons, le vidame de Chartres, Raoul de Coucy, tué à la bataille de Mansoura à côté de saint Louis, ont laissé des œuvres poétiques plus ou moins estimées. La production dramatique n’empêcha nullement la production lyrique, qui continua comme par le passé à faire les délices de tout le nord de la France. Quant à notre poésie du midi, elle avait envahi l’Italie et l’Espagne, où elle domina longtemps.

 

 

V - Théâtre allemand

 

Mystères farcis. – La Passion, drame de Munich.

 

À la fin de ce siècle, on commence à trouver en Allemagne quelques Mystères liturgiques en langue farcie, entre autres un Mystère de la Passion, publié d’après un manuscrit de la bibliothèque de Munich, et édité de nouveau par M. Edélestand du Méril. C’est une action sommaire, d’après l’Évangile, destinée à être récitée pendant l’office. Marie-Madeleine y chante en latin et en vieil allemand. Voici le couplet qui précède immédiatement la conversion de la pécheresse.

« Marchand, donne-moi quelque pommade qui me rougisse les joues et force les jeunes gens à me remercier de mes caresses. » Puis elle ajoute, avec un laisser-aller assez curieux : « Regarde-moi, jeune homme, laisse-moi te plaire. »

Combien est plus délicate la Madeleine du Mystère français, que nous verrons au siècle suivant.

La Madeleine allemande n’arrête pas là ses propos plus que galants. Elle poursuit le jeune homme de ses instances et lui dit : « Je serai soumise à tes désirs et toujours heureuse de ton amour. » Et se tournant vers les jeunes filles qui l’accompagnent : « Achetons du fard qui nous embellisse et nous rende plus séduisantes. Il ne faut pas qu’un regret puisse atteindre l’amoureux de mes charmes. » La conversion de Marie de Magdala se fait ici par le moyen d’un ange qui lui apparaît dans son sommeil. Elle se réveille en s’écriant sans transition aucune « Ô ma vie passée vie pleine de péchés que ferai-je ? »

Heu ! vita prœterita, vita plena malis... quid agam ?

L’ange lui répond qu’elle doit faire pénitence. Alors elle dépose ses habits mondains et revêt une robe noire. Elle achète des parfums et va vers Jésus, qui lui remet ses péchés parce qu’elle a eu la foi.

Vient ensuite l’épisode de la résurrection de Lazare, puis la cène pascale et le crucifiement. Les complaintes allemandes ont quelque développement. Elles sont dites et chantées par Madeleine, par Notre-Dame, et par Pilate ; ce soin d’écrire en allemand les principaux morceaux de la pièce prouve que le latin n’était déjà plus compris par la masse des spectateurs.

Les documents allemands remontant au XIIIe siècle sont d’une extrême rareté. De la Plainte de Marie (Marien klage) il ne reste que 172 vers. Ce fragment ne contient que des chœurs dialogués, sans aucune espèce d’action dramatique. Tous les Jeux de La Passion, écrits en langue farcie, latin et allemand, sont à peu près semblables, parce qu’ils suivent pas à pas le texte sacré, dont ils reproduisent les moindres détails.

Un ancien plan, découvert et cité par Mone, nous montre l’organisation d’un théâtre allemand destiné à jouer les Mystères. C’est une plate-forme entourée par les spectateurs. Les décors des diverses scènes sont juxtaposés et placés sur trois lignes : – 1re ligne, l’enfer, les jardins de Gethsémané, la montagne des Oliviers ; – 2e ligne, la maison d’Hérode, celle de Pilate et de Caïphe, le logis de Simon où eut lieu la cène, la colonne de la flagellation et celle sur laquelle était posé le coq de saint Pierre ; – 3e ligne, la croix, le saint tombeau, le ciel. Pas de coulisses ni de lieu où puissent se retirer les acteurs quand ils ne sont pas en action. Ils montaient probablement au moyen d’une ou de plusieurs échelles sur la plate-forme, placée à très peu de distance du sol.

Nous aurons l’occasion de comparer cette organisation matérielle aux moyens employés chez nous, lorsqu’on représenta les grands mystères sur les places publiques, devant des assemblées de plusieurs milliers de personnes.

 

 

CHAPITRE V : XIVe SIÈCLE - THÉÂTRE FRANÇAIS : LES MIRACLES DE NOTRE-DAME

 

Caractère spécial des Mystères du XIVe siècle. – Les Drames muets et les entremets. – Légendes dramatisées. – Saint Ignace et saint Valentin. – Othon, roi d’Espagne. – Dame Guibour. – L’impératrice de Rome. – La marquise de la Gaudine. – Le Mystère de Clovis. – Amis et Amille. – Le Mystère de Robert le Diable.

 

 

I

 

Le XIVe siècle nous fournit une série de quarante Miracles retrouvés presque par hasard dans un manuscrit en deux volumes de la Bibliothèque Impériale. Huit de ces ouvrages ont été publiés pour la première fois par M. Francisque Michel en 1842 ; quelques autres par divers bibliophiles. Sans cette bonne trouvaille, nous saurions peu de choses de cette période intéressante de l’histoire de notre théâtre national.

Ces drames sont intitulés collectivement les Miracles de Notre-Dame. La sainte Vierge intervient en effet dans chacune de ces pièces, qui ont dû être composées pour des confréries placées sous cette sainte invocation.

La plus grande partie des Miracles de Notre-Dame est encore ensevelie dans un casier de la Bibliothèque Impériale ; c’est un beau manuscrit sur parchemin, et chacune des pièces du recueil est ornée d’une miniature charmante. Ces pauvres oiseaux captifs attendent avec bien d’autres que la charité privée d’un riche amateur consente à leur donner l’essor.

On s’étonne souvent de la quantité de livres religieux qui nous sont restés de ces époques et de la rareté des ouvrages d’imagination, qui pourtant devaient être aussi nombreux, car la société des gentilshommes et des bourgeois de ce temps n’était pas moins amie du plaisir que la nôtre. Le fait s’explique par cette simple observation qu’avant la vulgarisation de l’imprimerie, les couvents seuls possédaient des bibliothèques. On copiait à grands frais les manuscrits importants ; mais les pièces de théâtre, on se contentait d’aller les entendre. Quand on les imprima personne ne songeait à les collectionner, parce que les bibliothèques continuèrent à être l’apanage exclusif des corporations religieuses et de quelques grands seigneurs lettrés. Les quarante Miracles retrouvés ne sont que la minime partie de la production dramatique d’une province.

Ce qui nous fait si vivement désirer la mise au jour des manuscrits du XIVe siècle contenant des pièces de théâtre, c’est le caractère tout particulier que ces pièces portent avec elles. Il y a dans le choix des sujets et dans la mise en œuvre quelque chose de très extraordinaire qu’on ne trouve ni dans le siècle précédent ni dans le siècle qui suit, une invention dramatique et une recherche de la vérité qui frappent au premier coup d’œil. Le style ne vaut ni celui des trouvères, ni celui d’Arnould Gréban et Jehan Michel, mais il y a là évidemment un instinct de la comédie et du drame véritable.

On trouve bien encore dans le nombre des pièces de cette époque quelques légendes de saints suivies pas à pas, mais beaucoup de ces Jeux, tout en restant liés à la forme ecclésiastique par quelque point, entrent pourtant dans la vie réelle et développent des passions humaines.

Il existe dans ces manuscrits peu de trace de mise en scène, ce qui peut faire douter, que ces ouvrages aient été représentés. Les scènes se suivent souvent au hasard et sans que l’auteur se préoccupe de savoir comment les acteurs passeront d’un lieu à un autre. Ils disent souvent le dernier mot d’un dialogue en un pays et le premier mot d’un autre dans une contrée distante de plus de cent lieues.

Ce dernier point ne serait pas toutefois concluant contre la représentation. À cette époque, les personnages entraient et sortaient sans que le spectateur se préoccupât de l’invraisemblance. Un écriteau faisait tous les frais de la géographie. Le progrès est relatif. On s’étonnera peut-être un jour que nous ayons eu des rampes et des herses, des châssis et des fermes, pour figurer le jour et le clair de lune, les palais, les chaumières, les montagnes et les plaines. Les Miracles de Notre-Dame n’ont pas dû être joués toutefois sur les échafauds des places publiques. Ces pièces sont pour cela trop intimes, et tout l’effet en aurait été perdu. Elles faisaient probablement partie du répertoire de quelque couvent.

Le XIVe siècle vit dans ses dernières années se créer la première troupe de comédiens autorisés par lettres patentes du Roi. Cette troupe privilégiée fut la souche de l’Hôtel de Bourgogne et de la Comédie française. Les confrères de la Passion n’ouvrirent leur théâtre à Paris qu’en 1402, mais, dès 1398, ils jouaient à Saint-Maur près Vincennes leur répertoire de Mystères.

C’est aussi dans le cours de ce siècle que l’on inventa les drames muets pour les entrées des rois et des reines dans leur bonne ville de Paris, et les divertissements qui s’exécutaient pendant les festins sous le nom d’Entremets. On sait que les Mystères mimés le plus en renom furent creux que l’on joua d’abord en 1380 à l’entrée de Charles VI au milieu des rues de Paris tendues de tapisseries ensuite à l’entrée d’Isabeau de Bavière, femme du Roi. La chronique de Froissart donne le détail du tout le luxe déployé dans le Pas du Roi Saladin, suivi de son cortège de Maures rompant la lance avec le roi Richard et ses douze paladins. Le vin et le lait coulaient de toutes les fontaines. Le public de Paris couvrait les rues, les fenêtres et les toits, clamant Noël. Froissart raconte qu’un danseur descendit du haut des tours Notre-Dame sur une corde tendue, agitant deux flambeaux allumés, ce qui fut fort admiré et ce qui le serait encore.

Quant aux Entremets, le plus vanté est celui que le roi Charles V fit représenter en 1378 dans un festin qu’il donnait à son oncle au Palais de justice. Le sujet de cette pantomime, enjolivée de musique, était la prise de Jérusalem par Godefroi de Bouillon.

Ce n’est pas là du théâtre aussi ne ferons-nous que mentionner ces faits bizarres comme nous mentionnerons au même titre les Lupercales modernes appelées Fête des fous, Fête de l’âne, Fête du Renard, qui n’étaient, à vrai dire, que des processions grotesques à travers les rues, accompagnées de vociférations et de désordres. Dans ces réminiscences des Saturnales antiques, hantées par des ecclésiastiques du dernier rang et les gens de métiers, on se livrait à toutes les mascarades imaginables. À la procession du Renard, par exemple, on voyait cet animal symbolique avec la mitre et la crosse, croquant à belles dents les volailles qu’on lui présentait. Philippe le Bel, qui se réjouissait fort de ces jeux, disait que ce renard était l’image du Pape, qu’il n’aimait pas, comme on sait. À Dijon, on faisait la procession de la Mère-Folle ; à Évreux, celle des Cornards ; à Rodez, c’était le Mal-gouverne ; à Saint-Étienne, l’Évêque fou, et dans presque toutes les autres villes, des diableries petites et grandes. Le nombre de ces folies s’accrut encore dans les siècles suivants ; au XVIe siècle elles étaient dans toute leur splendeur. Il en est bien demeuré quelque chose dans notre temps, et nous n’avons pas trop le droit de rire de ces exhibitions, puisqu’au milieu de la civilisation actuelle nous avons encore les bals masqués, le bœuf gras et son cortège d’Espagnols et de Sauvages.

C’est un fait bizarre que les noms des auteurs de Mystères de toute la période qui précède la seconde moitié du XVe siècle soient restés inconnus. Les poètes dramatiques ont cela de commun avec les sculpteurs des cathédrales. Il faut croire que la vanité de l’illustration ne leur troublait pas la cervelle, et qu’ils se contentaient de gagner leur salaire comme de bons ouvriers qu’ils étaient. La plupart jouaient et chantaient dans leurs pièces. Ils n’étaient pas payés cher, mais on les régalait de vin, de bière ou de cervoise, selon les pays. Dans les comptes des Miracle-Plays, en Angleterre, le beefsteak et l’ale figurent en première ligne sur les registres municipaux. On sait, par contre, les noms de quelques acteurs de profession. À Paris, en 1313, c’est Renart qui est l’idole de la foule ; sous le règne de Charles VI, les principaux joueurs de personnages, entretenus par le duc d’Orléans, frère du roi, se nomment Gilet, Vilain et Jacquemart-Lefebvre.

 

 

II - Légendes de saints dramatisées

 

Les Miracles de Notre-Dame contiennent plusieurs drames tirés de la vie des saints. Le Martyre de saint Ignace, traité d’après la même poétique que le saint Théophile de Rutebœuf, se donne pour but d’affermir la foi dans l’âme des spectateurs. L’empereur romain Trajan, escorté de Malassis et de Gamache, ses deux sergents, jure par Mahomet qu’il aura raison du saint, mais il le fait en vain torturer, marcher sur des fers rouges et livrer aux bêtes. Remarquons, en passant, que dans cette période, si voisine des croisades, tous les non-chrétiens jurent par Mahomet, qu’ils soient Romains, Francs ou Germains. Ignace meurt en louant Dieu et la Vierge, qui vient le consoler à ses derniers moments. La pièce finit par deux servantois en l’honneur de Notre-Dame.

Le Miracle de saint Valentin se propose de prouver que toute science humaine est vaine et trompeuse. Le sage Caton dit à ses élèves, après qu’il a vu saint Valentin guérir son fils au nom de Jésus, qu’il renonce à la logique et à la dialectique pour la théologie et la nouvelle loi qui mène à la connaissance du premier principe, c’est-à-dire à Dieu. Tous les élèves de Caton, y compris le fils de l’Empereur, renient les faux dieux pour confesser le Christ. Dieu alors envoie les anges Michel et Gabriel sur terre chercher l’âme de son bon amy que l’on veut décoller parce qu’il l’aime.

Le bourreau tranche la tête de Valentin, en lui faisant cette affreuse allusion à l’usage de toucher de l’épée lé cou du nouveau chevalier quand on l’armait :

Tien, soies en gaigne,
De moy as éu l’accolée.

Quant à l’Empereur mécréant, les diables l’emportent en disant :

Il est nostre par droit acquis.

Le manuscrit contient encore le Martyre de saint Laurent, la légende dramatique de saint Alexis, et celle de Barlaam et Josaphat, si souvent mise en scène dans tous les pays de l’Europe.

Nous sommes encore là dans le moule ordinaire des pièces religieuses des siècles précédents, mais nous allons en sortir pour entrer dans un ordre d’idées dramatiques tout différent de ce que nous avons vu.

Je ne saurais trop appeler l’attention sur cette série de Miracles. Laissant de côté l’intervention de la Vierge, qui apparaît dans chacune de ces compositions comme un refrain obligé, et à ne considérer que l’idée scénique et sa mise en œuvre, il y a là assurément un fait très extraordinaire.

 

 

III - Le Miracle d’Othon, roi d’Espagne

 

Le Miracle intitulé : « Comment Othon, roi d’Espagne, perdit sa terre, » rappelle, par le sujet, la Cymbeline de Shakespeare, car nos anciens le disaient déjà avec juste raison : « Livres nouveaux, livres vieils et antiques. »

Le roi Othon, quittant ses États pour accompagner l’empereur Lothaire, son oncle, qui va guerroyer, laisse une relique à sa femme pour qu’elle la lui garde sans la montrer jamais à qui que ce soit. « Ce sera, lui dit-il, le signe secret que nous aurons l’un à l’égard de l’autre. » La campagne terminée, le Roi prend congé de l’Empereur pour retourner auprès de sa femme, dont il vante la fidélité.

– Roi Othon, lui dit en riant le comte Bérenger, l’un des feudataires de l’Empire, celui qui a confiance en une femme est plein d’ignorance. Je me vante de ne connaître aucune femme vivante qui ne me cédât à la troisième fois que je lui parlerais.

– Fi ! Bérenger, c’est mal penser des dames.

– Sire, reprend celui-ci, je parie votre couronne contre ma terre que j’aurai le consentement de votre femme dès que je pourrai lui parler seul à seul. Allons, il faut parier ou se taire. Gagez avec moi.

Othon accepte, et il reste convenu que le comte aura gagné le pari s’il est assez habile pour décrire un signe qu’a la Reine, et dire en quel lieu il se trouve. Il doit, en outre, rapporter un objet que le Roi a donné secrètement en garde à sa femme. Marché conclu à condition qu’Othon restera à Rome jusqu’au retour de Bérenger.

Les Miracles de ce temps ne connaissent pas les préparations, les tirades ni les longueurs. L’auteur met donc immédiatement face à face le parieur et la Reine d’Espagne. – Je viens de Rome, lui dit-il, où j’ai laissé votre mari qui se soucie peu de vous.

Et il ajoute : Il s’est accointé d’une donzelle qu’il ne peut quitter un instant. La colère que m’a inspirée sa conduite m’a rendu amoureux fou de vous.

La Reine le chasse sans lui permettre d’achever. Bérenger ne se tient pas pour battu. Il s’abouche avec la damoiselle de la Reine et lui promet trente marcs d’or fin, si elle lui peut donner le joyau que sa maîtresse porte secrètement sur elle, et remarquer où se trouve un signe qu’elle a sur le corps. Églantine (c’est le nom de la damoiselle) jette un narcotique dans le vin de sa maîtresse, et, quand elle la voit plongée dans le sommeil, elle s’empare de la relique et découvre le signe ; elle se rend aussitôt chez le comte Bérenger et lui remet la relique promise. – Maintenant, ajoute-t-elle, pour ce qui est de son signe, je vous dirai à l’oreille où il se trouve.

Bérenger quitte l’Espagne, et, douze vers plus loin, il est de retour à Rome.

– Roi Othon, dit-il à son adversaire, je suis roi d’Espagne. Dites, connaissez-vous ce joyau ? Ne vous courroucez pas !

La dame j’ai veu hault et bas
Toute nue, à plein, et de fait
J’ay d’elle ma volonté faite.
De son sain (signe) bien vous parleray,
En l’oreille le vous diray
Si vous voulez.

Qui perd paye. C’est l’avis de l’empereur Lothaire qui invite son beau neveu à rester auprès de lui jusqu’à ce qu’il puisse lui donner une autre terre. Othon n’y consent pas et part pour l’Espagne, afin de punir sa femme. Avertie par un messager qui précède son époux, la Reine se désespère et attend la mort en invoquant Notre-Dame du fond de son cœur. La Vierge descend du ciel avec les anges. Elle conseille à la pauvre princesse de se réfugier à Grenade, auprès de son oncle, et de s’introduire dans le palais, sans se faire connaître, sous des habits d’homme. La Reine exécute l’ordre céleste, et grâce à la protection divine elle n’est pas reconnue par le roi Alphonse à qui elle vient offrir ses services.

– Sire dit-elle, je sais porter la lance et l’écu, et chevaucher sans faillir, quand il est besoin, en bataille. Je sais aussi tout le service que l’on doit faire auprès d’un prince ou d’un roi.

Sous le nom de Denis, la princesse est admise à servir à table le Roi de Grenade, son oncle. Cependant Othon, revenu dans son ancien royaume, l’a parcouru tout entier sans trouver trace de Denise. Il accuse Dieu d’être son complice :

Ha, mauvais Dieu, que ne te tiens !
Vrayment, si je te tenoie,
Du corps tout te desromperoie !

– Je m’en vais droit outre-mer y demeurer comme Sarrasin et y suivre la loi de Mahomet.

Une guerre survient entre l’Empereur et le Roi dû Grenade. Le gentil écuyer Denis supplie le Roi de lui permettre d’aller trouver l’Empereur pour tâcher de les mettre d’accord, et il part avec deux chevaliers pour escorte. Parvenu en présence de Lothaire, l’écuyer lui tient ce discours : – Sire Empereur, que le vrai Dieu vous donne honneur et bonne vie à vous et à tous les barons que je vois ici et qu’il n’en excepte aucun, hors Bérenger, le roi d’Espagne ! En présence de tout ce noble baronnage, je donne mon gage contre lui et l’accuse de trahison car, comme un imposteur et sans raison il s’est vanté d’avoir cohabité charnellement avec une sœur à moi... Votre neveu, qui était brave et hardi, en perdit l’Espagne, et le chagrin l’égara tellement, qu’on ne sait où il alla. Comme j’en ai le cœur serré, je veux vaincre le traître en champ clos. Faites-m’en justice.

On admire le courage du jeune homme, et comme l’Empereur va l’autoriser au combat qu’il réclame, un chevalier sort de la foule et dit d’une voix forte :

– Sire, je réclame le droit d’entrer le premier dans la lice contre le comte Bérenger. Oncle, ne me reconnaissez-vous pas ? Je suis Othon, votre neveu, qui reviens d’outre-mer. Je dis que ce félon retient ma terre à tort. Je veux le combattre corps à corps et réfuter son témoignage.

Bérenger brave les menaces d’Othon et accepte le cartel.

Les chevaliers s’arment et le combat a lieu à la vue des spectateurs. Après quelques coups portés et rendus Bérenger tombe à terre. L’Empereur ne veut pas qu’on le tue, afin qu’il confesse tout son méfait. – Avoue, larron ! s’écrie Othon en appuyant sa dague sur la gorge de son adversaire. Alors Bérenger raconte devant témoins toute l’histoire des trente marcs d’or et comment il a connu le secret de la reine. Denise conclut la paix entre l’Empereur et le Roi de Grenade, et se fait reconnaître de son époux à qui elle pardonne son manque de foi et les chagrins que par sa faute elle a soufferts.

Tel est ce drame d’Othon, composé, comme on le voit, dans une manière toute nouvelle. Ce n’est ni la pièce hiératique prenant ses personnages dans les écritures, ni les pastorales des trouvères comme au siècle qui précède ; c’est plutôt le roman rimé mis par personnages. Et, en effet, l’argument de l’ouvrage, sans être précisément tiré du roman du roi Flores et de la belle Jehanne, vient évidemment de la même source. L’auteur a changé les noms des personnages et le lieu de l’action, et les incidents diffèrent beaucoup entre eux. C’est au bain, dans sa chambre, où il a été caché par la duègne, que monseigneur Raoul  (devenu le comte Bérenger dans le Miracle) voit le signe de la dame. Othon, qui se nomme Robert dans le poème, pardonne à son ennemi après l’avoir vaincu, à condition qu’il ira outre-mer à toujours. Cette coïncidence n’ôte aucune parcelle de valeur au drame du roi Othon, qui est très naturellement écrit et dans un mouvement scénique très extraordinaire pour l’époque.

Vous venons de voir un tableau de mœurs de la chevalerie, en voici un autre qui nous retrace la vie bourgeoise. Il est intitulé : « Comment Notre-Dame garda une femme d’être arse (brûlée). »

 

 

IV - Le Miracle de dame Guibour

 

Dame Guibour est une fermière qui soigne ses récoltes, et qui vit au mieux avec son mari Guillaume, maire de son pays. Elle a une fille, mariée à un jeune homme bien fait et avenant, qui a nom Aubin. Elle est pieuse et charitable, et ne manque pas un sermon à l’église. Un jour qu’elle en sort, un de ses compères l’aborde et lui fait, tout en s’excusant, la confidence suivante :

L’on dit par toute cette ville
Que aussi comme avec vostre fille
Vostre gendre avec vous s’esbat
Et gist, quand li plaist, sans débat,
Et que c’est de vous deux tout un.

La dame Guibour remercie son compère de l’avis charitable qu’il lui donne dans l’intérêt de son honneur. Elle le prie de soutenir hardiment qu’il n’existe nulle relation corporelle entre elle et son gendre. Mais comment éteindre cette calomnie qui la conduira au tombeau ? Le diable la tente, et elle arrive à croire que le seul moyen de se tirer de peine, c’est de se débarrasser de ce gendre d’une manière ou d’une autre. Des moissonneurs étrangers sont venus solliciter de l’ouvrage à la ferme. La dame en remarque deux dont la mauvaise physionomie l’attire. Elle leur demande d’où ils sont. – Dame, nous sommes de vers le Crotoy. Nous savons bien scier et battre.

– Vous gagnerez avec moi, si vous voulez faire ce que je vous dirai.

– Dites. Qu’avez-vous à faire ?

– Je veux d’abord que vous me juriez sur des reliques que vous ne répéterez pas ce que je vous dirai.

Ils jurent.

– Ce que je désire, c’est que vous mettiez à mort un homme, bien qu’il soit de mes amis.

L’affaire est bientôt arrangée.

Dame Guibour fait cacher les deux moissonneurs dans son cellier, et elle leur annonce que dans quelques instants celui qu’ils doivent occire viendra chercher du vin. Surtout, il faut qu’on ne voie ni plaie ni sang.

Le pauvre Aubin revient des champs ; sa belle-mère l’envoie à la cave. Les bandits paraissent bientôt dans la chambre de dame Guibour, annonçant qu’ils ont étranglé son gendre. Elle le fait transporter chez lui et coucher sur son lit, comme s’il dormait.

Guillaume rentre à la ferme, appelle sa femme et sa fille, et demande qu’on serve tôt le déjeuner. On cherche Aubin. Le paresseux est encore couché.

« Fille, va l’éveiller. » La fille de Guillaume rentre désespérée, annonçant qu’elle a trouvé Aubin mort sur son lit. Aux cris de la famille, les voisins accourent. Guillaume prie son ami Robert de lui envoyer un cercueil. Une autre fois, dit-il, je m’offre à en faire autant pour vous.

Le voisin Robert revient avec un garçon qui apporte le cercueil.

– Mets-le à terre doucement. Qu’il ne se brise pas, s’écrie le maire de Chivy, qui est un homme d’ordre, maigre sa douleur. Voisins, mettez le dedans. Sur le dos, sur le dos et non pas sur le ventre, mes bons amis.

– Attendez, il sera bien placé.

– Qui de vous payera le portage, demande le garçon menuisier ?

– Moi, mon ami, et de bon cœur, répond dame Guibour. Tiens, va, travailler, voici trois blancs.

Le bailli, étonné de cette mort si soudaine, accourt au logis du maire. Il fait ouvrir la bière et découdre le suaire ; puis, après une inspection de quelques instants :

– Holà ! s’écrie-t-il, saisissez-vous de la mère, de la fille et du père. Aubin a été étranglé. Le bailli jure par les dents de Dieu qu’il saura la vérité. Malgré leurs suppliques et leurs cris, les sergents emmènent le maire, sa fille et la dame Guibour. Confinée dans une prison, dame Guibour fait l’aveu de son crime au bailli, qui lui répond tranquillement : « Vous serez bien vite expédiée ; » puis, se tournant vers quelqu’un de sa suite : « Aubry, va chercher le bourreau, qu’il fasse bien vite dresser un poteau d’exécution. » Ces préparatifs chose curieuse, précèdent le jugement. Amenée au tribunal, la dame Guibour justifie son mari et sa bru.

Aubry crie bientôt par la ville le jugement qui condamne dame Guibour à être arse en place publique. On voit, par la teneur du cri, que tout chef de famille était alors obligé d’assister à l’exécution, sous peine de payer l’amende.

– Allons, Cochet, dit le bailli au bourreau, il faut se dépêcher ; le retard n’est bon à rien. En mouvement ! en mouvement !

Et le bourreau dit à la condamnée :

– Tâchez de venir. Je vous mènerai avec cette hart comme un chien en laisse.

La patiente demande comme grâce de s’arrêter un moment devant l’église pour prier, ce que le bailli accorde. Alors, avec des larmes dans les yeux et le cœur contrit, elle adresse à Notre-Dame cette prière : « Dame de miséricorde, réconcilie mon âme avec Dieu, ton cher fils... Secours mon âme, aide-la, car le corps sera bientôt détruit, embrasé par le feu et grillé ; c’est pourquoi, pauvre pécheresse, je me confesse à toi de tous les péchés que je commis jamais. »

Le bailli s’impatiente et lui murmure à l’oreille : « Allons-nous-en. Je demeure trop longtemps ici. Allons vite, Guibour, passez, passez. – Cochet, hâte-toi de l’emmener. » Le bourreau obéit. Arrivé sur la place, il dit à la patiente : « Puisqu’il faut que je vous expédie, mettez-vous ici à genoux. Allons ! je vais vous lier par les côtés à ce poteau-ci, et puis je vous referai un nœud sur la poitrine et sur le cou, avant que j’en finisse. » Et le bailli impatient, qui songe au temps perdu, peut-être à l’heure de son dîner, qui est proche :

– Cochet ! songe à te hâter. Maintenant qu’elle est attachée, couche sur elle des bûches et de la paille, et puis mets-y le feu partout, sans tant rêver.

– Regardez, maître, répond le bourreau, tout fier de son talent, je ne sache pas qu’on la puisse mieux disposer ; elle est de tous côtés entourée de bois comme dans une huche.

– Le feu, le feu sans attendre plus longtemps, le feu bien vite, crie le bailli. – Et le bourreau répond : Sire, je vais le quérir. Maintenant tout est prêt.

Le repentir de dame Guibour est monté au ciel sur les ailes de la prière. Dieu en est touché. Il envoie sa mère pour que la flamme ne brûle pas le corps de la coupable.

Quand le feu du bûcher est éteint, on retrouve dame Guibour toute pleine de vie et sans blessure aucune. La flamme n’a consumé que ses liens, et elle s’avance vers le peuple, muet d’étonnement, en glorifiant Dieu qui l’a sauvée par un miracle. Le bailli s’incline et demande pardon de son crime à la condamnée ; mais celle-ci le relève et lui affirme qu’il avait justement agi en la condamnant. Elle se rend à l’église pour remercier Notre-Dame de sa divine intervention ; puis elle rentre chez elle, distribue tout son bien aux pauvres et se retire dans un couvera, pour y finir ses jours dans la pénitence.

Ce drame bourgeois est très bien tracé. Les personnages y ont une allure naturelle. Le bailli est d’un comique sans recherche. Les voisins ont des conversations qui rappellent quelques scènes populaires d’Henri Monnier, tant elles sont vraies. On ne comprendrait guère aujourd’hui cette théorie de la grâce, qui arrache une vraie coupable à la peine qu’elle a méritée. Nous ne sommes plus à ce temps où la foi suffisait à tout.

Revenons maintenant au monde de la chevalerie en examinant le miracle de l’Impératrice de Rome[2].

 

 

V - Le Miracle de l’Impératrice de Rome

 

L’Empereur est parti pour la croisade laissait sa femme au logis et son frère comme Régent de l’Empire. Ce frère devient éperdument amoureux de l’Impératrice. Il se reproche son crime involontaire et jure de renoncer à sa passion, mais il revient bientôt à sa première pensée. On aime d’autant plus la richesse, se dit-il, qu’elle a coûté plus cher, et celui-là a bien employé son travail qui l’amène à bonne fin. Je crois que ma peine sera récompensée par l’accomplissement de mon désir.

Puis, écoutant de nouveau le cri de sa conscience : – Qu’ai-je dit ? poursuit-il, je suis fou de croire que vertu soit vice. Non, elle ne m’aimera pas. Elle se laisserait plutôt mettre à mort que de faire une telle chose. Hélas ! l’amour me tient tellement qu’il faut que ma vie finisse.

Le frère de l’Empereur tombe malade de chagrin. L’Impératrice, qui ignore la cause de son mal, va le visiter avec ses femmes ; elle s’approche de son lit :

– Dieu, comme il a la tête brûlante et comme ses tempes battent ! Qu’avez-vous mon frère ? Allons, cher Sire, pendant que nous sommes tous deux seuls, ouvrez-moi hardiment votre cœur.

– Certes, dame, répond le jeune malade, vous êtes le médecin de ma maladie, bien que je sois blâmable de parler.

– Mon frère, sans tarder, dites-moi pour l’amour de Dieu, qu’est-ce à dire que je sois le médecin de votre mal ? Je ne vous comprends point.

– Dame, puisque vous voulez le savoir, je suis tombé malade par suite de l’amour que je ressens pour vous.

– Frère, pensez à vous rétablir et ne vous chagrinez pas. Nous devons naturellement nous entr’aimer et nous donner le titre d’ami. Je n’en dis pas davantage. Pensez à vous. Je m’en vais. Adieu, cher Sire. Allons, partons.

Telle est la première entrevue des deux protagonistes du drame. L’action est engagée. Chacun d’eux sait à quoi s’en tenir sur les sentiments de l’autre. La seconde rencontre a lieu à la cour. L’Impératrice, qui feint de n’avoir pas entendu l’aveu du Régent, est mise au pied du mur par une déclaration en forme qui ne permet aucun doute. La jeune femme, alors, répond en reprenant toute sa dignité :

– Qu’est-ce ? Vous semble-t-il que je sois une femme que vous deviez couvrir de déshonneur pour assouvir votre luxure ? Non, cela ne se peut. J’aimerais mieux être brûlée que de trahir la loi du mariage et de faire un tel outrage à votre frère, mon mari. Par ma foi, vous gardez mal son honneur et vous cherchez à vous rendre coupable d’une bien grande infamie. Ainsi, ne parlez plus de cela ou vous seriez mon grand ennemi.

Le Régent ne se tient pas pour battu il redouble d’assiduités et d’audace, si bien que l’Impératrice, qui ne peut rien contre lui, puisqu’il commande aux soldats, emploie la ruse et lui donne un rendez-vous dans la tour du château, dont le gouverneur lui est dévoué, et là, elle le fait enfermer. Cette arrestation, dont la cause est inconnue, produit un effet de stupeur sur les courtisans. Survient un messager annonçant l’arrivée de l’Empereur, qui a fini de guerroyer en terre sainte. L’Impératrice, qui ne veut pas la mort du pécheur, fait sortir le Régent de la tour et l’envoie au-devant de son frère, lui promettant de taire ce qui s’est passé. Mais le frère déloyal accuse devant son frère l’Impératrice d’avoir violé la foi conjugale :

Et son corps a mis à hontage
Et si a gasté vostre empire,
Et m’a, le vous puis-je bien dire ?
Tenu jusqu’à ore en prison.

« Elle a tracé sa propre mort ! » répond l’Empereur irrité, et il charge trois de ses chevaliers de la saisir et d’aller dans quelque endroit écarté lui ôter à l’instant la vie. Les chevaliers se sentent touchés par la pitié. Ils se contentent de débarquer la dame sur un rocher, bien avant dans la haute mer, et ils lui disent de se recommander à Dieu.

– Hélas ! soupire la pauvre femme, abandonnée ainsi sans nourriture et sans vêtements au milieu de la mer immense, hélas ! j’étais habituée aux hommages comme la souveraine du monde, et maintenant je vois l’heure où, par la force de la tempête, je vais être abîmée dans la mer. Vierge glorieuse, jette sur moi un regard de pitié. Dame, tu es mon espérance, et ma confiance est en toi seule. Dame, ne t’éloigne pas de moi, conforte-moi dans cette nécessité.

L’Impératrice s’endort et Notre-Dame lui apparaît : « Quand tu sortiras de ton sommeil, lui dit la Vierge, prends sous ta tête ces herbes qui, je te l’apprends, te seront bien précieuses, car il n’y a pas de lépreux, s’il en boit après s’être confessé sincèrement, qui ne recouvre sur-le-champ la santé. Souviens-toi toujours de moi, je suis Marie la mère de Dieu. »

Bientôt une barque, pour se soustraire à la tempête, vient jeter l’ancre au pied du rocher. Le patron recueille la malheureuse femme, qu’il croit naufragée, et ils abordent bientôt sur la côte de Naples. Là, la voyageuse apprend par l’hôtesse qui l’a recueillie que le comte du pays est affligé d’une lèpre dont il ne guérira jamais, ce qui le rend l’objet du dédain de tout le monde. La dame se fait mener auprès du comte et le guérit. Le bruit s’en répand dans la contrée, où sa réputation devient immense.

L’auteur nous ramène à Rome, où nous retrouvons le frère de l’Empereur atteint lui-même de la lèpre et qui va mourir. On décide bientôt d’appeler la femme extraordinaire qui fait Naples de si merveilleuses cures. Elle se laisse quelque peu prier pour accepter, mais elle se décide enfin.

L’Empereur envoie saluer le Pape, son voisin, et le prie de venir voir comment opérera la femme bénie de Dieu qui guérit les maux incurables. Le Pape s’empresse de venir chez son voisin, escorté de deux de ses cardinaux, et répond au salut des seigneurs qu’il prie Dieu de leur pardonner tous leurs méfaits et leurs mauvaises paroles. La dame s’approche du lit du malade. Elle est sans doute enveloppée dans une mante dont le capuchon cache ses traits, quoique l’auteur n’en dise rien Elle commence par avertir le lépreux qu’il doit d’abord confesser tous, ses péchés d’un cœur contrit et repentant.

– J’y consens, répond le prince, pourvu que j’aie un prêtre.

– Pénitencier, dit le Pape à l’un de ses suivants, allez vous mettre là et l’écoutez.

Le malade se confesse tout bas et le pénitencier lui donne l’absolution.

La dame offre son breuvage au lépreux, mais le breuvage, au lieu de le guérir, redouble ses souffrances.

– Hélas ! ami, lui dit la dame, certes vous avez dans votre confession tu quelques péchés. C’est ce qui empêche votre mal de prendre fin.

– Est ce pour cela ? murmure l’agonisant. Eh bien ! j’aime mieux mourir que de dire à nul homme une chose que je tiens cachée dans mon cœur.

– Sire, vous ne guérirez pas que vous ne l’ayez révélée.

Eh bien ! donc je mourrai !

L’Empereur et le Pape interviennent pour faire entendre raison au lépreux. Soit, dit le Pape, si vous ne perdiez que votre corps, mais vous allez y perdre votre âme.

Cher fils, dites tout sans en rien rabattre. Ainsi vous ferez honte au diable, vous réjouirez les anges et vous sauverez par ce moyen.

– Eh bien ! s’écrié le lépreux, puisqu’il faut que je dise tout, je confesserai devant vous l’énormité de mon crime.

Il fait alors, en donnant les signes du plus vif repentir, le récit de sa mauvaise action et des malheurs de l’innocente impératrice.

– Maintenant, ami, dit la dame, que vous avez tout confessé sans rien celer, buvez ceci et votre corps deviendra sain.

Le malade boit et guérit. L’empereur reste accablé sous le coup de ce qu’il vient d’apprendre. Il pleure la mort de sa chère femme, dont il s’accuse d’avoir été le bourreau.

– Aimiez-vous donc cette femme autant que vous le dites, demande la dame ?

– Oui, et certes je devais le faire, dame, tant pour les grands honneurs qu’elle tenait que pour ses bonnes qualités.

– Eh bien ! cher sire, s’écrie l’impératrice, en se découvrant, je suis votre amie, reconnaissez-moi. Dieu par sa grâce m’a sauvée.

 

 

VI - La Marquise de la Gaudine

 

N’est-ce pas une chose tout à fait inattendue que de retrouver dans un drame du XIVe siècle le sujet et les principales situations du Tancrède de Voltaire ? C’est pourtant ce que l’on peut voir en lisant la Marquise de la Gaudine. Que deviennent les félicitations de Laharpe sur la nouveauté du sujet et sur la hardiesse d’avoir mis un champ-clos sur la scène française ?

Le chevalier Authenoy, revenant après une longue absence au village de la Gaudine, apprend que la belle châtelaine du lieu, qu’il adore en secret, vient d’être condamnée à être brûlée vive comme adultère. Il se couvre de son armure, cache ses traits sous sa visière, et se rend sur le passage de la condamnée. Elle paraît bientôt traînée dans une charrette, et de façon à être vue de tous. On lui recommande de songer à mettre son âme en paix avec le ciel. Elle répond :

Priez Dieu qu’il me tienne en foy,
Car je suis innocente et pure.

Sa justification se borne à ces simples mots. Elle ne harangue pas les citoyens et la justice suprême en pompeuses tirades, comme l’Aménaïde du poète de Ferney, mais elle se soumet en chrétienne résignée et en femme élevée dans les convenances du monde féodal. Son chevalier ne fait pas non plus ronfler les alexandrins comme le héros de Voltaire. Il ne dit pas :

Ministres de la mort, suspendez la vengeance,
Arrêtez, citoyens, j’entreprends la défense.
Que la seule valeur rende ici des arrêts.

Voici comment il s’exprime dans son vieux langage :

Je dis, sans plus avant aller,
Qu’à tort condamnez cette dame...
Qui ose dire du contraire ?
Je suis prêt à l’espée traire
Et le combattre.

Le mari dit alors à l’oncle de la marquise, qui représente l’Orbassan de la pièce :

Bel oncle, il vous faut débattre
Ce qu’il dit. L’avez entendu ?
Respondez ; n’y ait attendu
Le fait vous touche.

Et l’oncle répond :

Beau neveu, il ment par la bouche.

Et se tournant vers le chevalier :

Qui es-tu, dy ?
– Qui je suis ? ne vous chaille qui.
Tant y a, je suis chevalier
Et plus dire ne vous en quier,
Mais vez ci mon gage pour elie.
(Il jette son gant.)
– Je dis que tu mens,

répond l’oncle

Et que bons est le jugemens ;
Vez ci mon gant.

Le duel a lieu en scène. Le calomniateur est vaincu, et la dame de la Claudine se voit rendue à la liberté.

 

 

VII - Le Baptême de Clovis

 

L’un des auteurs des Miracles a tenté de traiter le grand et beau sujet de la conversion de Clovis, mais le XIVe siècle n’a pas le souffle épique. Nous avons pu remarquer que c’est le siècle du poème romanesque et du fabliau. Il donne carrière à son imagination, qui va quelquefois par delà le possible, mais le grandiose lui fait défaut ; il recherche surtout la vérité et l’intimité du détail. Tantôt c’est l’analyse d’une passion, tantôt les menus propos d’un groupe de chevaliers, de bourgeois ou de paysans.

Clovis est donc esquissé dans le drame que nous examinons, au point de vue d’une figure de genre et non d’une figure historique. Il entre brusquement en matière en disant à l’un de ses chevaliers : « Aurélien, on dit que le roi de Bourgogne, Gondebaut, a une nièce jeune et gentille qu’on appelle Clotilde. Je veux l’avoir. Partez vite, portez-lui mon anneau et une robe d’or. Si elle accepte mes présents elle sera ma femme. »

Aurélien, qui veut parler en secret à Clotilde, se couvre des habits d’un pauvre et se place avec les autres mendiants à la porte de l’église où prie la fille du roi de Bourgogne. Il reçoit son aumône comme les autres ; de plus il ose déposer un baiser sur la main de la princesse, et lui dit en levant les yeux sur elle :

Ne vous desplaise, dame chère,
De ce qu’ay fait.

Lorsque Clotilde est rentrée au palais de son père, la physionomie de ce pauvre qui lui a baisé la main lui revient en mémoire. Elle envoie sa damoiselle près de lui peur lui dire de venir lui parler. Elle a grand désir de savoir de quel pays il est, car elle l’a reconnu pour un étranger. À peine Aurélien est-il seul en présence de la princesse de Bourgogne que celle-ci lui parle ainsi :

– Dites-moi la vérité. Quelle cause vous a fait mettre un costume tel que vous semblez être un pauvre ? Aurélien avoue le but de sa mission et réclame une réponse au nom du roi Clovis.

– Beau sire, répond Clotilde, je vous dirai ceci : vous vous en irez vers le roi Clovis, vous le saluerez de ma part et lui répéterez ces paroles : « Clotilde dit qu’il n’est point permis à une chrétienne d’épouser un païen. Du reste ayez soin que ceci reste secret, car, en un mot, ce qui plaira à monseigneur mon oncle sera fait. »

Aurélien vient rendre compte de sa mission à son maître, qui le renvoie bientôt avec une escorte de chevaliers, pour faire de sa part une demande directe et officielle de la main de Clotilde à son bel oncle, le roi de Bourgogne.

Aurélien arrive et la requête du roi n’est pas accueillie par Gondebaut. L’ambassadeur du roi des Francs lui répond aussitôt sans hésitation :

– Sire, mon cher seigneur, je ne vous cèlerai pas que si vous vous opposez aux vœux du roi mon maître, vous l’aurez bientôt ici, lui et son armée, pour vous combattre.

Gondebaut trouve le procédé un peu violent, et il affirme que Clovis et ses Francs peuvent venir en Bourgogne, et qu’ils trouveront à qui parler. Il n’est pas trop rassuré pourtant, car il rassemble ses conseillers, qui lui avouent que Clovis est un homme enclin à la colère et que tout le monde redoute. Il se décide enfin à se débarrasser de sa nièce, et il la remet aux mains de l’ambassadeur, en déclarant que ni lui, ni personne de sa maison ne lui fera compagnie.

Faites-en à vostre ordenance
De elle ne me quier plus mêler.

Ils arrivent à Soissons. Le roi Clovis trouve la damoiselle très belle de visage, et il déclare qu’il veut l’épouser tout de suite. On fait venir en hâte les ménestrels pour accompagner à l’autel le roi et sa jeune épousée. Après la cérémonie (une cérémonie païenne probablement), Clotilde dit au roi son époux qu’elle a deux demandes à lui adresser, la première c’est de jurer qu’il se fera chrétien, la seconde c’est de la vengeur de son mauvais oncle Gondebaut. Le roi accorde la seconde demande et ajourne la première. Il envoie d’abord une nouvelle ambassade pour réclamer les biens de Clotilde, retenus sans droit par son oncle.

Gondebaut congédie les ambassadeurs avec les sommes réclamées en leur disant : « Allez ! j’aime mieux voir vos talons que vos visages. »

Clotilde a donné un fils au roi. Elle l’a fait baptiser nonobstant ce fils est mort. Clovis conclut de là qu’il n’y a pas urgence de se faire chrétienner, et il part pour une expédition guerrière. Quand il rentre chez lui, il trouve Clotilde relevant de couches. Elle vient de mettre au monde le prince Clodomir, qu’elle a fait baptiser comme le premier enfant.

– Bien, dit Clovis, puisqu’il est placé sous la puissance de votre Dieu, il ne peut éviter de le payer de la mort, de même que son frère.

Clodomir tombe en effet malade. Clotilde se désole et adresse ses prières ferventes à la Vierge, qui descend avec son cortège d’anges accoutumé, et rend l’enfant à la santé et à la vie.

Cependant les Saxons et les Allemands envahissent la terre des Francs. Leurs bataillons sont si nombreux que Clovis désespère de remporter la victoire. Alors, pensant à son second fils rendu à la vie par le Dieu de Clotilde, il jure de se faire chrétien s’il repousse ses ennemis. Le ciel exauce son vœu. Il revient triomphant auprès de sa femme et lui raconte la bataille et le vœu qu’il a fait au Dieu de Clotilde, après que ses dieux, à lui, l’eurent abandonné. Il conclut en disant : « Puisque Jésus-Christ ne m’a pas oublié, je ne l’oublierai pas. Je me ferai baptiser. » On mande l’évêque Remi, et le baptême de Clovis s’accomplit avec la même rapidité que son mariage.

 

 

VIII - Amis et Amille

 

C’est une légende très touchante que cette histoire d’Amis et Amille, qui servit, dès le XIIIe siècle, de sujet poétique aux rimeurs français, italiens, allemands, anglais, bretons et latins. Nous la trouvons ici pour la première fois sous la forme dramatique. La princesse Lubias, fille d’un roi de France que le poète ne nomme pas, devient subitement amoureuse d’un gentilhomme nommé Amille et le requiert d’amour, à son grand chagrin à lui, qui ne veut pas payer d’ingratitude les bienfaits de son souverain.

La princesse s’introduit de nuit dans la chambre du gentilhomme (et même dans son lit), et elle s’y fait surprendre par Hardré, l’un des commensaux du roi. Le roi fait comparaître Amille devant lui et lui pose nettement la question : « Par vous me vient un grand déplaisir dites-moi la vérité.

« Avec ma fille avez géu
« Et l’honneur de son corps éu
« Est-il ainsi ? »

Comme tout mauvais cas est niable, Amille accuse Hardré d’avoir inventé le fait. Hardré lui jette son gage de bataille et l’appelle en champ-clos.

– Sire, répond Amille, je suis un chevalier né en pays étranger. Ici, je n’ai aucun ami ; mais, si vous me donniez la permission, je me mettrais en route à l’heure même pour en aller chercher un. La reine et sa fille se donnent pour otages responsables du retour d’Amille, et Amille part pour aller chercher son compagnon de bataille, son cher Amis, qui lui ressemble tellement par le visage, qu’on les confond l’un et l’autre.

– Cher compagnon, lui dit-il après avoir conté son histoire, je crains, si je livre bataille étant dans mon tort, de tomber du haut en bas avec grande ignominie.

Amis déclare à Amille qu’il ira soutenir le gage à sa place et qu’il le délivrera de son ennemi. Le champ-clos s’ouvre sous les yeux du roi, et le sosie d’Amille tue Hardré et réhabilite ainsi son compagnon, puisque le jugement de Dieu a prononcé son innocence. Mais tout ne finit pas là, bien s’en faut. Le roi donne la main de sa fille à Amis, qu’il croit Amille, et il ne veut pas le laisser quitter Paris sans avoir d’abord accompli la cérémonie des fiançailles. Amis se laisse faire, et, après la cérémonie, il part pour la résidence d’Amille, comptant bien l’envoyer sa place et ne plus revenir. Amille reparaît en effet à la cour du roi, et il épouse sa maîtresse la princesse Lubias.

Cependant Dieu, irrité de la conduite tenue par Amis, lui fait savoir que, pour avoir fait un serment qu’il n’a pas tenu, celui d’épouser la fille du roi, il le condamne à devenir lépreux. En vain Amis demande grâce le terrible mal l’envahit, tout le monde s’éloigne de son contact. Il se revêt alors d’un misérable habit et voyage en demandant son pain, agitant sa lugubre crécelle pour avertir chacun de fuir la contagion. En cet état, il arrive à Paris et se tient assis dans la rue, en face du palais d’Amille, réclamant aux passants un peu de nourriture dont il a grand besoin. Lorsqu’Amille, assis avec sa femme devant une table bien garnie, entend retentir la claquette d’un lépreux, il envoie charitablement son écuyer Henri lui porter du pain, de la viande et du vin. – Frère, dit l’écuyer au mendiant, voici viande et pain. Si tu as un hanap, prends-le pour mettre ce vin.

– Que le doux roi des cieux, répond le malheureux Amis, donne la joie céleste à celui qui m’envoie ces biens par vous. Mettez ici, Sire

L’écuyer, recule d’étonnement en voyant dans la main du lépreux non pas un vase de bois, mais un gobelet d’argent semblable en tout à celui de son maître. Le maître, prévenu, vient vérifier ce fait étrange, et les ravages du mal ont tellement défiguré son cher compagnon qu’il l’interroge sans le reconnaître. Pourtant il a un pressentiment que c’est bien Amis qui est là devant lui dans cette condition misérable. La dernière fois qu’ils se rencontrèrent sans savoir s’ils se reverraient jamais, ils se partagèrent ces deux hanaps d’argent semblables de tout point l’un à l’autre. – Mon ami, dit le gendre du roi de France au mendiant, que Dieu vous donne son amour. De quel pays êtes-vous ?

– Cela ne peut vous intéresser, doux seigneur. Vous voyez que je suis lépreux et incapable de rien faire. Je vais m’enquérant d’un ami que je désire tant voir. Puisque je ne le retrouve pas, je voudrais mourir avec le bon plaisir de Dieu.

Amille alors ne doute plus ; il saute au cou de son compagnon et l’embrasse en pleurant, sans se soucier de sa lèpre. Puis il appelle ses gens et fait porter le lépreux dans son hôtel, sur son propre lit. Dieu met fin aux misères des deux amis par une épreuve renouvelée du sacrifice d’Abraham. Amille sachant, par une révélation divine, qu’il peut rendre la vie à son ami, s’il consent à immoler ses deux enfants, dont le sang doit guérir à tout jamais le lépreux, se résigne à cette cruelle extrémité. Mais Notre-Dame intervient, et Amis est guéri sans qu’il en coûte un cheveu de la tête aux deux enfants d’Amille. Leur mort n’a été qu’apparente. La grâce de Dieu les a ressuscités.

Cet épisode légendaire d’Amis et Amille n’est pas moins touchant que celui de Damon et Pythias, ces deux Syracusains du temps de Denys le Tyran. C’est l’idéalisation de l’amitié avec la couleur chrétienne et chevaleresque. La pièce marche avec une grande rapidité, sans se soucier des ménagements ni des transitions. Les figures sont tracées naïvement, mais bien accentuées. Il y a du mouvement dans la scène du défi fait par Hardré au chevalier qui l’accuse de mensonge : « Sire, Sire, voici mon gage ; je demande champ de bataille contre lui, vaille que vaille mais, si je le tiens en champ-clos, je lui ferai confesser de tous points sa méchanceté. » Les deux entrevues d’Amis et d’Amille : la première, où Amis décide d’aller combattre Hardré dans le champ-clos, et la seconde, où le gendre du roi saute au cou du lépreux et le fait porter sur son propre lit, seraient de belles scènes dans toutes les pièces et dans tous les temps, parce qu’en elles vibre la corde du sentiment vrai bien exprimé.

 

 

IX - Robert le Diable

 

La légende de Robert le Diable a fait son tour d’Europe. Elle parut d’abord en France, sous forme de poème, au XIIIe siècle ; au XIVe le poème fut abrégé et mis en dict par un trouvère inconnu, puis il fut dialogué en Mystère par personnages. Au XVe siècle, on le récrivit en prose sous le titre de : « La vie du terrible Robert le Diable[3]. » Aux XVIe et XVIIe siècles, on en publia plusieurs autres arrangements sous des titres variés. En 1520, il parut à Londres un texte anglais Robert the Dewyll, puis encore à Londres trois autres récits de 1596 à 1599. Suivant Herbert, une ancienne moralité, intitulée Robert Cicyll, aurait été représentée à Chester en 1529. Beauchamp parle d’un ballet de Robert le Diable., qui aurait été joué à Paris en 1652 devant mademoiselle de Longueville, depuis duchesse de Nemours. En Espagne, on publia, en 1530, à Alcala de Henarès, la espantosa y admirable vida de Roberto el Diablo ; en 1604, à Séville, la Historia de la espantosa y maravillosa vida de Roberto el Diablo, et, en 1627, à Salamanque, une autre biographie légendaire de ce même Robert.

Le château de Robert le Diable, assis an sommet de Moulineaux, sur la rive gauche de la Seine, près Rouen, montre encore aujourd’hui ses ruines pittoresques. Cette fantastique biographie d’un prince normand qui aurait vécu à l’époque du roi Pépin, père de Charlemagne, vers l’an 751, c’est-à-dire en un temps où il n’y avait encore ni duc ni province de Normandie, est tirée d’une ancienne chronique. Comme la tradition populaire a toujours une raison d’être, quelque embellissement qu’elle ait pu subir divers savants de nos jours ont essayé de l’expliquer. L’un veut que ce Robert soit Robert le Magnifique, père de Guillaume le Conquérant ; l’autre croit que ce peut être son petit-fils Robert Courteheuse. M. Trébutien, à qui nous devons la publication du roman en vers du XIIIe siècle dit que rien n’empêche de croire que ce héros de la légende est le fils d’un personnage qui figure dans la chronique de Normandie sous le nom d’Aubert, et qui, vers le milieu du VIIIe siècle, aurait gouverné la future province normande avec le nom de dux (chef). Et pourtant, dans le poème publié par M. Trébutien, la vignette sur bois, calquée sur la miniature du manuscrit de la bibliothèque impériale représente Robert d’une très petite taille, ce qui désignerait bien clairement Courteheuse ou Courte botte, fils aîné de Guillaume. M. Achille Devine, l’un des éditeurs du Mystère, penche à croire qu’il s’agit bien de Rober Courteheuse mort en 1134. Quelques-uns ont même voulu voir dans ce personnage légendaire de Robert le duc Rollo ou Raoul, qu’on appelait aussi Robertus ; on l’aurait surnommé le Diable avant sa conversion au christianisme. Mais que le héros du Miracle de Notre-Dame soit Rollo, ou le père ou le fils de Guillaume, peu importe à l’histoire du théâtre ; nous avons à l’examiner dans l’action où il vi figurer.

Le jeune Robert pille les vassaux de son père et met tout à sac et à confusion dans ses domaines, escorté d’une bande de coquins dont il fait sa société intime ; c’est Brise-Godet et son compagnon Rigolet, c’est Lambin, Boute-en-Courroie, Hupin le Grant. Ils s’introduisent dans une abbaye sous prétexte devoir le trésor. L’abbé leur montre draps d’or, chasubles et tuniques :

Vez cy d’autre part nos reliques
Qui sont dignes et glorieuses
D’or et de pierres précieuses.

Robert se fait ouvrir les coffres et les sacs scellés de cire qui contiennent les dépôts de deniers confiés au couvent et il emporte le tout dans son fort pour continuer ensuite sa récolte dans les autres abbayes jusqu’au mont Saint-Michel. Averti de ses méfaits, le duc, son père, envoie vers lui Huchon et Piéron deux de ses hommes, pour le réprimander ; mais le mécréant n’en tient compte. Il frappe et blesse les envoyés de son père. Un héraut proclame alors la mise au ban de ce fils criminel :

Or, écoutez. Je fais savoir
De par le duc de Normandie
À touz qui veult que je le die
Que de sa duché pour ses vices
Robert le Diable et ses complices
Banist, et que chacun se paine
De li prendre et les gens qu’il maine
Et d’eux en forte prison mettre.

En apprenant son bannissement, Robert entre en fureur étrange :

Ha ! teste-Dieu ! comment peut ce estre
Que men père par son oultrage
Me banist de mon héritage ?

Il jure de faire pis encore qu’il n’a fait, et, pour répondre à l’arrêt de bannissement, il va mettre à sac un ermitage puis, apprenant que la duchesse sa mère est seule au château d’Arques il va la trouver et la requiert, l’épée à la main d’avoir à lui expliquer pourquoi il est venu au monde si méchant. La duchesse, qui croit son dernier jour venu, lui fait la confession suivante :

Biau fils, voulentiers, sans détri (sans retard)
Quant espousé m’ot vostre père,
Je fu lonctemps sanz estre mère
Et sanz enfant nul concepvoir
Dont souvent me courrouçay, voir.
Et tant qu’une foiz en mon lit
Où me gisoie par délit
Pour ce que seule me vi estre
Par ire dis : puisque Dieu mettre
Ne veult enfant dedans mon corps
Sy li mette le dyable lors.
À celle heure, e celle foiz
Revint vostre père du boiz
Qui me trouva toute esplourée
Pour moy courroucée apaisier
Me prit doulcement à baisier
Et là fustes vous engendré.

Cet aveu fait rentrer Robert en lui-même. Il se voit en grande aventure d’être damné. Il forme le projet d’aller à Rome où il confessera tous ses péchés et méfaits au Pape. Comme ses compagnons de débauche le raillent sur sa subite conversion, il tire son épée et les frappe l’un après l’autre. Il dit à Rigolet :

Toy premier aras ce lopin,
Passe ! et toy giste là Lambin :
Entre vous autres passerez
Par mes mains, voir n’eschapperez,
Icy mourrez tous !...
C’est faict ! Or, dormez là voz sommes
Désormais serez preudes hommes.

Voici Robert à Rome. Il repousse les sergents qui tentent de s’opposer à son passage, et il arrive auprès du Saint-Père. Sa réputation l’avait précédé ! Le Pape lui refuse l’absolution et l’envoie se confesser à un saint ermite qui lui imposera une pénitence exemplaire.

Il fait ainsi à l’ermite le résumé de ses crimes :

...Afin que vérité die
Je sui Robert de Normandie
Qui touz les maux du monde ai fait ;
Car premièrement j’ay, de fait,
Les abbayes dérobées
Et plusieurs nonnains violées,
Maint homme à povreté livré.
J’ay pis fait, dont je me remors :
Par moy furent sept hommes morts,
Hermittes qu’une fois trouvay
En un bois ; là tous les tuay.

Dieu et Notre-Dame inspirent l’ermite, qui impose à Robert la pénitence suivante : il contrefera le fou et le muet et il ne mangera que les morceaux qu’il aura disputés aux chiens. Robert se revêt de haillons et cherche un abri sous l’escalier du palais de l’Empereur de Rome, où il repose au milieu des chiens. Il refuse les mets que lui offrent par pitié les serviteurs du palais ; mais lorsqu’on jette un morceau au chien Louvet, son compagnon de gîte, il s’en empare et ils le partagent ensemble. L’Empereur s’amuse de ce fou, regrettant bien que son mutisme le prive du plaisir de lui faire conter son histoire.

Cependant on vient annoncer à l’Empereur que les Sarrasins ont fait une descente dans ses domaines et qu’ils s’avancent sur Rome, après avoir battu les soldats envoyés contre eux. On fait crier l’arrière-ban :

Or, escortez petiz et grans
L’emperere savoir vous fait,
Que chascun se tiengne de fait
Armé et tout prêt pour combatre ;
Ces païens se veulent embatre,
Mais sont venuz en ceste terre
Et la veulent pour eulx acquierre.
Pour ce l’empereur à touz mande
Son arrière-ban et commande
Aussy bien au clerc comme au lay
Que chacun s’arme sans délay.

L’ange Gabriel apparaît à Robert et lui dit de porter aide aux chrétiens, mais sans se faire connaître. Il trouvera en un lieu qu’il lui indique une armure blanche qu’il déposera secrètement après la victoire. Robert triomphe en effet des Sarrasins, mais il est blessé à la cuisse. L’Empereur offre la main de sa fille au héros qui a sauvé l’Empire, quand il se sera fait connaître.

Mais que le fer il li apporte
D’un glaive et qu’aussi monstrer puisse
La plaie du fer en sa cuisse,
Et qui faire ainsi le pourra
Avec sa fille li donra
L’emperere, et le fera sire
De la moitié de son empire.

Le sénéchal, alléché par cette promesse, se présente comme le vainqueur des païens. Il a revêtu une armure blanche et il montre le fer arraché de sa plaie. Mais la fille de l’Empereur, qui a tout vu, révèle à son père, au Pape et à toute la cour la supercherie du sénéchal et le courage du fou. Le Pape veut forcer Robert à l’aveu de sa belle action, mais le pénitent reste dans son rôle et refuse de quitter la paille sur laquelle il est couché. C’est alors qu’arrive l’ermite, qui lui dit :

Robert, Robert, bien vous congnois...
Surnom soûliez avoir de Dyable ;
Mais Dieu le père espéritable,
Quand vit vostre dévocion
Et vostre grant contricion,
M’ammonesta que vous chargeasse
Qu’estre muet vous commandasse
Et que comme fol alissiez,
Ne de riens vous ne mangissiez
S’aux chiens ne le poviez tollir ;
Et pour ce qu’avez sans faillir
Porté ceste grief pénitence,
Diex, qui toujours les bons avance
Et où bonté maint infinie,
Veult qu’elle soit en vous finie.
...
Car tous vos péchiez vous pardonne.

Robert, au comble de ses vœux, épouse la fille de l’Empereur, et le Pape bénit cette union, dont tout le paradis est en joie.

Ce mariage, qui conclut le drame, n’est pas dans le roman en vers du XIIIe siècle. Là, Robert pousse la contrition jusqu’au bout. Il se fait ermite, et quand il meurt en odeur de sainteté, les habitants de Rome enlèvent son corps et le transportent en grande pompe à l’église de Saint-Jean de-Latran. Au lieu de perpétrer des crimes, le bandit mort fait des miracles ; au lieu de l’appeler Robert le Diable, on l’appelle saint Robert, et il prend place dans la légende des agiographes normands.

 

 

X

 

On peut voir qu’il y a réellement dans ces drames du XIVe siècle, tout imparfaits qu’ils soient, une certaine invention et un parti pris de quitter la tradition conventionnelle des mystères liturgiques.

La convention fait ici place à la réalité. Ce sont des personnages comme nous, avec les idées et les costumes de leur temps, avec leur langage, leurs préjugés, qui se substituent au calendrier des saints et aux personnages fictifs. Nous entrons de plain-pied dans le monde des chevaliers, dans le monde des bourgeois et des manants ; nous voyons revivre l’histoire héroïque et légendaire. Le roi Othon, la trahison de Bérenger, le combat en champ clos, la justification de la Reine constituent tous les éléments d’un vrai drame chevaleresque tel que nous l’entendons aujourd’hui. Le drame rustique de la dame Guibourg offre un tableau bien autre et tout aussi vrai. Les moindres détails qui le composent, la conversation des voisins à propos du cercueil, les silhouettes de l’exécuteur Cochet et du bailli goguenard, ce compère mêlé à tout propos à la terreur que provoque l’apprêt du supplice, sont des touches très curieuses, aussi fermes que variées. L’histoire d’Amis et d’Amille est très touchante, et Robert le Diable est une figure dramatique d’une énergie extrême, malgré la raideur de ses lignes, qui la font ressembler à un panneau historié des premiers maîtres florentins.

Il n’y a pas à douter. Dans cette branche de l’art, comme dans toutes les autres, le siècle entrevoit le perfectionnement, et il y marcherait à grands pas s’il n’était arrêté par des guerres continuelles. À cette époque, les Anglais furent aussi funestes aux idées en France qu’ils le furent aux personnes et aux biens.

Cependant, les études latines avaient été reprises aux bonnes sources on avait traduit en français Tite-Live, Cicéron, Salluste, Ovide Suétone et même Aristote, d’après un texte latin. Charles V avait fondé la bibliothèque de la tour du Louvre. Froissart, malgré ses incorrections avait su donner à son style une grâce naïve qui nous enchante encore aujourd’hui.

Il y a bien quelques réserves à faire pour cette langue du XIVe siècle, que les philologues appellent une décadence relative entre l’idiome du XIIIe siècle, qui représente la fin de l’ancienne grammaire, et l’idiome du XVe, qui est le commencement de la nouvelle. Mais, toute transitoire qu’elle soit, la langue du XIVe siècle exprime encore très nettement les idées qu’elle veut émettre. Sans les malheurs du temps, le XIVe siècle aurait pu servir de point de départ à une ère littéraire toute nouvelle.

Toujours est-il qu’il y a là un théâtre appartenant en propre au XIVe siècle, comme il y en eut un au XIIIe siècle, ouvre des ménestrels du nord de la France. D’après les quelques précieux documents qu’a déjà retrouvés la persévérante recherche des bibliophiles français, persévérance qu’on ne saurait trop louer et encourager, on peut juger de ce que sera cette œuvre quand elle apparaîtra dans son ensemble. Que d’argent officiel dépensé depuis plusieurs siècles pour d’oiseuses recherches à propos d’un amas de briques romaines insignifiant, dans telle ou telle province asiatique, et que de trésors concernant notre histoire nationale qui dorment non catalogués dans les cartons de nos bibliothèques publiques ! M. Paulin Paris avait commencé à ses frais un catalogue des manuscrits de la Bibliothèque impériale, et après quelques volumes publiés ; il s’est vu contraint de priver la science de ce guide indispensable que lui seul pouvait mettre en ordre les manuscrits des derniers volumes achevés sont encore entre ses mains.

 

 

CHAPITRE VI : XIVe SIÈCLE - THÉÂTRE NÉERLANDAIS

 

Le curieux mouvement dramatique que nous venons de voir se produire en France au XIVe siècle a lieu également dans les Pays-Bas. On a retrouvé de nos jours à la bibliothèque de Bourgogne, à Bruxelles, cinq comédies ou drames de cette époque suivis d’autant de farces. Les grandes pièces sont intitulées : Abele spelen (Jeux habiles) ; les autres : Sotternien (Sotties). Elles furent imprimées en 1837-38 à Breslau, dans le recueil appelé Horœ Belgicœ. MM. Serrure placent la composition de ces pièces entre 1280 et 1320, et le professeur Jonckblœt de Groningue émet la même opinion dans son histoire de la littérature néerlandaise. Ces messieurs jugent de la date de la composition par l’âge qu’ils attribuent à l’écriture du manuscrit, moyen dangereux et peu sûr. Il est facile par un autre moyen qui ne trompe jamais, par l’analogie, de reconnaître que les Abele spelen sont contemporains des Miracles de Notre-Dame. Le recueil belge formait probablement le répertoire d’une compagnie de rhétoriciens, comme les Miracles de Notre-Dame formaient le répertoire d’un chapitre ou d’un collège.

Les deux collections sont positivement du XIVe siècle et non du XIIIe, dont le caractère est tout autre, nous l’avons vu par le répertoire des Trouvères.

Voici les titres des pièces contenues dans le manuscrit de la bibliothèque de Bourgogne : 1° Esmorée, drame, suivi d’une sottie intitulée : Lippijn ; – 2° Gloriant, drame suivi de Die Buskenblaser (littéralement, l’homme qui souffle dans un petit tuyau), sottie ; – 3° Lancelot, drame ; la Sorcière, sottie ; – 4° Maître pendant trois jours, grande farce ; les Truands, sottie ; – 5° l’Hiver et l’Été, grande pièce allégorique ; – Rubben, sottie.

Quelques-uns de ces Abele spelen méritent qu’on s’arrête un instant à les examiner. Ordinairement, ils commencent par une espèce d’invocation et ils finissent par un discours invitant les spectateurs à ne pas sortir de la salle, car on va, jouer la sottie. La sottie, à son tour, se termine par quelques vers adressés au public en manière de congé. M. Serrure a publié à Gand une traduction française d’Esmorée, l’un des Jeux habiles ; les autres sont restés dans leur texte original.

Cet Esmorée, fils d’un roi de Sicile, constitue un drame dans toute l’acception du mot, et, au point de vue de la facture, c’est un produit identique aux Miracles dont nous avons donné l’analyse au précédent chapitre. On va reconnaître la vérité de ce que j’avance sans m’occuper en rien des indices paléographiques, qui sont des moyens de contrôle toujours défectueux. Les pièces françaises et néerlandaises sont évidemment inspirées par les romans poétiques de l’époque.

L’astrologue du Roi de Damas, maître Platus, ayant appris par son grimoire que le fils qui vient de naître au Roi de Sicile doit un jour enlever la fille de son Sultan, se rend secrètement à Messine et s’empare du jeune Esmorée, que lui livre Robert, neveu du Roi, lequel se trouve ainsi devenir l’héritier de la couronne. Non content de ce premier crime, le prince Robert parvient à perdre la Reine dans l’esprit de son époux, qui l’enferme dans une tour.

Esmorée grandit à la cour du Sultan de Damas, dont il se croit le fils mais, arrivé à l’âge où son cœur commence à parler, il devient amoureux de la belle Damiette, fille du Sultan. Cet amour le plonge dans un chagrin indicible, car il le croit criminel, puisque Damiette passe pour être sa sœur. La jeune fille, de son côté, s’est laissé séduire aux grâces de son compagnon de jeux, et elle lève tous les scrupules d’Esmorée en lui apprenant l’histoire véritable de sa naissance. Esmorée jure de délivrer sa mère de la dure captivité qu’elle subit. Arrivé en Sicile, on le reconnaît à l’étoffe de son turban, qui n’est autre chose que l’écharpe de sa mère, dans laquelle il était enveloppé quand le prince Robert le remit entre les mains de l’astrologue Platus. Grâce à ce signe, moyen tant reproduit de nos jours, Esmorée obtient de son père le pardon de la malheureuse Reine.

Pendant ce temps, Damiette pleure à Damas la longue absence de celui qu’elle aime. Elle se met en route pour venir le chercher en Sicile accompagnée de maître Platus. Esmorée jure à son père qu’il n’aura jamais d’autre femme que Damiette. Le Roi, tout attendri, unit les deux époux, et le prince Robert recevra la punition due à son crime.

M. Victor Wilder dans un excellent article de la revue contemporaine sur les associations littéraires dans les Pays-Bas, loue avec justice et raison son compatriote, le poète du jeu d’Esmorée et il place son œuvre, comme combinaison dramatique, au-dessus des pièces allégoriques des XVe et XVIe siècles. « On est ici frappé dit-il, d’un agencement, d’un développement scéniques qui font presque songer à certaines productions de notre temps. » C’est absolument la même observation que nous avons faite, et que le lecteur aura faite avec nous, en examinant les drames de l’Impératrice de Rome, Robert le Diable, la Dame Guibourg et autres pièces de la collection des Miracles de Notre-Dame. La ressemblance ne doit étonner personne elle prouve seulement jusqu’à l’évidence la contemporanéité des deux productions.

Poursuivons l’examen des Abele spelen non traduits. Je puis le faire, grâce à M. Wilder, qui a bien voulu m’expliquer ces ouvrages, écrits en langue flamande.

Gloriant, duc de Brunswick, est fier de ses avantages physiques et intellectuels ; il cherche en vain une femme digne de lui. Son oncle Gérard de Normandie et Godefroi, l’un de ses chevaliers, tentent inutilement d’ébranler la résolution qu’il a prise de garder le célibat. Il déclare qu’il ne connaît pas une femme à qui il sacrifierait un cheveu de sa tête.

Pourtant, il se ravise bientôt, quand il reçoit le portrait de la princesse Florentine, fille du Rouge-Lion, roi païen d’une province voisine. Gloriant, malgré les prières de son oncle Gérard, part pour la cour païenne, n’ayant d’autres compagnons que son coursier, sa bonne épée et l’écuyer que lui a envoyé la princesse. Dans une rencontre de nuit, les deux amants, unis seulement par les liens de l’âme, se voient et s’aiment d’un amour plus réel et plus positif. Le duc de Brunswick enlèvera la fille du roi païen, car elle lui a révélé que leurs deux existences sont menacées si l’on découvre leur intelligence secrète. Au moment où ils vont fuir, ils sont arrêtés Gloriant sera pendu et Florentine sera brûlée vive. Telle est la sentence irrévocable du Roi. Florentine se fait chrétienne, et le ciel la délivre par les mains de son amant, qui place sur sa tête la couronne de Brunswick.

Nous venons de voir la pièce héroïque voici maintenant la pièce bourgeoise. Un noble homme du nom de Lancelot est amoureux d’une jeune fille du peuple nommée Sandrine. Sa mère lui reproche la bassesse de ses goûts, et lui, il répond que sa passion est telle qu’il a résolu d’épouser Sandrine, car il mourra s’il ne la possède pas. La vieille dame imagine alors un moyen très avancé et très civilisé pour l’époque. Elle livre la jeune villageoise à son fils, bien convaincue que sa passion assouvie, il ne pensera plus au mariage. C’est ce qui arrive en effet. Sandrine, abandonnée, quitte son village et se met en marche, à pied, à travers la forêt. Comme elle se reposait au bord d’une source, un chasseur passe et l’interroge sur son isolement et sur son chagrin. Sandrine conte naïvement sa faute et ses regrets. Le chasseur, exempt de tout préjugé, emmène en croupe la belle fille, qui lui plaît, et il va l’épouser dans sa ville. Mais Lancelot, qui regrette sa chère Sandrine, met son écuyer en campagne pour la découvrir. À force de recherches l’écuyer parvient à trouver le château du gentilhomme chasseur, et il s’y introduit furtivement pour remplir la mission dont l’a chargé son maître. Sandrine peut revenir dans sa contrée ; elle y sera dame et maîtresse ; Lancelot l’épousera devant le prêtre et il réparera par ses bons soins le tort causé à celle qu’il aime toujours plus que sa vie. Mais aujourd’hui que Sandrine est mariée, elle veut rester fidèle à son époux. Voilà ce qu’elle charge l’écuyer de reporter à l’ingrat Lancelot, dont elle ne veut plus entendre parler. Renaud, l’écuyer, ne sait que résoudre. Si son seigneur apprend que Sandrine vit encore, il voudra l’arracher aux bras du chasseur. Pour éviter un malheur, Renaud compose son visage et vient faussement annoncer à son maître la mort de Sandrine. Lancelot tombe alors dans un accès de douleur auquel il ne tarde pas à succomber. C’est ainsi que le ciel le punit de son manque de foi.

Ce système de composition dramatique, qui était sur le chemin du drame, doit avoir laissé d’autres produits que ceux retrouvés jusqu’à présent. L’Angleterre et l’Allemagne n’ont pas dû y rester complètement étrangères, et, même chez nous, il est certain que la Normandie, où furent recueillis les Miracles de Notre-Dame, n’est pas la seule province qui ait à fournir son contingent.

Comme en France, concurremment avec ce nouveau genre de drames, les pièces religieuses eurent leur cours en Néerlande. Le docteur Julius Zacher a publié, dans le deuxième volume de la Revue des antiquités allemandes de Haupt, un Mystère néerlandais qui commence au péché originel et qui s’arrête à la Passion. C’est le seul qui nous reste de cette époque, et encore n’est-on pas bien certain qu’il ne soit pas des premières années du XVe siècle. On ignore aussi si c’est à la fin du XIVe siècle ou au commencement du XVe qu’il faut faire remonter la création en Néerlande de ces associations littéraires appelées chambres de rhétorique, qui prêtèrent plus tard un si grand appui au mouvement religieux de la Réforme dans les Pays-Bas. À l’origine, ces chambras étaient composées exclusivement d’ecclésiastiques. Au XVe siècle, leurs attaques contre la noblesse devinrent si violentes que l’autorité laïque crut devoir lancer contre elles l’interdit. Mais elle se ravisa bientôt et laissa faire, jusqu’au jour où le gouvernement espagnol de Philippe II essaya d’écraser cette couvée de frondeurs hérétiques. L’indépendance des Pays-Bas put seule sauver les rhétoriciens du sort terrible qui les menaçait. L’époque la plus florissante de leur production est le XVIe siècle.

Le quatorzième siècle n’est que le berceau de cette institution. Les pièces, dans les Pays-Bas, se jouaient quelquefois sur la place publique et le plus souvent dans quelque salle d’auberge. Un Frère mineur de ce temps raconte que, dans la ville de Gand, une maison où l’on représentait un de ces ouvrages s’effondra soudainement et causa la mort de cinquante personnes.

La construction et la décoration de ces théâtres nous est parfaitement connue par les gravures qui accompagnent quelques-uns de ces recueils dramatiques. Voici ce que nous montrent les gravures jointes aux textes.

Dans le sens de la profondeur, la scène se divise en deux zones, dont la séparation est marquée par un rideau. « L’action se passait-elle en Sicile, on ne levait que la toile antérieure fallait-il se transporter à Damas, le second rideau venait à découvrir le fond. »

Ce détail, donné par M. Wilder, corroborera ce que nous dirons au chapitre suivant sur l’édification et l’appropriation des échafauds destinés à la représentation des grands Mystères français

 

 

CHAPITRE VII : XVe SIÈCLE - THÉÂTRE FRANÇAIS : LES MYSTÈRES CYCLIQUES

 

Développement des mystères. – Possibilité d’écrire aujourd’hui une histoire du théâtre du Moyen Âge et de la Renaissance sur documents authentiques. – La foi, cause du succès des Mystères.

 

 

I

 

           Le XVe siècle est l’époque du grand développement des Mystères dans presque tous les pays de l’Europe ; c’est l’efflorescence de la composition dramatique comme de la combinaison architecturale. Le style ogival flamboyant apparaît dans les lettres comme sur la pierre des monuments. Il ne s’agit plus de mille ou quinze cents vers, mais de vingt, quarante ou soixante mille. Au lieu de représenter un Mystère en quelques heures, on y emploie plusieurs journées, même une semaine entière, et quelquefois davantage. D’après ces règles nouvelles, on réunit dans un seul ouvrage toute une série de faits qui aurait pu fournir la matière de vingt pièces différentes ce sent de vrais poèmes cycliques, comme l’Iliade, l’Odyssée ou l’Énéide, embrassant toute une période historique ; c’est la Passion de Notre-Seigneur, c’est le Vieil Testament, ce sont les Actes des Apôtres, c’est le poème dramatique de Jeanne d’Arc, récemment retrouvé dans les archives du Vatican.

Le siècle tout entier est, du reste, tourné vers les grande idées ; c’est le siècle de la délivrance de notre sol par la Pucelle de Domrémy ; c’est le siècle où l’on découvre l’imprimerie, l’Amérique et le passage aux Indes parle cap de Bonne-Espérance.

Les drames cycliques, toutefois, sont particuliers à la France. L’Allemagne seule eut son Mystère de la Passion en langue vulgaire très peu d’années après le nôtre. Un manuscrit de saint Gall en a conservé, non pas le texte, mais le scénario. Les Mystères, dans les autres pays de l’Europe, sont de brève dimension. La France connaît aussi ce genre d’ouvrages empruntés à l’Écriture et aux légendes, ou bien aux mœurs temps. Enfin, sous toutes les formes, la production dramatique est partout considérable et incessante.

Le peu de soin apporté à la conservation des manuscrits nous a privés d’une grande partie de ces ouvrages. Les unis ont péri, les autres sont restés enfouis dans les bibliothèques publiques ou particulières. Mais le nombre de ceux qu’on a retrouvés de nos jours en France, en Allemagne, eh Angleterre et dans d’autres pays, suffit pour qu’on puisse écrire à notre époque, et sur documents authentiques, l’histoire de ce théâtre du Moyen Âge et de la Renaissance, si longtemps calomnié parce qu’il n’était pas connu.

C’est au XVe siècle que cette forêt immense des Mystères couvre le sol de l’Europe, et que le regard qui veut l’embrasser dans son ensemble s’abaisse comme frappé de vertige devant cette frondaison luxuriante, qui va se perdre dans tous les points de l’horizon. Ces chênes séculaires abritent encore sous leurs branches de petites plantes incultes, parmi lesquelles quelques violettes et quelques roses au milieu d’un fourré d’épines. Je veux parler des pièces légères, qui, malgré leurs défauts, sont le germe de la comédie.

Nous allons aborder dans leur ordre chronologique les productions dramatiques de tous les pays à mesure qu’elles se présenteront. On trouvera parfois entre elles un grand air de parenté, et l’on se posera une fois de plus cette question : Quel est le peuple créateur, et quels sont ceux qui l’ont imité ? Certes, l’imitation est dans la nature de l’homme, et nous la rencontrerons souvent ; mais il ne faut pas la voir partout dans les masses comme dans les individus. Il y a des idées qui sont congénères, c’est-à-dire qu’elles naissent à la fois sur tous les points de la même latitude, comme font les arbres et les fleurs. En ces siècles reculés, où les relations de pays à pays étaient rares, où la manière de voir et de comprendre les choses était partout dissemblable, nul peuple n’imitait sciemment et de parti pris ; et si la forme du drame religieux apparaît partout à peu près au même instant, c’est que le même sentiment vivait alors au fond de toutes les âmes. Les Persans eux-mêmes eurent leurs Mystères, qu’ils appellent Téaziés (choses de deuil), et que nous examinerons plus loin.

La foi, cette vertu perdue, était le mobile de toutes ces inventions. La foi donnait alors ce mouvement d’expansion, dû aux disputes religieuses, qui l’avaient surexcité.

Un proverbe breton dit, en parlant des Mystères : « Les foules y vont en chantant et en reviennent en pleurant. » On ne peut mieux apprécier l’effet que devait produire sur des populations enthousiastes la représentation des douleurs du Christ et des saintes. M. de la Villemarqué, le traducteur du Grand Mystère breton de Jésus, raconte qu’un chef irlandais devint fou de douleur en voyant représenter ainsi sous ses yeux les tourments du Sauveur. La mort du prophète Mohammed et des imams, martyrisés parles Arabes sunnites, fait naître encore aujourd’hui une émotion profonde chez les populations chéites de la Perse. Nos chrétiens voyaient de leurs yeux, touchaient de leurs mains cette épopée lamentable du calvaire, ces bourreaux tenaillant les fidèles, insultant la croix ; ces démons horribles d’aspect, avec leurs masques rouges, leurs peaux de bêtes et leurs cornes au front, poursuivant et battant les anges aux blanches ailes, à la voix séraphique mêlée aux sons de l’orgue et des harpes, chantant les gloires célestes aux pieds de Dieu et de Notre-Dame. Et tout cela, quand le souvenir des croisades était encore vivant dans les âmes, quand chacun pouvait compter parmi ses ancêtres un soldat tué par les Sarrasins en Palestine ou en Syrie.

La possibilité de tenir des milliers de spectateurs haletants et passionnés devant une représentation qui parfois durait huit jours entiers dit assez quels éléments les Mystères trouvaient dans les âmes. Les drames cycliques religieux sont donc l’expression la plus complète de l’influence du théâtre sur les masses. Les Grecs eux-mêmes, si artistes et si impressionnables, n’ont pas laissé de pareils exemples.

 

 

II - Matériel et mise en scène

 

La représentation d’ouvrages aussi compliqués que les drames cycliques amena nécessairement une grande extension des moyens matériels. Les échafauds étagés en gradins sur les places publiques pour recevoir les curieux, de même que l’appareil de la scène, prirent des proportions en harmonie avec les nouveaux besoins. Le théâtre finit par occuper toute la largeur d’une place, et on l’adossa aux maisons, pour lui donner plus de solidité.

Ici la fantaisie de quelques historiens, qu’on a tenue trop longtemps pour une vérité, va apparaître dans tout son jour.

Les frères Parfait, auteurs d’une estimable Histoire du Théâtre français, en interprétant quelques textes obscurs, imaginèrent une théorie qui a fait fortune puisqu’elle fut admise sans discussion par le duc de la Vallière, par Berriat Saint-Prix, Émile Morice et autres critiques consciencieux. Tout le monde a répété depuis cette erreur. La scène des Mystères, selon cette théorie, aurait eu cinq, six et jusqu’à neuf étages de hauteur, et chacun de ces étages aurait été divisé en autant de compartimentes représentant les diverses localités où se passait le jeu : la crèche, à l’entresol ; Jérusalem, au premier étage ; dans un compartiment du second étage, la maison d’Hérode ; dans un autre, le jardin des Oliviers, etc.

L’absurdité pratique d’une telle organisation n’a pas arrêté les partisans de cette théorie, qui, pourtant, ne résiste pas à l’examen. Figurez-vous, à Paris, une scène jouée au cinquième étage dans une petite chambre ; cette scène vue et écoutée par un spectateur assis sur la place Notre-Dame ! Figurez-vous quarante-neuf compartiments vides, et les acteurs jouant dans le cinquantième. Et quels voyages auraient dû effectuer ces pauvres diables pour parcourir tous ces étages et tous ces compartiments, naturellement munis chacun de sa porte d’entrée. Ajoutez à cela la nécessité d’un système d’escaliers intérieurs, pour mettre en communication ces mansions ou logettes, où se passe l’action de la pièce, et l’impossibilité de faire manœuvrer dans ce théâtre à jour les trappes et les vols indiqués par les manuscrits.

M. Paulin Paris, dans l’une de ses leçons au Collège de France, s’est élevé tout seul, il y a douze ans déjà, contre la fausseté de cette allégation des frères Parfait. Il faisait remarquer à ses auditeurs que, sur cette même scène qui servait à l’exhibition des histoires de l’Ancien et du Nouveau Testament, on représentait aussi les farces, les moralités et les sotties ; qu’à Maître Pathelin, par exemple, succédait souvent une pièce religieuse, et qu’en Angleterre, au siècle suivant, on jouait encore le Triomphant Mystère des Machabées la veille ou le lendemain du jour où l’on avait joué Roméo ou le Songe. L’échafaud à étages superposés ne pouvait certes convenir à la représentation des pièces de Shakespeare.

Le manuscrit du Mystère de la Passion, conservé à la Bibliothèque impériale de Paris (n° 12 536), tranche la question d’une façon désormais irrécusable. En tête de ce manuscrit est une enluminure signée Hubert Cailleau, donnant le pourtraict du hourdement ou téâtre come il estoit quât joué le le Mystère de N.-S. J.-C. On voit là successivement, accolés l’un à l’autre et de front sur une scène unique (en commençant par la gauche, côté du jardin), le Paradis, Nazareth, le Temple, Jérusalem, le Palais, la Maison des évêques, la Porte dorée, le Limbe des pères, l’Enfer. Un petit carré placé devant la porte dorée est appelé la mer et forme un avant-plan. Voilà l’état réel de la scène, juxtaposition et non superposition.

Cet ordre, qui met le paradis et l’enfer aux deux ailes de la scène, est toutefois exceptionnel pour ce qui concerne ces deux emplacements. Le paradis occupait d’ordinaire la partie supérieure qui avoisine le cintre, comme on le voit encore aujourd’hui dans les apothéoses, où les personnages célestes, montés sur un praticable élevé au fond de la scène, nous apparaissent dans un ciel éclairé par des feux de Bengale. L’enfer, représenté par une gueule monstrueuse, d’où s’échappaient les démons, était sous la scène, dans ce que nous appelons le dessous, et communiquait avec un plancher en contrebas, s’avançant dans la salle comme l’orchestre des théâtres grecs. Les démons, espèce de clowns, faisaient sur ce plancher leurs lazzis et leurs évolutions, et ils montaient sur le théâtre principal, comme le chœur des anciens, selon les besoins de l’action. On appelait créneau la barrière qui séparait le public des acteurs.

Les autres enluminures du manuscrit historié par Hubert Cailleau nous font parcourir tout le développement décoratif du drame. Quand la largeur de la scène ne suffit pas, on double le nombre des décors en les surélevant un peu au moyen de praticables, comme on le fait dans nos théâtres actuels. Au besoin, un écriteau indique le lieu où l’on se trouve. Ce système de juxtaposition, qui précéda les changements à vue, se continua jusqu’au premier tiers du XVIIe siècle. En écrivant ces lignes, nous avons sous les yeux les décors de plusieurs pièces de Hardy et de Scudéry conservés aux manuscrits de la Bibliothèque impériale. Certaines pièces anglaises, du temps de Shakespeare, donnent des indications à peu près semblables, et montrent que la scène était habituellement divisée dans sa largeur, au moyen d’un praticable, où les personnages, placés sur la partie supérieure, sont censés au dehors et voient, sans être vus, ce qui se passe sur le plan inférieur, qui est le théâtre. Ainsi, dans le Portrait (the Picture) de Philip Massinger, on lit à tout instant : Ubaldo appears above (Ubaldo paraît en haut) ; Re-enter Corisca below (Corisca rentre en bas) ; Re-enter Ladislaus and others below, etc.

Certes, voilà un système bien simple, opposé à un système bien compliqué. C’est, à n’en pas douter, le nôtre qui est le vrai. Par ce moyen, tout ce qui paraissait inexplicable se trouve expliqué, tout ce qui semblait impossible devient élémentaire et s’applique également aux théâtres fermés, qui ont six toises de large, comme le théâtre de la Trinité, où jouaient, rue Saint-Denis, les confrères de la Passion, et aux échafauds des places publiques, qui ont quelquefois plus de cent pieds d’ouverture. Ainsi, les machines, trappes, vols, etc., dont on faisait grand usage dans ces représentations, deviennent d’un emploi facile, tandis qu’avec le système des étages ces appareils n’auraient pu être employées.

Tous les manuscrits, tous les imprimés de la fin du XVe et du commencement du XVIe siècle, nous montrent dans leurs enluminures ou dans leurs gravures, une scène unique, divisée comme celle de Hubert Cailleau. Aucun n’indique la trace du singulier système inventé par les frères Parfait. Voyez le Térence de Grüninger (Argentine, 1499), voyez le Térence de Roigny (Paris, 1552), voyez le Térence d’Antoine Vérard : toujours la scène unique plus ou moins garnie de décors juxtaposés et non superposés. Quelquefois les toiles de fond et les châssis sont remplacés par de simples rideaux flottants qui entourent la scène et que les personnages soulèvent pour entrer et pour sortir. Cette dernière disposition devait être en usage dans les couvents et dans les maisons particulières, où l’on ne voulait pas s’embarrasser d’un matériel, et on laissait à l’imagination du spectateur le soin de suppléer à ce qui manquait.

Tout ceci rappelle aussi le plan allemand découvert et reproduit par Mone, et dont nous avons parlé au chapitre IV de cette, histoire ; mais le théâtre adossé aux maisons, et les praticables destinés à exhausser au besoin certaines places, comme par exemple la montagne où Jésus fut tenté, le Calvaire, les Limbes, sont déjà des progrès, et il y a loin de ces procédés si simples à la complication inexécutable des théâtres à compartiments superposés.

Le volume de Grüninger nous donne aussi les costumes du XVe siècle dans tous leurs détails, car chaque pièce est accompagnée d’un dessin colorié représentant la principale scène. On sait que le Mystère et la comédie latine se jouaient indistinctement avec les mêmes habits, toujours taillés à la dernière mode. Les personnages saints et les rois de la Grèce portaient seuls le manteau et la robe. Le précieux in-folio nous montre le jeune Pamphilus de l’Andria vêtu d’un beau pourpoint vert et se drapant d’un manteau bleu céleste, sous lequel on aperçoit ses grègues de couleur rosée et ses souliers de velours. La suivante Mysis porte une double jupe rouge sur bleu ; Symo est coiffé d’un chapeau de velours noir et s’enveloppe dans les plis d’une longue cape de couleur azurée. Davus est court-vêtu ; Chramès traîne derrière lui la queue d’une robe à fourrures. Dans l’Eunuque, nous voyons Parmeno coiffé d’un chapeau à longues plumes. Le vieux Lachès porte une perruque avec front de carton, dont on aperçoit la suture marquée d’une raie noire à l’endroit de sa jonction avec le front naturel. Les costumes des personnages hors nature permettaient seuls aux acteurs de donner carrière à leur imagination, et ils en usaient largement. Les diables surtout excellaient dans l’invention de leurs parures infernales. Ils abusaient surtout des masques dont ils se coiffaient plusieurs parties du corps, afin de mieux prêter à rire. La queue qu’ils traînaient derrière eux, et sur laquelle les camarades marchaient à tout propos, pour provoquer le brouhaha, affectait les formes les plus bizarres et quelquefois les plus indécentes. Certaines sculptures sur bois et sur pierre, que l’on voit encore dans les églises, reproduisent des scènes analogues ; il ne paraît pas pourtant que le clergé y ait jamais trouvé un sujet de scandale.

La dépense du seul chef du vestiaire devait être considérable, car certains grands Mystères employaient plusieurs centaines de personnages parlant sans compter la figuration. Une ordonnance de 1516 règle toute l’organisation intérieure de ces associations, qui donnaient des représentations de Mystères sur les places des villes. Quoique postérieure au XVe siècle, nous lui emprunterons les détails de sa réglementation, qui n’avait fait que constater ce qui existait depuis longtemps et partout.

 

 

III - Organisation, dépense et recette d’un Mystère d’après le Règlement de Valenciennes

 

Toute personne faisant partie d’un jeu devait d’abord bailler un écu d’or pour subvenir aux dépens, répondre de ses faits et gestes, et acquérir un droit de part dans les bénéfices, s’il y en avait. Ce bénéfice devait se répartir en deux portions, la première pour les joueurs ayant déboursé leurs deniers, l’autre pour tous les joueurs indistinctement qui avaient pris part au Mystère et qui ne voulaient pas courir les chances de l’entreprise. Chaque acteur qui s’était engagé jurait sur l’honneur de ne pas se dédire, sous peine d’amende et de prison.

Le budget des recettes se composait d’abord de la première mise des joueurs (un écu d’or pour chacun), puis du droit perçu sur les spectateurs, ou des offrandes données par les municipalités ou par les spectateurs eux-mêmes, selon les villes où le spectacle était ou gratuit ou payé. En dernier lieu, on revendait la défroque du jeu. Chaque spectateur payait à peu près un liard ou six deniers pour entrer dans la place, et à peu près autant pour monter sur les hourdements ou gradins. Dans une représentation qui eut lieu à Angers en 1486, le produit fut de 5 409 livres, et la dépense de 4 179 livres ; balance, 1 230 livres de bénéfice que se partagèrent les joueurs, après toutes factures réglées. Ceux qui manquaient aux répétitions, ou, comme on disait, aux recors, payaient, d’après le règlement de Valenciennes, une amende de trois patars, ou de six patars s’ils s’absentaient le jour du jeu. Les acteurs pouvaient se procurer sur place, s’ils avaient soif ou appétit, vin, cervoise forte et petite, et tout ce qui était nécessaire, mais en payant. Les anges-figurants recevaient six deniers ou un liard par représentation. On sait qu’à cette époque les femmes n’avaient pas encore fait leur apparition sur la scène. Tous les rôles féminins étaient joués par de jeunes garçons. La première actrice que l’on vit sur le théâtre en France y parut sous le règne de Henri III, après l’exemple donné par la troupe italienne que le Roi avait appelée à Paris.

Voici un autre budget de Mystère tiré des registres de la ville de Romans, et relatif à la représentation d’une pièce en l’honneur des trois saints patrons de la ville saint Severin, saint Exupère et saint Félicien. Cette pièce était intitulée le Mystère des trois Doms (des trois seigneurs). On doit la publication de ce manuscrit aux soins de M. Giraud. Il fut édité à Lyon, par Perrin, en 1848.

Outre les gradins pour le public, il y avait à Romans 84 loges fermant à clef, contenant chacune douze personnes. Ces chambres ou loges furent louées à raison de trois florins la chambre, pour les trois jours que dura le jeu. Le florin d’alors valait 14 francs 77 centimes de notre monnaie d’aujourd’hui. Les autres places se payèrent un sol chacun des deux premiers jours, est un demi-sol le troisième. Le produit total s’éleva à 680 florins, et à 738 florins après la revente de la défroque. Il resta à la charge du chapitre et de la ville la somme de 998 florins. Perte : 1 736 florins en chiffres ronds, représentant 14 920 francs de notre monnaie. Le chanoine Pra, auteur de la pièce, avait reçu pour son travail 255 florins soit 2 190 francs. Il y avait pour 156 francs de papier et de copie, pour 5 545francs d’échafauds, pour 5 627 francs de décorations et machines. Une bizarrerie de ces comptes, c’est une somme de 7 florins baillés à maître Chevalet pour corrections faites au poème du chanoine Pra.

Maître Chevalet était un célèbre auteur de Mystères, à qui l’on doit une vie de saint Christophe, imprimée à Grenoble. La représentation des Trois Doms est de 1509. Nous la faisons pourtant figurer ici, pour ne pas interrompre l’ordre de nos matières. La chronologie des idées ne se taille pas toujours, année par année, sur celle des faits. Dans le reçu qu’il donna de ces sept florins à messire Combez des Coppes, noble romanais qui lui fut député à Vienne, pour lui faire radouber le travail du chanoine (c’est l’expression qu’on emploie), Chevalet parle aussi du rhabillage de certains passages du rôle de messire Combez des Coppes, qu’il exécuta au juste prix d’un teston (11 fr.). La quittance est annexée au compte général.

Le jeu d’un Mystère était toujours précédé d’une annonce ou d’un cry qui se faisait en grand apparat dans les rues de la ville. Les amateurs qui désiraient prendre des rôles étaient invités à venir passer un examen devant les surintendants du jeu. Ce cry donnait lieu à un cortège qu’ouvraient des trompettes et un piquet de sergents et archers. Les directeurs et entrepreneurs du Mystère formaient le centre de la cavalcade, et un nombre infini de bourgeois, tous montés, fermaient la marche. L’un des entrepreneurs prononçait un discours en vers pour engager les aspirants acteurs à se présenter devant leurs juges au jour indiqué.

Le cry était indépendant de la monstre, qui se faisait quelques jours avant la première représentation, et où tous les acteurs paraissaient, à pied ou à cheval, dans leur costume de théâtre.

Les rôles dans les Mystères n’étaient pas de courte haleine, car il s’agissait (dans la Passion, par exemple) de se répartir environ 40 000 vers. Le rôle du Christ en contenait pour sa part plus de 3 400. Outre le travail de mémoire et la fatigue, il y avait aussi à craindre les accidents. À Metz, un curé qui représentait Jésus manqua de mourir en croix. Les diables régalaient de coups de bâtons, quelquefois bien appliqués, les pauvres âmes qu’ils poursuivaient dans tout le parcours de l’échafaud.

L’entrée en enfer par la gueule du dragon devait aussi être féconde en chutes et en égratignures. Le rôle de Judas était certainement peu recherché, car ce personnage courait de réels dangers, et le public ne ressentait aucune pitié, même quand on faisait semblant de lui ouvrir le ventre et qu’il en sortait un corbeau vivant qui s’envolait en croassant.

Dans les villes de province, les échafauds furent maintenus jusqu’à la fin du XVIe siècle. À Paris, on n’en fit guère usage que dans les circonstances extraordinaires, depuis l’année 1402, époque où le roi Charles VI accorda un privilège exclusif aux Confrères de la Passion. Les Confrères, comme on sait, jouaient leur répertoire dans un théâtre fermé, situé dans la rue Saint-Denis. Les représentations avaient lieu de midi à cinq heures, sous la surveillance des sergents du prévôt de Paris. Leur salle ne comptait que 21 toises de longueur sur 6 de large. Les clercs de la basoche et les Enfants Sans-Souci, dont noue parlerons plus loin, firent une concurrence redoutable aux Confrères, quand ils introduisirent le profane dans le sacré. Nous verrons, au chapitre suivant, cette nouvelle forme de la pièce dramatique.

Ces deux associations, qui auraient dépassé en licence les diatribes d’Aristophane, si le Parlement n’était pas intervenu dans l’occasion, donnèrent pourtant naissance à la comédie en France, comme les Confrères de la Passion donnèrent naissance au drame. Tout ce travail intérieur, cette fermentation d’une grande idée qui cherche sa voie sans la trouver encore, eut lieu pendant le cours du XVe siècle.

Nous allons suivre ce mouvement avec autant d’ordre et de clarté que nous pourrons le faire.

 

 

IV - Le Mystères de la Passion

 

Beaucoup de drames du moyen âge portent ce titre, mais le seul qui ait obtenu un succès séculaire, et qui mérite ce succès, est le Mystère généralement attribué au très éloquent et scientifique docteur maître Jehan Michel. À vrai dire, Jehan Michel profita d’un travail antérieur ; il retoucha, refondit ou écrivit à nouveau, selon son bon plaisir, la pièce primitive d’Arnoul Gréban. Ne lui marchandons pas sa gloire.

Sans entrer dans la question très controversée de savoir si Jehan Michel était un évoque ou un médecin, nous dirons seulement que la date de que porte la première édition dé son drame, n’implique nullement que ce drame n’ait pas été représenté bien longtemps avant cette date. On doit se souvenir que l’imprimerie n’avait été introduite à Paris qu’en 1470. En 1437 on avait déjà joué le Mystère de Jehan Michel et d’Arnoul Gréban, à Metz, sous la direction de l’évêque Conrad Bayer, devant toute la noblesse de la Lorraine et des cercles du Rhin. Au curé de Saint-Victor de Metz était échu le rôle du Christ, et celui de Judas était rempli par Jehan de Nicey, chapelain de Métrange. À Angers, cette même Passion fut jouée plus tard avec beaucoup de triomphe et de magnificences, mais elle avait déjà fait son tour de France avec le même résultat.

Cet ouvrage, véritablement cyclique, puisqu’il embrasse toute la vie de Jésus, ne compte pas moins de 87 tableaux, et il dépasse 40 000 vers. Il est divisé en quatre journées, mais il fallait huit jours pleins pour représenter ces quatre divisions. C’est ce que nous affirme un manuscrit de la bibliothèque de Reims, relatant une représentation qui eut lieu dans cette ville, et qui est mentionnée par M. Louis Paris dans son Histoire des tapisseries et toiles peintes. Il y est constaté que pendant ces huit jours le spectacle commença à huit heures du matin et dura jusqu’à sept heures du soir. Quelques-uns des acteurs avaient des buffets tout couverte de vaisselle d’argent et bien ornés et faisaient présenter vins et fruits en leur nom. On n’oublie pas que parmi les acteurs des Mystères, on comptait les principaux personnages de la ville.

Les frères Parfait ont publié une analyse très aride du Mystère de la Passion. Celle de M. Louis Paris, qui accompagne sa description des toiles peintes et tapisseries de la ville de Reims, est beaucoup plus étendue et plus claire. Sans recommencer ce travail, nous allons donner une idée suffisante du drame original à ceux qui n’auront pas le courage d’affronter l’œuvre colossale signée du nom de maître Jehan Michel. Il est regrettable.que ce monument unique de notre littérature dramatique n’ait pas été publié à nouveau, car les éditions anciennes deviennent d’une rareté extrême et d’un prix exorbitant. J’en ai rarement vu un exemplaire intact et complet.

Au lieu de nous noyer dans cet océan qui embrasse toutes les Écritures et dont l’ensemble est insaisissable, attachons-nous aux principaux épisodes de cette composition gigantesque et tâchons d’en faire comprendre la haute valeur tant au point de vue littéraire que sous le rapport historique et philosophique.

 

 

V - L’épisode d’Hérodias

 

Au moment où le drame de la Passion fut représenté pour la première fois à Paris, la reine Isabeau, femme du roi Charles VI, scandalisait l’Europe par le commerce adultérin qu’elle entretenait avec le duc d’Orléans, frère de son mari. Juvénal des Ursins rapporte qu’un moine, un notable homme, lequel à ce faire fut commis, prêcha contre la Reine et ses femmes, ce dont elle fut très mal contente. Le poète de la Passion place dans la bouche de saint Jean, comparaissant devant Hérode-Antipas et la belle Hérodias, un prêche bien autrement cruel que celui du moine de Juvénal des Ursins, et ce prêche, débité devant tout le peuple de Paris, retombant d’Hérodias sur Isabeau de Bavière, prenait plus de force encore dans l’approbation que lui donnait le sentiment public. Saint Jean venait donc trouver le tétrarque de Galilée et lui disait en face :

Sire, Dieu te doint bonne grâce,
Je viens devers ton tribunal
Pour te remonstrer le grant mal
Où ta folle plaisance tend,
Dont tout un peuple est mal content,
Et Dieu premier car quant au point
Je te dy qu’il n’appartient point
La femme ton frère tenir.

La belle Hérodias relevait fièrement par un mot l’attaque de l’ascète : « Il a tant jeûné qu’il ne lui reste plus de cervelle. » En somme, on livrait le Baptiste aux gens d’Hérode, qui le menaient en prison. Quel devait être l’effet produit par une telle scène ? Quelle impression sur le public ! quelle fureur parmi le parti de la cour ! Le duc d’Orléans était peut-être présent. La reine elle-même, qui sait ? Et le duc de Bourgogne ne devait-il pas, par ses applaudissements et par ceux de sa nombreuse compagnie, ajouter encore à la gravité de cette allusion terrible ? Peut-être, comme le moine prêcheur de Juvénal des Ursins, l’auteur anonyme du premier Mystère de la Passion, joué devant la cour de Charles VI, avait-il été commis à ce faire par le terrible Jean-sans-Peur. Mais abandonnons la trace de cette première version, aujourd’hui perdue. C’est l’œuvre de Jehan Michel qui doit seule ici nous occuper.

Le jour arrive de la vengeance d’Hérodias. Le tétrarque célèbre dans son palais l’anniversaire de sa naissance. Hérodias, pour ajouter un épisode à la fête, invite Florence sa fille à danser devant Hérode et ses convives, et, pour prix de son talent et de sa bonne grâce, Hérode jure de lui accorder la faveur qu’elle lui demandera. La jeune fille, prévenue par sa mère, répond au souverain de Galilée :

Je demande pour toutes choses,
En ce plat que j’ai préparé,
Le chief hors du corps séparé
De Jehan que l’on nomme Baptiste.

Hérode déplore la nécessité où il se trouve. Toutefois il se résout à tenir sa parole engagée, et il dit à son satellite :

Grongnart, va tost, si le décolle,
Que jamais n’en oyons parler.

Et, accompagné de Florence, le tyran Grongnart se rend à la chartre où le Baptiste est enfermé :

Çà, maistre (lui dit-il), çà, saillez dehors !
Vecy vostre dernier metz
Dont vous serez servi jamais ;
Baissez-vous, vous êtes trop hault.

Saint Jean s’agenouille et fait sa prière. Florence s’éloigne de quelques pas, et quand le bourreau a frappé, elle prie Grongnart de mettre la pauvre tête sanglante sur le plat d’argent qu’elle a apporté, car elle ne l’ose recueillir ; puis elle va offrir ce présent à sa mère, assise encore au milieu des convives. Hérodias, l’écume à la bouche, les yeux enflammés, injurie la dépouille du saint, et elle frappe d’ung couteau sur le front de Jehan, et le sang en sort. L’âme du précurseur descend dans les Limbes, où elle doit attendre le jour de la miséricorde. Les anges Michel et Raphaël chantent ses louanges dans le paradis, pendant que les convives d’Hérode, épouvantés de ce qu’ils ont vu, sortent de la salle du festin et se dispersent par la ville. Cet épisode clôt, de la façon la plus dramatique, la première des quatre journées du Mystère de la Passion.

 

 

VI - La légende de Judas dans le Mystère de la Passion

 

Le curieux épisode de Judas qui se développe au troisième acte de notre Mystère est tiré d’une ancienne légende dont la source ne nous est pas connue. Cette légende est romanesque au plus haut point.

Les auteurs légendaires, poètes ou prosateurs, avaient pour coutume de suppléer aux lacunes des Écritures, et même de l’histoire profane par des inventions destinées à augmenter l’intérêt du récit. C’étaient des broderies de leur imagination dont ils encadraient, pour les faire mieux valoir, les scènes de la réalité. Le drame puisa nécessairement à pleines mains dans ces richesses apocryphes, et la confusion entre le vrai et le faux s’établit à tel point que, pour ce qui concerne les choses saintes, l’Église dut réclamer. C’est en vertu de cette idéalisation de la chronique que toute l’Europe crut fermement, d’après les romanciers, que Constantinople et les lieux saints avaient été conquis par Charlemagne, et que le pape Alexandre le Grand était un nouvel Œdipe un parricide involontaire racheté par la pénitence. La légende de Judas, adoptée par Arnoul Gréban et Jehan Michel, est comme celle du pape Grégoire, empruntée à l’Œdipe antique.

Voici d’abord la généalogie dramatique du personnage. Sa mère, femme de Jérusalem, appelée Cyborée, rêva une nuit qu’elle accoucherait d’un monstre qui, après avoir trempé ses mains dans le sang d’un roi, deviendrait parricide et épouserait celle qui l’avait enfanté.

Aidée de Ruben, son époux, quand cet enfant eut ouvert les yeux, elle le déposa dans une barque et le laissa flotter au gré du vent. La barque aborda sur les côtes d’une île appelée Iscarioth. La reine du pays l’adopta pour son fils. Un autre fils lui étant survenu, elle garda néanmoins l’enfant que le sort lui avait amené.

Judas, jaloux du jeune prince, son compagnon de jeux, le tue après une dispute violente. C’est là la première apparition de Judas dans le drame. Craignant la vengeance du roi. il prend le parti d’aller trouver Pilate, le prévôt de Judée, qui aime les gens hardis et caulx. Le prévôt reçoit Judas parmi ses serviteurs. Un jour que le prévôt s’ennuie, il entreprend un petit voyage, emmenant à sa suite son satellite Barraquin et son intendant Judas. Le hasard les conduit justement sur le domaine de Ruben et de Cyborée. Judas, voyant une si belle profusion de pommiers chargés de fruits, casse quelques branches et fait sa provision dans le champ d’autrui mais Ruben survient qui s’oppose à ce que cet étranger dévaste son bien. Une rixe s’ensuit ; Judas tue Ruben son père, sans le connaître et sans être connu de lui.

Nous voici en plein Sophocle ; c’est Œdipe et Laïus. Nous allons voir Jocaste.

Cyborée accourt tout éplorée demanda justice au prévôt Pilate. C’est un de ses gentilshommes qui a fait le coup. Pilate sent qu’il devrait punir, mais il ne veut pas se priver d’un si bon compagnon, et il trouve moyen d’arranger l’affaire en proposant à Cyborée d’épouser un de ses officiers qu’il ne lui dit pas être le meurtrier de son mari. Refus de la veuve de Ruben ; mais Barraquin lui conseille d’aller se promener sous les grands arbres avec le beau gentilhomme et d’écouter les paroles qu’il lui dira. Suit une scène très adroitement menée, où la veuve, déjà à moitié séduite par le bon air du cavalier, ne se défend plus que faiblement. Elle cède enfin :

Puisque m’en avez sommée,
Combien que grand deuil au cœur sens ;
Soit donc la chose consommée,
Au mariage je consens.

Un temps quelconque se passe.

Cyborée adore son nouvel époux, mais elle démêle dans son propre cœur des pressentiments qu’elle ne peut s’expliquer. Judas la rassure en vain ; elle veut savoir qui il est, d’où il sort :

Où prîtes-vous votre naissance ?
Dont êtes-vous ? Né de quel lieu ?
Êtes-vous Gentil ou Hébrieu ?

Judas s’étonne de cette curiosité tardive. Il raconte qu’il est de l’île d’Iscarioth.

– Eutes-vous jamais cognoissance
Qui, quel homme fut votre père ?
– Certes, non.
– Et de votre mère ?
– Tous deux moururent, moi étant
En bas âge, petit enfant.
...
La bonne royne me nourrist,
Et pour fils adopté me prit.
– Quel âge avez-vous ?
– Environ trente-cinq ans.

Cyborée redouble ses questions, et elle arrive enfin à la triste conviction qu’elle a devant les yeux le fils dénaturé dont le ciel lui prédit dans un songe la venue au monde et les forfaits.

Elle n’ose pourtant confier à Judas le terrible secret mais il la presse si fortement de s’expliquer que l’aveu lui échappe enfin. C’est Judas qui se désole à son tour, et son chagrin ne connaît plus de bornes quand il apprend que, sans le savoir, il a tué son père. Pourtant il ne désespère pas du pardon, car sa faute a été involontaire. Cyborée va sacrifier dans le temple pour implorer la miséricorde céleste. Judas pense à Jésus qui prêche en tous lieux la parole du Seigneur. Il ira vers lui pour qu’il lui pardonne. Il part, mais sa conscience le suit. Le remords consume ses nuits. « Je suis le malheureux Judas, s’écrie-t-il la terre me repousse, le ciel m’accuse ! Maudit soit mon corps, maudite mon âme et maudite l’heure où je suis né ! Je tuai le fils de la reine qui jadis me fit tant de bien. Ô mauvais meurtrier que je suis ! Après je tuai mon père et puis j’épousai ma mère. Mais ma faute peut être excusée, car j’étais ignorant de ces choses. »

Judas vient se jeter aux pieds de Jésus. Il demande à être reçu au nombre de ses disciples, et pourtant il confesse son indignité en disant :

Le pire suis, je croy, qui soit.
Aujourd’hui vivant sur la terre.

Après avoir entendu sa confession, le Christ le reçoit parmi les siens :

Tu auras miséricorde
Et dès maintenant te l’accorde,
Et veulx que tu sois le boursier
Désormais et le dépensier
De tout ce qu’on nous donnera :
L’argent par tes mains passera.

En vertu de sa nouvelle charge, Judas prélèvera le dixième des sommes perçues pour subvenir aux besoins de sa famille. Il jure, étant pardonné, de vivre toujours vertueusement. En dépit de ses belles promesses, la mauvaise nature de l’Iscarioth reparaît bientôt. Il se lasse de la vie d’apôtre, courant les champs et vivant d’aumônes, quand il pourrait goûter les douceurs de la fainéantise dans quelque palais de grand seigneur. « Après tout, qu’est-ce Jésus qui nous mène par des déserts, toujours pauvres et affamés ? C’est à lui trop d’arrogance d’avoir douze gens de bien pour le servir. » L’intendant reconnaît la sottise qu’il a faite et il compte la réparer à la première occasion. C’est dans cette disposition d’esprit que Satan vient le tenter. Ce prototype anticipé du Méphistophélès s’y prend absolument de la même manière, par la persuasion diabolique.

Il aborde Judas et lui dit :

Judas, tu as je ne scay quoy
Qui te tient en grand pensement !
Pourquoi vis-tu si povrement ?
Décline-moi ta volonté :
Tu endures nécessité,
Tu meurs de faim le plus souvent,
Tu t’en vas par pluye et par vent
Et es presqu’aussi nu qu’un ver ;
Tu gèles de froid en hyver,
Tu brusles de chaud en esté.
Tu n’as rien qu’en mendicité.
Meschante povreté te gâte.
Du temps que tu servais Pilate,
Tu entretenais les seigneurs
Et avois des biens et honneurs,
Ainsi comme ung homme de bien :
Mais maintenant tu n’as plus rien,
Car tu sers un si povre maistre
Qu’à peine il a de quoi se paistre...

Belzébuth et Bérith, deux autres démons, viennent en aide à Satan, et, mis au pied du mur par leurs arguments, l’Iscarioth se décide à livrer son maître aux Juifs. Il a bien encore quelques soubresauts de conscience, mais ses combats ne seront plus longs, et il court au Conseil des princes de la loi, où il fait son marché. C’est alors que Satan s’attache à lui pour l’empêcher de retourner en arrière :

Achève, ne te repens point,
Va le trahir, poursuis ce point ;
Tu as lieu, temps, gens et puissance.
Ne te chaille de la conscience :
En advienne ce qu’il pourra.

Il soupire et voit où l’esprit du mal le conduit.

Hélas ! (dit-il) povre méchant Judas,
Advise quel guide tu as !
Regarde qui meult ta pensée :
Le diable te tient en ses lacs.
Meschaut traistre, larron, hélas !

L’intérêt et la haine l’emportent pourtant, et il se décide irrévocablement à son œuvre d’iniquité :

Oui, par Dieu ! mon maistre mourra !
Dieu du pis qu’il pourra !

C’en est fait, Jésus est livré. On prépare sa mort. Judas tombe alors dans la désespérance et rend l’argent qu’il a reçu. Pensant bien que son crime ne peut être pardonné, il invoque l’enfer pour qu’il le délivre de la vie. L’esprit des ténèbres lui présente une corde, et il se pend à un arbre après avoir renoncé Dieu et les anges et saint Michel et les archanges, et renié Jésus et la Vierge Marie.

Cet épisode contient réellement de très excellentes parties de scènes. Le personnage de Judas, à peine indiqué dans les livres saints, est ici établi de pied en cap. Il est même analysé à un point de vue philosophique. On a remarqué que le fait brutal ne domine pas tout le caractère. Les nombreux dialogues de Judas avec sa conscience, ses hésitations, ses terreurs, son repentir tardif et sa désespérance finale sont, pour le temps, des développements d’art très intéressants à étudier, et dont, jusqu’à ce moment, nous n’avons pas encore vu d’exemples. Le style aussi a quelque chose de net et d’accentué qui le distingue. Il est pittoresque et d’une correction suffisante pour l’époque.

 

 

VII - La Sinderesse de Madeleine dans le Mystère de la Passion

 

Parallèlement à ces deux sombres légendes, se développe l’histoire de Marie-Madeleine qui repose agréablement l’esprit des spectateurs. On voit déjà dans cette poétique primitive que l’auteur recherche et connaît la puissance des contrastes. Dès la troisième scène de la seconde journée du Mystère de la Passion, on passe de l’évocation du diable renfermé dans le corps de la Chananéenne aux délices du boudoir de la belle Marie de Magdala.

Les filles de chambre Pérusine et Pasiphée l’engagent à se divertir pendant qu’elle est jeune. Elles l’oignent de parfums et lui prodiguent les senteurs pénétrantes du baume d’Égypte, du storax, de la calamite et du musc d’Antioche. Marie se vante de sa naissance, de sa beauté, de ses richesses. Rien d’égal à son château de Magdala, d’où elle a tiré son nom, et dans lequel elle mène joyeuse vie. Peu lui importe qu’on la nomme pécheresse, pourvu qu’il ne se trouve dans le pays ni princes ni seigneurs qui ne soient à ses pieds. Elle prend pour exemple non sa sœur Marthe, mais son frère Lazare, qui mène grand train de chiens et de chevaux. Auprès de cette belle Juive du XVe siècle papillonne un jeune fat, le comte Rodigon, petit-maître de Jérusalem qui ne le cède en rien aux marquis de Molière. Il trouve que Rachel était pleine de majesté, Vasti pompeuse et hautaine, Esther douce et compatissante, mais que Madeleine est sans pareille. On l’introduit dans le boudoir après que la belle a mis sa toque à la polite, ses oreillettes à la mode, et qu’elle s’est inondée de ces bonnes senteurs et pigments qui fleurent comme beaux cyprès. Partout sont dressés tapis et carreaux parfumés, car je veux, dit-elle, qu’on me suive à la trace. Rodigon est reçu à miracle et la visite se passe à échanger de galants propos. Le poète fait même dialoguer à ses personnages une ballade en amours, dont le style raffiné devait ravir les damoiseaux de la cour de Charles VIII. On se quitte enfin, et Rodigon, en prenant congé, donne un baiser à Madeleine et à ses damoiselles.

Quand Marie de Magdala entend parler de Jésus, qui rend la parole aux muets, ouvre les yeux aux aveugles et dit aux paralytiques : marchez ! elle s’informe avec curiosité non des vertus, mais des formes extérieures de cet homme extraordinaire :

Est-il de belle apparence
Bien formé ?
– Le plus beau du monde.
– Quelle face a-t-il ?
– Longue et ronde.
– Et quel âge ?
– Trente-deux ans.
– Barbe et cheveux ?
– Longs et luisants,
Un peu crespés et colourés.

Elle se rend à la prédication où le Nazaréen traite des récompenses et des peines dans l’autre vie. La lumière pénètre soudain dans son âme, et sa conversion est décidée. Elle sait que Jésus dîne ce jour-là chez le lépreux Simon qu’il a guéri. Elle ira lui baiser les pieds et répandre sur lui les précieux parfums qu’elle réservait pour ses toilettes. Ici le poète lui prête un monologue charmant que le manque d’espace m’empêche de transcrire, mais que l’on trouvera dans la seconde journée du drame (scène 23e). Marie s’arrête sur le seuil de Simon. Elle n’ose pénétrer dans la maison et montrer ses plaies à ce médecin des âmes. Est-elle digne, elle, pécheresse désordonnée, de paraître devant la face de ce juste ? Sa présence ne va-t-elle pas porter le scandale dans cette pieuse réunion ? Mais, d’une autre parut, si elle se retire ainsi, ses péchés lui resteront. Elle se décide alors à entrer.

Le reste du rôle de Madeleine se confond dans l’ensemble de l’œuvre générale et cesse d’avoir son caractère particulier. Elle devient, après sa conversion, une sorte de confidente de la Mère du Sauveur, qu’elle emmène en Béthanie après l’ensevelissement.

 

 

VIII - Le rôle de Notre-Dame dans le Mystère de la Passion

 

Le rôle de Notre-Dame, mère du Christ, est touchant dans sa simplicité. C’est une figure un peu raide dans ses contours et qui semble dessinée par les vieux maîtres allemands Wohlgemuth ou Lucas Cranach. On ne retrouve point là les touches fines et raphaélesques de la Renaissance ; on découvre dans les traits du visage de la bonté plutôt que de la beauté, de la tristesse humaine plutôt que de la résignation divine. Elle apprend, la pauvre mère, que son fils bien-aimé doit partir pour aller chercher la mort qu’on lui prépare. Elle le supplie, avec des pleurs dans la voix et dans l’âme, de lui accorder seulement un jour. Il refuse, elle insiste en ces termes :

– Te souviens des grands ennuys
Que pour toy porte !
Je suis femme, Vierge peu forte
Mère piteuse. Reconforte
Doncques mes sens.
...
Je sais que ta vie est briesve,
Mon seul fils, mon espoir, ma joye,
Je te supplie. Que je te voye
Encore ung jour...

Le fils quitte sa mère pour aller accomplir les prophéties. Et quand, avec les saintes femmes, cette mère navrée assiste à l’agonie elle s’écrie, en voyant les tortures du crucifié, qu’elle compare à celles de son âme :

Ne sçay lequel de nous deux porte
Plus de mal, mon cher fils Jésus.

 

 

IX - Le rôle du Christ

 

Le personnage du Christ est traité dignement, sobrement. Il suit de près les textes des Écritures. Le poète ne se permet à son égard d’autre innovation que la mise en scène du pseudo-Évangile de Nicodème racontant la descente du Sauveur dans les Limbes pour en arracher Adam et Ève, les prophètes et les autres justes.

À peine les diables ont-ils entendu frapper aux portes de l’enfer et retentir comme un clairon la voix de Jésus disant : « Princes des ténèbres, ouvrez vos portes » qu’ils sont saisis d’une frayeur indicible. Ils sentent que leur règne est expiré et que la race humaine est dégagée de leurs liens.

 

 

X - Les Diables

 

Les diables sont en grand nombre dans le Mystère qui nous occupe. Ils ont pour mission d’égayer l’auditoire par leurs lazzis et de faire prendre patience à des spectateurs fatigués d’une si longue représentation. Il est vrai qu’il y a des entr’actes ou pauses pendant lesquels les instruments font diversion et reposent les yeux d’une fixité trop prolongée.

Il y a aussi une suspension d’une heure ou deux pour laisser au public le temps d’aller dîner.

Les diables sont : d’abord Lucifer, qui prime Satan en dignité, et qui le traite parfois avec fort peu d’égards ; en second lieu, Satan et Belzébuth, qui paraissent marcher de pair ; puis viennent Cerberus, Astaroth et Bérith. Satan, chargé spécialement de tenter Jésus, et qui échoue toujours est fort torturé par son seigneur et maître Lucifer ; aussi en est-il demeuré tout boiteux. Il est querellé par ses camarades quand il vient les requérir de l’aider dans son difficile office. Cerberus propose de lui faire prendre un bain de plomb fondu. Belzébuth et les autres se contentent de le battre. Satan n’a réellement de chance qu’avec Judas. Le repentir tardif de l’Iscarioth, ou ce qu’on appelle sa sinderesse, oblige bien quelque peu le tentateur à se mettre en frais d’arguments, mais il est passé maître en avocasserie. Il conduit tout droit sa victime à la désespérance, au suicide et à la damnation ; puis il lui extrait l’âme des entrailles et la porte à son maître qui l’attend.

 

 

XI - Les Tyrans

 

Les diables ne sont pas les seuls comiques des Mystères. On voit se dessiner à côté d’eux les acolytes du tétrarque et du prévôt de Judée, ou ce qu’on appelle leurs tyrans. – Brayart, Drillart, Claquedent et Griffon sont les exécuteurs de Pilate ; Roullart, Dentart et Gadiffer, les satellites d’Anne ; Bruyant, Malchus et Dragon, ceux de Caïphe. Grongnart est le confident d’Hérode. Ces garnements ne le cèdent aux suppôts de l’enfer ni pour la méchanceté ni pour le salé des plaisanteries. Au premier rang de ces coupe-jarrets loustics, il convient de placer Grongnart, le valet de chambre d’Hérode. Il commence son rôle par la décollation de saint Jean, ce qui n’est pas mal commencé puis il s’en va prendre son paletoc et sa rapière pour concourir à l’arrestation de Jésus. Ce paletoc, dont le nom fait ici un si singulier effet, était un manteau court à l’usage des gens de guerre (en latin, palla ; en espagnol, paletoque). Grongnart, Bruyant, Drillart et Claquedent frappent à qui mieux mieux Jésus prisonnier et débitent mille quolibets sur son compte. Ce sont eux aussi qui donnent au Christ le roseau et qui lui enfoncent sur la tête la couronne d’épines où ils se piquent les doigts. Ce sont eux qui jouent au sort les vêtements du Seigneur et qui entremêlent leurs jeux de toutes les impiétés possibles. Ils achèvent les deux larrons en leur brisant les os sur la croix, et laissent languir Jésus afin qu’il ait plus de peine.

 

 

XII

 

J’en ai dit assez pour faire comprendre l’importance de ce Mystère de la Passion qu’on peut regarder comme le prototype de tous les Mystères qui furent écrits dans les diverses contrées de l’Europe.

C’est une œuvre très grandiose, un monument unique dans l’histoire littéraire du monde. Parmi ceux qui ont critiqué et plaisanté cette œuvre, combien en conscience se sont donné la peine de la lire jusqu’au bout ? combien, sans s’inquiéter des broussailles, ont pénétré dans le fort de ce bois épais pour eu sonder la profondeur ?

Les épisodes que nous venons de parcourir suffiront, je pense, pour expliquer l’enthousiasme de nos pères et la profonde estime en laquelle les savants tiennent encore aujourd’hui ce poème cyclique de la Passion. L’appareil de mise en scène qui l’accompagne, ce personnel immense, cette profusion de costumes, ce mélange de musique, de danses, de tragédie, de comédie, de farce, devaient entraîner de considérables dépenses, et pourtant toutes les municipalités des villes de France tinrent à honneur de représenter ce drame célèbre.

Le Mystère de la Passion se complète par le Mystère de la Résurrection, composé à peu près à la même époque, et qui se jouait ordinairement à la suite de cette grande épopée. On y voit tour à tour la veillée des chevaliers du Sépulcre, l’emprisonnement et la délivrance de Joseph d’Arimathie, l’onction du corps par les trois Maries, les regrets des disciples, et, pendant le sommeil des chevaliers, l’ange ôtant la pierre du tombeau, et Jésus se levant pour monter dans sa gloire puis les apparitions du Christ à la Madeleine et aux apôtres, et la descente du Saint-Esprit, qui forme le dernier tableau de l’ouvrage. En faisant précéder le grand Mystère de la Passion de celui de la Conception et Nativité, la trilogie se trouve ainsi complète. Elle prépare dignement la série des autres Mystères, comme un majestueux portail donne entrée dans une cathédrale. Malheureusement la cathédrale ne répond pas tout à fait au portail.

C’est ici le lieu de mentionner le grand Mystère de Jésus, que M. Hersart de la Villemarqué a traduit du breton. C’est un livre très curieux, dont l’examen détaillé serait superflu après celui que nous venons de faire. Le Mystère breton est très digne et porte avec lui un parfum de sincère piété. Le personnage du témoin (an test), qui vient au commencement de chaque tableau commenter le texte des Évangiles que la scène va développer, paraîtra un peu monotone, mais il a son cachet particulier. Le caractère de Judas, dans la scène où il dicte au diable son testament, n’est pas assez humain le caractère de la divine Mère du Sauveur l’est peut-être trop. M. de la Villemarqué pense que le drame qu’il publie pourrait être du XIVe siècle ; je le crois postérieur à celui de Jean-Michel, et la preuve que j’en donne, c’est que l’auteur breton s’est approprié les noms des tyrans du Mystère français, qui, certes, ne lui sont pas donnés par l’histoire ; c’est Dragon, c’est Bruyant, c’est Gadiffer, c’est Dentart. On les appelle persécuteurs au lieu de tyrans, voilà toute la différence. La publication de M. de la Villemarqué n’en est pas moins un document des plus précieux pour l’histoire du théâtre.

La conscience publique n’aurait pas été satisfaite si, à la suite de ces souffrances du Sauveur, les poètes ne lui avaient montré la punition des coupables. C’est ce sentiment qui donna naissance à un autre ouvrage non moins curieux, quoique moins littéraire ; cet ouvrage nous allons l’examiner.

 

 

XIII - Le mystère de la vengeance de Notre-Seigneur Jésus-Christ

 

Il s’agit là du trépassement de Caïphe et de Pilate, de la destruction de Jérusalem et de la dispersion des Juifs.

Il a paru des signes qui annoncent les malheurs prochains de Jérusalem. Une épée flamboyante a été vue dans le ciel. Pilate consulte son devin, qui lui prédit une mort violente. Il tombe dans le désespoir et regrette d’avoir ordonné la mort de Jésus. Sa femme, Progilla, cherche en vain à le rassurer. Il craint que l’Empereur ne le punisse pour avoir tué un prophète. Après avoir causé avec les chevaliers du Sépulcre, qui lui affirment la résurrection du Christ, il lui vient une singulière idée : c’est de se procurer la costelle ou la robe que portait Jésus le jour de sa mort, et de s’en vêtir par-dessous ses habillements, pour éloigner le mauvais sort. Métellus, le soldat qui a gagné aux dés cette fameuse tunique sans couture, ne veut s’en dessaisir à aucun prix. Alors le prévôt la lui emprunte avec la ferme intention de ne pas la lui rendre. Ce manque de délicatesse ne tarde pas à lui être fort utile. Mandé à Rome par l’Empereur Tibère pour rendre compte de ses méfaits, Pilate se présente vêtu de la divine robe. Aussitôt la colère de César fond comme neige. Le talisman opère ainsi que dans une féerie. Le maître du monde s’étonne qu’on ait emprisonné un si galant homme, et il le confirme dans ses dignités, au grand étonnement des courtisans, qui s’attendaient à le voir envoyer au gibet. Les ennemis de Pilate soupçonnent la ruse ; ils entourent le prévôt de Judée et le dépouillent de son vêtement magique, puis ils le ramènent devant l’Empereur. Le charme est rompu. Tibère alors se répand en invectives et en menaces contre le meurtrier de Jésus.

« Faulx traistre, chien, qu’as-tu commis ?

lui dit-il. Où as-tu vu qu’on doit supplicier des innocents ? » Séance tenante, Pilate est arrêté, jugé, dégradé et condamné à l’exil, bien heureux d’en être quitte à si bon compte. On le conduit à Lyon, son pays natal (au dire de la légende dont s’est inspiré le drame). Là, le bailly l’envoie sur un échafaud pour faire amende honorable. Puis, lorsqu’il a bien été hué par le peuple, on le replonge dans les geôles, d’où il pense ne devoir jamais sortir. C’est alors qu’il invoque le diable Fergalus, proche parent de Satan et d’Astaroth. Fergalus paraît et l’apostrophe ainsi :

ue diable veulx-tu, homme infâme ?
Comment veulx-tu vivre en tel blâme ?
Tiens, prends ce couteau et t’avance,
Frappe un bon coup parmi ta pance,
Jusqu’au cœur et jusques au foye
Afin que la mort te devoye :
Tu as trop vécu ici-bas.

Resté seul, tous ses crimes lui viennent à la pensée. Comme Figaro, il repasse dans un long monologue sa vie écoulée. Engendré paillardement par une ribaude et un ribaud, il fut envoyé de Lyon à Rome après avoir commis un meurtre. Il. y tua un fils de France. Pour le punir, on le déporta dans l’île de Ponthos, d’où il s’échappa pour aller en Judée. Là, Hérode le créa son lieutenant ; il s’y enrichit par mille exactions. Il ne regrette rien de tout cela ; mais ce qui lui pèse, c’est la mort de Jésus :

our ce fait me veulx-je frapper
Moy-même, à mort par désespoir,
Afin que l’âme, du corps vuide,
Viennent les diables la happer.

Ici, dit l’auteur du drame, se tue Pilate d’ung cousteau, et le diable, faisant tempête en la prison, dit :

ttends, attends, il fault qu’on t’ayde.

Fergalus met l’âme de Pilate dans sa hotte et la porte en enfer, auprès de celle de Judas. Le bailly de Lyon fait jeter le corps dans le Rhône.

Pilate mort, arrive le tour des fils d’Anne et de Caïphe, car les pères ne sont plus.

Vespasien, qui vient de ceindre la couronne, continue le siège de Jérusalem. Les fils d’Anne et de Caïphe sont ses prisonniers. Le conseil s’assemble et les condamne à mort, mais comment mourront-ils ? Le bon Titus propose de les escorcher vifs. – Approbation générale. On ajoute au libellé qu’ils mourront entre singes et chats, puisque leurs pères ont fait mourir Jésus entre larrons. Vespasien annonce lui-même aux condamnés ce raffinement. On les lie dos à dos et on les exécute.

Les habitants de Jérusalem, qui voient du haut de leurs remparts cette sanglante cérémonie, comprennent qu’ils n’ont aucune grâce à attendre et ils se préparent à la résistance. Titus succède à son père Vespasien dans le commandement de l’armée romaine, et presse la reddition de la ville. Le lamentable épisode de la mère affamée tuant et mangeant son enfant est mis en scène dans le Mystère tel qu’il est rapporté par l’historien Flavius Joseph. C’est toute la scène reproduite plus tard par Voltaire dans le dixième chant de la Henriade. Enfin la ville est prise, pillée, mise à sac, et les Juifs sont vendus au marché trente pour un denier, en mémoire des trente deniers que leur a coûtés la vie de Jésus. Les soldats romains ouvrent le ventre aux habitants de Jérusalem, pensant qu’ils ont avalé leur or pour le leur soustraire.

Tel est le Mystère de la Vengeance de Notre-Seigneur, tout empreint d’une haine sauvage qui traduit fidèlement les passions du temps. Qu’on se figure la joie du populaire à cette succession d’actions sanglantes entremêlées d’invectives et de quolibets cruels ! Aussi ce drame eut-il un succès aussi éclatant et presque aussi prolongé que celui de la Passion, quoiqu’il soit indigne de lui être comparé comme composition scénique, comme élévation de sentiments et surtout comme style.

 

 

XIV - Le Mystère du Vieil Testament

 

Le Mystère du Vieil Testament, qui pourrait bien remonter au XIVe siècle, si l’on en juge non d’après les dates indiquées, mais d’après le style de l’œuvre, est un assemblage des épisodes les plus intéressants de la Bible, mis en action par des auteurs inconnus. Il fait le pendant du Mystère de la Passion et ne compte pas moins de 60 000 vers. Ces deux drames restèrent longtemps aux répertoires de Paris et des provinces.

Le Mystère du Vieil Testament commence à la Création et finit par la révélation de la prochaine venue du Christ. On y passe en revue la Création du monde, le Paradis perdu, Caïn et Abel, le Sacrifice d’Abraham, l’Histoire de Joseph, celles de Moïse, de David et de Salomon. On y voit Job et Tobie, Daniel et Suzanne, Judith et Holopherne et l’Histoire de la reine Esther. C’est comme une table des matières des anciennes écritures.

La mise en scène de ce drame dut coûter aux entrepreneurs de jeux bien des frais d’imagination. Le machiniste avait d’abord à procéder à la création du monde. Le programme dit simplement que l’acteur qui représente Dieu paraît d’abord seul (ce qui est assez naturel) et qu’il crée le ciel et les anges, puis le jour et la nuit. Il est vrai que l’auteur simplifie singulièrement la besogne du metteur en scène en ajoutant : « Adonques doit se montrer un drap peint, c’est assavoir la moytié toute blanche et l’autre noire. » Nous ignorons comment Dieu s’y prenait pour créer le soleil et la lune les étoiles, les arbres et les animaux. Quant au paradis terrestre : « Il doit estre fait de papier, au dedans duquel doit avoir branches d’arbres, les uns fleuris les autres chargés de fruits... telles choses artificiellement faites, et d’autres branches vertes de beau may et de rosiers qui doivent estre de frais couppez et mis en vaisseaux pleins d’eau pour les tenir plus freschement. »

Le déluge se représentait à peu près comme on le fait de nos jours, au moyen d’une toile peinte agitée par dessous. L’auteur dit que les eaux couvriront toute la scène « et y pourra avoir plusieurs hommes et femmes qui feront semblant d’eulx noyer. »

Comme conception dramatique et comme mérite d’exécution littéraire, l’épisode le mieux traité dans le Mystère du Vieil Testament est assurément celui de Judith. Quand la belle Juive s’est décidée à quitter Jérusalem pour aller au camp d’Holopherne accomplir son sanglant dessein, elle appelle sa chambrière Abza, et les voilà parties. Elles ont bientôt gagné la campagne. Arrêtée sur la limite du camp par les soldats, Judith est conduite près d’Holopherne. On la laisse seule avec le général de Nabuchodonosor ; il lui avoue qu’il a grand goût pour elle. Et, comme elle ne paraît pas comprendre ses avances, qui pourtant sont assez clairement exprimées :

Allons, dit-il,

Parler d’amours il nous convient.

JUDITH.

C’est bien dit, mais qu’ils soient honnestes.

HOLOPHERNE.

Est-il des amours des honnestes ?

JUDITH.

Telles, je les tiens, Monseigneur,
Quand on requiert de déshonneur
Un cœur noble d’ordure et honte.

HOLOPHEHNE.

Ne faites-vous aucun compte
De mon amour ?

JUDITH.

En nobles mœurs
Je me rends vôtre.

HOLOPHERNE.

Nos deux cœurs
Pourraient-ils trouver alliance
En amoureuse concordance ?
Dites, dame ?

JUDITH.

C’est le meilleur,
Premièrement penser du cœur.

Holopherne a convoqué ses généraux pour assister à un souper que présidera la belle Béthulienne. Judith pousse son hôte à lui faire raison des coupes de vin qu’elle feint de boire, et elle arrive à l’enivrer. Quand les choses en sont à ce point, les convives se retirent. Abza demeure seule dans la chambre avec sa maîtresse et Holopherne, qui se couche et invite Judith à en faire autant.

Dame, cy sera vostre place.
Dépeschez-vous.

Judith s’agenouille et adresse sa prière au ciel :

Mon Dieu,

dit-elle,

Tu scès qu’en grand danger me livre,
Me confiant en ton secours !
Las ! de pitié ouvre le livre,
Car besoing en ay en ce cours.

Mon Dieu conduitz-moy,
Car c’est pour ta foy ;
Donne-moy courage.

Elle tire le sabre d’Holopherne endormi, et elle hésite devant cette action terrible.

– Le tueras-tu ?

se dit-elle ;

Ha ! non feray
Ce serait trop grief maléfice !

Puis, après un temps de réflexion :

l sera fait !

poursuit-elle,

Dieu le veult ! Aussi, c’est raison
D’occire un tel violateur...

Nouveau temps d’arrêt.

– Ah femme, auras-tu le cœur ?...
J’ayme mieux endurer la mort...
Ha ! bref, je le ferai : il dort.
Plus n’eu prendrai autre conseil.

Et, quand elle lui a tranché la tête, elle s’écrie fièrement :

Qui le vouldra pleurer le pleure !
J’ai fait un chef-d’œuvre de femme.

Elle appelle Abza, et ne lui adresse que ce mot : Regarde ! »

Cette scène est réellement émouvante dans sa simplicité. Elle a tout le mouvement voulu. Ne sont-ce pas des mots de situation que ceux-ci :

Qui le vouldra pleurer le pleure !

Et ce mot adressé à sa servante ; en lui montrant la tête du général assyrien : « Regarde ! »

L’épisode de la reine Esther renferme quelques pensées et des caractères. Le dialogue entre Aman et Zarès, sa femme, où le ministre d’Assuérus se plaint des dédains de Mardochée, a certainement plus de mouvement et de naturel que le dialogue correspondant dans l’Esther de Racine.

La scène du dîner, où Esther démasque la duplicité du ministre, commence avec une grâce charmante et finit de la façon la plus énergique.

Le Roi lui dit :

Esther, rosier d’humilité,
Doulce beauté, fleur de jeunesse,
Ai-je pas tenu ma promesse ?
Que voulez-vous outre plus dire ?

Esther se jette aux genoux du Roi et le supplie de lui sauver la vie à elle et à ses compatriotes hébreux, que sa rigueur a condamnés à la mort.

Condamnée ?

répète Assuérus,

Toi, toi, ma bien-aimée.

ESTHER.

Commandé l’as.

ASSUÉRUS.

Que dis-tu ?

ESTHER.

Sûrement.

ASSUÉRUS.

Te mettre à mort ?

ESTHER.

Sentence en est donnée.

ASSUÉRUS.

Que me dis-tu ?

ESTHER.

Et partout publiée.

ASSUÉRUS.

Par quel pourchas ?

ESTHER.

Bien le diray, je pense.

ASSUÉRUS.

Qui a ce faict ?

ESTHER.

La chose est avérée.
C’est par Aman que voici en présence.

Le Roi se retourne vers Aman, et, touchant de son sceptre Esther agenouillée, il fait arrêter son ministre par ses gardes.

Tous les épisodes du Vieil Testament n’ont pas ce cachet de grandeur, et le dialogue y tombe parfois dans la vulgarité et dans la farce. La décence la plus élémentaire n’y est pas toujours respectée, du moins au point de vue de nos usages actuels. Nos pères, comme on sait, étaient moins vétilleux que nous sur ce chapitre.

Il y a aussi, dans les vieux textes, des inconvenances de termes qui viennent de ce que les mots ont changé d’acception. Certains d’entre eux sont demeurés comme avilis et déshonorés par l’application qu’un monde interlope en a faite à des plaisanteries ou à des obscénités saugrenues. Il faut bien le reconnaître, le progrès n’est pas dans tout, et, nous avons beau en parler sans trêve, nous ne sommes pas toujours dans ses voies.

 

 

XV - Le Mystère des Apôtres

 

Le Mystère des actes des apôtres, le plus long sinon le meilleur des drames cycliques français, et qui contient 80 000 vers, est l’œuvre des frères Gréban (Arnoul et Simon), docteurs en théologie, dont Clément Marot a dit :

Les deux Gréban ont le Mans honoré.

Arnoul était chanoine, Simon moine de St-Richer en Ponthieu et secrétaire de Charles d’Anjou, duc du Maine. Le premier commença la pièce, l’autre l’acheva.

Cet ouvrage touffu, et plus garni d’épines que de fleurs, offre une confusion d’événements historiques que ne rachète aucun épisode intéressant. Le Mystère commence au martyre de saint Étienne, suivi de près par celui de saint Jacques le Majeur. Nous assistons ensuite à un conseil des Apôtres, puis à la mort de la sainte Vierge, qui n’inspire guère le poète. Saint André voyage en Thessalie, saint Mathieu en Scythie, saint Thomas va prêcher dans l’Inde, où il convertit la princesse Mygdoine, ce qui le fait condamner à cheminer sur des fers rouges. Ici, la mise en scène du volume nous avertit qu’il y aura escamotage des barreaux rougis et qu’on simulera la brûlure du saint par de la vapeur d’eau qui doit faire fumée. Puis, saint Pierre est crucifié, et l’empereur Néron est emporté en enfer.

La partie comique ou plutôt grotesque ne manque pas dans le Mystère des Apôtres. Les malins esprits, voyant les progrès de l’Église, prennent la résolution d’abandonner le royaume infernal et d’aller sur terre gagner leur vie. Satan décide de se faire usurier, et il assure qu’il trouvera chez nous assez d’ouvrage. Bérith se fera marchand de chevaux, Burgibus prendra la toque d’avocat, et Cerberus embrassera la profession lucrative de messager d’amour pour la cour et la ville. Dans une autre scène, les Juifs ordonnent aux tyrans de lapider saint Paul et saint Barnabé. Maubue (l’un des tyrans) dit à son camarade Rifflart de lui apporter un caillou pour prendre part à cette exécution. Comme le gars tarde quelque peu, Maubue lui répète : « Apporte donc ! » Attendez un peu, répond Rifflart, « j’ai mis ma main en une ordure. » L’apprenti tyran, lorsqu’on, lui demande ce qu’il sait faire, répond sans se troubler :

..Bien pendre,
Rôtir, bruler, écarteler,
Battre de verges, décoller,
Trayner, escorcher, enfouir,
Et, si on se combat, fuir.

Je passe sous silence le Roi Avenir, drame de 17 000 vers, composé par Jehan du Prier, dit le, Prieur du roi de Sicile René le Bon. Il traite de la conversion de Josaphat par Barlaam. Nous retrouverons bientôt ce sujet dramatisé par les poètes italiens. Terminons la revue des drames cycliques français par l’examen de la pièce dont le titre suit.

 

 

XVI - Le Mystères du siège d’Orléans

 

En 1862, MM. F. Guessard et de Certain publiaient, dans la collection des documents inédits sur l’Histoire de France, un drame manuscrit de 20 000 vers, trouvé par eux à Rome dans la bibliothèque du Vatican. Ce Mystère, d’un auteur inconnu, reproduit toute l’histoire du siège d’Orléans et la délivrance de la ville par Jeanne d’Arc. Un savant bibliographe, M. Quicherat, affirma, dans l’une de ses publications, que la valeur historique de cet ouvrage était nulle, non parce que l’auteur s’était éloigné de l’histoire, mais parce qu’il n’avait fait que dialoguer le journal du siège. Les éditeurs lui répondirent que, si M. Quicherat avait lu en entier le livre, il n’en aurait point parlé aussi légèrement. La vérité entre l’attaque et la défense, c’est que cette histoire dialoguée n’est, en effet qu’une chronique rimée infiniment trop chargée de détails, que ce n’est pour ainsi dire pas une pièce de théâtre, même en se reportant à la poétique d’alors, mais que pourtant, par ses détails même, elle offre un très grand intérêt au point de vue de l’histoire matérielle du théâtre. C’est de plus le premier essai d’une action dramatique purement historique et nationale, où le personnel céleste n’intervient que par épisodes. Ce drame est certes bien loin, et pour le style et pour le caractère, du Mystère de la Passion. Les inventions y sont rares et la confusion y est extrême. Le personnage de la Pucelle, qu’il était si facile d’idéaliser sans sortir de la vérité et de l’opinion que ses contemporains s’étaient faite de cette héroïne, est sans couleur et sans élévation. Les longues tirades abondent et fatiguent le lecteur. À peine trouve-t-on par-ci par-là quelques scènes à effet. L’une de ces scènes m’a frappé ; quoique ce soit un simple épisode, je le citerai tout à l’heure dans son texte, faible récolte après avoir lu 20 000 vers ! La pièce n’emploie pas moins de 136 personnages parlants, sans compter la figuration, qui est innombrable. Elle change de lieu à chaque instant. A-t-elle été représentée ? Les éditeurs affirment qu’elle le fut en 1435 et en 1439, moins le prologue, et ils le prouvent victorieusement d’après les registres de la ville d’Orléans, mentionnant des dépenses faites à ce sujet. Ce drame offre, dans tous les cas, un certain intérêt, parce qu’il fournit des indications très développées sur la mise en scène de l’époque. Cette mise en scène est dans de telles proportions que tout ce que nous connaissons ne peut lui être comparé comme complication et difficulté, si l’exécution répondait aux exigences de l’auteur.

Le drame commence en Angleterre, où Salisbury s’embarque avec son armée, « et montent en mer tous en belle ordonnance. » Voilà déjà une mer, des vaisseaux et une armée. Je veux bien que tout cela soit fort sommaire, un embryon si l’on veut la mer sera une toile peinte, les vaisseaux seront des profils de barques, mais nous avons déjà vu deux cents ans plus tôt le machiniste couvrant toute la scène d’une toile peinte, comme on le fait de nos jours, pour représenter le déluge. Quant à la figuration et aux costumes, on sait que ce n’est pas par là que les Mystères péchaient, car chacun y voulait contribuer pour sa part. Après le débarquement (qui se fait devant le public), sur la plage de Toucques, nous voyons les Anglais attaquer les quatre tourelles ou tournelles du pont d’Orléans. Les défenseurs de la ville « sont en armes sur le pont, et dedans les tournelles et au boulevart grant force gens d’armes et tous les dessus nommés. » Alors  les Anglais assaillent les tourelles. Du haut des remparts les femmes versent de l’huile bouillante sur les assiégeants, le beffroi de la ville sonne avec fracas ; on porte les morts sur le pont, et les Anglais repoussés battent en retraite. Un peu plus loin, nous voyons un nouvel assaut où les tourelles s’écroulent. Cela suffirait aujourd’hui pour défrayer un drame. Ce n’est pourtant que le prologue. Au siège d’un autre fort, le boulevard de la Belle-Croix, les Anglais, apercevant la Pucelle en armes, l’injurient à la façon des héros d’Homère.

Le sire de Molins lui dit :

Va garder tes brebis et bêtes...
Y te fault une panetière
Ainsi comme les autres ont.

Le bailli d’Évreux lui demande à son tour :

eux-tu devenir duc ou comte
Ou baron ?

Jeanne répond :

Vous me dictes beaucoup d’injures,
Messeigneurs, et avez grant tort ;
Mais, par raison et par droiture,
Vous endurerez desconfort.

À l’assaut de St-Loup on dresse les échelles contre les murs et on prend la ville sous l’œil des spectateurs : « et feront saillir du haut de la tour des Anglais à terre, et seront tués de deux à trois cents et

prisonniers grant quantité. »

Nouveau combat en action pour la prise du fort St-Jean-le-Blanc. La Pucelle est blessée, à l’assaut du boulevard, d’un trait de flèche, entre l’épaule et la gorge, qui traverse son harnois.

De ma blessure ne vous chaille,

s’écrie Jeanne :

En nom Dieu ce ne sera rien
Ne délessez ceste bataille
Et ne vous esmayez de rien.

On la force pourtant à se retirer un peu à l’écart, mais lorsqu’elle apprend que l’assaut recommence et que son étendard a touché la muraille, elle reprend ses armes, et dit à celui qui lui apprend cette nouvelle :

Jehan de Metz, ami, Dieu vous gart !
Joyeuse suis de ces nouvelles.
Il est bien gardé qui Dieu gart.
Allons visiter les tourelles.

Au milieu de la mêlée se passe l’épisode suivant, tout empreint du caractère de la chevalerie. Le comte de Suffolck (que l’auteur appelle Suffort) est renversé par un homme d’armes français, nommé Guillaume Renaut ; celui-ci le somme de se rendre s’il ne veut mourir.

Il dit au compte :

Rendez-vous mort ou je jure
Par moy serez mort et éteint.

SUFFOLCK.

Je suis content estre en tes mains,
Mès que tu soyes gentilhomme.

Guillaume Renaut avoue qu’il n’est pas gentilhomme ; alors Suffolck lui donne l’accolée et le crée chevalier, afin de pouvoir noblement se rendre à lui. Il lui dit :

Je vous ceins de l’épée dorée
Comme preux vaillant chevalier,
Que vous ne refuserez journée
En quelque lieu où vous aillez.
Aussi les esperons dorez
Que voyez que je vous présente,
Foy de noblesse garderez
À vostre povoir et entente.
(Lors le baise et lui ceint l’espée dorée.)

Et Salisbury conclut par ces mots qu’il adresse au nouveau noble :

Or çà donc, messire Guillaume,
Prisonnier vous suis de présent.

Après tous ces assauts nous assistons encore à la prise de Jergneau et de Beaugency, à la bataille de Patay et à la victoire finale, qui fait lever le siège aux Anglais.

N’est-ce pas là une vraie pièce militaire, s’il en fut jamais ? Elle était destinée à la fête annuelle donnée par la ville d’Orléans en mémoire de sa délivrance. Elle fut composée six années après le siège véritable, de sorte que tous les spectateurs avaient de leurs yeux vu les faits représentés. Cette circonstance explique le détail infini dont le drame est surchargé, à son grand dommage. On a pu remarquer que la mise en scène de cette série de batailles, dont les notes explicatives du manuscrit règlent les détails, offrait une assez grande complication. L’embarquement et le débarquement de l’armée anglaise nécessitaient une figuration considérable. L’attaque et la défense des tourelles du pont d’Orléans, le siège du boulevard de la Belle-Croix, le combat devant St-Jean-le-Blanc, où la Pucelle est blessée, et la victoire dernière qui délivre Orléans, ces divers épisodes militaires occupaient probablement toute la place publique de la ville, et dans cet immense hippodrome les masses avaient une certaine liberté pour se déployer. Le programme ne dit pas si l’on fit usage de chevaux pour représenter ces batailles. La chose aurait été possible. Ce que nous savons, c’est que la dépense de cette fête fut considérable. Les éditeurs du Mystère pensent que le fameux maréchal de Rais, qui avait combattu dans ces guerres, contribua de ses deniers à la pompe de la représentation. Un fait bizarre c’est que Jeanne d’Arc fut mise en scène à peu près dans le même temps en Allemagne. Son personnage figura épisodiquement, il est vrai, dans une pièce qui avait pour sujet la guerre des Hussites. La Pucelle avait écrit, en effet, une lettre aux Hussites quelques années avant sa mort.

 

 

XVII

 

Nous avons parcouru toute la série des grands drames cycliques. Les autres, coupés dans l’ancienne dimension, n’offrent à cette époque aucune originalité.

C’est toujours la reproduction des épisodes de l’ancien ou du Nouveau Testament, ou la dramatisation de la légende dorée. Après le Mystères de la Passion, qui les résume tous, la lecture des premiers n’est plus possible.

Il faut excepter pourtant de cette condamnation la Destruction de Troie la grant, pièce en quatre journées, qui renferme de grandes beautés, mais dont l’examen nous entraînerait trop loin.

M. Achille Jubinal a publié, en 1837, deux volumes de Mystères du XVe siècle, qui justifient ce que nous venons de dire. Au point de vue de la philologie, la publication a son importance ; mais les martyres de saint Étienne et de saint Denis, non plus que les miracles de sainte Geneviève et la vie de saint Fiacre, ne donnent rien qui approche du plus faible des Mystères qui précèdent. On dirait ces ouvrages de plus d’un siècle en arrière, car ils sont loin d’avoir le mouvement des pièces du XIVe siècle. Seulement dans la vie de saint Fiacre nous trouvons, ainsi que nous l’avons vu déjà dans un jeu de Pâques allemand, en 1391, une farce intercalée au milieu du Mystère. Cette farce, qui n’est qu’une conversation entre un vilain, un sergent et deux femmes, est entremêlée de disputes et de batteries dans un cabaret. Elle n’offre pas trace d’un élément comique. Elle n’a pas dû être représentée sur les places publiques, car le populaire demandait plus de sel que n’en contient ce ragoût, destiné peut-être à des bénédictins.

Ne quittons pas le chapitre des Mystères, quoiqu’il soit bien long déjà, sans dire un mot de la Diablerie de Chaumont. Tous les ans, à la fête de saint Jean, un chanoine, escorté d’un notaire apostolique et précédé d’un joueur de trompe, parcourait les divers quartiers de la ville, faisant à tous venants ample distribution de programmes, et il criait à chaque station du cortège : « C’est le grand pardon général de peine et de coulpe. Dieu vous fera la grâce de mériter les effets d’une si grande indulgence. » C’est le dimanche des Rameaux que la diablerie commençait, et elle attirait à Chaumont une foule considérable de curieux. Quand la procession, après sa tournée dans les campagnes voisines, voulait rentrer dans la ville, elle était accueillie par une nuée de diables, de diablesses et de diablotins, en costumes infernaux, qui criaient, chantaient, hurlaient sur tous les tons et jetaient du haut de la tour de Barle des lances d’artifices, des pétards et des fusées. La procession se dispersait, craignant les brûlures et les horions, et la diablerie, sortant de son repaire, poursuivait les passants et leur livrait des combats grotesques, dont s’amusait le bon peuple chaumontais en y prenant sa part. Les diables parcouraient la ville et les campagnes pendant plusieurs jours, levant sur les marchés une dîme dont ils se nourrissaient grassement pendant les fêtes. Le jour de la Quasimodo, venaient que joindre aux diables les Sarrasins, qui avaient aussi pleine licence. Enfin, arrivait le jour de la représentation des Mystères, célébrant les divers épisodes de la vie de saint Jean. Tous les métiers avaient travaillé, pendant un mois, pour construire et équiper les dix ou douze théâtres en plein vent qui servaient à reproduire les divers épisodes de la vie du Précurseur. Sur chaque échafaud un écriteau annonçait le sujet traité. Ici c’était l’accouchement de sainte Élisabeth, qu’on apercevait dans son lit bien parée la nourrice lui apportait un bouillon pour la réconforter. Là, saint Jean prêchait dans le désert. Le plancher était couvert d’une épaisse couche de gazon, les côtés étaient garnis de ramées. On voyait le saint entouré de sauvages, de serpents et d’animaux hideux. Il disait aux spectateurs que ces bêtes représentaient l’image de leurs péchés : « Votre orgueil c’est un aigle votre envie c’est un chien, votre colère c’est un lion. Cœurs endurcis, obstinée engeance de vipères, sachez que la main de Dieu est levée. » Sur un autre théâtre il baptisait Jésus dans le Jourdain. Au moment où l’eau était versée on lâchait dans les airs un pigeon blanc, et Dieu le père apparaissait sur les rochers avec une longue barbe blanche. Les sauvages étaient vêtus d’habits de toile recouverts de lierre ils brandissaient des massues. Ailleurs on montrait saint Jean dans sa prison. Hérode portait un habit vert à la romaine et un manteau couleur de feu ; les princes, des justaucorps de toutes couleurs, et les princesses des robes de satin, avec passements d’or et d’argent. Plus loin encore, c’était l’épisode de la décollation. On substituait adroitement un mannequin à l’acteur, qui disparaissait par une trappe, et quand le bourreau frappait on voyait jaillir des flots de sang. Ce dernier échafaud passait pour le plus beau et le plus luxueux. On l’appelait le grand théâtre. Il était surmonté des armoiries de la ville et de celles du Roi. C’est là que se dessinait l’apothéose, au milieu d’un superbe feu d’artifice. Quoique la pièce fût bien finie, il y avait encore un théâtre sur la place, devant la halle, qu’on appelait le théâtre de l’Enfer, et qui était entièrement tendu de noir. Lucifer, le grand diable, présidait avec sa femme aux tourments des damnés, et les diablotins venaient montrer à Hérode la tête sanglante de saint Jean, en lui répétant ces paroles : « Non licet tibi habere uxorem fratris lui. » La femme de Lucifer portait une robe noire, garnie de bandes de bougran rouge ; sa chevelure était faite de touffes de crin hérissées. Tout le personnel diabolique avait le visage recouvert de masques plus ou moins hideux. Telle était cette diablerie de Chaumont, à propos de laquelle M. Émile Jolibois publia à Chaumont, en 1838, un volume des plus intéressants. Le Mystères de saint Jean, qui figure dans ce volume, a été récrit à la fin du XVIe siècle ; mais dès le XVe siècle on le jouait avec d’autres paroles qui sont perdues aujourd’hui. Depuis l’installation des fêtes du Pardon, en vertu d’une bulle de Sixte IV, le fond ne variait pas : c’étaient toujours les divers épisodes de l’histoire de saint Jean que l’on représentait ; mais chaque année les autorités ecclésiastiques et civiles cherchaient à surpasser les merveilles des années précédentes. La diablerie de Chaumont dura jusqu’en 1663. On n’osa d’abord que la suspendre. On la remplaça au commencement du XVIIIe siècle par une tragédie que jouèrent les élèves des jésuites, puis enfin par un feu d’artifice. Sic transit gloria mundi.

 

 

CHAPITRE VIII : XVe SIÈCLE - THÉÂTRE FRANÇAIS : LES PIÈCES COMIQUES DU XVe SIÈCLE

 

C’est une des gloires de ce siècle d’avoir donné la première pièce qui ressemble à une bonie comédie je veux parler de la farce de Maistre Pierre Pathelin, qui fut traduite dans toutes les langues, même en latin, et qui depuis servit de canevas à je ne sais combien d’auteurs, lesquels crurent améliorer l’ouvrage en le dénaturant. Tout le monde connaît cette farce toujours charmante, même après l’arrangement qu’elle subit du fait de Brueys et Palaprat. Rien ne passe en franchise plaisante et de bon aloi ce berger Aignelet, plus madré que l’avocat, son conseil, et qui le paye en monnaie de bêlement de mouton après avoir gagné son procès. Rien ne provoque un meilleur rire que ce drapier qui, devant le juge, mêle à tout propos dans sa harangue ses brebis et le drap qu’il a fourni.

Le succès de cette ravissante farce, dont on ne connaît pas l’auteur, bien qu’on l’ait tour à tour attribuée à Jehan de Meung, à Villon, à Pierre Blanchet et à Antoine de la Sale, fit bientôt éclore le Nouveau Pathelin et le Testament de Pathelin. Dans la première de ces deux imitations, notre avocat vient trouver un pelletier (au lieu du drapier) et lui prend à crédit pour douze écus de pannes ou fourrures au compte de M. le curé, qui veut, dit-il, offrir un cadeau à sa nièce. Puis il conduit le marchand à l’église, où il lui montre dans un confessionnal le curé qui confesse une de ses ouailles.

Je lui vais tout de point en point
Dire le marché qu’avons fait.

Pathelin aborde le curé dans le confessionnal et lui annonce qu’il va recevoir la visite d’un fou. Le pelletier s’avance ; le curé le fait agenouiller ; mais, au lieu de confesser ses fautes, le pelletier réclame son dû. On comprend le quiproquo de la confession et des fourrures, qui est assez plaisant, mais bien loin de valoir celui du bêlement d’Aignelet.

Dans le Testament de Pathelin, l’avocat, à bout de ressources, envoie Guillemette sa femme chez l’apothicaire et chez le curé, car il va rendre l’âme. L’apothicaire ordonne du lait d’amande, au lieu du vin vieux que Pathelin continue à humer ; le curé conseille des Pater et des Credo. Pathelin veut écrire son testament, et il le dicte au bon prêtre. Je désire être enterré

En une cave à l’aventure,
Dessoubs un muid de vin de Beaulne.
Puis faictes faire en lettre jaune
...
Cy repose et gist Pathelin,
En son temps advocat sous l’orme.

Le curé lui demande s’il veut beaucoup de luminaire à son enterrement. Il en veut pour quatre liards seulement. On peindra sur l’écu destiné à son blason :

Pour ce qu’ayme la fleur du vin,
Trois belles grappes de raisin.

Sa femme a beau lui dire de ne point penser à de telles choses, mais à son âme, il n’en continue pas moins ses libations, si bien qu’il trépasse réellement. La farce, comme on voit, finit en tragédie ; mais le jeu de l’acteur faisait probablement contraste avec la situation. Beauchamp dit que le Testament de Pathelin fut joué pendant vingt ans de suite, ce qui ne peut s’expliquer que par une circonstance tout à fait indépendante du mérite de l’ouvrage, qui est mince. C’étaient les lazzis souvent renouvelés qui prolongeaient sans doute le succès de la pièce.

La moralité intitulée l’Aveugle et le Boiteux, ainsi que la farce du Meunier de qui le Diable emporte l’âme datent de 1490. La première de ces pièces nous montre deux mendiants, un boiteux et un aveugle, qui s’aident mutuellement, l’un mettant au service de l’autre l’organe qui lui reste valide. Un miracle de saint Martin vient à les guérir tous deux, et les voilà désespérés, car ils ont perdu avec leur infirmité le gagne-pain qui les faisait vivre. Il leur reste pourtant une ressource dont ils useront, c’est de toucher leur rente accoutumée en feignant d’avoir conservé les maux qu’ils n’ont plus.

La farce du Meunier passe les bornes de la gaîté gauloise, aussi sera-t-il difficile d’en tenter le récit ; elle fut jouée pourtant, et fit, paraît-il, beaucoup rire en son temps. On y voit un curé courtiser la meunière près du lit de son mari malade on y voit un apprenti diable envoyé par son maître Lucifer pour se cacher sous le lit du moribond, attendant le moment où l’âme du patient lui sortira du corps. Aux cris que pousse le meunier en se frottant le ventre et en se roulant sur ses couvertures, le diable ouvre son sac, et, tout joyeux, il porte en enfer et le contenant et le contenu. Lucifer ouvre le sac et s’écrie en se bouchant le nez : « Fy ! fy ! ostez moy telle ordure. Brou Je suis tout empuanté. » Si le meunier a rendu quelque chose, ce n’est pas son âme ; car, la farce terminée, il se porte à ravir et le curé aussi.

Les moralités, les farces et les sotties étaient en grande faveur au XVe siècle, quoique le nombre soit peu considérable des pièces de cette catégorie qui nous sont restées ; la plupart n’ont jamais été imprimées ; elles se conservaient manuscrites ou même dans la mémoire des membres de chaque confrérie, qui les transmettaient à leurs successeurs. On a retrouvé récemment quelques recueils du XVIe siècle, qui font bien regretter ceux du XVe aujourd’hui perdus. Chaque province, chaque ville possédait son répertoire spécial.

Ces genres nouveaux furent exploités à Paris par deux Sociétés célèbres qui voulurent établir une concurrence aux représentations des Confrères de la Trinité. Comme ceux-ci possédaient un privilège royal exclusif pour le jeu des Mystères, il fallut s’ouvrir d’autres routes ; c’est ce que firent les clercs de la Basoche et les Enfants Sans-Souci en écrivant et en représentant des moralités et des sotties. Depuis l’année 1303, la corporation de la Basoche, formée de tous les clercs du palais de justice, avait ses charges et prérogatives qu’elle tenait de Philippe le Bel, mais elle ne pouvait empiéter sur le privilège des Confrères. Son roi, élu par elle, portait bien la toque royale quand il jugeait sans appel les différents survenus entre les clercs il avait bien ses armoiries, un champ d’azur aux trois écritoires d’or ; la Société nommait bien son chancelier, son référendaire, son procureur général, ses douze maîtres des requêtes et ses douze capitaines pour commander ses douze compagnies qui faisaient la monstre ou la revue à la fête de mai, et qui donnaient l’aubade aux présidents de la grand’chambre et à MM. les gens du Roi mais il fallait de nouvelles lettres patentes pour le théâtre qu’ils voulaient établir, ce qui amena un arrangement amiable avec les Confrères de la Trinité, moyennant lequel ils confondirent leurs intérêts les uns jouant le drame, les autres la farce sur le même théâtre, dans la même représentation.

La Société des Enfants Sans-Souci, composée de jeunes gens de la ville, n’appartenant à aucune corporation, signa aussi un compromis et établit son théâtre à part sous les piliers des halles, avec un privilège de Charles VI.

Les farces et les sotties, qui de prime-abord se contentaient de diatribes innocentes, devinrent bientôt des satires personnelles et ne craignirent pas de s’attaquer aux grands de l’État, ce qui les fit vertement tancez par le Parlement, dont un arrêt de 1442 condamna les clercs délinquants à la prison, au pain et à l’eau. Un second arrêt de 1476 suspendit les jeux de la Basoche sous peine des verges et du bannissement. Ils restèrent frappés d’interdit jusqu’à l’année 1497, où le roi Louis XII rendit le privilège de la Bazoche et lui permit de donner ses représentations sur la fameuse table de marbre du palais, qui disparut dans l’incendie de 1618.

Si le Roi de la Basoche avait droit à une toque royale, le Prince des Sots, chef de la Société des Enfants Sans-Souci, se coiffait d’un capuchon surmonté de deux oreilles d’âne. Il portait un petit surcot tailladé, un bonnet de fou à grelots et une marotte, et il avait la Mère Sotte pour partenaire dans son autorité comme dans ses quolibets. C’est ainsi qu’il est représenté en tête des pièces imprimées où il figure.

Nous commencerons l’étude du XVIe siècle par l’examen détaillé de ce triple répertoire. Poursuivons l’histoire du théâtre au XVe siècle dans les différents pays de l’Europe qui, à cette époque, possèdent des ouvrages dramatiques.

 

 

CHAPITRE IX : XVe SIÈCLE - THÉÂTRE ITALIEN

 

Rappresentazi ni : Feo-Belcari. – Laurent de Médicis. – Giuliano Dati. – Mona-Antonia Pulci. – Roselli. – Bernardo Pulci. – Castellano. – Castellani. – Pièces anonymes. – S. Alexis. – S. Antonio Abate, Il Malatesta. – L’Orfeo d’Angelo Poliziano.

 

 

I

 

Les bibliographes italiens font remonter les origines de leur théâtre au XIIIe siècle ; mais si on cherche un texte de pièce écrit en italien avant le XVe siècle, on ne le trouve pas. Les Fêtes données à Padoue sur le Prato della Valle en 1208, et la plus célèbre de ces Fêtes, celle qu’on y vit le jour de Pâques de l’année 1243, de même que les primitives représentations de la Compagnie romaine du Gonfalone, qui datent de la même époque, n’étaient certainement pas des drames en langue vulgaire, mais bien des pantomimes, quelquefois peut-être des offices en latin pour les églises.

À la Fête que les magistrats florentins donnèrent sur l’Arno en 1304, le théâtre représentant l’enfer était construit sur des barques jointes ensemble. Il s’agissait, comme on voit, d’un feu d’artifice et d’une illumination et non d’une action dramatique. Le public, en masses compactes, se tenait pressé dans les rues voisines et sur le pont de bois qui s’écroula si malheureusement et fit tant de victimes.

La tragédie de Mussato, ayant pour sujet l’histoire d’Ezzelino, tyran de Padoue, est bien du XIVe siècle, mais elle est écrite en latin, et ne nous montre qu’une mauvaise imitation de Sénèque dans la forme comme dans le style. Elle commence cependant bien et s’annonce comme un reflet du Mystère de Robert le Diable, une mère avouant à son fils qu’il est issu du démon. Mais au lieu de se désoler chrétiennement de la révélation, comme Robert, Ezzelino se réjouit en vrai païen, et il invoque son père pour qu’il satisfasse tous ses mauvais instincts. On pouvait espérer une action d’après ce prologue ; point. Le second acte est rempli par un récit des cruautés d’Ezzelino. Au troisième acte, autre récit pour annoncer au tyran la prise de la ville par les Vénitiens et les Ferrarais puis, après une pause, un chœur raconte les vengeances d’Ezzelino, qui a repris Padoue. Nouveau récit au quatrième acte apprenant au public la fin de la guerre de Lombardie et la mort d’Ezzelino, et au cinquième on raconte encore le massacre de la famille du tyran enfin le chœur conclut tous ces récits par cette maxime morale :

Crimen tenebras expetit imas.

Il y avait pourtant une intention dans cette mauvaise pièce, c’était la mise en scène des annales nationales ; mais la scolastique l’emporta sur le premier instinct, et Mussato se crut obligé de montrer qu’il avait lu Sénèque.

Pétrarque, dans sa jeunesse (vers 1320), avait aussi écrit une comédie latine intitulée Filologia (il le dit dans une de ses épîtres familières) il ne jugea pas à propos d’en laisser trace pour la postérité peut-être fit-il bien pour sa gloire.

Au XVe siècle, nous trouvons enfin des textes italiens et d’abord les Rappresentazioni. On entendait par ce mot rappresentazioni ce qu’en France nous appelons Mystères. Les Fêtes pures et simples, pantomimes ou autres, conservaient leur nom générique ; on les appelait aussi Spectacles. D’autres étaient qualifiés d’Histoires, d’autres d’Exemples d’autres encore de Vies (vite) ; quelquefois elles gardaient le titre de Mystère ou de Martyre.

Ces rappresentazioni, dont Allacci donne le catalogue bibliographique dans sa Dramaturgia catalogue complété par ceux de Quadrio et de M. Colomb de Batines, sont en nombre si considérable que leurs titres seuls remplissent tout un volume. J’ai lu une grande partie de ces pièces originales, qui ne sont guère connues que de quelques rares amateurs, vu la difficulté de les rassembler. J’en donnerai ici un aperçu aussi complet et aussi court que je pourrai le faire. Ce répertoire se divise en deux grandes séries, les drames tirés des Écritures et ceux tirés des légendes de saints. La seconde partie est la plus intéressante, la première reproduisant toujours les épisodes déjà connus. Ces pièces sont toutes écrites en vers, généralement en octaves ou en tierces rimes, ou encore en Madrigali concatenati, mais chaque ouvrage dans le même rythme, à quelques exceptions près, comme le Samson de Roselli (octaves et tercets), la Dorothée (sonnets, tercets et octaves). Les uns ont des divisions de scènes, les autres n’en ont pas. On ne connaît que huit noms d’auteurs les autres pièces sont anonymes. Le premier, en date comme en réputation, parmi ces poètes de Mystères italiens, est Feo Belcari. Cet écrivain était un gentilhomme florentin qui devint l’un des seize Gonfaloniers des Compagnies du peuple, titre que portaient les premiers magistrats de la ville.

L’éditeur anonyme des Rappresentazioni de Feo Belcari, réimprimées en 1833 à Florence, dit dans sa préface, en citant un passage de Cionacci : « Ce qui rendait ces représentations admirables, c’était la combinaison des machines, les changements de perspectives, les masses de comparses, les tournois et les combats, les chants et les danses. Vasari en fait un grand éloge quand il parle de la représentation de l’Annonciation, que les Camaldules jouaient chaque année de l’Ascension de Notre-Seigneur et de l’Assomption de la Vierge, exécutées dans l’église del Carmine. On représentait ces belles pièces non-seulement dans les églises, mais dans les communautés et dans les maisons privées. » Il faut ajouter, pour faire comprendre cet enthousiasme, que Florence était alors un centre d’art très remarquable, patronné par les Médicis. Les peintres en renom donnaient les dessins des décors et des costumes ; les mathématiciens organisaient les machines, et la magnificence des premiers magistrats de la ville fournissait royalement aux dépenses de ces spectacles destinés au peuple. Les éditions florentines de ces libretti, qui se vendaient un liard sur la voie publique, étaient splendidement imprimées et ornées de vignettes charmantes. On peut vérifier le fait en parcourant la très nombreuse collection de ces fascicules rarissimes que possède la bibliothèque impériale de Paris. Voici ce que dit de notre auteur Crescimbeni, l’un de ses biographes : « Ses compositions poétiques sont semées de nobles sentiments théologiques et moraux, mais, à notre avis, son style n’est pas très supérieur à celui de ses contemporains. Il affecte des tournures et des paroles latrines qui nous donnent à croire que, comme il était très instruit dans cette langue, il cherchait à le prouver en sacrifiant sa langue maternelle. » M. Gamba dit, au contraire, que, dans ses Laudi spirituali comme dans ses Rappresentazioni, Belcari put offenser parfois le bon goût, mais jamais la plus saine morale ni la langue italienne, qu’il maintint nette et pure dans un siècle où tous les écrivains lui donnaient des formes et un langage imités des littérateurs latins. La vérité est entre ces deux opinions contradictoires, qui, pourtant, ont le droit de s’affirmer l’une et l’autre. L’académie de la Crusca penche pour l’acquittement de l’inculpé, puisqu’elle cite notre auteur comme exemple de style, dans son vocabulaire, et qu’il figure parmi les ouvrages que les Italiens appellent testi di Zingua (textes de langue). Ginguenée ne mentionne pas même Belcari dans son histoire de la littérature italienne. Signorelli prononce son nom en passant, et sans s’y arrêter autrement que pour dire que, en 1449, on joua de lui à Florence un Mystère ou une farce (est-ce volontairement qu’il confond les deux genres ?) intitulée Isaac, écrite en ottava rima. Cette ignorance des historiens spéciaux est excusable en ce que, avant sa réimpression, on ne pouvait trouver un exemplaire complet de Belcari qu’à la seule bibliothèque palatine de Toscane.

La forme des Mystères italiens est à peu près celle des petits Mystères français. Les plus longs ont de cinq à six cents vers ; d’autres, chez Feo Belcari, ne sont que de simples scènes destinées probablement à faire partie d’un office de saint dans les solennités. Tels sont, par exemple, Saint Georges et le Dragon (32 vers) ; l’Ascension (72 vers). Toutes ces pièces commencent par l’apparition d’un ange qui vient débiter un prologue. L’ange reparaît généralement à la fin de l’ouvrage pour adresser son compliment final au public. Il ne faut attendre dans ces compositions purement religieuses aucun effort d’imagination de la part de l’auteur. Il suit pas à pas le texte saint que l’ange a d’abord raconté dans son annonce de la fête, débitée en manière de prologue. Malgré l’absence d’invention, il y a pourtant de la grâce et de belles pensées dans les rappresentazioni de Feo Belcari, et quelquefois des vers très nerveux qui rappellent la manière du Dante. D’autres fois c’est une effusion de sentiments tendres et affectueux d’une simplicité à la fois naïve et touchante.

Dans la rappresentazione de Saint Jean-Baptiste, par exemple, le saint prend congé de son père Zacharie et d’Élisabeth, sa dolce madre, pour aller au désert. « Là, dit-il, on ne trouve ni flatteurs, ni fêtes mondaines, mais bien des oiseaux, des fruits et des fleurs qui enseignent à louer Dieu. Donnez-moi votre bénédiction. » Zacharie lui répond : « Nous sommes déjà vieux : ta présence nous est un grand confort, et c’est avec peine que nous te voyons partir. Quand nous ne serons plus, tu pourras agir à ta volonté. »

Saint Jean allègue sa mission divine ; ses parents le bénissent en pleurant. Il se dépouille de ses habits profanes et se revêt d’une tunique de chamelier. Élisabeth, la pauvre mère, gémit en voyant sous ses haillons son fils bien-aimé, et elle lui dit : « J’avais pris mon parti, ô mon fils, de ton départ, bien qu’il fût un chagrin mais te voir ainsi dépouillé et couvert d’une misérable peau de bête, cela m’a de nouveau tellement frappée au cœur qu’il me semble que mon âme se détache de mon corps. »

Voilà, dans ce Mystère, comment l’ange donne congé aux spectateurs.

« Large est la voie qui conduit à la mort, et ils sont nombreux ceux qui cheminent par elle étroit est le chemin de la cour céleste, et peu vont vers cette belle cité !... Pensez à cela et recevez nos adieux[4]. »

Le sacrifice d’Abraham (fait qui doit assurément étonner) est entremêlé de danses. Passe pour le chant. Il est vrai qu’on ne se met en gaîté qu’à la fin de l’ouvrage pour célébrer la délivrance d’Isaac. La pièce est dédiée par Belcari au Magnifique Jean de Cosme de Médicis, son Mécène. Lorsque Isaac s’est agenouille pour recevoir la mort de la main de son père, il lui échappe ce cri du cœur :

« Ô sainte Sara, pieuse mère, si tu étais ici je ne mourrais pas ! »

O santa Sara, madre di pietade,
Se fussi à questo loco io non morrei !

Et il dit à son père : « Si tu me tues, ô mon bon père, comment pourras-tu retourner vers elle ? »

Si tu m’uccicli, ô padre di boutade,
Corne potrai tu ritornare à lei ?

La rappresentazione de San Panuzio est une leçon d’humilité donnée aux superbes. Panuzio, dans sa prière à Dieu, lui demande de lui faire connaître un homme aussi pieux et aussi vertueux qu’il l’est lui-même. Un ange lui répond que, bien que son âme soit vêtue d’humilité, elle sert de demeure au vice d’orgueil, et il lui indique comme plus saint que lui un chanteur des rues qui passe sous sa fenêtre. Panuzio écoute le musicien, qui chante ainsi : « Qui a le cœur content vit assez ; l’âme triste dessèche les os ; si tu veux passer le temps sans désastre, éloigne de toi chaque faute. L’orgueil fait souffrir et finit par conduire l’homme à sa fosse réjouis-toi du bien avec tout honnête homme et espère obtenir le pardon de tes péchés. »

Panuzio prie le pauvre diable de lui raconter sa vie ; le mendiant lui répond : « Vous êtes le bienvenu, père saint, mais votre demande m’épouvante, car ma vie est pleine de vent. Je fus larron, et aujourd’hui je vis en chantant et en m’accompagnant sur mon instrument. »

Dis-moi, lui demande Panuzio, si, lorsque tu étais larron, tu as fait des œuvres dignes do ton salut ? »

Il ne se souvient que de deux choses : il a sauvé l’honneur d’une jeune fille tombée aux mains des bandits ses camarades, et, une autre fois, il a donné tout son argent, trois cents pièces, à une pauvre femme qui mourait de faim, elle, son mari et ses enfants.

« Ô Jésus, mon maître et mon père, s’écrie le saint, cet homme, en vivant au milieu des bandits, a fait de telles choses ! Parce qu’il porte le manteau de l’humilité il s’appelle larron, et moi je me tiens pour un saint ! Dieu ne juge pas à la beauté de l’enveloppe, mais au dedans, si le cœur est pur, et cependant il est des gens vêtus de vertu. »

Le saint supplie le chanteur de venir habiter son ermitage, et celui-ci, voyant que Dieu l’appelle, renonce à son ancien métier pour s’aller consacrer à la prière.

La rappresentazione de l’Annonciation offre un singulier point de départ, qui n’est pas, que je sache du moins, bien orthodoxe. Dieu tient conseil dans le ciel avec les Vertus (personnages allégoriques) pour savoir qui se dévouera pour racheter le péché originel. La Miséricorde cherche dans le ciel, la Vérité cherche sur la terre, et ni sur la terre ni parmi les anges elles ne peuvent réussir à rencontrer un innocent. Le fils de Dieu se décide alors à devenir l’hostie de la rédemption humaine, et Gabriel vient annoncer à Marie qu’elle a été choisie pour enfanter le Sauveur. L’orthodoxie n’est pas mieux observée, me paraît-il, dans la pièce intitulée le Jour du jugement. L’archange Michel, chargé de faire passer les justes à la droite du Seigneur et les coupables à sa gauche, dit à l’empereur Trajan, qui s’était rangé de lui-même parmi les réprouvés, de passer du côté des justes. Sur l’observation du diable que, n’étant pas chrétien, Trajan ne peut aller en paradis, Michel répond qu’il fut si juste et si humain que saint Grégoire a obtenu sa grâce. Puis, apercevant Salomon, qui s’est glissé parmi les élus, il le repousse du côté des damnés en lui disant : « Ta sagesse ne t’a pas garanti de la luxure. Pour complaire à tes femmes tu as été idolâtre. À ta puissance et à ta richesse va succéder la misère. » Salomon réclame en rappelant à l’archange qu’il a écrit des livres divins et qu’il a été Prophète. Comment Dieu pourrait-il le damner ? Il avoue enfin que, malgré sa sagesse, il s’est fort mal conduit, et il passe condamnation sur la décision de l’archange. Des pauvres du côté gauche réclament à leur tour, alléguant que toute leur vie s’est passée dans les privations. Saint François leur répond que néanmoins ils se sont livrés à tous les vices sans jamais avoir connu le repentir, et que, par conséquent, la sentence est juste.

Les marchands condamnés en appellent à saint. Nicolas de Bari, en lui disant : « Nous avons risqué notre vie sur la mer pour faire communiquer les hommes entre eux. » – Et saint Nicolas leur répond : « Vous avez visité les quatre coins du monde, c’est vrai, mais mus par l’avarice et non par la piété. » Les moines réclament la protection de saint Jérôme : « Nous avons, lui disent-ils, employé notre existence à louer Dieu. – Oui, répond le saint, mais vous avez fait de votre ministère métier et marchandise. »

Cette pièce fut écrite par Feo Belcari (en collaboration avec Messer Antonio Araldo), pour être représentée probablement chez quelque grand seigneur, car le manque d’orthodoxie de l’ouvrage ne permet pas de supposer qu’on l’ait joué dans un couvent et encore moins dans une église. Je n’hésite pas à croire que, tout bon catholique qu’il fût, Belcari se vît poussé cette fois par le démon comique. L’intention est trop évidente pour qu’on mette ce petit drame narquois sur le compte de la naïveté. Peut-être l’avait-il composé pour l’un des Médicis. Les Médicis, ses protecteurs de père en fils, n’étaient pas, comme on sait, des anachorètes, ni Cosimo, le Père de la patrie, qui fonda une académie philosophique et encouragea les lettres profanes, ni Pierre, son fils, ni son petit-fils, Lorenzo le Magnifique, qui tenait des cours d’amour dans sa villa de Poggio Caïano, sous les rideaux de ses beaux plus reflétés par les eaux endiguées de l’Ombrone. La société des femmes, les vers, la musique, les productions de la sculpture et des peintres en renom, les fêtes splendides qu’il prodiguait à son peuple de Florence, remplissaient tous les moments de Lorenzo de Médicis. Sa fureur des plaisirs le rendit poète lui-même, et il composa les paroles et la musique des Canzoni, qu’il faisait exécuter dans les mascarades dont il régalait les citoyens de Florence. Non content de ces victoires poétiques, remportées dans les arts mondains, il voulut aussi contenter l’Église, et il écrivit sa fameuse rappresentazione de Saint Paul et de sainte Constance.

La pièce commence, comme tous les Mystères italiens, par le morceau traditionnel, l’annonce de l’ange ; mais cet ange-là ne vient pas directement du paradis. Il parle au public au nom du maître qu’il sert, et il a le verbe un peu seigneurial. « Avant tout, dit-il à ses chers Florentins, songez à vous surtout lorsqu’on chante, car ce serait une fatigue pour nous, et pour vous un déplaisir. » Cionacci (l’éditeur d’une nouvelle édition des œuvres de Lorenzo de Médicis) croit que ce drame religieux fut joué par les membres de la famille de Lorenzo, ce qui n’est pas impossible. Ici, le poète épicurien de l’Ambra, de la Caccia col Falcone, des Laudi et des Canzoni entre sérieusement dans la rigueur catholique des Mystères, et il décrit les péripéties de la légende en homme convaincu. Le sujet qu’il a choisi est l’une des Vite déjà mises en actions par la nonne Hrotswitha au Xe siècle ; mais le Magnifique Lorenzo n’abandonne pas la légende : comme la religieuse de Gandersheim après que Gallicanus a permis à sa femme Constance, fille de l’Empereur Constantin, d’observer le vœu de chasteté qu’elle a fait à la Vierge, il nous montre l’abdication de Constantin et l’avènement à l’Empire de son neveu, Julien l’Apostat. Julien, dans sa haine contre la religion nouvelle, ordonne de dépouiller les chrétiens afin qu’ils pratiquent la pauvreté prêchée par leur Évangile. « Ce sont des loups, dit-il à son conseiller ils ont des toisons de brebis, mais nous les leur arracherons, comme tu verras. »

Costor son lupi e di pecore han panni,
Ma noi gli toserem, corne vedrai.

Jean et Paul répondent aux suppôts de l’Empereur :

– Vous pouvez nous dépouiller de nos richesses, mais non de notre foi.

– Eh bien ! reniez-la, leur fut-il répondu, ou bien vous mourrez. Saint Jean et saint Paul furent mis à mort l’an du Seigneur 364. C’est alors que la Vierge apparut à saint Mercure, trépassé depuis peu, et qui dormait dans la poussière du sépulcre. « Sors de la tombe obscure, prends ton épée, et, sans attendre la trompette du jugement ; que mes affronts soient vengés ! L’Empereur Julien doit passer par ce chemin : ô martyr béni, plonge-lui ton glaive dans le sein. Je ne veux pas que mon peuple souffre davantage ; tue cet apostat qui se baigne dans le sang des chrétiens ! »

Le saint sortit de sa tombe et alla tuer Julien au milieu de ses soldats. L’Empereur apostat, en recevant le coup de la mort, s’écrie :

O Christa Galileo, m’hai pur vinto !

La Fête étant finie, le Magnifique conclut ce Mystère, un peu grave, pour les bons Florentins, par une petite scène populaire, où l’on voit des artisans qui s’entretiennent de l’événement et qui finissent, pour se consoler, par aller boire un coup à la taverne.

 

 

II

 

À peu près vers le même temps, la très digne Compagnie du Gonfalone représenta, le vendredi saint, à Rome, dans le Colisée, la Passion de Jésus-Christ, écrite en rimes vulgaires par Giuliano Dati, évêque de St-Léon en Calabre, qui avait pour collaborateurs le Romain Bernardo di Mastro Antonio et Messer Mariano Particappa. L’ange annonce aux fidèles tout ce qu’ils vont voir :

Si state attenti qui con devotione
Viderete recitar la sauta Passione,
Viderete come Giuda si pente...
Et poi viderete come fu undato...

C’est le texte saint, dans toute sa simplicité, reproduit sans la moindre invention et sans le moindre charme de style. La seule curiosité de l’ouvrage est un discours farci, italien et latin, adressé par Jésus au peuple, quand il paraît devant lui avec sa couronne d’épines :

Populus meus, in che t’ho contristato,
Quid feci tibi, che mi dai dolore
Perchè m’hai tu di spini incoronato ? Etc.

En suivant l’ordre chronologique nous arrivons à Bernardo Pulci et à Antonia Pulci, sa femme, poète comme lui. Antonia Pulci était de la famille Tanini, et après la mort de Bernardo, qui arriva en 1501, elle se fit religieuse dans le couvent des Augustines de l’Assomption, près de la porte de San Gallo, à Florence. On a d’elle cinq rappresentazioni : Il Figliuol prodigo, Santa Domitilla, Santo Giuliano, San Francesco et Santa Guglielma. L’enfant prodigue (il Figliuol prodigo), dans la légende imaginée par la nonne Augustine, rencontre, en sortant de chez son père, sept compagnons sur la route. Il chemine avec beaux cavaliers qui ne pensent, comme lui, qu’à se divertir, et il leur demande leurs noms. L’un d’eux, le plus superbe, le plus orné, le plus empanaché, répond pour ses camarades et pour lui : « Je suis le capitaine de ces sept cavaliers et je me fais appeler du nom d’Orgueil. Celui-ci est Avarice ; si tu veux savoir comment on nomme les autres, je te le dirai : Envie, Colère, Paresse, Gourmandise, Luxure, tels sont leurs noms.

Les voyageurs accompagnent l’enfant prodigue et l’aident à dissiper son bien. Le reste n’est que le récit du Vieux Testament fidèlement mis par personnages.

Le Samson de Roselli a vu chez les Philistins la belle fille dont parle la Bible, et il en est tombé amoureux. Il lui demande si elle veut de lui pour époux. Sur son acceptation, il la prie de lui laisser quelques jours de liberté pour aller prévenir ses parents en Galilée. – « Je serai, lui dit il, plusieurs jours sans te voir, mais non sans t’aimer. Puis-je en attendant, faire quelque chose qui te plaise ? – Oui. – Quoi ? – Hâte ton retour. »

La brouille de Samson avec son beau-père ses combats contre les Philistins et l’histoire de Dalila sont trop connus pour qu’un poète asservi au texte sacré puisse y avoir rien trouvé de bien neuf pour le public. Je ne ferai que citer quelques-unes des pièces bibliques, qui offrent toutes le même inconvénient.

La Reine Hester, le Roi Salomon, Saül et David, Joseph, Nabuchodonosor, ne contiennent aucun détail qui rajeunisse ces sujets, vulgarisés sous toutes les formes. La Cène et Passion de Notre-Seigneur, composée par Messer Castellano-Castellani, l’un des rares auteurs de ce temps dont les noms nous soient parvenus, ne nous fournit pas même un détail sortant de la banalité.

Arrivons aux légendes dramatisées, où nous serons un peu moins à l’étroit.

 

 

III

 

Nous avons parlé de Bernardo Pulci, le mari de Mona Antonia, qui se fit nonne Augustine à l’Assomption de Florence. Bernardo Pulci composa une rappresentazione sur Barlaam et Josaphat. C’est l’histoire du Roi Avenir, mise aussi par personnages et rimée en français à peu près à la même époque, de la main de Jehan du Prier, maréchal des logis du Roi de Sicile René le Bon. St Jean Damascène a raconté comment Barlaam convertit à la foi chrétienne le prince Josaphat, fils du Roi indien Avenir.

Les sages et les astrologues, convoqués par le Roi pour tirer l’horoscope de son fils lui répondirent que cet enfant régnerait sur un royaume bien plus grand que celui de son père, car il serait le défenseur de la religion du Christ. Le Roi Avenir, courroucé de cette prédiction, enferma l’enfant dans une tour, l’environna de richesses, de séductions et de plaisirs, et défendit qu’on prononçât jamais devant lui les noms de pauvreté, de mort ou de maladie, afin de l’empêcher de s’attrister. Il défendit sur toute chose qu’on fît jamais mention de Jésus-Christ. Quand cet enfant eut grandi et que ses maîtres l’eurent instruit dans la religion païenne le Roi lui donna une cour joyeuse et ne l’occupa que de fêtes, de chasses et de tournois. Un jour Josaphat fit rencontre d’un aveugle et d’un lépreux qui mendiaient leur pain :

« On peut donc se dit-il, devenir ainsi vieux et infirme ?

– C’est le sort de tous, répondit l’aveugle comme de mourir.

– À quoi donc, alors, soupira Josaphat, à quoi servent les richesses et la puissance ? Oh ! mieux vaudrait ne jamais être né ! »

C’est alors qu’un moine d’une grande sainteté qui avait nom Barlaam, et qui habitait dans les déserts de Sennar, connut par révélation ce qui se passait autour du fils du Roi. Il prit un costume de mendiant et vint à la ville, puis il se présenta à la porte du jeune prince. On voulut le chasser, il insista. Le prince voulut voir ce mendiant si tenace. Introduit en sa présence, Barlaam prêcha à Josaphat la foi chrétienne et, peu de temps après cette entrevue, il le baptisa. Un serviteur trahit auprès du Roi le secret de son fils. Un mage donna au Roi Avenir le conseil de séduire le prince au moyen d’une belle jeune fille qu’on lui envoya. Mais elle ne put triompher de lui, car il avait fait à Dieu vœu de chasteté. Voyant sa déconvenue, la demoiselle promit au prince de se faire chrétienne s’il voulait consentir à la laisser passer une nuit auprès de lui. Ce subterfuge échoua comme les autres. Josaphat finit par convertir son père et tous ses sujets, puis il se rendit au désert, où il retrouva Barlaam mourant.

« Approche, lui dit le saint : tu vois combien notre vie est brève et qu’elle passe comme la fleur ; chacune de nos espérances vole au souffle du vent. La mort nous tire d’une prison obscure. »

Tu vedi il viver nostro quanto è brève,
Che presto come fior passa e non dura ;
Ogni nostra speranza al vento è lieve.
La morte è fin d’una prigione oscura.

Barlaam mourut et le prince Josaphat, avant de l’aller rejoindre au ciel, mena pendant trente-cinq ans la vie d’ermite dans le désert. Telle est la légende suivie scrupuleusement par le poète italien. Le poète français, qui l’a aussi traitée, prend un peu plus de liberté avec elle ; on voit qu’il sait avoir affaire à un public plus exigeant. Il sème d’abord son action de quelques tyrans pour faire rire un peu son auditoire : c’est le prévôt Barbaran et ses archers Agrippart, Malengrongne et Bras-de-Fer. Il grossit sa troupe comique en introduisant aussi quelques diables qui harcèlent les ermites arrêtés au nom du Roi, lequel les livre à ses tourmenteurs, le tout entremêlé de quelques machines et de quelques accessoires d’un goût tout à fait nouveau. Ainsi on voit dans le drame français un certain Carbarant qui est coupé en deux à la vue du public, et dont le tronc parle à ses bourreaux épouvantés. Il y a une tête d’ermite qui est déposée toute fraîche coupée sur l’autel païen ; cette tête parle et confond Théodos et Calibéas, les docteurs royaux. Calibéas dit à la tête de se consumer d’elle-même si le Dieu des chrétiens est le vrai Dieu. À peine ces mots sont-ils prononcés que la tête prend feu et se réduit en cendres. En fait de trucs, on n’inventerait pas mieux aujourd’hui, un homme caché dans la cavité de l’autel, qui, à la réplique donnée, allume par-dessous les matières combustibles que contient une tête de carton. La demoiselle française envoyée par le Roi pour séduire Josaphat ne s’y prend pas moins franchement que la demoiselle italienne. Elle feint de s’évanouir dans la chambre du jeune prince, et, comme il ne comprend rien à ce mal subit, la suivante lui dit :

Eh ! le devez-vous demander,
Monsieur ? le vous fault-il dire ?

Et la maîtresse ajoute :

Plusieurs se feraient occire
Pour une heure ou deux me tenir.
Las ! ne me faictes pas languir.
...
Embrassez-moy à chère lie :
Jamais homme n’aimay autant.

Mais Josaphat, inspiré par la grâce du Seigneur, est si éloquent dans sa réponse qu’il convertit la demoiselle et sa suivante à la chasteté.

Il y a dans toutes ces légendes de saints et de saintes un luxe inouï de tourments, de supplices, de martyres. Je ne sais pas quel intérêt les spectateurs pouvaient trouver à cette exhibition féroce ; cela ne s’explique que par l’ardeur de piété qui animait les masses populaires, toujours avides et jamais rassasiées d’exemples qui surexcitaient leur foi, et cela en dépit de l’invraisemblance des histoires qu’on mettait en action sous leurs yeux. Ici, c’est saint Thomas à qui l’on tranche la tête ; là, c’est sainte Colombe livrée aux lions, qui la respectent, mais qui est ensuite torturée par les tenailles rouges des bourreaux ; ici, Stella à qui l’on coupe les deux mains, que la sainte Vierge fait repousser pour l’édification des croyants ; là, sainte Barbe à qui l’on tranche les seins, et que son propre père décolle ensuite d’un coup de sabre. Saint Onofrio meurt au moins de sa belle mort, dans le désert où il s’est retiré et où un ange vient lui apporter du ciel la sainte communion. Rosanna, vierge chrétienne, aimée du prince de Césarée, est vendue par une marâtre à des marchands d’esclaves, qui la conduisent dans le harem du soudan d’Égypte mais elle se tire de ce mauvais pas par une prière qui envoie la fièvre à son auguste acquéreur, et le prince de Césarée, son amant, la retrouve à temps toujours pure et fidèle, et se convertit en l’épousant.

Saint Georges est décapité au dénouement de sa légende, mais au moins le spectateur a le plaisir de lui voir délivrer la fille du Roi de Libye en tuant le dragon qui dévastait la contrée.

Saint Alexis n’est pas martyrisé, mais il emploie un bizarre moyen pour faire son salut. Il épouse la nièce de l’Empereur de Rome ; ce n’est pas de sa beauté qu’il est épris, c’est de sa vertu. Aussi la première nuit des noces il lui déclare qu’il estime à si haut point cette vertu, plus odorante que le lys et la rose,

Che getta piu odor che giglio e rosa,

qu’il a résolu de la respecter

E viver semprè al mondo castamente
Con corpo netto e pipn di puritate.

La jeune fille partage tellement ses idées, qu’elle lui répond :

« Si tu m’avais donné un mont d’or, tu ne m’aurais pas fait un si grand plaisir. Je suis enchantée. »

Se tu m’havessi dato un monte d’oro,
Non mi sarebbe stato tanto grato
Contenta son...

Alexis sort secrètement de Rome avant le jour et il ne revient plus dans le palais de son beau-père. Où est-il allé ? Sous le porche d’une église, où il resta dix-sept ans. Enfin la Vierge lui apparut pour lui dire qu’il était suffisamment sanctifié. Il retourna donc à Rome, où il reçut, dans les écuries de son père, l’hospitalité des mendiants. Sentant sa fin venir, il demanda une plume et de l’encre pour écrire sa vie. Le Pape, averti par une vision céleste, vint trouver l’homme juste expiré, qu’il reconnut enfin, lui et la famille de l’Empereur, et on le mit au tombeau.

La rappresentazione des Sept dormants n’est pas moins bizarre. Il s’agit de ces sept frères d’Éphèse qui, pour éviter les persécutions de l’Empereur Decius, se réfugièrent dans une caverne où, par un effet de la grâce céleste, ils demeurèrent endormis pendant trois cents ans. Quand ces trois siècles se sont écoulés, ils se réveillent avec un appétit facile à comprendre. L’aîné des frères court à la ville, et il entre chez un boulanger pour acheter du pain. Le boulanger, étonné de la monnaie antique qu’on lui donne et plus encore des paroles bizarres de son client, le fait arrêter. Le dormant déclare que son père lui a donné cet argent. Alors, lui est-il répondu, il y a de cela plus de trois cents ans, du temps de l’Empereur Decius. – Serait-il mort ? demande le jeune Éphésien. On lui rit au nez, ce qui n’empêche pas de le mettre en prison, lui et ses frères. L’Empereur se mêle de l’affaire, qui l’intrigue fort, comme on le pense bien ; mais l’évêque vient terminer la comédie en embrassant les sept frères et en reconnaissant le miracle. Tout à coup les jeunes gens meurent de vieillesse, car, enfin, trois cents ans comptent dans l’existence. Leurs âmes montent au ciel, et le préfet, l’Empereur et l’évêque, secondés par le peuple émerveillé, chantent un hymne final.

Dans le Mystères de santo Venantio, martyr de Jésus-Christ, composé par Castellano-Castellani, lequel Venantio fut, comme on sait, torturé et mis en croix, au milieu des scènes qui développent la  légende je trouve une consultation de médecins qui rappelle les docteurs de Molière. Ces messieurs consultent en latin pour le préfet de Rome, que le ciel châtie à cause de ses persécutions contre les chrétiens. Le premier docteur recommande d’examiner l’urine, de tâter le pouls, de voir la langue et d’administrer ensuite une médecine de cassia, de diacena et de suc de sorbier :

Quærendum est de signis et urina,
De pulsu et gustu et de natura morbi ;
Demum est ordinanda medicina
De cassia, diacena et succi sorbi.

L’autre docteur, parlant en langue vulgaire, recommande de frotter le ventre du malade pour dégager l’estomac.

Sous l’influence du traitement le préfet meurt.

On voit que parfois le Mystère florentin a recours à la farce, comme le Mystère français, pour égayer les sombres Vite di santi. Voici un épisode de la pièce intitulée Sant’ Antonio abate, qui entre franchement dans le comique de la situation. Ce saint Antoine abbé, qui était un ermite d’Égypte, se voit tenté par Satan, lequel, dans son désert, lui découvre une caverne pleine d’or. Il dédaigne les offres de l’enfer et se remet à prier. Mais surviennent trois malandrins, Scaramuccio, Tagliagamba et Carapello, avec le projet de dévaliser les marchands qui se rendent d’Alexandrie à Damiette. Ils trouvent le trésor découvert par le diable à l’abbé. Avant de se partager le butin, ils tirent au sort à qui ira chercher à la ville prochaine les vivres qui leur manquent pour déjeuner. C’est Scaramuccio que le sort désigne pour aller quérir les provisions. Quand il a mis dans son sac le pain nécessaire à la ripaille, il entre chez un apothicaire, à qui il demande de la mort-aux-rats pour se débarrasser de quelques rongeurs qui le chagrinent. Puis il achète plusieurs bouteilles d’un bon petit vin blanc de San-Lorino ; il prend aussi chez le rôtisseur des chapons, des pigeons et du saucisson qui excite la soif. Le rôtisseur lui donne encore un grand saladier de macaroni, et, chargé de ces provisions, il s’achemine vers la caverne où ses compères l’attendent. Il a, bien entendu, saupoudré ses comestibles de mort-aux-rats et mis le reste du corrosif dans les bouteilles. Au moyen de cette précaution, il sera bientôt possesseur du trésor à lui seul. Le bandit a eu là une ingénieuse idée, mais ses complices l’ont eue malheureusement en même temps que lui, et ils ont décidé de le tuer aussitôt qu’il paraîtrait. Il paraît en effet, et tombe sous les couteaux des deux brigands qui s’attablent aussitôt devant leur repue, fêtant les chapons, les pigeons, le saucisson et surtout le vin de San-Lorino. Mais, pendant qu’ils se réjouissent du bon tour qu’ils ont joué à Scaramuccio, le poison produit son effet, et les voilà gisant et mourant. Alors chacun offre à son camarade d’abandonner sa part à celui des deux qui pourra courir à la ville pour amener un médecin ; mais il est trop tard, et les diables arrivent qui emportent leurs âmes.

 

 

IV

 

La rappresentazione dont sainte Catherine de Sienne est le point de départ, et qui s’intitule : Il Malatesta, est un ouvrage plus sérieux, qui se rapproche du drame régulier. Il existe trois pièces différentes de la même époque sur ce sujet. Cela ne doit pas étonner, puisque sainte Catherine était de Sienne et que, morte en son souvenir vivait encore dans la mémoire de tous les Toscans, ses compatriotes, quand on eut l’idée de mettre sa légende en scène. Ici, tout le drame est d’invention. Le continuateur de Voragine ne fournit que ce passage, qui sert de thèse première à l’auteur : « Un noble de la ville de Pérouse avait été condamné par le sénat de Sienne à être supplicié, et tout irrité de cette sentence, il détournait son esprit de Dieu, et nulle exhortation ne pouvait le ramener à la pénitence. Enfin, touché des paroles de sainte Catherine, il revint de cœur à Jésus-Christ et il subit la mort dans de grands sentiments de piété. » Voici maintenant le drame : Deux bourgeois se promènent dans une rue de Sienne. « Compère, dit l’un, quelles nouvelles de ton fils proscrit ? – La douleur m’accable, répond l’autre bourgeois. Ce n’est pas à moi de raconter les fautes et les vices de mon enfant. – Compère, allons à l’église prier Dieu qu’il lui envoie de meilleures pensées. »

Nous voyons ensuite le désespoir de Mona Ghinoccia Aldobrandeschi, noble veuve qui vient de découvrir que sa fille a un amant. Et quel est cet amant ? Un misérable, un criminel, un proscrit, Malatesta ! Mona Ghinoccia prêche vainement sa fille Bianca pour la détourner de cette passion funeste. À peine Bianca est-elle seule qu’elle court au rendez-vous que lui a donné Malatesta. Sa nourrice lui adresse inutilement des reproches : « Bianca, ce n’est pas ton amant que tu vas chercher, c’est ton ennemi. Je veux t’accompagner : j’espère ainsi écarter de toi tout péril. »

Cependant le bandit a mis pied à terre dans une petite rue de la ville. La nuit le protège ; il est d’ailleurs bien armé et il est accompagné d’un ami. Malatesta ne rentre dans les murs de Sienne que pour se venger s’il n’exécute pas sa noble pensée, à quoi bon alors l’épée qu’il porte ? On lui a dit qu’infidèle au serment qu’elle a fait, Bianca se dispose à épouser un jeune gentilhomme de la ville. « Je troublerai, dit-il, les noces de la Bianca, en passant par le fil de mon épée l’époux et les autres. »

Io turbero le nozze della Bianca,
Col por lo sposo e gl’altri a fil di spada.

Le vieillard Anselmo a envoyé son compère Bastoccio vers son fils. « Pourquoi as-tu rompu ton ban, Malatesta ? Ne vois-tu pas le danger que tu cours ? Tu es perdu si tu restes à Sienne une heure de plus. Pourquoi es-tu revenu ? – Ne crains rien pour moi, répond dédaigneusement le bandit, je serai parti avant le jour. Va, retourne auprès de mon père et dis-lui que cette nuit sombre est le bouclier qui m’abrite. »

La mère de Bianca a su la présence de Malatesta dans la ville ; elle court le dénoncer pour prévenir le malheur qui peut arriver, car Bianca a fui de la maison maternelle. Le Bargello et ses soldats se mettent à la recherche du proscrit. Ils le rencontrent enfin. – « Arrête, ou tu es mort ! Jetez-vous sur lui ! liez-lui les mains ! »

– Misérables ! s’écrie Malatesta, à qui l’on vient d’arracher son épée inutile, vous me payerez cela un jour, car vous m’avez pris par trahison. »

Tout se prépare pour le supplice du bandit. Anselmo, le père de Malatesta, vient se jeter aux genoux de sainte Catherine pour qu’elle sauve au moins l’âme de son fils. La sainte se rend alors à la prison ; mais, avant d’en avoir atteint les murs, elle rencontre la charrette qui porte le condamné. Il est là, les mains liées au dos, le regard fixé sur la foule, l’air hautain, refusant d’écouter le moine qui l’exhorte. La Compagnie de la Mort, la cour du Bargello, le vieil Anselmo, son père, suivent la fatale charrette. Quand il met pied à terre devant l’échafaud, la sainte l’exhorte à son tour. Il lui répond qu’il est né pour le diable et l’engage à ne pas ennuyer les désespérés. « Je renie le Christ, dit-il, et le ciel et tous les saints. Que nul ne me parle plus de cela. Si un homme jeune et fort doit mourir, il est conduit là par la cruauté et non par la justice. » Sainte Catherine s’agenouille alors sur les marches de l’échafaud et prie ardemment. Le ciel se sillonne d’éclairs, la, foudre gronde ; un diavolino sort d’une trappe et s’envole avec effroi, indiquant que Dieu a permis la conversion de Malatesta. Le mécréant demande en effet un prêtre pour entendre sa confession, et il meurt chrétiennement, après avoir reçu les bénédictions de son père. Le ciel s’ouvre, les anges descendent en chantant et emportent au ciel l’âme du coupable converti et pardonné.

C’est la doctrine de la grâce efficace, qui sert si souvent d’argument aux drames espagnols dans les siècles suivants. Le miracle qui termine la pièce donnait lieu, sans doute, à un certain développement de machines et de mise en scène, comme cela se passait dans tous les drames florentins du temps des Médicis.

 

 

V

 

L’Orfeo d’Angelo Poliziano, joué à la cour du duc de Mantoue, en 1483, à l’occasion du retour du cardinal de Gonzague, ne fut pas, comme on l’a prétendu trop souvent, un pas fait en avant dans l’art dramatique. Poliziano était un savant qui écrivait également bien en grec, en latin et en italien. Nous avons de lui des stances charmantes, formant commencement d’un poème sur le tournoi du Magnifique Giuliano di Piero de’ Medici, quelques canzoni et la ballatella qui commence par ce refrain :

Donne di nuovo il mio cor s’à smarrito.

Poliziano était un vrai poète, qui mourut dans la fleur de sa jeunesse, sans avoir donné ce qu’il promettait. Son Orfeo, ce brusque retour à l’antique, composé en deux jours pour un divertissement princier, n’a, pas la prétention d’être une pièce de théâtre. Il faut y voir une simple réminiscence de la poésie virgilienne, où des pasteurs dialoguent et où l’on récite des tirades lyriques, sans jamais entrer dans une action quelconque.

L’auteur ne voulait pas qu’on exposât devant le public « cet enfant débile et qu’on lui laissât la vie, jugeant un tel produit indigne de Lacédémone. » Ce sont ses propres paroles dans la préface qu’il adresse à son ami Carlo Canale. Eurydice mordue par un serpent, le voyage d’Orphée aux enfers pour la réclamer à Pluton, le retour du chantre divin qui perd sa belle retrouvée pour avoir jeté sur elle, malgré l’ordre infernal, un regard en arrière, puis le massacre d’Orphée par les bacchantes, tout cela sans développement, sans combinaison aucune, entremêlé de canzoni toscanes et de vers latins, tout cela, dis-je, ne mérite à aucun titre les éloges qu’on en a voulu faire çà et là de jolis vers, un peu apprêtés, un peu précieux, mais rien qui indique le moindre progrès sur les rappresentazioni. Le genre légendaire devait paraître, il est vrai, fastidieux à la longue mais l’imitation de l’antique, qu’on est convenu d’appeler la Renaissance, ne sera pas moins monotone pendant tout le cours du XVIe siècle, et de plus elle distillera l’ennui par toutes les surfaces.

Nous verrons les auteurs dramatiques de cette période, même lorsqu’ils empruntent des personnage grecs, copier, avec une servilité désespérante, le fastidieux rhéteur Sénèque, et non pas essayer une imitation d’Eschyle, d’Euripide ou de Sophocle, dont ils ne comprennent point les grandeurs.

Si l’on compare les rapprezentazioni de l’Italie aux Mystères français, on ne trouvera den à égaler à nos drames cycliques. La composition est généralement terre-à-terre, les sentiments humains sont étroits, beaucoup plus rares et moins heureusement accusés. Les auteurs italiens semblent s’être interdit le domaine de l’invention. Cela tient peut-être à ce qu’en Italie à cette époque ce sont les princes et les grands seigneurs qui commandent et patronnent les ouvrages. Le peuple n’influe en rien, ni sur le choix des auteurs, ni sur leur poétique. Le peuple accepte le présent que lui offrent ses magnifiques souverains, et il se garderait bien d’en médire ; d’ailleurs il se retire sur l’effet grandiose des machines, des décors et des costumes pour lesquels ses maîtres sèment l’or à pleines mains. En France ce sont les municipalités ou des compagnies de bourgeois et d’artisans qui donnent les représentations sur les places, et souvent le peuple paye son liard pour entrer ; il a donc le droit de manifester son opinion, et il ne s’en fait pas faute. L’avantage des Italiens est dans l’état de perfection relative où se trouve leur langue, qui se présente toute formée et qui n’offre pas les lacunes, les indécisions et les défaillances de notre idiome à la même époque.

J’ai peut-être traité peu longuement cette série des rappresentazioni italiennes ; mais c’est une matière toute nouvelle, dont personne ne s’est jamais occupé.

 

 

CHAPITRE X : XVe SIÈCLE - THÉÂTRE ESPAGNOL

 

 

I

 

Nous ne commençons qu’au XVe siècle l’histoire du théâtre espagnol, parce que des époques antérieures il ne reste aucun ouvrage dramatique. Il est cependant probable, et des auteurs anciens confirment cette supposition, qu’ainsi que les autres pays, l’Espagne eut ses drames liturgiques, ses légendes de saints, ses Entremets ou intermèdes, et même ses farces populaires avant le règne des rois catholiques. L’institution des fêtes du Corpus Domini, fondées avant 1314 pour l’édification du peuple, ne peut manquer d’avoir développé ce moyen puissant d’attraction. Sans doute ce fut en latin qu’on joua à cette époque, dans la cathédrale de Gerona, le Sacrifice d’Abraham et l’Histoire de Joseph, dont parle le Père La Canal. C’est, dit-on, en catalan qu’était écrit l’ouvrage représenté en à Saragosse pour le couronnement du roi Fernando d’Aragon. Il est très vrai que le Code du Roi Alfonso el Sabio, qui date de 1260, prohibe, dans l’un de ses articles, un genre de pièces satiriques appelé juegos por escarnio, et qu’il autorise les clercs à représenter les sujets pieux tirés des Écritures, à condition que ces spectacles seront donnés dans les villes et non dans les bourgs et villages. À Barcelone, on joua la Création du Monde. Douze anges chantaient dans la pièce. Vingt-quatre diables à pied combattaient contre vingt anges d’épée (de espada) ayant pour capitaine l’Archange saint Michel.

Les Entremets cités par les auteurs sont en grand nombre. Ils étaient, paraît-il, très luxueusement montés. On cite surtout ceux qui signalèrent le serment prêté par le Roi Don Juan aux privilèges et constitution de Catalogne et ceux qui eurent lieu pour la réception de Ferdinand le Catholique en 1461 et pour l’entrée de la Reine Doña Isabelle. À cette entrée, on avait figuré trois cercles mobiles concentriques représentant le Paradis et montrant tour à tour, au milieu d’une illumination brillante, les figures en pied des anges, des rois, des prophètes et des saints. Mais on ne saurait dire que ce fussent là des ouvrages dramatiques.

Le curieux dialogue connu sous le nom de Coplas de Mingo Revulgo est le premier document écrit que nous ayons entre les mains ; il est du XVe siècle (1472) ; mais ce morceau très intéressant n’est autre chose que ce qu’annonce son titre : un dialogue entre deux bergers qui représentent, l’un le peuple, l’autre la noblesse. Cette satire a trente-deux couplets de neuf vers chacun ; elle est anonyme. Elle eut de nombreuses réimpressions dans le XVIe siècle. On croit qu’elle était dirigée contre le Roi Don Enrique IV de Castille et sa maîtresse portugaise.

Le dialogue de Rodrigo Cota, intitulé : Dialogue entre l’Amour et un vieillard, ne peut, non plus que les Coplas de Mingo Revulgo, figurer dans la nomenclature du répertoire dramatique espagnol, quoique Moratin l’ait cité dans son catalogue. Il se trouve beaucoup mieux à sa place dans le Cancionero général de Valence, où il fut imprimé en 1511. Il est, du reste, incomplet. Plus de cinquante vers du manuscrit manquent dans le livre imprimé. L’idée en est gracieuse et le style en est très élégant. C’est une aimable réminiscence de l’antiquité.

 

 

II - La Célestine

 

Le roman dialogué de la Célestine a joui dans tous les temps d’une réputation méritée. Cette composition bizarre, commencée en 1480 par Rodigo Cota de Tolède, et achevée par Fernando de Rojas, natif de Montalvan, bachelier ès lois, qui habitait Salamanque, est un vrai prodige pour l’époque. Quoique ce ne soit pas encore là précisément une pièce écrite pour le théâtre, il faut cependant nous y arrêter à cause du grand mérite qui distingue cet ouvrage.

Le premier acte de Cota ne trace que l’exposition des trois principaux personnages ; les vingt actes qui complètent l’acte de Cota contiennent tout le développement de cette action hardie, non par l’invention de sa fable, mais par ses caractères gravés sur le bronze et par l’incroyable audace de son expression. Jamais prose plus nette et disant aussi bien ce qu’elle veut dire n’avait été lue en Espagne. Il faut arriver jusqu’à Cervantès pour retrouver le modèle perfectionné de ce style concis, pittoresque et d’une crudité si naïve qu’on ne sait vraiment si l’auteur a voulu prêter du charme au vice ou le corriger. C’est pourtant ce dernier projet qu’annonce Rojas dans la curieuse pièce de vers qui ouvre ce singulier livre :

« Ô dames, matrones, jeunes gens, hommes mariés, notez bien la vie qu’ont menée ces personnages, regardez leur fin comme dans un miroir. Donnez vos soucis à d’autres choses que l’amour. Pressez-vous de fuir afin que Cupidon ne vous lance pas sis traits dorés[5]

Assurément la Célestine n’a jamais été jouée, et ses auteurs ne l’ont jamais destinée à la représentation ; mais, mœurs à part, c’est, comme franchise de dialogue, le vrai commencement de la bonne comédie.

Les vingt et un actes dont se compose le roman ne sont que vingt ; et une scènes, et on peut les lire sans fatigue. La Célestine, publiée pour la première fois en 1499, eut trente éditions en Espagne dans le cours du siècle suivant. Elle fut traduite dans toutes les langues, et encore de nos jours M. Germond de Lavigne en a donné une nouvelle version française, ce qui me permet d’en éviter l’analyse et de me borner à constater les qualités de l’œuvre.

Le personnage effronté de la Célestine est le mieux tracé de tous. Rien n’y manque : soit qu’il parle, soit que les autres en parlent, c’est une suite non interrompue de traits caractéristiques. Au premier acte, Parmeno dit à son maître Calisto, en l’engageant à réclamer le secours de cette duègne habile en la séduction des jeunes filles : « Si entre cent femmes quelqu’un vient à parler d’une vieille entremetteuse, soudain elle tourne la tête et lui répond par un sourire. Quand elle passe, les chiens aboient, les oiseaux chantent son nom, les brebis le bêlent, les grenouilles le coassent, les marteaux sur les enclumes, les rabots et les scies sur les charpentes semblent prononcer le nom de Célestine. Une pierre ne peut pas en frapper une autre sans qu’elle paraisse appeler la vieille mégère. » À la première consultation que demande Parmeno à la vieille pour savoir comment son maître pourra obtenir les bonnes grâces de la charmante Mélibéa, elle répond : « il n’est pas de chirurgien qui, à la première vue, puisse juger une blessure. Je te dirai ce que je vois pour le présent. Mélibéa est belle, Calisto, est amoureux et honnête ; il ne lui peinera pas de payer, non plus qu’à moi de marcher. L’argent peut tout il arrache les rochers, il passe les rivières à pied sec. Quand elle est parvenue à s’introduire chez Alisa, mère de Mélibéa, c’est en prononçant le saint nom de Dieu qu’elle l’aborde : « La gracia de Dios sea contigo y con la noble fija. » Elle a su que Doña Alisa voulait acheter quelques objets de toilette, et c’est pour les lui vendre qu’elle se présente humblement. Elle découvre le but de son message quand elle se trouve seule avec la jeune fille. Le dur accueil qu’elle en reçoit ne la rebute pas ; elle jure qu’elle n’a que des intentions pures et qu’un sentiment de charité l’a seul poussée à parler du jeune Calisto, qui est bien malade et que les prières d’une sainte comme Mélibéa pourraient guérir. C’est alors que la jeune fille se décide à lui donner un cordon qui a touché beaucoup de reliques et qui doit être le talisman de la guérison. Elle l’engage à revenir le lendemain à l’insu de Doña Alisa pour prendre une prière qu’elle veut écrire de sa main, et la servante Lucrecia résume la situation en disant tout bas : « Ma maîtresse est perdue, puisqu’elle veut que Célestine vienne la voir secrètement. » Célestine annonce sa prochaine victoire au jeune Calisto, qui s’en étonne. Elle lui répond : « Troie était plus forte encore que la vertu de Mélibéa, et pourtant elle a cédé. » Parmeno affirme que la vieille sorcière arrive, toute chargée de mensonges, comme une abeille de miel. Lorsque Mélibéa tombe malade de l’amour qu’elle ressent pour Calisto, Célestine, un peu sorcière et devineresse, est consultée par elle. Elle lui dit que ce mal dont elle ne sait pas le nom est un feu caché, une plaie agréable, une douce amertume, un joyeux tourment, une terrible et agréable blessure, une douce mort. Mélibéa reconnaît les symptômes du mal qu’elle éprouve. Elle voudrait bien guérir, mais elle défend à la vieille de jamais prononcer le nom de Calisto. Elle s’humanise enfin et consent à recevoir le jeune homme la nuit.

Cette entrevue nocturne des deux amants rappelle celle de Roméo et de Juliette : « Tu pleures de tristesse, dit Mélibéa à Calisto, parce que tu me crois cruelle envers toi moi je pleure de plaisir en te voyant si fidèle. Ô mon Seigneur, tout mon bien, comme je serais plus heureuse de contempler ton visage que d’entendre seulement le son de ta voix ! Mais puisqu’en ce moment nous ne pouvons mieux faire, reçois l’assurance de ce que je t’ai écrit par notre messagère. Tout ce que j’ai dit, je le confirme. Essuie tes yeux et ordonne de moi à ta volonté. »

Et Calisto lui répond : « Ô ma maîtresse, espérance de ma gloire, repos et soulagement de mon cœur, quelles paroles suffiront pour te remercier de ton incomparable présent ? »

Mais le père de Mélibéa s’éveille. Les valets de garde donnent l’alarme ; Calisto s’évade en promettant de revenir la nuit suivante. Cette scène se passe au douzième acte. À compter de ce moment la comédie devient drame ou tragi-comédie ; c’est le titre que lui a donné Rojas. En thèse générale, quand la comédie tourne au drame, c’est toujours mauvais signe ; c’est une preuve que l’auteur n’a pu soutenir le développement de son idée première sans appeler à son aide des éléments étrangers. Tartufe se garde bien de tourner au drame.

Au douzième acte de la Célestine finit, selon moi, le mérite sérieux de la composition de Cota et Rojas. D’abord le principal caractère de la pièce disparaît ; Célestine meurt vulgairement assassinée par Sempronio et Parméno, les deux valets de Calisto, qui veulent partager avec elle l’argent donné par leur maître. Ce qui est bien espagnol, c’est que Célestine, en trépassant, demande à grands cris un confesseur. Elle n’est regrettée que d’une demoiselle de sa maison, qui dit, en se lamentant : « J’ai perdu ma mère et tout mon

Bien ! » Calisto et Mélibéa finissent misérablement et chacun de son côté, l’amant en voulant franchir un mur pour éviter ceux qui le poursuivent, la maîtresse en se précipitant du haut d’une tour pour s’affranchir du mariage que sa famille lui a préparé.

Sauf l’immoralité qui gît au fond du sujet et la trop fidèle peinture de mœurs détestables, on voit que Rojas avait mis le pied sur le vrai terrain dramatique. Il est bien fâcheux que ses contemporains et ses successeurs n’aient pas jugé à propos de l’y suivre.

Quelle différence avec Juan del Encina, qui passe pour le père du théâtre en Espagne ! Au lieu de la vérité nous trouvons ici la convention et la fantaisie, et quelle fantaisie un reflet infidèle de l’églogue antique, des mœurs latines revêtues d’oripeaux castillans des bergers qui pourraient figurer dans les trumeaux de Boucher si à l’époque des Rois catholiques on avait porté des paniers et des mouches.

Juan del Encina était un commensal de la noble maison d’Albe. C’est à Don Fabrique de Tolède qu’il dédia ses premières poésies. En 1496 parut la première édition de ses œuvres en quatre parties, dédiées au Roi Don Fernando, à Doña Isabelle, au Duc d’Albe, au Prince Don Juan et à Don Garcia de Tolède, fils de son protecteur.

 

 

III - Juan del Encina

 

Ce qu’on est convenu de nommer les pièces de théâtre de Juan del Encina est qualifié par lui du simple titra d’églogues. Ces églogues sont au nombre de onze. Il n’y a dans ces essais aucune invention, aucune observation ; pas un caractère, pas un motif de scène. C’est toujours le poète qui parle, jamais le personnage. Ce qui excuse le vide profond de ces légers ouvrages, c’est qu’ils n’étaient réellement que des canevas disposés pour des fêtes. La musique et la danse en faisaient tous les frais. Il est inconcevable qu’ayant pu lire au moins le premier acte de la Célestine de Cota, Juan del Encina, qui était un savant distingué, ait écrit des ouvrages dans une forme aussi primitive. Cette forme, il la tenait sans doute des troubadours de la Catalogne ; mais il n’a pas jugé à propos de chercher un sujet, quelque léger qu’il fût, pour servir au moins de cadre à ses gracieux dialogues. Néanmoins, dans la pièce intitulée l’Écuyer qui devient berger (El Escudero que se torna pastor), et dans la suivante, qui en est la contrepartie : Les Bergers qui deviennent courtisans (Los Pastores que se tornan palaciegos), toute l’action ne se borne pas à des vers plus ou moins bien tournés ; il y a une petite anecdote avec son développement logique.

La bergère Pascuala, courtisée par Gil l’écuyer, consent à oublier l’amour de Mingo à condition que Gil se fera berger pour garder les troupeaux avec elle. Mingo oppose à ce projet son droit d’ancien soupirant.

« Voyons demande l’écuyer à Mingo comment serviras-tu Pascuala, et quels présents lui offriras-tu ?

– Je lui donnerai de beaux anneaux, répond le berger, des boucles d’oreilles, un collier d’argent, de bons sabots et des mitons jaunes, des collerettes et des filets pour ses cheveux, une mante, une robe ; je lui fabriquerai moi-même, en bois de hêtre, mille petits objets comme dans notre village personne n’en saurait faire. Je lui apporterai tous les fruits de nos montagnes : noix, glands doux, châtaignes, pommes, pêches et poires ; je lui donnerai de petits oiseaux, des cailles, des grives, des pluviers, des pigeons et des colombes.

– Tais-toi, manant, interrompt l’écuyer ; je lui donnerai davantage, moi, car plus que toi je l’aime. »

Pascuala, mise en demeure de se prononcer entre ses deux soupirants, accepte l’écuyer Gil, à condition toutefois qu’il se fera berger. Mingo se désole, mais il en faut passer par là, et ils s’en vont tous à l’étable, en chantant un villancico : « Faisons paître les troupeaux, hurri allà ! Il n’est plus temps de rester assis dans les cabanes les sept chèvres se montrent au ciel. Voici le point du jour, hurri allà ! Cours, cours, cours, nigaud ; ne prends pas tant tes aises attention à ton bélier qu’on ne te l’enlève pas gare, gare, gare au loup, hurri allà ! »

Dans la seconde églogue, tout est changé. L’écuyer Gil est dégoûté de sa vie de berger. Il annonce à sa femme Pascuala qu’il va lui donner de belles robes et l’emmener avec lui au château de son seigneur. « Je changerai si vous changez, répond la douce Pascuala. » Gil engage Mingo à suivre son exemple et à l’accompagner avec sa femme. « Par ma vie ! mon frère Mingo, tu es aussi gentilhomme. – N’ai-je pas l’air d’un paysan ? – Place ton bonnet d’une certaine manière et appuie ta main sur ta hanche ? – Et pourquoi sur ma hanche ? – C’est l’usage ; le bonnet tout d’un côté ! Là, comme le mien. – Qui dirait à présent que j’ai été berger ? l’amour m’avait fait faire cette folie. – Mingo, puisque nous voici gens de château, aimons la vertu, fuyons le vice. – Très bien, Gil ! et comme entrée dans la vie de château, chantons quelque jolie chanson, et cela sans tarder. »

Ils chantent alors le villancico suivant et l’églogue se termine : « Que personne ne ferme sa porte si l’amour y vient frapper, car il n’y gagnerait rien. Obéissons à l’amour, et de bonne grâce faisons de nécessité vertu. Ne résistons pas à l’amour ; que personne ne ferme sa porte quand il frappe, car il n’y gagnerait rien. L’amour adoucit le plus fort et il donne de la force au plus faible... Ce terrible amour que l’on peint enfant et aveugle fait d’un berger un gentilhomme et d’un gentilhomme un berger. Contre la peine et la douleur qu’il donne, que personne ne cherche à lutter, car il n’y gagnerait rien. »

Les autres églogues ne présentent que peu d’intérêt, surtout celles qui traitent des sujets sacrés, comme la Nativité de Notre-Seigneur et la Passion de Jésus, dialogue entre deux ermites, un ange et sainte Véronique. Ce sont de petits intermèdes qui n’offrent pas vestige d’une action quelconque. Toutes ces églogues sont terminées par le villancico de rigueur, genre de poésie alors fort en vogue.

Les églogues de Juan del Encina ne furent pas jouées en public, mais dans le palais du duc d’Albe, devant les seigneurs et les dames de la cour. Quelques-unes furent représentées à Rome, lorsque notre auteur y fut nommé directeur de musique de la chapelle du Pape Léon X. C’est à Rome qu’il composa sa célèbre farce de Placida et Victoriano qui, prohibée par le saint-office, n’est point parvenue jusqu’à nos jours. Encina fit en 1519 un pèlerinage à Jérusalem en compagnie du marquis de Tarifa, et l’année suivante il publiait à Rome le récit de son voyage. Dans un âge avancé, il rentra en Espagne et mourut à Salamanque, en 1534, âgé de soixante-cinq ans.

On voit, en somme, que ce théâtre de Juan del Encina est bien peu de chose si on le compare à la Célestine, sa contemporaine, et à nos Mystères français de la même époque. Il faut attendre encore pour voir se développer le théâtre national en Espagne.

 

 

CHAPITRE XI : XVe SIÈCLE - THÉÂTRE ANGLAIS

 

Les Miracle-Plays de Chester, de Coventry et de Towneley. – La jalousie de Joseph.

 

Ce n’est réellement qu’aux Miracle-Plays de Chester que commence le répertoire du théâtre anglais. On cite pourtant un Mystère manuscrit du British Museum sur le sujet de la descente du Christ aux enfers, qui remonterait au XIVe siècle. Il n’est pas impossible qu’on retrouve d’autres textes et même des collections comme celles que l’on a retrouvées en France. Les savants qui s’occupent de l’ancienne langue de la Cornouaille, mélange de celtique et de saxon, prétendent qu’ils produiront des textes de Mystères composés dans cet idiome à une époque très reculée. Nous serons heureux de voir le succès de leurs recherches. Contentons-nous pour le moment des documents que nous avons sous les yeux.

À quelle date faut-il reporter la composition des pièces de Chester ? M. Payne Collier les fait remonter au XIVe siècle (History of english dramatic poetry). M. Henri Hallam déclare qu’il ne peut, d’après le style, leur attribuer une date plus ancienne que le milieu du XVe siècle (Introduction to the literature of Europe). On sait, du reste, que jusqu’au règne d’Édouard III (1338) l’emploi de la langue française était général en Angleterre, où l’avait introduite Guillaume le Conquérant. Il a donc fallu un certain temps pour qu’il se soit formé des auteurs dramatiques écrivant en anglais.

On a retrouvé vingt-quatre Miracle-Plays de Chester qui forment la plus ancienne série que nous connaissions. Après cette collection vient celle de Coventry, au nombre de quarante-deux pièces puis celle de Towneley, ainsi appelée parce qu’elle était la propriété de la famille de ce nom. On la désigne aussi sous le titre de Collection de Widkirk. Widkirk était une abbaye près de Wakefield, d’où l’on suppose que viennent ces manuscrits. Ceux-ci sont au nombre de trente. C’est au fanatisme des puritains qu’on attribue la destruction de la plupart des manuscrits anglais contenant des pièces de théâtre.

Tous ces Mystères étaient joués par les ouvriers des métiers organisés en confréries. Archdeacon Rogers, qui avait vu représenter les Mystères de Chester, dit : « Chaque compagnie avait son Pageant. Chaque Pageant était pourvu d’un échafaud avec deux chambres, une en haut, l’autre en bas ; l’échafaud était monté sur quatre roues. Dans la chambre du bas les acteurs s’habillaient, dans celle du haut ils jouaient. »

À Coventry (le fait est consigné dans le registre des dépenses communales, cité par Sharp), la confrérie des bonnetiers employait douze hommes, et celle des drapiers dix pour porter et dresser les échafauds. On se servait rarement de chevaux pour traîner ce léger matériel, qu’on ne peut comparer à celui de nos grands Mystères. On voit dans les comptes cités par Sharp le détail des diverses dépenses concernant les machines, les costumes, les accessoires, etc., d’une pièce jouée par la Guild ou corporation des forgerons, intitulée : Procès, condamnation et crucifiement du Christ. Pour nourriture des acteurs pendant une semaine de répétitions pain le matin, 4 deniers ; ale, 8 ; pour dîner et souper, 9 galons d’ale, 18 deniers, bœuf, vin, etc.

À l’article costumes on voit figurer les robes et chaperons des tourmenteurs, faits de bougran noir, deux mitres pour Caïphe et Anne, la robe de Dieu toute de cuir blanc six peaux, un bâton pour le démon, un cimier de fer pour Hérode, son bonnet rouge, une perruque pour Dieu, les perruques de Jésus et de Pierre, une ceinture pour Dieu, un siège pour le même. Les registres de la corporation du Corpus Christi, à York, conservés au British Museum, donnent aussi des chiffres assez curieux. Un manuscrit du jeu figure dans les comptes pour 100 shillings ; une couronne royale avec le sceptre est cotée 6 deniers, le diadème du Christ et celui des apôtres le même prix, et il y a un masque par dessus le marché. Dans ces comptes se trouve un payement à des ménestrels employés pour la partie musicale, instruments et chant.

À Newcastle, la fête du Corpus Domini était également célébrée par une exhibition de drames religieux. La plus ancienne représentation est donnée par la corporation des tonneliers en puis viennent celles des forgerons et des gantiers, des barbiers des couvreurs, des selliers, des foulons et des teinturiers, ces derniers en 1477. De tout ce répertoire de Newcastle une seule pièce est restée, l’Arche de Noé (Brand’s history of Newcastle). Dans toutes les villes d’Angleterre, chaque corporation était obligée de fournir son Pageant pour les fêtes du Corpus, et à ses propres frais. Les prédicateurs en chaire recommandaient aux fidèles d’assister à ces saintes représentations. Les Rois et les Reines se montrèrent souvent aux Pageants de Coventry : Henri V en 1416, Richard III en 1484, Henri VII en 1486. Les moines de Coventry étaient renommés dans tout le royaume pour l’excellente exécution de leurs Mystères qui se jouaient sur un large échafaud construit sur le point le plus élevé de la ville. Dugdale, auteur d’une Histoire du comté de Warwik, dit qu’ils jouaient dans le vieux rythme anglais, comme il appert du manuscrit intitulé Ludus Coventryœ. Les noms d’auteurs connus sont encore plus rares qu’en France. John Ludgate cite avec éloges un moine de l’abbaye de Bury en Suffolk qui aurait écrit des Miracle-Plays dans la première moitié du XVe siècle.

Les Rois et les grands seigneurs avaient des auteurs à leurs gages pour égayer les loisirs de leurs châteaux. Si les autres lords n’étaient pas plus généreux que le duc de Northumberland, qui donna à son chapelain 13 shillings et 4 deniers pour la composition d’un intermède, le métier de poète devait être peu lucratif. Le règne de Henri VII fut le beau temps des ménestrels et des joueurs d’intermèdes. Les principaux acteurs du palais étaient Richard Gibson et John Englisch.

À la naissance du prince Arthur, en 1486, il se forma une nouvelle troupe qui prit le titre de comédiens du Prince et qui servit aux amusements de la cour. Les acteurs du duc de Buckingham et des comtes d’Oxford et de Northumberland jouaient aussi devant le Roi et recevaient de belles récompenses. Il y avait alors en Angleterre des acteurs français et allemands outre les acteurs anglais. Le livre de dépense du Roi Henri VII enregistre avec un soin minutieux les nombreuses sommes données aux comédiens et aux ménestrels qui contribuèrent aux divertissements de Sa Majesté. On y voit figurer les acteurs d’Essex, les acteurs français, les rimeurs d’intermèdes et de ballades, Master Peter, poète italien, Stephyn Hawse, compositeur de ballets, et jusqu’à des danseuses espagnoles.

La réputation d’avarice que les historiens ont faite à ce monarque ne semble donc pas justifiée de tous points. La vérité est qu’il apportait dans toutes ses affaires particulières le même ordre qu’y aurait pu mettre un marchand de la Cité, retiré des affaires. Il est évident qu’il aimait à remplir ses caisses et qu’il ne se faisait pas faute d’y faire contribuer la fortune des grands seigneurs dont il avait à se plaindre ou à se venger. Son Parlement ne lui votait que 16 000 livres sterling de liste civile. Au mariage de sa fille avec le Roi d’Écosse, le Parlement lui offrit 40 000 livres d’après les coutumes féodales ; il n’en accepta que 30 000. Voilà l’homme révélé par les chiffres, et pourtant cet homme entretenait une cour luxueuse.

L’Angleterre eut, comme la France, outre ses Mystères, ses Moralités et ses Entremets. Les Moralités, qui sont peu nombreuses au XVe siècle et qui se développent davantage au XVIe, étaient surtout jouées par les acteurs nomades.

Lorsque ces comédiens voyageurs arrivaient dans une ville, ils déployaient leurs écriteaux et annonçaient, à son de trompette leurs représentations. Malone pense qu’elles commencèrent sous le règne d’Édouard IV, vers le milieu du XVe siècle. C’étaient des allégories à la mode française. Dans les Moralités, comme dans les Miracle-Plays, le Diable et le Vice étaient chargés de la partie comique. La plus estimée des Moralités anglaises du XVe siècle est le Château de la Persévérance ; elle date du règne de Henri VI. La pièce est longue et compliquée ; je ferai grâce au lecteur d’une analyse qui n’aurait aucun charme. Le Genre humain lutte contre le mauvais ange et contre ses acolytes, Stultitia et Voluptas. Les Péchés Capitaux s’entremêlent aux Vertus pour les combattre.

Esprit, Volonté et Intelligence ont aussi leurs rôles. La conclusion est la réconciliation du Genre humain avec la Miséricorde céleste, qui récite un épilogue final en manière de sermon.

Dans les pièces jouées avant le XVe siècle, les acteurs sont toujours désignés sous les noms de mimes, jongleurs et ménestrels ; on les appelait aussi interludentes et cytharistœ. Ces désignations indiquent suffisamment leur emploi et le genre de leurs jeux.

Les Miracle-Plays de Chester, de Coventry et Towneley, nous montrent enfin des textes anglais. Ce sont de vraies pièces à la manière des Mystères français, mais plus courtes ; il ne paraît pas qu’elles aient nécessité, à beaucoup près, un aussi grand développement de mise en scène. M. Payne Collier (The history of dramatic pœtry) fait un singulier rapprochement de quelques passages des pièces de Chester et de fragments de Mystères français, qui se trouvent exactement traduits par les auteurs anglais. Voici, entre autres, une de ces citations. Le Mystère français fait adresser par Isaac ces paroles à son père qui s’apprête à le sacrifier :

Mais veuillez moy les yeux cacher
Afin que le glaive ne voye :
Quand de moy viendrez approcher,
Peult estre que je fuyroie.

Et voici le texte anglais :

Also, father I pray you, hyde my eyen
That I see not your sworde so keene ;
Your stroke, father, I would not see
Least I against it grill.

Les sujets traités par les poètes anglais du XVe siècle sont, ainsi que les nôtres, tous extraits de l’ancien ou du nouveau Testament. Dans la collection de Chester se trouvent « la Chute de Lucifer, la Création, le Déluge, la Nativité, le Massacre des Innocents, la Tentation, Lazare, la Cène, la Passion, etc. » Dans celle de Coventry, qui date du règne de Henri VII, on remarque « le Sacrifice d’Abraham, dont nous venons de parler, les Fiançailles de Joseph et de Marie, le Baptême du Christ, la Femme adultère, la Descente du Christ aux Enfers, la Résurrection, l’Assomption. » Le recueil de Towneley contient, entre autres pièces, « le Meurtre d’Abel, Abraham, Pharaon, la Fuite en Égypte, l’Extraction des âmes de l’Enfer, la Résurrection du Sauveur. » Ces pièces furent représentées par les corporations jusque vers la fin du XVIe siècle. Les échafauds sur lesquels se jouaient ces ouvrages étaient nommés indifféremment Scaffolds, Stages et Pageants. Ce dernier terme a une origine inexpliquée, car il est difficile d’admettre avec Sharp sa dérivation du mot grec πήγυμι motivée par les pièces de charpente dont se composait le théâtre.

Outre ces collections du British Museum, il existe trois Pageants composés sur la conversion de saint Paul, et qui font partie d’une autre collection, celle de Digby. L’écriture de ces manuscrits est de la fin du règne de Henri VII.

Les Chester Whitsun-Plays (pièces de la Pentecôte de Chester), ainsi que les pièces de Coventry, étaient accompagnés d’une proclamation rimée, qui se débitait dans los villes avant la représentation. Dans l’un de ces discours, le crieur, portant sans doute la parole au nom d’un directeur indigent, s’excuse de ne pouvoir produire devant le public que des acteurs ordinaires au lieu d’acteurs éminents. Il dit que c’est à tort que l’on défigure habituellement le personnage de Dieu, en le représentant surchargé de dorures, et que cette fois l’assistance voudra bien l’accepter couvert d’un nuage, ce qui est beaucoup plus convenable que de le montrer en chair et en os. Dans la pièce de Chester, intitulée la Naissance du Sauveur, l’Empereur Auguste parle envers français du XIIIe siècle, tandis que les autres personnages parlent l’anglais du XVe siècle. Dans un épisode de la Passion, Pilate parle latin ; plus loin, il farcit son latin d’anglais.

Dans les trois séries de Miracle-Plays, la descente de Jésus aux Enfers, d’après l’Évangile apocryphe de Nicodème, se trouve reproduite sous des formes diverses. La pièce de Widkirk nous montre les justes chantant un hymne pour célébrer la venue de Jésus qu’ils attendent, Rybald, portier de l’Enfer, donnant l’alarme et préparant la résistance avec Astaroth, Anaball, Bérith et Bélial ; et le Sauveur entrant dans le domaine infernal. Satan reconnaît dans son adversaire le juif qu’a trahi Judas. Il se sent vaincu d’avance et il entame un plaidoyer pour prouver qu’on viole à son égard toutes les lois de la justice et toutes les convenances. Jésus répond en appelant à lui les justes, qui le suivent chantant un Te Deum laudamus.

Dans la pièce de Chester, une tavernière qui a vendu du vin et de l’ale à Chester, et qui peut profiter de l’ouverture des portes infernales pour se sauver, refuse de le faire. Elle déclare à Satan qu’elle l’adore et qu’elle veut rester pour lui tenir compagnie et lui servir à boire. L’épisode de la Descente aux Enfers ne remplit que deux pages dans le Mystère de Coventry.

Il serait oiseux d’analyser cette série de Mystères qui, au développement près, ressemblent dans la forme aux Mystères français de la même époque. Bornons-nous à une citation de quelques passages de la pièce de Coventry, intitulée la Jalousie de Joseph (Joseph’s jealousy).

Le charpentier Joseph revient de son ouvrage, il est fatigué, il a faim ; il frappe à la porte de sa maison personne ne se présente pour la lui ouvrir. Ouvrez donc, ouvrez, femme, pourquoi ne répondez-vous pas ? »

Marie ouvre enfin la porte ; elle avoue qu’elle est souffrante et qu’elle va mettre au monde un enfant. Joseph s’emporte à cette nouvelle inattendue, il accable sa femme de reproches. « Ô vieillards, dit-il, prenez exemple sur moi et ne vous mariez jamais. Hélas ! hélas ! mon nom est perdu, tous les hommes vont me montrer au doigt et m’appeler vieux fou » (le mot anglais est plus énergique). L’arc est tendu maintenant d’après la mode française[6] : « Hélas ! femme, pourquoi avez-vous agi ainsi ? À cause de ce péché que tu as commis, je t’abandonne pour toujours et je meurs. » Marie, sans se dépiter, lui répond ainsi :

« Hélas ! cher époux, pourquoi parlez-vous de la sorte ? Hélas ! changez votre langage. Notre enfant ne sera pas un homme, mais le doux Jésus. Il sera vôtre de chair et de sang, et il naîtra de votre femme :

« He wyll be clad in fiesch and blood
« And of your wyff be born. »

Aussitôt paraît l’ange Saphor, qui annonce à Joseph que le fils de Dieu en Trinité a voulu se faire homme par amour pour les hommes, et pour sauver ce qui était perdu. Joseph, alors, remercie le Seigneur de cette grande consolation qu’il lui envoie. – « Je savais bien, s’écrie-t-il, qu’une aussi bonne créature ne pouvait avoir failli. » Il demande pardon à sa femme de ses injustes soupçons et la supplie de lui laisser baiser ses jolis pieds :

« Your swete fete now let me kys. »

Et Marie répond en souriant :

« Non, laissez mes pieds, baisez ma bouche, et vous êtes le bienvenu. »

« Ô Marie, ma douce femme, s’écrie Joseph en se jetant dans ses bras, merci, mon cœur, mon amour, ma vie. Plus jamais de querelle entre nous. Si vous n’aviez pas été une femme vertueuse, Dieu ne vous aurait pas choisie. »

 

 

CHAPITRE XII : XVe SIÈCLE - THÉÂTRE ALLEMAND

 

Les Meistersænger, auteurs dramatiques. – Organisation de ces sociétés. – Hans Rosenblüt. – Le Pape, les cardinaux et les évêques. – La Couronne. – Le Manteau de Luneta. – La Farce du Turc. – Le barbier Hans Folz. – Son Jeu du Roi Salomon. – Le Jeu de l’Empereur et de l’abbé. – Le beau Jeu de la dame Jutta.

 

Les Meistersænger, ou Maîtres chanteurs, tiennent en Allemagne la place que les Trouvères occupèrent en France, avec cette différence, toutefois, que les Trouvères étaient libres et indépendants, et que les Maîtres chanteurs allemands formaient une association qui avait ses lois, ses règlements, ses récompenses et ses pénalités. Les deux auteurs dramatiques dont les noms eurent le plus de retentissement au XVe siècle de l’autre côté du Rhin faisaient partie de la société des Meistersænger de Nuremberg ; l’un se nommait Hans Rosenblüt il était peintre d’armoiries l’autre se nommait Hans Folz il était barbier.

Presque tous les membres de ces sociétés établies dans les principales villes de l’Allemagne exerçaient un métier, ce qui ne les empêchait pas d’étudier la littérature et la musique, et d’acquérir dans ces deux arts une certaine science et parfois une certaine célébrité. Chaque société avait son école, qui tenait ses séances habituellement dans une salle d’auberge, siège de son administration, et, aux circonstances solennelles, on se réunissait dans le chœur de l’église. Trois moniteurs (Merker), montés sur une estrade (Gemerk), avaient pour fonctions de reprendre les fautes des élèves et de les punir. Ces fautes, notées avec soin dans le règlement appelé la tabulature, étaient au nombre de trente-trois ; les principales se commettaient contre la langue, contre l’orthodoxie religieuse, contre la bonne latinité, contre la clarté du discours et contre la rime. La pénalité la plus sévère allait jusqu’à l’exclusion de la société.

On rangeait parmi les écoliers ceux qui ne connaissaient pas encore les règles de la tabulature ; on appelait amis de l’école ceux qui les connaissaient ; pour obtenir le titre de poète, il fallait pouvoir rimer une poésie sur une mélodie donnée, et, pour passer maître, on devait composer les paroles et la musique des morceaux que l’on soumettait aux juges.

Le premier prix consistait en une chaîne d’argent à laquelle pendait un médaillon représentant le Roi David ; le second prix était une simple couronne.

La première école consacrée à l’étude du chant populaire fut fondée, dit-on à Mayence, par le célèbre Minnesinger Frauenlob (surnom qui signifie louange des dames ; son vrai nom était Henri de Meissen). C’est un titre de gloire pour les Meistersænger, pour ces sociétés de poètes artisans, de rattacher leur filiation aux Minnesinger, aux chantres d’amour, à ces chevaliers-poètes dont le renom fut si grand pendant quatre siècles.

Ce cycle d’Homérides chrétiens de la vieille Allemagne que l’on appelle les Minnesinger fut illustré par plus de cent cinquante poètes originaux ne relevant que de Dieu et de leur génie. Les plus célèbres sont : Gautier de la prairie aux oiseaux (Walter von der Vogelweide), énergique, profond, fervent catholique, prédicateur de la croisade ; Godefroid de Strasbourg, bercé par les fées galantes de la cour de Hohenstauffen ; Ulrich de Lichtenstein, le Styrien, descendant de rois dont la bannière flottait sur quatre-vingts châteaux ; Klingsor, le chantre aux harmonies noires, l’antagoniste de Wolfrand d’Eschemback au combat poétique de la Wartbourg, où le Tannhäuser est récompensé par le duc Frédéric, dont la grande âme héberge l’honneur et loge à l’aise cet hôte magnifique.

Les maîtres chanteurs tenaient de l’Empereur Charles IV, entre autres privilèges, celui d’avoir un blason portant au premier et au quatrième canton : d’or, à une aigle impériale de sable ; au second et au troisième : de gueule, au lion de Bohême d’argent couronné d’or.

Les pièces de Rosenblüt et de Folz sont encore bien grossières dans la forme, et la satire y mord à plein tout ce qu’elle touche.

Le levain des idées luthériennes fermente déjà sourdement dans ces compositions, que ne polit point le contact de la poésie méridionale. L’Allemagne, à cette époque, n’a aucun échange d’idées littéraires avec le reste de l’Europe. Le Mystère, la farce, la ballade y naissent spontanément sans que les auteurs cherchent à imiter la France, l’Italie, l’Espagne ou l’Angleterre. Les mœurs étaient rudes dans cette terre germanique, les conflits fréquents entre les princes et les villes. Rosenblüt faisait partie de l’armée citoyenne qui, avec le secours des Suisses aux longues piques, battit à Hempach en 1450, les nobles et les princes qui voulaient asservir Nuremberg. Le maître chanteur écrivit un poème sur cette victoire à laquelle il contribua de sa personne.

Parmi les cinquante-quatre pièces de théâtre que l’on attribue à Rosenblüt, on cite les Noces du Roi d’Angleterre, le Jeu du moine Berthold, le Jeu du gentilhomme et d’une dame, le Jeu d’un médecin nommé maître Uncian, les Douze Valets de moines.

Au milieu de sa fantaisie populaire, Rosenblüt montre de la gaîté et de la bonne humeur. On trouve quelquefois chez lui des idées peu communes. Les sujets qu’il traite s’élèvent au-dessus des canevas de tréteaux on sent que le poète artisan a plus de portée et d’ambition que ses confrères. Dans le jeu qui a pour titre : le Pape, les Cardinaux et les Évêques, un chevalier se plaint au Saint-Père de ce que les souverains ecclésiastiques, à l’exemple des souverains laïques, oppriment le pauvre peuple au lieu de le protéger. (C’était sans doute une allusion à l’évêque de Wurtzbourg.) Un prélat s’excuse en prétendant que les intérêts de l’Église sont conformes à ceux de la noblesse, et que si le prêtre veut pouvoir compter sur l’appui de l’aristocratie, il doit la soutenir à son tour. Pendant cette discussion, l’un des personnages expose sa politique de la manière suivante : « Ô prince, laissez les choses suivre leur cours. Les paysans et les villes deviennent trop riches. Si la paix durait sans cesse, ces insolents bourgeois écraseraient bientôt la noblesse par leur luxe et leur opulence. Entretenons donc la guerre, c’est le seul moyen de les dompter et de les empêcher de lever la tête. »

Cette pièce se termine par un conseil donné au peuple par le fou. « Les nobles, dit-il, veulent vivre dans la joie et les plaisirs. Ce ne sont que tournois et fêtes donnés aux dames. Mais ces amusements les ruinent, et c’est ainsi qu’ils sont obligés d’engager leurs terres et leurs châteaux. Un fois privés de leurs biens, ils ne rêvent plus qu’à les reprendre, et ils ne trouvent pas de moyen plus commode que de faire une bonne guerre. Voulez-vous mettre un terme à ce petit trafic ? Suivez mon conseil. N’achetez plus rien de leurs possessions, ne leur prêtez pas un pfennig, et vos seigneurs seront bientôt obligés de signer la paix. »

Il faut encore citer, parmi les pièces de Rosenblüt, deux farces de carnaval qui se font suite : la Couronne et le Manteau de Luneta. L’une de ces deux pièces est la contrepartie de l’autre, et M. Kurz croit qu’elles ne forment qu’une pièce unique, divisée en deux actes. Dans la première, il s’agit d’une couronne magique que les maris cornards ne peuvent s’ajuster sur la tête et qui ne se laisse ceindre que par ceux dont l’honneur conjugal est sans tache. Dans l’autre, c’est un manteau qui se raccourcit et se resserre lorsqu’une femme infidèle veut le mettre sur ses épaules.

La Farce du Turc fait arriver à Nuremberg le Sultan Mahomet II, le conquérant de Constantinople, que le bourgmestre a prié de venir lui donner quelques avis politiques. Les bons bourgeois, vertement étrillés par les satires du Turc, veulent lui faire un mauvais parti, mais le bourgmestre intervient et s’oppose à ce qu’on viole le sauf-conduit qu’il a donné. Mahomet retourne alors dans son pays, et ils se séparent les meilleurs amis du monde.

Ces farces ne sont que des cadres à satires, qui réussissaient par l’à-propos. Les auteurs ne se donnaient pas la peine de combiner une action dramatique quelconque pourvu qu’ils fissent rire leur auditoire par des allusions grotesques aux événements et aux idées du jour, chacun était satisfait et se retirait content.

Le barbier Hans Folz fut moins fécond que son confrère Rosenblüt ; il ne laissa que quatre Fastnachtspiele, ou pièces de carnaval. Son Jeu du Roi Salomon et de Marcolf est la pièce que l’on mentionne de préférence. Elle est tirée d’un ancien recueil de contes satiriques, cité par Eschenburg dans ses Monuments de l’ancienne poésie allemande. En voici l’argument en quelques lignes :

Marcolf arrive à la cour de Salomon et saisit toutes les occasions de railler la sagesse du Roi.

Ici, se place l’histoire biblique de l’enfant aux deux mères. Salomon prononce son jugement, et Marcolf le critique à son ordinaire. La conclusion de son raisonnement est que les femmes sont des créatures nées pour le mensonge, et que se fier à elles est une duperie ridicule. Salomon s’insurge contre cette morale et il somme Marcolf de lui fournir la preuve de ce qu’il avance.

Marcolf va trouver sa sœur Jusita et se plaint du mauvais vouloir de Salomon à son égard. Sa position à la cour, dit-il, est devenue insupportable ; l’un de ces jours, Salomon lui jouera un mauvais tour. Il est donc résolu à se soustraire à la colère royale et à se venger en même temps. Il veut tuer le Roi. Une fois cette fausse confidence faite, Marcolf cherche à sa sœur une querelle devant le Roi et parvient à la mettre dans une telle fureur, que Jusita trahit le prétendu secret de Marcolf et prévient le Roi que son frère veut attenter à ses jours. Marcolf, qui a pris ses précautions, se justifie sans peine et croit avoir ainsi fourni la preuve de la méchante duplicité des femmes. Mais le Roi n’est pas satisfait et demande des preuves plus convaincantes. Alors, Marcolf s’engage à faire proclamer par le Roi lui-même la perfidie du beau sexe, et, en effet, il réussit à soulever toutes les femmes contre Salomon, si bien que ce prince, exaspéré, s’écrie que rien n’est plus méchant au monde que la femme. Mais lorsque Salomon apprend qu’il a été dupe de Marcolf, il prend la résolution de se défaire d’un compagnon si dangereux, et le condamne à mort. Marcolf obtient une dernière grâce du Roi, qui le laisse libre de choisir l’arbre auquel il veut être pendu. Marcolf profite de ce sursis pour jouer un bon tour au bourreau, et il s’échappe sain et sauf.

La biographie de nos deux maîtres chanteurs est restée dans le plus complet oubli. Leurs noms seuls ont survécu avec quelques-unes de leurs œuvres. Pour qu’on ne lui attribuât pas les pièces des autres, Hans Folz avait l’habitude de mêler son nom aux derniers vers de chacun de ses ouvrages.

Le Jeu de l’Empereur et de l’abbé, farce de la même époque, est anonyme. L’Empereur consulte sa noblesse sur une question de guerre. Les gentilshommes, froissés de l’ascendant qu’a pris un certain ecclésiastique sur l’esprit du monarque, lui répondent : « Sire, nous ne savons consultez votre abbé. L’abbé consulté, décline sa compétence sur un fait de guerre. Mais l’Empereur se fâche et lui dit : « Sire abbé, malheur à vous si vous ne résolvez pas les trois questions que je vais vous poser et qui ne sont pas cette fois des questions de guerre : 1° Quelle quantité d’eau y a-t-il dans la mer ? 2° Combien d’argent vaut un Empereur ? 3° Quel est l’homme qui est le plus près du bonheur ?

L’abbé, fort embarrassé, demande une semaine pour réfléchir. Après ce délai passé, il s’engage à donner les trois réponses. L’Empereur le lui accorde. De retour chez lui, l’abbé se consulte avec son prieur ; le prieur lui conseille de faire venir le meunier du village, qui est un gars très malin, et de lui soumettre les trois énigmes du souverain. L’abbé invite à dîner le meunier, qu’il gorge de bonne nourriture et de bon vin et pour dessert il lui pose les trois questions de l’Empereur. Le meunier consent à aller trouver le monarque et à lui donner de la part de l’abbé les solutions qu’il a imaginées ; mais, pour être admis devant Sa Majesté, il tient à revêtir le costume de l’abbé, qui le lui prête avec joie. À la première question, le meunier répond à l’Empereur : « Dans la mer il y a trois tonnes d’eau. – Pourquoi trois ? – Pas davantage, à la seule condition que les tonnes seront assez grandes pour que pas une goutte du liquide ne soit perdue. » À la seconde question : « Combien vaut un Empereur ? » le meunier répond par une autre question : « Combien vaut le groschen ? » – Sept deniers. – Alors, Sire, votre tête impériale vaut quatre groschen. – Crois-tu donc, coquin, interrompt le césar, que je sois fait de poussière et de boue comme toi ? – Sire, j’en appelle à vous-même. Le Christ a été vendu trente deniers. En vous estimant vingt-huit deniers, deux deniers moins que lui, je ne crois pas vous déprécier beaucoup. »

Voici comment le meunier résout la troisième question : « Quel est l’homme le plus près du bonheur ? » C’est moi, répond-il, puisque mon plus grand désir serait d’être abbé, et que j’ai l’habit d’un abbé sur la peau. »

L’Empereur accorde au meunier sa requête ; il succédera à l’abbé véritable dans le gouvernement du monastère. Le meunier demande à son tour huit jours de délai pour vendre son moulin, prévenir sa femme qu’elle est abbesse et ses enfants qu’ils ont un moine pour père.

Une singulière pièce du XVe siècle, c’est celle de Théodore Schernberk, prêtre catholique. Ce poète ne faisait pas partie de l’association des maîtres-chanteurs. Sa pièce est intitulée : Un beau Jeu de la dame Jutta (Ein schon spil von fraw Jutten). Elle date de 1480, et ne fut imprimée qu’en 1565, à Eisleben. C’est un dévot très consciencieux qui l’a écrite, sans la moindre intention de plaisanterie. Il est convaincu que le fait qu’il met en scène est de l’histoire pure, parce qu’il l’a lu dans la légende. Il croit à la puissance du diable autant qu’à celle de Dieu, d’accord en cela avec son compatriote Luther, qui plus tard verra le diable partout et dans tout, excepté dans sa doctrine.

Voici le fait de la légende et du drame de Théodore Schernberk :

Lucifer, assis sur son trône infernal, propose aux démons assemblés de gagner pour l’enfer une belle jeune fille, nommée Jutta qui en ce moment voyage sous des habits d’homme, avec un clerc, et se rend à Paris, où tous deux veulent étudier les sept arts. Deux diables, Satan et Spiegelglantz (miroir brillant), acceptent la mission de leur souverain et s’en vont sur la terre, où ils encouragent Jutta à persévérer dans son projet.

Ils lui disent qu’elle acquerra bientôt une grande renommée.

Jutta et son amant arrivent à Paris, où ils suivent les cours des plus fameux maîtres de l’Université. Bientôt ils sont reçus docteurs et se rendent à Rome, où le Pape Basile, séduit par leur jeunesse et par leur immense savoir, les nomme tous deux cardinaux. Ces événements sont bien étranges, mais ce n’est rien encore. Basile meurt, et c’est Jutta que le conclave élève au pontificat. Un jour, un seigneur romain amène son fils possédé du démon, et il supplie le Pontife de l’exorciser. La Papesse, qui ne se sent pas l’âme tranquille, fait conjurer le diable par les cardinaux, mais Satan répond qu’il ne sortira pas du corps de l’enfant, à moins que le Pape lui-même ne l’exorcise. Jutta est donc forcée d’intervenir, au risque de ce qui peut arriver. Satan fait la grimace en sentant l’eau bénite, et, forcé de déguerpir, il se venge en révélant tout haut le sexe de la Papesse, qu’il déclare porter un enfant dans son sein.

La scène suivante du drame se passe au ciel.

La Vierge Marie intercède pour Jutta. Le Christ lui donne le choix pour sa protégée entre la damnation éternelle ou la honte et le malheur dans cette vie. Jutta consent à souffrir, pourvu qu’elle soit sauvée. La Mort vient alors trouver la Papesse et lui fait endurer mille angoisses après quoi elle sépare l’âme et le corps. La Papesse met au monde un fils en expirant.

Les diables se préparent à torturer l’âme de Jutta, mais une fervente prière de la malheureuse à la Vierge Marie lui vaut le pardon céleste. « Sois la bienvenue, lui dit le Christ, tes péchés te seront remis, puisque ma Mère et saint Nicolas ont prié pour toi. » Un hymne de reconnaissance, chanté par Jutta, termine la pièce. Voici la traduction de la scène où la Mort apparaît à la Papesse :

« Je rampe derrière toi depuis longtemps ; je t’ai poursuivie pendant des semaines et des années : je te tiens enfin, en ma puissance ; aussi tu ne m’échapperas pas. Je veux-en agir avec toi à ma guise et te faire souffrir tant qu’il me plaira, car Dieu a remis ta vie entre mes mains en expiation des fautes que tu as commises. Tu as revêtu les habits d’un homme, tu as été le scandale de la chrétienté ; tu as oublié que tu étais femme, et, pourtant, tu portes un enfant dans ton sein. C’est pourquoi tu vas mourir misérablement, et tu deviendras la honte du genre humain.

– Hélas ! répond Jutta, faut-il donc mourir ? Ne puis-je racheter mon âme ? Mon Dieu, prends pitié de moi, et que tu ne sois pas mort en vain pour sauver une pécheresse telle que moi. Étends sur moi, mon Dieu, les trésors de ta miséricorde... Adam, le premier, méprisa tes commandements, et pourtant tu lui pardonnas ; Pierre trône à ton côté dans le paradis, et, trois fois pourtant, il te renia ; Thomas douta de ta parole, et pourtant tu lui accordas sa grâce ; Paul perpétra plus d’un crime avant que la lumière de la foi n’ouvrît ses yeux ; Matthieu détourna une partie des revenus publics, et il fut absous ; Théophile se vendit au diable, et tu le délivras ; Marie-Madeleine commit beaucoup de péchés, elle est heureuse aujourd’hui auprès de toi ; Zacheus fut injuste, et pourtant il est parmi tes serviteurs ; Longinus te perça le cœur de sa lance, et il a trouvé grâce le larron qui mourut sur la croix fut sauvé. Tous ces pécheurs sont dans le ciel. Ô mon Dieu ! prends pitié de ma souffrance et pardonne-moi comme tu leur pardonnas. Ne me laisse pas mourir ainsi, misérablement souillée par le péché. »

On reconnaît, dans cette étrange histoire, la tradition fort répandue de la Papesse Jeanne, dont la légende fabuleuse place le règne dans le IXe siècle, entre le Pape Léon IV et le Pape Benoît III.

Ces pièces allemandes du XVe siècle, écrites par les Maîtres-chanteurs ou par quelques ecclésiastiques lettrés, ne s’élèvent guère au-dessus des improvisateurs connus sous le nom de Spruchsprechen, et elles demeurent bien loin des poésies lyriques, comme des ballades et des chants de guerre de la même époque. On n’y rencontre pas les nobles élans de ces chevaliers-poètes, dont prétendent descendre les Meistersænger ; et, si Walther de la Vogelweide et Frauenlob furent vraiment leurs ancêtres poétiques, rien ne reproduit dans les pièces de théâtre la véhémence du premier de ces Minnesinger, rappelant à l’Empereur Frédéric que Damiette est perdue pour la foi chrétienne ou les louanges à la Vierge Marie, que soupire le second de ces chantres d’amour dans ses vers inspirés.

 

 

CHAPITRE XIII : ÉPOQUE INDÉTERMINÉE - THÉÂTRE PERSAN

 

Les Téaziés ou Mystères persans : les auteurs, le public, le matériel. – Le Messager de Dieu. – La Mort du Prophète Mohammed. – Le Jardin de Fédek. – La Mort d’Ali. – Moslem, fils d’Akil. – Le Martyre des fils de Moslem. – Les Enfants de Zéinéb. – La tête d’Husséin. – Les pièces comiques. – Les Tamachas. – Les Karagheuz.

 

Les Mystères persans empruntent, comme les nôtres, leurs sujets à l’histoire sacrée ; seulement les poètes de l’Iran dramatisent, comme de raison, la biographie du prophète Mohammed et celle des princes de sa famille et suivent les hâdis ou traditions et commentaires arabes du Coran, au lieu d’aller puiser aux sources bibliques ou évangéliques. La mort du khalife Ali, fils d’Abou-Taleb, gendre et cousin-germain du révélateur du Coran, et celle de ses fils Hassan et Husséin, fournissent aux auteurs chéites une matière éminemment nationale ; aussi est-ce toujours l’un de ces personnages ou quelque héros de leur maison que ceux-ci mettent en scène dans leurs Téaziés ou Mystères.

On se rappelle qu’Ali, surnommé le Lion de Dieu (Ecédoullah), fut désigné, par son beau-père Mohammed, comme son successeur dans le gouvernement des Arabes, et, qu’après la mort du Prophète, Ali dut céder le khalifat, d’abord à Abou-Bekr, puis à Omar, puis à Osman. Il ne fut que le quatrième souverain, et il mourut assassiné aux portes de la mosquée de Koufa, ayant régné à peine quatre années. Ali laissa deux enfants de sa femme Fatma, fille unique du Prophète ; l’aîné, Hassan, mourut à Médine, empoisonné, dit-on, par sa femme, fille du khalife Mohavia ; Husséin, le second fils d’Ali, fut massacré dans le désert de Kerbéla par les soldats du khalife Yézid, fils et successeur de Mohavia. Husséin reçut en combattant trente-trois blessures ; on lui trancha la tête pour l’envoyer à Damas, et Zéinéb, sa sœur, ainsi que tout son harem, furent conduits dans la ville du khalife, nu-pieds et la corde au cou. Cette mort des deux imans, Hassan et Husséin, enfanta le schisme qui sépare encore aujourd’hui les Persans des Turcs. Ces derniers, qualifiés du nom de Sunnis, admettent, comme régulière, la succession historique dans le khalifat ; les premiers, appelés Chéites, la nient au point de vue civil et religieux, et professent un culte tout particulier pour Ali et ses fils, qu’ils regardent comme les seuls héritiers légitimes du pouvoir souverain. Ce schisme, fait au nom du gendre de Mohammed, produisit les dynasties des Alides, des Fatimites, des Edricites et des Ismaïliens. Les Sunnis, qui traitent leurs adversaires d’hérétiques, leur opposent cette parole d’Ali : « Gardez-vous de vous séparer de la communion des Musulmans, ne donnez point de quartier à celui qui marche sous l’étendard du schisme, quand même il se couvrirait de mon turban ; car il porte la marque infaillible d’un homme qui est hors du bon chemin. » Les premiers sectateurs d’Ali avaient pris un turban particulier, et ils tressaient leurs cheveux d’une manière différente des autres Musulmans. Pendant le règne des khalifes Ommiades, depuis Mohavia jusqu’à Omar II, on prononçait chaque jour, contre Ali et sa race, des malédictions dans les prières publiques. Ce ne fut que l’an 367 de l’hégire que l’on éleva à la mémoire d’Ali un tombeau somptueux appelé par les Persans : « Dôme des distributeurs des lumières. »

Les Mystères persans, consacrés à la gloire des Alides, remontent probablement aussi loin dans l’histoire que les nôtres. L’opinion des Persans lettrés que j’ai eu l’occasion de consulter est que ces Téaziés ont dû d’abord être écrites et jouées en arabe par les populations chéites, à une époque reculée, qu’ils ne précisent pas. Je range ces pièces à la suite des Mystères européens du XVe siècle, non pour leur assigner une date, mais afin de ne pas rompre la chaîne qui les rattache aux drames du Cycle chrétien. Disons aussi que le texte récité de jours par les comédiens persans est moderne, quoique le fond soit ancien ; toutefois, ce n’est pas là le procédé des comédies italiennes, appelées comédies de l’art, où le scénario seul s’écrivait ; les Téaziés sont écrites en vers, d’un style relevé, et figurent dans la nomenclature des ouvrages littéraires auxquels on accorde quelque importance.

C’est M. Alexandre Chodzko, ancien consul de Russie en Perse, et célèbre philologue, aujourd’hui professeur de littérature slave au collège de France, qui a le premier fait connaître en Europe quelques-unes de ces Téaziés, dont il a rapporté tout un répertoire, composé de trente-trois pièces provenant de la bibliothèque de Feth-Ali-Schah. M. Alexandre Chodzko publia en 1845, dans la Revue d’Orient, deux articles très intéressants, où il donna la traduction d’un fragment du Mystère intitulé : la Mort du Prophète, et toute la pièce qui a pour titre dans son catalogue : la Tête de l’Imam Husséin. M. Chodzko w bien voulu me communiquer les manuscrits de ses autres traductions inédites, et il me permet de les analyser et d’en reproduire quelques passages, en attendant qu’il se trouve un éditeur qui publie dans son entier, textes persan et français, cette précieuse collection, si intéressante pour l’histoire du théâtre. J’userai sans scrupule de la permission que me donne M. Chodzko.

On remarquera d’abord, en lisant ces étranges pièces, une grande ressemblance de formes entre les Téaziés et les anciennes tragédies grecques ce fait semblerait justifier l’opinion que les pièces persanes furent primitivement composées en langue arabe. Les Arabes, en effet, traduisaient toutes les œuvres célèbres de la Grèce antique, tandis que les Persans méprisaient trop les barbares Hellènes pour leur emprunter quelque chose. Si l’on s’arrête à cette hypothèse, on trouvera d’abord que le drame persan, dans son ensemble, rappelle plus la manière d’Eschyle que celle d’Euripide. La Téazié est bien ce qu’Aristote nomme la tragédie simple. L’action y est une, en effet, jusqu’à la monotonie. Elle se déroule sur elle-même autour d’un point fixe, étrangère à toute péripétie ; chaque rôle est d’une seule pièce et semble fondu en bronze. La note religieuse de la douleur constitue toute l’essence de cette harmonie étrange. Elle sonne comme une cloche funèbre, jusqu’à ce qu’elle ait fait tressaillir le spectateur et tiré de ses yeux de saintes larmes sur la destinée des martyrs. Le chœur est absent, mais la monodie se retrouve dans la bouche des protagonistes, chantant à certaines places des hymnes et des prières. La forme lyrique domine partout et toujours.

C’est vainement que l’on chercherait à établir une analogie quelconque entre les drames persans et les drames sanscrits. Les premiers, je l’ai dit, sont la simplicité même ; les autres reposent sur une nomenclature de genres, décrits dans une poétique plus compliquée que toutes les nôtres. Les légiféreurs du Parnasse européen, Aristote, Horace, Boileau, Vida, les abbés d’Aubignac et Lebatteux, accrus de Marmontel et de Laharpe, restent, pour la fantaisie des mesures réglementaires, bien en arrière de l’Hindou Dandi, d’Atcharya, de Dikchita, de Carnapouraka et de Véchnava, qui, plus naïf que tous les autres, donne en exemple ses propres compositions, pour justifier ses maximes. La seule ressemblance que l’on puisse rencontrer entre les deux théâtres, c’est l’installation des échafauds mobiles sur les places, pour exécuter les jeux scéniques, et l’absence de tout génie décoratif. Ceci noms ramène au souvenir de notre moyen âge chrétien. Une différence radicale, c’est que, hormis les farces, qui ne peuvent guère compter pour des ouvrages dramatiques et que l’on se contente d’improviser, la Perse ne connaît d’autres pièces littéraires que les pièces religieuses, tandis que les Hindous ont cultivé tous les genres, comme les Chinois.

Il est certain, dans tous les cas, qu’il n’y a pas trace de théâtre en Perse avant la conquête de ce pays par les Arabes et sa conversion à la religion de Mohammed.

Dans son intéressant ouvrage sur les religions et les philosophies de l’Asie centrale, M. de Gobineau prend sur lui d’avancer que la scène persane n’a pas plus de soixante années d’existence et cela parce qu’il n’a eu sous les yeux que des pièces modernes. Et cependant, quelques pages plus loin, M. de Gobineau s’étonne, à bon droit, qu’une nation dans sa décrépitude puisse produire de pareilles œuvres. Les Téaziés citées par M. de Gobineau ne sont pourtant que de pâles reflets du magnifique répertoire que nous allons passer en revue, répertoire que M. de Gobineau n’a pas connu. Non, certes, ce n’est pas un peuple décrépit qui pourrait enfanter d’aussi énergiques conceptions ; non, certes, ce n’est pas aujourd’hui que les Persans pourraient s’élever tout à coup à cette hauteur de pensée, à cette ampleur de forme qu’on ne retrouve, de l’avis de M. de Gobineau lui-même, que dans les chants inspirés du théâtre grec. Le théâtre grec, en effet, et même le théâtre d’Eschyle, voilà le point de comparaison on pourrait l’affirmer par la loi des analogies, quand même l’opinion des érudits persans ne serait pas là pour confirmer le fait.

Le répertoire des Téaziés n’a jamais cessé d’être joué en Perse, sur les voies publiques ou, dans les cours des palais et des mosquées. De nos jours, comme jadis, les représentations de ces ouvrages sont offertes gratuitement au peuple, soit parle souverain, soit par quelques riches personnages, qui regardent cette munificence comme un acte méritoire aux yeux de Dieu. Celui qui donne la représentation loge et paye les comédiens, le Rouzékhan qui récite le prologue et les chanteurs qui l’assistent. Tout le matériel est au compte du généreux ordonnateur de la fête. Il habille les acteurs, construit les échafauds, prête les cachemires et les bijoux qui figurent dans la mise en scène. Cette mise en scène est parfois très luxueuse. Quant aux acteurs, ce sont de pauvres diables recrutés dans la classe pauvre, mais pourtant lettrée, puisqu’ils doivent savoir lire, ce qui n’est pas peu de chose dans les pays orientaux. Ils se servent de souffleurs à eux-mêmes, en jetant les yeux au besoin sur leur rôle, qu’ils ne quittent jamais ; puis, quand ils ont fini leur scène, ils vont s’asseoir sur les côtés du théâtre, en vue du public, comme nos acteurs du moyen âge. Leur déclamation, pareille à celle des anciens tragiques grecs, tient le milieu entre la récitation et la mélopée. Comme chez nous jadis, les rôles de femmes sont joués par de jeunes garçons. Il y a des rôles odieux dont personne n’aime à se charger, celui d’Ibn-Meldjem, par exemple, l’un des assassins d’Ali, et celui de Chemr le meurtrier de l’Imam Husséin. Il arrive à ces personnages, antipathiques au public, ce qui arrivait dans nos Mystères à celui qui représentait Judas ils reçoivent des projectiles, ou tout au moins des torrents d’injures, parties des profondeurs de la foule indignée.

Les spectateurs s’asseyent sur la terre ou sur le pavé, qu’ils recouvrent, si c’est leur goût, d’un lambeau de tapis. Chacun est installé, selon son rang, plus ou moins près du théâtre, élève au centre de l’emplacement choisi ; la scène est protégée, par les draperies d’une tente dressée, à cet effet, contre la pluie ou le soleil. Les femmes occupent un compartiment séparé et sont surveillées par des gardes de police appelés ferraches.

Avant la représentation du drame, le Rouzékhan paraît sur la scène dans une petite chaire portative ; il est escorté de ses chantres et débite une harangue sur la solennité du jour. Il raconte les malheurs et les persécutions de la famille du Prophète ; il maudit les bourreaux et leurs sectateurs hérétiques ; il s’arrache la barbe et pousse des cris d’affliction auxquels se joignent les gémissements de l’assistance. Le prologue finit par un chant mystique. Après ce chant le Rouzékhan et ses chantres se retirent et le spectacle commence.

Le recueil persan de M. Chodzko, recueil manuscrit que nous allons rapidement parcourir, ouvre par un drame intitulé le Messager de Dieu. L’archange Gabriel vient trouver le Prophète Mohammed, et il lui annonce que ses petits-fils Hassan et Husséin sont destinés au martyre. Ils périront, non parce qu’ils auront commis des fautes, mais sacrifiés pour la rédemption des peuples qui auront embrassé l’islamisme. « Si tu veux la rémission des péchés de tes peuples, ô Prophète ne t’oppose pas à ce que ces deux roses de ton jardin soient cueillies avant le temps. » Le Prophète se soumet à la volonté de Dieu, mais il doit obtenir le consentement d’Ali et celui de Fatma, le père et la mère des deux Imams prédestinés au martyre. Ali se résigne, mais Fatma résiste. « Eux, mes deux fils, renoncer à la vie ? s’écrie-t-elle dans son désespoir. Qu’ont-ils donc fait pour mériter un châtiment aussi affreux que déshonorant ? Prophète, tu as toujours été pour tes peuples un maître plein de sollicitude seraient-ils assez criminels pour lever leurs mains contre les princes de ta famille ? » Mohammed parvient cependant à persuader sa fille qui consent enfin à devenir la plus malheureuse des mères. Elle veut savoir seulement si, dans ce jour néfaste elle sera près ou loin de ses enfants car elle n’hésiterait pas à partager leur sort.

« À cette époque, répond le Prophète, Ali et moi, nous ne serons plus au nombre des mortels. Les deux jeunes arbres de notre pépinière seront abattus loin de leur patrie toi-même tu auras alors ton palais au milieu des jardins du Paradis ; mais du haut de ce séjour des bienheureux tu regarderas tristement la terre en attendant leur arrivée.

– Hélas ! demande Fatma, mes fils n’auront donc pas une main amie pour soutenir leur tête agonisante ?

– Ils seront vénérés dans les siècles à venir, répond Mohammed. Sache que tout un peuple dévoué au culte d’Ali instituera des fêtes funèbres annuelles en leur honneur. Grand sera le deuil de nos fidèles Chéites quand viendra l’anniversaire du meurtre des deux Imams. Hommes et femmes, l’âme contristée le front couvert de cendres, leurs vêtements déchirés, viendront célébrer les obsèques des martyrs.

– Ô mon père, reprend la mère désolée, si tu le permets, je revêtirai dès aujourd’hui mes habits de deuil. Il me semble qu’en allant au-devant du malheur qui doit frapper Hassan et Husséin, en leur payant le tribut anticipé de mes larmes et de mes regrets ; en laissant mon cœur se fondre au feu de la douleur, le souvenir de ce que l’archange vient de nous révéler me fera moins de mal.

– Prends donc ton deuil, pauvre mère. Depuis les régions de la lune jusqu’à la profondeur des abîmes, fais retentir l’écho de tes gémissements ! Que les larmes de sang couleur de coquelicot ruissellent sur les lis de tes joues ! Délie ta chevelure et abandonne-la à tous les vents de ce ciel sans pitié ! »

Ainsi parle le Prophète à sa fille Fatma. N’est-ce pas là un reflet de la douleur antique, et cette résignation paternelle et ce ciel sans pitié ne rappellent-ils pas les plaintes de l’Hécube d’Euripide : « Oh ! comment rendrai-je à ma fille des honneurs dignes d’elle !... Superbes palais ! ô maison jadis florissante, ô Priam, souverain d’un riche et puissant Empire, père d’une brillante postérité ; et moi, malheureuse mère de tant d’enfants, en quel néant sommes-nous tombés ! Dépouillés de tout ce qui nous rendait si fiers !.... Tout n’est que néant, nos projets soucieux, la jactance de nos paroles tout est vanité ! »

Fatma fait construire deux tombeaux ; l’un est recouvert d’une housse verte, l’autre d’un tapis écarlate. Elle et ses femmes, et sa fille Zéinéb, s’habillent de vêtements noirs ; sa suivante Asma amènera pour pleurer sur les tombes toutes les femmes bédouines de la contrée, à qui l’on distribuera des robes de deuil. Voici le chant funèbre que Fatma récite sur les tombeaux de ses fils : « Ô chagrin ! dévore mon cœur comme le poison doit dévorer le cœur d’Hassan ! Ô larmes, pleuvez chaudes et amères, coulez en abondance, et que je meure pour celles que doit répandre Husséin ! Ô Hassan ! tout un fleuve coule de mes yeux. Puisse-t-il adoucir la force corrosive du poison qui te consumera ! – Husséin ! la soif et les ardeurs du soleil du désert que tu dois endurer, je les ai concentrées dans mon cœur. Je brûle, Hassan ; ce que tu dois souffrir un jour dans ton corps, je le souffre déjà en esprit, la douleur est mon poison. – Husséin ! ta mère t’a précédé dans le désert de Kerbéla ! Ah ! la soif me dévore ! Femmes de Médine, poussez des soupirs, criez comme une lionne qui voit ses petits dans la gueule des chiens, unissez-vous à la douleur de la mère de Husséin ; avec l’eau de vos yeux éteignez le feu qui la dévore ! Anticipons sur le deuil ; asseyons-nous autour de ces tombeaux, que le sang déborde de nos cœurs gémissons, lamentons-nous ! »

Aux lamentations de Fatma succèdent les plaintes d’Ali : « Vous allez vous éteindre, ô lumières de nos yeux ! Où est le père qui aurait consenti au meurtrie de ses enfants ? Mon cœur, pardonneras-tu jamais au destin de t’avoir arraché mon consentement ? Mais je ne dois pas me plaindre, puisqu’il s’agit de la rémission des péchés de nos fidèles Chéites. Je me dévoue et je me tais. »

Surviennent les deux fils de Fatma, Hassan et Husséin, attirés par le bruit qu’ils entendent. Ils veulent savoir la cause de tout ce deuil, on les en instruit. Les deux frères acceptent le martyre qui leur est prédit. Ils glorifient Dieu le très pur, qui, pour quelques gouttes de leur sang répandu, daigne les recevoir dans son Paradis. Ils n’ont qu’un désir, c’est que leur mort rachète les péchés de leurs coreligionnaires. – Ali répond à Husséin :

« Pour une larme qui en ton honneur aura mouillé la paupière d’un mortel, je lui donnerai une place auprès de moi, sur le rivage fleuri du Kouser » (l’eau des sources du paradis musulman).

Fatma dit à son tour qu’elle n’aura pas d’autres amies dans le séjour des bienheureux que celles d’entre les femmes qui auront assisté à la célébration des Téaziés en l’honneur d’Husséin. Elle les attendra aux portes du Paradis.

Puis, pour terminer le Mystère la mère des deux Imams martyrs chante les strophes qui suivent :

« Oh ! ma pauvre tête ! Frappez-le, mes mains ! Frappez fort ! Ô Hassan ! ô Husséin ! Pour mes deux fils, je n’ai qu’une douleur, qu’un soupir. Ô Hassan ! ô Husséin ! L’archange Gabriel est venu et il a dit à mes deux yeux qui pleuraient du sang, il leur a dit : Un peuple parjure à son Dieu égorgera votre Husséin. Et ces paroles de l’archange ont chassé le calme et le repos de mon âme. Oh ! ma pauvre tête ! frappez-la, mes deux mains ! Frappez fort ! Là gît mon Hassan. Une mère ne saurait reconnaître ses traits défigurés par le poison. Ici tombe dans la poussière mon Husséin, couvert de blessures. Ici ses femmes et ses enfants ouvrent leurs lèvres fiévreuses et se tordent dans les tortures de la soif. Oh ma pauvre tête ! Ô Hassan ! ô Husséin ! »

La seconde pièce du recueil persan, rapportée de Téhéran par M. Chodzko, est empreinte d’un grand caractère. Elle est intitulée : la Mort du Prophète Mohammed. L’envoyé de Dieu, désireux de quitter ce monde de pleurs, prie l’ange Gabriel de demander à Allah sa délivrance. Il obtient la faveur de pouvoir mourir. Il se rend alors à la mosquée de Médine, où, après avoir officié pour la dernière Fois, il adresse ses adieux à sa famille et à son peuple. Prêt à paraître devant l’Être suprême, il invite ceux qui auraient à se plaindre de lui à venir lui reprocher ses fautes.

Un Bédouin, nommé Sévadé, sort de la foule et parle ainsi au saint homme qui se meurt :

« Te souvient-il de ce jour où, heureux et glorieux, tu revenais de Taiëf à la Mecque ? Aux environs de cette dernière ville, je me trouvais au milieu du peuple qui accourait à ta rencontre. Le cœur me battait du ravissement que j’éprouvais de pouvoir enfin reposer mes lèvres sur ton pied. Mais, au moment même où je me suis incliné, toi, illustre envoyé de Dieu, tu levas ton fouet pour frapper ton chameau, et mes épaules reçurent le coup destiné à ta monture. Je suis pauvre et malheureux ; toi, tu es une mine inépuisable de libéralité ! Fais-moi obtenir mon droit de talion ne prive point de ce privilège sacré un pauvre qui se compte au nombre de tes sectateurs. Tu nous a dit maintes fois que viendra pour tous le jour du dernier jugement. Exauce ma prière et que justice me soit faite.

– Ne pourrais-tu me dire, répond le Prophète, le nom du fouet dont je de servis ce jour-là ? Tu sais que j’ai ai plusieurs.

– Chef glorieux, poursuit le Bédouin, le fouet que tu portais alors se nomme mamchouk. »

Le Prophète envoie Séliman, son serviteur, demander à sa fille Fatma le fouet désigné. La foule murmure contre Sévadé, qui cite alors les paroles du Prophète lui-même :

« L’œil pour l’œil, la dent pour la dent, la blessure pour la blessure... »

Le coupable doit subir le dommage qu’il a causé, à moins que, de son plein gré, le plaignant ne pardonne.

Rien ne peut fléchir l’inexorable Bédouin, ni les larmes de Fatma, ni l’argent d’Ali, ni les prières d’Hassan et d’Husséin, qui réclament le talion sur eux-mêmes.

« Je dois payer le talion de ma personne, interrompit le Prophète. Lisez dans le Coran la loi que Dieu vous a dictée par ma bouche et faites la valoir.

« Si je prescris qu’un autre soit puni de la peine du talion que j’ai méritée, comment resterai-je moi-même à l’abri des châtiments au grand jour de la Résurrection ? Approche-toi, Sévadé, fort du droit que Dieu te donne, viens et venge-toi à l’instant même !

– Dans la journée dont il s’agit, reprend le Bédouin, mes épaules étaient nues : donc, dépouille-toi de tes vêtements et laisse tes épaules à découvert. »

Le peuple qui entoure le Prophète éclate alors en cris d’indignation contre ce Bédouin cruel ; mais Mohammed impose d’un geste silence à tous.

« Sa réclamation est juste, dit-il. » Et il se dépouille de ses vêtements.

« Ô illustre envoyé de Dieu, s’écrie alors Sévadé, par le respect dû à la commémoration du jour du jugement dernier, je te pardonne ! C’est tout ce que j’ai voulu voir de ta justice. J’en étais bien sûr, ô Prophète de l’amour ! Autrement aurais-je osé, misérable que je suis, prétendre à l’insulte du talion sur tes membres augustes ? »

Après avoir satisfait à la justice humaine, le Prophète se trouve en face de la justice divine. La mort se présente à lui sous les traits de l’ange Azraël, chargé de recevoir l’âme des mortels à leur dernier soupir. Mohammed reconnaît le son lugubre de sa voix, et il l’invite à s’approcher de lui, malgré les efforts que tente Fatma pour le chasser.

Survient l’ange Gabriel, que Dieu a chargé de demander à son Prophète chéri s’il consent à mourir. Après avoir adressé ses adieux à sa famille, Mohammed prie et prononce ces paroles :

« Arbre de ma chair, secoue tes feuilles d’automne et que la volonté de Dieu s’accomplisse ! Ange de la mort, je suis prêt, ne m’épargne point, mais fais grâce à mon peuple ; à cette condition, je t’autorise à arracher mon âme au milieu de mille tortures. »

Et le Prophète meurt en récitant la profession de foi : « Il n’y a de Dieu que Dieu. »

Après que le Prophète fut expiré, les chefs arabes se rassemblèrent dans la mosquée de Médine pour nommer son successeur car Mohammed ne l’avait pas officiellement désigné (du moins au dire des Sunnis). Son gendre Ali, le mari de Fatma se prétendait l’héritier de son pouvoir, et, malgré cela, ce fut Abou-Bekr qui fut élu. De là, le schisme qui sépare l’islamisme.

Le troisième Mystère de la collection, dont j’ai sous les yeux la traduction inédite, et qui porte pour titre : le Fédek, nous montre (au point de vue chéite) l’usurpation d’Abou-Bekr, secondée par Omar, lequel, en récompense de ce service régna plus tard comme second successeur de Mohammed dans le khalifat.

Ali, après la mort de son beau-père, s’est retiré dans sa maison, où il se livre à la tristesse, et c’est là qu’il apprend l’élection d’Abou-Bekr. Omar, au nom du nouveau souverain, s’introduit dans le domaine de la famille du Prophète et déclare qu’il en prend possession au nom du khalife Abou-Bekr. Fatma s’indigne contre les spoliateurs et s’écrie dans son désespoir :

« Nous vois-tu, nous entends-tu, ô Prophète de Dieu ? Souffriras-tu que ces maudits nous couvrent de tant d’ignominie ? Sors de ta tombe et regarde, père bien-aimé, ce que je suis devenue par la haine et la tyrannie d’Omar ! Il m’a ravi le Fédek, mon héritage, il a insulté mes gens, viens au secours de ta malheureuse orpheline ! »

Hussein, le jeune fils d’Ali et de Fatma, accourt aux cris de sa mère.

« Qu’est-il arrivé, ma bonne mère, demande-t il ? Pourquoi ces perles que je vois rouler sur l’ivoire de tes joues ? »

Quand il connaît l’affront fait à sa famille, il va trouver l’usurpateur du Fédek et le somme de rendre le bien qu’il a pris sans droit.

Omar répond que le bien du Prophète n’appartient qu’à son successeur le khalife Abou-Bekr, et il congédie Husséin, en le menaçant de le punir s’il se représente jamais devant lui. Fatma n’obtient pas dans ses réclamations un meilleur succès que son fils.

Pendant ce temps, Abou Bekr s’est rendu à la mosquée, et du haut de la chaire de Mohammed il a ainsi parlé au peuple de Médine :

« Écoutez, petits et grands, et prêtez une oreille attentive. Je suis le père d’Aïcha, l’une des épouses de votre défunt Prophète. En quittant ce vallon de pleurs pour un meilleur monde, le Prophète m’a nommé à sa place pour être votre khalife. Le temps est venu où vous devez consentir à suivre ma religion, afin que j’intercède en votre faveur au jour de la Résurrection. »

Le fidèle Selman, ayant entendu ces paroles, court aussitôt les rapporter à Ali, qui, malgré l’injure qui lui est faite, hésite à aller s’asseoir dans la chaire du Prophète, avant que le temps du deuil soit passé. Mais sa femme, la courageuse Fatma, lui dit :

« Debout, ô Lion de Dieu, il est temps de faire tomber les têtes de ces imposteurs Montre-toi, tu ne peux rester ainsi enfermé dans ta maison !

– Soit, répond Ali, je leur porterai la parole de paix. Que Hassan et Husséin me suivent. Venez, mes enfants, nous allons à la mosquée de Dieu. Devant le peuple réuni, je prononcerai la Khotba » (prière de bénédiction).

Ali paraît dans la mosquée couvert de ses habits de deuil, et il monte en chaire :

« Peuple de fidèles, dit-il, personne n’a le droit de succéder au Prophète, si ce n’est Ali. Hommes d’Islam, écoutez-moi tous. Le Dieu de gloire m’a nommé son ami et il m’a fait votre chef après le Prophète. Voici mes deux petits-fils, deux joyaux du trône de Dieu. Celui-ci est Hassan, celui-là est Husséin : tous deux la bénédiction et le salut de l’Arabie. Voici le Coran, que le souverain des mondes a fait descendre du haut du ciel. Tous ces feuillets sacrés, je les ai réunis un à un et je les apporte ici. Rappelez-vous ce qu’a dit le Prophète : « Vénérez le Coran ; respectez le comme vous m’avez respecté moi-même. » Or, dites-moi, l’avez-vous respecté ? À peine le Prophète est-il mort depuis quelques jours, et vous voilà réunis ici. Dans quel but ? »

Omar répond en ces termes :

« Ô Ali, personne ne te conteste le mérite d’avoir fait un recueil complet et authentique des surates éparses du Livre, que, pour la direction des hommes, Dieu nous a envoyé du ciel. Mais qui a besoin du manuscrit que tu nous as apporté ? Osman aussi a recueilli les surates, et son texte nous suffit. Garde le tien pour toi.

– Ô peuple répond Ali en se tournant vers l’assemblée, tu as commis une grande faute eu proclamant un nouveau khalife avant la fin des jours de deuil. Hommes d’Islam ! j’en appelle à votre mémoire... N’avez-vous pas entendu, à Gadir, le Prophète prononcer ces mots :

« Moi, je ne suis que l’étendard de la ville de Médine, Ali en est la porte Une ronce qui le blesse au pied, je la sens au fond de mon cœur. Quiconque ferait paraître de l’inimitié contre Ali deviendrait mon propre ennemi. »

– Ce qui est fait est fait, réplique l’impatient Omar. Le monde, d’un pôle à l’autre, a déjà appris que le khalifat n’est plus dans la tribu des Beni-Hachem (famille du Prophète). Regarde, compte les millions de musulmans qui peuplent la terre ; chacun d’eux a déjà proclamé Abou-Bekr pour son khalife. »

Ali a beau menacer les assistants de la colère de Mohammed et invoquer les dernières volontés du Prophète contenues dans son testament ; il a beau répéter que, dans la ruche des croyants, il est la mère des abeilles et l’incarnation du Verbe sacré, l’autorité d’Omar l’emporte sur ses raisonnements, et il se voit contraint de retourner chez lui sans avoir rien obtenu. Omar l’y suit et s’introduit par la force jusque dans son harem. En vain les serviteurs s’opposent à son passage, en vain Fatma elle-même lui reproche ses violences ; il frappe les serviteurs, il blesse la fille du Prophète et il met le feu à la maison. Ali est saisi par les soldats, garrotté et conduit à travers les rues jusqu’au palais du khalife. Omar réclame d’Abou-Bekr l’ordre de mettre à mort le rebelle. Abou-Bekr se contentera de la soumission d’Ali, s’il veut le reconnaître pour khalife.

« Toi le khalife ? répond Ali ; ouvrons le Coran et fais-moi voir tes titres. Qui de nous deux est le mari de la fille unique du Prophète ? le père de ses petits-fils, moi ou toi ? Lequel de nous deux l’emporte sur l’autre par l’éclat de ses victoires et la noblesse de son origine, moi ou toi ? »

Fatma arrive au moment où les soldats d’Omar font agenouiller Ali pour lui trancher la tête. Elle se jette à genoux à son tour et adresse une fervente prière à Dieu, conjurant et invoquant le Prophète :

« Ô Prophète de Dieu, s’écrie-t-elle ! protège-nous contre les oppresseurs de ton peuple. Lève de la poussière ta tête glorieuse et jette un regard de pitié sur ta malheureuse fille, qui n’a que ses larmes pour défendre son époux. Ô envoyé de Dieu ! sauve-nous des mains des impies ! »

Alors une voix sort des entrailles de la terre :

« Peuple cruel et injuste, dit la voix, ne troublez pas par tant d’impiété le repos de mon âme. Rappelez-vous mes derniers commandements, autrement Dieu vous repoussera loin de la jouissance des bienfaits qui seront déversés sur les fidèles. »

Le khalife fait tomber les liens qui retiennent les mains d’Ali, et on le reconduit à sa maison. La pièce finit par une imprécation contre Omar.

L’ouvrage que nous venons d’analyser peut servir de prologue au Mystère intitulé : la Mort d’Ali, l’un des plus importants de la collection au point de vue littéraire aussi bien qu’au point de vue religieux.

On sait qu’Omar et Othman, les deux successeurs d’Abou-Bekr, moururent assassinés, l’un après neuf ans de règne, l’autre après douze ans.

Ali ne fut proclamé khalife que l’année 35e de l’Hégire ou 655e de l’ère chrétienne, malgré son refus vrai ou feint d’accepter la dignité que lui déférait le peuple, dont il connaissait l’esprit versatile. Il avait contre lui un parti puissant, à la tête duquel marchaient l’une des veuves du Prophète, la fameuse Aïcha, qu’il avait offensée jadis, et Mohavia, le riche gouverneur de la Syrie, le fondateur de la dynastie des Ommiades.

Les personnages qui figurent dans le Mystère de la Mort d’Ali sont, outre Hassan et Husséin, leurs deux sœurs Zéinéb et Koulsoum, puis Nedman, médecin du palais ; Gamber, maître des écuries ; Bélal, moëzzine de la mosquée de Koufa. La pièce commence par la prière que le khalife adresse à Dieu :

« Dieu de miséricorde, Souverain de l’éternité, depuis que tu as rappelé Mohammed auprès de toi, le chagrin me consume, et rien ne saurait remplir le vide que l’absence de ton envoyé a laissé sur la terre... Le protecteur de l’humanité n’est plus il vient de m’annoncer que tu m’as ordonné de mourir cette nuit. Le poignard du traître Ibn-Meldjem fera nager ma barbe dans mon sang. Cette nuit, mes enfants deviendront orphelins ; ils n’auront plus ni amis, ni protecteurs, ni guides dans ce monde. Mais toi, voûte céleste, dont les astres tournent toujours et dirigent, selon leurs caprices, nos plaisirs et nos peines, que me veux-tu, cruelle ? Pourquoi as-tu fait mourir avant moi la fille du Prophète, la meilleure des femmes ? Sa mort, celle du dernier des prophètes, je ne les ai pas convenablement pleurées, et pourtant les larmes n’ont pas encore séché sur mes paupières, rouges comme un anneau de rubis. Et ma pauvre mère, elle est morte aussi ! Son deuil n’est pas achevé et ma tête est couverte encore des cendres du pénitent. Arrive ce qui doit arriver, je ne songe plus à moi ! mais aie pitié, mon Dieu, de mes orphelins, car la pensée qu’ils n’auront plus de soutien sur la terre ne me laisserait pas mourir avec résignation ! »

À peine le khalife a-t-il achevé-cette prière que sa fille Zéinéb vient se jeter toute tremblante dans ses bras. Sa sœur et ses frères l’accompagnent. Zéinéb est épouvantée : elle a vu en rêve sa défunte mère Fatma, la fille bien-aimée du Prophète ; elle l’a vue pâle et défaite, les yeux gonflés par les larmes ; sa sainte mère l’a saisie par ses vêtements, qu’elle a déchirés du haut en bas, lui disant :

« Ma fille, tu épouseras le chagrin, qui ne te quittera ni jour ni nuit, comme un ami fidèle et affectionné ! »

Koulsoum a été aussi en proie à une cruelle vision ; elle a vu son père, le khalife Ali, tout en pleurs, entouré de femmes désolées, vêtues de deuil, assises autour de lui, poussant des cris et se frappant le sein et la tête.

« Ma fille, répond Ali, votre songe vous a montré la réalité. Mon tour est venu de vider la coupe que me présente l’échanson du destin. Préparez-vous à vous vêtir de deuil. L’envoyé de Dieu m’a prédit qu’à l’aube du jour, qui va se lever, je serai tué par Ibn-Meldjem. Ma fille Zéinéb, tu serviras de mère à mes orphelins, car je serai frappé sur les marches de la mosquée, à l’instant même où je me prosternerai pour réciter mon Namaz. »

Les enfants d’Ali cherchent à le retenir, mais il ne veut pas reculer devant les arrêts du destin. Il leur annonce qu’eux aussi ils auront leur temps d’épreuves ; puis il part en leur ordonnant de rester au logis. Arrivé devant la mosquée, Ali s’arrête un moment pour ordonner au Moëzzine d’annoncer la prière en chantant l’Izan. Puis Ali pénètre dans le sanctuaire, où, déjà, la foule est accourue. Tandis qu’il se prosterne, il reçoit le coup de la mort.

« Grâces soient rendues à Dieu ! s’écrie le khalife en se relevant avec peine : le chresme du sang des martyrs a oint mon front et mes joues. Mon âme se fond au feu du désir de rejoindre le Prophète. Louanges à Dieu ! Je suis délivré des soucis terrestres. »

À ce moment a lieu une récitation d’hommes du peuple, à la manière du chœur antique. Elle est ainsi :

« La terre se couvre de deuil. Notre chef légitime, notre avocat au tribunal de la Résurrection, est tombé sous les coups d’un assassin infâme. Honte à nous couvrons de cendres nos têtes coupables !

– Hommes et démons, dit un crieur, sachez tous que le roi des cavaliers, qui nous a conduits à la victoire aux glorieuses journées de Bekr et de Husséin, est tombé en martyr La chaire de la mosquée reste muette, car son maître, notre Imam, est là gisant, percé par le fer des tyrans ! »

Les fils d’Ali, agités d’un triste pressentiment, courent à la mosquée, malgré la défense de leur père. Ils trouvent ce père bien-aimé couché sur les nattes du temple, qu’il a rougies de son sang. Ils l’emportent dans leurs bras et le déposent dans leur maison, où les attend la pauvre Zéinéb.

« Ô ma sœur ! dit Husséin, jette un voile noir sur ta tête, nous n’avons plus de père Dorénavant tu resteras au harem, comme reste dans son nid un oiseau dont on a brisé les ailes ! »

Les serviteurs d’Ali se réunissent en pleurant autour de leur maître.

« Hélas ! disent-ils, noble cyprès du jardin de la foi, ouvre les yeux ! Nomme-nous le scélérat qui t’a réduit en l’état où tu te trouves ! »

Cependant Ali reprend ses sens. Le médecin de la famille est auprès de lui il examine la blessure et annonce qu’elle est mortelle, car le poignard d’Ibn-Meldjem était enduit d’un poison subtil. Gamber, le maître des écuries du khalife, frappe violemment à la porte du harem, car il entend des voix plaintives et il pressent quelque malheur.

« Salut sur vous, dit-il, ô gens de la maison du Lion de Dieu ! Gamber, votre serviteur dévoué, veut savoir la cause de ces cris plaintifs. »

Hassan lui ouvre la porte.

« Gamber, répond Hassan au vieillard, le Lion de Dieu est là couché sur son lit, le ciel nous a couverts des cendres du pénitent, Ali, frappé à la tête par un traître, a perdu connaissance ; il faut le laisser reposer.

– Mon maître souffre, et je ne pourrai le voir ? s’écrie Gamber ; oh ! laissez-moi passer !

– Hélas ! répond Hassan, le Lion vainqueur de Khéiber est évanoui, le Lion de la forêt de Dieu est couché sur un lit de sang. »

Zéinéb se décide à introduire le fidèle serviteur auprès de son père mourant.

« Ô mon maître ! s’écrie Gamber prosterné au chevet du khalife, partout où se rend le souverain, le serviteur doit le devancer pour dérouler un tapis sous ses pieds. Pourquoi ne te précéderais-je pas dans la tombe ?

– Après moi, répond le khalife, tu serviras mes fils Hassan et Husséin.

– Ami d’Allah s’écrie le vieillard, qu’ils étaient beaux ces jours où, monté sur ton cheval Douldoul, tu éblouissais les yeux de nos ennemis par le soleil de tes victoires, que reflétait l’or de ton étrier ! Je te suivais partout, fier de la grandeur de mon maître. Désormais, pourrai-je regarder ton épée Zulfékar, ô mon souverain ? »

Le noble vieillard se retire et revient en scène conduisant par la bride le cheval d’Ali, Douldoul.

« Viens, lui dit-il, laisse-moi te caparaçonner de couleur noire, laisse-moi couvrir tête de la poussière que tu foules et puis mourir sous tes pieds, puisque je n’ai piu mourir peur ton maître ! Oh ! comme il t’aimait Laisse-moi baiser l’étrier de ta selle ; je suis bien pauvre, le souvenir est toute ma richesse. Me voici seul, seul dans le monde, depuis que ces traîtres ont fait d’Ali un martyr. »

Après le départ de Gamber, c’est Bélal, le moëzzine de la mosquée, qu’on introduit auprès du khalife. Il le supplie de venir, s’il le peut, présider à la dernière prière pour rassurer les fidèles.

« Je n’ai plus de forces, lui répond Ali. Salue les fidèles de ma part et répète-leur ces quelques paroles de leur maître mourant. Voici ce que dit le souverain des mondes : « Mes amis, après moi, reconnaîtront mon fils aîné, Hassan., pour leur Imam. Il est mon héritier et le chef temporel et spirituel de la nation de Dieu. »

– Hélas interrompt Bélal, le lieutenant du Prophète entraîne la religion dans sa chute. La marche tortueuse des astres néfastes vient d’assombrir la religion de Mohammed le très puissant ! »

Ali, sentant sa fin approcher, appelle à lui ses enfants.

« Ô mon Husséin ! dit-il, lumière des yeux du Prophète, viens, laisse-moi te contempler une dernière fois ! Hélas ! je ne verrai plus les boudes ondoyantes de tes cheveux parfumés d’ambre, ni ce col gracieux qu’elles caressent ! Je me trouble à l’approche du moment suprême qui va nous séparer. J’ignore qui me remplacera près de vous dans l’isolement où vous allez vous trouver, ô mes orphelins ! »

Le khalife donne ses dernières instructions à sa fille Zéinéb, et prédit à ses fils qu’ils mourront martyrs comme lui. Puis il fait sa dernière prière :

« Pardonne, mon Dieu, à ceux qui m’ont offensé, raye leurs péchés du livre noir, reçois-les tous dans ta miséricorde ! »

Et il expire en prononçant la profession de foi musulmane :

« Je confesse qu’il n’y a de Dieu que Dieu ! »

Le martyrologe de la famille d’Ali se continue dans les autres Mystères. Après le meurtre du Lion de Dieu, vient celui de Moslem fils d’Akil, descendant du Prophète, et cousin de l’Imamzadé Husséin ; puis l’assassinat des fils de Zéinéb, puis enfin celui d’Husséin dans le désert de Kerbéla.

Quand mourut à Damas Mohavia, le fondateur de la dynastie des Ommiades, son fils Yézid fut reconnu comme khalife par quelques villes de l’Empire arabe, mais d’autres villes proclamèrent Husséin, fils d’Ali.

Poursuivi par les gouverneurs demeurés fidèles à Yézid, fils de Mohavia, Husséin se réfugia à la Mecque avec sa famille. Bientôt il fut invité par les habitants de Koufa, ville principale, située sur les bords de l’Euphrate, à venir établir chez eux le siège de son autorité.

Husséin députa son cousin Moslem pour recevoir, comme son lieutenant, le serment des Koufiens. Mais Yézid envoya de Damas un nouveau gouverneur, Obéid, fils de Zéiad, qui fit arrêter et décapiter l’envoyé d’Husséin.

C’est cette aventure qui forme le sujet de la Téazié suivante, intitulée : Moslem, fils d’Akil, à Koufa.

L’action se passe d’abord à Médine, la ville natale du Prophète, qui fut la capitale des khalifes jusqu’au jour où Mohavia la transporta à Damas.

L’Imam Husséin envoie donc Moslem à Koufa. Moslem laisse à Médine sa femme et sa fille, et il emmène avec lui ses deux jeunes fils, Mohammed et Ibrahim. Il fait bientôt une entrée triomphale à Koufa ; au nom du peuple, Hâni, l’un des principaux de la cité, le reçoit comme le lieutenant du khalife.

« Voici nos mains, touche-les, lui dit le vénérable Hâni. Nos cœurs proclament d’un vœu unanime l’Imam Husséin pour notre souverain spirituel et temporel. Soumis à la lettre du firman que tu apportes, nous inclinons nos humbles fronts pour en paver le chemin qui te conduit dans notre cité. »

Au même instant Obéid entre de son côté dans la ville, suivi de soldats qu’il amène de Damas.

« Oyez, peuple de Koufa, s’écrie-t-il, je suis Obéid, fils de Zéiad, je suis chef et gouverneur de l’Irak. Yézid m’a investi de ses pleins pouvoirs. Respectez la haute dignité qu’il m’a conférée. Qu’au son du nekkara (musique militaire) Yézid soit proclamé votre souverain !

En apprenant que Moslem s’est réfugié chez l’un des notables de Koufa, Obéid jure, par la barbe de Yézid, que cette maison servira de tombeau à l’envoyé de Husséin. Il jure d’arracher, jusqu’à sa dernière racine, cette plante parasite, dont il dispersera les cendres aux quatre coins du désert. Malheur à tous creux qui auront prêté leur aide à Moslem, fils d’Akil ! Bientôt il mande Hâni à son tribunal et il lui fait trancher la tête. Moslem sort de la maison de son hôte à cette triste nouvelle, et il appelle aux armes les Koufiens. Un des généraux d’Obéid, Mohammed Achach, monte alors sur la terrasse du château et menace les révoltés de la colère de l’armée syrienne, qu’on voit arriver en masses profondes sur la route de Damas. Le peuple s’enfuit plein de terreur.

Moslem, ainsi abandonné par ceux-là mêmes qui viennent de proclamer Husséin leur khalife, comprend qu’il est perdu sans ressources. Il a déjà fait le sacrifice de sa vie, mais il songe à préserver ses enfants. Il appelle auprès de lui le muphti de Koufa.

« Kadi de la loi du Prophète, lui dit-il, je ne te demande qu’une chose, c’est de te charger de l’exécution de mon testament que voici : Cherche un abri pour mes enfants. Que personne ne sache ce qu’ils sont devenus. Aussitôt que tu auras trouvé quelqu’un de nos amis, partant pour Médine, envoie-les avec lui dans cette sainte ville, auprès de l’Imam Husséin car ils sont jeunes encore et ils ont besoin de protection. Je ne m’inquiète pas du traitement que me réservent les traîtres habitants de Koufa, je te prie seulement de prévenir le prince de Kerbéla.»

Le muphti jure d’observer les recommandations de Moslem et le père fait ses adieux à ses deux fils.

« Viens, Ibrahim, que je t’embrasse, j’entrerai dans le paradis la bouche encore humide de ce baiser. Viens, Mohammed, laisse-moi respirer le parfum de ta chevelure. Pardonnez-moi mes larmes je serai calme bientôt. »

Chérik conduit sous son toit les enfants de Moslem, pour les soustraire aux soldats d’Obéid, et le malheureux père, sans abri, sans espoir, va errer dans les rues de Koufa, où les meurtriers syriens ne peuvent tarder à le rencontrer. Une vieille femme l’arrête par son manteau.

« Qui es-tu, lui demande-t-elle ? Dans chacune de tes larmes, je vois nager un débris de ton cœur.

– Je suis un étranger, un proscrit ; je n’ai pas un coin de terre pour m’abriter. Autour de moi je ne vois que des ennemis. Peux-tu me donner un asile pour une seule nuit ? Peux-tu me donner un peu d’eau pour étancher ma soif ?

– Dis-moi qui tu es, infortuné ! Par le mérite de Mohammed, le tout-puissant, dis-moi ton origine ! Ton extérieur annonce un homme de haute noblesse, et lorsque tu parles de tes malheurs, je crois entendre un rossignol chanter ses chagrins d’amour.

– Sachez bonne femme que mon nom est Moslem, fils d’Akil. Je suis de la famille du Prophète des nations. Mon père était l’oncle de l’Imam que les Koufiens avaient invité à venir les gouverner. Aujourd’hui ils cherchent à s’emparer de ma personne. »

La vieille musulmane, qui a nom Thoa, au lieu de se dérober au péril de cette hospitalité, presse alors le proscrit de venir s’abriter sous son toit.

« Heureux est ton avenir, s’écrie Moslem bonne femme, tu viens de t’assurer le salut éternel !

« Cette heure d’hospitalité te vaudra des siècles de béatitude. Tu trouveras auprès du Créateur la récompense de cette bonne action. »

Cependant Obéid fait crier par la ville que quiconque aura caché le chef arabe Moslem aura la tête tranchée, à moins qu’il ne livre le coupable à la justice du khalife. Le fils de la généreuse Thoa, qui ne partage pas les bons sentiments de sa mère, va trouver secrètement Obéid et lui dénonce le lieu où se cache le proscrit. Une troupe de soldats envahit alors la maison de Thoa et saisit l’envoyé de l’Imam, malgré les efforts et les cris de son hôtesse.

« Honte à toi, ciel injuste ! s’écrie la malheureuse femme en voyant son hôte chargé de chaînes ! Et toi, fils dénaturé, que la terre t’engloutisse ! Tu fais répandre à ta mère un fleuve de larmes ! »

Amené devant Obéid, Moslem est sommé par lui de reconnaître Yézid, fils de Mohavia, pour son souverain spirituel et temporel. Il répond par des malédictions, protestant qu’il ne reconnaît d’autre khalife que l’Imam Husséin. Obéid le livre alors au bourreau et ordonne que le cadavre du supplicié soit exposé sur la place publique aux regards du peuple de Koufa. Moslem marche à la mort avec la résignation d’un fidèle. Il dit au bourreau :

« Prends mon épée et mon poignard, vends-les pour payer quelques dettes que j’ai laissées dans la ville ; donne la sépulture à mon corps et fais dire à l’Imam Husséin que Moslem le martyr le supplie de ne pas venir à Koufa. »

Il s’agenouille ensuite et prie pour les Koufiens, qui l’ont sacrifié. Il les conjure de lui octroyer la pierre d’un tombeau et de renvoyer sa chemise ensanglantée à l’Imam Husséin comme un souvenir de sa part. Puis il répète la profession de foi islamique :

« Je confesse qu’il n’y a de Dieu que Dieu. »

Et il reçoit le coup de la mort.

Le Mystère intitulé : le Martyre des fils de Moslem, n’est que la suite du précédent. Il le continue comme un chapitre de la même histoire. Le gouverneur de Koufa fait crier dans la ville la proclamation que voici :

« Hommes noirs et blancs, sachez que Moslem est tombé sous le glaive de la justice. Il vous est ordonné de la part d’Obéid de fêter un aussi heureux événement par vos démonstrations d’allégresse. Faites battre les tambours et sonner les instruments, et que les cœurs de nos ennemis en éclatent de désespoir ! »

Les ordres du lieutenant du khalife sont exécutés, et ces fanfares de joie vont épouvanter les jeunes fils de Moslem, cachés sous le toit du muphti.

« Hélas ! dit Ibrahim, je suis sûr que notre père est mort aujourd’hui, puisque les Koufiens se réjouissent. Il est tombé martyr sous les coups de ces scélérats, ma douleur me le dit. »

Chérik accourt en effet annoncer aux fils de Moslem que le fatal sacrifice est consommé ! Les enfants de Moslem supplient alors leur généreux hôte de leur donner des habits de deuil, afin qu’ils puissent, selon les rites, honorer la mémoire de leur malheureux père, en attendant qu’ils aillent le rejoindre. Ils s’informent ensuite de l’endroit où l’on a inhumé la victime.

« C’est sous la voûte du temple qu’on appelle la maison de l’homme sans patrie ; les briques de son tombeau sont pétries avec des larmes ; la terre qui l’a reçu est une mare de sang tel est le dernier asile de votre malheureux père, privé des honneurs de la sépulture. »

Ibrahim et Mohammed, au risque de s’attirer la vengeance d’Obéid, quittent la maison de Chérik et vont rendre les derniers devoirs aux restes de leur père. Ils sont guidés par le fils du muphti, qui leur dit en s’arrêtant :

« Cette terre sert de sépulture à votre père, ô mes orphelins ! c’est ici que fut inhumé son corps coupé en morceaux. »

Les deux fils de Moslem font entendre alors à la manière antique, le chant funèbre suivant.

IBRAHIM. « Ô lieutenant du sultan de la religion, ô père, père, on t’a assassiné ! on a répandu les flots de ton sang ! Loin de ta patrie, séparé des tiens, ton propre sang t’a servi de linceul, ô père, père ! »

MOHAMMED. « Salut, père chéri, salut, martyr de l’injustice ! pour la plus noble des causes, ta noble tête a roulé aux pieds du tyran. Ah ! que je serve de rançon à tes dépouilles glorieuses, ô mon père ! »

IBRAHIM. « Salut, martyr noyé dans ton sang, mort loin de ta patrie ! Ô mon père, accepte mon sacrifice ! Vois ton Ibrahim debout devant ta tombe et la tête penchée ! Tu sais ce que je souffre. Pourquoi ne me réponds-tu pas ? Pourquoi ne cherches-tu pas à consoler ma grande douleur ? »

MOHAMMED. « Ibrahim, ne te rappelles-tu pas ce que nous a recommandé notre père ? Lorsque je serai mort, disait-il, n’oubliez pas, mes fils, de venir réciter sur ma tombe des versets du saint livre (il récite des versets) « Au nom de Dieu clément et miséricordieux. – Dieu vous a enseigné le Coran. Il a créé l’homme ; il lui a révélé la vraie science. Le soleil et la lune exaltent sa gloire, les astres et les arbres s’inclinent pour l’adorer. »

– Cessez de pleurer, leur dit le fils de Chérik, je crains que vous ne soyez remarqués par les gens de cette ville, dont la plupart ne pensent qu’à faire le mal. Cette malheureuse contrée ne produit que des scélérats avides de sang qui ne demanderaient pas mieux que de vous martyriser l’un et l’autre.

– Cesser de pleurer ? répond Ibrahim, nous, les orphelins d’un supplicié, oubliés dans les rues d’une ville ennemie ! Comment ne pas pleurer jusqu’au fond de la source des larmes ? Plût à Dieu que nous ne fussions jamais venus au monde ! Dieu du jour et de la nuit, emporte-moi, car c’est un pesant fardeau que la vie sans un père ! »

Bientôt le fils de Chérik rentre seul à la maison paternelle. Il annonce au muphti que les deux enfants de Moslem sont restés évanouis sur la terre qui recouvre les restes sanglants de leur père. En vain a-t-il cherché aies rappeler à la vie ; il croit que leurs âmes ont pris leur essor vers un meilleur monde.

Chérik ramène à son logis les enfants de Moslem, mais ils sont découverts par les bourreaux d’Obéid et mis à mort comme leur père.

Cet épisode est tout empreint d’un parfum de douleur antique. Ne semble-t-il pas l’écho des plaintes d’Électre et d’Oreste dans les Choéphores d’Eschyle ?

« Que n’as-tu péri sous Ilion, frappé d’un coup de lance, ô mon père ! sur la rive d’au delà des mers : tu habiterais un grand tombeau douce consolation pour les tiens. Mais non, ce n’est pas sous les murs de Troie que tu as succombé, ô mon père ! ce n’est pas sur les bords du Scamandre que tu es enseveli. Ah ! que ne périssaient-ils d’abord, ses meurtriers, comme il a péri ! Entends ce dernier cri que je t’adresse, ô mon père ! Vois tes deux enfants debout près de ta tombe ! Ne laisse point s’anéantir la race des Pélopides. C’est ainsi que tu vivras encore malgré le trépas. »

Le Mystère des Enfants de Zéinéb, nous montre l’Imam Husséin dans le désert de Kerbéla, qui doit devenir son tombeau. Le fils du Lion de Dieu, abandonné de ses soldats, traqué par les troupes du khalife Yézid, a vu tour à tour massacrer sa famille et ses amis les plus chers : Kassim Abbas, Ekber sont tombés sous le glaive. Lui-même est gardé à vue par un chef bédouin, qui n’attend que le moment de le livrer à ses bourreaux, pour gagner la récompense promise.

« Maudit sois-tu, siècle cruel, qui a. passé comme un ouragan sur nos têtes s’écrie le malheureux prince. J’ai beau écouter si d’un côté ou d’un autre nos vrais amis n’arrivent pas, je n’entends que le râle de mes enfants qui meurent de soif. Inexorable destinée ! Voir ma sœur et ma fille réduites en esclavage, mourir, et puis du haut du séjour céleste les contempler, des larmes de sang dans les yeux, traînées, la corde au cou, dans les rues de Damas !... Ma sœur Zéinéb, écoute ma dernière volonté. Protège ma fille Sékina, aime bien la pauvre orpheline, que son âme soit la tienne ; autrement je resterais inconsolable jusqu’au jour du dernier jugement ! »

À son enfant, qui meurt de soif sous le soleil brûlant du désert, Husséin répond : « Bois mes larmes. » Et le Bédouin qui garde les prisonniers les insulte en ricanant, et se plaît à leur rappeler le sort qui leur est destiné. Les neveux de Hussein, les fils de Zéinéb, à peine âgés l’un de douze ans, l’autre de neuf, se font revêtir d’un linceul, et, après avoir reçu la bénédiction de leur mère, ils sautent sur leurs chevaux et se précipitent au milieu des ennemis, le sabre au poing. En vain le général des Syriens veut les ménager ; ils tombent en héros, et on les rapporte bientôt sous la tente de Zéinéb, qui chante ainsi leur chant funèbre :

« Mains d’une mère à qui l’on a tué ses enfants, meurtrissez mon visage ! Ô mon cœur, tu n’es plus qu’une mare de sang, et tu t’écoules par mes yeux ! Mes fils sont morts. Cendre des pénitents, couvre-mo !i Mes larmes coulent sur mon manteau de deuil, comme l’Euphrate sur son lit de sable. La robe de noce de mes enfants s’est changée en linceul. Voûte céleste, ne crouleras-tu pas ? Mes entrailles se tordent et tombent en lambeaux ! Mes paupières pleurent du sang ! Mains d’une mère privée de ses enfants, frappez, meurtrissez ma tête ! »

Les Mystères que nous venons d’analyser aussi rapidement que possible ne présentent, comme on le voit, aucun trait de merveilleux. C’est l’histoire religieuse mise en action, avec la sobriété la plus orthodoxe et la plus conforme aux traditions chéites. La Téazié intitulée la Tête de l’Imam Husséin, qui conclut le martyrologe de la famille d’Ali, a cela de particulier qu’elle introduit parmi les personnages du drame des figures légendaires ou sacrées : Adam, Abraham, Jésus-Christ, Moïse, Mohammed, Ève et la Vierge Marie.

En voici un aperçu :

Les guerriers syriens retournent à Damas, emportant avec eux la tête de l’Imam Husséin, qu’ils ont tué dans le désert de Kerbéla. Ils comptent offrir cette dépouille au khalife, avec les têtes de quelques autres chefs rebelles. Ils emmènent en esclavage la sœur d’Husséin, Zéinéb, son autre sœur Koulsoum, Sékina, les enfants du défunt Imam, et Fatma, veuve du prince Kahem. Ibn-Séad a vêtu de baillons les malheureuses princesses, et il leur a arraché leurs voiles, afin de les livrer à la risée de ses soldats. Dans les haltes, il les fait asseoir sous les rayons du soleil brûlant et leur refuse de l’ombre, et de l’eau pour étancher leur soif. Ibn-Séad et Chemr, le meurtrier d’Husséin, conduisent les cavaliers arabes. La caravane, harassée de fatigue arrive enfin aux portes d’un monastère chrétien, où elle est reçue pour passer la nuit. Les Pères du couvent abreuvent et nourrissent hommes et chevaux. Les chefs arabes donnent en garde au Prieur les têtes coupées de leurs ennemis, et parmi ces têtes celle de l’Imam Husséin qu’un des leurs porte sur la pointe de sa lance.

Pendant que tout repose, le Prieur, à la clarté d’une lampe, contemple cette tête auguste, qu’il a placée sur une dalle de marbre dans son oratoire. Les yeux de la tête coupée brillent comme des étoiles. Bientôt cette tête parle et révèle au Prieur épouvanté l’affreuse catastrophe de Kerbéla et le crime qui doit peser à jamais sur la race de Mohavia.

« Imam Husséin, s’écrie le Prieur, beau cyprès que les mains de Fatma se plaisaient tant à caresser, exécration sur celui qui sépara ta tête de ton corps ! »

Puis, s’adressant à ses religieux :

« Courez, apportez-moi du musc et des flacons d’eau de rose ! je vais parfumer toutes ces têtes, mais surtout celle de la lumière des yeux de Fatma. Répandez de l’ambre, des parfums et vos pleurs sur les tresses de cheveux de la famille de Mohammed ! »

En ce moment entre en scène un hatef, ou crieur public, qui dit aux assistants :

« Soyez attentifs aux scènes d’affliction qui vont se dérouler devant vos yeux. Voici l’esprit du premier homme créé par Dieu ; il descend dans ce monastère pour payer son tribut de condoléance à la tête de l’Imam Husséin.

« Le prophète Adam s’avance, les prunelles humides. »

Adam paraît, en effet, et, s’adressant à la tête du martyr :

« Lumière des yeux du Prophète, lui dit-il, pourquoi ta tête resplendissante est-elle séparée de ton corps ? Tête tranchée, dis-moi où est le corps dont tu as été séparée si cruellement ! Je te salue, gloire des deux mondes ! Âme élue de Dieu, tu comparaîtras devant son trône tout éclatante de blancheur ! »

Adam se retire Abraham paraît après lui :

« Moi qui ai construit le sanctuaire de la Kaaba, moi qui ai posé le premier cette pierre angulaire où se dirigent tous les regards, toutes les espérances des croyants, je te salue ! Mourir pour toi serait un vrai bonheur pour Abraham. »

Jésus s’avance ensuite :

« Je suis Jésus, l’esprit de Dieu. Les yeux gonflés de larmes, j’arrive ici pour m’acquitter des derniers devoirs dus à la tête d’Husséin. Rose du jardin de fleurs d’Ali, joie de la meilleure des femmes, je te salue ! Victime tombée dans le désert du malheur, reçois mon hommage ! Ah ! que toutes les œuvres méritoires par lesquelles Jésus, persécuté comme toi, a bien mérité de Dieu, te servent de rançon, noble tête ! Quel traître sans foi osa commettre ce sacrilège inouï ? »

Moïse succède à Jésus, et prononce des malédictions contre les meurtriers. Puis, le Prophète Mohammed s’écrie :

« Que n’ai-je succombé à ta place ! mon enfant, mon âme, parle ! parle, fruit de mes entrailles ! »

La tête d’Husséin répond à Mohammed :

« Viens contempler l’automne de ton printemps, ton Husséin. Viens, prends-moi dans le creux de ta main, père chéri, et vois ce que m’a fait ton peuple ! Examine ma tête tranchée, laissée au milieu d’un couvent chrétien ! Compte un à un tous les stigmates d’injure et d’ignominie ! Vois, je n’ai plus de mains pour enlacer ton cou et te demander pardon !

– Où sont tes frères, demande Mohammed ; quel sort échut en partage à tes sœurs ?

– Écoute-moi, grand-père couronné d’une gloire éternelle. Les cadavres de tous mes alliés et amis jonchent le chemin de Dieu. Le reste de ta famille est prisonnier. Dans leur haine, ils ont garrotté des femmes malades et les ont frappées de leurs lances. Ma pauvre Sékina est aussi captive, cette enfant si frêle. La petite Fatma mendie son pain de chaque jour. Toute meurtrie des soufflets de la main brutale de Chemr, voilà où en est réduite mon enfant Sékina. »

Ali, le martyr, le père d’Husséin, s’approche de la tête sanglante. Il demande à son fils bien-aimé qu’est devenu son frère Abbas, où est Ali-Ekber, où est Kassim, où est Ali-Asgar.

« Père, répond la tête, aux bords de l’Euphrate le glaive de l’injustice coupa les deux bras à mon frère Abbas ; mon Ali-Ekber fut haché en morceaux ; mon Kassim avait les mains et les pieds rouges de sang. »

La Vierge Marie vient aussi répandre des pleurs sur le trépas de l’Imam Husséin, ainsi que Fatma, l’épouse d’Ali, que le Prophète Mohammed console, en lui promettant une éclatante vengeance au jour du dernier jugement, et il prononce l’anathème contre le peuple ingrat qui a trempé ses mains dans le sang de sa famille.

Les prophètes disparaissent tout à coup et le Prieur se retrouve seul en face de la tête coupée.

« Husséin, s’écrie-t-il, lumière des yeux du très puissant Mohammed, exauce ma prière, daigne me convertir à ta religion Je renonce à l’étole de prêtre chrétien. »

Ce dénouement rappelle celui de plusieurs de nos Mystères, et entre autres le Miracle de Jean Bodel, où le Sultan d’Iconium réclame le baptême pour lui et pour ses émirs. L’idée du prosélytisme est de toutes les religions.

La simplicité de l’action, la forme lyrique et admirative substituée le plus souvent à la forme dramatique, des personnages qui récitent beaucoup plus souvent qu’ils n’agissent, le sentiment religieux remplaçant partout le sentiment philosophique : tels sont les traits caractéristiques du drame persan. Les auteurs des Téaziés écrivent pour un public beaucoup plus sensible à un beau morceau de poésie qu’à la surprise que pourraient lui causer les combinaisons d’une action ingénieuse. Les Orientaux sont un peuple contemplatif et non pas un peuple actif. Ils ont une vive prédilection pour le repos ; leur bonheur suprême consiste dans le calme parfait du corps et de l’esprit. Le mot turc kéf, qui n’a son analogie dans aucune de nos langues, peint d’une façon merveilleuse la béatitude de l’homme qui se sent vivre sans se donner aucune peine et aucun souci. Ce qui nous paraît monotone dans cette succession de scènes est, au contraire, une qualité aux yeux des spectateurs persans. Ils savent par cœur les saintes histoires qu’on représente devant eux ; ils n’admettraient pas qu’on les altérât sous prétexte de les dramatiser leur esprit, d’ailleurs, se fatiguerait à suivre les péripéties d’une action compliquée. C’est par la pure expression des sentiments et par la beauté du langage que les poètes persans cherchent le succès. Les Grecs pensaient ainsi au temps d’Eschyle. Beaucoup furent d’avis, et à leur tête Aristophane, qu’en humanisant le drame, Euripide l’avait énervé.

À côté de leur répertoire dramatique les Persans ont un répertoire comique, qu’ils désignent sous le nom de Tamacha (spectacle). Ces spectacles ne sont, à vrai dire, que des farces improvisées, comme en Italie. Elles sont jouées par des espèces de jongleurs appelés loutis. Ces farceurs voyagent avec des danseuses et des animaux savants, et débitent de grossiers lazzis qui ne s’adressent qu’au bas peuple. Ils se barbouillent la figure de farine et prennent toujours pour canevas de leurs improvisations des sujets villageois ou populaires. Les farces des Persans ne sont guère plus littéraires, ni plus morales que leurs karagueuz ou pièces d’ombres chinoises. Le héros populaire des marionnettes persanes se nomme Ketchel-Pehlévan (héros chauve) ; sa calvitie est son signe distinctif, comme la double bosse est celui de notre polichinelle. Ketchel-Pehlévan est tout plein de vices raffinés. Il est dévot jusqu’à la tartuferie ; poète et orateur jusqu’aux dernières limites de la mauvaise foi, de la médisance et du mauvais goût ; il est musicien et lutteur. C’est, en un mot, la personnification du peuple de l’Iran, qui, à force de ruse, de patience et de persévérance, a fini par subjuguer ses vainqueurs, auxquels il sut imposer ses mœurs, sa langue, sa littérature et tous ses vices. Le théâtre n’a fait aucun progrès en Perse depuis son origine, et il n’en fera probablement jamais. C’est un amusement qui revient à ses jours et qui sert à augmenter l’éclat des fêtes ; mais il n’est jamais entré dans les mœurs au point de devenir, comme chez nous un besoin de la vie. La cause de cette différence n’est pas, comme, en le croit généralement, la résistance de l’esprit religieux ; l’existence des Téaziés démontre suffisamment le contraire. Mais les Orientaux vivent chez eux et rarement en public. Les comédiens qu’ils appellent pour les divertir en famille ne peuvent être des artistes sérieux, puisque ces pauvres diables gagnent à peine à ce métier leur pain de chaque jour. Aussi les Tamacha chez les Persans, comme les Orta-Ouyounou chez les Turcs, ne sont-ils que des scènes improvisées qui n’ont aucun rapport avec une forme quelconque de littérature. Les seules Téaziés tiennent une place honorable dans l’histoire du théâtre persan, et leur ressemblance avec l’antique tragédie des Grecs n’aura pas manqué de frapper vivement le lecteur.

 

 

CHAPITRE XIV : XVIe SIÈCLE - THÉÂTRE FRANÇAIS

 

 

I

 

La période de foi et de soumission vient de finir avec le XVe siècle ; la période de doute et de résistance s’ouvre avec le XVIe. Le Borgia coiffé de la tiare papale a ébranlé la croyance en l’infaillibilité du Vicaire du Christ ; la vente des bulles d’indulgence va produire la révolte des consciences et le schisme qui doit mettre fin à la grande unité catholique. Luther frappe à la porte ; Calvin le suivra, et dans les pas des protestants les anabaptistes sèmeront la négation absolue, qui germera sourdement.

Rome cache quelque temps ces plaies ouvertes sous le manteau brillant de la Renaissance des lettres et des arts, dont, au siècle précédent, elle a donné le signal ; elle domine encore le monde avec le, prestige de ses peintres, de ses architectes, de ses sculpteurs et de ses écrivains. Nous retrouverons ces mouvements divers de la pensée du siècle dans les productions dramatiques de tous les pays de l’Europe. C’est surtout en France et en Allemagne que l’on verra s’accuser davantage cette tendance à la satire politique et religieuse, poussée parfois dans ses dernières limites.

La Renaissance, qui a laissé une trace si brillant dans l’histoire de l’art européen, est un fait de création tout italienne dont nous n’avons eu que les reflets. L’Italie, à cette époque, concentrait toutes les forces vivaces de l’esprit humain, et c’est d’elle que nous empruntions nos lumières et notre goût.

Certes l’Italie trouva là une voie nouvelle et charmante, et le mariage des idées antiques avec les idées chrétiennes donna naissance à une race d’œuvres robustes et bien venues, en peinture, en sculpture, en architecture et dans les diverses branches de la poésie ; mais, sur le terrain de la littérature dramatique, il faut bien reconnaître que, malgré ses efforts, sauf quelques rares exceptions, elle ne sut rien produire qui pût vivre de sa propre vie, et que l’importation en France des théories et des modèles péninsulaires nous fut plus funeste qu’utile. Sans cet engouement irréfléchi dont on se prit pour l’imitation italienne, il est permis de croire que notre théâtre aurait rencontré la route nationale qu’il cherchait comme on vit le fait se produire en Angleterre et en Espagne. Les pièces érudites, ne se soumettant en France qu’au jugement d’un public de choix, ne purent être redressées par le bon sens populaire. Ce qui manqua aux Jodelle, aux Jacques Grévin, aux Robert Garnier, ce furent les sifflets du parterre, les trognons de pommes et les pelures de concombres, dont le patio de Madrid et le cock-pit de Londres étaient si prodigues pour les acteurs et les ouvrages représentés. Nos grands écrivains dramatiques du XVIIe siècle furent eux-mêmes bien plus gênés que servis par la renaissance de la poétique aristotélienne, qu’ils héritèrent de leurs devanciers.

Ce serait folie de voir dans ces règles étrangères le moindre secours apporté à l’inspiration. C’est surtout après la disparition de nos grands génies du siècle de Louis XIV que l’on sent combien cette forme étroite et mesquine était un poids et une entrave. Un autre obstacle au progrès du style théâtral au XVIe siècle, ce fut la trituration latine que subit la langue à cette époque ; ce furent ces locutions étranges, ces tours de phrase alambiqués, cet abus des diminutifs qui ôtèrent toute vérité à l’expression des sentiments naturels, surtout dans le genre sérieux.

L’école de Ronsard, à laquelle appartiennent tous les poètes dramatiques de la seconde période, n’amena que des produits hybrides frappés de mort dès le berceau. La pensée du siècle était vivace, l’expression vraie lui manqua. Ce ne fut qu’au siècle suivant que, selon l’expression pittoresque de M. Littré, on commença à se rallier de cette déroute où le grec et le latin avaient mis le français.

Notre théâtre, au XVIe siècle, se divise donc en deux périodes bien distinctes.

Pendant sa première moitié, le XVIe siècle continue le travail du XVe et reproduit des Sotties, des Moralités et des Farces, sans abandonner tout à fait les Mystères.

La seconde moitié du XVIe siècle est toute à l’imitation des anciens, que des traductions plus ou moins exactes viennent de populariser. Les auteurs de cette époque veulent se draper dans le pallium ou dans la toge, mais ce sont des vêtements romains et grecs pris à la friperie italienne. Non-seulement il n’y a pas de progrès, mais il y a un recul par delà le théâtre des Miracles de Notre-Dame, qui datent pourtant du XIVe siècle.

 

 

II - Première période : Moralités et Farces

 

Longtemps on n’a connu qu’un très petit nombre des Moralités et des Farces composées et jouées en France pendant la première moitié du XVIe siècle. Grâce à de récentes publications, auxquelles non-seulement Paris, mais toutes nos villes de province ont apporté leur contingent, nous possédons aujourd’hui un répertoire sinon complet, du moins très riche, de ces précieux documents. En outre des vieux manuscrits publiés, on a aussi imprimé à nouveau les exemplaires rares, et quelquefois uniques, de certains ouvrages qui n’existaient pour ainsi dire que par leurs titres.

C’est pour la première fois que ce répertoire des Farces et des Moralités va être examiné et analysé dans son ensemble.

À une époque où les Mémoires si communs aux siècles précédents deviennent moins nombreux et ne nous révèlent qu’imparfaitement les mœurs historiques, on est heureux de trouver les pièces de théâtre qui reflètent au moins l’esprit et les idées du temps. Ce sont pour la plupart des diatribes contre toutes les classes de la société ; elles sont écrites en style populaire et elles se jouaient le plus souvent sur les tréteaux des carrefours. Personne n’échappe à leurs sanglantes étrivières, ni les prêtres, ni les nobles, ni les magistrats, ni les bourgeois, ni les manants. Les Princes et les Souverains eux-mêmes y sont parfois fustigés, ce qui provoque les colères du Parlement et des gens du Roi, les condamnations à la prison, aux verges au bannissement. Quelquefois aussi, c’est le Souverain qui pousse les auteurs à attaquer ceux qui gênent sa politique, soit à l’intérieur, soit au delà des monts.

On peut subdiviser ce répertoire de la première moitié du XVIe siècle en deux classes :

1° Les comédies ou satires politiques ;

2° Les comédies de mœurs.

Les Moralités servent plus spécialement de cadre aux satires politiques les Farces, aux comédies de mœurs. Nous parlerons plus loin des Sotties.

 

 

III - Pierre Gringore et le répertoire des Enfants Sans-Soucis

 

L’auteur de pamphlets politiques le plus habile et le plus renommé, c’est Pierre Gringore, dont tout le monde aujourd’hui sait le nom, mais dont peu de gens connaissent au vrai la personne et les œuvres. Il mérite qu’on lui consacre quelques instants.

Né vers 1480, dans les environs de Caen selon les uns, en Lorraine selon les autres, il court de bonne heure les grands chemins. Il est en même temps acteur et compositeur de Farce. Comme la Rancune et les héros du Roman comique, il voyage d’abord dans les provinces avec une troupe de bateleurs. À cette école, il apprend son métier sous deux grands professeurs, la faim et la soif qui ne lui ménagent pas leurs dures leçons. Ils abandonné ces muses peu nourricières pour suivre l’armée française en Italie. Il prend part au triomphe de Charles VIII et au bon accueil que chaque Français trouvait alors auprès des belles de Milan, de Rome, de Florence et de Naples. Il voit le Borgia du Vatican se livrer à toutes les excentricités de sa vie de réprouvé. Il voit Machiavel gagner comme lui péniblement son pain à la sueur de son front ; il voit brûler Savonarole, mourir Charles VIII, Louis XII lui succéder puis, après la conquête du Milanais et l’expédition de Naples, il revient en France aussi gueux que lorsqu’il en partit. Reprenant son premier métier, il s’enrôle alors dans la troupe des Enfants Sans-Souci, où ses talents lui font conférer la dignité de Mère-Sotte, la seconde de la confrérie du Prince des Sots.

Dans cette troupe il trouve pour camarade, comme auteur et comme acteur, le fameux Jean de Pont-Alletz, le bossu spirituel qui devint plus tard entrepreneur de Mystères. Pont-Alletz était admis dans l’intimité des grands seigneurs à cause de ses bons mots. Il fut même accueilli par les Rois Louis XII et François Ier qui s’amusaient de son audace. L’histrion abusait quelquefois, il est vrai, de son droit d’impertinence, le jour par exemple où, appuyant sa bosse contre l’épaule d’un cardinal qui avait une conformation semblable à la sienne, il lui disait : « Vous voyez, Monseigneur, que deux montagnes peuvent se rencontrer, » et cet autre jour où battant la caisse pour appeler le public à ses jeux près de l’église Saint-Eustache, il vit accourir à lui tout courroucé le curé, qui venait d’interrompre son prêche, lui disant : « Qui te rend si hardi de tambouriner quand je prêche ? » À quoi il répond, et sans quitter ses baguettes « Et vous, Monsieur le curé, qui vous rend si hardi de prêcher quand je tambourine ? »

Le jeune Clément Marot jouait aussi dans la troupe de Gringore avant d’entrer en qualité de page chez M. de Villeroy. Il composa l’épitaphe ou ballade du comte de Salle, l’un des acteurs de la bande, et celle de Jehan de Serre, excellent joueur de farces. Les vers suivants de Marot donnent l’idée du costume que portaient alors les comiques.

Or bref quand il entrait en salle,
Avec une chemise sale,
Le front, la joue et la narine
Toute couverte de farine,
Et coëffé d’un béguin d’enfant
Et d’un haut bonnet triomphant
Garni de plumes de chapon...

Au moment où Gringore voyait la foule accourir à son joyeux théâtre, le monde était dans l’enfantement, non pas seulement d’une Poétique, mais d’une révolution. La Renaissance couvait la Réforme. Gringore représentait les idées de l’éternel bourgeois de Paris, qui sape tout gouvernement et toute autorité, et qui, bien étonné quand les ruines sont faites, déplore ses maladresses pour les recommencer lendemain. Gringore administrait le théâtre des Enfants Sans-Souci ; il tenait de plus, comme auteur et comme acteur, la première place, et il se refaisait un peu de ses jeûnes de province et de son expédition d’Italie. Les Sotties et les Moralités qu’il débitait à ces bons boutiquiers narquois, accourus aux halles devant ses tréteaux, n’étaient autre chose que des pamphlets politiques, religieux et sociaux de la plus extrême violence. On ne sait au juste, aujourd’hui, quels sont ceux qui lui doivent être attribués, en outre des trois qu’il a signés et qui composaient la fameuse affiche du mardi gras de l’année 1511 : le Jeu du Prince des Sots et Mère-Sotte ; l’Homme-Obstiné et la farce de Faire et Dire ; mais il est probable qu’il fut collaborateur de la plupart des pièces où il joua. Dans tous les cas c’était sa pensée d’opposition qui servait de cadre et de but à toutes ces facéties, aussi difficiles à comprendre pour les gens de notre temps que le seront pour nos successeurs la plupart des pièces légères que nos petits théâtres représentent aujourd’hui.

Le Roi Louis XII et ses ministres devinèrent le parti qu’ils pouvaient tirer de cette boutique à satires et à lardons. On n’acheta pas Gringore, mais on le flatta, on l’encouragea on lui donna l’impunité, et, voyant la porte toute grande ouverte à ses audaces, il se lança comme un dogue à la chasse du Pape Jules II et des gouvernements italiens qui s’opposaient à la domination française au delà des Alpes.

Ce ne sont pas seulement des Sotties qu’écrivait Gringore contre le Pape, mais des libelles en vers, comme l’Espoir de paix et la Chasse du Cerf des Cerfs, jeu de mots sur la formule papale servus servorum Dei. Pour qu’on ne s’y méprenne pas, Gringore dépeint le Cerf des Cerfs avec une mauvaise tête,

Mais elle était triplement couronnée.

Les francs veneurs le voulaient épargner, mais le maudit animal

Tant âpre estait que de jour et de nuit
Il ne prenait aucun repos ni somme,
De son dit pié les gens frappe et assomme
Chevaux et chiens ; ce pié qu’on dut baiser
Il veult de force et de rigueur user.

Il représente les cerfs vénitiens et lombards fuyant avec leur chef dans son hallier, où il prétend se défendre, et le poète finit par une exhortation où il le prévient

Qu’on prend bien cerf qu’il soit rusé ou vieux.

Le colérique Jules II devait bondir de rage en lisant de telles insultes. La Sottie intitulée : le Jeu du Prince des Sots et Mère-Sotte, que Gringore représentait aux halles avec Pont-Alletz n’est pas moins injurieuse pour le vieux Pape, qui s’y voit traité de Papillon. C’est un idiot, appelé le Général d’Enfance, que l’on envoie pour combattre le Papillon, armé de son hochet et monté sur son cheval de bois.

La noblesse est représentée dans ce pamphlet par le seigneur de Joye, qui passe sa vie en nopces, convis et banquets.

L’abbé de Plate-Bource représente le clergé avec l’abbé de la Courtille.

Ces prélatz font ung tas de mines,
Ainsi que moynes réguliers,
Mais souvent dessoubz les courtines
Ont créatures féminines
En lieu d’heures et de psaultiers.

Un Sot fait observer que l’Église a de mauvais piliers. La Sotte-Commune c’est-à-dire le bon peuple de Paris, a son compte à son tour. « Que m’importe dit Sotte Commune, que dans la chaire de saint Pierre soit assis un fou ou un sage ?

– De qui te plains-tu ? lui demande-t-on on ne te mène pas à la guerre. On ne te dérobe pas tes volailles. Tu es en paix en ta maison. Je ne sais ce que tu as à grumeler. – Hélas ! répond Sotte-Commune, je n’ai plus le sou, c’est une douleur non pareille. »

La Mère-Sotte est déguisée sous les habits de la sainte Église, et dans cet accoutrement elle débite ses arguments en faveur de ses envahissements temporels. On a beau lui objecter que les princes s’opposent à ses projets ; elle répond qu’il en sera ainsi, qu’ils le veuillent ou non. Elle prie tous les Sots de l’aider dans son entreprise et leur promet en échange des chapeaux rouges à foison. On reconnaît enfin Mère-Sotte, qu’on dépouille de son habit d’emprunt. Sotte-Commune continue à gémir, disant qu’elle n’a plus écus ni ducats ; mais elle se console avec une moralité finale, reconnaissant que ce n’est pas Mère-Sainte-Église qui lui fait la guerre, mais simplement Mère-Sotte.

La Moralité qui suit la Sottie, dans le Jeu du Prince des Sots, représenté aux halles en 1511, commence par un dialogue politique entre le peuple français et le peuple italien. Les deux voisins en ont gros à se dire depuis deux règnes passés en guerres incessantes pour des intérêts qui ne sont pas les leurs. Le Français est en paix à sa charrue ou dans sa boutique on se bat sans lui, car il n’est qu’un vilain, taillable et corvéable, mais il débourse son argent sous toutes les formes pour payer la poudre et les boulets les arquebuses et les fauconneaux, pour solder les Suisses et tous gens de trait, et pour surcroît on baisse chaque jour la valeur des monnaies. En cette année 1511 ce sont les écus viels, les royaux, les francs à pied et à cheval qui ont subi l’altération et la dépréciation qui le ruinent. Le peuple italien, lui, est toujours aux créneaux des murailles ; il couche sur la paille et ses membres sont rompus. Survient un troisième personnage, l’Homme-Obstiné, qui se fait connaître en quelques mots. On lui a pris ses châteaux, il ne peut se tirer d’affaire que par la trahison et la ruse. Quand on le menace de la punition divine, il sourit et répond que c’est lui qui est chargé de tout gouverner ici-bas.

La Punition-Divine symbolisée vient reprocher à l’Homme-Obstiné sa perversité, et au peuple d’Italie la duplicité de sa politique, qui trop souvent trahit le loyal lis. Punition-Divine va jusqu’à prétendre que l’Homme-Obstiné, c’est-à-dire le Pape Jules II, est un circoncis. Gringore veut si bien désigner Jules II, qu’il met dans la bouche de son personnage les propres paroles du saint Pontife : «Je ferai retourner les Français en France ou je mourrai. »

Simonie et Hypocrisie sont les alliées du Pape. Hypocrisie fait la chattemite et feint de manger des herbes sauvages, mais en secret elle festoyé à sa guise ; en un mot, elle est tout à Dieu, fors que le corps et l’âme.

La Farce qui complète cette intéressante affiche des Enfants Sans Souci est d’un tel laisser-aller qu’il serait impossible de raconter cette aventure par trop égrillarde de dame Doublette et de son mari Raoullet-Ployart, où le seigneur de Balletreu est appelé à juger la question suivante : Si lorsqu’un mari laisse en friche la vigne de sa femme, celle-ci a le droit de la faire houer par un autre.

La Sottie servait de lever de rideau ; la Moralité, plus développée, formait le milieu du spectacle, qui finissait par une Farce joyeuse.

On voit que les Sotties ne sont autre chose que des satires dialoguées, récitées par le Prince des Sots, la Mère-Sotte, les autres dignitaires de l’ordre et le menu peuple.

La circonstance qui fait naître une Sottie étant passée ou bien oubliée, il ne reste plus forme de pièce, et il faut recourir aux événements du temps pour comprendre l’idée de l’auteur. Le jeu des acteurs, leurs costumes, leur façon de se grimer, la ressemblance qu’ils savaient se donner avec les personnages mis en jeu, faisaient souvent tout le piquant de la représentation.

On a retrouvé très peu de Sotties ; il est probable que beaucoup de ces pièces de circonstance n’obtenaient pas les honneurs de l’impression. La Sottie à huit personnages, intitulée le Monde des sots, est une revue comme celles que donnent aujourd’hui nos théâtres de second ordre. On y voit figurer toutes les sottises du jour, Sot-Dissolu habillé en homme d’Église, Sot-Glorieux, espèce de bravache ridicule. Sot-Ignorant, Sot-Corrompu, Sot-Trompeur, disputent avec la Mère-Sotte sur la reconstruction du vieux monde, qui s’est endormi dans sa faiblesse et dans son impuissance, et qu’il s’agit de régénérer. Chaque Sot apporte sa colonne sur le théâtre, et au faîte de ces supports on hisse le vieux Monde sous la forme d’une boule de carton. Maintenant, dit Sot-Abus nous aurons du repos. Amusons-nous. Ils se mettent alors à courir entre les colonnes qui soutiennent le Monde, et par leur maladresse ils font tomber à terre tout l’édifice qu’ils viennent d’achever. Le Monde se réveille et moralise le public en le priant d’excuser l’audace de l’entreprise.

La Sottie du Nouveau-Monde qu’on a, paraît-il, attribuée à tort à Gringore, est une satire à propos du remplacement de la Pragmatique de Charles VII par le concordat du Pape Léon X. Ce concordat, consenti en 1517 par le Roi François Ier, et que le Parlement n’enregistra que contraint et forcé, était considéré comme attentatoire aux libertés de l’Église gallicane. La pièce fait passer sous les yeux du public les Bénéfices, l’Élection, la Nomination, le Père-Saint, le Légat, l’Université et la Provision apostolique. Le légat dispose des bénéfices grands et petits, contrairement à la Pragmatique, que le Concordat a remplacée ; mais il ne peut se faire obéir, et le Pape est obligé de venir en personne, armé de son bâton pastoral, pour mettre le holà ! Il assomme Pragmatique, en la traitant d’hérétique et de folle. Celle-ci pousse des cris affreux, et lui reproche de la supprimer, lui qui devrait la maintenir. Bref, elle en appelle à Dieu. Élection et Nomination pleurent leur mère Pragmatique et se réfugient dans le sein de l’Université, leur aïeule, qui, dans son couplet au public, adjure le Roi de rétablir Pragmatique dans tous ses droits au moyen de quelques bons coups de lance.

La Sottie du Roi des Sots et celle des Trompeurs n’offrent plus guère de sens. Elles roulent sur des jeux de mots alors en vogue. La première pratique le calembour par à peu près, comme le font aujourd’hui les artistes de la jeune Bohême. Sottinet dit d’un Sot qui porte des rats dans une hotte : « C’est un rapporteur » et plus loin : « Vecy Coquibus qui rats porte. » Le Roi des Sots veut nommer Guipelin son gouverneur. Il répond qu’il préfère être son gros veneur. Le sel de la sottie des Trompeurs consiste dans la série de calembours à laquelle donne lieu l’instrument appelé trompe. Tous les sots en jouent peu ou prou. Le personnage le Temps fournit aussi son contingent de lazzis équivoques, qui nous semblent aujourd’hui beaucoup trop dessalés.

Il vint un moment où Gringore dut bien regretter ses attaques contre l’ordre établi, et surtout contre la religion catholique : c’est quand il vit arriver en Lorraine les Rustauds d’Allemagne, qui pillaient et mettaient tout à sac en prêchant la communauté des biens et en criant : Vive Luther ! Gringore avait reçu du duc Antoine la charge de héraut d’armes, sous le nom de Vauldemont. Il fallut quitter ses tréteaux pour aller prendre part à cette guerre où les pillards furent repoussés et anéantis, mais où notre poète faillit se voir arquebusé par ces bandits.

De retour à Paris, il trouva tout bien changé. François Ier venait de succéder à Louis XII, et la tolérance du Père du Peuple était remplacée par la raideur du gouvernement militaire. Le Roi-chevalier fit, un beau matin de l’année 1516, saisir les joueurs de Farces, qui s’étaient permis quelques mots satiriques contre madame de Savoie, sa mère, et les délinquants se trouvèrent bien heureux d’en être quittes pour quelques mois de prison. À ce moment, Gringore abandonna tout à fait le théâtre et alla mourir en Lorraine auprès du duc Antoine (1539), après avoir publié un factum poétique contre les huguenots, intitulé : le Blason des hérétiques. Ce mea culpa est la contrepartie de ses joyeusetés premières.

Il devait avoir amassé quelque bien, car, grâce à la faveur dont il jouissait auprès des ministres de Louis XII, il s’était associé à Pierre Marchand, charpentier de la grand’cognée, pour l’entreprise des fêtes et Mystères donnés aux entrées et galas en la ville de Paris. Il se retira donc en Lorraine avec une honnête aisance. La devise de ce successeur de Villon était « Tout par raison, raison partout, raison dans tout. » C’était, au fond, un esprit appliqué et réfléchi, chez qui la bouffonnerie recouvrait souvent une pensée morale et sérieuse. Son principal ouvrage est resté jusqu’à présent inédit (sauf quelques courtes citations extraites çà et là). Ce manuscrit attend un éditeur dans le capharnaüm de la bibliothèque de la rue Richelieu. Quand donc le trouvera-t-il ? La publication de l’œuvre de Gringore, commencée en 1858 par MM. d’Héricault et de Montaiglon, ne nous donnera-t-elle point le Mystère de Gringore, intitulé : la Vie de Monseigneur Saint-Loys par personnages ? J’ai entamé la lecture de ce manuscrit, d’une écriture fatigante pour les yeux, et j’en ai assez vu pour souhaiter vivement que ce grand travail d’un poète célèbre dans son temps sorte de la tombe où on l’a mis tout vivant.

 

 

IV - Les moralités

 

Les Moralités sont nombreuses au XVIe siècle, moins pourtant que les esquisses de mœurs appelées Farces.

La Moralité empruntait à la Sottie beaucoup de ses effets, mais elle avait toujours un fond de raison, et, comme forme, une Poétique renouvelée des romans allégoriques des troubadours provençaux. Chaque passion, chaque vertu, chaque vice prenait un corps dans la Moralité ; ils jouaient un personnage conforme à la nature de chacun et diversifié seulement par les évolutions de l’action ; mais tout se passait habituellement dans le domaine comique. La Moralité prise au sérieux (et il y en a de ce genre) rentrait tout à fait dans la catégorie des Mystères et se confondait avec eux. Telle est la Moralité des Blasphémateurs et celle de Mundus, Caro, Dœmonia, un vrai sermon sur la nécessité de mortifier la chair. La sœur de François Ier, la Reine de Navarre, écrivait aussi des Moralités et des Farces que jouaient les damoiselles de sa cour. Les Deux Filles et les Deux Mariées ; – Trop, prou, peu, moins, représentent ses essais dans le genre comique. Son style semble un reflet de celui de Marot. Son invention est toujours allégorique et n’est pas souvent facile à comprendre, car elle se perd dans le raffinement des choses et des termes. La protectrice de Ronsard et de la pléiade des poètes a aussi composé des Mystères. Rien ne justifie l’opinion qui attribue une partie de ses œuvres à Bonaventure des Perriers et à Clément Marot.

Les pièces de la Reine de Navarre sont bien loin de valoir ses contes.

Le nom de Simon Bourgoin, valet de chambre de Louis XII, celui de Jean d’Abondance, basochien et notaire du Pont-Saint-Esprit, sont connus par les catalogues mentionnant les Moralités de cette époque ; mais leurs œuvres, quoique imprimées, n’ont jamais attiré l’attention.

La Moralité de Nicole de la Chesnaye, intitulée : la Condamnation de Banquet, est l’une des plus célèbres, et elle n’offre pas même une allusion aux événements du temps. L’auteur avait dédié son œuvre au roi Louis XII Elle a été plusieurs fois réimprimée, et je la suppose trop connue pour m’y arrêter longtemps. Il faut pourtant l’inscrire à son rang (1512). Nicole de la Chesnaye accusa dans sa préface l’intention de villipender, détester et aucunement extirper le vice de gloutonnerie, crapule, ébriété et voracité, et, par opposite, louer, exalter et magnifier la vertu de sobriété, frugalité, abstinence, tempérance et bonne diette. Le succès de cet ouvrage médico-poétique (La Chesnaye était médecin de Louis XII) dut être grand, car on le retrouve hystorié sur les tapisseries flamandes reproduites par MM. Achille Jubinal et Sansonetti. En le lisant aujourd’hui, on ne devine pas la cause de sa vogue. Il contient certainement çà et là quelques bouffonneries assez récréatives, mais cette succession de personnages allégoriques : Bonne-Compagnie, Accoutumance, Friandise, Gourmandise, Esquinancie, Apoplexie, Goutte, Gravelle, Jaunisse, Diète, Pleurésie, Paralysie, constitue un défilé bien monotone, et tout cela ne pouvait prêter à rire qu’à la condition d’être joué avec force charges et caricatures. On trouve dans la pièce des menus de cuisine très détaillés ; on y apprend les vins en usage à cette époque étaient ceux de Mâcon, de Dijon et de Saint-Pourçain. On sert des chapons gras, sous le nom de hustandeaux, des poulets pèlerins, cygnes, paons, perdreaux, bécasses, butors, gélinottes, hérons, pluviers et alouettes. On les accompagne de sauce galimafrée où domine le gingembre, de sauce Madame, de sauce Robert, cameline et cretonnée. Le blanc-manger, la galantine côtoient le boussac de lièvre monté avec dodine de verjus.

Naturellement, les convives trop repus tombent malades. Accourent alors les Maladies, qui abattent la table, les tréteaux, la vaisselle et les escabeaux. Ce jeu, dit le livret, pourra durer l’espace d’une patenôtre ou deux. La leçon, toutefois, ne profite pas, et les écuyers apprêtent un nouveau festin où figurent la hure de sanglier, la vinaigrette, la salade, le bouilli lardé, la fine gelée, la perdrix à la trimouillette, c’est-à-dire avec sauce composée de bouillon, d’oignons hachés, épices, graine de paradis et sucre autant que de raison. Puis viennent les merles et tourterelles et les tartes jacopines revêtues de tranches d’orange et de fromage fin, le tout arrosé de bonne crème et flanqué de tronçons d’anguilles. Pour dessert, pommes et poires, avelines, cerneaux, noisettes.

Pendant que chacun se livre à sa gloutonnerie, entre le docteur Prolocuteur, qui débite un sermon aux convives, citant la Bible, saint Jérôme, Tite-Live, Lycurgue et Térence, Puis Apoplexie, Pleurésie, Paralysie, Esquinancie, Hydropisie, Colique et Jaunisse fondent sur les convives et les couchent à terre. Ils appellent en vain à leur aide leurs serviteurs, Diète, Clystère, Pilule, Saignée, qui appellent à leur tour Hypocrate et Galien, Avicène et Averroès. Les trois auteurs de cette algarade Diner, Souper et Banquet, comparaissent devant les docteurs. Banquet est condamné à être pendu ; c’est Diète qui l’exécute. Souper portera dorénavant des gants de plomb, et il laissera toujours six heures de distance entre lui et Dîner, sous peine de la hart.

Cette leçon diététique, donnée au Roi Louis XII par son médecin La Chesnaye, ne lui profita point. Quand il eut épousé Marie d’Angleterre en troisièmes noces, il voulut faire le jeune homme et allonger ses repas ; il mourut comme Banquet, regrettant, mais trop tard, d’avoir passé en toutes choses les bornes de la tempérance.

La Moralité allégorique pure et simple n’offrirait pas un intérêt bien soutenu si on voulait la suivre dans ses infinis développements. Il y a des Moralités sur des sujets sacrés et sur des sujets profanes il y en a de comiques, il y en a de tragiques mais nous nous arrêterons seulement, pour éviter les redites et la monotonie, à la série qui touche aux affaires politiques du temps, et qui offre, par cela même, un caractère spécial.

 

 

V - Théâtre politique

 

Les rimeurs de Pamphlets. – Les Quatre Âges. – L’Église et la Commune. – La Lessive. – Le Jeu du Capifol. – Science et Ânerie. – Hérésie et l’Église. – Mieux-que-Devant. – Les Gens nouveaulx. – La Moralité de Tout le monde. – Le Seigneur de Marchebeau. – L’Aventureux. – Théodore de Bèze. – La Comédie du Pape malade et tirant à sa fin.

 

Le XVIe siècle prête à la controverse, et partant à la comédie, une pâture nouvelle. Le nivellement féodal est achevé par la royauté : les preux chevaliers marchent toujours bardés de fer, mais ils commencent à devenir des courtisans ; les fières communes sont démantelées de leurs privilèges ; les serfs sont pour la plupart affranchis. Les idées de la Réforme poussent de tous côtés dans ce terrain fortement labouré ; elles deviendront bientôt de grands arbres. L’esprit d’opposition du bourgeois de Paris, que nous avons vu encouragé par Louis XII, est en partie restreint par François Ier, au moins en ce qui le concerne. Il ne veut pas que les bouffons blâment ses dépenses, comme ils avaient nargué l’économie de son prédécesseur ; mais le mouvement est donné, et pourvu que la comédie ne sape point le trône, elle conserve ses franches allures en dépit des fâcheries du Parlement. Le concordat du Pape Léon X ne garantit pas le souverain de Rome contre les lardons des faiseurs de Sotties, de Farces et de Moralités. Il semble, au contraire, que le souffle de la révolution religieuse ait enfiévré les rimeurs et les joueurs de pamphlets, car ils vont plus loin dans leur audace qu’au temps de l’antagonisme de Louis XII et de Jules II. Les tyrannies de l’Église, les mœurs relâchées des moines, les pilleries des hobereaux, l’ignorance des agents de l’autorité, la misère croissante et la longanimité du bon peuple, désigné sous le sobriquet de Commun, sont attaquées aussi violemment que dans les écrits de Luther. Le Roi, occupé de ses tournois, de ses amours et de ses rêves sur l’Italie, entouré d’ailleurs de partisans secrets de la Réforme jusque dans sa famille (sa mère et sa sœur), et jaloux, d’ailleurs, de plaire aux savants et aux lettrés, laisse faire en souriant. Plus tard, il est vrai, il prendra sa revanche et fera brûler Berquin sur la place Maubert (1529) procédant ainsi au massacre des inoffensifs Vaudois, qui déshonora sa vieillesse.

La Moralité des Quatre Âges, à quatre personnages, tend à prouver qu’on vit dans le pire des temps et que le beau siècle de la Renaissance n’est autre chose que l’âge de fer.

L’Âge d’or, qui nourrissait les hommes sans soucis, sans deuil, sans impôts et sans guerre, est mis dehors et remplacé par l’Âge d’argent, qui donne à ses sujets des maisons pour s’abriter et des épées pour se défendre. Plus tard il bâtira des châteaux et des palmais,

L’Âge d’airain le surprend au milieu de ses travaux, et le somme, à son tour, d’avoir à vider la place. L’Âge d’airain forgera artillerie pour abattre tours et donjons. Il tranchera les rochers, il construira des vaisseaux pour aller chercher des richesses aux quatre coins du monde. Il enfantera des Achille, des César, des Scipion, mais avant de pouvoir jouir de sa puissance, il se voit lui-même supplanté par un nouveau progrès. L’Âge de fer arrive, et c’est par la fourberie que ce nouveau souverain prétend régner. Il se creusera des chemins sous terre, il assassinera, il incendiera, et nul ennemi ne saurait résister à sa puissance. Maître du monde il décide de le constituer à son image :

D’abord je veux mettre en l’Église
Symonie et Papelardise,
Lesquelles avec avarice
Souvent feront de vertu vice ;
Après, je veux que la noblesse
Plus que jamais son peuple blesse,
Pour charger tailles et impôts
Dessus ses sujets et suppôts.
Après, je veux que les marchands
Soient sans foy, sans loy...
Je fais plaider le fils au père
Et le frère contre le frère,
Et la fille contre la mère.
Foy l’un à l’autre on ne tiendra.
La mère sa fille vendra...

Tel est le tableau flatteur du règne de l’Âge de fer, qui est naturellement le temps présent. L’Âge d’airain se retire en disant au public :

Conclusion : nobles Seigneurs,
Si, de bref, ne changez vos mœurs,
L’ire de Dieu sur vous viendra,
Pourquoy je dis en mots exprès
Le jugement de Dieu est près.

Dans cette Moralité ce sont les mœurs générales qui sont prises à partie ; dans les Moralités suivantes va se développer cette thèse d’opposition qui sert de corollaire aux prédications luthériennes, compliquant la question religieuse de la question sociale et politique.

L’Église et la Commune n’est à vrai dire qu’un dialogue de quelques pages entre ces deux symboles. L’Église paraît d’abord pour se plaindre qu’on lui a ravi ses biens et qu’on lui fait à plaisir de méchants tours.

Commun arrive (le peuple) disant :

Je suis Commun, qui vis en pleurs
Sans qu’on supporte mes clameurs.

Il ajoute que des misérables l’ont réduit à la mendicité, que le droit et l’équité sont chaque jour violés à son égard. Les seigneurs l’ont moulu jusqu’aux os, chair, sang et peau. L’Église joint ses doléances à celles du peuple, et c’est la noblesse qu’ils accusent de tous leurs maux. Mais il faut se taire par esprit de charité, et vivre dans l’espoir d’un meilleur avenir.

Vive tous ceulx qui par humblesse
Nous ont remys hors de soucy !
Vive la fleur de gentillesse,
Vive la fleur de lys aussi !

Dans la pièce intitulée : l’Église, Noblesse et Pauvreté qui font la lessive, dame Église s’est réconciliée avec la Noblesse, et c’est Commun qui porte tout le faix. Elle lave son linge sale en chantant ; Noblesse lui aide ; Pauvreté est chargée d’étendre le linge et de le faire sécher. Voici ce que dit l’Église :

C’est moy, c’est moy qui suis la mère Église ;
C’est moy, c’est moy qui faict seule à ma guise.
Je saulve et damne à mon intention.

La Noblesse dit à son tour :

C’est moy qui suys Noblesse la grand dame
Qui n’ay jamais soucy ni crainte d’âme ;
Soit bien, soit mal, comme il me plaît est faict.
C’est moy, c’est moy que cœur mondain enflamme ;
C’est moy qui faict allumer feu et flamme,
Puis, quand je veulx, tout soudain est deffaict.

Et le bon peuple :

C’est moy qui suys povreté simple et fresle ;
C’est moy en qui famine, deuil se mesle,
Soucy, travail et désolation.
S’ébahit-on si suys deffaite et gresle :
La pluye et vent, la tempeste et la gresle
Ne sont toujours en consolation.

Ils conviennent donc de faire ensemble la lessive. L’Église propose son plan : Ambition donnera le linge, Hypocrisie versera l’eau, Avarice allumera le feu.

Noblesse veut que ce soit Richesse et Faveur qui lavent le linge, Amour le séchera, dame Justice le pliera et Rapine le serrera. Pauvreté résignée d’avance, demande quel sera son rôle. On lui répond qu’elle étendra le linge. Elle objecte vainement qu’elle ne fait que cela depuis longtemps et qu’elle en a les bras tout cassés. « Va, lui dit l’Église, tu étendras toujours, vaille que vaille.

– Hélas ! on m’a tant fait étendre que tous mes membres en sont rompus. – Étends toujours après, Force viendra pour tout serrer. – C’est cela ! répond Pauvreté. »

Long-temps y a que par Force n’ai rien ;
Force jadis m’a du tout mis à bas.

La lessive est faite ; on se partage le linge. Pauvreté s’ébahit de la quantité qu’en possède l’Église. Ce sont, répond celle-ci, des cadeaux que l’on m’a faits. Pauvreté n’a pas de linge ; elle en réclame à l’Église, qui lui demande à son tour si elle lui donnera de l’argent en échange. Alors le bonhomme Commun lâche la bride à sa langue et dit à l’Église son fait. Il lui reproche ses moines gras, frais et papelards, si divers d’habits, qui se ressemblent tous par le cœur, pour attraper soit du blanc, soit du bis :

Puis, quand ils sont venus prescher des champs,
De tout après vendent comme marchands,
Disant qu’ils ont gagné cela gratis.
Puis vont, in camerà caritatis,
Boire d’autant bon vin, bon ne leur semble
Pour assouvir leurs trop grands appétits.

L’Église rit de l’à-propos, et elle avoue qu’elle prend de toutes mains, du mort comme du vif ; qu’elle met, à sa fantaisie, ses enfants au feu et qu’elle les en retire ; qu’elle dépense les deniers des pauvres et qu’elle pille le grain quand cela lui plaît. Noblesse, qui ne veut pas être en reste, détaille ses privilèges dans quatre stances, qui se terminent par ce refrain :

Noblesse bat, et sans être battue.

« Oui, de moi, réplique Pauvreté, car je ne puis m’en venger sans qu’on me jette en prison. »

En somme, la lessive faite et le linge plié, c’est le bon peuple qui porte tout. Le pauvre crocheteur aura pour récompenser sa peine le brouet de la cuisine.

Le Jeu du Capifol est une nouvelle exhibition des mêmes reproches contre l’Église et la Noblesse. Cette fois, le pauvre Commun marche accompagné de Labeur, représentant spécialement le cultivateur des champs. Commun se compare à un essaim d’abeilles qu’on chasse d’arbre en arbre. Requis de dire tout haut ce qu’il a sur le cœur, il aime mieux se taire, de peur qu’il ne lui en cuise. Cependant, puisque voilà les trois États rassemblés, il consent à jouer au Capifol avec eux. On tire à la courte paille : c’est Commun qui doit se placer sur la sellette le premier. Il se cache les yeux, tend le dos, et, la main ouverte dessus, il prie au moins qu’on frappe doucement. On lui demande : « De qui te plains-tu ? » Et il débite alors son chapelet. Il se plaint de l’Église, qui renvoie un pauvre veuf sans enterrer sa femme en terre chrétienne s’il n’a point d’argent. Il se plaint de Noblesse, par qui il est taillé, battu, robé, mutilé, pillé, tribouillé, barbouillé, et s’il se plaint on lui dira qu’il a tort.

Quand c’est au tour de Labeur, il se plaint des faux prélats et des faux prêcheurs : « Pourquoi prêchent-ils deux sentiers, si ce n’est pour amasser des deniers ? » Il se plaint des gens d’armes que Noblesse met sur ses champs,

Qui luy font plourer chauldes larmes,
Tant leurs faictz sont ors et meschans.

Le Jeu fini, Labeur dit à son compagnon Commun :

...Prenons en Dieu confort,
Car en ceste morte saison
De nous joueront à capifol
Jusqu’à mettre la hart au col.

Ce sont les fonctionnaires du gouvernement qui sont spécialement vilipendés dans la Moralité satirique intitulée : Science et Ânerie.

Place ! gare ! que tout le monde se range ! Cette belle dame, si riche en ajustements, c’est Ânerie, Ânerie en haute faveur à la Cour, Ânerie qui distribue les grâces et les bénéfices. Elle en prend, elle en donne, elle en amasse, elle en possède une mine inépuisable. Elle va, elle vient, elle court, et baille pour rien des revenus à ses bons serviteurs. Le Badin (le comique de la Moralité) demande à être pourvu, attendu qu’il ne sait pas le latin. Dame Science présente en concurrence son clerc, qu’elle a instruit elle-même. Ânerie, comme de raison, accorde le brevet à l’ignorant.

« Faire un prêtre d’un tel sot ? – Comment ? riposte Badin, mais j’aurai cornette de velours traînant jusqu’à terre, et tous les bonnets me salueront. – C’est votre habit qu’on saluera. »

– Qui faict les bons clercs ravaler ?
– Qui faict justice mal aller ?
– Qui cause tant d’impôts nouveaux ?
– Qui faict au monde tant de maulx ?
– Qui entretient la pillerie ?
– Conclusion : c’est Anerye.

Si l’Église est vertement attaquée dans les pièces qui précèdent, elle est défendue à outrance dans la Moralité ayant pour titre : Hérésie et l’Église, à six personnages. Hérésie, Simonie, Force, Scandale et Procès s’étonnent que les portes de l’Église se soient fermées devant eux. Force entrera l’épée à la main dans le temple ; Procès, avec l’argent qu’il tient en bourse.

L’Église se présente résolument pendant qu’ils chantent en chœur : attollite portas.

 

L’ÉGLISE.

Retirez-vous tous, apostats !
Pensez-vous en l’Église saincte
Venir soubz religion feinte,
Sans y avoir aultre habitude ?
C’est cy un lieu de solitude,
Ouvert aux bons, clos aux maulvais.

PROCÈS.

Soit à Rouen ou à Beauvais,
On y entre, et fust-il mynuit.

L’ÉGLISE.

Tais-toy, ton blason trop me nuict ;
Je te cognois rn ta parole.
Vous n’êtes point dessus mon rôle,
Car vous êtes des réprouvés.

HÉRÉSIE.

Sus, sus, l’Église, ouvrés, ouvrés !

L’ÉGLISE.

Mais vous, votre honneur recouvrés !

L’Église ajoute que Dieu a emporté les clefs du temple.

Et pour plus sûre sauvegarde
Au roy les a baillées en garde.

Chacun des assaillants va chercher une clef, mais aucune ne peut ouvrir les portes. Tous reconnaissent que leurs efforts seront vains, puisque Dieu est le protecteur de l’Église.

Les plaintes du pauvre peuple ne sont nulle part consignées d’une façon plus lamentable que dans la pièce intitulée : Bergerie nouvelle, fort joyeuse et morale, de Mieux-que-Devant. Les deux interlocuteurs sont : Plat-Pays et Peuple-Pensif. Ils gémissent sur les dégâts commis par les gens d’armes dans les plaines.

– Vont-ils en guerre ?
– On le dit.
– Que vont-ils faire ?
– Leur esbattre.
– À nos dépens ?
– Sans contredit.
– Et puis quoy ?
– Le bonhomme battre.
– Et en chemin ?
– Poules abattre.
...
Emporté ont mon fléau à battre
Et le lard de ma cheminée.

Ces gens d’armes intraitables, qui sont des Français pourtant, ne laissent rien au pauvre paysan ; ils ont arraché à Plat-Pays jusqu’à ses vieux houseaux et jusqu’à son chaudron sans anse.

– T’ont-ils battu ?
– Comme beau plâtre.

Grâce à Dieu ils ont vidé la contrée, mais il en va venir d’autres. Mieux-que-Devant arrive en chantant, et leur annonce qu’il fera baisser leurs tailles et impôts.

Pour ce qui est des gens d’armes ils n’ont qu’à leur fermer les portes, et ils leur diront qu’ils ont maintenant Mieux-que-Devant. Cet encouragement à la résistance n’a pas de suite, car là prend fin la moralité.

La Farce moralisée intitulée : Les Gens nouveaulx qui mangent le monde elle logent de mal en pire, développe la même thèse sociale. Elle annonce probablement le passage de l’autorité royale des mains de Louis XII dans celles de François Ier. Elle conclut par ce distique :

Quand gens nouveaulx sont sur les rangs,
Toujours viendra pis que devant.

La Moralité de Tout le monde attaque la manie de briller, les dépenses, les toilettes, car c’était alors la mode comme aujourd’hui.

Tel a été petit porcher
Qui n’avait vaillant une pomme,
Maintenant est grand gentilhomme.

Tel n’a jamais fait la guerre qu’aux verres et aux pots, qui, avec de l’argent, achète la noblesse. Tout se vend :

Tout le monde obtient par argent
Dignités, prébendes, offices.

Le résumé de la pièce est que tout le monde est devenu fou.

Nous venons de voir critiquer le luxe ; voici maintenant la débine de ces seigneurs de rencontre qui apparaît dans la Moralité ayant nom Marchebeau.

M. de Marchebeau et M. de Galop regrettent le bon temps, celui où ils possédaient châteaux, terres et prés, où ils payaient seigneurialement les atours de leurs belles. Maintenant ils sont en pauvreté, et les marchands ne leur font plus crédit. Adieu, chaînes d’or au col, genets d’Espagne, gants musqués, beaux habits avec broderies de Milan. Ils cheminent sur le carreau par les rues. Chacun se met en quête en les apercevant.

« Quoi ! C’est là le seigneur de Marchebeau ? – Ah ! monsieur de Galop, tout beau ! »

Ils sont réduits à chercher bataille pour avoir la grâce des dames. Ainsi ils prennent leurs ébats sans bourse ouvrir. Qui n’a point d’argent doit chercher quelques moyens pour s’excuser, et payer seulement de langage. Amour vient à passer, escorté de dame Convoitise. Les seigneurs abordent les nouveaux venus, lesquels les reconnaissent pour seigneurs sans rentes.

Dame Convoitise les engage à trousser leurs quilles, car ce n’est pas céans qu’ils pourront vendra leurs coquilles.

Ils ont beau prier, supplier, la dame leur répond que, fussent-ils comtes palatins et plus beaux que Jason, ils perdront leur latin.

« Mais par grâce, noble dame, soupire Marchebeau, vous voulez donc que je trépasse ?

– Avez-vous de l’argent ?

S’aviez la force d’Herculès
La beauté d’Absalon le gent
Avec la valeur d’Achillès
Amour ne faict rien sans argent.

Et le seigneur de Marchebeau, tout déconfit, dit au seigneur de Galop :

Conclusion qui s’est soumys
En amour pauvre et indigent,
Il est renvoyé et démis :
Amour ne faict rien sans argent.

La Farce de l’Aventureux achève la caricature de ces gens d’armes au repos, qui parlent toujours de leurs beaux pourpoints qu’ils n’ont plus et des grands coups de lance qu’ils donnaient au bon temps. Quand l’Aventureux se coiffait de son heaume, il n’y avait homme au royaume de France qui osât lui dire un mot. Il défie donc en combat singulier Guillot le Maire, dont le fils est en compétition avec le sien pour obtenir une place. Guillot le Maire est aussi un ancien soudard, qui parle en vantard castillan. « Mon fils, répond-il en apprenant la provocation dont il est menacé, s’ils ne sont plus de quatre je les combattrai ; s’ils ne sont plus de trois et qu’ils en veuillent à moi, j’en veux : s’ils ne sont que deux, sang-bleu ! je ferai qu’ils se repentent ; s’il n’en est qu’un, je lui présenterai mon gage de bataille. Si je meurs, on dira : « Ci-gît le plus vaillant de France. » Guillot endosse son vieux harnois rouillé il recommande à son fils de le bien fermer par derrière. « Quoi ! mon père, songez-vous à tourner le dos ? – Non pas, mais il faut être assuré partout. »

L’Aventureux, voyant son cartel accepté, cherche un faux-fuyant. Son fils lui demande si par hasard il craint son adversaire. « Non, mon fils, à moins qu’il n’ait deux têtes. Baille-moi ma lance, que je la boute à l’arrêt. Pardieu ! j’en tuerais quatre comme Guillot. Mais s’il s’enfuit, je ne courrai pas après. »

Les deux vieux braves sont en présence. « Ne me frappe pas, dit l’Aventureux, ou gare à toi ! – Sang-bleu ! répond Guillot, ne m’approche pas, ou sinon je me défends. » Les combattants échangent des paroles d’arrangement au lieu de coups de lance, et ils finissent par jeter leurs armes et par se battre à coups de poings. Leurs fils les séparent. Les deux preux se rappellent alors le temps où ils servaient ensemble à l’armée, et où ils étaient si bons amis. Ils prirent ensemble la fuite à Guinegate, à la journée des éperons, et, quand ils furent las de fuir, ils burent ensemble dans le même casque. Peut-on se tuer l’un l’autre quand on a partagé de tels exploits ? Ils se réconcilient donc, et retournent chez eux, meilleurs amis que jamais.

La plus verte de toutes ces satires du XVIe siècle, c’est assurément la Comédie du Pape malade et tirant à sa fin, de Théodore de Bèze. Il est vrai que cette pièce n’eut jamais la prétention d’être représentée ; elle fut imprimée en 1561, sous le pseudonyme de Thrasibule Phénice, pour devenir une arme de guerre dans l’arsenal si bien fourni des pamphlets calvinistes. À cette époque, s’assemblaient les députés du Colloque de Poissy, auquel assista de Bèze. Cet énergumène, loin de pousser à la réconciliation des deux communions, jeta de l’huile sur le feu, en attaquant devant les cardinaux et les évêques avec sa violence habituelle, le dogme de la présence réelle dans l’Eucharistie. L’année suivante, la guerre civile commençait en France, et dix ans plus tard éclatait la Saint-Barthélemy. Ce Théodore de Bèze était, comme on sait, le plus intolérant des hommes, puisqu’il eut l’audace de publier un mémoire pour justifier le supplice de Michel Servet, condamné au bûcher en 1553, comme hérétique, par les magistrats calvinistes de Genève. Les bûchers de Calvin ne valent-ils pas bien les arquebusades de Catherine de Médicis ?

C’est une figure allégorique, appelée Prêtrise, qui ouvre la comédie de Théodore de Bèze ; elle dit au Pape défaillant, qu’elle conduit :

Père très saint, appuyez-vous
Sur mon épaule allez tout doux,
De peur d’émouvoir votre rhume.

Satan vient de la part de Belzébuth, son maître, présenter ses hommages et ses souhaits à son meilleur ami. Il lui baise sa pantoufle et l’engage à ne rien craindre de ces huguenots qu’on pend, qu’on brûle et qu’on pourchasse comme des bêtes sauvages :

Saint Père, je veux qu’on me tonde
Aussi ras qu’un enfant de chœur,
Si vous n’en demeurez vainqueur !

Le Pape raconte que les temps sont bien changés :

Tous m’adoraient, et n’y avait personne
Qui ne tremblât sous ma triple couronne.
Je jouissais à gré du temporel,
Et dominais sur le spirituel.
Bref, j’avais-mis par ma grande puissance
Ames et corps sous mon obéissance ;
Mais quand ce faux apostat de Luther
Contre ma loy se mit à disputer,
Dès lors mon mal à poindre commença
Et oncques plus de croître ne cessa.

Ce que regrette le plus amèrement le Saint-Père, ce n’est pas l’abandon de l’Allemagne et de l’Angleterre ; mais sa fille aînée aussi, sa France bien-aimée, fait mine de le vouloir trahir. L’émotion lui donne une crise ; il commande qu’on le mette au lit, qu’on lui introduise dans la bouche un morcelet de pain bénit et quelques gouttes d’eau bénite Satan s’écarte un peu, de peur de recevoir une éclaboussure. Mais le remède n’opère point, et le malade souffre toujours. Moinerie l’engage à se confesser : nul doute que l’appétit ne revienne

Après avoir jeté dehors
Le poison qu’il a dans le corps.

La bile tourne sur le cœur du malade, et il rend tout ce qu’il a dans l’estomac :

Ce sont fraudes, extorsions,
Erreurs, abominations,
Violences et cruautés,
Trahysons et déloyautés ;
Ce sont décrets, pardons et bulles,
Cardinaux et chapeaux et mulles,
Abbés, évêques, crosses, mitres,
Moines, nonnains, couvents, chapitres,
Citations, foudres, tempêtes,
Reliques, besaces et quêtes.

Rendez tout sans rien retenir, lui dit Prêtrise, en lui soutenant la tête. – Il ne reste qu’un seul objet qui m’étouffe, dit le malade,

Et qui me tient le cœur en serre :
C’est, je croy, la chaire Saint-Pierre,
Qui a par trop grande étendue
Pour estre ainsi du coup rendue.

Néanmoins, le moribond s’endort, et Satan profite de ce répit pour aller faire un petit tour dans le monde. La maladie du Pape inquiète Satan,

Car s’il advient qu’il soit défait,
L’Enfer perdra sa vache à lait.

Il va se mettre en quête pour recruter quelque baudet de la Sorbonne, criard, mutin, opiniâtre, qui soit capable d’émouvoir le simple et ignorant populaire, et l’exciter contre ces chiens de luthériens, lesquels veulent mettre l’Église en chemise. Satan cache ses cornes et prend un habit de cavalier. Théodore de Bèze fait comparaître ensuite un personnage qu’il appelle l’Outrecuidé, lequel est accompagné de son valet Philaute.

Philaute se plaint de mourir de faim au service de son seigneur et maître, qui n’est autre que Villegagnon, représentant de l’ordre de Malte, chaud contradicteur de Calvin. Philaute engage son maître à quitter son pauvre pays, où le pain n’est pas en usage :

Allons vers notre mère France,
Qui guérira notre souffrance ;
Car icy ne sautions plus faire
Que languir, et la mort attraire.

Villegagnon répond :

Que deviendrait mon Coligni
Si bien remparé et muni,
Ma Ville-Henri, cité tant belle,
Qui semble une Naple nouvelle ?

Philaute relève la gasconnade du neveu de Villiers de l’Île-Adam, et prétend que les fameuses murailles de ses villes crèvent de rire, qu’elles sont de boue et de crachat, pour loger un chien et un chat. Là-bas, nous serons invités à dîner chez les princes et chez les cardinaux. Oh ! comme nous travaillerons bien des mains et des dents ! Comme nous ferons la guerre à ces bons morceaux,

Dont se farcissent ces pourceaux,
Rouge vêtus, et telles bêtes
Qui ont la marque sur leurs têtes.

Confessez-moi ici, Monsieur, si vous n’êtes pas las de jeûner. L’Obstiné objecte qu’il s’est attiré la haine des catholiques, en laissant prêcher dans ses domaines le saint Évangile, et qu’on pourrait bien lui faire à la cour un mauvais parti. Philaute lui conseille de feindre une brouille avec les huguenots.

Après Villegagnon, Théodore de Bèze nous fait voir un seigneur qu’il appelle l’Ambitieux, ou le seigneur de Parvo-Castello. C’est un portrait, sans doute, mais je ne sais qui il a voulu désigner ; dans tous les cas, c’est un hobereau ruiné. Satan vient lui proposer, de la part du Pape, force écus, s’il veut plaider sa cause. Il déclare qu’il est prêt à soutenir chacun pour de l’argent, en prose ou en vers, quoiqu’à vrai dire il ne soit pas papiste. Mais le véritable écrivain ne recule devant aucune difficulté. Après l’avoir enrégimenté, Satan recrute un affamé. L’affamé est Artus Désiré, le poète. Le diable lui saute au cou :

Ô mon ami, que je t’embrasse !...
Fais bien ton devoir de mentir,
Et je t’en ferai garantir
Et donner pour ton bon service
Quelque gros et gras bénéfice.

Désiré propose l’appui du docteur en Sorbonne Maillard. Satan refuse d’accepter :

Un chien qui jappe et ne peut mordre,
Qui sçait fort bien la gueule tordre,
Hennir, cracher, moucher, tousser,
Et qui s’estime être le veau
De la Sorbonne le plus beau,
Tellement qu’il s’attife et farde
Ne plus ne moins qu’une paillarde...
Mais au reste il n’a que la jappe.
Qu’est ce donc qu’en ferait le Pape ?

Il fallait une pareille époque pour diffamer ainsi des personnages vivants. Le doyen de Sorbonne, que de Bèze désigne sous la qualification de zélateur, vient aussi conclure son marché :

...On me nomme Democharès,
Celuy qui dicte les arrêts
Des huguenots qu’on met au feu.

L’Outrecuidé reparaît en scène. Il a profité du conseil de Philaute, et il déclame du latin : Cedant arma togœ, concedat laurea linguœ. Villegagnon, à sa qualité de vice-amiral de Bretagne, joignait celle d’écrivain, comme on sait. Ce défenseur de Tripoli contre les Turcs, ce fondateur de colonies en Amérique, publia des dissertations latines sur les affaires d’Alger et de Malte, et des pamphlets contre les luthériens et les calvinistes. Il s’exprime ainsi :

Je suis advocat, orateur,
Courtisan et grand affronteur,
Chevalier, gendarme, pirate,
Qui moyennant une frégate
Escumerey toute une rive,
Voire aussi bien qu’homme qui vive.
Eh quoy ! ne sçais-tu pas mon nom ?
On m’appelle Villegagnon
Vray est qu’on me nomme au village
Colas Durand, Colas peu sage ;
Mais par mes actes de prouesse
J’ai acquis titres de noblesse.
Ô Roi François, tu m’anoblis,
Témoin la rouge fleur de lys
Que j’ai encore sur l’épaule.

Le Diable, pour prix de ses services, propose à l’amiral le chapeau, la grande monnaie courante. Mais Villegagnon ne le veut pas nu, s’entend avec le revenu. Le traité est signé. Satan va rendre compte au Pape du succès de ses enrôlements, et la Vérité, comme conclusion, vient faire une harangue pour encourager les huguenots dans leur résistance. L’Église réformée joint son prêche à celui de la Vérité ! Elle rappelle ses souffrances, les persécutions dont son petit troupeau fut victime de la part de cette maudite race, qui lui ravit laine et peau. Mais la chance a tourné, et l’avenir se montre clair et souriant.

Telle est cette fameuse comédie du Pape malade, dont tout le monde connaît le titre, mais que peu de personnes ont lue, car le livre était introuvable avant la réimpression à petit nombre qui en fut faite à Genève, en 1859, par l’éditeur Fick, sous la surveillance éclairée de M. Gustave Révilliod.

Cette violence de langage, qui n’excite aujourd’hui que le sourire, était montée au ton des idées de l’époque. Le lecteur, luthérien ou calviniste, croyait réellement que le Pape était de toute nécessité, parce qu’il était Pape, un Bélial, un Anté-Christ, le suppôt du Diable, coupable de tous les malheurs et de tous les crimes qui désolaient le monde. Théodore de Bèze, l’ami de Calvin, l’approbateur du meurtre de Michel Servet, le prédicateur de la guerre civile, fit plus de mal par ses paroles et par ses écrits que d’autres par leurs actes. En 1570, il revint de Genève présider à la Rochelle l’assemblée générale des Églises réformées de France, et à soixante et dix ans le paillard moraliste se remariait avec une jeune fille qu’il appelait sa Sunamite. Du reste, il attaqua Luther aussi bien que le Pape, aussi bien que Servet.

Théodore de Bèze composa aussi une tragédie en quatre actes, sur le sujet biblique du sacrifice d’Abraham. Cette fois, il se montra aussi orthodoxe qu’ennuyeux, car il allongea inutilement le fait traditionnel de la Genèse, si simple et si touchant. Il ajouta seulement au sujet le rôle du Diable, car ces réformateurs voyaient le Diable partout. Mais ce n’est plus le Satan du Pape malade, qui, du moins, a le petit mot pour rire. Celui de l’Abraham ne procède que par tirades de cent à cent cinquante vers. Il n’a aucun rôle dans l’action, sur laquelle il n’influe en rien ; mais il s’en dédommage en débitant des sentences rhétoriciennes, qui ne sont pas toujours dans les idées du personnage qu’il représente. Il se croit obligé, par exemple, de verser une larme sur le péril où se trouve le jeune Isaac, avant que l’ange vienne arrêter le couteau paternel.

Cet examen de la comédie du Pape malade empiète, par exception, sur la seconde période du XVIe siècle mais, pour la forme et pour le fond, elle appartient bien à la première ; c’est pourquoi je ne l’en ai pas séparée.

Nous allons parcourir maintenant la série des Satires de mœurs, groupées sous le nom générique de Farces, dans cette même première période.

 

 

CHAPITRE XV : XVIe SIÈCLE - THÉÂTRE FRANÇAIS

 

Suite de la première période. – Les Farces. – Les Monologues. – Les Sermons joyeux.

 

Les Farces sont toujours d’une très courte dimension. Elles se jouaient pour finir le spectacle après la Moralité ou le Mystère, de façon à ce que le public se retirât en pleine joyeuseté. Les saynètes espagnols ont conservé cette forme et cette allure, qui ont bien leurs avantages car tel sujet qui ne comporte que deux ou trois scènes serait, de notre temps développé outre mesure et surchargé de détails inutiles. Nos chansonnettes entremêlées de prose rappellent un peu certains morceaux de ce répertoire ancien des monologues récréatifs et des sermons joyeux. C’était à vrai dire des intermèdes, comme, par exemple, le monologue de la Batelière, le monologue de Mémoire, le sermon des Quatre Vents, le sermon du Quartier de Mouton. Le monologue était une bouffonnerie quelconque, le sermon joyeux affectait les formes religieuses ; on l’entremêlait de textes saints parodiés. C’était la charge d’un sermon véritable en deux ou trois parties. L’acteur singeait sans doute le prédicateur à la mode, et il attaquait comme lui les ridicules, les vices et les abus du jour, mais sous une forme comique. Ainsi, dans le sermon du Quartier de Mouton, le Frère prêcheur dit :

Prions pour ces loyaux meuniers
Que tous chacuns disent larrons,
Qui puissent aller tous mitrés
En paradis à reculons ;
Prions Dieu pour ces boulangers
Qui font souvent le petit pain,
Qui puissent tous être noyés
En l’eau où trempe leur levain.
Nous prirons si le cuir est cher,
Et qu’il ne tienne qu’aux tanneurs
Qu’on les puisse tous escorcher
Pour vestir les Frères mineurs ;
Nos prirons pour ces bons sergents
Qui sont aussi doux qu’éléphants,
Que Dieu les loge en un cabas,
En un grenier avec les rats.

Pour garder quelque ordre dans la matière que nous allons traiter, nous diviserons cette série des pièces comiques de la première moitié du XVIe siècle en trois catégories :

1° Celles qui prennent pour but de leurs satires les maris et les femmes ;

2° La revanche des vilains contre les gentilshommes ;

3° Enfin, les scènes facétieuses de la vie bourgeoise et populaire qui ne se rattachent pas absolument aux classifications précitées.

 

 

I

 

Les aventures de ménages, et spécialement les tromperies mutuelles des maris et des femmes, ont toujours constitué le fond principal de toute comédie chez les modernes comme chez les anciens, au sud comme au nord. C’était le sujet qui réjouissait le plus nos pères ; on le leur développait en fabliaux en contes, en moralités, en farces, en sermons joyeux, et parmi les auteurs c’était à qui donnerait à ces peintures intimes les couleurs les plus crues et les plus vraies. Nous trouvons aujourd’hui Molière trop libre dans ses expressions, qui pourtant n’offensaient pas la cour polie de Louis XIV ; Molière est un bénédictin auprès de Rabelais, et nos auteurs comiques du XVIe siècle ne sont pas moins francs du collier que leur contemporain le curé de Meudon, d’exhilarante mémoire. Il s’agit de les faire connaître en transposant de plusieurs tons les mélodies de leur verve dramatique. Puisqu’il n’est plus permis d’appeler un chat un chat, comme ils le faisaient, nous rappellerons raton ou raminagrobis. Un écrivain serait mal venu de notre temps à dire comme La Fontaine dans la préface de ses contes : « On ne saurait me condamner que l’on ne condamne aussi l’Arioste devant moi et les anciens devant l’Arioste ; » et plus loin : « Qui voudrait réduire Boccace à la même pudeur que Virgile ne ferait assurément rien qui vaille et pécherait contre les lois de la bienséance en prenant à tâche de les observer. »

 

 

II - Les maris et les femmes 

 

LA RÉSURRECTION DE JENIN LANDORE

 

« Hélas ! s’écrie la femme de Jenin Landore, assise auprès du lit où son mari vient de trépasser, mon pauvre mari est donc mort ?

– Quand on allait l’ensevelir, répond le curé, il demandait encore au clerc à boire. C’était un bon biberon de son vivant.

– Hélas ! reprend la veuve désolée, puisque je l’aimais tant, fallait-il que la mort vînt me l’enlever ainsi ?

Bona dies ! c’est-à-dire Dieu vous garde ! murmure tout à coup une voix dans le linceul.

– Qu’est ceci ? balbutie la veuve, Benedicite ! Par Notre-Dame de Réconfort

– C’est votre mari, réplique le curé en se signant.

– Mais puisqu’il est mort ?

– Je suis mort et je suis en vie, s’exclame Jenin en se levant sur son séant.

– D’où venez-vous ? Que venez-vous faire ici ?

– Je viens du Paradis après avoir passé par le Purgatoire.

– Mon Dieu, s’écrie la femme en s’éloignant, je ne veux pas qu’il me touche.

– Si je voulais parler, dit Jenin, je vous apprendrais bien des nouvelles. »

Sa femme, le clerc, le curé, tout ébahis, se rapprochent et le pressent de s’expliquer. Il prend un air doctoral et s’exprime ainsi :

J’ai veu saint Pierre avec sa clef
Et saint Paul avec son espée,
Qui avait la teste coupée
À saint Denys, ce lui semblait,
Et saint François les combattait
Frappant sur eux : Patic, patac ;
Alors y arriva saint Marc,
Qui très bien secoua leur plisse.
Puis vint saint Jacquets de Galice
Avec sa cape bien doublée.
Quand Dieu vit toute l’assemblée
Ainsi frapper, il est notoire
Qu’à saint François donna victoire ;
Mais je m’en vins de peur des coups.

Le curé et le clerc s’étonnent de ce chamaillis entre les saints, disant que Dieu aura certainement construit un nouveau paradis. « Non, répond Landore, il n’y a rien de changé, si ce n’est que sous les pieds de l’archange Michel on voit une femme au lieu d’un diable. » Le curé trouve que cela n’est pas bien convenable. « Là-bas, raconte Jenin Landore, ils n’ont ni procès ni guerre ; cela se trouve bien, car il n’y est entré qu’un seul avocat. – Combien de procureurs ? – Pas un. Toutefois il en vint un l’autre jour jusqu’à la porte, mais il rompit tant la tête à Dieu qu’on le chassa. » Jenin a appris une science en paradis. « Laquelle ? – Empêcheur les femmes de parler. – Et comment ? – Baillez-leur à boire. Tant qu’elles boiront, elles ne parleront pas. – N’avez-vous pas appris autre chose ? – Oui, à dire la bonne aventure en voyant la main. » Le curé tend sa main. « Vous êtes un ivrogne et un gourmand, lui dit le ressuscité, c’est pourquoi vous vivrez longuement. – Quel propos direz-vous de moi ? demande la femme. – Par ma foi, répond Jenin, je ne veux rien savoir, car je trouverais peut-être quelque cas qui me déplairait. Et puis... – Et puis quoi ? – Je me tairai. – En auriez-vous bien le courage ? – Ma foi, un homme de bon sens ne s’enquiert jamais de sa femme. J’ai encore appris autre chose : c’est de me rendre invisible quand je veux. »

En disant ces mots, il se cache pour dormir sous ses couvertures. Sa femme lui demande combien de temps il restera ainsi. « Bonjour, bonsoir, répond-il laissez-moi un peu reposer, ma femme. Je ferai des choses terribles en me réveillant. Adieu vous dis, je prends congé. »

 

LE PONT-AUX-ÂNES

 

Dame Niche est plus revêche que la femme de Landore. Si son mari a faim, elle l’envoie à la cuisine faire bouillir le pot. Elle ne veut ni dresser la table ni mettre la nappe ; son mari doit la servir comme le valet de la maison. L’époux, impatienté de son esclavage, prétend se faire obéir. « Je t’obéirai, répond la femme, oui, quand je serai morte. – Çà les fèves ! – Elles sont mangées. – Çà les pois ! – Ils sont en cosse. – Je te corrigerai. – Je ne te crains pas. »

Le pauvre mari va prendre l’air hors de son logis. Il rencontre un moine à qui il demande conseil. « Que faut-il pour amender la femme qui a juré le Diable, le Pape et le Roi qu’elle ne ferait jamais un pas pour le service de son époux ? – Compère, répond le moine, allez au Pont-aux-Ânes. – Enfin, Messire, poursuit le mari, elle me fait tirer de l’eau du puits et mettre le pot au feu. – Compère, allez au Pont aux Ânes.

– Eh bien répond le mari, puisque ce sont là sans doute des paroles cabalistiques,

Je iray voir ce que les ânes font
Et qu’on leur fait dessus ce pont. »

Il s’embusque et voit arriver un bûcheron au bout du pont désigné.

Sus, Nolly, tire avant, tire

crie le bûcheron en s’adressant à sa bête. Mais Nolly ne bouge pas.

« Que la clavelée, s’écrie le bûcheron en colère, te puisse serrer le museau ! »

« Le bon vieil âne, dit le mari, craint le bât tout aussi bien que ma femme. Il ne fait pas plus pour son maître que ma femme ne fait pour moi. »

Impatienté de la résistance de son âne, le bûcheron prend un bâton de houx et, frottant les côtes de sa monture.

« Trottez, Nolly, lui crie-t-il, trottez, trottez, vous avez trouvé votre maître. »

La bourrique prend le galop et le Pont-aux-Ânes est bientôt franchi.

« Ne faut-il donc que bois de hêtre pour assouplir le caractère de ma femme ? se demande le mari. Oh ! ma femme ! ma femme ! vous vous sentirez de la fête. Je suis bien sot, voilà l’enseignement que je cherchais. »

Il rentre chez lui et parle en maître. À l’étonnement de sa ménagère, il répond : « J’ai été au Pont-aux-Ânes où j’ai appris un tour merveilleux. Allons, allons, que je sois servi au doigt et à l’œil ! » Dame Niche veut se révolter ; son mari met alors en pratique la leçon qu’il vient de prendre.

« Hélas ! s’écrie la femme, les reins, le dos ! Au meurtre ! Je suis morte ! Laissez-moi : je vais allumer le feu, et désormais je ferai vos volonté. »

 

LA FARCE DE CALBAIN

 

Calbain, le savetier, est un mari d’une autre espèce, un diplomate en échoppe. Il chante toujours. Quand sa femme lui demande une robe neuve, il chante ; quand elle veut solder quelque note de ménage, il chante encore c’est sa manière de répondre à toute demande d’argent. La pauvre Colette est pourtant bien mal nippée.

Je n’ay pas un pauvre corset,
Nul ne cognoist quel discord c’est.

« Hau ! Calbain, » lui crie-t-elle.

Et lui de chanter :

Adieu vous dis les bourgeoises de Nantes.

« Hau ? Calbain » parleras-tu ?

Et Calbain chante : Joli mois de may, quand reviendras-tu ? Colette poursuit : « Je viens de voir ma commère Jacquette qui a la robe la mieux faite du monde et qui la porte tous les jours. Elle a des poignets de velours et le bas de sa jupe est garni de fourrures. »

Calbain dit à sa femme de bouter la nappe, car il se meurt de faim. « Aurai-je demain une robe à la mode ? » demande Colette. Et le savetier de chanter :

Ils sont à Saint-Jean des Choulx,
Les gens, gens, les gendarmes ;
Ils sont à Saint-Jean des Choulx,
Les gendarmes de Poitou.

Elle a beau faire et dire, impossible d’obtenir un sou. Calbain passe en revue tous les refrains du jour. Survient un galant que Colette a toujours repoussé, Thomelin, qui donne un bon conseil à la savetière. Elle suit la leçon de point en point. Elle sert à souper à son mari et l’enivre. Quand il ronfle, les deux coudes sur la table, elle lui soutire sa bourse et court acheter les atours qu’elle lui demandait en vain. Calbain se réveille et s’aperçoit que sa femme l’a dépouillé. « Par grâce, lui dit-il, rends-moi ma bourse, et je te donnerai une robe de drap et une cotte. » Alors, c’est à Colette de chanter au lieu de répondre, et elle chante :

Ung ruban vert, tout vert, tout vert,
Ung ruban vert qu’il me donna.

« Laissez là votre chanterie, dit le savetier tout courroucé, ou, par Dieu ! il y aura noise. » Colette nie effrontément qu’elle ait pris la bourse. Calbain la menace de la battre.

Elle lui chante :

Si m’y touchez, vous feray mettre
À la prison du château, nique noque,
À la prison du château, nique noqueau.

Calbain lui donne un soufflet. Alors grande fâcherie. Colette lui jure que de sa vie il ne l’approchera. Cette menace produit son effet. Calbain demande pardon à genoux, et il n’est plus question de la bourse.

C’est une farce très plaisante que la Farce intitulée : Colin qui lotie et dépite Dieu en ung moment à cause de sa femme.

Colin est un époux plus philosophe que le savetier Calbain. Il est laboureur et il s’ennuie de tant aiguillonner ses bœufs. Il aimerait mieux ne rien faire, être bien vêtu à la mode du temps présent, et voir dans son coffre pièces d’or et d’argent à foison. Sa femme a beau lui demander de quoi payer la dépense, il ne possède rien.

Colin se décide à laisser là sa femme pour un temps, et il va chercher fortune dehors. Il court longtemps, mais le métier ne va pas, le travail est mal payé. Il se décide à revenir au pays, aussi pauvre que lorsqu’il l’a quitté. Il embrasse tendrement Catin, sa chère moitié, et lui avoue qu’il a l’estomac creux comme une lanterne et qu’il voudrait bien souper. Catin lui donne un pot d’eau claire et du pain bis. Il rit beaucoup et demande un jambon et de bon vin. «Ah ! fin apôtre, lui répond la femme, je vois bien que vous êtes au courant de tout. » Elle lui sert alors viandes, fruits et vieilles bouteilles. « Louée soyez-vous, ma sucrée ! » dit Colin en la remerciant. Puis, jetant les yeux autour de lui, il s’ébahit de voir le ménage tout flambant neuf. « Et d’où vous vient tout cela, ma femme ? – Mon ami, de la grâce de Dieu. – Et ce beau lit et ces courtines, ces pots, ces bassines ? – De la grâce de Dieu. – Quoi ! des tables, des escabeaux, tant de jolis ustensiles. À quel jeu les avez-vous gagnés ? – C’est la grâce de Dieu. »

Colin, alors, s’agenouille et remercie le bon Jésus qui le comble de ses trésors. Il l’avait cependant bien prié quand il était dans la misère, et il n’avait pu obtenir de réponse. Il reconnaît que sa femme sait mieux prier que lui. Quoi qu’il en soit, il est fort content de Notre Seigneur Jésus qui améliore ainsi sa position ; ce qu’il possède lui suffit four le moment. Puis, comme il regarde dans tous les coins, il aperçoit un petit enfant dans un berceau. «À qui donc, demande-t-il, est cet enfant ? – À moi, répond la femme. – Comment se peut-il faire ? – Colin, c’est la grâce de Dieu. »

Colin trouve alors que Dieu s’est trop mêlé de ses affaires. En ce qui le concerne, il n’avait pas tant pensé à Dieu. Catin lui reproche son ingratitude envers la Providence qui l’a tiré de tant de misère, et elle l’engage à vivre heureux et à prendre son parti des biens qui lui sont tombés du ciel.

 

 

III - La revanche des Vilains

 

Deux exemples seulement de ce genre de Farces, où, en dépit de l’inégalité des conditions, le gentilhomme qui seul a droit de porter épée, lance et cuirasse, porte, ainsi que le vilain, et quelquefois par lui, les mauvaises chances du mariage.

 

LA FARCE DU GENTILHOMME

 

Naudet est un jeune paysan bien frais et bien bâti. Il a pour femme Lison, qui ne pense qu’à deux choses, se parer de belles robes et amasser de l’argent. Elle a si habilement joué son jeu avec le Seigneur de la terre qu’elle habite, qu’il s’est enflammé d’amour pour elle, sans se soucier de ce que pourra dire sa femme, qu’il laisse se morfondre dans un vieux château à tourelles. Quand le gentilhomme vient à la ferme, il envoie Naudet à l’abreuvoir du village pour y baigner son cheval, et le promener ensuite, afin de le tenir en haleine. Pendant ce temps Monseigneur prend ses ébats avec Lison. Naudet n’est pas aussi aveugle qu’il en a l’air. « Qu’il est fin ! dit-il,

Toujours il me trompe, en effet,
Au fort, fasché je suis du faict ;
Mais si je puis, je lui rendrai. »

Quand Naudet est revenu de l’abreuvoir le gentilhomme, qui veut prolonger son séjour, l’envoie au manoir porter une lettre à la châtelaine. Mais Naudet doit bien se garder de dire que Monseigneur est céans. Il inventera que le maître est à la chasse ou à l’église, et en attendant une réponse il se fera servir un bon déjeuner. Naudet part, mais il revient bientôt regarder à travers le trou de la serrure ce qui se passe à son logis. Quand il s’en est bien assuré, il endosse par dessus son habit la belle robe que Monseigneur a laissée sur un escabeau, sans doute par mégarde, et il s’achemine bravement vers le manoir seigneurial. La damoiselle, qui s’ennuie à périr, veut assister au déjeuner de Naudet pour qu’il la réjouisse par de plaisantes histoires. Ce qui l’étonne, c’est que monsieur ait fait vêtir sa robe au paysan. « Je l’ai trouvée, répond celui-ci, sur un de nos escabeaux ; monsieur s’était enfermé dans notre chambre pour causer avec Lison. – Et que faisaient-ils là, Naudet ? – Dame, je n’ai garde de vous le dire car monsieur me gronderait bien. – Dis-le-moi, je garderai le secret. – Je suis trop fin pour parler. – Tiens, bois de ce bon vin et conte-moi tout. »

Naudet raconte alors comment monsieur courtise Lison : il lui prend la main, il lui donne des baisers, il lutte avec elle et il est toujours le plus fort, car il la jette à terre. Puis, joignant la pantomime au récit, Naudet poursuit la damoiselle, qui se défend en riant.

Quand Naudet a fini son déjeuner : « Surtout, lui dit la châtelaine, ne rapporte rien de notre conversation à personne. Je te ferai accoutrer à neuf, et, quand tu verras une autre fois monsieur entrer dans ta maison, viens ici bien vite me dire tout ce qu’il aura fait à Lison. »

Monsieur ne tarde pas à rentrer au château. Sa femme lui rit au nez en le voyant revenir sans sa robe et en simple pourpoint.

« Je l’ai laissée, ma mie, répond le gentilhomme, afin d’accourir plus vite auprès de vous.

– Ma damoiselle, il ment, il ment ! s’écrie Naudet. La voici sur mon dos je l’ai apportée de chez nous, afin qu’on ne la, vînt pas dérober. » Le seigneur veut battre le vilain, qui lui reproche alors sa conduite avec Lison. « N’avez-vous pas honte, Jésus ! s’écrie la châtelaine en s’adressant à son mari ? Méchant ! suis-je point assez belle pour vous ? – Oui, ma damoiselle, oui, répète Naudet, vous êtes belle de tout point, aussi belle et même plus belle que Lison. » Naudet se retire et rentre tout joyeux à sa ferme, non sans avoir fait au gentilhomme sa leçon en ces termes :

Gardez donc votre seigneurie
Et Naudet sa naudeterie.
Ne venez plus Naudetiser,
Je n’irai plus Seigneuriser.

C’est bien autre chose encore dans la Farce du Meunier, de la Meunière et des deux Gentilshommes. Ils sont deux cette fois pour courtiser la vilaine, deux cousins, deux caricatures ; l’un a nom M. de la Hannetonnière, l’autre M. de la Papillonnière. Le meunier Lucas a remarqué leurs assiduités auprès de sa femme. Il s’en plaint à elle. « Laissez-moi faire, lui répond la meunière. Il vous faut de l’argent pour soutenir le maudit procès que vous avez à la ville : avant ce soir je vous en aurai trouvé. – Il me faudrait trente écus. – Vous en aurez plus de cinquante aussi rouges que Séraphins. Absentez-vous pour quelques jours et me laissez faire. »

La meunière donne rendez-vous pour le soir, et séparément, aux deux cousins ; mais ils doivent d’abord prêter à Lucas, pour le faire partir, cent écus d’or qui lui sont nécessaires dans son procès. Le soir venu, le mari parti les deux gentilshommes envoient, chacun de son côté, un souper fin dont ils viendront prendre leur part avec la meunière. À peine le premier seigneur s’est-il assis, que le second frappe à la porte ; la belle enferme le premier dans le poulailler. Mais le second n’a pas eu le temps d’emplir son verre que l’on frappe de nouveau, et cette fois l’on frappe en maître. C’est le meunier Lucas qui revient au logis. M. de la Hannetonnière va rejoindre son cousin dans le gîte aux volailles où il s’étonne de le rencontrer, et le meunier s’attable et mange leur double souper. En buvant, il pousse au manant l’idée d’envoyer sa femme chez mesdames de la Hannetonnière et de la Papillonnière pour les prier de venir leur tenir compagnie, puisqu’elles sont seules à s’ennuyer dans leurs castels. La meunière leur promet force jolies histoires que son mari rapporte de la ville, et qui les égayeront. Elles acceptent.

La meunière sort sous un prétexte quand la première des damoiselles est entrée. Elle la reconduit chez elle, lorsque arrive la seconde. Le meunier trinque tour à tour avec ses deux belles convives, pendant que les deux maris se désespèrent dans le poulailler. Le manant, voyant le jeu fini, les deux damoiselles parties et sa ménagère de retour, feint de s’apercevoir pour la première fois qu’il y a des étrangers chez lui, et il court ouvrir la porte du poulailler. Les deux cousins en sortent tout emplumés pâles et défaits. « Monsieur le meunier, ayez pitié de nos personnes ! – Vertu saint Georges ! s’écrie le meunier saisissant un couteau, il faut que je les égorge ! Arrêtez, s’écrie M. de la Hannetonnière,

Vous avez cent et un écus
De moy, vrayment je vous les donne.
– Et moy mes six vingt Plilippus.

– Me les donnez-vous en pur don ? » demande le meunier qui entend bien les affaires. Et, sur l’affirmation que la créance ne sera jamais réclamée, il rengaine sa colère et consent à ne pas divulguer l’aventure.

Cette dernière histoire est un peu forcée ; mais, alors comme aujourd’hui, il faut faire la part de l’exagération et de la charge.

 

 

IV - Facéties diverses

 

On trouve dans ce répertoire nombre de facéties brodées sur des idées très sérieuses. La Farce des Bâtards de Caux, par exemple, attaque en plein XVIe siècle l’immoralité des successions par droit d’aînesse. Le mari est mort, la veuve réunit ses enfants autour d’elle et leur déclare que, selon la coutume, c’est Henri, leur aîné, qui devient leur père. Henri a charge de pourvoir ses trois frères. « Sommes-nous donc plus bâtards que lui ? dit Colin : de ce bien jamais il n’en gagna un denier. – Mes enfants, répond la mère, il y a trois cents ans qu’il en est ainsi. – Il avait donc le diable au corps, riposte la fille, celui qui institua cette loi ? – C’est donc le plus fou de son lignage, ajoute l’un des frères, qui héritera pour tous ? »

Henri est bon prince ; il établira Colin faiseur d’allumettes ; il lui fournira le soufre et le bois. À sa sœur, pour la marier, il donnera trois cents de noix, et demi-boisseau de ses pois, une vache, un mortier, un pilon, une ceinture et deux couteaux. « Et moi, qu’aurai-je ? dit un autre : des pois verts ou du muguet à la saison ? » L’écolier veut se faire prêtre il demande au moins un habit. Henri le lui donnera quand ses brebis à naître auront fourni la laine qui doit servir à fabriquer le drap de cet habit. En somme, voilà la zizanie dans la famille. La fille plaidera et les cadets battront leur frère quand ils le rencontreront seul au coin d’un bois. Correctif de la, loi du droit d’aînesse et moralité de la pièce : Si vous voulez mettre d’accord vos enfants,

Faictes leur part en vos vivants,
Pour éviter entre eux la guerre.

Dans la Farce de Maître Mimin, l’auteur dessine la caricature de l’éducation du temps. L’étudiant Mimin a si bien étudié le latin qu’il ne sait plus le français, et, quand Raulet son père et Lubine sa mère viennent le voir chez son magister, conduisant avec eux la fiancée qu’on lui destine, il leur parle un latin de cuisine incompréhensible. Le magister est radieux de la science de son élève. La famille, pour guérir l’écolier trop savant et lui apprendre un autre langage, décide de le mettre dans une cage comme un oiseau, et il répétera ce qu’il entendra dire. La fiancée, qui est une charmante fille, se fait bientôt comprendre de Mimin, et celui-ci s’écrie : « Hou, hou, hou, écoutez, je chante maintenant comme un pinson ardennois, et je parle aussi ; ouvrez, ouvrez, et mariez-nous. »

Autre satire de l’éducation sous le titre des Enfants de Maintenant. Dame Mignotte et Maintenant son mari conduisent leurs enfants chez un maître qu’ils trouvent lisant dans un gros livre. « Nous vous payerons bien, lui disent-ils montrez votre grimoire à nos enfants. Apprenez-leur tout ce que contient le livre que vous portez là.

– Ce livre, répond le professeur, n’entrerait dans la tête de personne, car il contient tout. Je leur apprendrai, si vous le voulez, l’ABC. ou le Psautier, ou le Donnet, ou les enseignements de Cathonnet, logique, poésie ou bien un métier mécanique. Quel métier voulez-vous ?

– S’ils pouvaient vivre sans rien faire, ce serait le meilleur métier. Cela ne se peut, la Genèse dit : Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front.

– Eh bien ! alors, réplique dame Mignotte, apprenez-leur bien à lire et à parler grec et latin, et cela d’ici à lundi prochain. »

Le Fils de Thévot-le-Maire appartient à cette classe de mauvais garnements qui, faute de savoir quoi faire, s’enrôlaient dans les bandes françaises pendant les guerres d’Italie. Le Maire a ne grande idée de son fils, qui est parti depuis six mois pour combattre les Turcs ; c’est un lion pour le courage. Jamais on ne vit un tel champion. Une femme vient demander justice contre un soudard qui lui a volé ses poules et fait de grands outrages. Pendant que le Maire écoute la, plainte, Colin se précipite dans ses bras, Colin son fils, son trésor, son Dieu. La plaignante le reconnaît pour son délinquant. Elle l’interpelle, et lui, sans l’écouter, conte à son père ses grandes batailles. Il est vrai qu’il y a perdu son cheval, la dague de son père et le beau jaques qu’il lui avait donné pour mettre par-dessus son pourpoint. C’est pour mieux fuir qu’il l’a jeté, car il avait hâte de revoir sa patrie. D’ailleurs il ramène pour preuve de ses exploits un Turc prisonnier. « Un Turc ? – Oui, je crois que c’est un Sarrasin, car il parle un grand baragouin. – Çà, Colin, où l’as-tu pris ? – Près de Naples, mon père, au pied d’une croix. – Bien besogné, mon fils amène ce Turc. – Venez le chercher avec moi, répond Colin, car il porte un grand bâton ferré, et, par Notre-Dame ! je le crains. – Où l’as-tu bouté en prison ? – Là, derrière cette porte. Tenez le voici. Il n’a garde de s’échapper. Je l’ai pris pendant qu’il dormait. »

Le Maire Thévot interroge alors le Turc et lui demande qu’elle rançon il veut payer. Ils ne peuvent se comprendre ; mais le Turc présente enfin un papier écrit en latin, une espèce de passeport qui annonce qu’il est Provençal et qu’il arrive de terre sainte comme pèlerin. La voisine réclame toujours son dû pour la maraude, pour sa poule et son coq, volés par le preneur de Turcs. Le Maire, alors, se sacrifie : il donne au pèlerin sa liberté, il paye à la voisine les dégâts réclamés et il garde son fils, qui jure de ne plus retourner à la guerre.

Je voudrais pouvoir analyser la Confession de Margot, ce serait un charmant conte de La Fontaine ; mais elle est par trop verte, non-seulement dans la forme, mais dans le fond lui-même. Comme tous les péchés dont elle s’accuse, elle les a commis sans sortir du territoire de l’église, le curé l’absout. «Vous irez pour pénitence, lui dit-il, visiter les lieux où sont les frères de notre ordre, Prêcheurs, Carmes ou Jacobins, tous les matins ou tous les soirs, tant que vous serez en jeunesse. » Il lui recommande en outre toute charité envers les pèlerins et les ermites. Terminons ce chapitre en racontant la Farce du Couturier, car s’il fallait parler de toutes les drôleries qui forment à cette époque le répertoire des Farces, nous ne finirions pas.

Le couturier commence :

Esopet ! que je ne m’oublie,
Boute moy sur mon establie
Mes ciseaulx, mon fil et mon dé.

Esopet sert son patron et lui affirme qu’il n’est pas au monde un couturier pour tailler comme lui un habit honnête, une jaquette et des robes à pompettes, ce qui n’empêche pas le patron de lui reprocher de n’être bon qu’à garder la boutique. Lui qui a tant besoin de gagner, il se fatigue de nourrir si bien un garçon si gros, qui mange plus qu’un Allemand. « C’est donc de jeûner que j’engraisse ? » murmure Esopet entre ses dents.

Une pratique entre dans la boutique du couturier. C’est la chambrière d’un gentilhomme des environs, lequel a fait à la belle un présent de drap et de fourrures pour une robe destinée à attirer sur elle l’attention des épouseurs. Afin d’exciter le zèle du couturier, la chambrière lui apporte, dans un panier, une perdrix et une aile de chapon ; elle désire seulement que le patron garde un petit morceau de la repue pour son garçon Esopet., « Par monseigneur Saint-Marceau ! dit le couturier quand la chambrière est partie, Esopet ne mangera pas de ce bon dîner. » En rentrant chez son maître, la chambrière prévient Esopet de la recommandation qui le concerne mais, quand il est retourné à la boutique, l’apprenti ne trouve du festin que les os. Il jure alors de se venger de son maître, et voici le moyen qu’il emploie. Il va trouver la jeune fille, qu’il rencontre en tête-à-tête avec le gentilhomme qui a donné le drap pour confectionner l’habit. « Ton maître, lui dit le gentilhomme, est, à ce qu’il paraît, un bon ouvrier ? – Le meilleur de France, répond l’apprenti. Quel dommage qu’il soit sujet à une aussi terrible maladie ! – Quelle maladie ? demande le gentilhomme. – J’en suis souvent en grand danger. Quand son mal lui prend, il se jette sur le premier venu pour le dévorer. Alors, il faut le lier et battre comme plâtre. Cela guérit aussitôt l’accès, et il ne se souvient plus de rien. »

Le gentilhomme va trouver le couturier et amène sa protégée, pour qu’on lui prenne mesure de la robe. Esopet est présent, et, pendant que son maître tourne la tête çà et là, cherchant sa craie et ses ciseaux, l’apprenti fait signe au gentilhomme, qui se précipite sur le tailleur et le renverse celui-ci crie au meurtre, et tous se mettent à le battre à qui mieux mieux. On s’explique enfin. Esopet s’excuse en disant qu’il a voulu prendre sa revanche du chapon et de la perdrix.

 

 

Telle fut la première période du théâtre français au XVIe siècle. On y voit une création toute populaire, que les théories d’art ne préoccupent nullement. La foi n’est plus, comme au temps passé, le mobile inspirateur des auteurs dramatiques : la satire l’a remplacée ; c’est armé d’un fouet à triples lanières que le théâtre se présente aux foules qu’il rassemble autour de ses hardis tréteaux. Sa verve intarissable s’en donne à cœur joie ; il ne respecte plus rien : ni Pape, ni Rois, ni Princes, ni noblesse, ni prêtrise, ni même ce terrible Parlement qui a la main sur lui et qui de temps à autre le censure, l’emprisonne et le fustige dans la personne de ses représentants. Ce répertoire des Moralités, des Sotties, des Farces et des Sermons joyeux indique bien nettement quel était alors l’état des esprits en France, et nulle dissertation ne le ferait mieux comprendre que le tableau qui vient de passer sous nos yeux.

Nous retrouverons le même mouvement d’idées dans les autres pays de l’Europe, mouvement plus ou moins accentué selon les progrès des doctrines nouvelles. Dans les contrées d’outre-Rhin, il marche armé en guerre, salade en tête, épée au côté ; en Italie, il se montre plus placide et ne s’attaque guère qu’aux mœurs générales. La production italienne est d’ailleurs plus savante et l’art la préoccupe à un très haut point. Elle a des théories renouvelées de l’antique, et son catholicisme ne jure que par Jupiter et par Apollon.

La seconde période du théâtre français sera tout à fait italienne. La mode littéraire, comme la mode ; de l’accoutrement, nous viendra d’au delà des Alpes, avec la jeune Catherine de Médicis, qui, en 1533, épouse le second fils de François Ier, le futur Roi Henri II. La Florentine apporte dans sa corbeille de noces un dictionnaire nouveau, que la cour s’empresse d’adopter, comme elle adopte les gants de senteur et les jarretières à ramages.

Avant d’écrire l’histoire de cette seconde période, passons les monts et allons étudier par le menu le théâtre italien de cette époque, qui eut une si grande influence sur notre littérature dramatique.


[1] Je donne la traduction de M. Francisque Michel.

[2] Le texte du manuscrit est celuy-ci : « Cy commence le Miracle de l’Empereris de Rome, que le frère de l’Empereur accusa pour la faire destruîre parce qu’elle n’avait volu faire sa voulonté, et depuis devint mésel, et la dame le garit quand il ot regehy son mesfait.

[3] Miracle de Notre-Dame, de Robert le Diable, fils du duc de Normandie, à qui il fut enjoint pour ses meffaiz qu’il feist le fol sans parler, et depuis ot Notre Seigneur mercy de ly et espousa la fille de l’Empereur, publié pour la première fois d’après un manuscrit du XIVe siècle de la Bibliothèque du roi, par plusieurs membres de la Sociétés des Antiquaires de Normandie. – Paris, 1836.

[4] Larga è la strada che conduce a morte,
E molti son che camminan per quella ;
Stretta è la via della celeste corte,
E pochi vanno à quella cita bella...
Pensate questo e siate licenziati.

[5] Ô damas, matronas, mancebos, casados,
Notad bien la vida que aquestos hizieron,
Tened por espejo su fin qual hovieron.
A otro que amores dad vuestros cuydados...
A todo correr deveys de huyr
No os lance Cupido sus tiros dorados.

[6] All men may me now dyspyse
And seyn old cokwold ! thi bowe is bent
Newly now, after the frenscho gyse.

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