Histoire secrète et anecdotique de l’insurrection Belgique (DE BEAUNOIR) ou Vander-Noot

Drame historique en cinq actes, dédié à Sa Majesté le Roi de Bohême et de Hongrie, traduit du Flamand de Van-Schön-Swaartz, Gantois.

 

Personnages

 

VANDER-NOOT, Agent plénipotentiaire des Provinces belgiques

LE CARDINAL, Archevêque de Malines

VAN EUPEN, Secrétaire d’État

VANDER-MERSCH, Général des Troupes Belgiques

MADAME VANDER-MERSCH

SON FILS, encore enfant

SA FILLE, encore enfant

WONCK, Président de la Société patriotique

LE DUC DURSEL

LA DUCHESSE DURSEL

LE JEUNE DUC DURSEL, encore enfant

LE COMTE DE LA MARCK d’Aremberg

VANDER-HAEGEN, Commandant de Bruxelles

ÉDOUARD DE WALCKIERS, Capitaine des Volontaires de Bruxelles

LE BARON DE LAUNE, Capitaine des Volontaires de Bruxelles

MONCLERGEON, Capitaine des Volontaires de Bruxelles

FRANQUEN, Capitaine des Volontaires de Bruxelles

HERRIES, Secrétaire de la Société patriotique

CHAPEL, membre de la Société patriotique

LE BARON D’HOWES, Président du Département de la guerre

LE COMTE DES ROZIÈRES, Officier Français, ami de Vander-Mersch

L’ABBÉ DE TONGRELOO, Colonel d’un régiment

VAN-SCHON-SWAARTZ, Citoyen

LA PINEAU, Maîtresse de Vander-Noot

MARIANNE, Fille de la Pineau, maîtresse de Van Eupen

VAN HAMMES, Amant de Marianne

DES LOONDES, Ami de Van Hammes

MEMBRES des États

MEMBRES de la Société patriotique

CHEFS des Capons du Rivage

VOLONTAIRES de la Compagnie de Monclergeon

VOLONTAIRES de la Compagnie de Franquen

TROUPE de Moines et de Béguines

TROUPE de Capons du Rivage

PEUPLE de Bruxelles

 

La Scène est à Bruxelles, Capitale du Brabant.

 

 

À SA MAJESTÉ LE ROI DE BOHÊME ET DE HONGRIE

 

SIRE,

 

L’ambition des grands cachée sous le manteau de la religion, fit ruisseler sous quatre règnes le sang français, ferma quelque temps les barrières du trône au meilleur des Rois, arma contre lui ses propres sujets, et, malgré sa valeur, ses victoires, ses vertus et ses droits, Henri n’eut jamais rendu le Français heureux, si le démon du fanatisme n’eût été démasqué par la main puissante du ridicule.

Oui, Sire, la satyre ménippée désarma plus de Français que les batailles de Coutras et d’Ivry ; puisse aussi cet ouvrage, tracé par le burin de la vérité, en arrachant de dessus le front de la scélératesse et de l’hypocrisie, le masque sacré de la religion, dévoiler au Belge, l’horreur des deux monstres qui l’abusent, lui ouvrir les yeux sur les véritables intérêts, et le ramener aux pieds de son Souverain qui lui tend les bras en père, et qui ne veut le punir d’un moment d’égarement, que par un siècle de bonheur.

Tels sont les vœux que je forme pour un peuple bon, mais trop peu éclairé. Tels sont les vœux que j’offre au philosophe vertueux, sage et bienfaisant, que le ciel a placé sur un des premiers trônes du monde, et dont je m’honorerais d’être le sujet, si je n’avais pas le bonheur d’être né celui de Louis XVI.

 

Je suis avec respect,

 

DE VOTRE MAJESTÉ,

 

SIRE,

 

Le très humble et très obéissant serviteur.

 

D. B.

 

 

L’AUTEUR FLAMAND AU LECTEUR

 

AMI LECTEUR,

 

Je te livre mon Drame de Vander-Noot, pour emmieller ton goût sur ce grand ouvrage, dans lequel je me suis attaché surtout à te faire connaître au vrai les principaux personnages de notre révolution, dont j’ai été une des plus malheureuses victimes.

Je puis t’assurer cependant que je n’ai rien écrit quine soit dans la plus exacte vérité ; j’ai été témoin oculaire, souvent même acteur des Scènes que je te présente, et quoiqu’outragé, je n’ai jamais écouté la partialité, ni flatté ou chargé aucun portrait : la glace la plus pure ne rendrait pas plus vrais les traits de ceux que je te peins ; ils sont tous d’après nature.

J’ai partagé mon Drame en cinq Actes, suivant les règles des grands auteurs français : j’ai même, comme ils le recommandent, observé les trois unités, puisque mon action peut se passer dans moins de vingt quatre heures, commençant à huit heures du matin, et finissant avant minuit. Mon action est également Une, puisqu’elle comprend le péril de Vander-Noot, et son triomphe : enfin quoique le lieu de la Scène change à chaque Acte, cependant, comme tous se passent dans la ville de Bruxelles, je crois n’avoir pas violé la règle de l’unité de lieu.

Mais une chose, Ami Lecteur, que tu trouveras dans mon Drame, et dont je n’ai eu aucun modèle, c’est que, quoiqu’il n’y ait qu’un intérêt principal dans mon ouvrage, cependant chacun de mes Actes forme une action entière, et j’ose le dire, une pièce même séparée, ce que tu nie trouveras dans aucune autre tragédie ; et c’est ce qui m’a déterminé à leur donner à chacun un titre propre, d’après le principal personnage qui y figure.

Voilà pourquoi j’intitule mon premier Acte, Wonck ou les Démocrates.

Le second, le Duc Dursel, ou l’Ambition maternelle.

Le troisième, Van Eupen, ou les Aristocrates.

Le quatrième, la Pineau, ou la Prostitution.

Enfin le cinquième, Vander-Mersch, ou le Triomphe du fanatisme.

Quant au dessein que j’ai eu en écrivant cet ouvrage, tu le devineras aisément, Ami Lecteur ; tu verras que j’ai voulu démasquer deux scélérats qui, en s’enveloppant du manteau de la religion, ont abusé de la crédulité et de la bonhommie du Flamand, et l’ont mis à deux doigts de la perte.

Heureux ! si mon ouvrage peut lui faire reconnaître les loups dévorants qui, sous la peau de l’agneau, ne cherchent qu’à s’abreuver de son sang.

Voilà le but que je me suis proposé.

Adieu, Ami Lecteur, je ne réclame point ton indulgence, parce que ta critique ne peut m’affliger : je te salue, et suis tout à toi,

 

Van-Schon-Swaartz.

 

 

ACTE I

 

Wonck ou les Démocrates

 

Le Théâtre représente la Salle de l’Assemblée patriotique.

 

 

Scène première

 

WONCK, LE COMTE DES ROZIÈRES

 

WONCK.

Oui, Monsieur Des Rozières, voilà dans tout le Brabant le seul asile qui reste à la liberté ; c’est dans cette salle que, sous le nom de société patriotique, se rassemble un petit nombre de bons citoyens : mon amour connu pour la patrie, pour le maintien de les véritables Droits, de ses Privilèges sacrés, m’a mérité l’honneur de la présider, honneur que je préfère aux titres fastueux d’Excellence, d’Agent plénipotentiaire, de Secrétaire d’État et de grand Pensionnaire.

LE COMTE.

Aussi mon Général, mon ami, le brave et loyal Vander-Mersch, m’a-t-il recommandé de ne voir à Bruxelles que vous, Monsieur Wonck, et vos amis ; de ne prendre que de vous les conseils dont il a besoin dans une situation aussi cruelle que la sienne : car vous n’ignorez pas, Monsieur, combien ce brave homme a été humilié de voir que le Congrès lui préférait un étranger pour recevoir, la citadelle d’Anvers, seul honneur qu’il ambitionnait comme une récompense bien méritée, de ses travaux, il a cependant sacrifié son ressentiment à la patrie, il a dévoré, sans se plaindre, un outrage aussi cruel ; mais on veut le pousser à bout ; son armée est dans l’état le plus déplorable, le soldat est sans armes et sans pain, et l’on ne fait que des réponses vagues et insignifiantes à ses demandes pressantes, à ses plaintes réitérées : que veut donc dire, Monsieur, de la part des États une pareille conduite ? Que doit craindre Monsieur Vander-Mersch ? Que doit-il espérer ?

WONCK.

Je ne vous le dissimulerai pas, Monsieur le Comte, il a beaucoup à craindre, et peu à espérer ; je vous le dis en gémissant, la Révolution belgique est manquée : le peuple est sans lumières, les chefs sans vertus, sans talents et sans patriotisme. Le Belge, en arrachant à Joseph II le sceptre de fer dont les ministres l’écrasaient, n’a fait que changer de tyrans : nous n’avons exposé nos fortunes et nos personnes que pour l’impudent Vander-Noot, et l’hypocrite Van Eupen ; ils n’ont renversé Joseph II du trône, que pour s’y placer insolemment, et faire d’une guerre de liberté, une guerre de fanatisme.

LE COMTE.

Mais les bons citoyens...

WONCK.

Sont en petit nombre : gémissant en silence, ils tremblent et se taisent devant le pouvoir monacal et la théocratie.

LE COMTE.

Mais ce peuple qui, le 11 Décembre, montra tant de courage...

WONCK.

Ah ! Monsieur le Comte, né Français vous ne pouvez vous faire une idée juste du peuple brabançon : il est doux, il est bon, il a même par accès l’énergie de la colère, mais il est encore plongé dans la plus stupide ignorance : le flambeau de la philosophie et de la vérité qui brille avec tant d’éclat sur la France, n’a point encore percé les ténèbres et les nuages dont la Belgique est enveloppée : les prêtres et les moines sont nos seuls oracles, et vous sentez combien ils ont d’intérêt à éloigner de nos yeux cette lumière pure et sainte : Que peut-on espérer d’un peuple qui se prosterne encore devant les sandales d’un Capucin, ou le manteau d’un Jacobin : qui a plus de confiance dans une procession, que dans la plus belle marche de Vander-Mersch, dans l’Image de Notre Dame de Halle, que dans une batterie de canons, et qui croit fermement qu’à l’approche des Patriotes, la Vierge de Luxembourg leur ouvrira la porte de la citadelle, comme l’argent nous a ouvert celle d’Anvers : voilà le peuple brabançon.

LE COMTE.

Qu’il soit livré à l’ignorance et au fanatisme, ce sont les deux bases du trône des Prêtres et des Rois, c’est le malheureux sort de tous les peuples de la terre ; mais il est partout une classe d’hommes que la naissance, la fortune ou les connaissances appellent malgré eux à la lumière ; et cette noblesse si fière, ce clergé si puissant, si nombreux, qui composent vos États, peuvent- ils courber leur front orgueilleux devant un Vander-Noot, et se prosterner devant un Jésuite ?

WONCK.

Les États ! ah ! Comte, ils sont la honte de ma patrie ; leur composition seule suffit pour en assurer la perte. On n’y voit d’un côté que d’ignorants prélats, que des moines stupides engraissés de la sueur du peuple, enrichis de leur crédulité ; de l’autre une noblesse insolente, fière de son inutilité et de les privilèges tyranniques et vexatoires.

LE COMTE.

Le peuple n’y a t-il pas ses représentants ?

WONCK.

Quels représentants ! choisis parmi les artisans les plus grossiers et les plus ignorants, c’est un boucher, c’est un cordonnier qui doivent soutenir la cause du peuple et défendre ses privilèges : et le commerçant intelligent qui fait la richesse de l’État, le publiciste instruit, le jurisconsulte éclairé qui connait le mécanisme des ressorts de notre Constitution, et les droits de l’homme, en sont éloignés avec crainte, et repoussés avec mépris.

LE COMTE.

J’aurais cru que Vander-Noot élevé dans la classe des jurisconsultes...

WONCK.

Il en fut en tout temps la honte, il en est devenu le fléau : homme sans mœurs, sans talents, sans génie, son impudence et son inconséquence ont fait tout son mérite et sa réputation ; n’ayant rien à perdre, il a tout osé, et est devenu par là l’oracle et l’idole d’un peuple dont il faite lâchement la horde la plus vile, à laquelle il prodigue le trésor de la nation : subjugué publiquement par la plus baffe et la plus crapuleuse des prostituées, soufflé par le plus hypocrite et le plus scélérat des enfants d’Ignace, les moines qui le connaissent assez pour le mépriser, et le méprisent trop pour en rien redouter, l’ont placé avec confiance sur l’autel ; certains des mouvements de la Pagode qu’ils encensent aux yeux du peuple, et qu’ils foulent aux pieds en particulier : voilà, Monsieur le Comte, notre Francklin, voilà le Bailly de la Belgique.

LE COMTE.

Mais quel est donc ce Van Eupen qui d’une maintient l’encensoir, de l’autre signe nos brevets de colonels.

WONCK.

De tous les scélérats, de tous les hypocrites qu’a jamais vomi sur la terre, la société, proscrite de Loyola, le plus fin, le plus fourbe, le plus cauteleux est ce Van Eupen : d’autant plus dangereux, que, sous les dehors de la stupidité, il cache l’esprit le plus hardi et le plus ambitieux ; sa paupière baissée couvre l’œil du renard, sa parole douce et lente masque, le venin d’une langue empoisonnée ; sur son front, est la candeur modeste, dans son cœur est la duplicité, l’astuce et la fourberie : il méprise le Vander-Noot qu’il fait mouvoir à son gré, et qu’il sacrifiera au premier denier qu’on lui offrira.

LE COMTE.

Eh ! ce sont ces deux hommes qui enchaînent le Lion furieux de la Belgique, et l’Aigle orgueilleuse de l’Autriche ! et de quel œil le Duc Dursel les voit-il ?

WONCK.

Du même œil que moi : il les hait, les méprise ; mais il craint leur crédit sur le peuple.

LE COMTE.

Je croyais qu’il en était l’idole.

WONCK.

Il eût pu l’être ; mais il a voulu jouer un rôle au dessus de ses faibles moyens. En vain montra t-il quelqu’énergie en 1737, en vain sauva-t-il Bruxelles, en vain la Duchesse, pour faire sa cour au peuple, eut-elle la bassesse de suivre le char de triomphe de Vander Noot, en vain le Duc vint-il offrir alternativement son épée au Brabançon et au Flamand, remit-il à Joseph II ses places, les pensions, lui renvoyant il ses cordons, ses ordres ; le peuple soufflé par Vander-Noot qui le redoute, ne voulut voir en lui qu’un agent caché du Souverain, ou un rebelle ambitieux qui ne, trahissait son maître que pour lui succéder.

LE COMTE.

Ainsi donc tout est désespéré.

WONCK.

Il me reste peu d’espoir, cependant je vais faire un dernier effort : j’ai convoqué tous les membres de la Société patriotique, peut-être pourrai-je ranimer dans les cœurs quelques étincelles du feu qui me dévore ; car j’aime mon pays, je l’aime avec idolâtrie : et si je puis faire briller le flambeau de la vérité, peut-être parviendrai-je à éclairer le peuple sur ses véritables intérêts, à lui faire connaître ses nouveaux tyrans ; enfin, secondé par Monsieur Vander-Mersch, à lui faire secouer le joug monacal et théocratique, sous lequel il est accablé : alors je réponds de la liberté, ou du moins de ses privilèges : alors nous pourrons traiter en hommes avec le vertueux successeur de l’imprudent Joseph, alors si la Belgique, n’est pas reconnue libre et indépendante, les droits au moins seront conservés, ses privilèges respectés, et ses peuples jouiront du repos d’une noble dépendance sous un Souverain juste qui saura les chérit obéissants, ou les craindre outragés.

LE COMTE.

Et quel effet ont produit ses propositions ?

WONCK.

Tous les bons citoyens, tous les gens honnêtes et vraiment patriotes y ont applaudi, mais la voix douce de la nation a bientôt été étouffée par les déclamations fanatiques des prêtres, et les cris des capons ameutés par Vander-Noot.

LE COMTE.

Quel est donc enfin votre projet ?

WONCK.

D’anéantir les anciens États, et d’en former de nouveaux, où par une plus juste pro portion de ses membres, le peuple ne soit plus écrasé par les deux ordres du clergé et de la noblesse, et ait enfin des représentants dignes de lui, et capables de soutenir les droits.

LE COMTE.

J’entends : vous voulez former une assemblée nationale à l’instar de celle de France.

WONCK.

Oui, Monsieur le Comte, mais c’est mon secret, et je dois bien me garder de laisser entrevoir mon but ; car en faisant le bien et le bonheur du peuple, je suis même obligé de me masquer ; les prêtres redoutent trop la lumière pour souffrir qu’on la présente impunément. Si je proposais une assemblée nationale, vous les entendriez bientôt crier que la patrie est trahie, et la religion en danger, et comme un peuple ignorant ne s’attache qu’à la forme et au mot ; je propose dans cette adresse que j’ai rédigée, cette assemblée qui peut seule sauver l’État, mais je la présente sous une dénomination connue, sous une forme usitée :

Mais voici ce qui reste de nos bons citoyens : ils viennent m’aider de leurs conseils, m’éclairer de leurs lumières, gémir avec moi sur le malheur du peuple et le danger de la patrie.

 

 

Scène II

 

WONCK, LE COMTE DES ROZIÈRES, MEMBRES de la Société patriotique

 

Les membres de la Société patriotique arrivent successivement, et se placent sur les gradins qui garnissent la salle. Pendant qu’ils entrent et qu’ils se placent, Wonck et le Comte des Rozières restent tous deux seuls sur le devant de la scène.

LE COMTE.

Excusez ma curiosité, Monsieur Wonck, mais je désirerais bien connaître quelques-uns de ces dignes citoyens.

WONCK.

Je vais vous satisfaire, et avec plaisir : ce premier qui s’assoit, est Monsieur Verlooy ; patriote vertueux, avocat éclairé, connaissant parfaitement notre Constitution. Il fut avec Monsieur Daubremez qui se place à côté de lui, et qui est un de nos riches négociants, un des premiers et des plus zélés moteurs de la révolution ; tous deux servirent la cause publique, l’un de la plume, l’autre de sa fortune, et tous deux furent membres du Comité secret de Bruxelles ; mais leur modestie leur a toujours servi de voile, et les a dérobés au respect et à la reconnaissance publique. Ils n’ont brigué ni places, ni titres, ni dignités, et satisfaits d’avoir fait le bien, et voulu le bonheur de leur pays, leur récompense est dans leur cœur.

LE COMTE

Quel est ce jeune seigneur qui entre décoré d’un cordon fastueux, et d’un crachat éblouissant ?

WONCK.

C’est le Comte de la Marck d’Aremberg ; l’ambition seule l’a ramené dans sa patrie, qu’il avait abandonné avec son frère dans nos jours de malheur et d’oppression : mécontent des réformes de la France à laquelle il a vendu son bras, il est venu quêter inutilement de la considération dans le Brabant : il ne siège parmi nous que parce qu’il ne peut présider les États qui le méprisent, et écraser Vander-Noot qu’il hait et jalouse : il n’attend, pour se livrer à Léopold, que l’instant où ce Prince daignera le marchander, et croit augmenter son prix par l’écharpe patriotique qu’il affecte de porter.

LE COMTE.

Quel est ce jeune militaire qui le suit, et dont l’œil pétille de fierté ?

WONCK.

 C’est Édouard, vicomte de Walkiers : c’est notre la Fayette : il en a tout le feu, toute la valeur, tout l’héroïsme : il aime la patrie pour elle-même ; il lui a fait les plus grands sacrifices, et les répète encore tous les jours : il déteste Vander-Noot et les États, non par haine personnelle, non par jalousie, mais parce qu’il les méprise, et les connaît pour les tyrans du peuple qui, loin de l’apprécier, payera peut-être un jour tous ses services de la plus noire ingratitude : il s’y attend, et s’en venge par de nouveaux bienfaits.

LE COMTE.

Quel est ce citoyen qui porte sur son visage et sur toute sa personne l’empreinte de la candeur, de la vertu, et de la bonhommie ?

WONCK.

C’est Herbiniaux, et cette empreinte n’est pas un masque : son cœur a la sérénité qu’annonce son front ; bienfaiteur de l’humanité souffrante à laquelle il a consacré sa vie, il joint les mœurs les plus douces aux plus grands talents. Il a bravé les ministres altiers de l’Empereur dans les jours de leur plus grande puissance, il brave également aujourd’hui Vander-Noot et sa cabale sacrée, et ne dissimule même pas son mépris.

LE COMTE.

Quel est celui avec lequel il cause ?

WONCK.

C’est le fameux Simons, vrai patriote, enthousiaste de la liberté, à laquelle il a tout sacrifié : ni la perte d’un établissement immense, ni la ruine d’une manufacture considérable, n’ont pu lui faire plier le genou devant le Vander-Noot qui a juré sa perte, mais qui redoute son influence sur le peuple qui, dans les temps de disette, dans les faisons les plus rigoureuses, a toujours trouvé dans ses vastes ateliers,  asile, pain, travail, secours et humanité. Mais je vois presque tous nos membres réunis ; permettez, Monsieur le Comte, que j’aille prendre ma place ; et qu’en annonçant votre mission, je vous fasse recevoir tout l’accueil que mérite un Chevalier français, l’ami et le compagnon d’armes du brave, Vander-Mersch.

Wonck se place dans le fauteuil destiné au Président, et fait asseoir à sa gauche le Comte des Rozières. À sa droite est M. Herries devant un grand bureau sur lequel sont plusieurs papiers.

WONCK à l’Assemblée.

Messieurs, prêts d’ouvrir les travaux de notre assemblée, ne voyez vous pas comme moi que le témoin le plus intéressé y manque ; je veux dire le peuple : c’est de la liberté, c’est de son bonheur, c’est de la souveraineté même que nous allons nous occuper, n’a-t-il pas le droit d’être présent à nos délibérations, de nous communiquer ses vœux et les réflexions ? nous sommes tous citoyens : osons l’être, à la vue de la nation, à la vue de l’univers entier ! ce qui a surtout mérité à l’assemblée nationale de France l’estime de l’Europe, la confiance de la nation, l’amour du peuple, la sanction de son Roi, la reconnaissance de la postérité, c’est l’ostensibilité donnée à ses délibérations, c’est la publicité donnée à ses décrets.
Je propose donc, Messieurs, que nos portes restent toujours ouvertes, pendant nos séances, et que l’entrée de notre salle soit non seulement permise, mais même offerte à tous les citoyens indifféremment.

Telle est, Messieurs, la motion que je fais : que ceux d’entre vous qui l’approuvent, se lèvent ; que ceux qui croient qu’elle pourrait avoir des dangers ou des inconvénients, restent assis.

Tous les Membres sans exception se lèvent, et étendent la main droite en figne d’approbation.

HERRIES.

Monsieur le Président, votre motion est adoptée unanimement, et je n’aperçois pas un seul opposant.

WONCK.

Puisque vous approuvez ma motion, Messieurs, brisons nos portes, et que, comme nos cœurs, notre salle soit ouverte aux regards, mêmes de nos ennemis.

 

 

Scène III

 

MEMBRES de la Société patriotique, VAN-SCHON-SWAARTZ, PEUPLE

 

On ouvre les portes de la salle, le Peuple s’y précipite en foule, et se place derrière les sièges des Membres de la Société.

WONCK, après que le peuple est entré et placé.

 Citoyens de tous rangs qui m’écoutez, peuple qui nous entourez, si nous vous ouvrons nos portes, ce n’est pas dans l’intention de vous éblouir par les faux brillants d’une stérile éloquence, mais pour travailler sous vos yeux à sauver la chose publique, pour connaître vos vœux, pour entendre vos réflexions, vos objections mêmes. Car c’est du choc des opinions opposées que jaillit la lumière de la raison : gêner les opinions, vouloir les condamner au silence, c’est le fait des tyrans.
Que le despotisme, que l’aristocratie forgent des fers dans le silence et dans la nuit, c’est au grand jour, c’est aux yeux de l’univers que la liberté les brise.
Chaque citoyen peut avoir sa façon de penser : la pensée doit être libre, son expression doit l’être de même ; que chacun de vous ose donc hardiment nous donner son avis, sur le sujet important que nous allons traiter, et pour lequel j’ai cru devoir vous assembler.
Mais avant de vous l’exposer, Messieurs, il est nécessaire que vous connaissiez au juste l’état de vos moyens, et de vos forces militaires.
Citoyens ! ne vous abusez pas : votre situation physique et politique vous laisse peu d’espérance de conserver votre liberté.
La Belgique bornée au nord par la Hollande, au midi par la France, à l’orient par l’Allemagne, ne possède au couchant que le seul Port d’Ostende, resserré par Dunkerque et Middelbourg.
Le Batave est trop avantageusement occupé de son commerce extérieur, pour avoir l’ambition de s’agrandir en Europe ; ses comptoirs sont des royaumes, ils lui suffisent pour faire d’Amsterdam la bourse de l’univers : l’Amstel a fixé sur les bords les richesses du monde que l’Escaut autrefois roulait aux pieds d’Anvers : la Hollande ne nous jalousant plus, est donc notre alliée naturelle : ainsi loin d’avoir rien à craindre de son côté, nous la verrons protéger notre indépendance, pour éloigner de ses frontières des peuples trop puissants ; mais sa protection sera toute passive, et nullement active. Elle nous vendra des armes, des munitions, des vaisseaux, de l’or même, mais elle ne nous fournira ni soldats ni matelots.
L’Angleterre, toujours Reine des Mers, protégera la liberté du Port d’Ostende, qui recevant ses vaisseaux en cas de guerre, ouvre à ses troupes les portes de la France, de la Hollande et de l’Allemagne : si la Bretagne et la Normandie n’offraient pas toujours des regrets et des appas au génie inquiet de l’Anglais, la Belgique sans doute lui présenterait dans le continent le point le plus heureux d’établissement. C’est un coin avec lequel il s’ouvrirait sans peine l’entrée de l’Europe ; mais plus il lui convient, plus le Français, le Batave et le Germain, s’uniraient pour repousser ce voisin dangereux : l’Angleterre verra donc d’un œil indifférent nos fers, ou notre indépendance.
Il existait naguère au Midi une nation puissante, à laquelle nos fertiles Provinces paraissaient encore mieux convenir : la nature même semblait lui avoir marqué la Meuse pour limites de son empire du côté du Nord ; tout lui disait de rendre à Léopold le berceau de ses ancêtres, cette Lorraine enlevée à la maison, et d’accepter eu échange la Belgique, ou, deux fois dans un demi siècle, le Français planta et déplanta les Lys : trop occupée dans ce moment de la reconstitution, trop affaiblie de ses convulsions patriotiques, la France doit plutôt songer à tenir l’Europe désarmée, qu’à réveiller sa jalousie par des projets de conquête et d’agrandissement : le Français verra donc d’un oil indifférent notre révolution ; il ne nous portera ni secours, ni obstacle, et sa politique même doit lui faire plutôt désirer le voisinage d’une république faible et naissante, que celui d’un Prince puissant toujours prêt à fondre sur ses frontières.
Tranquilles au Couchant, au Nord, au Midi, c’est donc du côté de l’Orient seul que l’orage se forme, et que la foudre gronde : Vienne nous reforge ouvertement des fers, et Berlin les prépare en secret : l’Aigle de Brandebourg et celle de l’Autriche vont se déchirer sur nos Provinces désolées, et de quelque côté que se tourne la victoire, nous ferons ou le prix du combat, ou le gage de la paix : nous avons donc également à craindre la vengeance du Souverain dont nous avons brisé le sceptre, et la protection de celui qui ne prendra notre défense, que pour nous charger de nouveaux fers.
Tel est, citoyens, le regard avide ou politique que les peuples voisins jettent sur vous dans le moment : voyons maintenant quels sont vos moyens pour soutenir votre indépendance.
Ces moyens sont votre population et vos richesses. 
Votre population est de quatre millions d’habitants, mettez à part les femmes, les vieillards, les enfants, les malades, les infirmes, les prêtres et les moines, il vous reste six cents mille hommes en état de porter les armes, d’après la juste proportion de 3 à 7[1]. Décimez les, ce qui est le plus grand effort que puisse faire une nation, en épuisant les villes et ses campagnes, vous aurez soixante mille soldats ; mais vous avez sept grandes villes chefs-lieux, qui exigent chacune deux mille hommes de garnison, votre armée en campagne sera donc de 46 mille hommes.
Les revenus généraux de la Belgique dans les plus belles années de fertilité de paix et de bonheur, n’ont jamais excédé cent millions de florins, y compris les produits du commerce et de l’industrie ; mais dans le malheur des guerres, quand vos terres seront ravagées, votre commerce suspendu, votre industrie anéantie, vos revenus annuels n’iront pas au-delà de cinquante millions de florins, sur lesquels il en faudra lever quinze millions pour la solde et l’entretien de vos troupes, vos frais d’États, de départements, de cours de justice, d’officiers municipaux.
Les revenus généraux de la Belgique se trouveront donc réduits à trente-cinq millions de florins : ainsi le citoyen qui jouissait d’un revenu annuel de deux mille florins, n’en aura plus que sept cents, et le journalier qui gagnait dix sols par jour, n’en recevra plus que trois et demi.
Eh ! Si votre clergé si riche, si puissant, si nombreux ; si votre orgueilleuse noblesse réclamant ses privilèges exemptoires et vexatoires, refusaient de concourir aux charges de la nation ? S’ils en rejetaient tout le poids sur le peuple ?
Mais non ! non, chassons cette image effrayante : et puisque jusqu’à ce jour notre révolution a marché de prodiges en prodiges, croyons aussi que notre clergé oubliera son égoïsme et son insensibilité, que notre noblesse déposera son orgueil et son aristocratie, et que tous les citoyens concourront en raison de leurs forces et de leurs richesses au salut de la patrie.
Tels sont les moyens de la nation : voilà Monsieur le Comte des Rozières que le général Vander-Mersch a bien voulu nous députer, qui va nous rendre un compte exact et fidèle de l’armée.

LE COMTE DES ROZIÈRES.

Généreux Brabançons, vertueux citoyens, et vous peuple, qui m’écoutez, les expressions me manquent pour vous peindre l’état déplorable d’impuissance et de délabrement dans lequel les chefs de votre république et votre souverain congrès réduisent vos pères, vos frères, vos enfants, qui, s’arrachant de vos bras, ont renoncé au repos, aux délices de nos villes pour aller défendre vos foyers et votre liberté.
Je n’exagère pas, quand je vous déclare que le soldat, à peine couvert de lambeaux, manque de pain : sans tentes, exposé à toutes les intempéries de l’air dans un pays sauvage, sur une terre ingrate où la bruyère même ne croît qu’avec regret, au milieu de landes arides, de fables brûlants, ou de marais empestés, on refuse encore des armes à son bras généreux.
N’en doutez pas, citoyens ! le plan est formé de faire égorger vos plus braves volontaires, et de décourager les autres, pour les remplacer par des troupes étrangères, soldées, vendues et dévouées à vos nouveaux tyrans : tous les grades, toutes les faveurs sont pour un essaim d’étrangers, prétendus officiers, que vomissent les nations voisines : ils n’ont jamais su manier une épée, et un prêtre et une prostituée leur délivrent des brevets de colonels et de capitaines : voilà ceux qui commandent vos concitoyens ; aussi féroces envers le soldat, que lâches devant l’ennemi, c’est dans vos troupes seules qu’ils portent l’épouvante. Le soldat manquant de tout, expire en les maudissant ; l’officier bravant tout, fuit et désobéit.
Voilà, Citoyens, quelle est l’armée que commande Monsieur Vander-Mersch : voilà le rempart qui couvre vos provinces, et qu’il faut qu’il oppose à des troupes outragées, aguerries et disciplinées.
Je ne vous parlerai pas de ses outrages personnels ; du mépris marqué, du refus obstiné qu’on fait de tous les officiers qu’il présente ou qu’il recommande au Congrès ; je ne vous rappellerai pas l’affront que lui fit ce Congrès souverain, en remettant dans les mains d’un étranger la citadelle d’Anvers, aussi bassement livrée que lâchement vendue : mon Général a tout sacrifié au bien de la patrie, il a tout oublié : mais les bons citoyens peuvent-ils s’en dissimuler les suites funestes : croyez vous que dans l’état où l’on réduit votre armée, elle puisse résister aux troupes autrichiennes dont le nombre s’accroît tous les jours, et dont la nuée va bientôt crever sur vos campagnes, y porter le ravage et la désolation, et rallumer dans Namur et dans les murs mêmes de Bruxelles, ces flammes dévorantes dont Gand fume encore.

WONCK.

Ajoutez à ce tableau terrible, que le trésor public livré par Vander-Noot à sa courtisane, à ses créatures, aux capons du rivage, est épuisé : que l’État est sans ressource, que le crédit est éteint, que les trois millions de florins qu’a fournis Anvers ont déjà disparu dans leurs mains avides, et n’ont servi qu’à acheter à Vander-Noot de nouveaux esclaves, et à payer les bras de la plus vile populace.

WALCKIERS.

Dans quel état honteux d’asservissement est donc tombé le malheureux Flamand ! les gens éclairés qui naguère habitaient ce beau pays, le quittent les uns après les autres ; le ciel en avait fait un Élysée, les prêtres en font un enfer : les bons citoyens fuient devant une troupe soldée d’assassins, commandés par un Franquen, par un Van Hammes, par un Des Loondes ; bientôt il ne restera dans la Flandre et le Brabant, que les instruments de la tyrannie du Congrès, et cette classe ignorante qui, livrée à la superstition des moines, croirait offenser le ciel, si elle résistait aux volontés suprêmes d’un prêtre qui, tonnant dans un confessionnal, la menace de l’enfer.

WONCK.

C’est dans ce moment, citoyens, que les ci-devant gouverneurs de nos Provinces, qu’ils ont abandonnées, nous adressent les propositions de Léopold : Joseph II n’est plus ; sa mort, pour être prévue depuis longtemps, n’en a été ni moins terrible, ni moins effrayante : loin de moi la pensée lâche et barbare de poursuivre ce Prince infortuné jusques sous les glaces de son tombeau : sans doute il a commis de grandes fautes, mais il était homme, il était Roi : que la terre pardonne comme le ciel ! et puisse cette grande victime suffire au Dieu des combats ! Puisse l’annonce de la mort être un cri de paix pour l’Europe ! Puisse t-il en mourant faire le bonheur des peuples, qu’il voulait, dit-on, dans son cœur, et qu’il n’a jamais su faire pendant sa vie.

Léopold succède à ses couronnes ; l’Europe entière retentit du bruit de la sagesse et de ses vertus ; il veut nous compter parmi ses nombreux sujets, il nous envoie des propositions : daignez, Monsieur Herries, en faire la lecture, et prêtons-y tous la plus grande attention.

HERRIES lit.

Lettre de Marie-Christine et Albert de Saxe, à Messieurs les États de Brabant.

« Messieurs, par un courrier expédié de Florence, Sa Majesté le Roi de Hongrie et de Bohême, notre frère et beau-frère, et notre Souverain, nous a fait parvenir ses intentions relativement aux affaires des Pays-Bas, et nous a chargé de les faire connaître aux respectables États et autres habitants de ces Provinces, en communiquant et rendant public le mémoire fait encore comme Grand Duc de Toscane, pour être donné dans le cas du décès de feu l’Empereur, et qu’en attendant la réception des pleins pouvoirs, qu’il marque vouloir nous envoyer après cet événement, nous nous empressons de vous transmettre ici conformément à ses ordres. 
« Il se flatte que, convaincus par la droiture de ses sentiments, et rendant justice à sa façon de penser, vous voudrez bien, en vous rapprochant de lui, lui rendre à tous égards celle qui lui est due par tant de titres.
« Qu’il est heureux pour nous de pouvoir être publiquement les organes des sentiments d’un pareil Souverain, qui nous sont connus depuis longtemps en particulier, et de la sincérité desquels nous pouvons conséquemment être garants !
« Qu’il est heureux pour nous, que le premier ordre reçu de sa part, et e premier emploi qu’il demande de nos services, soit celui de faire usage d’un acte si propre à attirer et attacher pour jamais vos cours à la personne, et à remplir tous nos vœux, par la félicité inaltérable qu’il assure à ces Provinces, si elles veulent sincèrement revenir à lui.
« L’attachement sincère et constant que nous avons toujours porté à la Nation belgique, et dont il ne peut vous rester le moindre doute, doit vous faire juger de ce que nous éprouvons en ce moment, et du bonheur dont nous serons comblés, si répondant (comme nous ne saurions manquer de nous le persuader) à l’invitation d’un Prince, dont les principes font si justes et si purs, vous nous mettez à même de revenir nous occuper au milieu de vous, du bien être de ces pays, et vous convaincre sans cesse des sentiments inaltérables que nous vous avons voués, et avec lesquels nous ne cesserons d’être, Messieurs,
Vos très affectionnés Marie, et Albert de Saxe. »

Suit la Déclaration du Grand-Duc de Toscane, ainsi conçue.

« Son Altesse Royale l’Archiduc, Grand Duc de Toscane, déclare formellement aux États des Pays-Bas, qu’il n’a jamais été instruit en forme, ni consulté sur ce qui a été fait dans les affaires relatives aux Pays-Bas, et qu’il n’a eu aucune part, ni directement, ni indirectement, dans ce qui a eu lieu sous le règne de S. M. l’Empereur, et qu’il n’en a pas eu surtout aux changements de système ; mais qu’au contraire il a constamment désapprouvé, en son particulier, ceux qui ont été introduits depuis plusieurs années, et particulièrement toutes les infractions faites à la Joyeuse-Entrée, aux Privilèges et aux Constitutions des Provinces respectives : qu’il a désapprouvé nommément la cassation du Conseil de Brabant et des États ; l’établissement du Séminaire général, la translation de l’université, l’atteinte portée à l’autorité et aux droits des évêques, la suppression des abbayes, ainsi que tous les arrêts, enlèvements et emprisonnements arbitraires exécutés en différents temps, et qui sont entièrement contraires, non seulement à toutes les lois en général, mais spécialement aux lois et privilèges du pays : qu’il a désapprouvé également l’établissement projeté du nouveau système des Capitaines des cercles et des douanes, et spécialement enfin les espionnages, violences, pillages, et tous les autres malheureux excès commis dans des occasions où on a armé et excité contre le pays, le militaire, qui ne devait servir que pour la défense contre les ennemis extérieurs.
« Le Grand-Duc déclare hautement, que non seulement il désapprouve toutes ces démarches, mais qu’il considère, et a considéré toute sa vie les Pays-Bas comme une des parties les plus, respectables et les plus intéressantes des Provinces de la maison d’Autriche.
« Il a considéré la Constitution comme parfaite, et pouvant servir de modèle à celles des autres Provinces de la Monarchie ; comme il s’en est déjà déclaré de bouche et par écrit à feue l’Impératrice Reine dès l’année 1779.
« Il fait fort bien que, par la Joyeuse. Entrée, le Souverain des Pays-Bas a déclaré que ses sujets ne seront tenus de lui être obéissants en aucune chose, qu’il pourrait ou voudrait requérir d’eux, dès qu’il n’observe pas le contrat solennellement juré à son avènement au trône ; mais il croit en même temps que l’infraction faite à leurs privilèges par ce Souverain, ne peut pas préjudicier à celui qui, étant son héritier et successeur légitime, en vertu de tous les traités et des garanties des autres Puissances de l’Europe, n’a participé, ni contribué d’aucune façon quelconque, ni directement, ni indirectement, aux infractions dont ils ont à se plaindre, mais les a constamment désapprouvées, et vient réparer et redresser ces infractions, s’en désister et y renoncer entièrement.
« Le Grand Duc se flatte que, se trouvant dans ce cas, et les États des Pays-Bas rendant justice à sa façon de penser, ils voudront bien se rapprocher de lui, et lui rendre la justice qui lui est due, en considérant qu’il ne peut renoncer ni pour soi, ni pour ses enfants et successeurs, aux droits légitimes auxquels il est appelé par sa naissance et succession. Il ne désire rien tant que de se réunir sincèrement, et d’agir de concert avec les respectables États des Pays-Bas.
« Il est persuadé que le Souverain ne doit et ne peut exister que pour le bien de ses peuples.
« Que reconnu et constitué par eux, il ne doit et ne peut régner que par la loi, et conformément aux constitutions fondamentales du Pays.
« Qu’il ne peut y faire aucun changement quelconque, que du libre consentement des États.
« Qu’il ne peut imposer aucun impôt, gabelle, droit quelconque etc., que du libre consentement des États, qui ne les accorderont qu’en forme de subside annuel, et qui ne les accorderont et prorogeront que sur l’exacte déclaration des besoins, pour lesquels ils sont demandés, et de la distribution desquels, ainsi que de tout le reste de l’administration des finances, le Souverain devra faire rendre à la nation un compte exact par ses ministres à la fin de chaque année.
« En conséquence de ces principes et maximes, le Grand-Duc offre aux États des Pays-Bas en général, et de chaque Province en particulier, la pleine confirmation de la Joyeuse Entrée, et de tous les privilèges particuliers de chaque Province ; il leur offre en outre une amnistie générale, entière et plénière pour tout le passé, promettant que personne ne pourra être recherché, inquiété ou molesté d’aucune façon, directement, ni indirectement, pour aucune des affaires passées.
« Qu’aucune des personnes employées du temps du gouvernement passé, ne pourra être continuée dans ses emplois, ou employée de nouveau sans l’agrément des États.
« Que pour les emplois, tant de justice, qu’autres qui viendront à vaquer à l’avenir, il ne sera jamais employé d’étrangers, et que les personnes destinées aux emplois supérieurs, seront choisies par le Souverain, entre trois qui lui seront proposées par les États de la Province respective.
« Que les Gouverneurs-généraux seront toujours ou de la famille du Souverain, ou bien natifs des Pays-Bas.
« Que le Ministre et le Commandant général devront être natifs des Pays-Bas, et devront être subordonnés aux Gouverneurs-généraux.

« Qu’on formera de nouveaux régiments, d’accord avec les États, qui porteront les noms des Provinces respectives, dont les officiers, tous natifs du Pays, seront nommés et avancés à la proposition des États de la Province.
« Que le militaire devra prêter serment au Souverain et aux États, et ne pourra jamais être employé sous quelconque titre ou prétexte, hors du pays, sans le consentement des États, ni être employé dans le pays même, hors pour la défense contre les ennemis étrangers, ou pour tenir le bon ordre en cas que les troupes en fussent requises à ce dernier effet, par écrit, par les États ou Magistrats des villes.
« Que dans les affaires ecclésiastiques tout sera réglé par les Évêques qui pourront s’assembler entre eux en synode national, et rassembler aussi leurs synodes particuliers et diocésains pour maintenir la discipline ainsi qu’ils le jugeront à propos.
« Que les séminaires particuliers des diocèses resteront sous leur autorité, indépendamment du gouvernement, et qu’il ne sera plus question du séminaire général.
« Que toutes les abbayes, chapitres et corps qui subsistent actuellement, resteront toujours de même sans aucune commande ou suppression.
« Que la caisse ecclésiastique sera remise entre les mains et sous l’administration des États.
« Que les affaires majeures du pays devront être examinées dans les États généraux, qui, composés des députés de toutes les Provinces, pourront s’assembler quand ils le jugeront à propos, sans avoir besoin d’aucune permission du gouvernement.
« Que le Souverain ne pourra point faire de nouvelle loi sans le consentement des États généraux.
« Que chaque loi ou nouvelle ordonnance, pour avoir force de loi et exiger l’obéissance, devra être homologuée par le Conseil de chaque Province, lequel pourra prendre sur cela l’avis des États.
« Que dans le cas qu’il y ait quelque difficulté, la loi restera sans force et suspendue jusqu’à ce que l’affaire ait été aux États-généraux.
« Que les États de toutes les Provinces, rassemblés aux États-généraux, pourront s’opposer toutes les fois qu’ils se trouveront de quelque façon lésés.
« Qu’ils pourront envoyer et représenter leurs griefs, mémoires et représentations quelconques, qu’ils voudront ou croiront à propos de faire directement au Souverain, en tout temps et en quelconque affaire, par écrit ou par députés, selon qu’ils le jugeront à propos, sans être obligés d’en attendre la permission du Gouvernement, et sans passer par le canal des ministres, ni même des Gouverneurs généraux.
« Qu’il ne pourra point s’exporter ou en, voyer d’argent du pays par le Gouvernement, hors le produit des domaines, sans le libre et entier consentement des États ; tout le reste des revenus du pays devant être dépensé dans le pays même, et être proportionné au pur nécessaire pour son service.
« Que, pour tout ce qui est de l’administration intérieure des États, et particulièrement pour ce qui est impositions et leur distribution, finances, régies, douanes, etc., administrations d’hôpitaux, fondations etc., les États des différentes Provinces les administreront par eux-mêmes ou leurs députés, et les dirigeront comme ils le jugeront plus convenable, sans que le gouvernement s’en mêle, et qu’ils pourront nommer librement à tous les emplois subalternes de la Province.
« Telles sont les conditions que S. A. R. offre aux États des Pays-Bas, leur laissant la liberté d’y ajouter toutes les autres clauses et articles qu’ils croiront utiles, avantageux et convenables pour assurer la tranquillité constante, le bien-être de leur pays, et rendre pour toujours, même aux Souverains futurs, impossible l’infraction de leurs privilèges, et l’altération de leur constitution et liberté. »

WONCK.

Voilà, Messieurs, les propositions de Léopold : ce n’est pas à nous à délibérer si nous devons les refuser ou les accepter ; c’est au peuple seul que ce droit appartient : lui seul a reconquis sa liberté, lui seul a droit d’y renoncer : nos biens, notre sang sont au peuple, qu’il en dispose ! mais notre devoir est de l’éclairer : s’il lui faut un maître, il n’a pas le droit de choisir, Léopold est le sien : et s’il pouvait choisir, il ne pourrait faire un plus heureux choix qu’en proclamant Léopold ; le bonheur du Toscan répond à la terre de celui de ses nouveaux sujets, mais devons-nous augmenter le nombre de ces sujets ? Devons-nous rester rée publicains ?

WALCKIERS.

Restons Républicains, mourons Républicains : que le nom du Belge se place à côté de celui du Suisse, du Batave et de l’Américain ! Soyons libres enfin, soyons hommes : ah ! qu’il est beau, qu’il est doux de dire, je suis maître de mon bras, c’est pour moi, c’est pour mes enfants que je laboure le champ de mes ancêtres, je ne crains pas que le ministre féroce d’un despote ambitieux vienne m’enlever le prix de ma sueur, et m’arracher de ma charrue pour m’envoyer égorger l’homme qui respire à mille lieues de moi, et qui ne connait mon existence qu’en recevant de moi la mort. Mon sang appartient à mon pays, mais mon pays m’appartient ; j’obéis à la loi, mais c’est moi qui fais la loi. Depuis trop de siècles nous gémissons sous un joug étranger : qu’a donc de commun le sang de Charles Quint et le nôtre, dont son barbare fils a fait couler les flots sous le fer de ses bourreaux ? Quels sont donc les droits de la maison d’Autriche sur nos Provinces ? Jusqu’à quand les peuples seront-ils comme un vil troupeau qu’un père laisse en héritage à son fils ? Pourquoi l’Aigle altière s’élançant des bords du Danube vient-elle planer sur les rives tranquilles de la Meuse et de l’Escaut ? Prétend-t-elle donc couvrir de ses ailes superbes l’univers entier ? Eh ! Pour quoi nos ancêtres ont-ils abandonné la cause de généreux Batave ? Comme lui nous serions libres et indépendants : profitons au moins de la mort de Joseph II pour secouer à jamais le joug étranger. Nous ne devons rien à son successeur, nul ferment ne nous lie à lui, et Joseph, en trahissant les siens, a brisé les nôtres.
Prince infortuné, je n’insulte pas à ta cendre, je respecte ta mémoire : une mort cruelle et prématurée ne t’a pas permis de réparer dans une tranquille et prudente vieillesse, les fautes d’une jeunesse impétueuse et bouillante : tu voulus être grand, tu voulus être conquérant, tu voulais même, dit-on, être compté dans ce petit nombre de Souverains qui ont été l’amour et les délices de la terre, eh ! Quel nom emportes-tu au tombeau ? Environné des voiles de la mort, tu l’as dit toi-même : « Je ne regrette pas le trône, une seule chose m’afflige, c’est qu’après tant de peines et de sollicitudes, j’aie si peu fait d’heureux et tant d’ingrats ; mais c’est apparemment une fatalité attachée au trône. »
Puisse ton auguste frère, en montant sur ce trône, instruit par ton exemple terrible, respecter ses nombreux sujets, et répandre sur ses peuples le bonheur qu’il versait sur le Toscan soumis ! mais qu’il renonce à l’espoir d’enchaîner le Lion Belgique : qu’il soit notre allié, mais non pas notre maître ! nous ne devons plus en avoir, nous sommes libres...
Âme de d’Egmont passez dans mon âme ! Soutenez mon courage, et que, comme le vôtre, tout mon sang coule, s’il le faut, pour cimenter le monument auguste de la liberté belgique.

PARTIE DU PEUPLE.

Vive Walckiers ! Vive la liberté !

PARTIE DU PEUPLE.

Vivre libres, ou mourir.

LE COMTE DE LA MARCK.

Édouard, tu fais passer dans nos âmes tout le feu de ton patriotisme : comme toi chacun de nous jure de verser son sang pour la patrie, mais ne nous aveuglons pas, et ne prenons pas pour l’énergie de la vertu, ce qui n’est que la fièvre du fanatisme.
Que Joseph, en trahissant ses serments, nous ait dégagés des nôtres, je le veux : mais qu’avons-nous à reprocher à son vertueux frère ? Ne nous rend-t-il pas tous nos privilèges ? Ne réfère-t-il pas le nœud sacré que Joseph avait lâché, mais qui ne peut se rompre ? Et quand Léopold nous rend tout, quand il nous offre plus encore que nos ancêtres n’ont exigé, nous osons lui disputer ses droits ! Ses droits jurés par nos pères à son auguste mère ! Ses droits écrits dans le ciel, et reconnus par l’univers !
L’homme ne doit pas changer le Dieu de ses pères ; l’homme ne peut changer son père ; aurait-il donc le droit de changer son Souverain ?
Tu parles de l’honneur d’être libres, mais de combien de sang nous faudra-t il encore arroser le drapeau de la liberté ? Eh ! Pouvons-nous dans l’état déplorable où nous sommes réduits, espérer de la défendre : crois-tu que ces murs de Luxembourg qui ont bravé la valeur de quatre vingt mille Français, vont tomber à l’approche de nos soldats exténués et découragés ? Comptes-tu sur la valeur de ces volontaires, lions dans nos cités, et daims dans nos campagnes ? Ne vois-tu pas au contraire la foudre qui s’élance de Luxembourg, et qui vient renverser les murailles de Namur, et celles de Bruxelles même.
Mais quand, contre toute apparence, nous pourrions repousser l’Aigle altière jusqu’aux bords du Bosphore, pour qui combattrons-nous ? pour des tyrans mille fois plus cruels et plus despotes que Philippe II lui-même : c’est donc pour eux que nous verserons notre sang, que nous repousserons le vertueux Léopold, qui nous tend les bras en père ; qui ne veut nous soumettre que pour nous rendre heureux ; qui, lorsque ses ministres lui montrent la nécessité d’envoyer promptement de nouvelles troupes à Luxembourg, répond : « C’est en Silésie que je veux faire la conquête des Pays-Bas : je ne ruinerai pas mon pays, je n’égorgerai pas mes sujets ; quand ils seront las des tyrans qui les oppriment, c’est alors qu’ils reviendront d’eux-mêmes se jeter dans mes bras qui leur seront toujours ouverts, c’est alors qu’ils viendront me solliciter de les regarder comme mes enfants. »
Eh ! c’est ce Prince que nous repoussons ! et pour nous soumettre... à qui ? à un Vander-Noot, à un Van Eupen : nous refusons d’obéir à un Roi vertueux, bienfaisant, pour tendre le col au joug des prêtres et des moines...
Ah ! Citoyens, citoyens, croyez que de tous les tyrans il n’en est pas de plus cruels et de plus despotiques ; puisqu’ils punissent même la pensée ; qu’au nom de Dieu, ils font égorger le frère par le frère, le père par le fils, et que, pour venger le ciel, ils sont toujours prêts à faire ravager la terre.
Tu vantes les douceurs de la liberté. Walckiers, compare les angoisses perpétuelles du Batave, s’agitant sans cesse dans son indépendance factice, au bonheur, au calme heureux qu’un Roi citoyen vient d’assurer au Français : heureux ! mille, fois heureux le peuple gouverné par un semblable Souverain.
Eh ! voilà le sort que nous propose Léopold, et nous pourrions le refuser !
Ces temps sont passés où les Souverains, regardant leurs peuples comme un troupeau d’esclaves nés pour obéir à leurs caprices, se faisaient une gloire de les faire égorger pour servir leur ambition. Le Français vient de rappeler l’homme à ses droits, il a posé les justes bornes où finit le pouvoir du Prince, où commence la liberté du sujet : bientôt la lumière s’élancera des bords de la Seine sur le globe entier, et répandra ses rayons sur toute la terre : alors les peuples reprendront leurs droits trop longtemps méconnus, alors les tyrans trembleront : mais la postérité reconnaissance consacrera dans les fastes de l’humanité les moins réunis de Louis XVI et de Léopold.
Mon sang, comme le tien, Walckiers, est prêt à couler pour la patrie, et si le peuple, persiste à vouloir être libre, je ne balancerai pas à obéir à la voix du peuple ; mais en mourant pour la liberté, puissé-je être la dernière victime qui lui soit immolée ! et mon dernier soupir sera encore un vœu pour voir le Belge se jeter dans les bras de son père et de son Souverain.

PARTIE DU PEUPLE.

Léopold est un bon Prince, il a rendu le Toscan heureux.

PARTIE DU PEUPLE.

Léopold est notre Souverain.

VAN-SCHON-SWAARTZ.

Monsieur Herries, me serait-il permis de faire part à ces Messieurs d’une réflexion ?

HERRIES.

Monsieur le Président, un citoyen demande s’il peut nous faire part d’une réflexion ?

WONCK.

Il est citoyen, il est membre de notre Société. Qu’il parle, Monsieur Herries, nous l’écouterons avec plaisir, avec reconnaissance.

HERRIES.

Monsieur, la parole vous est accordée.

VAN-SCHON-SWAARTZ.

Citoyens, vous venez d’entendre la lecture des propositions de Léopold, elles respirent la bienfaisance et la douceur, elles annoncent un Prince sage qui veut être le père de ses sujets, elles font un gage assuré du bonheur du peuple ; mais permettez-moi de vous le dire, Citoyens, cette pièce n’a aucune authenticité : elle est du Grand-Duc de Toscane, et non du Roi de Bohême et de Hongrie : et cependant Léopold est déjà sur le trône de Bohême et de Hongrie ; elle n’est munie d’aucune signature : je sais que Léopold ne peur traiter directement avec des sujets qu’il regarde comme rebelles, que ce serait reconnaître leur indépendance, mais pourquoi le Duc de Saxe-Teschen, qui se vantait du titre de Brabançon, n’a-t-il pas la noble hardiesse de venir, muni des pleins pouvoirs de Léopold et de sa signature, se présenter aux États, et traiter en son nom avec la nation : voilà le seul moyen de nous inspirer de la confiance ; qu’il vienne, qu’il nous dise, je vous apporte ma tête pour garant de la parole de mon frère, alors il confondra le fanatisme des prêtres, et l’hypocrisie des Vander- Noot et des Van Eupen ; alors il les forcera au silence, et le peuple au bonheur.

PEUPLE.

Que le Duc de Saxe-Teschen vienne.

LE BARON DE LAUNE.

Une chose que vous ignorez, Messieurs, et qui va sans doute vous étonner, mais que je puis vous assurer sur ma parole d’honneur, c’est que, tandis que la nation n’a pas encore mis en délibération, si elle accepterait, si elle rejetterait les propositions de Léopold, déjà une députation secrète de ce Congrès, qui affecte tant de zèle pour la liberté du peuple a été en conférence avec le Prince de Kaunitz, et lui a proposé de la part de Vander-Noot, et de Van Eupen, de remettre son maître en possession des Pays-Bas, a des conditions auxquelles on assure que le Roi de Hongrie n’a pas voulu se prêter ; étant persuadé que les Flamands préféreront recevoir la paix aux conditions qu’il leur a proposées, à se voir tyranniser par des gens pour lesquels ils ne peuvent plus avoir qu’un souverain mépris.

WONCK.

Eh ! quand même les conditions proposées à Léopold de la part de Vander-Noot, ne seraient pas attentatoires à la liberté des Brabançons, a-t-il donc le droit de stipuler au nom de quelques individus et au sien, avant d’avoir reçu les ordres du peuple ? n’est-il pas évident que Vander-Noot est un traître qui mérite d’être proscrit par ses concitoyens.

PARTIE DU PEUPLE.

Périsse Vander-Noot.

PARTIE DU PEUPLE.

Vander-Noot est traître à la patrie, qu’il périsse !

WONCK.

Peuple, modérez-vous !

WALCKIERS.

Eh ! comment se modérer ! comment contenir son indignation, quand on fait que l’homme qui ose insulter ainsi les lois du pays dont il s’est fait le ministre, n’est de venu patriote que parce que le feu Empereur a dédaigné d’en faire l’agent de ses volontés, et que depuis l’avènement de Léopold à la couronne, il a voulu se faire acheter, et vendre en même temps à ce monarque ses anciens sujets : que dire du système tranchant d’un hypocrite qui, vivant au sein de la plus honteuse prostitution, étant vendu aux ennemis du culte dont il se dit le protecteur, a l’audace de faire des traités particuliers qu’il voudrait faire regarder comme le vœu de la nation. L’ignorance, la fourberie, la perfidie de Vander-Noot, ne peuvent donc être égalées que par l’audace avec laquelle il ose fouler aux pieds les lois de son pays : mais les moyens lui manquent, le traître est démarqué, et son protectorat ne sera pas long.

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, CHAPEL, PEU PLE

 

WONCK.

Qu’avez-vous, Monsieur Chapel ? Quel nouveau forfait venez-vous nous annoncer ?

СНАРЕL.

Tout est perdu : la tyrannie est à son comble ; Vander-Noot et les prêtres triomphent, Bruxelles, cette nuit, doit nager dans le sang : cette nuit ses meilleurs citoyens seront égorgés...

WONCK.

Que voulez vous dire, Monsieur Chapel ?

CHAPEL.

Que nos maisons et nos personnes sont dénoncées par Vander-Noot à la vengeance du peuple : écoutez ce que les prêtres, changeant les temples de la paix en arsenaux du fanatisme, ont fait afficher sur les colonnes sacrées de toutes les églises, et qu’ils lisent eux mêmes à la plus vile populace dont ils allument la fureur en effrayant la conscience.

Avis aux vrais Patriotes.

« Comme il se trouve dans la ville un projet pour détruire la religion, la constitution et la liberté, pour y placer des intrigants d’une soi-disant Société patriotique, ayant pour chefs Walckiers, Chapel, d’Otrange, Van Schelle, nous prions tous les vrais patriotes de se rendre à dix heures du matin dans l’Église de sainte Gudule, où le très saint Sacrement des miracles sera exposé, et la sainte table continuellement ouverte, pour soutenir l’assemblée des États, que ces coquins veulent empêcher. »
Je vois la colère se peindre dans tous vos yeux : attendez, elle va redoubler en entendant ce second placard, plus menaçant, plus incendiaire encore, placé en plein jour, sous nos yeux, sur les portes de nos maisons par les dignes ministres de l’aristo-théocratie.

Cette maison sera pillée,
Le propriétaire égorgé.
Pour maintenir la liberté :
Qu’ainsi soit la publicité.

WALCKIERS.

Vous l’entendez, Citoyens, vous l’entendez avec indignation : la tyrannie cesse enfin de se masquer, elle se lève, elle fait briller le fer dont la main est armée : attendrons-nous tranquillement que des scélérats armés du poignard du fanatisme, enfoncent nos maisons, et viennent nous égorger dans les bras de nos femmes et de nos enfants ! citoyens, prévenons leur fureur, armons-nous, rassemblons-nous, marchons à l’hôtel de ville, faisons-en descendre ces États despotes et tyranniques, emparons-nous surtout des deux monstres qui les président : le venin du serpent est dans sa tête, c’est cette tête qu’il faut abattre. Je réponds de tous les braves volontaires de ma compagnie.

LE BARON DE LAUNE.

Je réponds de la mienne et de celle du brave Monclergeon, marchons.

LE PEUPLES.

Nous vous suivons, descendons les États.

WONCK.

Arrêtez, Citoyens, peuple, écoutez-moi : qu’allez-vous faire ? dans quel sang allez-vous tremper vos mains dans quel sang voulez-vous vous baigner ? c’est dans celui des Brabançons ; c’est dans celui de vos concitoyens ; c’est dans celui d’un peuple, ingrat sans doute, mais égaré par des scélérats, mais aveuglé par des prêtres : voulez vous donc disculper le crime par le crime ? voulez-vous donc justifier le fanatisme par la cruauté.

WALCKIERS.

Voulez vous donc qu’on nous égorge sans défense.

WONCK.

Écoutez-moi, vicomte, et modérez, s’il est possible, cette généreuse ardeur, ce bouillant courage, qui trop souvent vous emportent au-delà du but : nos maisons, nos per sonnes sont menacées, mais par qui ? par une populace sans armes, sans ordre, sans chefs apparents : notre crainte seule ferait sa hardiesse et son courage, il suffira, pour la dissiper, de lui présenter un front calme, de lui montrer qu’on la méprise ; vous êtes sûr de votre Compagnie, Monsieur le baron de Laune nous répond de la sienne et de celle de Monsieur de Monclergeon, en voilà assez pour contenir les séditieux : rassemblez vos braves volontaires, armez-les, marchez à leur tête, et présentez-vous en bon ordre partout où la populace se portera : surtout, Messieurs, et je vous en conjure au nom sacré de la patrie, au nom de la liberté, défendez à tous vos volontaires de faire feu : que le sang d’aucun citoyen ne coule sous vos mains ; défendez-vous, mais n’égorgez pas : la populace est partout comme un essaim d’Abeilles qui sort en bourdonnant de sa ruche : si vous en écrasez une seule, vous les mettez toutes en fureur ; jetez dessus une poussière légère, elles rentrent à l’instant dans leurs tranquilles cellules.

LE COMTE DE LA MARCK.

Ne méprisons pas trop cette vile populace : songeons qu’elle est ameutée par des hommes puissants, soutenue par les États, excitée par des prêtres, animée par le fanatisme : peut-être pour la repousser, aurons-nous besoin des plus grands efforts ; peut-être dans deux heures le sang dès meilleurs citoyens va ruisseler dans Bruxelles : l’État est en danger, déployons donc enfin le drapeau de la loi martiale. Aux maux extrêmes, il faut des reine des violents. Il faut opposer à l’ostracisme de Vander-Noot et de Van Eupen, au despotisme des États, au fanatisme des prêtres, un pouvoir plus légal, plus grand encore, et plus sacré.
Les Romains, dans les moments désespérés de la République, nous en ont donné l’exemple : ils baissaient les faisceaux des consuls et des tribuns devant les haches de la dictature : comme eux, créons un dictateur, donnons-lui pour quelque temps un pouvoir devant lequel tous les autres cessent. C’est le seul moyen d’imposer silence aux prêtres, aux États, de dissiper la populace, et de ramener dans nos murs le calme et la paix.

LE PEUPLE.

Un dictateur, un dictateur : et vive d’Aremberg !

WONCK.

Peuple, citoyens, écoutez-moi : savez-vous ce qu’on vous propose ? savez-vous qu’on vous offre un maître ? savez-vous que vous renoncez à votre liberté ? point de dictateur.

LE COMTE DE LA MARCK.

Peuple, citoyens, un dictateur seul peut dans ce moment sauver l’État : je sais que son pouvoir, entre les mains d’un homme ambitieux, peut devenir la ruine de la liberté : mais il est parmi vous un citoyen dont l’âme toute républicaine vous est connue, qui a sacrifié à la liberté, à la patrie, la faveur de son Souverain, les dignités, les titres, les honneurs dont il était comblé ; qui préfère le titre de citoyen à celui de Duc ; qui, en 1787, reçut de vous le surnom honorable de sauveur du peuple : citoyens qui m’écoutez, rappelez-vous ce jour d’effroi, ou dans ces murs on n’attendait plus que le signal du carnage, ou déjà l’on voyait briller le fer étincelant et la flamme menaçante : le Duc Dursel se jette entre le peuple et le soldat : il présente son sein au fer du furieux, il couvre de son corps le corps du citoyen, il désarme le guerrier, il éteint dans la main la flamme dévorante, il sauve Bruxelles. Voilà le chef que je vous propose : il réunit aux vertus du citoyen les talents du politique et du guerrier, il connait les plaies faites à l’État et à notre Constitution, il gémit sur le sort de l’armée ; il peut tout réparer, il peut rendre au peuple son pouvoir usurpé, à notre armée la force nécessaire pour protéger le peuple : craignez-vous qu’il abuse du pouvoir que vous lui confierez ? bornez-en vous-même la durée. Citoyen, je fais la motion que le Duc Dursel soit nommé dictateur, et que son pouvoir législatif et militaire soit absolu, jusqu’au parfait rétablissement du calme.

PEUPLE.

Vive le Duc Dursel ! vive le dictateur !

LE COMTE DE LA MARCK.

Amis de la patrie, qui frémissez sur son danger, qui sentez la nécessité d’un dictateur, rangez vous autour de moi.

WONCK.

Amis de la liberté, dignes Républicains qui frémissez au nom d’un maître, entourez moi.

Presque tous les membres de l’assemblée, ainsi que le peuple, se rangent du côté du Comte de la Marck ; il ne reste auprès de Wonck que Verlooy, Daubremez, Herbiniaux, Simons, Herries et le Comte des Rozières. Walckiers reste seul au milieu des deux partis.

LE PEUPLE.

Vive le Duc Dursel ! Vive le dictateur !

LE COMTE DE LA MARCK.

Monsieur Wonck, vous entendez ces cris, vous voyez tous ces bons citoyens qui, même en vous admirant, passent de mon côté.

WONCK.

Vous l’emportez, Monsieur le Comte, et je me rends : mais écoutez-moi ; Citoyens, peuple, écoutez-moi : c’est à la nation seule à choisir, à nommer son dictateur ; eh ! qui sommes-nous ? qui nous a constitués ses organes et ses représentants ? nous ne formons qu’une faible partie des citoyens même de Bruxelles ; nous parlons contre les despotes, et nous nous en arrogeons les droits : nous parlons de liberté, et nous la foulons aux pieds : rassemblez donc au moins tous les volontaires ; rassemblez le peuple entier sur la grande place ; alors proposez-lui le Duc Dursel pour dictateur, que les volontaires, que le peuple le nomment, j’y souscris.

LE PEUPLE.

Vive Wonck ! honneur au peuple ! marchons à la place.

WALCKIERS, tirant son épée.

Le temps presse, le fer de l’assassin est levé, il est temps d’agir, et non pas de délibérer. Qu’il soit dictateur ou non, il nous faut un chef : je propose de reconnaître le Duc Dursel pour chef militaire de tous les serments, et je lui jure en cette qualité obéissance.

LE BARON DE LAUNE, tirant son épée.

Je jure au Duc Dursel, obéissance, au nom de tous les serments.

WONCK, étendant la main.

Je reconnais, au nom de tous les bons citoyens, le Duc Dursel pour chef de tous les serments armés pour la défense de la patrie ; je jure fidélité au peuple seul Souverain, et obéissance dans Bruxelles au Duc Dursel pour le maintien de la liberté.

LE COMTE DES ROZIÈRES, tirant son épée.

J’adopte au nom de toute l’armée le se ment de Monsieur Wonck, je jure fidélité au peuple seul souverain, et obéissance dans Bruxelles au Duc Dursel pour le maintien de la liberté.

LE PEUPLE.

Souveraineté au peuple ! obéissance au Duc Dursel pour le maintien de la liberté.

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, VANDERHAGUE, FRANQUEN, VOLONTAIRES de Franquen

 

VANDERHAGUE.

Franquen, faites retirer cette populace.

FRANQUEN.

Volontaires, chassez cette canaille, et gardez cette porte, que personne n’entre.

Les volontaires font sortir le peuple qui se retire en murmurant.

VAN-SCHON-SWAARTZ, sortant avec le peuple.

Messieurs, nous vous reconnaissons tous pour de braves et loyaux citoyens ; vous nous trouverez sur la place.

VANDERHAGUE.

Messieurs, c’est avec regret que je vous ordonne au nom des États souverains du Brabant, de vous séparer : ils vous défendent, sous peine d’être déclarés séditieux et traitres à la patrie, de vous réunir à l’avenir, et de tenir aucune assemblée publique, ou comité secret. WONCK.

Et c’est vous, Monsieur Vanderhague, qui vous êtes chargé de nous signifier cet ordre ! que ce Franquen, dont le front ne fait plus rougir, se soit vendu à un Vander-Noot, qu’il soit le digne ministre de sa prostituée, l’émule de Van Hammes et de Des Loondes, je n’en suis pas surpris ; le bras est digne de la tête ; mais que vous...

VANDERHAGUE.

Monsieur, j’obéis aux représentants du peuple, nos seuls Souverains, obéissez de même.

WONCK.

Ignorez-vous qu’un des privilèges des Brabançons, est la liberté qu’ont tous les citoyens de s’assembler en comités publics ou particuliers, de consigner leurs plaintes, et d’en présenter l’adresse au Souverain même : vos États ne sont-ils nos représentants, que pour violer nos droits et nous ravir notre liberté ?

VANDERHAGUE.

Je vous l’ai déjà dit, Monsieur, j’obéis aux États mes seuls Souverains : pour vous, Monsieur Wonck, et vous Monsieur Walckiers, il vous est ordonné de vous présenter aujourd’hui aux États assemblés pour y rendre compte de votre conduite.

WONCK.

Oui, nous nous y présenterons ; oui, nous y rendrons compte de notre conduite, et pour qu’ils ne puissent plus douter de nos sentiments, voilà sur ce bureau l’adresse qui contient nos vœux : je la signe et vous pouvez la leur présenter.

Tous les Membres signent l’adresse.

HERRIES.

Nous la signons tous.

WALCKIERS, s’approchant de Vanderhague qu’il amène sur l’avant-scène, et lui parlant bas.

Écoute, Vanderhague, tu es sa honte de la noblesse brabançonne, tu es un malheureux que je veux punir de la bassesse : viens avec moi te promener à Laecken.

VANDERHAGUE.

Vous vous oubliez, Monsieur Walckiers, mon sang est tout à ma patrie, il ne doit couler que pour elle.

WALCKIERS, lui frappant le visage de son gant.

Lâche !... vas, tu es bien fait pour servir des moines ; et ma main même serait souillée en tombant sur ta joue : c’est avec le fouet qu’on doit frapper l’esclave.

VANDERHAGUE.

Franquen, exécutez donc vos ordres.

FRANQUEN.

Volontaires, faites sortir ces séditieux.

WALCKIERS.

Volontaires, ne rougissez-vous pas de déshonorer ainsi l’habit que vous portez : quel infâme métier faites vous allez, vous n’avez du courage que contre des vieillards désarmés, ou des femmes alitées et mourantes : vous êtes bien dignes de votre Capitaine.
Adieu Vanderhague, quand nous nous rencontrerons, je te traiterai comme tu le mérites... Messieurs, notre point de réunion sera dans deux heures, chez Monsieur le Duc Dursel.

 

 

Scène VI

 

VANDERHAGUE, FRANQUEN, VOLONTAIRES

 

FRANQUEN.

Avec quel mépris cet insolent vous traite !

VANDERHAGUE.

Il n’a pas trop de tort ; et avouons-le entre nous, nous faisons là tous les deux un bien vilain métier.

FRANQUEN.

J’en conviens : mais on ne peut pas toujours choisir son rôle, et quand ceux de maîtres sont pris, il faut bien se charger de ceux de valets : croyez-vous que je ne rougis pas en secret d’être l’âme damnée d’un Vander-Noot, pour lequel je ne puis m’empêcher d’avoir le plus souverain mépris.

VANDERHAGUE.

Je le méprise autant que vous, mais il m’a fait Commandant de Bruxelles, il a d’excellent vin, dont nous buvons largement, d’assez laides catins, mais bien routinées et fort complaisantes, et dans ce moment il est le plus fort.

FRANQUEN.

Ajoutez qu’il a la disposition des finances, et que j’ai encore plus besoin d’argent que vous n’avez fois.

VANDERHAGUE.

Mais qu’on pille demain sa cave ou le trésor, je suis démocrate en diable.

FRANQUEN.

Je vous en livre autant, et je vous conduis Vander-Noot ou Van Eupen au gibet, avec autant de plaisir que j’arrêterais aujourd’hui Wonck ou Walckiers. N’oublions pas leur adresse, présentons-la au peuple comme détruisant la religion, et qui pis est, favorisant le royalisme.

VANDERHAGUE.

Supérieurement pensé : mais allons rendre compte à la Pineau du succès de notre expédition.

FRANQUEN.

Et la lui faire payer.

 

 

ACTE II

 

Le Duc Dursel ou l’ambition maternelle

 

Le Théâtre représente l’appartement de la Duchesse Dursel.

 

 

Scène première

 

LA DUCHESSE DURSEL, VAN EUPEN

 

À la levée de la toile, Van Eupen est assis sur un sofa, la Duchesse est à genoux à ses pieds achevant sa confession.

LA DUCHESSE.

Révérend Père, il me reste encore un nuage sur la conscience, que vous seul pouvez dissiper.

VAN EUPEN.

Parlez, Madame, parlez en assurance, laissez-moi descendre tout entier dans cette conscience trop large ; laissez m’en pénétrer les plus obscurs replis, et croyez que mon cœur brûle du désir de rapporter au bon pasteur sa brebis égarée.

LA DUCHESSE.

Mon Père, Dieu peut nous donner des Rois dans la colère, mais ne devons-nous pas respecter en eux l’Oint du Seigneur ? ne sont ils pas sur la terre l’image de la Divinité ? n’ai je pas offensé le Ciel en me révoltant contre Joseph II né mon Souverain ? n’aggravai-je pas encore mon crime en continuant ma rébellion contre Léopold son légitime successeur, et en excitant, par mon exemple et mes discours, le peuple à me connaître son Roi ?

VAN EUPEN.

Que dites-vous, Madame ? si quelque chose peut laver ces taches sans nombre dont votre âme est fouillée ; si quelque chose peut vous faire trouver grâce aux yeux du Père des Miséricordes, c’est le courage avec lequel vous soutenez ce peuple faible, contre les Nérons ennemis de nos lois qui veulent détruire la religion, et dépouiller ses saints ministres : Rois impies, vases infects, vases de putréfaction, que l’Éternel a destinés de toute éternité à être des instruments de colère et de vengeance ; mais qui se briseront comme l’argile entre les mains des Prédestinés. Nouvelle Judith, nouvelle Deborah, que n’avez-vous pu répandre le sang de cet Holopherne, percer le crâne de ce Sizara qui voulait renverser le temple saint ! que ne pouvez-vous, comme l’illustre Marquise de Tavora, exciter contre son successeur tous les vrais fidèles ? ouvrez les yeux de la foi, femme timide et pusillanime, percez les voûtes du ciel, et voyez assis sur les trônes de l’éternelle gloire, ces illustres martyrs qui ont sacrifié leurs jours, immolé leur gloire temporelle, répandu leur sang, pour délivrer la sainte Église de ses persécuteurs et de ses tyrans.
Bienheureux Clément, courageux Ravaillac ; intrépide Gérard, et vous très saint père Malagrida, vous jouissez, dans le sein même de Jésus, d’une béatitude aussi pure que douce.

LA DUCHESSE, se levant et éclatant de rire.

Oh ! pour le coup, très révérend père Van Eupen, le trait est un peu trop fort : vous croyez sans doute avoir à vos pieds l’imbécile, Cardinal de Malines.

VAN EUPEN, déconcerté.

Madame, Madame, oubliez-vous que je représente en ce moment le Dieu des vengeances ou des miséricordes ?

LA DUCHESSE.

Vous représenterez tout ce que vous voudrez, mon cher Van Eupen, mais je suis lasse de jouer à vos pieds le rôle d’une imbécile : vous sentez bien que je ne m’y suis prosternée que pour lire dans votre âme, et non pour vous ouvrir la mienne : croyez moi, quittons tous les deux le masque qui nous gêne, sans nous déguiser, et parlons franchement : le voulez-vous ?

VAN EUPEN.

Soit, Madame ; mais ne croyez pas me tromper.

LA DUCHESSE.

Je n’en ai ni besoin, ni envie ; et, pour vous faire connaître toute ma franchise, je vais la première vous parler à cœur ouvert, et vous livrer mon secret. Asseyons-nous.

VAN EUPEN.

Volontiers.

Tous deux se remettent sur le sofa.

LA DUCHESSE.

Je suis née Brabançonne, vous le savez, Van Eupen, le sang qui coule dans mes veines, est celui dont le barbare Philippe II inonda ses échafauds : c’est à ce sang que le généreux Batave dut sa liberté : ce sang s’irrite encore, il bouillonne dans mon cœur au seul nom d’un tyran : mon âme s’élève au mot d’indépendance, et je sens que je serais Républicaine, si je n’étais pas mère.

VAN EUPEN.

Je ne vous entends pas, craignez-vous pour les jours de votre fils.

LA DUCHESSE.

Ah ce n’est pas la mort que je redoute, c’est de le voir vivre sujet.

VAN EUPEN.

Il sera libre comme nous.

LA DUCHESSE.

Mais il y aura des égaux : et mon cœur ne met pas de différence entre un égal ou un Roi : connaissez-moi donc enfin toute entière : je brûle du désir de voir un jour mon fils régner sur la Flandre et le Brabant : ce désir impérieux me tourmente, c’est le seul but de toutes mes actions !

VAN EUPEN.

Y pensez-vous, Madame ? un citoyen, d’une naissance illustre, j’en conviens, nous donnerait des lois.

LA DUCHESSE.

Pourquoi non ? la maison d’Aremberg vaut peut-être bien la maison d’Orange, qui, à peine échappée à la hache des bourreaux de Philippe II, devint souveraine sur les riches bords de l’Amstel, et avant la révolution d’un siècle donna un Roi à l’Angleterre.

VAN EUPEN.

Eh bien ! Madame, je puis faire votre époux Souverain de la Belgique, plus aisément que je ne puis faire de la Belgique une République.

LA DUCHESSE.

Ne me flattez-vous pas ?

VAN EUPEN.

Non, Madame : elle peut choisir un maître, mais jamais elle ne sera libre.
L’état de nature chez tous les peuples, est l’état républicain. La puissance des Républicains, leur opulence, ont amené leurs vices ; les vices, la lâcheté du peuple, et l’ambition des riches : dès qu’il y a eu un lâche et un ambitieux, il y a eu un maître et un esclave.
Le passage de la liberté à l’esclavage est imperceptible, le retour de l’esclavage à la liberté demande un effort violent qui ne peut se faire que par une convulsion terrible.
C’est l’oppression poussée à son comble, qui peut seule produire cet effort violent. Tous les peuples de la terre peuvent bien lever l’étendard de la liberté, mais peu sont faits pour le conserver élevé.
Pour qu’un peuple soit libre, il faut qu’il soit pauvre, courageux ou éclairé.
Je ne connais sur la terre que deux peuples vraiment libres, deux peuples qui se reposeront à jamais à l’ombre du chêne auguste de la liberté : le Suisse et l’Américain. L’un était pauvre et courageux, l’autre vertueux et éclairé.
Car je ne compte pas au nombre des peuples républicains, l’opulent Batave, courbé lâchement sous son Stathouder esclave des cours de Londres et de Berlin ; ni le lâche Vénitien, ni l’orgueilleux Génois tremblants devant un sénat de cent tyrans, ni ce faible Genevois, offrant sans cesse sa liberté au premier Souverain qui daignera la lui marchander.
Le Belge, encore moins qu’eux, est fait pour être libre : courbé sous le double joug de l’aristocratie et du monachisme, c’est un bœuf Pesant qui trace docilement son sillon, faute de connaître sa force.
Le peuple n’est rien dans la Belgique. La noblesse et le clergé sont tout. Le noble arrêtant sur lui toutes les grâces d’un Souverain, aime mieux être l’esclave d’un Roi, que l’égal d’un paysan. Le prêtre n’a pour base de son pouvoir temporel que le fanatisme et la stupidité : voyez vous ces retraites de Cénobites qui le disputent en magnificence aux palais des Rois, s’élever sur le sol de la liberté : non, une riche abbaye est toujours environnée de paysans abrutis.

LA DUCHESSE.

Est-ce Van Eupen, est-ce un prêtre qui me parle ?

VAN EUPEN.

Non Madame, c’est un homme qui méprise également et cette noblesse sans courage, et ce clergé sans lumière, et ce peuple imbécile, mais qui s’en sert comme un guerrier dont l’épée vient de te briser, s’arme en rougissant d’un bâton, qu’il jette avec dédain, quand il a terrassé son ennemi.

LA DUCHESSE.

Mais qui a pu vous déterminer à vous faire chef d’une révolution à laquelle vous ne croyez pas ?

VAN EUPEN.

La crainte et la vengeance.

LA DUCHESSE.

Expliquez-vous plus clairement.

VAN EUPEN.

Mon sein n’enferme pas un cœur qui soit de pierre,
Je suis homme, Madame, et la chair a des droits.

LA DUCHESSE.

Eh bien ?

VAN EUPEN.

La punition sévère d’une faute trop naturelle, fut la cause de ma grandeur : j’aimais une jeune Demoiselle d’Anvers, fille d’un Capitaine du régiment de L... Elle était ma pénitente, je la séduisis aisément ; sa docilité, sa simplicité me répondaient de sa discrétion. Mais je fus imprudent, des marques trop certaines de nos mystiques entretiens, décelèrent nos amours. Son père furieux menaça, elle trembla, et nomma son séducteur. Le Capitaine, au lieu d’assoupir prudemment la honte et celle de sa fille, me poursuivit criminellement. Prêt d’être arrêté, je fus averti à temps par l’évêque qui pouvait seul me faire arrêter. Je m’expatriai, et me refugiai à Breda, dans le moment même que Vander-Noot y sonnait le premier coup du tocsin de la rébellion, et y écrivait son manifeste. Il était entouré de quelques têtes aussi échauffées, aussi mal organisées que la sienne : ils formaient le plan de l’insurrection belgique : je vis avec étonnement leur ignorance absolue en matière de politique, je devinai la nullité et l’orgueilleuse présomption de Vander-Noot, je le flattai, bientôt je sus tous ses secrets, je devins l’âme et l’oracle de ce comité, et pour me venger de la justice qui tenait encore son glaive levé sur moi, je perdis mon pays, mais je ne perdis pas la tête : j’ai vu que mon règne serait de courte durée, je ne me suis occupé dans ma grandeur que de ma chute, j’ai préparé ma retraite, j’ai fait passer des millions en Hollande ; un superbe palais m’attend à Berg-op-zoom, et demain, si le vent tourne, je suis prêt à m’y rendre.

LA DUCHESSE.

Faites mieux : embrassez un projet plus grand, glus généreux : enchainez les destins, fixez la fortune ; faites mon époux Souverain de la Belgique, et régnez avec moi sous son nom.

VAN EUPEN, après quelques moments de réflexion.

Je le puis...

LA DUCHESSE.

Le voulez-vous ?

VAN EUPEN.

Oui. 

LA DUCHESSE.

Faisons-nous notre traité ?

VAN EUPEN.

Volontiers.

LA DUCHESSE.

Eh bien, mettez vous là, et écrivez...

Van Eupen s’assied au bureau, et écrit sous la dictée de la Duchesse.

VAN EUPEN.

Dictez, Madame.

LA DUCHESSE.

Le Duc Dursel sera reconnu Duc de Flandre et de Brabant.

VAN EUPEN.

Cet article souffrira peu de difficultés. Le Duc a pour lui la noblesse, je lui réponds des prêtres, les démocrates lui donneront le peuple. Mais ce n’est pas avec les forces seules de la Belgique que nous chasserons les troupes autrichiennes, que nous repousserons Léopold, et que nous conserverons la Souveraineté : il nous faut des alliés, et des alliés puissants : à tel prix que ce soit il nous les faut, et nous n’en avons pas le choix.
L’Angleterre, la Prusse et la Hollande font intimement liées ensemble, leurs forces réunies vont décider le destin de l’Europe, voilà nos alliés, et heureusement nous avons de quoi les payer.

LA DUCHESSE.

Avec quoi donc ?

VAN EUPEN.

Il faut savoir faire de grands sacrifices, Madame : il faut céder le port d’Ostende aux Anglais, et à la Prusse, qui va s’emparer de la principauté de Liège, tout ce que nous possédons au delà de la Meuse, qui marquera à l’Orient les limites de la Belgique. La Hollande n’exigera rien : c’est avec la cour de Londres qu’elle règlera les prétentions sur l’Escaut : il faut seulement unir vos deux maisons, en arrêtant le mariage du jeune Duc Dursel avec la Princesse d’Orange.

LA DUCHESSE.

Mais elle est promise au Prince de Brunswick.

VAN EUPEN.

Mais le Stathouder fait que le Batave ne voit pas cette alliance d’un œil satisfait. Le nom de Brunswick lui est odieux, il ne le prononce qu’en songeant à la perte de la liberté : la maison d’Orange trouvera donc le double avantage de satisfaire le peuple et de s’allier à une maison souveraine.

LA DUCHESSE.

Vous avez raison : mais dires-moi, Van Eupen, que ferons-nous des États ?

VAN EUPEN.

Cassés, Madame, cassés.

LA DUCHESSE.

Ce ne sera pas chose aisée.

VAN EUPEN.

De toutes nos opérations, c’est la plus facile : le premier usage que fera le Duc du pouvoir souverain, sera un acte de clémence, une amnistie générale, un rappel de tous nos exilés. Ils reviendront, ils ameuteront le peuple, le peuple demandera la cassation des États ; nous résisterons quelques moments pour la forme, et puis nous céderons.

LA DUCHESSE.

Ferons-nous arrêter Vander-Noot ?

VAN EUPEN.

Non pas, Madame, non pas : point d’éclat, point d’acte violent... un poison vif et prompt... C’est mon affaire.

LA DUCHESSE.

Et Wonck et Walckiers.

VAN EUPEN.

Il faut les avoir, Madame ; à tel prix que ce soit, il faut les avoir : ils nous répondront du peuple. Wonck est instruit, c’est un homme d’honneur, sur la vertu duquel on peut compter, excellent citoyen ; grand partisan de la constitution française, il sera votre chancelier.

LA DUCHESSE.

Y pensez-vous ? un homme imbu du mal français, n’est-il pas dangereux à la tête de la législation ?

VAN EUPEN.

Au contraire, Madame, songez que nous avons deux corps puissants à détruire : la noblesse et le clergé : nous pouvons bien les ébranler, mais le peuple seul peut les renverser.

LA DUCHESSE.

Mais si nous laissons goûter au peuple la douceur de la liberté, comment le soumettre.

VAN EUPEN.

En imitant la maison d’Orange, ce n’est que par degrés qu’elle a accoutumé le Batave à la plus dure servitude : le peuple est par tout un animal hébété qui s’enchaîne de lui-même : ainsi, faisons Wonck Chancelier, et Walckiers Garde du trésor.

LA DUCHESSE.

Et Vander-Mersch...

VAN EUPEN.

On lui facilitera la sortie d’Anvers, on le rétablira dans tous ses grades, mais il ne servira que sous M. le Comte de la Marck, qui n’a que son nom et point de capacité, c’est ce qu’il faut pour un généralissime.

LA DUCHESSE.

Qu’écrivez-vous donc là ?

VAN EUPEN.

Lisez...

LA DUCHESSE.

La religion catholique abolie !... y pensez-vous ?

VAN EUPEN.

Si vous n’écrasez pas le Clergé, vous ne serez jamais assise que sur un trône chancelant.

LA DUCHESSE.

Je le fais : mais comment, en y montant, exécuter un projet, dont la tentative seule a fait perdre à Joseph II les Pays-Bas ; qui a soulevé ses peuples contre lui ? n’est-ce pas le Clergé qui a causé la révolution ?

VAN EUPEN.

La religion nous a servi de prétexte, le clergé de trompette, mais personne n’a pris les armes pour défendre le bien des moines : depuis trop longtemps les peuples sont révoltés contre leur orgueil et leurs richesses : quand l’heure sera venu de prêcher contre eux la croisade française, j’ai mes prédicateurs tous prêts.

LA DUCHESSE.

Qui donc ?

VAN EUPEN.

Les Jésuites : nous les rappellerons, nous leur promettrons le dixième de toutes les maisons ecclésiastiques qu’ils feront détruire en prêchant le luthéranisme.

LA DUCHESSE.

Voudront-ils ?

VAN EUPEN.

J’ai leur parole.

LA DUCHESSE.

Écrivez-donc.

VAN EUPEN.

La religion catholique abolie, les évêchés, abbayes et couvents supprimés, les Jésuites rappelés pour être les ministres du saint Évangile.

LA DUCHESSE.

Mais que dira notre grand imbécile de Cardinal ? c’est un enragé qui a du crédit sur le peuple ; il est vrai qu’il est encore plus ambitieux que dévot. Le ferons-nous Patriarche ou Martyr ?

VAN EUPEN.

Ni l’un ni l’autre... Un bouillon jésuitique...

LA DUCHESSE.

Vous êtes an homme charmant.

VAN EUPEN.

Il ne me reste plus qu’à savoir sous quel titre,
Et du peuple et de vous je me verrai l’arbitre.

LA DUCHESSE.

C’est à vous même à vous placer.

VAN EUPEN.

Vous permettrez que, connaissant assez les grands pour ne jamais croire à leur reconnaissance, je me mette à l’abri de leur ingratitude.

LA DUCHESSE.

Prenez toutes vos sûretés.

VAN EUPEN.

Son Excellence Van Eupen, déclaré chef de la religion. grand-pensionnaire de Flandre et de Brabant, et premier ministre.

LA DUCHESSE.

Rien de plus juste, mon cher Van Eupen, et pour vous prouver toute ma confiance, toute ma bonne foi, toute ma sincérité, je signe ce traité sans la moindre réserve.

VAN EUPEN.

Et croyez-vous que Monsieur le Duc le signera ?

LA DUCHESSE.

Sans difficulté, s’il voit votre signature.

VAN EUPEN.

Qu’à cela ne tienne, Madame, la voilà : faites signer aujourd’hui Monsieur le Duc, et demain je pose la couronne sur sa tête...

Van Eupen voyant entrer le Comte de la Marck.

Serrez ce papier... Adieu, Madame la Duchesse... la force du lion, la prudence du serpent, ne suffisent pas sans le silence et la discrétion.

 

 

Scène II

 

LA DUCHESSE DURSEL, LE COMTE DE LA MARCK

 

LE COMTE.

Eh ! quoi, ma belle cousine, vous recevez chez vous ce tartuffe ? que prétendez-vous faire d’un pareil scélérat ?

LA DUCHESSE.

N’en dites pas de mal, c’est un homme charmant, et nous venons de signer notre traité d’alliance.

LE COMTE.

Y pensez-vous ? savez-vous que c’est le plus grand fourbe...

LA DUCHESSE.

Fourbe, je le sais : mais apprenez qu’en fait de fourberie, une femme de cour vaudra toujours deux Jésuites, et en voilà la preuve.

La Duchesse lui montre le traité fait avec Van Eupen.

Croyez vous qu’elle soit suffisante ?

LE COMTE, après avoir longtemps examine le papier.

Je n’en reviens pas : comment est-il possible que cet homme si fin ait pu donner contre lui une arme de cette force...

LA DUCHESSE.

Je suis, j’espère, maîtresse de son sort.

LE COMTE, examinant avec attention la signature.

Mais attendez, attendez donc, Cousine : le Jésuite vous a jouée, mais complètement jouée.

LA DUCHESSE.

Comment cela ?

LE COMTE.

D’abord vous voyez bien que cette écriture est contrefaite.

LA DUCHESSE.

Cela se peut... mais la signature, mon petit cousin, la signature...

LE COMTE.

La signature est fausse, ma belle Cousine.

LA DUCHESSE.

La signature est fausse ?

LE COMTE.

Et archi-fausse... Son Excellence le secrétaire d’État signe Van Eupen, et non pas Van Heupen

LA DUCHESSE.

Le scélérat !

LE COMTE.

Eh bien, ma belle cousine ! en fait de fourberie, une femme de Cour vaut-elle deux Jésuites ?

LA DUCHESSE.

Un Jésuite les vaut toutes : mais n’importe, ce papier ne m’en servira pas moins.

LE COMTE.

À quoi ?

LA DUCHESSE.

À fixer enfin l’irrésolution de mon pusillanime époux, à le forcer enfin à prendre couleur.

LE COMTE.

Et ne s’apercevra-t-il pas de la fausse signature ?

LA DUCHESSE.

Lui ? il est d’une franchise si bonne qu’il ne l’examinera pas seulement.

LE COMTE.

Et vous croyez qu’il va donner tête baissée, dans un projet qui, quand il serait franc, n’est qu’un tissu d’absurdités...

LA DUCHESSE.

Comment, Monsieur le Comte, un tissu d’absurdités !

LE COMTE.

Ôtez les deux articles de poison, il n’y a pas là un seul projet qui puisse s’exécuter.

LA DUCHESSE.

Vous en savez peut-être plus en fait de politique que Van Eupen.

LE COMTE.

Certainement, si c’est là toute sa science, Et savez-vous ce que je viens de faire ?

LA DUCHESSE.

Eh bien ! qu’avez-vous fait ?

LE COMTE.

Je viens de faire votre époux Souverain de la Belgique, et dans une heure, le peuple le proclame Duc de Flandre et de Brabant.

LA DUCHESSE.

Que dites-vous ?

LE COMTE.

Je sors de l’assemblée patriotique, où j’ai montré la nécessité de le déclarer dictateur. Vous savez ce que c’est qu’un dictateur ?

LA DUCHESSE.

Certainement.

LE COMTE.

Tous les Volontaires l’attendent sur la grande place, le peuple s’y porte en foule, c’est là qu’il va, malgré les États, remettre entre les mains le pouvoir souverain.

LA DUCHESSE, l’embrasant.

Ah ! cher Comte.

LE COMTE.

Vous voilà bien contente, ma belle cousine.

LA DUCHESSE.

Mon cœur nage dans l’ivresse : je serai donc vengée de Joseph II et de ses insolents ministres, je verrai mon époux assis au rang des Souverains ; mon fils régnera

LE COMTE.

Tout vous seconde, la cécité de mon frère, l’éloignement et l’inconduite du Prince de Ligne, ma tendresse dont je vous donne ; j’espère, une assez forte preuve...

LA DUCHESSE.

Que je n’oublierai jamais.

LE COMTE.

Il est vrai que la mort de Joseph II, de range un peu de si beaux projets, et qu’une insurrection qui, sous son règne, pouvait paraître juste, peut être appelée rébellion sous celui de Léopold. Nous n’avons pas les mêmes motifs pour briser son sceptre.

LA DUCHESSE.

Quand on peut placer son sang sur un trône, on peut bien manquer de fidélité à un Souverain éloigné, étranger, et le titre de mère est plus sacré que celui de sujette : un seul obstacle me désespère, c’est cette vertu de mon époux, fausse vertu dont il masque son manque de courage et son peu d’énergie : que ne suis-je à sa place !

LE COMTE.

Vous seriez le dieu des combats, ne vaut-il pas mieux être la mère des amours ?

LA DUCHESSE.

Voilà un propos français bien placé.

LE COMTE.

Ne nous fâchons pas.

LA DUCHESSE.

Non, d’honneur, vous n’êtes pas des hommes. Comment se peut-il faire que mon époux, loin de chercher à ramasser le sceptre que Joseph II laissait échapper de ses mains, ne s’enrichisse pas de ses dépouilles. Il ne respire que pour servir son nouveau Souverain, il n’aspire qu’à rendre la Belgique à Léopold.

LE COMTE.

Vous voyez combien il est nécessaire qu’il ignore toute l’étendue de nos projets : il faut l’amener petit à petit à notre but, l’y conduire pas à pas, l’y mener en aveugle, de manière qu’il ne l’aperçoive qu’en le touchant, et qu’il se trouve trop avancé pour pouvoir reculer : à l’exemple du Duc de Bragance qui n’apprit la révolution de Portugal qu’en s’éveillant sur le trône.

LA DUCHESSE.

Secondez-moi : le voici.

 

 

Scène III

 

LE DUC DURSEL, LA DUCHESSE DURSEL, LE COMTE DE LA MARCK

 

LE COMTE.

Duc, le Brabançon ouvre enfin les yeux, il reconnait en vous son vengeur et son appui, c’est dans vos mains seules qu’il remet aujourd’hui l’étendard de sa liberté, c’est de vous seul que son sort va dépendre.

LE DUC.

Que voulez-vous dire, mon cher Comte ?

LE COMTE.

Que tous les volontaires assemblés sur la grande place vous y attendent. Ils vont vous proclamer leur chef. Ils vont vous prêter serment d’obéissance et de fidélité : le peuple en foule inonde la place, et tel titre que vous vouliez prendre, il est prêt à vous le donner.

LE DUC.

Je n’en ambitionne que deux, celui de bon citoyen, celui de sujet fidèle.

LA DUCHESSE.

Ah ! Monsieur le Duc, si vous vouliez...

LE DUC.

N’achevez pas, Madame, songez que votre époux ne flétrira jamais son nom, et que le Duc Dursel ne peut être un rebelle.

LA DUCHESSE.

Il aime mieux être l’esclave d’un Vander-Noot et d’un Van Eupen.

LE DUC.

Je les hais plus que vous, je les regarde comme deux scélérats, comme les deux fléaux de ma patrie, mais je les méprise trop pour vouloir prendre leur place : quand Joseph, trompé par les ministres, voulut opprimer le Brabançon, quand il oublia ses serments, je me crus dégagé des miens. J’accourus au secours de ma patrie, je vins offrir à mon pays mon sang et mon épée ; la mort l’a frappé au milieu de ses projets de sang ; Léopold lui succède, Léopold nous rend nos droits violés, il est mon Souverain, et je ne forme plus d’autre vœu que de voir la Belgique rentrer sous son obéissance.

LE COMTE.

Eh ! Comment pouvez-vous espérer in pareil bonheur, tant que Van Eupen et Vander-Noot resteront maîtres de l’État, et qu’il n’y aura aucun contrepoids à leur pouvoir.

LE DUC.

Le peuple est séduit, aveuglé, mais son enthousiasme passera ; tôt ou tard il reconnaîtra que ces fourbes le trompent.

LA DUCHESSE.

Ce moment est venu, leur sort est entre vos mains : il ne tient qu’à vous de les perdre, il ne tient qu’à vous de les démasquer aux yeux de la nation entière : en voilà le moyen.

La Duchesse lui donne le traité de Van Eupen.

LE DUC, après avoir lu.

Qu’ai-je lu, Madame ? Est-il possible que la Duchesse Dursel ait pu s’oublier à ce point, est-il possible, qu’elle ait pu faire un pareil traité avec un scélérat ? Comment son nom se trouve-t-il à côté de celui de Van Eupen.

LA DUCHESSE.

Pourquoi me juger sans connaître mon motif ? me croyez-vous capable de m’associer avec un homme que je méprise, et qui ne doit finir que sur un échafaud ? j’ai feint un instant de lui ouvrir mon âme, pour lire dans la sienne, j’ai feint de me prêter à ses vues, pour avoir en main un moyen sûr de le démasquer, ou de l’obliger à seconder tous vos projets. Songez combien une pareille pièce vous donne d’avantage sur lui, songez à l’usage terrible que vous en pouvez faire.

LE DUC, déchirant froidement le papier.

Il n’en est qu’un, Madame, et le voilà.

LA DUCHESSE.

Que faites-vous ?

LE DUC.

Madame, une trahison, même envers des scélérats, est au dessous d’un homme d’honneur, et le poignard d’un assassin ne doit point armer la main du Duc Dursel.

LA DUCHESSE, avec ironie.

Voilà de beaux et grands sentîmes : mais enfin que prétendez-vous faire ?

LE DUC.

Mon devoir : mourir fidèle à ma patrie, mais fidèle à mon Souverain.

LA DUCHESSE.

Est-ce au Duc Dursel à être l’esclave des préjugés ?

LE DUC.

Si l’obéissance à son Roi peut être un préjugé, c’est un préjugé gravé dans mon cœur par l’honneur même, il n’en sortira qu’avec la dernière goutte de mon sang.

LA DUCHESSE.

Mais, ne devez-vous rien à votre honneur ? ne devez-vous rien au titre d’époux ? pouvez-vous oublier les outrages que j’ai reçus de Joseph II ?

LE DUC.

Dites de ses ministres, Madame ; au reste sa mort a bien effacé les fautes, et Léopold n’en est pas comptable.

LA DUCHESSE.

Il n’en est pas comptable ! et le Batave se crut-il obligé de rentrer sous le joug espagnol après la mort du sanguinaire Philippe II. Renonça-t-il alors à la liberté ? n’en acheva-t-il pas la conquête sous Philippe III et sous Philippe IV ? et Maurice et Guillaume de Nassau sont-ils regardés par la postérité comme des rebelles ou comme les libérateurs du Batave ?

LE DUC.

Ils avaient le sang de leur père à venger : quelle offense ai je reçue de Léopold ! Philippe II fit ruisseler le sang : quel rebelle le fer des bourreaux a-t-il frappé sous Joseph II ? Philippe II voulut écraser le Batave sous la double verge du despotisme et de l’inquisition, Léopold nous rend tous nos droits et plus encore : enfin, Madame, je vous dirai ce que le brave Prince de Ligne, a écrit à son épouse :

Je ne servirai pas contre ma patrie, ni avec elle contre mon maître, mais je servirai mon pays jusqu’à la dernière goutte de mon sang contre toutes les autres Puissances de l’Europe.

LA DUCHESSE, en sortant.

Homme pusillanime !

 

 

Scène IV

 

LE DUC DURSEL, LE COMTE DE LA MARCK

 

LE DUC.

Cher Comte, ne m’abandonnez pas ; soutenez mon courage, affermissez-moi dans mon devoir, rappelez ma vertu, ne souffrez pas que votre parent, que votre ami, puisse un instant s’oublier : quel rôle cette femme ambitieuse veut-elle me faire jouer ?

LE COMTE.

Le seul qui convienne au Duc Dursel.

LE DUC.

Et vous aussi, Comte !

LE COMTE.

Songez que le seul moyen de sauver la Belgique, en la faisant rentrer sous l’obéissance de Léopold, est d’accepter la dictature que vous offrent tous les bons citoyens.

LE DUC.

C’est tromper le peuple.

LE COMTE.

Il en a besoin.

 

 

Scène V

 

LE DUC DURSEL, LA DUCHESSE DURSEL, LE COMTE DE LA MARCK, LE JEUNE DUC DURSEL

 

La Duchesse rentre dans le salon, tenant dans ses bras le jeune Duc Dursel, encore enfant ; elle se précipite avec lui aux pieds du Duc Dursel.

LA DUCHESSE.

Sois sujet rampant, guerrier sans courage, époux sans honneur ; feras-tu donc aussi père dénaturé ? vois ton fils à tes pieds, les pressant de ses faibles mains : le laisseras-tu ramper dans l’immense troupeau des sujets, quand tu peux le placer au rang des Souverains de la terre ? vois dans ce moment ta postérité à tés genoux, réclamant ce sceptre que tu laisses échapper de ta main : veux tu qu’elle dise un jour, en maudissant ton nom, il fut un Duc Durrel, à qui le peuple entier offrait le diadème, il était maître de le poser sur sa tête, il n’en eut pas la hardiesse.

La Duchesse fixe le Duc et le voit incertain, elle se jette sur son épée et la tire à moitié.

Homme sans courage, homme sans énergie, prends donc cette épée, perces en le sein de ton fils, et éteins dans son sang, le cri de ta postérité.

LE DUC, l’arrêtant.

Que faites-vous, Madame, qu’exigez-vous de moi ?

LA DUCHESSE.

Ou le trône ou la mort.

LE DUC.

Dois-je trahir mon Roi ?

LA DUCHESSE.

Dois-tu trahir ton sang ?

LE DUC.

Ô mon honneur !

LA DUCHESSE.

Ton honneur te montre le trône, la crainte de la mort t’empêche d’y monter.

LE DUC.

Vous l’emportez, Madame, le sort en est jeté.

 

 

Scène VI

 

LE DUC DURSEL, LA DUCHESSE DURSEL, LE COMTE DE LA MARCK, LE JEUNE DUC DURSEL, WALCKIERS, LE BARON DE LAUNE, MONCLERGEON, TROUPE de Volontaires

 

WALCKIERS.

Monsieur le Duc, nous venons au nom de tous les braves et loyaux, volontaires de Bruxelles, vous offrir nos épées et notre sang : tous vous jurent par ma voix obéissance et fidélité ; tous ont juré de mourir pour vous et la patrie : ils vous attendent sur la grande place, venez y recevoir leurs serments.

LE DUC.

Messieurs, vous me voyez pénétré de reconnaissance ; disposez de mon bras, mon sang est tout à vous ; mais ne craignez-vous pas d’offenser les États ?

WALCKIERS.

Que nous importent les États ! c’est à eux de trembler ; depuis trop longtemps nous gémissons sous leur imbécile aristocratie, sous le despotisme d’un Van Eupen et d’un Vander-Noot : tous les citoyens n’attendent qu’un chef pour briser leur joug : venez, Monsieur le Duc, venez leur montrer ce chef généreux.

LE DUC.

Messieurs, je suis profondément pénétré de la confiance que vous daignez, vous et vos braves volontaires, me témoigner dans cette occasion. Je puis vous assurer que, loin d’avoir renoncé au dessein de servir ma patrie, je m’y dévouerai sans bornes, tout aussi souvent que je pourrai le faire d’une manière utile et honorable.

LA DUCHESSE.

Allez : et qu’à votre retour je voie en vous le chef et le vengeur de la Belgique.

Le Duc Dursel sort avec les trois Capitaines et les Volontaires.

 

 

Scène VII

 

LA DUCHESSE DURSEL, LE COMTE DE LA MARCK, LE JEUNE DUC DURSEL

 

LA DUCHESSE, avec joie.

Il est enfin parti.

LE COMTE.

Il ne peut plus reculer, le voilà malgré lui forcé à une démarche dont il ne sent pas la conséquence.

LA DUCHESSE.

Il ne s’agit plus que d’ameuter le peuple, et de faire déclarer les membres des États, qui nous sont secrètement dévoués, pour faire proclamer mon époux Duc de Brabant.

LE COMTE.

Je vous réponds de la moitié des États. Tous les nobles sont pour nous, et n’attendent que l’occasion de renverser l’impudent Vander-Noot. Chargez vous du peuple.

LA DUCHESSE.

Je vous en réponds : je vais lui présenter mon fils.

LE COMTE.

Et répandre de l’or.

 

 

Scène VIII

 

LE COMTE DE LA MARCK, seul

 

Vous vous abusez, ma belle cousine, vous vous abusez : je veux bien perdre un Vander-Noot, un Van Eupen, mais je ne veux pas être votre sujet. Et puisqu’il faut avoir un maître, Léopold est le seul qui soit digne de moi : mais je ne puis lui rendre ce peuple aveugle et fanatique qu’en divisant les chefs, en les écrasant l’un par l’autre, et c’est à quoi je vais travailler.

 

 

ACTE III

 

Van Eupen ou les Aristocrates

 

Le théâtre représente la salle des États.

 

 

Scène première

 

VANDER-NOOT, VAN EUPEN

 

VANDER-NOOT.

Non, laissez moi, laissez moi, vous dis-je : je fuirai, je me cacherai à l’univers entier.

VAN EUPEN, l’arrêtant avec force.

Vous ne sortirez pas : et prenez-y garde, je suis homme à vous faire arrêter.

VANDER-NOOT, avec effroi.

Vous ?

VAN EUPEN, avec fermeté.

Moi-même.

VANDER-NOOT, toujours avec effroi.

Vous l’oseriez ?

VAN EUPEN.

Certainement : tel que soit le destin qui nous attend, il faut en voir la fin.

VANDER-NOOT.

Eh ! Sacred... cette fin est toute venue : lus démocrates triomphent.

VAN EUPEN.

Ils ne sauront pas user de leur avantage. Ils ont quelqu’énergie, mais point de tenue.

VANDER-NOOT.

Voilà ce B... de Duc Dursel nommé chef de tous les serments.

VAN EUPEN.

Vain titre, sans pouvoir : il a refusé celui de dictateur, nous sommes sauvés.

VANDER-NOOT.

Les États vont s’assembler ; le Duc y paraîtra, que lui répondrai-je, s’il m’interroge ?

VAN EUPEN.

Il n’osera.

VANDER-NOOT.

Mes mensonges, mon impudence, mon ambition, ma faiblesse, tout va se découvrir : je vois partout la corde, elle est dans notre anagramme, elle est dans ma devise.

VAN EUPEN.

Comment dans votre devise ?

VANDER-NOOT.

Oui, F... dans ma devise.

VAN EUPEN.

Votre devise est Respice finem.

VANDER-NOOT.

Sans doute, mais écoutez-moi : la Pineau me dit qu’il y avait à Bruxelles une Bohémienne nommée la Broukaska, qui tirait les cartes comme Belzebuth lui-même : qu’elle avait prédit tout ce qui est arrivé dans la révolution, que le Trautmansdorff y avait été déguisé avec la Darberg ; qu’elle avait devine toute leur intrigue, qu’elle leur avait même prédit la mort de d’Alton, enfin toutes nos femmes de Bruxelles y ont été, et elle leur a dit à toutes le nombre de leurs galants, et même de leurs, assauts amoureux : j’eus l’envie de la consulter : je me déguisai un soir en capon du rivage, j’y fus seul, il était presque nuit ; à peine pouvais je distinguer sa figure, celle de son chien qui, je crois, est son démon familier, elle tira des cartes plus sales que sa peau de cuivre, et les ayant battues et coupées de la main gauche, car elle est paralytique du bras droit, elle les étendit sur une vieille table, prononça : plusieurs mots barbares, consulta trois fois son chien, après quoi elle me dit d’un ton de Pithonisse, ces propres mots que je n’oublierai de ma vie.

D’un i sans point ta devise allongée,
T’annonce ton illustre sort.
Lors aux regards haussés d’une ville vengée,
Au dessus des humains tu trouveras la morte

Voilà qui est clair, je crois.

VAN EUPEN.

Clair ?...

VANDER-NOOT.

Et oui, F... clair et très clair. Ma devise n’est elle pas Respice finem, qui veut dire, considérez la fin.

VAN EUPEN.

Sans doute.

VANDER-NOOT.

Eh bien ! ajoutez un i sans point, cela ne fera-t-il pas respice funem, considérez la corde.

VAN EUPEN.

Mais voilà qui est charmant...

VANDER-NOOT.

Non, fac... je vois toujours cette f... corde.

VAN EUPEN.

Comment pouvez-vous croire à de pareil les sottises.

VANDER-NOOT.

Oh vous, vous ne croyez à rien, pas plus à Dieu qu’au diable ! je ne suis ni philosophe, ni esprit-fort, moi

VAN EUPEN.

Je le sais bien...

VANDER-NOOT.

Écoutez encore.

VAN EUPEN.

Encore ?

VANDER-NOOT.

Oui, et bien plus fort : je rentrai chez moi fort inquiet ; la Pineau voyant que je ne soupais pas, que je refusais même du vin, me demanda ce que j’avais ; je le lui dis, elle fit comme vous, elle commença par se moquer de moi, mais comme je me fâchai, elle me promit d’y aller le lendemain ; elle y fut effectivement avec Marianne, et lui présenta ces noms liés ensemble :
Henri, Charles, Nicolas, Vander-Noot ; Van Eupen, de Bellem dite la Pineau, de Franquen, Des Loondes et Van Hammes.
La Broukaska écrivit chaque lettre avec du charbon sur de petites pierres blanches triangulaires, elle les jeta toutes dans un grand vase de fer, les y remua longtemps, mit son chien dedans ; recouvrit le vase d’un couvercle de fer, où il n’y avait qu’un trou pour passer le museau de son vilain B... de chien. Alors elle lui demanda la lettre du diable, qui devait être de trop : il donna un B, puis après arrangeant toutes les lettres que son chien lui donnait les unes après les autres, voilà les mots qu’elles formèrent.

Ayant milieu d’année, Flandre réunie à Léopold, quand le tyran, et méchants démons seront pendus ou hachés.

VAN EUPEN.

Et vous ajoutez foi à de pareilles bêtises ?

VANDER-NOOT.

Ah ! c’est la voix du ciel : déjà je vois ce peuple furieux me demander compte de ses trésors et de son sang : il me traîne au gibet, il se jette sur mon cadavre, il le traîne dans la fange, il déchire mes membres, il les porte en triomphe comme le signal de la vengeance et de la liberté, et les rejette aux chiens qui les dévorent : c’est vous cruel, ce sont vos f... conseils qui m’ont perdu.

VAN EUPEN.

De quoi vous plaignez-vous ? né pour l’obscurité, je vous ai tiré de la fange dans laquelle vous deviez croupir, j’ai fait de vous un homme, et quand vous péririez, quand vous feriez pendu, votre mort ne serait-elle pas glorieuse ? et mourant pour la cause du Ciel...

VANDER-NOOT.

Laissez donc là le ciel, auquel vous ne croyez pas plus que moi, et ne songeons qu’à la corde qui se file, et que ni vous ni moi, nous ne pouvons éviter.

VAN EUPEN.

Je l’attendrai du moins sans effroi : mais notre heure est loin encore.

VANDER-NOOT.

Elle est prête à sonner : que sommes-nous à présent ?

VAN EUPEN.

Tout encore : le baiser que je vous fis donner au Duc Dursel, au milieu de la place, aux yeux de tout le peuple, et qu’il eut la faiblesse et l’imprudence de vous rendre, est le baiser du jardin des oliviers, et le signal de la perte. Il a manqué le temps : s’il vous eut repoussé, vous étiez massacré ; il vous a rendu l’accolade, il est perdu.

VANDER-NOOT.

Mais avez-vous vu l’insolence avec laquelle ces B... de volontaires ont rejeté le serment que j’avais rédigé : Franquen lui même, l’impudent Franquen a rougi, pali, et prêté celui des Walckiers et des Monclergeon.

VAN EUPEN.

Mais n’est ce pas moi qui l’ai dressé ce serment ? et dressé en Jésuite ? examinez-le donc attentivement.

Van Eupen, le tire de sa poche et le lit.

« Moi, armé pour le maintien de la liberté publique, jure fidélité au peuple, et obéissance à mes supérieurs, ainsi qu’à mes officiers, quant au service. »
Ce mot, d’ainsi, qu’ils n’ont ni senti, ni même aperçu, donne à ce serment le sens qu’il nous plaira lui donner.

VANDER-NOOT.

Ils ont juré fidélité au peuple.

VAN EUPEN.

Soit : mais obéissance à mes supérieurs : quels sont ces supérieurs ? sinon les États, ou pour parler plus juste, vous et moi : et cette obéissance ne marque-t-elle pas positivement la souveraineté exclusive ? ce mot d’ainsi n’en exclue t-il pas les officiers pour tout ce qui ne regarde pas le service militaire ? vous voyez donc bien que j’ai leurré le peuple, maintenu la souveraineté des États, et trompe l’espoir des chefs des serments.
Rappelez donc votre effronterie : les États vont s’assembler, gardez vous de leur présenter un front inquiet et troublé : redoublez d’impudence, c’est le moyen d’en imposer aux sots, et de subjuguer le peuple : n’avons nous pas encore à notre disposition, et les prêtres et la populace ? je ferai tonner les prêtres ; que la Pineau faite au langage du rivage ameute les Capons : en donnant quelqu’argent à ce malheureux Franquen, il ramènera les volontaires : il ne nous manque que l’armée, mais elle ne peut nous échapper : elle est indisposée, elle murmure, elle manque de tout, c’est le coup de maître : votre frère nous a supérieurement secondés : par nos ordres secrets il a fait disparaître les provisions, les munitions, les armes mêmes : mais ce n’est pas assez, il faut que les soupçons tombent sur Vander-Mersch, nous n’avons pas d’ennemi plus dangereux : ôtons-lui le commandement, mettons à sa place ce baron de Schönfeld, qui, étranger et prussien, nous sera tout dévoué, et qui, ne tenant que de nous son pouvoir et son élévation, aura le plus grand intérêt à maintenir notre autorité, et la Souveraineté des États : déjà nous l’avons rendu maître de la citadelle d’Anvers, mettons également entre ses mains et Namur et l’armée : réveillons la crainte dans tous les cœurs, semons dans tous les esprits la méfiance et les soupçons : faisons parler Dieu, les prêtres, les moines, les capons : et réchauffons surtout le fanatisme de ce Cardinal imbécile que sa bulle du Pape paraît épouvanter.

VANDER-NOOT.

Chut... le voici.

 

 

Scène II

 

LE CARDINAL DE MALINES, VANDER-NOOT, VAN EUPEN

 

LE CARDINAL, tenant à la main les propositions de Léopold et la bulle du Pape.

Je suis charmé de trouver vas Excellences réunies : je viens de chez vous, je désirais, avant d’entrer aux États, avoir une conversation avec vous, et m’éclairer de vos lumières.

VAN EUPEN.

Toute lumière vient d’en haut, c’est Dieu seul que nous devons consulter, et l’esprit saint se plaît à parler par la bouche de votre Éminence.

LE CARDINAL.

Ah ! c’est cet esprit saint qui me pousse vers vous ; qui me dit que c’est dans la bouche de Votre Excellence que je trouverai la vérité : ma raison se révolte, mon esprit est troublé, mais mon esprit se soumet à ma foi, je viens verser dans votre sein, mes sollicitudes, et vous demander du courage et des forces nouvelles.

VAN EUPEN.

Que Votre Éminence parle ; son serviteur écoute.

LE CARDINAL.

Voici deux écrits qui me tourmentent et m’inquiètent. L’un est la lettre de nos ci-devant gouverneurs, et les propositions de Léopold : l’autre est la bulle du Pape : la raison et la religion se réunissent donc contre l’insurrection belgique !

VAN EUPEN.

Votre Éminence y pense-t-elle ? a-t-elle donc oublié que Joseph était un Athée, un Sardanapale, un Nabuchodonosor, qui voulait détruire la religion, pour s’emparer du bien de l’Église et en payer les soldats.

VANDER-NOOT.

Avez-vous oublié les affronts réitérés dont il fit tant de fois rougir votre front : avez-vous oublié le mépris avec lequel il vous traita à Vienne en 1787, lorsqu’aux yeux de toute l’Allemagne il vous donna deux misérables prêtres pour vous apprendre votre catéchisme ?

LE CARDINAL.

Je ne me suis peut être que trop vengé de ses outrages ! mais Léopold doit-il porter la peine des crimes de son frère ? Dieu n’a point confondu la race d’Abel et celle de Caïn : Léopold promet à l’Église Belgique de lui rendre toute sa puissance : Léopold est le fils de Marie-Thérèse, de mon auguste bienfaitrice, qui m’a tiré du néant pour me faire asseoir au rang des Princes de l’Église.

VAN EUPEN.

Mettez-vous donc dans la même balance une femme et votre Dieu ? pesez-vous du même poids la barrette dont une Reine a couvert votre front, et la couronne éternelle que Dieu vous prépare ? qui sait même, qui sait, si Marie-Thérèse, du fond de son tombeau, ne voit pas avec indignation les fils devenus les persécuteurs et les bourreaux du serviteur qu’elle avait chéri, qu’elle avait donné pour père spirituel à l’un de ses enfants.

LE CARDINAL.

Non, non, Marie-Thérèse ne brise les portes de la mort, ne s’élance du tombeau que pour me tourmenter : trois fois de suite, cette nuit, je l’ai vue, cette auguste Reine, trois fois de suite elle a tiré les rideaux de mon lit : elle n’avait plus cet air si doux, cette physionomie si sereine, où se peignaient toute sa bonté, toute sa bienfaisance : ses yeux pétillaient de colère : « Franckenberg, m’a-t-elle dit, d’une voix menaçante, ingrat Franckenberg, n’es-tu pas las de persécuter mon sang ?... tremble ! si tu persistes dans ta révolte, si tu continues à exciter mon peuple contre mes fils, avant l’expiration de l’année, le juge suprême des sujets et des Rois, t’appellera à lui, et te demandera compte de ton parjure et de tout le sang que tu fais couler. »
Ce longe terrible m’annonce-t-il mon devoir ?

VAN EUPEN.

Oui : si votre Éminence fait réflexion que tous songes sont mensonges, et qu’il faut toujours les expliquer par les contraires.

LE CARDINAL.

Comment ?...

VAN EUPEN.

Les songes sont l’œuvre du démon, cat Jésus-Christ lui-même le reconnait pour le Prince des ténèbres ; or les ténèbres veulent dire la nuit, c’est pendant la nuit que règnent les songes, donc les songes sont l’œuvre du démon : et comme le démon est l’esprit de mensonge, donc les songes sont mensonges.

VANDER-NOOT.

Voilà qui est clair.

LE CARDINAL.

Vous rendez le calme à mon âme, et je reconnais que le démon m’avait troublé.

VAN EUPEN.

Je vais vous donner un excellent moyen pour éloigner cet esprit de ténèbres : il faut que votre Éminence fasse une petite neuvaine à Saint-Michel son plus grand ennemi, et que, pendant cette neuvaine, elle offre tous les jours le saint sacrifice de la Messe pour le repos de l’âme de l’Impératrice.

LE CARDINAL.

J’y avais songé.

VAN EUPEN.

Que je reconnais bien là la sublimité de votre esprit ! la candeur de votre âme ! âme toute céleste, vous faites la consolation de la religion affligée, vous êtes son honneur et sa gloire, soyez encore son appui. Voyez la cette religion sainte, éplorée, outragée dans la moitié de l’Europe, abandonnée des Princes chrétiens, livrée aux assauts d’une vaine raison : elle vous tend les bras, elle vous nomme son vengeur : armez-vous donc d’un nouveau zèle, prenez d’une main le fer des vengeances, de l’autre la flamme vivifiante : rallumez ces saints bûchers de l’inquisition, que la philosophie s’efforce en vain d’éteindre : que l’impie tremble ; prononcez sur sa tête l’anathème terrible ; et que le nom du Dieu des armées, fasse retentir encore les voûtes sacrées de nos temples.

LE CARDINAL.

Ô ! Van Eupen, que votre voix est puissante ! elle brûle mon cœur : mais cette bulle du Pape...

VAN EUPEN.

À quel pasteur, grand Dieu ! avez vous confié le soin de votre troupeau ? un philosophe porte la tiare, et le prince de l’Église est l’esclave des Rois ! qu’êtes-vous devenus, siècles heureux des Jules, des Alexandre et des Sixtes ! où les foudres du Vatican ébranlaient les trônes ; où les Rois venaient déposer leur orgueil aux pieds des saints Pontifes, et recevaient d’eux la couronne et l’absolution : un Pape vient boire à Vienne la coupe amère du mépris. : il écoute tranquillement ces décrets infernaux d’une assemblée d’Athées : beaux siècles de l’Église, êtes-vous donc passés ? ne reviendrez-vous plus ?

Van Eupen feignant tout à coup d’être inspiré de l’Esprit divin et prophétique, entre en vision.

Mais quel brillant spectacle se présente à mes yeux : les nuages s’abaissent sous mes pieds, les vents me portent sur leurs ailes, ou me conduit cet ange de lumière ? pourquoi me poser sur le capitole ? que signifient ces cris de joie, ces cantiques sacrés dont les airs retentissent ? où vont ces vierges et ces prêtres ? où court ce peuple en tumulte ? la tombe a dévoré Pie VI. Quel est ce nouveau Pontife qui monte sur la chaire de Saint-Pierre ? Franckenberg est son nom : c’est le patriarche de la Belgique, c’est le chef d’un peuple libre. 
Ah ! quel voile épais recouvre mes yeux ! quelles ténèbres m’environnent ! qu’est devenu mon guide céleste ! où suis-je ?

LE CARDINAL, se jetant aux pieds de Van Eupen.

 Saint homme ! vase d’élection ! je reconnais en vous et la voix et le doigt de Dieu : imposez vos mains sur ma tête : donnez-moi votre bénédiction. 

Van Eupen impose sa main gauche sur la tête du Cardinal qui baise ses pieds, et fait signe à Vander-Noot de lui passer son poignard, qu’il prend de la main droite.

VAN EUPEN.

Que le Ciel vous bénisse, ô mon père ! mais que vois-je ? c’est vous, mère de mon Dieu, vous Vierge de Luxembourg : pour qui donc ce poignard dont vous armez ma main ? relevez-vous, mortel, prenez ce fer sacré, et soyez le chevalier mystique de Notre Dame de Luxembourg.

Le Cardinal se relève, prend le poignard, le baise avec respect et le met dans son sein.

LE CARDINAL.

Oui, sainte Vierge, je le reçois : oui, je jure de l’employer pour la défense de la foi et la liberté belgique : qu’il reste à jamais sur mon cœur !

VAN EUPEN, jouant la surprise.

Que fait votre Éminence ? d’où lui vient ce poignard ?

LE CARDINAL.

C’est vous qui venez d’en armer ma main.

VAN EUPEN.

Moi !... je n’en eus jamais.

VANDER-NOOT.

La Vierge elle-même vient de vous le donner.

VAN EUPEN.

Est-il possible ?

VANDER-NOOT.

Je l’ai vue : et son Éminence aussi.

LE CARDINAL.

Comme je vous vois.

VAN EUPEN.

Que me dites-vous ?

VANDER-NOOT.

Eh ! quoi : ne vous souvient-il plus de cet ange qui vous a conduit à Rome ? qui vous a fait voir l’exaltation, de son Éminence, qui doit succéder à Pie VI.

VAN EUPEN, se jetant à genoux, et étendant les mains au Ciel.

Ô ! Dieu tout-puissant ! je ne doute pas de ton pouvoir : mais comment as-tu daigné te servir d’une voix aussi frêle que la mienne, pour annoncer tes merveilles : ah ! je reconnais ta grandeur, dans la faiblesse même de tes moyens, et je ressemble à ces vases d’argile qui, firent tomber les murs de Jéricho, en se brisant dans les mains de Gédéon.

VANDER-NOOT, bas à Van Eupen.

Vous êtes un fier B...

VAN EUPEN, bas à Vander-Noot.

Et son Éminence une fière cruche.

LE CARDINAL.

Les portes s’ouvrent... les membres des États s’avancent...

VAN EUPEN.

Plaçons nous : mais que les merveilles que Dieu vient d’opérer, restent à jamais cachées entre nous trois.

 

 

Scène III

 

LE CARDINAL DE MALINES, VANDER-NOOT, VAN EUPEN, MEMBRES des États, VAN-SCHOON-SWAARTZ, PEUPLE de Bruxelles, VOLONTAIRES de Bruxelles gardant la porte

 

Les États s’assemblent ; eu haut de la salle est un fauteuil élevé et placé sous un dais pour Vander-Noot. Au-dessous est un petit bureau couvert de papiers pour Van Eupen. Les évêques et les abbés sont assis dans des fauteuils autour d’une grande table. Les nobles sont assis sur des banquettes placées derrière les fauteuils du clergé. Les représentants du peuple sont debout, dans les embrasures des croisées. Le Peuple est en foule à la porte que gardent les Volontaires de Franquen.

VANDER-NOOT.

Très révérends, révérends Pères en Dieu, nobles, chers et féaux, chers et bien-aimés. Le secret et le mystère étant les deux bases de la politique, le peuple doit attendre en silence, et recevoir avec respect et soumission les ordres des États. Pourquoi donc ose-t-il violer cette auguste assemblée ? Volontaires, faites retirer le peuple, fermez les portes de cette salle, et vous mêmes, sortez et gardez les en dehors.

Les Volontaires repoussent le peuple avec brutalité. Van-Schoon-Swaartz s’arrête seul, se retourne et s’adresse aux États.

VAN-SCHOON-SWAARTZ.

Messieurs, qui composez les États, songez que vous n’êtes que les représentants du peuple : je vous somme donc avant de le faire retirer de m’écouter. 
Membres des États, représentants de la nation belgique, et vous, peuple, écoutez cet apologue que m’inspire la vérité.

Le Soleil et les Grenouilles.

« Les grenouilles d’un marais tranquille, reconnaissaient depuis une longue suite d’années le soleil pour Souverain de leur humide empire.
« Heureuses sous la domination, elles souffraient, sans murmurer, que le soleil pompant la surface de leurs eaux dans les signes brulants de l’écrevisse, du lion et de la vierge, leur rendit avec usure cette eau purifiée par ses feux, lorsqu’il parcourait les autres signes du zodiaque...
« Un crapaud gonflé d’orgueil et d’impudence, forma le projet ridicule de détrôner  le soleil, et de se faire reconnaître à sa place Souverain de ce marais.
« Il lève sa tête insolente au dessus des roseaux, et forçant ses aigres, croassements, il rassemble autour de lui toute la grenouille, et lui parle ainsi : Jusqu’à quand voulez vous donc reconnaître pour votre Souverain ce soleil qui roule sur le monde à des millions de lieues de nous, et qui, par son éloignement, vous livre à la fureur des vents du Nord, qui viennent tous les ans couvrir de glaces notre empire : quel service nous rend-t-il ? s’il nous détache quelques rayons de son foyer brûlant, c’est pour pomper nos eaux et dessécher nos marais.
« Secouons donc enfin le joug humiliant : soyons libres comme la vipère et le serpent qui sifflent sur nos bords.
« Voyez-vous ces nuages épais qui roulent entre le soleil et nous, voilà nos véritables alliés, avec lesquels j’ai fait un traité secret ; ils amortiront ses feux vengeurs, et répandront sans cesse sur nous leurs eaux bienfaisantes.
« Ainsi parla le crapaud venimeux, et les grenouilles à tête légère furent assez folles pour croire à ses croassements.
« Aussitôt d’assembler les États généraux ; de convoquer les députés de toutes les crapaudières d’alentour ; de former enfin un congrès souverain.
« Le crapaud se nomme lui-même agent plénipotentiaire de la nation marécageuse, et se croyant réellement une excellence, il adresse dans les termes les plus insensés, et les plus outrageants, un manifeste au soleil, dans lequel, de son autorité, il le déclare déchu de sa souveraineté.
« Le bruit fatiguant de ses croassements, parvint enfin jusqu’au soleil, il sourit de son impudence, et pour tout châtiment, il voulut bien accéder un instant à la demande des grenouilles.
« Il monte sur un char de feu, et l’abaissant sur le marais, il dissipe en un instant, ces nuages qui roulaient sous ses pieds, et fait jaillir quelques-uns de ses rayons brûlants.
« À son approche le marais se dessèche, les grenouilles haletant, se retirent en vain, sous leurs roseaux, elles ne trouvent partout qu’un sable brûlant, sur lequel elles appellent à leur secours, mais inutilement, ces nuages qui sont disparus, et dans leur désespoir elles déchirent cet infâme crapaud qui les a trompées, et qui, en expirant, ose encore darder son venin contre le soleil.
« C’en fut assez pour cet astre bienfaisant, père de la nature : prenant en pitié ce peuple imbécile, il s’éloigne avec rapidité, appelle du midi d’épais nuages, les rassemble autour de lui, et permet à leurs eaux de tomber en torrents, et de reformer de nouveaux marécages qui rendent la vie aux grenouilles repentantes et plus éclairées. »
Ô ! Belges, qui m’écoutez : comprenez bien cet apologue ; méfiez vous de ce crapaud venimeux qui vous perd, et reconnaissez enfin que les peuples sont trop heureux, quand ils sont éloignés des Souverains qui, comme le soleil, éclairent de loin, et brûlent de trop près.

VANDER-NOOT.

Volontaires... Arrêtez ce séditieux : Qui es-tu ?

VAN-SCHOON-SWAARTZ.

Citoyen.

VANDER-NOOT.

Quel est ton nom ?

VAN-SCHOON-SWAARTZ.

Van-Schoon-Swaartz.

VANDER-NOOT.

Ton pays ?

VAN-SCHOON-SWAARTZ.

Je suis Gantois.

VANDER-NOOT.

Ton état ?

VAN-SCHOON-SWAARTZ.

Homme, et l’ennemi des tyrans.

VANDER-NOOT.

Sais-tu comment les habitants de Delphes punirent un insolent fabuliste ?

VAN-SCHOON-SWAARTZ.

Je sais comme les Dieux vengèrent sa mort.

VANDER-NOOT.

Qu’on traîne ce B... là en prison : fermez les portes, empêchez le peuple d’en approcher... sortez...

 

 

Scène IV

 

LES TROIS ORDRES DES ÉTATS

 

VAN EUPEN.

Très révérends, révérends Pères en Dieu, nobles, chers et féaux, chers et bien amés : je vais vous faire lecture de la lettre qui nous est adressée par les ci-devant gouverneurs des Pays-Bas, et des propositions de Léopold, se disant Roi de Bohème et de Hongrie.

VANDER-NOOT.

Cette lecture est inutile, Excellence, et je vais en deux mots en rendre compte aux États.
Vous connaissez tous le Duc de Saxe-Teschen, Prince faible ; sans caractère, sans énergie, voulant le bien, et n’osant le faire, subjugué par son impérieuse épouse ; digne sœur d’un Néron, elle foulait à ses pieds la Belgique, et rampait à ceux du fier Trautmansdorff.
Ce n’est donc pas la lettre aux États qu’il faut lire, la réponse est dans celles qu’elle écrivait à cet orgueilleux Trautmansdorff ; c’est dans ces lettres que son âme se montre à découvert, c’est dans ces lettres qu’elle affure ce ministre despote qu’elle veut à tout prix contribuer au succès de ses projets, qu’elle désire de le voir réussir à exécuter les desseins tyranniques de l’Empereur : on est indigné de la bassesse avec laquelle elle écrit à ce ministre, mais parle-t-elle du clergé, des pasteurs de l’église, des saints ministres des autels, le mépris le plus caractérisé est alors son langage favori ? Le clergé est un amas de têtes tonsurées et échauffées, les lettres des évêques sont sèches et bêtes, elle donne un morceau à manger au Cardinal : c’est ainsi qu’elle méprise ce prélat digne de la vénération publique, ce modèle de piété, ce martyr de son amour pour la religion, et de son zèle pour le bien public.
C’est dans ce ministre impérieux et exigeant qu’elle avait mis toute la confiance, même après les massacres de Bruxelles, de Malines et d’Anvers : c’est de lui qu’elle craignait d’être abandonnée, lorsqu’elle abandonnait à sa fureur le peuple qui lui avait donne des marques si touchantes et si réitérées, du plus tendre attachement : c’est à ce ministre despote qu’elle s’écrie : À quoi serons nous peut-être exposés, si vous nous abandonnez ? mais la volonté de Dieu soit faite : il ne laissera pas opprimer l’innocent, ni ne bénira les méchants.
Et l’innocent ! c’est son époux : c’est elle : c’est le Trautmansdorff son estimable ami : c’est le féroce d’Alton : ce sont ces officiers autrichiens qui brûlent les maisons où ils ont reçu l’hospitalité, qui en sortent les poches pleines de l’argenterie qu’ils ont volée.
Les méchants, ce sont nous : ce sont ces prélats persécutés : c’est ce peuple égorgé dont on jette les enfants au feu après les avoir fait expirer sous les verges.
Croyez-vous que sa retraite forcée à Bonn, ait adouci son caractère ? croyez-vous qu’elle y ait calmé sa rage, et qu’oubliant la terrible leçon qu’elle a reçue des Belges, elle ne s’occupe que de leur bonheur, et ne revienne qu’avec l’amour du peuple dans le cœur ?
Eh ! que viendrait donc faire parmi nous cette femme orgueilleuse ? elle viendrait préparer de nouvelles proscriptions, de nouveaux massacres.
Non : vous ne remettrez plus les pieds dans la Belgique, femme superbe : le sang de Joseph en est à jamais banni : rompons, rompons tout pacte avec cette maison impie, turbulente, menteuse par principes, insatiable d’argent et d’autorité, et renvoyons à Léopold ses propositions sans y faire de réponse.

VAN EUPEN.

Propositions insidieuses, propositions fausses, propositions absurdes, propositions qu’il n’a pas même signées.
Eh ! de quel droit ose-t-il nous parler en Souverain, lui qui n’est plus pour nous qu’un étranger ?
En chassant Joseph II, ce cœur de Tigre, qui, comptant pour rien ses sujets assassinés à Anvers, à Malines, à Louvain, à Bruxelles, à Gand, jouissait des meurtres qu’il ordon nait, dont le cœur se repaissait en imagination des flots de sang qui coulaient sous le fer de ses bourreaux enrégimentés, qui applaudissait à leur rage, qui l’excitait, qui écrivait à leur digne chef : Continuer, tuez, massacrez, assassinez mes sujets ; le plus ou le moins de leur sang ne doit pas être mis en ligne de compte : j’apprécie parfaitement les services pénibles que vous me rendez, ainsi que les militaires sous vos ordres : vous pouvez les assurer que je rends bien justice à leur zèle, et que je les récompenserai comme s’ils combattaient des Turcs.
En brisant le sceptre de ce tyran, est-ce donc seulement la personne que nous avons cassée ? et n’est-ce pas l’office lui-même que nous avons anéanti : de ce que Dieu a pris, Joseph II qui prenait tout, d’Alton qui croyait tout prendre, résulte-t-il que nous sommes dévolus de droit à Léopold ? a-t-il donc oublié que nous nous sommes tous déclarés indépendants ? et que cette indépendance, nous l’avons conquise parla valeur, par la supériorité décourage : que nous l’avons payée, les uns de notre sang, les autres de nos douleurs, et tous les citoyens des larmes de leurs femmes et de leurs enfants.
La tyrannie est à jamais bannie de la Belgique : le Dieu des armées a manifesté sa grandeur et sa justice, en détruisant la puissance de nos tyrans ; voudrions nous détruire l’ouvre de Dieu, en relevant un trône qu’il a frappé de sa foudre.

VANDER-NOOT.

Représentants du peuple : Cortez. Vous savez que la Constitution sacrée de la Belgique ne vous accorde ni voix délibérative, ni consultative, mais seulement approbative. Le clergé et la noblesse ont seuls le droit de délibérer sur les propositions de Léopold. Quand ils auront décidé de la paix ou de la guerre, on vous fera rentrer pour signer le décret des États, et vous conformer à notre arrêté.

Les représentants du peuple se retirent en silence et avec soumission.

 

 

Scène V

 

LES ÉTATS, à l’exception des Représentants du Peuple

 

VANDER-NOOT.

Très révérends, révérends Pères en Dieu, nobles chers et féaux, nous pouvons à présent peser nos intérêts sans méfiance ; devons-nous continuer la guerre, ou accepterons-nous les propositions de Léopold ?

LE CLERGÉ.

La guerre ! la guerre !

LA NOBLESSE.

La paix ! la paix !

LE CARDINAL.

Point de traités, point d’accords avec des Princes ennemis de l’église.

LE BARON DE LAUNE.

Votre Éminence nous enseignera-t-elle le moyen de faire la guerre sans argent ni soldats ?

L’ABBÉ DE TONGRELOO, est en soutane violette, retroussée avec des glands d’or ; il porte un hausse col en guise de rabat ; deux épaulettes de colonel, et le sabre pendu à un large baudrier vert et argent passé par dessus sa soutane.

Que dites-vous, Monsieur le Baron ? n’ai-je pas un beau régiment, moi ? Tout plein de-soldats à pied, de soldats à cheval, et de chasseurs et de dragons : que chaque abbé en fasse autant, et nous aurons une belle armée avec laquelle nous exterminerons tous ces maudits Autrichiens.

LE BARON DE LAUNE.

C’est fort bien, très révérend père abbé : mais ce n’est pas tout d’avoir tout plein de soldats à pied, à cheval ; et des chasseurs, et des dragons, il faut qu’ils fâchent faire la guerre.

L’ABBÉ DE TONGRELOO.

N’est ce pas une chose bien difficile que la guerre : vous voudriez nous faire croire, Messieurs les militaires, que c’est la mer à boire : marcher en avant, en arrière, tourner à droite, à gauche, charger son fusil, le tirer, le recharger, le retirer et continuer ainsi, jusqu’à ce qu’on ait tué tous ses ennemis, ou prendre la fuite, s’ils sont plus forts, voilà toute la guerre, et si je voulais m’en donner la peine, je commanderais une armée aussi facilement...

LE BARON DE LAUNE.

Que votre Excellence dit son bréviaire.

L’ABBÉ DE TONGRELOO.

Encore plus aisément.

LE BARON DE LAUNE.

Eh ! qui nourrira vos soldats ?

L’ABBÉ DE TONGRELOO.

Les paysans.

LE BARON DE LAUNE.

Mais le paysan est déjà épuisé, le peuple porte toute la charge.

L’ABBÉ DE TONGRELOO.

Est-ce à moi à la porter ? n’est-il pas fait pour cela ? n’est-il pas trop heureux de verser tout son sang pour la conservation de nos droits ?

LE CARDINAL.

Eh ! comptez-vous pour rien de combattre pour la religion ? Songez-vous que ceux qui ont le bonheur d’être tués en soutenant une si belle cause, reçoivent sur le champ la couronne du martyre.

LE BARON DE LAUNE.

C’est certainement très heureux pour les morts, mais votre Éminence songe-t-elle que ces bien heureux martyrs qui jouissent dans le Ciel d’une béatitude éternelle, laissent sur la terre des femmes et des enfants : Qui les nourrira ?

LE CARDINAL.

La Providence.

Dieu laissa-t-il jamais ses enfants au besoin !
Aur petits des oiseaux il donne la pâture,
Et sa bonté s’étend sur toute la nature.

LE BARON DE LAUNE.

Les oiseaux trouvent partout leur nourriture, mais il faut du pain à l’homme.

L’ABBÉ DE TONGRELOO.

C’est un vieux abus : l’herbe croît également pour l’homme comme pour le bœuf ; s’il était accoutumé à la manger, elle lui suffirait : et une preuve incontestable de ce que j’avance, c’est qu’on met à tous mes repas sur ma table de la salade, et que j’en mange beaucoup.

LE BARON DE LAUNE.

Mais très révérend père abbé, la salade n’est pas du foin.

L’ABBÉ DE TONGRELOO.

J’en mangerais de même.

LE BARON DE LAUNE.

Je n’en doute pas.

L’ABBÉ DE TONGRELOO.

Que faut-il au peuple ? une botte de paille pour dormir, un sarrau pour se couvrir, de l’herbe pour se nourrir, une messe tous les dimanches, et de temps en teins l’absolution : voilà tout. L’herbe croit partout ; on en trouve partout. Accoutumons nos paysans à s’en contenter, faites-en autant pour vos régiments, Messieurs les officiers, et vous verrez que l’entretien de nos armées ne nous coûtera presque rien.

VANDER-NOOT.

Laissons, Messieurs, ces dissertations physiques et scientifiques, aux philosophes, aux savants, aux naturalistes, et occupons-nous d’un objet bien plus important... Continuerons-nous la guerre, accepterons-nous les propositions de guerre ?

LE CLERGÉ.

La guerre, la guerre.

LA NOBLESSE.

La paix, la paix.

LE CARDINAL.

 Songez à vos serments, Messieurs de la noblesse, n’oubliez pas que vous n’êtes que nos premiers vassaux, et que, si vous ne défendez pas nos biens, nous lancerons sur vous toutes les excommunications de l’Église.

LE BARON DE LAUNE.

Éminence, un seul canon autrichien fera plus de ravages que toutes vos foudres ecclésiastiques...

LE CLERGÉ.

Anathème ! anathème à la noblesse ! elle est toute royaliste.

LA NOBLESSE.

Au diable les calotins : ce sont tous des aristocrates.

VANDER-NOOT.

Sac... Messieurs, je vous ordonne à tous le silence.

LE CLERGÉ.

Vous n’êtes qu’un sot, taisez-vous.

LA NOBLESSE.

Impudent ! vas donner tes ordres dans ton B...

VANDER-NOOT.

Il n’est point de B..., il n’est point de pétaudière pire que ces B... d’États : j’aime mieux avoir à faire aux capons du rivage.

VAN EUPEN.

Eh ! Messieurs, Messieurs : sans nous aimer ni nous estimer, songeons que notre force ne vient que de notre réunion ; que vous perdrez toute votre puissance sur le peuple, du moment qu’on vous croira divisés : et que, pour conserver la Souveraineté absolue, il faut savoir en imposer au public : c’est notre intérêt commun... Mais on frappe, reprenez, Messieurs, ces fronts calmes qui conviennent à des législateurs... Huissier, ouvrez les portes.

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, WALCKIERS

 

WALCKIERS.

Messieurs, quoique les preuves multipliées de mon vrai patriotisme ne doivent laisser aucun doute sur mes sentiments, cependant me conformant aux ordres que m’a signifiés de votre part le baron de Vanderhague, commandant de Bruxelles, je veux bien vous rendre compte de ma conduite : quel est celui d’entre vous qui ose le porter mon accusateur ?

VANDER-NOOT.

Personne ne vous accuse, Monsieur le vicomte, mais le département général de la guerre a des éclaircissements à vous demander.

WALCKIERS.

Je les lui donnerai avec plaisir ; le citoyen honnête qui n’a rien à se reprocher, ne peut rien craindre, et faussement accusé il doit à son pays, il doit à lui-même sa justification.

LE BARON D’HOWES.

On dit, Monsieur le vicomte, que vous faites recruter en votre nom dans la cuve de la ville.

WALCKIERS.

Je n’ai jamais fait recruter, ni payer aucune personne dans la ville, dans la cuve, ni ailleurs.

LE BARON D’HOWES.

On dit que le nombre de ces recrues est déjà au-delà de deux cents, et que vous les soldez à dix sols par jour.

WALCKIERS.

Je vous dis, pour la seconde fois, Monsieur le Baron, que je n’ai jamais fait recruter ni payer personne : ma compagnie est composée d’environ trois cents trente volontaires, tous bourgeois domiciliés dans cette ville, dont onze seulement ont été militaires, desquels, sept sont payés par le bureau de la guerre, comme maîtres d’exercices, ainsi que cela a lieu dans les autres compagnies de volontaires : si le bureau de la guerre désire la liste nominale de ma compagnie, je la lui remettrai à l’instant.

LE BARON D’HOWES.

On assure, Monsieur, que, quand cette troupe monte la garde, elle est nourrie dans le cabaret le plus voisin du corps de garde, et que de plus chaque homme a deux pots de bière.

WALCKIERS.

Je rougis pour le département de la guerre, des plates questions que vous êtes sans doute chargé de me faire en son nom, et je vous avoue que je n’y réponds qu’avec le plus souverain mépris : aucun volontaire de ma compagnie, agrégé au ferment de Saint-Sébastien, ne reçoit de moi ni solde ni nourriture : je paye, il est vrai, un pot de bière à ceux des volontaires qui, passant la nuit à la garde, en défirent : mais peu en acceptent.

LE BARON D’HOWES.

Les questions du département de la guerre peuvent vous paraître plates, Monsieur le vicomte, mais il a cru que celle conduite annonçait que vous vous prépariez des satellites pour maintenir un plan concerté au détriment de la patrie.

WALCKIERS.

Est ce vous, Monsieur le Baron, qui parlez ? ou n’êtes vous que l’organe du départe ment de la guerre ?

LE BARON D’HOWES.

Je parle, Monsieur le vicomte, au nom du département de la guerre.

WALCKIERS.

Mais croyez-vous, à ces soupçons, vous ?

LE BARON D’HOWES.

Monsieur, c’est moi qui vous interroge.

WALCKIERS.

Je ne vous ferai l’honneur de vous répondre, que quand vous m’aurez déclaré si votre façon de penser est conforme aux questions que vous osez me faire.

LE BARON D’HOWES.

Monsieur le vicomte, le département m’a remis ces questions par écrit. Quant à moi, je déclare que je vous regarde comme un brave et digne citoyen, et que vous avez toute mon estime.

WALCKIERS.

Il est des gens dont l’estime est une tache : continuez.

LE BARON D’HOWES.

Le département de la guerre vous somme de faire passer vos recrues au dépôt établi dans cette ville, sous les ordres du lieutenant-colonel de Mertens.

WALCKIERS.

N’ayant jamais fait de recrues, je ne peux faire passer les volontaires de mon serment, qui sont libres et citoyens comme moi, à M. le lieutenant-colonel de Mertens.

LE BARON D’HOWES.

Les États vous demandent les six pièces de canon dont vous avez fait l’acquisition.

WALCKIERS.

Êtes-vous aussi l’organe des États ?

LE BARON D’HOWES.

Oui, Monsieur, dans ce moment.

WALCKIERS.

J’ai ordonné en Angleterre une pièce de canon, et non pas six ; je me proposais d’en faire présent à mon serment, mais si le service de la patrie le demande, je me trouve trop heureux de lui en faire l’hommage.

LE BARON D’HOWES.

Nous attendrons avec empressement et reconnaissance l’offre que vous nous faites, et je rendrai compte de vos réponses au département de la guerre.

WALCKIERS.

Ajoutez-y, Monsieur le baron, que je suis d’autant plus indigné des accusations de votre département à ma charge, qu’il me paraît impossible que l’on puisse se tromper sur mon compte, après les efforts que j’ai faits pour établir et maintenir notre heureuse révolution. Je n’aime pas à me vanter, mais la démarche de votre département me force de vous dire que je crois fermement qu’aucun individu n’a fait en cette occasion d’aussi grands sacrifices que moi : j’offre et je m’engage d’en fournir les preuves les plus incontestables. Qu’on ne croie pas que l’ambition et l’intérêt aient guidé mes démarches : je ne solliciterai, je n’accepterai ni grâces ni faveurs, il me suffit d’avoir pu être du nombre de ceux qui ont épousé la cause de la liberté en délivrant le pays de la tyrannie, et toutes les fois que je pourrai être efficacement utile à cette cause, je lui dévouerai ma fortune et ma vie.
Mais il existe des tribunaux, Monsieur, où le moindre individu de la société peut prendre son recours contre ceux qui portent à sa charge des accusations fausses et calomnieuses, capables de nuire à sa réputation ou de le déshonorer. Je m’y adresserai pour obtenir du département général de la guerre la réparation d’honneur qui m’est due, à moins qu’il ne me rende de lui même cette justice que je réclame, par son aveu formel, clair et public du tort qu’il a eu de m’accuser : et comme c’est vous, Monsieur le baron, qui avez été l’organe de ses accusations, c’est vous que je somme d’être celui des réparations. Et c’est vous personnellement qui m’en ferez raison... sur quoi je me retire.

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, WONCK

 

WONCK, forçant l’entrée des États et arrêtant Walckiers par le bras.

Non : demeurez, demeurez encore, Monsieur le vicomte, vous êtes citoyen, vous êtes membre de la société patriotique, les États nous doivent compte de l’audace avec laquelle un Vanderhague, un Franquen, sont venus en leurs noms, interrompre nos assemblées, et nous chasser de notre salle.
L’institution des comités particuliers est la sauve garde des intérêts de la nation : ils sont des corps intermédiaires entre le peuple qui expose ses besoins, et les États auxquels il les indique : à ce titre la société patriotique méritait que les États respectassent leur assemblée. Nous sommes tous de vrais et loyaux républicains : mais malheur à notre liberté, si l’odieuse distinction de démocrate et d’aristocrate vient à se glisser parmi nous.

WALCKIERS.

Déjà tous les étrangers s’empressent de quitter un pays, où le patriotisme est un cris me, où l’oppression devient de jour en jour plus insupportable : vous nous faites un crime d’écrire, et ce n’est qu’en réfutant l’erreur qu’on l’éclaire et qu’on la détruit : on l’opiniâtre, on la propage en la tyrannisant : semblable au salpêtre, elle n’est dangereuse qu’autant qu’elle est comprimée : sa force et son explosion sont toujours en raison de la résistance qu’on lui oppose.

Qu’on ne nous parle donc plus de deux parus, il n’en est qu’un, nous l’avons tous juré, c’est celui de la liberté. 

WONCK.

« La cessation des pouvoirs qui résidaient dans la personne du ci-devant Duc, ayant anéanti l’ancienne forme du gouvernement de Brabant, on ne peut disconvenir qu’il in ne soit indispensable d’y en établir une nouvelle, qui fasse cesser à tous égards l’espèce d’interrègne où nous nous trouvons.
« Cette nouvelle forme ou organisation doit être telle, qu’elle puisse assurer à un peuple libre, la conservation de la liberté, et la propagation de la félicité publique : pour qu’elle puisse atteindre ce but, deux choses surtout sont essentiellement requises.
« 1°. Que la nation ne vive désormais que sous l’empire seul des lois, dont aucune ne soit jamais édictée sans son concours et son consentement exprès.
« 2°. Qu’il n’existe dans la forme du nouveau gouvernement aucun pouvoir, qui, par le vice de son organisation, ou à l’aide des forces coactives dont il sera armé, puisse savoir sur l’émanation ou l’exécution des lois une influence de droit ou de fait qui fût capable de contrecarrer le vœu général de la nation.
« Un troisième objet auquel il est encore indispensable de pourvoir pour le maintien du repos et de la tranquillité publique, c’est que l’étendue et les limites de chacun des pouvoirs constitutifs soient tellement fixées et circonscrites, qu’il n’y ait jamais sur ce si point ni disputes ni prétexte d’empiétement.
« La justice, nos anciens usages, enfin la nature même de la chose exigent indispensablement, qu’aujourd’hui qu’il est question de délibérer ou de prononcer sur le sort de toute la nation brabançonne, toute cette nation soit légalement consultée, légalement entendue, et que ce soit elle qui, ensuite d’une délibération légalement prise, par des représentants de son choix, prononce elle-même sur la forme et la nature du nouveau gouvernement à établir,

VANDER-NOOT. »

VANDER-NOOT.

Eh ! qui donc, Monsieur Wonck, vous a fait l’avocat du peuple ? WONCK.

Le sentiment opposé à celui qui vous a fait, son agent-plénipotentiaire.

VANDER-NOOT.

Votre ambition perce à travers votre patriotisme prétendu ; on fait que les 40 citoyens qui ont signé avec vous cette adresse séditieuse, n’ont d’autre but que de s’emparer du timon de l’État en formant une assemblée nationale à l’instar de celle de France, pour bouleverser l’État et détruire la religion.

VAN EUPEN.

Gardons-nous de nous modeler sur la France ! quel effrayant tableau ne nous présente-t-elle pas ! qu’est-ce que cette assemblée nationale ? l’égout des Français : qui la composent ? d’infâmes sectateurs de la philosophie infernale de Voltaire, de Rousseau, de Raynal : les impies ! ils vont pousser la démence jusqu’à supprimer la confession auriculaire : tonnez enfin, Dieu des vengeances, tonnez sur cette nouvelle Babylone mille fois plus impure que l’ancienne : faites pleuvoir vos torrents de souffre et de bitume allumé sur cette nouvelle Sodome, sur cette Gomorrhe moderne, et changez en pierre le Belge imprudent qui oserait même retourner la vue sur cette terre impie et proscrite.

LE CLERGÉ.

Anathème à Wonck ! anathème à son adresse ! anathème aux quarante citoyens qui l’ont signée ! nous les déclarons traitres à la patrie : que Wonck et ses adhérents sortent de la salle.

Le Comte de la Marck, le baron de Godin, le baron de Laune, le comte de Saint-Rémi, le baron de Tiège, se lèvent et se rangent auprès de Wonck et de Walckiers.

LE COMTE DE LA MARCK.

Je proteste au nom de tous ces dignes citoyens qui, comme moi, sont membres de la société patriotique, qui, comme moi, ont signé l’adresse que vient de vous présenter M. Wonck, qui est le vœu unanime de tous les vrais patriotes ; je proteste au nom de la Belgique entière, contre cette assemblée illégalement composée, et contre toutes ses délibérations vexatoires, tyranniques et aristocratiques : j’en appelle à Dieu, au peuple et à mon épée.

LE CLERGÉ.

Que Wonck et ses adhérents se retirent !

VAN EUĐEN.

Vous entendez le vœu des États, sortez.

WONCK.

Retirons-nous, Messieurs, laissons aux tyrans la liberté d’aiguiser les poignards du fanatisme.
Ô Belges ! malheureux Belges ! je voulais votre bonheur, le Ciel n’en est témoin, mais votre heure n’est pas encore venue : vous avez donné trop de confiance aux faux prophètes qui habitent parmi vous : d’erreur en erreur, ils vous ont conduits dans un abyme de maux incurables ; et vous avez cru en leurs discours, et vous chassez de votre sein des hommes vertueux qui pouvaient vous sauver : vous les persécuterez, maltraiterez, emprisonnerez, et l’esprit de vertige se répandra sur vos troupes ; elles fuiront à l’aspect de l’ennemi, et l’ennemi brisera vos portes... Ô Belges ! vous serez soumis : vous n’étiez pas en âge d’être émancipés, vous aurez un tuteur : Ô Belges infortunés ! méfiez-vous surtout de ceux qui se disent vos amis.

 

 

Scène VIII

 

LES ÉTATS

 

VAN EUPEN.

Très révérends, révérends pères en Dieu, nobles, chers et féaux ; vous voyez la nécessité d’employer tous tes moyens possibles pour rendre Wonck et les démocrates suspects et odieux au peuple.

VANDER-NOOT.

Les B... veulent en être les Don Quichottes, qu’ils en soient les victimes : que son Éminence se charge des prêtres ; moi, je réponds des capons.

PEUPLE, dans la place.

Vive le défenseur de nos droits ! le vengeur de notre liberté !

VANDER-NOOT, effrayé.

Que signifient ces cris d’allégresse, ces applaudissements dont la place retentit ?

 

 

Scène IX

 

LES MÊMES, VAN DERHAGUE

 

VANDERHAGUE, épouvanté.

Tout est perdu, Seigneurs, le général Vander-Mersch est arrivé, le peuple le porte en triomphe, les volontaires l’entourent, les Vonkistes l’accompagnent, il monte aux États.

TOUS LES MEMBRES DES ÉTATS, épouvantés.

Vander-Mersch !

VANDER-NOOT, troublé.

Que faire ?

VAN EUPEN, froidement.

Suspendons l’assemblée, et que chacun se retire : c’est un coup de vent qu’il faut laisser passer : sortons.

 

 

Scène X

 

LES MÊMES, VANDER-MERSCH, LE DUC DURSEL, LE COMTE DES ROZIÈRES, LES MEBRES de la Société patriotique, LES CAPITAINES des Volontaires, VOLONTAIRES, PEUPLE de Bruxelles

 

Les États de lèvent pour sortir ; dans le moment paraît Vander-Mersch, accompagné du Duc Dursel, des Membres de la Société patriotique, des Capitaines des Serments, et suivi du Peuple de Bruxelles.

VANDER-MERSCH.

Arrêtez, membres des États, je vous somme et vous ordonne au nom du peuple, de l’armée, de la nation, de rester assemblés, et de nous rendre compte de votre conduite monstrueuse et aristocratique.

VANDER-NOOT.

Je n’ai de compte à rendre à personne, et le comité de Breda a reçu mon serment de garder son secret.

VANDER-MERSCH.

La nation vous relève de votre serment, et vous demande ce secret.

VANDER-NOOT.

Le respect que je dois aux cours de Prusse, d’Angleterre et de Hollande, m’empêchent de m’expliquer : qu’il vous suffise de savoir qu’un traité secret vous assure la protection de ces trois cours, et même celle de la Porte.

VANDER-MERSCH.

Tu mens impudemment, Vander-Noot, ni le cabinet de Berlin, ni celui de Londres, ne t’ont jamais été ouverts : en vain tu promenas ton impudence et la bassesse dans les antichambres des ministres, aucun ne s’abaissa jusqu’à le donner une seule audience, ils te repoussèrent tous avec ce mépris que tu fais si bien inspirer, et que t’a témoigné la France.
Il est vrai que la Princesse d’Orange, séduite par l’appas trompeur que tu lui présentais de lui soumettre la Belgique, par la parole que tu lui donnas d’en faire chasser les infortunés patriotes hollandais qui s’y étaient réfugiés, eut l’imprudence de venir elle même au conseil de LL. HH. Puissances, et de les solliciter en ta faveur, mais comment accueillirent ils sa proposition ? en sortant tous de la salle d’assemblée dans laquelle ils la laissèrent seule, sans daigner seulement délibérer sur sa demande : ils ne virent en toi qu’un séditieux sans million comme sans caractère, ils désavouèrent hautement tes opérations ténébreuses de Breda ; ils te forcèrent enfin de rendre le chancelier de Crumpipen que tu tenais prisonnier sur leurs terres : quant à ton alliance avec la Porte, le conte même en est trop absurde pour avoir besoin d’être réfuté.

VANDER-NOOT, pleurant.

Peuple, vous entendez comme on me traite ; moi, votre père ! moi, le martyr de votre liberté ! moi, le fléau de vos tyrans, dont ils ont mis la tête à prix ! moi, qui ne respire que pour vous ! on me traite de fourbe, d’imposteur...

Il arrache son col, ouvre sa veste et découvre sa poitrine.

Eh bien ! fac... d... tuez moi ! F... ! voilà mon sein, déchirez-le, arrachez en mon cœur, vous y verrez si je suis un traitre : qui de vous veut me frapper ?

VANDER-MERSCH.

Crois-tu parler à tes capons ? crois-tu nous en imposer avec tes larmes feintes, tes jérémiades, et tes tours de Saltimbanque ? Songe que tu es devant des hommes, et réponds en homme, si tu le peux.

VAN EUPEN.

Eh !de quel droit osez-vous donc, vous, simple soldat de la république, vous qui ne tenez vos pouvoirs que de nous, vous que nous pouvons faire rentrer demain dans la poussière dont nous vous avons tiré, parler ainsi au chef des États souverains ? savez-vous où vous êtes ? savez-vous...

VANDER-MERSCH.

Paix : puisque tu t’es fait secrétaire d’État, sieds-toi : écris, et tais-toi : et vous membres des États, qui donc vous a fait les Souverains d’un peuple que seul j’ai rendu libre ?

Il tire son épée et la dépose sur le bureau.

J’ai tiré cette épée pour venger le peuple et soutenir ses privilèges et les droits que voulait lui ravir Joseph II. J’ai eu le bonheur de repousser l’Aigle altière de l’Autriche au-delà de la Meuse : elle s’est retirée devant moi derrière les murs de Luxembourg : Joseph II n’est plus : son vertueux frère en montant sur son trône, offre au Belge de lui rendre ses droits et ses privilèges : c’est au peuple seul à décider s’il accepte les offres de Léopold, ou s’il veut soutenir son indépendance : quant à moi, j’ai rempli, peut-être avec honneur, et certainement, sans reproche, les devoirs de guerrier et de citoyen : j’ai combattu un. Prince infidèle à son serment, je ne combattrai pas mon légitime Souverain ; et je ne reprendrai cette épée que pour repousser l’avide étranger qui, sous prétexte de nous protéger, voudrait nous donner de nouveaux fers. Que l’assemblée du peuple se forme ! qu’elle prononce ! ce n’est pas à vous, c’est au peuple seul que je jure au nom de toute l’armée dont je suis l’organe, obéissance et fidélité.

PARTIE DU PEUPLE.

Vive Vander-Mersch, vive les soutiens de notre liberté !

PARTIE DU PEUPLE.

Vive le Duc Dursel ! le sauveur du peuple.

PARTIE DU PEUPLE.

Vive Wonck ! vive Walckiers ! les amis du peuple et de la liberté.

VANDER-NOOT.

Peuple ! citoyens ! écoutez moi : on ose m’accuser de despotisme, d’aristocratie ; eh bien, je déclare à haute voix : « que le manifeste du peuple brabançon aura lieu en tous ses points, que tout ce qui se fait, se fait au nom du peuple en qui la souveraineté réside, et que les États n’ont jamais prétendu y contrevenir. »

VANDER-MERSCH.

Peuple ! vous entendez sa déclaration ; que le secrétaire d’État l’écrive !

VAN EUPEN.

Elle est gravée dans mon cœur comme sur ce papier.

Il l’écrit en la répétant.

« Nous déclarons que le manifeste du peuple brabançon aura lieu en tous ses points ; que tout ce qui se fait, se fait au nom du peuple en qui la souveraineté réside, et que les États n’ont jamais prétendu y contrevenir. »

VANDER-MERSCH.

Signez donc.

VANDER-NOOT.

Notre parole suffit.

PARTIE DU PEUPLE.

Que Vander-Noot signe.

PARTIE DU PEUPLE.

Qu’ils signent tous deux !

VANDER-MERSCH.

Entendez-vous le peuple : obéissez à votre Souverain.

VAN EUPEN, présentant la plume à Vander-Noot, lui dit à demi-voix.

Filons doux, le vent est contraire.

VANDER-NOOT, en signant dit à demi-voix à Van Eupen.

Je signe, mais F... lui ou moi, nous périrons cette nuit...

Il présente la déclaration à Vander-Mersch.

Êtes-vous content ?

VANDER-MERSCH.

Qui commande dans Bruxelles ?

VANDERHAGUE.

C’est moi, Général.

VANDER-MERSCH, le toisant avec mépris.

Vous Vanderhague ! je ne l’aurais pas cru : Eh bien ! puisque vous êtes Commandant de Bruxelles, je vous ordonne au nom du peuple mon Souverain et le vôtre, de faire afficher dans dix minutes cette déclaration dans toutes les rues de la ville : et vous, membres des États, du moment que la Souveraineté du peuple est reconnue, la vôtre est anéantie, et je ferme, au nom du peuple, les États.

Les Membres des États sortent en jetant sur Vander-Mersch et les Démocrates des regards de colère et d’indignation.

VANDER-MERSCH.

Ô vous ! braves citoyens qui m’entourez : vous, mes amis ! vous, mes égaux ! jurons tous de défendre le peuple, de mourir pour le maintien de ses droits, et d’exterminer ses tyrans.

LES DÉMOCRATES.

Vive le peuple !

LE PEUPLE.

Vive Vander-Mersch ! vive nos vrais amis, nos vrais défenseurs !

 

 

ACTE IV

 

La Pineau ou la prostitution

 

Le théâtre représente le taudis de la Pineau. On y remarque tout ce qui peut caractériser la crapule du libertinage et de l’ivrognerie.

Sur le devant est une table chargée de pots de bière et de carafons de vin, dont plusieurs sont renversés et inondent de leurs flots la nappe et le plancher : dessous le table sont des débris de verres et de bouteilles cassées.

Dans le fond est un lit de repos, dont un des pieds est brisé, il est recouvert d’un vieux tapis d’indienne tombant en lambeaux, qui attestent depuis combien de temps il sert de trône à la prostitution : dessous est une cuvette et un pot à l’eau sans anse.

La glace de la cheminée est brisée en plusieurs morceaux : dans les deux encoignures sont deux gaines de bois sur l’une desquelles est le buste de Vander-Noot couronné de laurier, sur l’autre est celui du sculpteur Olivier. Les murs sont tapissés des postures choisies de l’Aretin, dessinées au pastel par Marianne.

Dans le fond sont deux grands portraits à l’huile, da père et de la mère de la Pineau, l’un en savetier, l’autre en cuisinière qui récure son chaudron.

 

 

Scène première

 

LA PINEAU, VANHAMME

 

LA PINEAU, dans le plus grand désordre, voulant s’arracher des bras de Vanhamme qui est assis sur le lit de repos.

Laisse-moi donc, libertin, tu me mets dans un état terrible : si cet imbécile de Vander-Noot, ou ce tartuffe de Van Eupen me surprenaient ainsi, tout serait perdu.

VANHAMME.

Ne crains rien, Maman, tous deux sont encore aux États : d’ailleurs comment pourraient-ils être jaloux de moi ? ne savent-ils pas que je dois épouser ta fille, dont ils me croient amoureux, malgré le témoignage non équivoque que, depuis cinq mois, elle porte dans son sein de ses chastes entretiens avec Van Eupen : comment veux-tu donc, Maman, qu’ils puissent me soupçonner de te préférer à ta fille ? permets donc...

LA PINEAU.

Non, non, soyons sages ; et si l’amour te presse tant, voilà la clef de la porte de derrière : reviens à minuit.

VANHAMME.

Mais Vander-Noot ne couche-t-il pas ici ?

LA PINEAU.

N’importe ; tous les soirs il est si saoul que nous sommes obligés de le porter sur mon lit, où il passe la nuit à cuver son vin, sans s’embarrasser si je suis à côté de lui. Chut : j’entends du bruit. Lève-toi donc.

 

 

Scène II

 

LA PINEAU, MARIANNE, VANHAMME

 

MARIANNE, apportant un paquet de lettres.

Maman, voilà toutes les lettres adressées à leurs Excellences et aux États... 

LA PINEAU.

Est-ce que tu n’as pas fait les réponses ?

MARIANNE.

J’ai mis les apostilles à l’ordinaire pour toutes les lettres du département de la guerre.

LA PINEAU.

Bon à expédier pour tous les Anglais, Prussiens ! et Hollandais, n’importe à quel grade.

MARIANNE.

Oui, Maman.

LA PINEAU.

Refus général pour tous les Français.

MARIANNE.

Il y a cependant parmi les demandeurs plusieurs militaires qui ont de bien bons certificats de service, et qui seraient sans doute d’excellents officiers.

LA PINEAU.

Ils sont trop éclairés.

VANHAMME.

Et nous n’avons pas de plus grands ennemis.

MARIANNE.

Est-ce à vous, Vanhamme, à mal parler des Français ?

VANHAMME.

Je les déteste tous.

MARIANNE.

Vous, Vanhamme ! vous qui devez la vie à un Français ! avez-vous oublié que c’est un Français, que c’est ce pauvre Nêlle, auteur de la tragédie de Sabinus qui vous sauva de la corde : vous étiez condamné à être pendu, après avoir pourri cinq ans dans les prisons ; on allait procéder à l’exécution ; il aperçut une nullité dans la forme de la procédure, il la saisit, s’en fit un moyen victorieux, et vous arracha de la potence à l’ombre de laquelle vous respirez encore.

VANHAMME.

Il y a longtemps que j’ai oublié tout cela.

LA PINEAU.

Il a raison, il faut toujours oublier ce qui nous fait de la peine. Parlons d’autre chose.

VANHAMME.

À propos, Maman, j’ai une grâce à te demander.

LA PINEAU.

Pour qui ?

VANHAMME.

Pour un de nos bons amis, pour ce pauvre Devoos.

LA PINEAU.

J’ai donné, des ordres pour que la police fermât les yeux sur la maison, est-ce qu’il y ferait arrivé quelque tapage ?

VANHAMME.

Non, il ne reçoit jamais chez lui que des filles propres, sages et rangées. Aussi son commerce va que c’est un bénédiction du Ciel.

LA PINEAU.

Que veut-il donc. ?

VANHAMME.

Il voudrait que tu lui fisses donner un brevet de Capitaine.

MARIANNE.

Ah ! Vanhamme, un brevet de Capitaine à un Maq... public !

VANHAMME.

Combien en avons nous qui ne valent pas mieux que lui ?

LA PINEAU.

C’est vrai.

VANHAMME.

Il est ton ami, Maman ; tu m’as dit que tu lui avais des obligations.

LA PINEAU.

Beaucoup.

VANHAMME.

Eh bien !

LA PINEAU.

En a-t-il parlé au baron d’Howes ?

VANHAMME.

Oui, mais le Baron n’a rien voulu prendre sur lui, il a dit seulement que, si tu l’ordonnais, il n’avait rien à te refuser... Voilà son brevet, Maman...

LA PINEAU.

Il faudra qu’il ferme la maison pendant huit jours.

VANHAMME.

Veux-tu lui couper le col, Maman ? il tiendra les jalousies d’en bas fermées ; aucune des Demoiselles ne paraîtra aux fenêtres pendant huit jours, et il mettra même sa maison à louer.

LA PINEAU, signant le brevet.

À la bonne heure : il peut passer au département de la guerre, voilà l’ordre de lui expédier le brevet.

VANHAMME.

Il viendra t’en témoigner toute la reconnaissance.

LA PINEAU.

Voilà un paquet qui n’est pas décacheté.

MARIANNE, le décachète.

Ce sont des vers.

LA PINEAU.

Ah ! voyons : lis.

MARIANNE, lit.

Vers pour mettre au bas du portrait de son Excellence Henri Vander-Noot, promené dans Bruxelles, et inauguré par les braves Volontaires et bons citoyens à l’Estaminet du Corbeau.

LA PINEAU.

Ah ! c’est charmant : lis, ma fille, lis.

MARIANNE, continuant.

Le Souverain des Dieux tonnait au Capitole :
Des heureux Gnidiens Vénus reçut l’encens :
Plutus eut ses autels sur les bords du Pactole,
Et l’or adorait Mers, sur des débris sanglants.

VANHAMME.

Voilà de beaux vers.

LA PINEAU.

Dis donc superbes. Répète-les encore, Marianne.

MARIANNE.

Le Souverain des Dieux, tonnait au Capitole.

LA PINEAU.

Belle image !

MARIANNE.

Des heureux Gnidiens Vénus reçut l’encens.

LA PINEAU.

Charmant !

MARIANNE.

Plutus eut ses autels sur les bords du Pactole.

VANHAMME.

Et celui-ci, Maman ;

Plutus eut ses autels sur les bords du Pactole.

LA PINEAU.

Beau, très beau.

MARIANNE.

Et l’on adorait Mars sur des débris sanglants.

LA PINEAU.

Quelle noblesse de style !

VANHAMME.

Quelle grandeur dans les idées !

LA PINEAU.

Quelle poésie dans les expressions ! continue.

MARIANNE.

Pour le père et le chef des capons du rivage.

VANHAMME.

Je n’aime pas ce mot de capons.

LA PINEAU.

C’est leur nom.

MARIANNE.

Pour le père et le chef des capons du rivage,
Valeureux Bruxellois, avez-vous quelque lieu ? 
Oui : dans un cabaret vous placez son image,
Temple, prêtres, autel, tout est digne du dieu.

LA PINEAU.

Quelle horreur !

VANHAMME.

Quel blasphème !

LA PINEAU.

Je donnerais cent louis pour savoir quel est le polisson qui a pu faire cette platitude.

VANHAMME.

Ne serait-ce pas Dondelberg ? on dit qu’il se mêle de faire des chansons...

LA PINEAU.

Il est trop bête pour avoir fait ces vers, quoiqu’ils soient pitoyables ?

VANHAMME.

Ne serait-ce pas du Buisson ?

LA PINEAU.

C’est toi qui l’a nommé : oui, c’est lui ; on voit bien que ces vers, quoique mauvais, sont d’un homme du métier ; il y de la poésie, de la chaleur, de la vérité même : c’est son style, c’est du Buisson : il ne nous a pas pardonné de lui avoir refusé le privilège du spectacle, de lui avoir préféré Bultoz et Adam : c’est lui ; c’est une suite de l’insolente lettre que sa femme écrivit à Vander-Noot, et à laquelle j’ai fait une réponse charmante sous le nom de Madame du Bocage, où je la traine dans la boue.

VANHAMME.

Dis, avec laquelle tu te roules dans la boue.

LA PINEAU.

C’est que je n’ai pas de secrétaires, moi, et que j’écris comme je pense.

VANHAMME.

Ne serait-ce pas plutôt de Beaunoir ? vous lui avez enlevé son journal pour avoir osé, en annonçant la mort de l Empereur, faire l’éloge de Léopold : il est Français, son royalisme est connu, il en a osé donner des preuves publiques, il soupe tous les soirs chez Madame du Buisson, c’est lui qui a écrit sa lettre impertinente...

LA PINEAU.

Qu’il soit l’auteur des vers, ou que ce soit du Buisson, il est Français, homme de lettres, royaliste, à la première expédition des capons, je te le recommande.

VANHAMME.

Et moi je t’en réponds. Mais que nous veut Franquen ?

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, FRANQUEN

 

LA PINEAU.

Qu’avez-vous donc, Franquen ?

FRANQUEN.

Tout est perdu : Vander-Mersch est à Bruxelles.

LA PINEAU.

À Bruxelles !

FRANQUEN.

Le peuple, les volontaires, les démocrates le portent en triomphe : il a monté aux États, il a osé les dissoudre, après avoir obligé Vander-Noot et Van Eupen à signer la Souveraineté du peuple, dont il est dans ce moment l’idole.

LA PINEAU.

Où sont Vander-Noot et Van Eupen ?

FRANQUEN.

Ils me suivent, je les ai devancés pour vous prévenir.

LA PINEAU, lui donnent sa bourse.

Vanhamme, cours au rivage, et amène-moi les six chefs des capons, et ton ami Des Loondes. En route, répands l’or et l’argent. En revenant, passe chez Lys, et demande-lui de ma part quinze cents florins, que tu m’apporteras : cours et ne perds pas un instant.

À part à Vanhamme qui sort.

Ne me laisse pas longtemps seule avec ce vilain Franquen, j’ai toujours peur qu’il ne m’arrête ou ne m’assassine pour un louis.

VANHAMME.

Il est bien homme à cela.

 

 

Scène IV

 

LA PINEAU, MARIANNE, FRANQUEN

 

LA PINEAU.

Franquen, puis je compter sur vous ?

FRANQUEN.

Oui, et non.

LA PINEAU.

Que voulez-vous dire ? 

FRANQUEN.

J’ai bu toute honte, mon bras est au plus offrant et dernier enchérisseur.

LA PINEAU.

Soyez certain que la plus vive reconnaissance, la plus parfaite estime...

FRANQUEN.

Je n’ai pas besoin d’estime, je ne veux pas avoir besoin de reconnaissance, allons au fait : le sort de Vander-Noot est entre mes mains, il dépend de moi et de ma compagnie : si je lui reste attaché, je le sauve, si je l’abandonne, il est perdu : je ne fais pas marchander mes services, je veux qu’ils soient payés.

LA PINEAU.

Que voulez-vous ?

FRANQUEN.

Le brevet de Colonel que voilà.

LA PINEAU, écrit.

Bon à expédier... C’est fait.

FRANQUEN.

La place de Major de Bruxelles.

LA PINEAU.

Avez-vous préparé le brevet ?

FRANQUEN.

Le voilà tout dressé.

LA PINEAU, écrit.

Bon à expédier... Vous l’êtes...

FRANQUEN.

Il me faut une troisième signature.

LA PINEAU.

Qu’est-ce que c’est ?

FRANQUEN.

Un bon de mille louis.

LA PINEAU.

De mille louis !

FRANQUEN.

Tout autant.

LA PINEAU.

Nous sommes bien pauvres.

FRANQUEN.

Et les trois millions d’Anvers...

LA PINEAU.

Ils étaient mangés d’avance ; ce Van Eupen nous ruine avec sa maison de Berg-opzoom.

FRANQUEN.

Donnez-moi un bon sur Lys.

LA PINEAU.

Il dit qu’il n’a plus de fonds, qu’il est en avance de plus de trois cent mille florins.

FRANQUEN.

Il payera toujours : la crainte qu’il a de perdre les fonds qu’il a avancés, lui fera consumer toute sa fortune.

LA PINEAU.

C’est où je l’attends pour lui enlever la caisse.

FRANQUEN.

Signez donc le bon.

LA PINEAU, signant.

Le voilà.

FRANQUEN.

À présent, comptez sur moi, et sur mes volontaires.

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, VANDER-NOOT, VAN EUPEN

 

VANDER-NOOT, dans le plus grand désordre.

C’en est fait, ma chère Pineau, tout est dit, tout est fini, nous sommes tous F...

Il se jette dans un fauteuil ; et y reste dans le plus grand accablement.

LA PINEAU.

Que veut-il dire, Monsieur Van Eupen ?

VAN EUPEN.

C’est un imbécile que son ombre effarouche.

VANDER-NOOT.

Pendu !

VAN EUPEN.

Il ne veut rien entendre : je perds mon éloquence à lui parler raison : il n’y a que vous qui puissiez lui remettre la tête...

VANDER-NOOT.

Pendu !

LA PINEAU, le secouant avec force.

Pendu... Pendu ! St quand tu le ferais, ne t’y es-tu pas toujours attendu : il faut bien que tôt ou tard cela t’arrive, puisque la Bohémienne te l’a prédit : l’essentiel est que ce soit le plus tard possible : avale-moi vite ce verre de brandevin, et reprends courage : nous en avons bien vu d’autres.

VANDER-NOOT.

Ah ! Jeanne, Jeanne ! je suis perdu : demain Vander-Mersch et les Démocrates triomphent.

LA PINEAU.

Demain ?

VANDER-NOOT.

Oui.

LA PINEAU.

Eh bien ! il faut les exterminer tous cette nuit.

VANDER-NOOT.

Que dis-tu ?

LA PINEAU.

Qu’avant le soleil levé, Vander-Mersch, le Dursel, le Walckiers, le Wonck, et tous leurs adhérents nageront dans le sang.

VANDER-NOOT.

Comment ?

LA PINEAU.

Tiens : voilà nos dignes vengeurs.

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, VANHAMME, DES LOONDES, SIX CHEFS DES CAPONS

 

VANHAMME, à la tête des Chefs des Capons.

Excellence, je vous présente mon brave et loyal ami Des Loondes, mon digne émule dans l’art de soulever une populace, de l’animer, de lui faire, à volonté, piller ou massacrer les meilleurs citoyens, ceux même que le peuple paraît chérir et respecter le plus : il a eu l’honneur de commander, sous moi, le massacre d’Amsterdam, et nous avons rougi les canaux et couvert l’amstel du sang et des cadavres des chiens de patriotes. Nous vous servirons avec le même zèle : voilà les braves chefs de tous nos dignes amis les capons qui viennent vous offrir leurs bras.

LA PINEAU.

Mes enfants, mes camarades, votre père est en danger : on veut le pendre ; on veut culbuter l’État et renverser la religion.

LES CHEFS DES CAPONS.

Qui font ces gueux là ?

LA PINEAU.

Ce sont d’abord les quarante et un citoyens qui ont signé l’adresse impie de Wonck, et qui veulent nous livrer aux Autrichiens, qui nous égorgeront tous, qui massacreront vos enfants, qui éventreront vos femmes, et qui boiront, disent-ils, notre vin dans les vases sacrés.

LES CHEFS DES CAPONS.

Leurs noms, leurs maisons, leurs familles ?

VAN EUPEN.

Tenez, M. Vanhamme, la voilà cette adresse impie et toute royaliste, avec les 41 signatures.

VANHAMME.

Excellence, n’existe-il pas d’autres ennemis plus dangereux encore ?

VAN EUPEN.

Je n’ose vous les nommer.

VANHAMME.

Point de fausse pitié, Excellence : le démocratisme est une hydre dont il faut, d’un seul coup, abattre toutes les têtes.

VAN EUPEN.

C’est donc malgré moi que je les dénonce, puisque le salut de l’État en dépend, puisque Dieu même me l’ordonne ; écrivez, Mariannes le nom de ces mauvais citoyens, dont le sang doit couler cette nuit sous le glaive sacré de la religion.

MARIANNE.

Non, non, servez-vous d’une autre main que la mienne pour tenir cette plume de mort.

LA PINEAU.

Que tu es sotte !

FRANQUEN, prenant la plume.

Donnez-la-moi, dictez Excellence.

VAN EUPEN, dicte.

De Duc Dursel.
Le Comte de la Marck d’Aremberg.
L’Avocat d’Outrepont.
Van Schelle, père et fils,
Les deux Mosselman, du marché aux grains.
M. Franquen, la religion ni le patriotisme ne connaissent point les liens du sang, permettez-vous que votre cousin, royaliste reconnu...

FRANQUEN.

J’allais vous le nommer, Excellence.

VAN EUPEN.

Écrivez donc :
M. Franquen.

LA PINEAU.

Écrivez aussi le Chevalier d’Origon.

MARIANNE.

Le pauvre homme ne se mêle de rien.

LA PINEAU.

Il a eu la hardiesse de déposer en justice contre moi.

VAN EUPEN.

Écrivez-donc :
Le Chevalier d’Origon. 
Ruel, chargé des affaires de France, Monclergeon.

LA PINEAU.

Et le Vander-Mersch ?

VAN EUPEN.

Qui osera l’arrêter ?

Il se fait un moment de silence.

VANHAMME.

Ce sera moi.

VAN EUPEN.

Tenez, mon fils, voilà la liste des traitres qui doivent périr cette nuit. N’en laissez échapper aucun, et suppléez, je vous prie, à ceux dont ma mémoire ne me retrace pas assez promptement les noms.

LA PINEAU.

Avez-vous passé chez Lys ?

VANHAMME.

J’oubliais de vous remettre les 1500 florins : les voilà en or.

LA PINEAU, donnant les 1500 florins aux Chefs des Capons.

C’est au nom de votre bon père, de ce brave Vander-Noot, que je vous les remets comme un faible témoignage de sa reconnaissance.

VANDER-NOOT.

Demain, mes enfants, si l’État est sauvé, si tous ces monstres sont tombés sous vos coups, en m’apportant leurs têtes, vous recevrez encore quinze cents florins. Vous pouvez en outre forcer leurs maisons, je vous en permets le pillage au nom des États.

VAN EUPEN.

Et moi, mes enfants, je passerai la nuit en prière, et Dieu m’ayant constitué son médiateur entre son peuple et lui, j’absous de tout péché celui qui pourrait verser son sang dans cette sainte boucherie, et je lui promets au nom de la très sainte Trinité, de Notre Dame de Luxembourg, et du très saint Sacrement des miracles, la couronne du martyre.

LES CAPONS.

Marchons !

LA PINEAU.

Attendez : il faut auparavant nous lier les uns aux autres par un serment terrible. N’y consentez vous pas ?

TOUS.

Oui, oui : buvons du sang, s’il le faut.

VAN EUPEN.

Femme, répandez dans cette jatte, cette eau-de-vie : purifiez la par le feu.

La Pineau répand dans une grande jatte · plusieurs pintes d’eau-de-vie, et y met le feu.

VANDER-NOOT.

Voulez vous que j’y mêle mon sang !

VAN EUPEN, tirant de son sein un scapulaire, l’ouvre, en retire une hostie, la brise, et la jette dans la jatte.

Arrêtez : vous allez boire celui de Dieu même : mes amis, mes frères, voilà le corps de Jésus-Christ que toujours je porte sur mon cœur.
Préparez-vous à le recevoir, il fortifiera votre courage, il endurcira vos âmes, et vous servira de cuirasse contre tous les traits de l’impie.
Tombez tous à genoux. Étendez vos mains sur cette jatte, et prononcez avec moi ce sera ment terrible !

Ils se jettent tous à genoux et étendent la main sur la jatte d’eau-de-vie qui brûle.

VAN EUPEN.

Je jure sur le corps de Jésus-Christ, par ma damnation éternelle, d’enfoncer cette nuit le poignard dans le sein de tous les ennemis des États, et de ma sainte religion, fussent ils mon père, mon frère, ou mon fils : si je manque à mon serment, je consens à avoir la gorge coupée, les entrailles déchirées, le cœur arraché ! je veux que mon corps soit brûlé, que mes cendres soient jetées aux vents, pour qu’il ne reste rien Ola de moi sur la terre ; et que mon âme passe dans les enfers pour y brûler éternellement.

TOUS.

Nous le jurons.

VAN EUPEN.

Buvons tous cette coupe de sang, de mort, et de damnation.

Van Eupen prend la jatte, éteint le feu, boit le premier, et la passe à Vander-Noot, elle fait ainsi trois fois le tour de nous les assistants.

DES LOONDES.

Allons armer le peuple.

FRANQUEN.

Je vais rassembler mes volontaires.

DES LOONDES.

Quel sera le signal ?

VAN EUPEN.

À minuit précises, le beffroi de l’hôtel de ville se fera entendre, et sera répété par toutes les paroisses et couvents de la ville.

 

 

Scène VII

 

VANDER-NOOT, VAN EUPEN, LA PINEAU, MARIANNE, VANHAMME

 

LA PINEAU.

Viens te reposer près de moi, mon pauvre Henri, j’espère que demain je me réveillerai Duchesse de Brabant.

VANDER-NOOT.

Cette F... boisson me tourne sur le cœur.

LA PINEAU.

Veux-tu de l’eau tiède ?

VANDER-NOOT.

Je n’en aurai pas besoin, je crois.

VAN EUPEN.

Je sens que l’aiguillon de la chair veut combattre l’esprit, j’aurai besoin de mortifier la chair... attendez-moi, Marianne.

VANHAMME.

Bonsoir, Excellence, puissiez-vous avoir la nuit du juste !

VAN EUPEN, conduit Vanhamme jusqu’à la porte, qu’il ferme sur lui et lui dit.

Ainsi soit-il ! allez, mon fils, allez-vous baigner dans le sang de l’impie, je vais prier pour vous le Dieu des miséricordes, le saint Sacrement des miracles, et notre bienheureuse Notre Dame de Halle.

 

 

ACTE V

 

Vander-Mersch ou le triomphe du fanatisme

 

Le théâtre représente un salon de la maison de Vander-Mersch. Sur la cheminée à la place de la glace, est le portrait en pied de Joseph II.

Il est nuit, le tocsin de ses sons lugubres fait retentir les airs, des cris plaintifs et tumultueux se font entendre par intervalle.

 

 

Scène première

 

VANDER-MERSCH, seul

 

Il se promène à grands pas dans son salon.

TROUPE D’ASSASSINS derrière le Théâtre.

Mourez ! le Ciel le veut, Vander-Noot l’ordonne.

TROUPE DE VIEILLARDS, DE FEMMES et D’ENFANTS qu’on égorge derrière le Théâtre.

Au nom de Dieu, laissez-nous la vie !

TROUPE D’ASSASSINS derrière le Théâtre.

Frappons, frappons ! ce sont des démocrates.

TROUPE DE MOURANTS.

Que notre sang retombe sur la tête de Vander-Noot !

VANDER-MERSCH.

Quels sons effrayants ! quels cris tristes et plaintifs se font entendre ! mon sang recule vers mon cœur ; mon cœur le glace, j’éprouve, malgré moi, un sentiment de terreur et d’effroi... Je n’ai pas peur ! non... mais je ne suis plus Vander-Mersch... Ô ma femme ! Ô mes enfants !

Il aperçoit le portrait de Joseph II.

Que vois-je ! c’est le portrait de mon Roi, du Roi que j’ai trahi, du Roi que peut-être ma rébellion a plongé dans le tombeau, qui y est descendu navré de douleur.

Il met un genou en terre devant le portrait.

Ô ! mon Prince, ta voix me reproche ta mort... tu m’appelles dans la nuit éternelle... je vais t’y rejoindre... Mais que mon sang satisfasse à tes mânes irritées, et que ta malédiction ne s’étende pas sur mon fils.

 

 

Scène II

 

VANDER-MERSCH, LE COMTE DES ROZIÈRES

 

LE COMTE DES ROZIÈRES, arrive l’épée nue à la main et couvert de sang.

Mon Général, je viens mourir auprès de vous. 

VANDER-MERSCH.

Quoi ! Comte...

LE COMTE.

Tout est perdu !

VANDER-MERSCH.

Tout est perdu !

LE COMTE.

Ce n’est qu’avec peine que j’ai échappé à ce peuple ameuté par des prêtres : le nom de Dieu est le signal du carnage : Bruxelles nage dans le sang.

VANDER-MERSCH.

Nos amis...

LE COMTE.

Ils ont été surpris : Vander-Noot a profité de la nuit pour armer les capons ; ils prononcent votre nom avec fureur, et déjà ils entourent votre hôtel.

VANDER-MERSCH.

Il faut mourir.

 

 

Scène III

 

VANDER-MERSCH, LE COMTE DES ROZIÈRES, VAN EUPEN

 

VAN EUPEN.

Il faut vivre, Vander-Mersch, je viens t’offrir la paix.

VANDER-MERSCH.

Toi ! Van-Eupen ! 

VAN EUPEN.

Moi-même : je calme ou j’agite à mon gré les flots de cette populace en fureur : d’un mot, je puis vous livrer à leur rage, ou vous faire déclarer généralissime de toutes les troupes belgiques.

LE COMTE.

Quelles conditions mettez-vous à ce mot ?

VAN EUPEN.

Que Monsieur Vander-Mersch abandonne les démocrates, qu’il nous livre l’armée, et qu’il reconnaisse Vander-Noot, Duc de Brabant.

LE COMTE.

Vander-Noot !

VAN EUPEN.

Je le connais comme vous, et s’il était moins méprisable, je l’aurais déjà perdu. Songez qu’il vaut mieux être le prêtre d’une idole de bois, que d’un dragon : en posant Vander-Noot sur l’autel, nous sommes maîtres des mouvements de la pagode : Monsieur Vander-Mersch s’assurera l’armée, je me chargerai du conseil, et nous serons réellement les Souverains de la Belgique.

VANDER-MERSCH.

Je t’écoute, pour voir jusqu’où peut aller l’impudence : eh tu as cru que je pourrais être ton complice ! tu as cru qu’il pourrait y avoir une association entre Vander-Mersch et Van Eupen ! je devrais te punir d’en avoir eu l’idée, si le mépris ne te mettait à l’abri de la colère.

VAN EUPEN.

Quittez ce ton, Général, vous n’êtes plus aux États, vous n’êtes plus à la tête de votre armée, vous dépendez de moi : acceptez, croyez-moi, les offres que je vous fais : qu’importe ce que nous pensons l’un de l’autre ! ce n’est pas l’estime qui rapproche les hommes, c’est l’intérêt : voulez-vous nous unir ?

VANDER-MERSCH.

Non.

VAN EUPEN.

Ne vous abusez pas, Général ; ne comptez plus sur vos nombreux partisans. Le Duc Dursel est arrêté, Wonck et Walckiers n’ont évité la mort que par une fuite précipitée, le baron de Schoënfeld est parti pour l’armée, dont il va prendre le commandement : vous le voyez, Général, vous ne pouvez m’échapper : approchez de cette fenêtre, voyez tout ce peuple furieux qui entoure votre maison ; il n’attend que mon signal pour vous trainer dans un cachot, ou vous porter en triomphe : étendrai-je sur vous le signe de la vie, vous couvrirai-je du voile de la mort ?...

VANDER-MERSCH.

Eh bien ! prêtre infâme, dis à ce peuple qu’il vienne chercher dans mon sein les restes d’un sang qui jadis coula pur pour mes maîtres ; dis-lui, que je préfère la mort à l’infamie de servir deux scélérats, tels que Vander-Noot et toi. 

VAN EUPEN.

Eh bien ! Vander-Mersch, prépare tes mains aux fers dont ces scélérats vont les faire charger.

LE COMTE, se met devant la porte, pour empêcher Van Eupen de sortir, et s’avance sur lui l’épée haute.

C’est trop longtemps souffrir l’impudente hardiesse de ce Jésuite : tu ne donneras pas le signal de notre mort, malheureux ; et tout ton sang...

VANDER-MERSCH, arrête le Comte, et ouvre lui-même la porte à Van Eupen.

Que faites-vous, Comte ! le sang d’un scélérat appartient aux bourreaux, il souillerait nos mains : ne savez vous donc pas qu’il est un Dieu ! pour toi, misérable, fors de ma présence, et ne souille plus l’air que je respire encore.

VAN EUPEN.

Vander-Mersch, il est encore temps.

VANDER-MERSCH, avec un geste menaçant.

Sors : on éloigne un reptile venimeux, mais s’il s’attache à nos pas, on l’écrase.

VAN EUPEN, sortant.

Ce reptile venimeux va marcher sur ta tête.

 

 

Scène IV

 

VANDER-MERSCH, LE COMTE DES ROZIÈRES

 

VANDER-MERSCH.

Attendrons-nous donc tranquillement qu’un prêtre dispose de nos jours ? attendrons-nous la mort dans un appartement ? les cicatrices qui couvrent mon front, annoncent combien de fois je l’ai bravée dans les champs de l’honneur, sortons, fondons sur ce peuple furieux, ouvrons-nous un passage ou mourons.

LE COMTE.

Oui, mon Général, mourons !...

VANDER-MERSCH.

Ce n’était pas sous les coups d’une vile populace, que nous devions perdre la vie.

LE COMTE, embrassant Vander-Mersch.

Mon Général, recevez mes derniers adieux.

VANDER-MERSCH.

Mon ami... donnez-moi votre épée, prenez la mienne.

Ils changent d’épée, et se prennent la main.

Marchons.

 

 

Scène V

 

VANDER-MERCH, MADAME VANDER-MERSCH, SON FILS, SA FILLE encore enfants, LE COMTE DES ROZIÈRES

 

À l’instant où Vander-Mersch s’apprête à sortir, Madame Vander-Mersch ouvre la porte du salon, et se précipite à ses pieds avec ses deux enfants.

MADAME VANDERMERCH.

Où courez-vous ?

VANDER-MERSCH.

Voilà ce que j’ai craint ! 

MADAME VANDER-MERSCH.

Arrête, cher époux ! veux-tu donc abandonner ta femme tremblante et tes faibles enfants à ce peuple furieux qui assiège ta maison

VANDER-MERSCH.

Je vais l’en repousser.

LE COMTE.

Nous l’écarterons, Madame...

MADAME VANDER-MERSCH.

Vous allez vous faire déchirer : tuerez-vous un peuple tout entier ?

VANDER-MERSCH.

Voulez-vous me voir massacrer à vos yeux ?

MADAME VANDER-MERSCH, se relevant avec noblesse.

Massacré !... non... ils te verront dans mes bras, dans ceux de tes enfants, ils n’oseront : tu ne fais pas combien une femme et des enfants sont un rempart puissant contre la colère du peuple.

VANDER-MERSCH.

Tu ne fais pas ce que c’est qu’un peuple ameuté par des prêtres.

MADAME VANDER-MERSCH.

Eh bien ! je m’élancerai au devant des plus furieux, je leur présenterai ton épée, je leur dirai : tuez mon époux, si vous pouvez le haïr, mais ne le massacrez pas : qui de vous se sent le cœur assez barbare pour frapper le héros par qui vous êtes libres ? qu’il prenne cette épée teinte du sang de vos ennemis, cette épée qui vengea vos femmes et vos enfants, cette épée qui les chassa de vos campagnes, qu’il la plonge dans son sein. Mais sera-ce un Gantois ? sera-ce un Bruxellois ? sera-ce un Brabançon ? ils sont tous ses amis : le meurtrier de Vander-Mersch ne peut être un Belge. Tu les verras alors reculer de honte et d’effroi. Le peuple, n’a jamais frappé que la main tremblante ou armée, si la crainte fait son audace, la résistance excite sa fureur : sourd à la prière, il s’irrite contre la menace, mais un calme noble lui en impose, un seul élan de confiance suffit pour le désarmer.

VANDER-MERSCH.

Je demanderais la vie à ce peuple ingrat ! plutôt la mort, Madame : plutôt la mort mille fois.

MADAME VANDER-MERSCH.

Tu peux la braver, mais songe à ton épouse, songe à tes enfants : les respecteront-ils, quand ils t’auront déchiré : il est plus aisé de désarmer la main d’un furieux que de l’arrêter : la cruauté n’est qu’une ivresse : le sang donne la soif du sang : et quand le peuple en a répandu une goutte, il en fait couler des flots.

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, MONCLERGEON

 

MONCLERGEON.

Mon Général ! suivez-moi, je vous sauve.

MADAME VANDER-MERSCH.

Que dites-vous ?

MONCLERGEON.

Je viens de rassembler cinquante braves volontaires de ma compagnie des escrimeurs ; ils gardent votre porte, ils en écartent le peuple, parmi lequel j’ai remarqué tous les volontaires de la compagnie de Walckiers qui rougissent de colère, et n’attendent qu’un chef ou qu’un signal pour tomber sur cette vile populace, et vous ouvrir à travers ses flots une retraite sûre : je suis maître de la porte de Laecken, dont la garde est confiée à ma compagnie : venez, mon Général, je réponds sur ma tête de vous conduire à Malines, où commande le brave et loyal de Kleinberg, dont la fidélité vous est connue.

VANDER-MERSCH.

Brave jeune homme ! qui êtes-vous ?

MONCLERGEON.

Je suis chef du serment des escrimeurs, mais comme vous j’ai servi jadis Joseph II, et j’étais nommé Capitaine, quand je quittai le régiment du brave Prince de Ligne. Je m’appelle Monclergeon, et Gand m’a vu naître.

VANDER-MERSCH.

Vous êtes Gantois ! votre générosité ne m’étonne plus.

Il lui donne son fils.

Tenez, brave jeune homme ! prenez ce dépôt précieux, prenez mon fils : conduisez-le à Gand, présentez-le à mes braves compatriotes, dites aux Gantois ; que Vander Mersch leur envoie son fils, comme un gage de son estime, ou comme le sceau de la vengeance, s’il périt sous le glaive des ingrats et lâches Bruxellois

MONCLERGEON.

Honorable et précieux dépôt, on ne t’arrachera de mes bras, qu’en m’arrachant la vie... mais vous, mon Général ?

VANDER-MERSCH.

Sauvez mon fils... c’est à moi de défendre mes jours.

 

 

Scène VII

 

VANDER-MERSCH, MADAME VANDER-MERSCH, SA FILLE, LE COMTE DES ROZIÈRES

 

VANDER-MERSCH.

Votre fils est en sûreté, Madame : permettez que je sauve ma gloire, et que, sans attendre que le peuple force ma maison, j’aille me présenter à lui.

MADAME VANDER-MERSCHE.

Vous courez à la mort.

VANDER-MERSCH.

 Quelle faiblesse ! vingt fois je me suis arraché de vos bras pour voler aux combats, vous me dérobiez ces indignes larmes, vous excitiez vous-même mon courage.

MADAME VANDER-MERSCH.

Ah ! vous voliez à la gloire, vous alliez combattre des ennemis généreux : votre mort ne pouvait qu’être honorable : quelle différence aujourd’hui ! c’est au glaive des plus vils assassins que vous allez présenter votre sein, et vous périssez rebelle à votre Souverain.

 

 

Scène VIII

 

LES MÊMES, VANHAMME, TROUPE DE CAPONS

 

Une troupe de capons, conduite par Vanhamme, entre en désordre dans le salon, Vander-Mersch s’avance avec assurance vers eux.

MADAME VANDER-MERSCH, tombant à demi évanouie dans un fauteuil.

Ô ! Ciel, protège-nous !

VANDER-MERSCH.

Point de faiblesse, Madame...

Il découvre sa poitrine aux capons.

Voilà mon sein, frappez, mais choisissez une place qui ne soit marquée d’aucune cicatrice des blessures que j’ai reçues pour vous.

Les capons saisis de respect et d’effroi, reculent ; Vanhamme seul avance.

VANHAMME.

On n’en veut pas à votre vie, Général, mais le salut de la patrie exige qu’on s’assure de votre personne.

VANDER-MERCH.

De ma personne !

LE COMTE.

Qui t’en a donné l’ordre, scélérat ?

 

 

Scène IX

 

LES MÊMES, VANDER-NOOT, VAN EUPEN, FRANQUEN, VOLONTAIRES de la Compagnie de Franquen, TROUPE de Capons, PEUPLE de Bruxelles

 

Vander-Noot entre, accompagné de Van Eupen et de Franquen, suivi des Volontaires de Franquen, et d’une partie du peuple de Bruxelles.

VANDER-NOOT.

Moi.

LE COMTE.

De quel droit ?

VANDER-NOOT.

Du premier de tous, de celui du plus fort.

VANDER-MERSCH.

De quoi m’accuse-t-on ?

VANDER-NOOT.

De trahison.

VANDER-MERSCH.

Qui est mon accusateur ?

VANDER-NOOT.

Le peuple.

VANDER-MERSCH.

Peuple, c’est à vous seul que j’ai prêté serment à Breda ; je vous offre ma tête pour garantie de ma probité et de ma fidélité envers la nation : je demande des juges, je demande un examen prompt et sévère de toutes les inculpations atroces qu’on se permet d’articuler contre mon honneur ; votre gloire et la cause publique exigent impérieusement que ma tête tombe, si l’on peut prouver à ma charge le moindre crime, si j’ai trahi cette nation dont on m’a confié la défense.

La trahison étant de tous les crimes le plus odieux et le plus conséquent, il est de l’intérêt de la nation que la poursuite en soit rigoureuse, la preuve publique, et la punition effrayante ; mais aussi le crime imaginaire de l’accusé, devient le crime réel de l’accusateur : il faut que l’arrêt de mort de l’un ou de l’autre, nomme à la nation le traitre ou le calomniateur.

LE PEUPLE.

Sa demande est juste.

VANDER-NOOT.

Il en aura des juges qu’il ne pourra ni corrompre ni séduire... Franquen ; exécutez l’ordre que je vous donne, au nom des États, de conduire le Capitaine Vander-Mersch à la citadelle d’Anvers.

VANDER-MERSCH.

Je suis né Flamand, je demande à être conduit à Gand.

VANDER-NOOT.

Conduisez le Capitaine Vander-Mersch à Anvers ; mais évitez d’entrer dans Malines, vous la tournerez ; le peuple et surtout le Général de Kleinberg sont suspects aux États.

FRANQUEN.

Monsieur Vander-Mersch, je suis gentil homme, major de Bruxelles, j’ai servi comme vous, le Souverain et la République, je réponds de votre personne, rendez-moi votre épée. 

VANDER-MERSCH.

Mon épée ! à toi lâche ; à toi le vil exécuteur des ordres despotiques de ces deux scélérats ! tiens : voilà comme je te la rends.

Vander-Mersch brise son épée, et la jette à ses pieds.

LE COMTE.

Vander-Mersch a brisé son épée, tremblez, Belges aussi lâches qu’ingrats : vos jours de gloire et de triomphe font passés ; Léopold va paraître, Léopold, pacificateur de la terre, va déployer sur vous la verge de la justice : tendez vos mains aux fers dont il va vous-charger !

MADAME VANDER-MERSCH, à Vander-Noot et à Van Eupen.

Et vous scélérats : votre triomphe sera de courte durée : bientôt ce peuple abusé ouvrira les yeux, bientôt il reconnaîtra ses vrais tyrans, et son véritable Souverain : déjà tous les bons citoyens lui tendent les bras, le sang crie, le Dieu que vous outragez est las de vos blasphèmes, son bras terrible s’arme, il a mis dans le cœur de Léopold le désir de la paix, pour rendre plus éclatant le jour de la vengeance : Léopold paraît, et le gibet reçoit vos cadavres déchirés par ce peuple que vous avez indignement trompé : puissent ces souhaits de l’indignation devenir l’oracle de la vengeance humaine et céleste !

VANDER-NOOT.

Éloignez donc de moi, Franquen, ces traitres à la nation, et cette furie impie.

Franquen et ses Volontaires font un pas pour avancer sur Vander-Mersch ; il leur lance un coup d’œil menaçant qui les arrête. Alors il tend la main à sa femme et à sa fille, regarde Vander-Noot et Van Eupen avec mépris, et sort suivi du Comte des Rozières. Les volontaires de Franquen les entourent. Le peuple et les capons les suivent.

VANDER-MERSCH.

Venez ma femme, venez ma fille ; le Ciel est juste ; j’ai trahi mon maître, j’ai combattu mon légitime Souverain, je suis trahi par des ingrats, et livré à deux scélérats... marchons.

LE COMTE.

J’ai partagé votre gloire, je partagerai vos fers.

FRANQUEN, s’avançant pour prendre à demi voix l’ordre de Vander-Noot.

Ne faut-il pas le séparer de sa femme et de sa fille ?

VANDER-NOOT.

Certainement.

VAN EUPEN.

Gardez-vous en bien.

VANDER-NOOT.

Comment ! les laisser ensemble...

VAN EUPEN.

Oui : les laisser ensemble. On étouffe plus aisément dix cris réunis, que deux plaintes séparées ; et s’il faut s’en défaire, un seul plat suffit... allez.

 

 

Scène X

 

VANDER-NOOT, VAN EUPEN, VANHAMME

 

VAN EUPEN.

Eh bien ! Vander-Noot, ton triomphe est parfait.

VANDER-NOOT.

C’est à vous seul que je te dois.

VAN EUPEN.

Ne l’oublies pas... Toi, Vanhamme, achève ton ouvrage, promène à la tête des capons enivrés le buste de Vander-Noot, sur un char de triomphe : que le citoyen qui ne fléchira pas le genou devant son image, soit massacré ! et préparez ainsi le peuple à le déclarer enfin Duc de Brabant.

VANDER-NOOT.

Est-il temps ?

VAN EUPEN.

Oui : les bons citoyens, les vrais amis de la liberté, ces farouches démocrates sont tous en fuite, ou tremblent devant nous ; leurs chefs sont sous nos pieds. Saisis enfin le sceptre et règne sur la Belgique.

VANHAMME, remettant à genoux devant Vander-Noot.

Que je fois le premier à vous rendre hommage.

VAN EUPEN.

Cromwell n’eut que le masque de la religion d’une main, de l’autre le glaive : plus forts que lui, nous avons les prêtres, l’armée et la populace. 

VANHAMME.

Je vais la faire déclarer.

VAN EUPEN.

Et moi, je vais faire parler la religion : que le sang des citoyens serve de ciment au trône que vont t’élever le fanatisme et l’ignorance !


[1] Tableau commun d’une Famille de dix Personnes.

PERSONNES.                    ÉTAT.                   ÂGE.

Un Père                           Laboureur           60 ans

Une Mère                                                    50

Un premier Fils                Marié                  30

Un second Fils                Garçon                25

Une première Fille           Mariée                27

Une seconde Fille           Encore fille         20

Un Gendre                                                  35

Une Bru                                                      22

Un Petit-Fils                                                5

Une Petite-Fille                                           2

RÉCAPITULATION

1 Vieillard, 4 Femmes. 2 Enfants. 3 Hommes faits.

Proportion. 3. à 7.

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