Histoire générale du Théâtre en France - Tome IV (Eugène LINTILHAC)

Histoire générale du Théâtre en France, par Eugène Lintilhac, ancien maître de conférences de littérature française à la Sorbonne, Sénateur. Ernest Flammarion, éditeur, Paris, 1904-1910.

 

 

PRÉFACE

 

Le présent volume contient l’histoire de notre comédie depuis le répertoire français du Théâtre  Italien, à la fin du XVIIe siècle, jusqu’au Mariage de Figaro (1784).

Conformément au plan exposé dans la préface du tome II, le prochain et cinquième conduira cette histoire, sans interruption, jusqu’à l’époque contemporaine. Il suivra donc tous les genres comiques, jusqu’au terme actuel de leur évolution, ne laissant en dehors d’elle que la forme hybride de la comédie-drame.

Celle-ci en effet, formule préférée de nos dramatistes dans la seconde moitié du dernier siècle, se trouve terminer, de fait, l’évolution du genre tragique et des genres mixtes, tels que la tragi-comédie, la pastorale dramatique, la comédie larmoyante, la tragédie bourgeoise, le drame et le mélodrame. Elle est exactement située au confluent de tous ces genres. Son histoire viendra donc au bout de la leur, laquelle sera le principal objet de la seconde partie de cet ouvrage.

Ainsi la première partie de celui-ci prendra fin avec le volume qui va suivre. Elle aura été conduite de manière à former un tout. Elle présentera, en effet, l’histoire entière de notre comédie, depuis ses plus obscures origines dans le théâtre sérieux du moyen âge, jusqu’au seuil brillant de l’époque contemporaine.

Un tableau de la production théâtrale de cette dernière époque viendra terminer la seconde partie. Il sera la conclusion naturelle et attrayante de ces ferventes études sur l’évolution des genres dramatiques en France, depuis huit siècles, comme celui du chaos fécond du théâtre médiéval en a été la préface nécessaire et suggestive.

 

EUGÈNE LINTILHAC.

 

Neuilly, 4 mars 1909.

 

 

INTRODUCTION - LES SCÈNES PUBLIQUES ET PRIVÉES ET LE PARTERRE AU XVIIIe SIÈCLE

 

La Comédie-Française et son privilège jusqu’à la Révolution : son installation aux Tuileries (1770) ; à l’Odéon (1782) : la suppression  des places sur le théâtre (1759) : le parterre assis (1782). – La Comédie-Italienne jusqu’à sa fusion avec l’Opéra-Comique (1762) : son répertoire français jusqu’à l’expulsion de 1697 : le Régent et le rappel des Italiens (1716) ; modifications du répertoire de l’ancien Théâtre Italien et vicissitudes de celui du nouveau ; la concurrence avec les forains et la fusion finale (1762). – Les théâtres forains : les foires Saint-Germain et Saint-Laurent et leurs spectacles dramatiques à la fin du XVIe siècle ; leur vogue à partir du départ des Italiens ; démêlés des forains avec les trois théâtres privilégiés ; la comédie à la muette ; la comédie en vaudevilles et l’opéra comique forain. – L’Opéra-Comique fusionne avec la Comédie-Italienne (1762), et lui impose officiellement son nom (1780). – Les théâtres de société : scènes princières, nobles et bourgeoises, d’auteurs, d’acteurs et d’artisans, de Paris et de province. – Effets de cette théâtromanie universelle sur l’esprit public : le parterre au dix-huitième siècle ; sa souveraineté et ses saillies ; sa décadence et sa démocratisation.

 

Malgré son privilège du 21 octobre 1680[1], la Comédie-Française eut des rivales, tout le long du XVIIIe siècle. Celles-ci exercèrent sur l’évolution des genres et sur l’orientation des talents de multiples influences, lesquelles nous commanderont de fréquentes allusions à leur existence. Nous allons donc grouper ici les faits de leur histoire qui rendront ces allusions claires et courtes.

Nous avons laissé la troupe des successeurs de Molière – les Français, comme on disait, par opposition aux Italiens – installée dans sa coûteuse salle de la rue des Fossés-Saint-Germain, où elle prend désormais le nom de Comédie-Française. Mais en 1767, les plaintes sur le délabrement de son théâtre et sur la difficulté d’y accéder étant devenues générales, on dut songer à la construction d’une nouvelle salle. Un arrêt du Conseil du Roi, en date du 26 mars 1770, ordonna qu’elle serait élevée sur les terrains choisis par les architectes de Wailly et Peyre, et cédés par le prince de Condé, moyennant 75 000 livres à payer par la ville. En attendant, la Comédie-Française se transporta aux Tuileries, après la clôture de Pâques de 1770. Elle s’y installa dans la salle dite des Machines, contiguë au pavillon de Marsan, construite par Vigarani en 1662, et où avaient été données les représentations de Psyché. L’ouverture eut lieu, le 23 avril 1770. C’est là que Figaro fera son avènement sur la scène française, dans l’orageuse soirée du 23 février 1775, et que Voltaire sera couronné à l’enivrante représentation d’Irène, le 30 mars 1778.

Un arrêt du Conseil du Roi, du 16 février 1782, affecta à la Comédie-Française la salle monumentale construite enfin sur les terrains de l’hôtel de Condé, tout en en réservant expressément la propriété au Roi et la surveillance matérielle à ses agents. Cette salle s’appellera l’Odéon, à partir du 13 juillet 1796, date de l’arrêté du Directoire qui la concédait aux entrepreneurs de spectacles mêlés de chants, Poupart, Dorfeuille et Cie. L’inauguration en eut lieu le 30 mars 1782, avec l’Iphigénie de Racine et un prologue en un acte, en vers, d’Imbert.

Une ère de prospérité s’ouvre alors pour la Comédie-Française, et l’historique représentation du Mariage de Figaro (27 avril 1784) en marque l’apogée. C’est dans cette même a salle superbe du faubourg Saint-Germain » que la trouvera la Révolution. Celle-ci débutera pour elle parla tourmente des représentations de Charles IX, qui est appelé à la première (4 novembre 1789) l’École des rois, sur un mot parti de la salle et attribué à Danton, la gauche de la Constituante y assistant eu bloc, tandis que le parterre, armé de pistolets, menace les loges d’un sanglant assaut et en attendant que Talma, souffleté dans la coulisse par son camarade Naudet, cherche à laver dans le sang un tel outrage[2].

Dans l’histoire de la Comédie-Française au XVIIIe siècle, il est deux faits qu’il importe de signaler à part.

Le premier fut la suppression des banquettes que les comédiens louaient sur la scène même. En vain protestaient parterre et auteurs – comme en témoignent cent passages de comédies, depuis les Fâcheux – le gros rapport de ces banquettes les avait fait maintenir. Leurs occupants encombraient partout la scène, aux Italiens comme aux Français. C’était au point qu’à une représentation de l’Acajou de Favart, un seul acteur avait trouvé assez de place pour jouer : et que, le 16 décembre 1739, Athalie n’avait pu être représentée jusqu’au bout, étouffée par la cohue des spectateurs de la scène. Enfin, celle-ci fut délivrée par le comte de Lauraguais qui, ayant donné 12 000 livres aux comédiens pour les indemniser, mérita ainsi les effusions de la reconnaissance de Voltaire et l’indulgence publique pour ses fredaines et excentricités anglomanes. Le 30 avril 1759, après la clôture annuelle, la réouverture se fit, aux applaudissements du parterre, avec une scène vide de toute banquette et de sa « tapisserie de petits-maîtres », ayant son plateau entièrement libre pour les acteurs.

Alors commença une véritable révolution dans le jeu de ces derniers, tandis que la mise en scène évoluait vers cette ampleur et cette vérité chères à Voltaire, et dont les théâtres d’Italie offraient l’exemple si tentant. « L’illusion théâtrale, écrira Collé, en 1768, est actuellement entière : on ne voit plus César prêt à déposséder un fat assis contre lui, et Mithridate expirer au milieu des gens de notre connaissance ; l’ombre de Ninus heurter et coudoyer un fermier général ; et Camille tomber morte entre les bras d’auteurs comiques connus, Marivaux ou de Sainte-Foix, qui viennent se prêter à l’assassinat de cette Romaine par la main de son frère Horace. On avait craint quelque temps que le théâtre ne parût trop vide lorsqu’on aurait enlevé cette tapisserie de petits-maîtres. Il n’en fut rien et, à partir du 30 avril 1759, aucun spectateur n’apparut plus sur les théâtres français »[3].

Une seconde réforme presque aussi notable consista à asseoir enfin le parterre. On y avait bien songé, dès l’installation de la Comédie-Française à la rue des Fossés, mais la place manqua. On l’eut en la salle de l’Odéon. À dater du 29 avril 1782, le parterre fut assis en France, comme il l’était depuis longtemps dans toutes les grandes villes de l’Europe. Jusque-là, debout et tassé comme il l’était, il avait formé la bonne moitié des spectateurs. On peut conjecturer que le malaise, consécutif à cette posture et à ce tassement, n’avait pas peu contribué à sa pétulance critique, dont nous parlerons à la fin de ce chapitre.

Jusqu’à la Révolution, la Comédie-Française avait été, officiellement sinon en fait, en possession de son privilège du 21 octobre 1680, « faisant défenses à tous autres comédiens français de s’établir dans ladite ville (de Paris) et faubourgs, sans ordre exprès de Sa Majesté ».

Mais ce texte ne donnait pas l’exclusion aux comédiens italiens. Or ceux-ci ne s’en tenaient plus à des couplets français comme en 1668[4] : ils jouaient bel et bien des comédies entières en notre langue. Les comédiens français s’en émurent et protestèrent au point que le roi appela devant lui les deux parties. Là, Baron ayant plaidé la cause des Français, l’Arlequin des Italiens (Dominique Biancolelli) se borna à dire : « Sire, comment parlerai-je ? – Parle comme tu voudras, répondit le roi, dupe de l’équivoque. – Il n’en faut pas davantage, reprit Dominique, j’ai gagné ma cause ». Quoi qu’il en soit de la réalité de cette arlequinade, qu’on lit dans les Spectacles de Paris[5], les Italiens ne se gênèrent pas pour jouer, jusqu’à leur expulsion, en 1697, des comédies françaises. Il ne nous en reste pas moins de 55 : nous les étudierons plus loin, avec toute l’attention qu’elles méritent et qu’on ne leur a pas accordée jusqu’ici.

Mais les hardiesses de ce répertoire, comme les lazzi de ses interprètes[6] s’accordaient de moins en moins avec l’humeur du roi vieilli, pénitent du Père de la Chaise : il était loin le temps où il s’amusait tant à Scaramouche. Le 8 janvier 1696, une lettre de Pontchartrain au lieutenant de police, M. de la Reynie, l’avise que Sa Majesté est informée du scandale de la comédie des Italiens qui « font des représentations indécentes et disent plusieurs saletés ». Le ministre conclut que, « s’il leur arrive de faire quelque posture indécente ou dire des mots équivoques et quelque chose qui soit contre l’honnêteté, Sa Majesté les cassera et les renvoira en Italie ». À cet effet, le lieutenant de police devra envoyer tous les jours en leur salle quelqu’un de confiance qui rendra compte pour que, « à la première contravention », il fasse « fermer leur théâtre ». C’est sous le coup de cette menace que les Italiens eurent l’audace d’annoncer la représentation d’une pièce de Fatouville dont le titre est La finta matrigna (La fausse marâtre), allusion transparente à celui d’un roman, la Fausse Prude[7], qui, disait-on, courait la Hollande et était une satire sanglante de la Maintenon.

Le 13 mai 1697, Pontchartrain écrivait au préfet de police que le roi a congédié les comédiens italiens et qu’il ait à « faire fermer demain leur théâtre pour toujours[8] ». Cette fermeture du théâtre d’Arlequin devait durer vingt ans et avec une rigueur absolue, du moins pour la capitale : car nous voyons que Pascariel (Joseph Tortori) et le machiniste Cadet obtinrent, peu après, de jouer, chacun avec une troupe, mais dans les provinces et sans approcher de Paris de moins de trente lieues.

Le Régent mit fin à cet exil des Italiens qui avaient égayé sa jeunesse, comme celle de Louis XIV. Il était d’humeur à s’en mieux souvenir ; et il fit recruter une troupe au delà des Alpes par Louis André Riccoboni, dit Lélio, le futur auteur de l’Histoire du théâtre italien depuis la décadence de la comédie latine, etc.[9], alors célèbre comme acteur en Italie. Lélio choisit ses camarades parmi les comédiens d’Antoine Farnèse, prince de Parme, qui les céda fort gracieusement au Régent.

Le 18 mai 1716, les comédiens italiens débutent au Palais-Royal, en attendant qu’on ait fini de réparer pour eux l’Hôtel de Bourgogne. Ils y jouent l’Inganno fortunato ou l’Heureuse surprise. Le Régent assistait à cette représentation dont le succès fut énorme, comme l’attestent 4 000 livres de recette, et fut dû pour une bonne part à Thomassin, l’Arlequin de la troupe. Le 1er juin, les Italiens firent leur ouverture à l’Hôtel de Bourgogne, toujours devant le Régent et une salle comble, avec un canevas italien en 3 actes : la Folle supposée, imité des Folies amoureuses de Regnard et de l’Amour médecin de Molière.

Cependant l’italien ne porte plus, comme on dit à la cantonade, étant de moins en moins compris du public. Les camarades d’Arlequin reprennent donc leur ancien répertoire français ; mais son sel, naguère si goûté de Boileau, avait perdu de sa saveur. Regnard n’était plus ; Dufresny était assagi ; et les Dancourades elles-mêmes perdaient tout le terrain que la comédie sérieuse gagnait avec Destouches. Les Italiens s’avisent alors de prendre un ton intermédiaire qu’inaugure, le 25 avril 1718, la pièce entièrement française d’Autreau intitulée : le Naufrage au port à l’Anglais ou les Nouvelles débarquées. Ils se constituent en société régulière, à l’imitation des comédiens français, par acte notarié du 27 octobre 1719 ; et, après la mort du Régent, en 1723, ils cessent d’être « les comédiens du duc d’Orléans », pour devenir « les comédiens ordinaires du roi de la troupe italienne », avec une pension de 15 000 livres.

Ils s’ingénient d’ailleurs à varier leur répertoire, pour mieux lutter avec leurs rivaux, y compris les forains. Ils vont même combattre ces derniers jusque chez eux, car nous les retrouverons au préau de la foire Saint-Laurent de 1721 à 1723. Nous noterons au passage que, dès 1719, ils s’étaient avisés de jouer des parodies littéraires : le succès de ce dernier genre alla d’ailleurs en croissant, comme on en peut encore juger par un recueil en quatre volumes[10].

Aux pièces italiennes, bilingues, et françaises de leur répertoire, ils ajoutent le chant et la danse, voire les feux d’artifices – comme celui qu’ils commandaient en 1743 aux frères Ruggieri, pour la comédie des Petits-maîtres de d’Avisse –. Malgré tout, leurs affaires mal gérées, peu surveillées par les gentilshommes de la Chambre, ne paraissent pas avoir été brillantes. Nous les trouvons endettés de 400 000 livres, en 1760, au moment où il leur faut faire une nouvelle réparation à leur Hôtel de Bourgogne. Ils y rentrèrent en octobre, après avoir campé quelques semaines dans le local du peintre imprésario Antoine Fauré.

Mais, en janvier 1762, ils obtenaient, moyennant de gros sacrifices d’argent, la suppression, à la foire, et l’annexion à eux – avec un privilège armé et vigilant[11] – de l’Opéra-Comique, dont nous allons voir aussi les vicissitudes principales. En fait, c’était le vainqueur qui devenait la proie du vaincu. L’Opéra-Comique voulait si bien tout pour lui, qu’en 1769 il donna l’exclusion aux comédies françaises du vieux répertoire, malgré les réclamations des auteurs dont l’emploi unique était de les jouer. Dès lors, la scène de l’Hôtel de Bourgogne appartint tout entière aux comédies à vaudevilles ou à ariettes, françaises ou italiennes.

Mais nous allons avoir à revenir sur cette fin de la comédie italienne : car elle se confond avec l’histoire de l’opéra comique, dès que celui-ci sort de son existence foraine et nomade, pour commencer sa carrière officielle.

En attendant, c’est cette histoire qui doit attirer ici notre attention, surtout dans la période nomade. Alors en effet elle est intimement liée à la naissance de la comédie de genre, dont la fortune sera brillante dès le XVIIIe siècle, et dont la prospérité ne paraît pas près de finir.

La comédie de genre prit naissance aux foires Saint-Germain et Saint-Laurent.

La première, la plus centrale et la plus brillante, que les documents font remonter jusqu’au XIIe siècle[12], se tenait sur l’emplacement actuel du marché Saint-Germain, du commencement de février au dimanche de la Passion. Celle de Saint-Laurent, moins ancienne de deux siècles, se tenait sur l’emplacement actuel de la gare de l’Est, du 9 août – parfois même du 25 juillet – au 29 septembre. L’une et l’autre avaient la spécialité des spectacles plus ou moins dramatiques, parmi leurs divertissements et attractions de tout genre – y compris les moins honnêtes, notamment le commerce de « livres abominables » au témoignage de d’Argenson, rédacteur des si curieuses Annales, récemment publiées, de cette vigilante et secrète Compagnie du Saint-Sacrement, avec laquelle l’auteur de Tartuffe avait eu maille à partir[13] –. Cette spécialité était si bien établie qu’en 1762, après la fusion de l’Opéra-Comique avec la Comédie-Italienne, les petits spectacles qui avaient émigré au préau de la foire Saint-Ovide, durent reporter leurs baraques à la foire Saint-Laurent, par ordre du lieutenant de police Lenoir. Pour y ramener le public et corser le programme, ce magistrat autorisa du même coup Antoine Lecluze de Thilloy, ancien acteur de l’Opéra-Comique, à y installer un théâtre consacré à ce genre poissard, cher à Vadé[14].

Les spectacles dramatiques avaient commencé à la foire par les marionnettes. Celles-ci sont mentionnées, pour la première fois, par des stances de Scarron, dans sa description réaliste et suggestive de la foire Saint-Germain, dont voici des traits :

Que ces badauds sont étonnés
De voir marcher sur des échasses !
Que d’yeux, de bouches et de nez,
Que de différentes grimaces !
Que ce ridicule arlequin
Est un grand amuse-coquin !
Que l’on achève ici de bottes !
Que de gens de toutes façons,
Hommes, femmes, filles, garçons ;
Et que les c... à travers cottes
Amasseront ici de crottes,
S’ils ne portent des caleçons !

Ces cochers ont beau se hâter,
Ils ont beau crier gare ! gare !
Ils sont contraints de s’arrêter ;
Dans la presse rien ne démarre.
Le bruit des pénétrants sifflets,
Des flûtes et des flageolets,
Des cornets, hautbois et musettes,
Des vendeurs et des acheteurs,
Se mêle à celui des sauteurs,
Et des tambourins à sonnettes,
Des joueurs de marionnettes.
Que le peuple croit enchanteurs[15].

Ces joueurs de marionnettes et cet arlequin paradeur y continuaient le batelage national, côte à côte avec les farceurs qui en sont inséparables. Aussi, en dépit de tout ce vacarme, la comédie et le chant, outre la danse, s’étaient installés dans certains de ces théâtricules de la foire, appelés loges. Nous les y rencontrons dès 1643, avec ces trois enfants de six ans, joueurs de courtes comédies, chanteurs de petits airs et danseurs de ballets « graves », que signale le gazetier Loret ; en 1678, avec les fameux frères Alard et leur divertissement comique, sous travestis italiens, des Forces de l’amour et de la magie, suite de « scènes excentriques », comme dit le programme de nos cafés-concerts, cousues par quelques phrases de prose, sans couplets ; vers 1690 encore, avec ce jeu dont le patron Alexandre Bertrand avait fait succéder de vrais acteurs à ses marionnettes, pour jouer de petites pièces ; enfin, en 1695, avec ces quatre piécettes en prose et à vaudevilles – épaves du répertoire de Polichinelle – dont nous avons les manuscrits[16] et dont une lettre d’Hamilton dit le succès populaire :

Blanchisseuses et soubrettes
Venaient de voir à juste prix
La troupe des Marionnettes...
Là le fameux Polichinelle
Qui du théâtre est le héros,
Quoique un peu libre en ses propos.
Ne fait point rougir la donzelle,
Qu’il divertit par ses bons mots.

Dès 1681, la Comédie-Française avait commence à s’inquiéter de ces rivaux[17] ; et, en 1690, elle obtenait la démolition du jeu de Bertrand.

Mais, en 1697, l’expulsion des comédiens italiens vint ouvrir l’ère de la prospérité pour les spectacles de la foire. « La suppression de la troupe des comédiens italiens, nous disent les frères Parfait, offrit un vaste champ aux entrepreneurs de jeux de la foire qui, se regardant comme héritiers de leurs pièces de théâtre, en donnèrent plusieurs fragments à cette foire, ajoutant à leur troupe des acteurs propres à les représenter. Le public, qui regrettait les Italiens, courut en foule en voir les copies et s’y divertit beaucoup. Alors on construisit des salles de spectacle en forme : théâtre, loges, parquet, etc. ». Les forains se considérèrent aussitôt comme les héritiers des Italiens, pour la comédie de genre et la comédie musicale. Les frères Parfait nous en sont témoins[18].

À la tête de la bande des forains nous retrouvons cet Alexandre Bertrand dont la Comédie-Française avait fait démolir le théâtricule. Récidiviste incorrigible et hardi, il trouve le moyen de louer l’hôtel de Bourgogne, vide des Italiens, et de s’y installer pour jouer leur répertoire français. Mais, au bout de quelques jours, il doit en déguerpir, par ordre du roi qui se dit sans doute qu’une affaire comme celle de tantôt, avec les Italiens, est à craindre, parmi de pareils compagnons, et n’est pas ce qu’il lui faut, non plus qu’à la Maintenon. Bertrand retourne donc à la foire, pour y rivaliser avec le Parisien Alard et l’Allemand Moritz von der Beek, dit Maurice. Ils réussissent à merveille, les uns et les autres, grâce sans doute à la modicité de leurs prix, que permettait celle des frais. La mesure de ces derniers nous est donnée par ce fait que l’amoureuse gagnait vingt sous par jour et la soupe[19].

La vogue de tous ces spectacles forains est d’ailleurs considérable. À la foire Saint-Germain de 1706, on ne compte pas moins de sept théâtres offrant, outre les danseurs de corde : « farces et pièces de comédie mêlées d’italien et de français, entremêlées de danses et d’intermèdes ». La Comédie-Française, sentant redoubler ses alarmes, redouble ses rigueurs, en dépit des franchises foraines et en vertu de son privilège. Suit une longue guerre de procès, avec la grêle des interdictions parées à coups d’appels, qui nous vaudra tant de couplets acérés, décochés par les fournisseurs de la Ridadondaine, comme s’appelle le théâtre forain, à ses grands rivaux dits les Romains.

Nous noterons soigneusement, à ce propos, que la Comédie-Française essaiera de lutter directement contre la comédie mêlée de chants des forains et aussi des Italiens. À cet effet, et jusqu’au règne de l’Opéra-Comique en 1762, elle multipliera les comédies à vaudevilles et à ariettes[20]. Pour éviter des démêlés avec l’Opéra, elle engagera des acteurs capables de chanter, s’en tenant d’ailleurs à son nombre réglementaire de violons. Mais elle ne paraît pas s’en être portée mieux, ni l’Opéra-Comique plus mal.

Soutenue parla foule éternelle des amateurs de spectacle à bon marché et par les jeunes seigneurs – les Moncades, comme on disait depuis le héros de l’Homme à bonnes fortunes de Baron – la foire tiendra bon, malgré l’âpreté des répressions intermittentes. Nous la voyons par exemple, en 1721, « protégée par des personnes de distinction », jouer à nouveau des comédies en vaudevilles[21].

Mais elle venait de traverser une crise où elle avait dû déployer, pour éviter la chute, toutes les ressources de son acrobatie. Le dialogue lui étant interdit par les arrêts en faveur des comédiens français, elle s’était avisée d’abord de faire monologuer un acteur, les autres jouant à la muette. Puis l’Académie de musique ayant, elle aussi, brandi son privilège sur les forains, ceux-ci avaient dû payer pour chanter. Enfin, cette permission leur fut retirée. Pour le coup, réduite à la muette par la Comédie-Française et par l’Opéra, ne pouvant pas plus chanter que parler, la pauvre Ridadondaine semblait bien frappée à mort. Or ce fut de cette crise suprême, vers 1710, qu’elle tira un surcroît de vie, grâce à la comédie en vaudeville ; et voici comment :

« Alard, à qui le sieur Guyenet avait fait signifier qu’il n’eût plus à se servir de la permission qu’il lui avait donnée de faire chanter et danser dans son théâtre, ouvrit son spectacle par une pièce à la muette. Mais comme le publie s’était plaint, à la précédente foire, de l’obscurité de beaucoup d’endroits de ses pièces, causée par l’impossibilité où les acteurs étaient d’exprimer par des gestes des choses qui n’en étaient pas susceptibles, on imagina l’usage des cartons sur lesquels on imprima en gros caractères et en prose très laconique tout ce que le jeu des acteurs ne pouvait rendre. Ces cartons étaient roulés et chaque acteur en avait dans sa poche droite le nombre qui lui était nécessaire pour son rôle ; et, à mesure qu’il avait besoin d’un carton, il le tirait et l’exposait aux yeux des spectateurs, et ensuite le mettait dans sa poche gauche. Ces écriteaux en prose ne parurent pas longtemps au théâtre. Quelques personnes imaginèrent de substituer à cette prose des couplets sur des airs déjà connus qu’on nomme vaudevilles, qui, en rendant la même idée, y jetaient un agrément et une gaieté dont l’autre genre n’était pas susceptible. Pour faciliter la lecture de ces couplets, l’orchestre en jouait l’air, et des gens gagés par la troupe et placés au parquet et aux amphithéâtres les chantaient, et par ce moyen engageaient les spectateurs à les imiter. Ces derniers y prirent tellement goût que cela formait un chorus général[22]. »

Et nargue de l’Opéra, comme des Romains !

Vous croyez régner cette fois,
Héros du Capitole,
Et qu’Arlequin est aux abois,
Privé de la parole ;
Mais il a fait peindre sa voix
Pour soutenir son rôle.

Que faire contre des spectateurs qui se donnaient le spectacle à eux-mêmes ? Il restait à rendre à l’acteur, en scène, la liberté de ses gestes ; c’est ce que firent, vers 1712, deux Amours que nous voyons, sur les gravures du répertoire forain, descendre du cintre avec les écriteaux sauveurs.

Mais, de ce répertoire français des Italiens dont ils avaient si hardiment convoité la succession, les forains, traqués par les jalousies et les privilèges combinés de la Comédie-Française et de l’Opéra, ne retenaient plus que les vaudevilles et les lazzi.

Ce sera même trop, aux yeux des Italiens, quand ceux-ci seront de retour. Nous les voyons en effet, pour combler le vide qui se produisait dans leur caisse, pendant les deux mois de la foire Saint-Laurent, venir installer une scène d’été dans le faubourg de ce nom. Mais le succès en fut médiocre, quoiqu’ils eussent ajouté à l’attrait de leur spectacle celui d’un bal public[23]. Ils finirent par renoncer à cette entreprise, après l’avoir renouvelée trois fois, de 1721 à 1723. Nous avons déjà indiqué comment ils devaient prendre tant bien que mal leur revanche des forains, en ayant l’air de se les annexer, ce qui sauvait la face, mais en fait en s’annexant à eux, comme on va voir.

Il faut savoir gré aux entrepreneurs de spectacles forains, aux Bertrand, aux Alard et aux Maurice notamment, d’avoir tenu tête à leurs trois adversaires privilégiés. C’est, en effet, leur résistance qui donna naissance aux deux genres qu’illustreront surtout Lesage et Favart.

Le premier de ces genres est la comédie en vaudevilles – c’est-à-dire avec couplets à chanter sur des airs connus, sur des timbres populaires – ou vaudevilles dramatiques, qu’il ne faut pas confondre avec les piécettes d’actualité des Visé et des Dancourt[24], dites aussi et déjà vaudevilles. Le second est cette comédie à ariettes – c’est-à-dire avec des couplets à chanter, sur des airs nouveaux – qui deviendra l’opéra comique proprement dit. L’un et l’autre genre s’appellera, d’ailleurs, dès l’origine, l’opéra comique, ce qui n’a pas été une petite source de confusion chez leurs annalistes, faute d’avoir pris garde, autant qu’il le fallait, à la distinction que nous venons de faire.

Voici, en bref, les circonstances de cette double genèse.

Vers 1713, certains forains, Saint-Edme et la veuve Maurice, achètent de l’Opéra le droit de faire chanter les écriteaux par leurs auteurs et appellent leur théâtre l’Opéra-Comique. On pense si la prose rentre vite derrière les couplets, en dépit des protestations des comédiens français. Ceux-ci obtiennent, en 1719, la suppression de tous les spectacles forains, les marionnettes et les danseurs de corde exceptés. La suppression n’est pourtant pas absolue, puisque nous avons noté des comédies en vaudevilles à la foire, en 1721[25].

En 1724, après cinq ans d’interruption, Maurice Honoré obtient le rétablissement de l’Opéra-Comique, qui s’installe, à partir de 1726, au jeu de paume de la rue de Bussy, ayant dû céder sa place du préau aux harengères du marché – car il y a, comme on a dit, des lieux prédestinés –. Il en exploite le genre pendant trois ans et a pour successeurs Pontau, Devienne, Monnet, Favart enfin, en 1744 et pour un an.

Interdit et fermé de nouveau, de 1745 à 1752, et toujours par l’effet des attaques des théâtres privilégiés, l’Opéra-Comique renaît enfin, le 3 février 1752, avec Monnet, que la reconnaissance des amis du genre bien français appelle le grand Monnet. Celui-ci construit à cet effet, à la foire Saint-Laurent, une salle aussi belle que bien appropriée à son objet. La vogue revient, fidèle au genre, et Monnet peut se retirer le 3 décembre 1757, avec 6 000 livres de rente gagnés là en six ans. Ses successeurs, par cession du 5 janvier 1758, Corby, Favart et Cie, achètent de l’Opéra le droit de chanter l’ariette en liberté, ce qui marque la défaite du vaudeville, et ne se passe pas sans force couplets y relatifs, comme bien on pense. Dès lors, l’opéra comique, au sens actuel du mot, est maître de la place.

Sa vogue redouble et, avec elle, l’inquiétude de ses ennemis-nés, à savoir : celle de l’Opéra qui y perd plus qu’il ne retire de sa concession ; celle de la Comédie-Française qui n’a jamais gagné à l’affaire que des coups ; enfin celle des Italiens qui réclamaient le monopole du genre, de par la définition même de leur répertoire.

Mais ces derniers font défection à la triple et coutumière coalition, aimant mieux négocier, une fois pour toutes, que combattre presque sans trêve un adversaire dont la souplesse tactique égale la leur. Alors la fusion a lieu : le 3 février 1762, par ordre du Roi, l’Opéra-Comique débute chez les Italiens, avec un à-propos intitulé la Nouvelle troupe et avec une double reprise : celle de Blaise le Savetier, de Sedaine et Philidor ; et celle du triomphant petit acte de Sedaine et Monsigny, qui sera le germe du Barbier de Séville : On ne s’avise jamais de tout.

Les Italiens ne s’étaient pas avisés qu’ils allaient être expulsés, en fait, par ceux qu’ils absorbaient en droit. Ce ne fut pas long ; et, sous le titre officiel de Comédie italienne, l’Opéra-Comique fut le maître de céans, à condition toutefois de continuer à payer à l’Opéra un tribut annuel – qui sera fixé en 1767, à 40 490 livres, et sera stipulé à nouveau du 1er janvier 1780 au 1er Janvier 1810 –.

La prépondérance de l’élément français sur l’italien, dans l’opéra comique, s’affirma aussitôt, contrairement aux craintes de l’opinion publique, dont témoignent notamment les Mémoires dits de Bachaumont. Dès avril 1769, il n’y a plus que des acteurs-chanteurs à la Comédie-Italienne. En 1780, le genre italien, dont le public est las, et que l’art un peu suranné de Carlin ne peut plus soutenir, achève de succomber. Un arrêt du Conseil du Roi, en date du 23 décembre 1779, pour être mis en vigueur à partir de Pâques 1780, supprime l’ancienne troupe italienne, et en forme une nouvelle avec les interprètes parlant et chantant des pièces françaises du répertoire de la Comédie jusque là dite italienne. Mais celle-ci va perdre jusqu’à ce nom qui passera, en souvenir d’elle, au boulevard voisin. Des lettres patentes de 1780 la dénomment officiellement l’Opéra-Comique, en même temps qu’elles lui assignent un nouveau local. Ce sera une salle qu’on élève sur l’emplacement du jardin de l’hôtel Choiseul, et que longeront deux rues nouvelles, portant les noms des deux maîtres qui ont le plus illustré, l’un la comédie italienne, l’autre l’opéra comique : Marivaux et Favart.

La salle est inaugurée, le 28 avril 1783, devant la reine Marie-Antoinette, avec un prologue, en un acte et en vers, à vaudevilles et à ariettes, intitulé Thalie au nouveau théâtre, de Sedaine et Grétry ; et avec une reprisé des Événements imprévus, comédie à ariettes, en trois actes, d’Hèle et Grétry.

Cependant nous remarquerons, dès maintenant, que l’Opéra-Comique n’en était pas quitte avec la concurrence : Léonard Antié le lui fera bien voir avec son théâtre Feydeau, jusqu’à la réunion des deux troupes en 1801. Décidément la fusion était la loi du genre, du moins quant à son existence matérielle.

Outre ces théâtres de genre[26], il nous faut enfin signaler les scènes privées qui pullulèrent au dix-huitième siècle et où s’ébattait la comédie dite de société.

Il y avait d’abord les scènes princières, en tête desquelles vient dans l’ordre historique celle de la petite cour de Sceaux, avec M. de Malezieu pour directeur et même auteur à l’occasion. Sous sa direction, l’abbé Genest, Mme de Staal-Delaunay et d’autres beaux esprits, dont sera Voltaire, s’emploient aux délassements comiques et autres des Grandes Nuits de Sceaux, en qualité d’auteurs et même d’acteurs, sans en excepter la duchesse, et côte à cote avec des professionnels comme les Raisins.

Mme de Pompadour aura aussi son théâtre où jouera la noble troupe des « petits cabinets », avec le duc de la Vallière pour directeur et le duc de Nivernais pour premier sujet[27]. Cette scène quasi-royale coûtera des sommes folles et inspirera ces sages paroles à d’Argenson, en 1748, lors de sa plus grande vogue : « On ne songe qu’aux comédies des cabinets où la marquise de Pompadour déploie ses talents et ses grâces pour le théâtre. On n’y voit chacun occupé que d’apprendre ses rôles ou de répéter des ballets avec les demoiselles Gaussin et Dumesnil, et avec le sieur Deshayes, de la Comédie-Italienne. On prétend que Pétrone ne peignait pas autrement la cour où il vivait que l’on voit la nôtre, si occupée de ses délices, tandis que les affaires publiques demandent le plus grand sérieux et même des craintes qui paraissent sans doute plus fondées aux spectateurs qu’aux acteurs ». Puis Marie-Antoinette sera l’étoile des comédiennes de cour sur ses théâtres de Choisy et de Trianon[28].

Parmi les princes il faut mettre ici hors de pair, dans cette sorte de sport, d’abord le duc d’Orléans, avec ses scènes de Bagnolet où sera jouée la Partie de Chasse de Henri IV le 3 juillet 1762[29], de Sainte-Assise, des faubourgs Saint-Antoine et du Roule, qui auront pour fournisseurs, en des genres fort différents, Collé et Carmontelle, sans compter Mme de Montesson, la maîtresse de céans, et qui nous vaudront le Théâtre de société et les Proverbes dramatiques. Ces scènes du duc d’Orléans auront pour rivale celle du comte de Clermont à Cerny, qui sera hospitalière aux Dancourades salées et aux parades poivrées de Sallé, Laujon, Fagan, Collé et autres compagnons gaulois. Bref, il n’est prince on seigneur qui ne dresse des tréteaux où l’on brave la censure à l’occasion. Ainsi cette hospitalité précieuse que Tartuffe avait reçue au Raincy et à Chantilly, en attendant l’autorisation d’être joué en public, le Mariage de Figaro interdit la trouvera chez un favori de la reine, le comte de Vaudreuil, à Gennevilliers, après avoir failli l’obtenir chez Monsieur, à Brunoy, dont la scène fort libre n’en était pas à un scandale près.

Au reste, tout ce beau monde ne jouait pas mal, à en croire Mercier qui nous dit, dans son Tableau de Paris : « J’ai vu jouer la comédie à Chantilly par le prince de Condé et par Mme la duchesse de Bourbon ; je leur ai trouvé une aisance, un goût, un naturel qui m’ont fait grand plaisir ; vraiment, ils auraient pu être comédiens s’ils ne fussent pas nés princes. Le duc d’Orléans, à Sainte-Assise, s’acquitte aussi très bien de ses rôles avec facilité et rondeur. La reine de France, enfin, a joué la comédie à Versailles dans ses petits appartements. N’ayant pas eu l’honneur de la voir, je n’en puis rien dire ».

La robe et la finance ne sont pas en reste là-dessus avec les princes du sang et la haute noblesse[30]. C’est sur la scène de la présidente Lejay, en son hôtel de la rue Garancière, que débutera Adrienne Lecouvreur ; et c’est pour celle du financier Lenormant, à Étioles, que Beaumarchais écrira ses folles parades au sein desquelles naîtra Figaro[31].

Gens de lettres et acteurs s’offrent chacun leur scène, dès qu’ils le peuvent, à l’exemple de Regnard à Grillon, de son-voisin l’acteur-auteur Poisson[32] – dont la salle de spectacle subsiste encore intacte, dans son petit château de Roinville – et surtout de Voltaire à Ferney. La Guimard, qui ne jouait pas que des jambes, aura chez elle deux théâtres, l’un rue de la Chaussée-d’Antin, l’autre à Pantin, où nous retrouverons Carmontelle comme régisseur général. L’un et l’autre étaient fameux pour leur luxe rival de celui du financier La Popelinière, à Passy, et pour leurs loges grillées, qui, propres à l’incognito, se garnissaient de grandes dames, tandis que se montraient en belle place les spectateurs de qualité, parmi lesquels on verra même une fois Joseph II.

Il n’est pas jusqu’à un camarade de La Guimard, le danseur d’Auberval, qui n’ait sa sorte de théâtre et des plus courus, étant formé de son salon, lequel était machiné de manière à offrir une salle de spectacle « à l’usage des grandes dames et des seigneurs qui venaient s’y exercer à briller dans les divertissements de la cour ».

On pense bien que cette bourgeoisie parisienne qui a le théâtre dans le sang, et à laquelle nous devons Molière, Regnard, Beaumarchais et Scribe, et Meilhac, etc., n’avait pas été sans dresser, elle aussi, des scènes à son usage, sur le modèle de celles de l’hôtel de Soyecourt, rue Saint-Honoré – la première en date de cette espèce, au dire de Lekain, la seconde ayant été celle de Clermont-Tonnerre, au Marais.

Parmi ces innombrables théâtres de société, plus ou moins bourgeois, nous signalerons comme ayant un succès qu’estime le plus beau monde, celui des demoiselles Verrières, dites les « Aspasies du siècle », – qui y payaient de leurs personnes et dont l’une devait avoir pour arrière-petite-fille George Sand – lequel avait pour fournisseurs, dans le genre agréable, Colardeau, voire La Harpe lui-même. Nous noterons encore le théâtre M. de Magnanville à la Chevrette, où on se piquait de ne jouer que de l’inédit, et où sera donnée notamment une Roméo et Juliette « tirée du théâtre anglais et accommodée au nôtre par le chevalier de Chastellux ».

Cet exemple des hauts et petits bourgeois de Paris sera suivi jusqu’au fond des provinces. On lit dans les Mémoires de Bachaumont, à la date de 1770 : « La fureur incroyable de jouer la comédie gagne journellement, et, malgré le ridicule dont l’immortel auteur de la Métromanie a couvert tous les histrions bourgeois, il n’est pas de procureur qui, dans sa bastide, ne veuille avoir des tréteaux et une troupe ».

Les artisans eux-mêmes s’en mêleront, tout comme au moyen âge. L’un d’eux, un cordonnier pour dames, nommé Charpentier, s’avisera d’établir chez lui un théâtre de société, où il tiendra le rôle d’Orosmane dans Zaïre : et même, au dire de cette mauvaise langue de Bachaumont[33], le burlesque de ce spectacle aura un tel succès, que le duc de Chartres s’y rendra en carrosse à six chevaux.

Moins amer que Bachaumont, Mercier conclut sur la comédie de société en ces termes empreints d’une douce philosophie : « On joue la comédie dans un certain monde, non par amour pour elle, mais en raison des rapports que les rôles établissent. Quel amant a refusé de jouer Orosmane ? Et la beauté la plus craintive s’enhardit par le rôle de Nanine... Amusement fort répandu qui forme la mémoire, développe le maintien, apprend à parler, meuble la tête de beaux vers, et qui suppose quelques études... Ce passe-temps vaut mieux que la fréquentation des cafés, l’insipide jeu de cartes et l’oisiveté absolue ».

Cela est hors de doute, et même, à bien prendre la chose, cette universelle théâtromanie n’était pas si ridicule, du moins au point de vue de l’histoire du théâtre.

Elle a, en effet, influé grandement sur le développement de cette comédie de genre qu’il faut bien compter parmi les formes caractéristiques de l’esprit français au théâtre, comme nous aurons à le montrer. Il faut user beaucoup de moules, avant de trouver celui d’un chef-d’œuvre même très petit, comme le Cercle, la Vérité dans le vin, ou la Tête à perruque.

En second lieu – et cela aussi mérite considération – cette sorte de snobisme théâtral n’a pas peu contribué à former le parterre si avisé du dix-huitième siècle. Il ne sera pas hors de propos d’en dire un mot pour finir : de fait, ce parterre mériterait bien son bout d’histoire, à côté de celle des petits théâtres du siècle de l’esprit.

« L’histoire du parterre, remarquait Mercier, pourrait fournir une foule d’anecdotes curieuses[34] qui décèleraient le tour d’esprit de la nation. Peu de pièces, bonnes ou mauvaises, qui n’aient produit un bon mot, quelquefois plus fin et plus profond que l’ouvrage qui y avait donné lieu. » De ces mots voici quelques-uns, parmi ceux qui montrent l’attention active et raisonneuse que le parterre portait au spectacle. À une pièce dont l’exposition durait encore au troisième acte, un spectateur se leva, en disant tout haut : « Je m’en vais, puisqu’ils ne veulent pas encore commencer ». À une autre, en trois actes, et dont le troisième recommençait le second, qui n’avait fait que recommencer le premier, quelqu’un du parterre demanda aux acteurs, avec une gravité comique, de vouloir bien jouer le dénouement. Après une de ces tragiques hécatombes de personnages, dans les raisons de laquelle le parterre ne voulait pas plus entrer que la Sévigné dans celles de la « tuerie » de Bajazet, et qui n’avait laissé qu’un survivant en scène, celui-ci s’entendit réclamer la liste des morts et des blessés.

On voit que le parterre ne se contentait pas de siffler, malgré les ordonnances, comme il s’en était avisé dès 1686[35]. Aussi maintes fois le dialogue s’installait-il entre lui et les interprètes, et sur tous les tons, mais presque toujours avec des traits de cet esprit dont témoigne l’anecdote fameuse de la représentation de l’Adélaïde du Guesclin de Voltaire, où à l’hémistiche : Es-tu content, Coucy ? », le parterre répliqua instantanément : Couci ! Couci !

On sait en outre, par des exemples sans nombre[36], avec quelle agilité d’esprit le parterre saisissait, dans les passages comiques ou tragiques, l’occasion ou le prétexte d’allusions satiriques aux hommes et aux choses du jour. Que de fois « les parterriens » se mêlèrent de donner une leçon au pouvoir, depuis le règne du Grand Roi, jusqu’à la veille de la Révolution où Danton cria, dit-on, au parterre : « Si Figaro a tué la noblesse, Charles IX tuera la royauté ! »

Il y avait d’ailleurs deux manières distinctes de sentir et de manifester, sinon deux parterres. Selon qu’on était chez les comédiens français ou chez les italiens, on se montrait plus difficile : « Telle pièce, dit Grimm, applaudie pendant deux mois à la Comédie-Italienne, ne soutiendrait peut-être pas une représentation sur le théâtre de la Comédie-Française ». Aussi le jugement des « parterriens » était-il tenu pour considérable, tout primesautier qu’il fût. Le même Grimm constate qu’en matière de style surtout. – une matière sur laquelle le public français se passionne toujours, s’il s’y entend moins – son « goût est presque infaillible ». « Les loges, ajoute-t-il, ne jugent point, ou leur jugement du moins reste sans influence. C’est le parterre seul qui décide du sort d’une pièce ». Celui-ci ne se gênait pas, par exemple, pour plaisanter les belles pleureuses des loges, comme il avait fait à la scène des mouchoirs de la

Judith de Boyer, ni pour huer à son aise et faire le brouhaha, même devant la reine et les princesses. Il suppléait ainsi, en effet, au défaut de liberté de la critique dramatique d’alors, malgré les cabaleurs et les « clés de meute », comme disait Lesage, – tel que sera, parmi ces derniers, le chevalier de Mouhy pour le compte de Voltaire.

Aussi que de flatteries à son adresse ! « Ce juge impartial – écrivent dans les Anecdotes dramatiques, à la date de 1775, l’abbé de Laporte et Clément –, cette assemblée qui n’a connu encore que les impulsions d’un discernement exquis... ».

Il mérita en partie ce jugement, du moins pour la spontanéité de ses sentiments, aussi longtemps qu’il fut libre de les manifester. Mais cette spontanéité eut moins d’élan et de sincérité, à partir de l’année 1751, où l’on mit des gardes françaises au parterre des deux comédies, ce qui lui donna quelque temps « l’air allemand », au dire de Collé. On y envoya aussi de plus en plus des mouches de police, – des mouchards – selon le terme que nous rencontrons dès 1693, dans les Souhaits de Delosme de Monchenai. On n’en faisait plus l’usage discret que nous avons vu plus haut Pontchartrain prescrire à la Reynie, à propos des pétulances des bouffons italiens. En 1762, aux Méprises de Palissot, leur présence était si visible, qu’un quidam du parterre se récria : « La pièce est gâtée, les mouches s’y mettent ». Composé à la bonne époque, au témoignage d’une note de police, de « gens de collège et de palais », outre ceux de boutique – d’intellectuels, comme nous dirions –, le parterre paraît s’être ensuite encanaillé furieusement. C’est du moins ce dont témoigne Grimm qui, en 1774, dans un passage difficile à accorder avec celui de Laporte et Clément, cité plus haut, le dit plein de « journaliers, perruquiers et marmitons ». C’était le prolétariat qui voulait sa large place dans la salle, de même qu’il allait se la faire sur la scène avec Figaro. Ainsi mêlé ; le parterre non aura pas moins son rôle à continuer, comme nous verrons, si déplaisant qu’il ait dû paraître au baron de Grimm et aux puissances qui payaient sa correspondance.

Tels furent, en bref et en clair, les lieux, dates et vicissitudes des deux théâtres privilégiés, des tréteaux forains et des scènes privées du dix-huitième siècle, où les genres comiques vont évoluer – le parterre aidant, comme nous l’avons indiqué –. Le lecteur pourra maintenant suivre et situer les phases de cette évolution, avec une précision suffisante, au cours de leur histoire que voici.

 

 

CHAPITRE I - LA FARCE FRANÇAISE SUR LA SCÈNE DES ITALIENS : LE RECUEIL DIT THÉÂTRE DE GHERARDI

 

L’estime de Boileau et le dédain de La Harpe pour le Théâtre dit italien. – Place qu’il mérite et qu’on ne lui a pas encore faite dans l’histoire de la comédie. – Ses 55 pièces et leurs auteurs. – Conformité entre eux et La Bruyère sur les mœurs. – La tradition de la farce.

Une société « déjà toute Régence en dessous ». – La galanterie universelle, la question d’argent et la famille. – Le train des ménages et leur pourriture (la Femme vengée, la Cause des Femmes). – Maris corrupteurs et femmes galantes (le Banqueroutier, Arlequin défenseur du beau sexe). – Les brelans à domicile (le Divorce). – Les femmes et leur conception du mariage (la Fontaine de Sapience, les Bains de la porte Saint-Bernard, la Toison d’Or, etc.)... – Les filles, leur « coquétisme » et leurs postiches pour la chasse aux maris (les Mal Assortis). – Une coquette plumant sa dupe, avec la connivence du fils chassant son père (le Marchand dupé). – La « vie de garçon » (Arlequin défenseur du beau sexe). – « Les sous-maris » : officiers ou plumets (la Toison d’Or, les Adieux des Officiers, etc.) : abbés ou petits collets, petits-maîtres de l’Université (les Promenades de Paris, etc.) ; les petits-maîtres du Palais, juges, procureurs, avocats, commissaires et huissiers : « les mignons de comptoir » ou courtauds de boutique ; la valetaille (avec renvois aux passages principaux où ces espèces sont satirisées). — Une scène de fiacre d’après nature, reprise par Dancourt, et les fêtards au Bois de Boulogne (les Promenades de Paris). – Paris à l’aube, au sortir des brelans et autres lieux (Arlequin-Phaéton). – La question d’argent et trois maîtresses scènes : la satire des procureurs (Arlequin-Grapignan), la théorie et la pratique de l’art d’engluer le gogo (le Banqueroutier). – Renvois aux passages les plus caractéristiques de l’ensemble de ce théâtre pour la peinture des mœurs et des conditions. – Sa constitution ; verve de ses lazzi ; prestige de ses trucs et décors. – Ses chefs-d’œuvre : le Banqueroutier, Arlequin-Grapignan, la Précaution inutile, de Noland de Fatouville ; le Divorce, la Coquette, de Regnard ; les Mal Assortis, le Départ des Officiers, de Dufresny ; les Chinois, la Foire Saint-Germain, de Regnard et Dufresny ; les Promenades de Paris, de Mongin ; les Bains de la Porte Saint-Bernard, de Boisfran ; la Cause des Femmes, de Delosme de Monchenai ; Arlequin misanthrope, de Brugière de Barante : les Originaux, de Houdart de la Motte.

Conclusions sur ce théâtre ; tort que lui a l’ail son caractère farcesque, Laharpe aidant ; son importance méconnue dans l’évolution de la comédie de mœurs, comme de la comédie-farce : le cri de reconnaissance de Regnard.

 

À en croire Brossette[37], Boileau lui aurait dit, en 1700 :

« Depuis Molière, il n’y a point eu de bonnes pièces sur le Théâtre Français. Ce sont des pauvretés qui font pitié. On m’a envoyé le Théâtre Italien[38]. J’y ai trouvé de fort bonnes choses et de véritables plaisanteries. Il y a du sel partout... Je plains ces pauvres Italiens ; il valait mieux chasser les Français. »

Il ne faut pas prendre cette boutade au pied de la lettre, et croire que le régent du Parnasse affectait ici d’aimer les Italiens contre les Français. Dans le théâtre dont il venait de savourer des échantillons, bien qu’il y fût lui-même pris à partie[39], à propos de sa Satire des Femmes, il n’y avait d’italiens que le titre et les acteurs. Quant aux auteurs, ils étaient tous des Français, comme il ne pouvait l’ignorer et comme le donnait clairement à entendre cet avertissement de l’éditeur :

Ces scènes sont l’ouvrage de plusieurs personnes d’esprit et de mérite, qui nous les ont données pour les mettre dans les sujets italiens, où elles sont comme enchâssées[40]. Tout Paris les a admirées quand elles ont paru pour la première fois, et tout Paris les admire encore quand nous les rejouons. On y découvre partout une satire fine et délicate, une connaissance parfaite des mœurs du siècle, des expressions neuves et détournées, de l’enjouement et de l’esprit ; en un mot beaucoup de sel et de vivacité.

On a vu d’ailleurs que Boileau souscrivait à ces éloges. Il lui avait suffi, en effet, de lire les extraits du Banqueroutier de Noland de Fatouville, pour y trouver  « de fort bonnes choses », ceux du Divorce de Regnard, pour savourer « de véritables plaisanteries », et de goûter au reste, pour être sûr qu’il y avait « du sel partout ».

Quant aux autres « Français », qu’il mettait à si bas prix, auteurs de ces « pauvretés » qui lui faisaient pitié, au point qu’il en oubliait le Chevalier à la mode et le Joueur, nous les connaissons. Nous avons patiemment étudié leurs œuvres, dans le précédent volume, pour y démêler, parmi les thèmes fatigués et les conventions usées, les germes de la comédie nouvelle. Mais il faut avouer que ceux-ci apparaissaient bien autrement vivaces et féconds dans la liberté du théâtre dit italien. Voilà ce que sentait très vivement Boileau, et voilà pourquoi il en opposait trop sévèrement les auteurs au reste des prétendants à la succession de Molière.

Nous étions tenu à plus de nuances dans une histoire : mais il reste vrai que beaucoup de scènes des cinquante-cinq pièces du recueil de Gherardi[41] motivent amplement la boutade de Boileau, et qu’aucune ne mérite les grands airs de de La Harpe qui les ravale au-dessous de « nos parades des boulevards » et prétend que « les citations souilleraient le papier ». « Pour fouiller dans ces ordures, s’écrie sur le beau ton l’auteur du Lycée, il faut le courage de l’indigence » : c’est un déni de justice de plus, ù mettre au compte du partial critique. Nous allons fouiller dans « ce magasin de sarcasmes », selon notre devoir, et montrer que, dans son ensemble, ce théâtre dit italien mérite dans l’histoire de notre comédie une place qu’on ne lui a jamais faite, de par la défense du terrible La Harpe.

L’objet avoué de leurs auteurs est de peindre les mœurs du temps. Leur prétexte et leur excuse, dans leurs pires audaces sont de les corriger en riant, suivant la devise que Santeul avait donnée naguères à ce Théâtre-Italien dont la liberté traditionnelle les attirait et mettait leur verve à l’aise. Ils pratiquent du moins la seconde partie de cette devise. Ils se hâtent de rire de tout, sans qu’il leur vienne à l’idée qu’on puisse jamais en pleurer. Et pourtant quelles mœurs !

Le tableau qu’ils en tracent paraît trop chargé à première vue. Les traits essentiels en sont accentués avec une crudité que ne dépasseront pas les comédies de notre théâtre libre – avec leur rosserie et leur cruellisme les plus prémédités –. Ils sont d’ailleurs répétés d’une pièce à l’autre avec une insistance qui a l’air d’une convention, et met un peu en défiance contre la réalité des originaux. On serait même tenté parfois de penser qu’il n’y a là qu’une poignée d’observations superficielles, devenues vite des lieux communs satiriques, étant fort propres à donner carrière à une verve outrancière et d’ailleurs inépuisable en détails.

Mais, pour mettre les choses au point et savourer, comme il faut, les mérites de ce recueil de Gherardi, très vifs et trop peu connus vraiment, on doit d’abord relire certains chapitres de La Bruyère, en commençant par ceux de la Ville, des Biens de fortune et des Femmes : puis à leur lecture on joindra utilement celle de la satire X de Boileau. Ce sont là des œuvres absolument contemporaines ; et les peintres s’y sont placés en face des mêmes modèles. La satire X, celle dite sur les Femmes est de 1692 ; les neuf éditions des Caractères, publiées du vivant de l’auteur, l’ont été entre 1688 et 1696 ; et des 55 pièces du recueil de Gherardi, lesquelles ont toutes été jouées entre 1682 et 1697, quarante-trois l’ont été entre 1688 et 1696, c’est-à-dire exactement dans la période où La Bruyère, d’une édition à l’autre, enrichissait d’observations de plus en plus satiriques, son ample peinture des mœurs du temps.

Après avoir fait cette lecture, en guise d’introduction, on s’aperçoit que tous les thèmes de ces scènes françaises du Théâtre Italien sont farcis d’observations d’après nature, et que celles-ci n’ont subi que la déformation imposée par le grossissement propre au théâtre – surtout à un théâtre de genre comme était celui d’Arlequin –. Rapprochées de certains chapitres des Caractères, nombre de ces scènes les commentent directement et toujours avec une vivacité singulière.

Qu’on se reporte, par exemple, aux deux premières pensées du chapitre de la Ville :

L’on se donne à Paris, sans se parler, comme un rendez-vous public, mais fort exact, tous les soirs au Cours ou aux Tuileries, pour se regarder au visage et se désapprouver les uns les autres. L’on ne peut se passer de ce même monde que l’on n’aime point et dont l’on se moque. L’on s’attend au passage réciproquement dans une promenade publique ; l’on y passe en revue l’un devant l’autre ; carrosses, chevaux, livrées, armoiries, rien n’échappe aux yeux, tout est curieusement ou malignement observé ; et, selon le plus ou le moins de l’équipage, ou l’on respecte les personnes, ou on les dédaigne.
Tout le monde connaît cette longue levée qui borne et qui resserre le lit de la Seine, du côté où elle entre à Paris avec la Marne, qu’elle vient de recevoir : les hommes s’y baignent au pied pendant les chaleurs de la canicule ; on les voit de fort près se jeter dans l’eau ; on les en voit sortir : c’est un amusement. Quand cette saison n’est pas venue, les femmes de la ville ne s’y promènent pas encore ; et quand elle est passée, elles ne s’y promènent plus.

Qu’on lise ensuite, dans Gherardi, les Promenades de Paris de Mongin et les Bains de la Porte Saint-Bernard, de Boisfran ; on verra avec quel réalisme documentaire ceci commente cela, et on remportera l’impression que, dans son ensemble, le Théâtre Italien est, pour les mœurs du temps, la plus intéressante des clés de La Bruyère.

Sans doute, auprès de ces comiques si libres et si caustiques, l’auteur du livre des Caractères ou des Mœurs de ce siècle paraît discret et indulgent : mais qu’on y regarde de près et on verra que celui-ci en dit assez pour faire ajouter foi à ceux-là, dont l’imperturbable, l’intarissable gaieté est d’ailleurs, elle aussi, une indulgence.

Au fond ils continuaient la pure tradition de la farce française. À leurs interprètes ils n’empruntaient que la liberté du théâtre d’Arlequin, où l’italien dans les mois bravait l’honnêteté, pour l’étendre au fond comme à la forme de leurs soi-disant comédies. Grâce à ce privilège traditionnel, la satire des mœurs qui fait le fond de ces pièces put s’exercer avec une verve effrénée, inouïe. Quant aux scènes qui les composent, elles sont cousues comme les pièces de l’habit d’Arlequin, brodées avec une fantaisie rivale de celle des canevas italiens, où Gherardi nous dit, un peu improprement, qu’elles étaient « enchâssées ».

Dès le premier coup d’œil, ce sans-gêne du fond et de la forme sont caractéristiques. Sous les masques fixes d’Arlequin et de ses comparses, parmi leurs plaisants lazzi, à travers la prestigieuse ingéniosité de leurs décors et de leurs trucs, c’est le pur accent de la vieille farce qui résonne, c’est la comédie nationale qui monte victorieusement sur les derniers tréteaux de la commedia dell’arte, et avec quelle verve indigène, quel esprit nouveau !

Tel est le fait qu’il nous faut montrer avec un détail suffisant. Ce n’est pas seulement l’histoire de la comédie satirique qui y est intéressée, mais aussi celle de la comédie lyrique.

Le recueil de Gherardi est le plus explicite et le plus suggestif commentaire du mot de Michelet sur la société de la fin du grand siècle, « déjà toute Régence en dessous ».

La plupart des actions y ont pour objet la galanterie et pour moyen l’argent. Dans les deux sexes, de la plus verte adolescence à la maturité la plus chenue, des tendrons de quinze ans aux barbons de soixante et plus, comme dans toutes les conditions, de l’armée à l’église, du palais à la boutique, cette galanterie sévit et s’étale. Elle est sensuelle et gaillarde, sans relâche et sans pudeur, évidemment passée dans les mœurs. Cependant la question d’argent se pose âprement à tous ces professionnels de la fête et reçoit d’eux les solutions les plus variées, dont les plus courantes sont l’escroquerie au jeu ou en affaires, outre les traditionnels commerces d’amour, avec cette particularité notable que les hommes sont alors bien plus souvent vendeurs qu’acheteurs.

Cet universel « coquétisme», comme disait Regnard, et cette « question d’argent », comme dira Dumas fils – posée et résolue dès lors avec un cynisme tout moderne – vicient les institutions faites pour y remédier, la justice comme la police, mais surtout le mariage.

Aussi la satire des maux et scandales du ménage est-elle ici au premier plan, comme dans la farce médiévale et comme dans une moitié de l’œuvre de Molière.

Dans cette pourriture du foyer conjugal, les femmes ont la plus lourde part de responsabilité. Quelles enragées coquettes ! L’hiver, quand chôme la guerre, ce sont les officiers « les plumets », qui sont leurs amants, et dont elles paient régulièrement les galanteries à beaux deniers destinés à les fournir eux et leurs hommes de tout le harnais guerrier. Dès que la belle saison a rappelé les plumets à la frontière, voici venir, pour remplir l’intérim, « les marquis d’été », à savoir les bataillons épais et rivaux des « petits-maîtres de l’Université et du Palais », c’est-à-dire les abbés, « les petits-collets a, et les « robins », magistrats, avocats, procureurs, commissaires, huissiers même, auxquels se joignent avidement les financiers et partisans, les courtauds de boutique troquant l’aune contre l’épée, et autres bourgeois tous « épétiers » pour la circonstance. Ainsi, d’un bout de l’année à l’autre, les dames sont amplement pourvues de galants. On en renouvelle la provision, au besoin, aux Tuileries et autres lieux de promenade et d’alibi ; et on la dépense, avec toutes les complicités ordinaires des cochers de fiacre et des garçons de restaurant, au Bois de Boulogne et au Moulin de Javelle.

Pour alimenter ce train de galanterie et les toilettes nécessaires, on a les larcins du ménage, toutes les ressources de la comptabilité occulte du livre de maison, les contributions des boutiquiers et surtout celles des partisans, ces « Jupiters de la douane », prompts à faire pleuvoir l’or sur ces Danaés faciles – lesquelles se changent d’ailleurs, au besoin, comme nous verrons, en brelandières rivales de celle qui, dans la Satire des femmes, donne aussi à boire et à manger, pour garder ses joueurs –.

Les filles, qui ont ces beaux exemples sous les yeux, les suivent, avec une précocité moins préoccupée des périls « du fillage » que des moyens de l’abréger : aussi fait-on peu de cas d’« une Agnès » dans ce monde-là, et y compte-t-on force « demi-filles ». Il y en a même qui sont brelandières avérées, comme les femmes en puissance de mari, et avec des mœurs si équivoques que, pour les distinguer des professionnelles de la galanterie vénale, il faut qu’elles nous en avertissent expressément.

Quant aux fils, nous les verrons rivaliser avec leurs pères, auprès des coquettes, et les y berner, à l’occasion, avec une effronterie si dénaturée qu’elle ira jusqu’aux coups de pieds, adressés là où l’on vise traditionnellement sur le théâtre d’Arlequin.

Les maris d’ailleurs ne sont rien moins qu’innocents et, s’ils sont « vulcanisés », la faute n’en est pas toute à leurs Vénus. Ils les prêchent largement d’exemple, et pour la galanterie, et pour le coulage domestique. Ils passent avec désinvolture des « nymphes des Tuileries », des chambres garnies des « demoiselles de la moyenne vertu », aux fausses filles suivantes qu’ils installent sous leur propre toit, sans préjudice des coutumières amours ancillaires. Quant aux femmes qui sont « veuves, Dieu merci ! », comme disait Mme Patin, dans le Chevalier à la mode, elles font pis encore : autour d’elles pullulent, avides et cyniques, les chevaliers à la mode taillés sur le même patron que celui de Dancourt.

Voilà les traits généraux du coquétisme à la mode entre 1682 et 1697. Nous allons les souligner par quelques citations[42].

Colombine de la Femme vengée nous dit l’emploi du temps et la conception du ménage qu’une femme du monde prétend concilier d’ailleurs avec sa réputation :

COLOMBINE. – Je vais le lundi à Vincennes, le mardi à l’Opéra, le mercredi aux Italiens, le jeudi je cours le bal, le vendredi à la Comédie-Française, le samedi je fais des visites, et le dimanche on joue chez moi depuis le matin jusqu’au soir. Ô ça, de bonne foi, nourrice, peut-on passer son temps avec plus de retenue ? et quand le diable y voudrait mordre, tout diable qu’il est, que pourrait-il reprocher à une femme de mon âge qui partage sa semaine avec tant de jugement et d’économie ?
GABRION. – Mais moi je ne dis pas que non.
COLOMBINE. – Ma pauvre Gabrion, les femmes les plus austères vivent comme moi : et quand je me mets sur le pied des autres, je prétends que je fais mon devoir.
GABRION. – Vous avez bien raison.
COLOMBINE. – Sommes-nous faites pour vivre prisonnières dans nos maisons ? Et ne vaut-il pas mieux être occupée de son plaisir, que de mille chagrins domestiques que la noce traîne après elle ?
GABRION. – Je le pense, ma foi !
COLOMBINE. – Le bel emploi pour une personne, que le détail d’un petit ménage ! Oh ! que les maris sont sots quand ils croient que leurs femmes se contenteront, pour toute lecture, d’un papier journal de dépense, où la moutarde, le poivre et le charbon reviennent à toutes les pages ! Voilà-t-il pas une bibliothèque pour façonner un esprit !
GABRION. – Fi, fi !
COLOMBINE. – Pour moï, nourrice, je fus accoutumée à voir du monde, et j’en verrai toujours pour me désennuyer.
GABRION. – Allez, ma chère enfant, le ciel vous aidera ; car vous avez là de trop bons sentiments.
COLOMBINE. – Ce n’est pas que je n’envoyasse promener volontiers toutes les visites, si je croyais que ma réputation en fût blessée.

Mais que dit le mari de tout ce manège ? Voici la question et la réponse dans la Cause des femmes :

ISABELLE. – Voilà une belle morale. Mais où prend-on des maris assez indulgents pour donner une large carrière aux divertissements de leurs femmes ?
COLOMBINE. – Où l’on les prend ? À la cour, à la ville : rien n’est si commun à l’heure qu’il est. On a soin dans les commencements d’endormir un époux par de petites singeries : on descend avec lui jusqu’aux dernières bagatelles du ménage : Dieu sait comme la dupe mord à l’hameçon ! Il voudrait avoir toutes les finances en maniement, pour en faire part à sa femme ! Une femme n’est pas plutôt maîtresse du coffre-fort, qu’elle craint de gagner le mauvais air auprès de son mari. Elle ne mange plus avec lui qu’une fois la semaine. Elle ne rentre guère au logis que la nuit ne soit fort avancée. Petit à petit elle s’émancipe à découcher. Un mai se plaint, on le laisse dire ; il s’emporte et se venge parfois sur quelque garniture de cheminée. Une femme ne laisse pas d’aller toujours son train, tant qu’à la fin le pauvre diable d’époux se voit forcé à faire disparaître un beau matin le carrosse et les chevaux de sa femme. Oh ! c’est là où une femme bien sensée, et qui aime le jeu, fait attendre son mari.
ISABELLE. – Et que fait-elle encore, Colombine ?
COLOMBINE. – Elle n’a qu’à envoyer une lettre circulaire à cinq ou six de ces abbés du bel-air ; en voilà assez pour attirer bientôt tout Paris dans une maison. Quand on se voit nombre compétent pour arborer l’étendard de la bassesse, on commence par s’assurer du commissaire du quartier, qu’on engage, traitable ou non, à se transporter tous les jours en robe pour voir si la police est exacte parmi les alpious et le sept-et-le-va ; et quand la bassette s’est une fois ancrée dans un logis, croyez-moi, une femme a des ressources de plaisir dont on ne s’aviserait jamais.
ISABELLE. – Mais si le mari se jette à la traverse, et qu’il en vienne à quelque extrémité avec sa femme ?
COLOMBINE. – Vous moquez-vous ? un mari aurait beau jeu à oser souffler, seulement, quand la femme est sous la protection d’un commissaire. Dieu sait comme les informations voleraient. On prendrait plutôt à témoin les personnages de la tapisserie, et les bas-reliefs de la cheminée, pour couler à fond un pauvre idiot d’époux ; et de plus, où est le mari assez hardi pour se mettre à dos tous les aigrefins de la ville ?
ISABELLE. – Mais un mari qui voit dissiper tout son bien, ne peut-il pas demander une séparation ?
COLOMBINE. – Vraiment, c’est bien pour le museau des maris que ces morceaux-là sont faits ! On n’écoute pas seulement les femmes aujourd’hui en matière de séparation.

Au reste, les maris, qui n’ont pas été soumis à cet entraînement, ont pris eux-mêmes, à en croire Colombine du Banqueroutier, l’initiative des parties fines, d’où suit le reste :

COLOMBINE, faisant le chevalier. – Quand vous donnerai-je à souper chez Lami ?
ISABELLE. – Vous perdez le respect, chevalier. Une fille de ma qualité au cabaret !
COLOMBINE. – Ho ! s’il vous plaît, Lami n’est point un cabaret ; c’est un traiteur de conséquence. J’en mène tous les jours chez lui de plus scrupuleuses que vous.
ISABELLE. – Quoi ! des femmes sont assez sottes pour aller manger au cabaret ?
COLOMBINE. – Si c’est une sottise, dites plutôt qu’il est des hommes assez sots pour y mener leurs femmes. Il n’y a pas de mode plus nouvelle présentement. On commence à acoquiner les maris, à les mettre dans les parties ; comme ils se croient de tout, ils ne se défient de rien : cependant il y a des endroits où on ne les mène pas.

Or ces endroits abondent, du Bois de Boulogne au Moulin de Javelle, en passant par les Tuileries, témoin les commentaires de la satire X de Boileau, que présente Arlequin défenseur du beau sexe, notamment celui-ci :

SCARAMOUCHE, lisant la satire. – Chez la Cornu ! que diable ? Les femmes de Paris, dès qu’elles sont mariées, vont là. Qui l’aurait cru !
MARINETTE. – Je suis perdue ! il lit la satire.

Non contentes de hanter, outre les maisons de rendez-vous, « les plus honteux brelans », ces Parisiennes en installent chez elles et le type abonde dans le Théâtre de Gherardi de

la dame brelandière.
Qui des joueurs chez soi se fait cabaretière.

Alors c’est un joli monde. En voici la peinture par l’avocat du mari, dans un de ces procès en séparation, où on vient laver le linge sale du ménage, « jusqu’à ce que la gueule du juge en pète », pour l’ébattement de la galerie qui en fera ses gorges chaudes :

BRAILLARDET. – Il vit, dès le jour même de son mariage, introduire chez lui l’usage des deux lits, usage condamné par nos pères, invente par la discorde, et fomenté parle libertinage ; usage que je puis nommer ici la perte du ménage, l’ennemi mortel de la réconciliation, et le couteau fatal dont on égorge sa postérité.
CORNICHON. – Est-ce que l’on se marie pour coucher avec sa femme ? Fi ! cela est du dernier bourgeois.
BRAILLARDET. – Il vit fondre chez lui, dès le lendemain, tous les fainéants de la ville, chevaliers sans ordre, beaux esprits sans aveu ; cent petits poètes crottés, vrais chardons du Parnasse ; de ces fades blondins, minces colifichets de ruelles ; en un mot, il vit faire de sa maison une académie de jeux défendus, et fut obligé de payer une grosse amende, à quoi il fut condamné. Oui, oui, messieurs, je n’avance rien que de véritable ; et, malgré toutes les précautions, il n’a pas laissé de la payer cette amende, dont voici la quittance signée Pallot. Mais qui fut le dénonciateur ? Vous croyez peut-être que ce fut, comme d’ordinaire, quelque fripon de laquais, enrage d’avoir été chassé de la maison ; ou quelque joueur, outré d’avoir perdu son argent ? Non, messieurs, non ; ce fut la dame Sotinet. La dame Sotinet ! Oui, messieurs, ce fut elle qui, ne sachant plus où trouver de l’argent pour jouer, alla dénoncer elle-même que l’on jouait chez elle : elle fut condamnée à trois mille livres d’amende. Son mari les paya ; elle reçut son tiers comme dénonciatrice. Que direz-vous, races futures, d’un pareil brigandage ?

Voilà quelques échantillons du mal que ce théâtre dit des femmes, avec cette approbation de Colombine dans la Critique de la Cause des femmes : « C’est tout ce qu’il y a de joli : elle est d’un piquant et d’un âpre qui fait plaisir, je vous jure ». À quoi Isabelle riposte : « Pour moi, je ne saurais souffrir qu’on y déchire les femmes, et qu’on ne dise qu’un mot en passant de ces brutaux de maris ».

Voyons donc l’opinion que ces dames ont des maris et du mariage. Là-dessus on sera édifié par ce bout de dialogue, dans la Fontaine de Sapience, où Lisette, une délurée, fait la leçon à Angélique qui l’est un peu moins :

LISETTE. – Non, je ne crois pas qu’il y ait de plus grand malheur pour une femme, que celui de n’être plus aimée d’un mari qu’on aime encore. Le volage !
ANGÉLIQUE. – Non, il n’y a pas de plus grand malheur pour une femme que celui d’être trop aimée d’un mari trop brutal pour être aimé. Le bourru !
LISETTE. – Ah ! Angélique, que tu es heureuse ! Si Scaramouche est jaloux, il t’aime.
Si Titus est jaloux, Titus est amoureux.
ANGÉLIQUE. – Oui, Lisette ; mais Arlequin ton mari est un mari à la mode. Il en conte où il peut, et te laisse en repos. Permis à toi d’user de représailles.
LISETTE. – Bon, ce serait faire comme toutes les autres femmes. Je veux quelque chose de singulier. Et après tout, où sont les hommes qui méritent d’être aimés ? Je ne vois plus que des figures d’hommes. Les jeunes sont fous, les vieux dégoûtants, les gens d’épée effrontés, les gens de robe ennuyeux, les abbés téméraires, les officiers pétillants : tous les hommes sont faux, volages, indiscrets, papillons d’habitudes, débauchés de profession, sacs à vin, preneurs de tabac, diseurs de rien, sales, malpropres, sagouins. Où est le plaisir d’aimer ?
ANGÉLIQUE. – Que tu es sotte pour une femme d’esprit ! Il faut en prendre le bon, et en laisser le mauvais. Ne sais-tu pas ?...
LISETTE. – Je sais tout comme toi que les femmes habiles se font des élèves de leur façon. Elles mettent leurs amants dans le chemin qu’il faut qu’ils suivent. Elles ont l’air de donner à un homme de robe quelque chose de guerrier, quand ce ne serait que la cravate ; elles donnent à un abbé les airs d’un petit maître, jusqu’au débraillement. Elles vous décrassent un financier et savent dégraisser son esprit et sa bourse. Pour les officiers elles les laissent tels qu’ils sont.

Après ces tirades, on comprend le cri d’espoir féroce de Friquet qui termine ce bout de dialogue du Marchand dupé :

FRIQUET. – Hé bien, Pierrot ! quelle nouvelle ?
PIERROT. – J’en ai, mardi, qui valent de l’or.
FRIQUET. – Ma femme ne serait(-elle) pas morte ?

La pensée leur vient même d’aider à l’événement, et l’Arlequin de la Descente aux enfers indique la recette suffisante, avec une verve où tout n’est pas pour rire, témoin l’Affaire des poisons.

ARLEQUIN. – Marié ! Bon, voilà une belle affaire ! Est-ce cela qui vous embarrasse ? Je le suis aussi ; mais il n’y a rien de si aisé que d’être veuf : cinq sous de mort aux rats en font l’affaire.
ISABELLE. – C’est-à-dire que voilà la manière dont vous traitez vos femmes, quand vous voulez les régaler : je suis votre très humble servante ; je n’aime point la mort aux rats.
ARLEQUIN, l’arrêtant. – Vous me fuyez ! Oui, si vous voulez me promettre de m’épouser, je vous promets, moi, de la faire crever dans deux jours comme un vieux mousquet. Arrêtez donc, beauté léoparde.
COLOMBINE, sa femme, aux écoutes, le prenant par le bras. – Comme un vieux mousquet !

Mais, avant d’en venir là, n’y aurait-il pas moyen de se mieux assortir ? Les femmes, par exemple, ne pourraient-elles pas choisir des maris comme il leur en faut ? La question est posée avec une gravité relative dans les Bains de la Porte Saint-Bernard, entre Arlequin et Colombine devisant sur le quai, devant la vaste baignade, si regardée, au témoignage de La Bruyère cité plus haut :

COLOMBINE. – Jamais il n’y a eu plus de monde, et l’on dirait que c’est ici le marché aux maris, comme celui aux chevaux se tient de l’autre côté.
ARLEQUIN. – Il ne serait pas mauvais qu’il y eût à Paris un pareil marché aux maris. Ce sont des pestes d’animaux, où l’on est plus trompé qu’à tout le reste de l’équipage. On irait là les examiner, on les mettrait au pas, à l’entrepas, on les ferait trotter, galoper, et sans s’amuser à la belle encolure, qui souvent attrape les sottes, on ne prendrait que ceux qui ont bon pied, bon œil et dont on pourrait tirer un bon service.
COLOMBINE. – Il est vrai que c’est une marchandise bien périlleuse.
ARLEQUIN. – Du moins devrait-on sur cette matière établir une chambre des assurances en faveur de ces veuves riches et surannées, qui mettent tout leur bien à l’aventure sur la cape et l’épée d’un jeune homme. Car c’est une chose étonnante, qu’on ne veuille prendre à son service un petit laquais sans répondant, et qu’on fasse une affaire de cette importance, où l’on voit tous les jours tant de banqueroutes sans avoir une bonne et solvable caution. Mais, ma petite, songeons à notre bain.
LE BATELIER. – Mesdames, voulez-vous un bacheau ?
ANGÉLIQUE. – Oui, mais nous voudrions une femme pour nous mener.
ARLEQUIN. – Hé ! madame, vous n’y entendez rien ; prenons celui-ci, croyez-moi, un homme est toujours plus sûr, et ce batelier me paraît d’une honnête physionomie.
LE BATELIER. – L’on voit palsangué bien qu’en fait d’hommes madame est bonne connaisseuse. Entrez dans mon bacheau, il est morguoi plus clos sous la banne, qu’un fiacre avec ses vitres de bois. Où voulez-vous aller ? Est ce aux carrières ? À l’épée royale ? Au port à l’Anglais ?

Peut-être aussi pourrait-on faire ses conditions bilatéralement, selon la formule du contrat que passent plaisamment Jason et Médée dans la Toison d’Or, ou encore Arlequin et Colombine dans la Descente aux enfers (sc. X). Voici le premier :

JASON. – Quoi, tu te rebelles contre mon bras dragonicide, taureaunicide, gendarmicide, et autres choses en ide ? Ne suffit-il pas que j’aie gagné la toison, pour...
MÉDÉE. – Point de quartier sans la noce. Il faut passer par là ou par la fenêtre. Ce n’est pas ici le temps de barguigner : me veux-tu, ne me veux-tu pas ?
JASON. – Puisque tu en es logée là, il vaut autant sauter le bâton. Mais comme le marché est un peu longuet, il est bon de savoir à peu près tes allures et de quel bois tu prétends te chauffer : ça, marchandons rie à rie. Chacun y est pour son compte, une fois.
MÉDÉE. – Oh ! de bon cœur. Explique ta chance.
JASON. – Item, il ne faut pas te mettre sur le pied des femmes d’aujourd’hui ; et tu comptes sans ton hôte, si tu me prends pour un surtout de galanterie. Item, point de brocard, de brocard d’or, s’entend. Item, jamais de crêtes. Tous ces tas de rubans qui parent la tête des femmes gâtent souvent celle des maris.
MÉDÉE. – Ce n’est pas mal débuter. Eh bien ! après ?
JASON. – Item, point de grands laquais. Car tous les grands laquais de Madame sont d’une dangereuse suite pour Monsieur.
MÉDÉE. – Courage.
JASON. – Item, point de matelote au moulin de Javelle... Tu ris : tais-toi donc, diable, ce n’est pas toujours le poisson qui mène les gens en ce pays-là. Item, point de promenade sans moi, point de repas clandestins ; point de fricassées à Boulogne, aux Pèlerins, au Grand Turc et à mille autres endroits où les amis du mari tâchent à devenir les amis de la femme. Franchement, les femmes qui vont au cabaret n’y vont pas pour des prunes.
MÉDÉE. – Est-ce qu’on n’oserait manger un morceau avec ses amis ?
JASON. – Mon Dieu ! ces sortes de morceaux-là sont toujours indigestes ; et le plus sur, c’est de revenir manger chez soi aux heures bourgeoises. Item, point d’accointance avec les gens de robe.
MÉDÉE. – Comment ! les gens de robe t’effarouchent ? Je te l’aurais pardonné quand on les prenait pour des maîtres de camp et qu’ils portaient des épées, des cravates et des rhingraves. Mais présentement qu’on les a fixés au rabat et au manteau, ma foi, des gens dans cet équipage-là n’appétissent guère les femmes.
JASON. – Item...
MÉDÉE. – Encore ?
JASON. – Diable, c’est un grand Item, celui-ci. Point de coterie, point de commerce, point de fréquentation avec les gens d’affaires.
MÉDÉE. – Tu ne veux donc voir que des gueux ?
JASON. – Je ne veux point connaître dos gens qui amorcent les femmes avec l’argent et qui offrent à point nommé tout ce que les maris refusent. Malepeste, de quelque âge que soit un financier, il est plus dangereux que quinze hommes d’épée.
MÉDÉE. – Quoi ! Tu prendrais de l’ombrage d’un homme d’affaires ? Tu ne sais donc pas que ce sont des dupes banales, que les femmes amusent avec des cartes et qui ne se font de mérite et de réputation auprès d’elles qu’à proportion de l’argent qu’ils perdent au jeu ?
JASON. – Tant pis.
MÉDÉE. – Tant mieux.
JASON. – Tant pis, vous dis-je. Diable, rien n’est plus pernicieux pour le repos du ménage qu’un homme qui a de l’argent à perdre. On commence d’abord par être de moitié avec une jeune femme. Si elle perd, on paie pour elle ; quand elle gagne, elle empoche tout et ce serait un grand miracle, si ces messieurs étaient longtemps de moitié avec la femme, sans être aussi de moitié avec le mari.

Enfin, si ce contrat ne tient pas, il reste à reprendre sa liberté, au prix des scandales et du déballage d’un procès – témoin le Divorce, de Regnard – ou mieux à avaler la pilule, selon la recette du Jupiter de l’Union des deux opéras :

Le plus sage avale la pilule.
Celui qui la mâche est le plus fou.

Voilà des échantillons des traits dont les satiriques auteurs du théâtre italien peignent maris, femmes et ménage. Le reste est à l’avenant[43].

Tout le monde y a, comme il est dit dans la Femme vengée, « l’amour dans la moelle des os ». « Oh ! monsieur, s’écrie une petite fille, dans les Chinois, je ne suis pas assez grande pour aller au bois de Boulogne ; je ne vais encore que sur le rempart ». Quand vient l’âge de se fixer par un mariage, voici quels conseils reçoivent les filles, d’après le Marchand dupé :

COLOMBINE. – Mademoiselle, mettez-vous en tête qu’avec les hommes d’aujourd’hui il faut être rusée, fourbe, alerte, scélérate même quand le cas y échoit.
ISABELLE. – Quel cas peut-on faire d’une fille quand on la reconnaît de cette humeur-là ? Je suis persuadée, pour moi, qu’on ne l’aime guère.
COLOMBINE. – On se soucie bien d’être aimée d’un homme, quand on l’a épousé. Le grand talent est de devenir femme, tout le reste va comme il plaît à Dieu.

Pour la chasse aux maris, elles trichent du corps comme du cœur :

PIERROT (dans les Mal assortis). – L’une, attend ses cheveux qui sont chez la coiffeuse ; l’autre, deux ou trois dents qu’on achève de limer ; celle-ci, sa couturière, qui lui fait une gorge de satin ; l’autre répète sa leçon devant un miroir. Tant y a qu’il leur faut encore quelque temps pour achever tous leurs exercices.

Au reste, on nous les montre dans le coup de feu de cet ajustement : dans la scène qui suit, de la même pièce, Dufresny devance le réalisme et les exhibitions de nos music-halls :

On voit toutes les filles de la duègne qui se disposent à recevoir le gouverneur. L’une est à sa toilette, l’autre se fait lacer un corps ; celle-ci fait des révérences devant un miroir, cette autre répète une danse...
UNE DES FILLES, pendant qu’on la lace. – Ah ! ah ! je n’en puis plus.
PIERROT, en servante. – Voulez-vous que je la délace ?
LA FILLE. – Non, non, serrez tant que vous pourrez... hai ! je crève... ma taille m’est plus chère que ma santé... serrez fort... je crève.
PIERROT. – Est-ce assez ?
LA FILLE. – Non, serrez. Ah ! ah !
UNE AUTRE FILLE. – Pierrot, Pierrot, ma couturière n’a-t-elle point apporté ma gorge ?
PIERROT. – Votre gorge ? Est-ce qu’elle n’est pas sous votre peignoir ?
LA FILLE. – C’est cette gorge à ressort que je lui ai donnée pour faire couvrir de satin.
PIERROT. – Je ne connais point tous ces brimborions des filles, mais j’ai vu ici deux vessies de cochon : est-ce cela ?
LA FILLE. – Voilà ce que c’est : aide-moi à les mettre. Cache-moi donc. Si mes sœurs me voyaient, elles en voudraient avoir de même.
Toutes les filles appellent Pierrot. L’une lui demande une aiguière, l’autre le pot à pommade, une autre sa robe de chambre, une autre du rouge. Pierrot, qui veut les servir toutes, s’embarrasse, tombe en courant d’un côté et d’un autre ; il s’en va tout en colère.
ARLEQUIN, à part. – Je suis venu par l’escalier dérobé afin de surprendre ces filles dans leur naturel, avant qu’elles aient le temps de se falsifier, car sitôt qu’une femme a le loisir de se préparer à recevoir visite, ma foi, les plus connaisseurs ne sauraient juger ni rie son sein, ni de sa taille. J’ai toujours ouï dire que pour bien juger d’un tableau, il faut le voir sans bordure, et un cheval tout nu par le licol.
UNE DES FILLES, à Mezzetin. – Ah ! quelle trahison, monsieur le gouverneur, quelle trahison !
ARLEQUIN. – Pardonnez ma curiosité.
LA FILLE. — Est-ce qu’on surprend ainsi une fille avant qu’elle ait le temps de...
Elle fait voir son sein.
ARLEQUIN. – Quelles mamelles ! Où sont donc les petits marcassins.
À part.
Ma foi, je ne suis plus curieux.

Aussi quand une de ces gaillardes lient une dupe amoureuse, un « transi » comme elles disent, quelque courtaud de boutique par exemple, il est plumé dans les règles, ainsi qu’on en jugera par ce passage du Marchand dupé[44] :

COLOMBINE. – Ça, ça, je crois que j’ai d’un baume qui va rabattre vos fumées. Tenez, flairez-le.
Elle lui donne la lettre.
FRIQUET, prend la lettre et la flaire. – Je ne sens rien.
COLOMBINE. – Quoi ! l’odeur de ma maîtresse ne vous prend pas au nez ? Ah ! ah ! combien y a-t-il de gens qui donneraient leur vie pour en recevoir autant ? À vous dire vrai, je n’étais pas d’avis d’une lettre si tendre, mais son cœur l’a emporté.
FRIQUET. – Ma pauvre enfant, que je le suis redevable !
Il baise la lettre.
COLOMBINE. – Je le crois bien. C’est la première lettre qu’elle ait jamais écrite à personne. Voilà ce qu’on appelle la franche crème d’un cœur.
FRIQUET. – Ah ! quelle félicité !
COLOMBINE. – Pensez que vous ne manquerez pas de la remercier tantôt et de venir souper tête à tête avec elle.
FRIQUET. – Me veut-elle faire cet honneur-là ?
Il baise encore la lettre.
COLOMBINE. – Vraiment, elle vous en fera bien d’autres ; ça, ça, ne baisez point tant cette lettre. Lisez seulement et me donnez la réponse.
FRIQUET. – Ah ! le précieux trésor !
Il lit la lettre.
« Je compte sur vous comme sur le meilleur ami que j’aie au monde... » Ma chère enfant, est-il possible ?
COLOMBINE. – Ne vous ai-je pas dit qu’elle est folle de vous ?
FRIQUET, continuant de lire. – « Je compte sur vous... ». Elle a bien raison.
Il baise la lettre, puis continue de lire.
« Si vous voulez que j’en sois entièrement persuadée, quittez tontes sortes d’affaires pour venir souper avec moi... ». Ah ! l’obligeante personne !
Il continue de lire.
« Et apportez-moi cinq cents pistoles avec vous... ».
COLOMBINE, à part. – Oh ! voilà l’angoisse.
FRIQUET. – Hé, hé, hé...
Il continue de lire.
« Il faut être furieusement ami des gens quand ou leur confie ses petits besoins. Adieu, je vous attends, ne me privez pas du plaisir dont je me flatte ; et si vous m’aimez, ne perdez pas l’occasion d’obliger ».
FRIQUET. – C’est-à-dire cinq cents pistoles...
Il soupire et rêve.
COLOMBINE. – Hé bien, monsieur, viendrez-vous ?
FRIQUET. – Cinq cents pistoles !
COLOMBINE. – Est-ce que vous êtes retenu quelque part ?
FRIQUET. – Hé, mais, pas autrement.
COLOMBINE. – Qu’est-ce que cela veut dire, pas autrement ? Oh ! je vois bien à votre air que vous avez partie faite ailleurs et que vous n’aimez pas tant Isabelle que vous en faites le semblant. Elle est bien dupe de s’attacher à des gens qui se font tirer l’oreille quand on les prie ! Vraiment, vraiment, cet homme qui est allé quérir son épée, ne songerait pas si longtemps que vous.
FRIQUET. – Cinq cents pistoles !
COLOMBINE. – Monsieur, vous ne répondez rien ?
FRIQUET. – Si fait, je pense que... j’irai.
COLOMBINE. – N’y allez pas manquer, au moins. Mademoiselle serait inconsolable.
FRIQUET. – Oui, oui, va, j’irai. Cinq cents pistoles ! Il faut se faire justice ; l’on n’aime pas les vieilles gens pour des prunes.

Cette philosophie de Friquet est mise à une épreuve plus rude encore, dans ce même Marchand dupé, quand il s’y trouve être le rival de son fils, chez la coquette. Voici comment ce beau fils traite, sous le masque de Mezzetin, le propre auteur de ses jours :

Mezzetin entre en chantant, prend Colombine par la main et danse avec elle.
COLOMBINE, après avoir dansé. – Ma foi, voilà de drôles de masques ?
MEZZETIN prend Friquet par le nez, l’ôte de sa place, se met à table sur son siège, et dit. – Allons, mademoiselle, réjouissons-nous.
FRIQUET. – Mademoiselle, voilà une grande imprudence !
ISABELLE. – Masques, prend-on ces libertés-là chez une fille de mon rang ?
MEZZETIN. – Quand une fille de votre rang soupe tête à tête avec un courtaud de boutique, des gens de notre air et de notre façon ne gâtent pas leurs parties.
Au laquais.
À boire !
FRIQUET. – À votre place, mademoiselle, j’enverrais quérir le commissaire.
MEZZETIN. – Le vieux pénard ! Ha, ha, ha !
Il lui rit au nez. On donne à boire à Mezzetin, et il chante les paroles qui suivent.
Un vieillard mélancolique
Peut gâter tout un festin ;
Ses yeux font aigrir le vin,
La viande en devient étique.
Celui qui rechigne, chigne,
Celui qui rechignera,
La troupe l’échigne, chigne,
La troupe rechignera.
Les masques qui sont avec Mezzetin répètent en chœur ces quatre derniers vers, en donnant des coups de pied, et des nasardes à Friquet.
ISABELLE, aux masques. – Ah ! messieurs, c’est pousser la chose trop loin ! Qu’on ôte la table, et voyons un peu qui sont ces insolents-là.
MEZZETIN. – Ces insolents-là sont gens à jeter votre bourgeois par la fenêtre.
Il lui tourne son chapeau sur la tête.
Et si de la vie il remet les pieds céans, je vous ferai un entremets de son nez et de ses oreilles.
FRIQUET. – De mon nez et de mes oreilles ?
COLOMBINE. – Taisez-vous, monsieur Friquet ; ces gens-là le feraient comme ils le disent ; il n’y a point de cérémonie avec eux : il n’y a qu’à appeler le guet. On ne vient pas comme cela assassiner le monde dans les maisons d’honneur.
MEZZETIN. – Mademoiselle, de peur des filous, je m’en vais ramener monsieur le bourgeois chez lui. Allons, faquin, gagnez la porte.
Il le fait sortir à coups de pied au cul, et les masques s’en vont.
COLOMBINE. – Quelle peste de contretemps ! Voilà un pauvre homme qui n’a guère paru pour la dépense.
ISABELLE. – Il me pesait bien sur les bras.
COLOMBINE. – Vous êtes assez bien payée de votre méchant quart d’heure.
FRIQUET, seul. – Ce n’est pas d’un marchand que d’être amoureux. Le négoce des femmes est encore plus périlleux que le commerce. Un combat, une bague de cinq cents écus, cinq cents pistoles d’argent comptant ; les étrivières, ou peu s’en faut ; en un même jour, voilà bien de la besogne taillée. Ceux qui défendent le bal ont fort grande raison, je vois fort bien, par l’échantillon d’aujourd’hui, qu’un bourgeois bien sage ne doit jamais souper hors de chez lui. Si Pierrot peut découvrir qui sont les masques, je mangerai dix mille écus pour en avoir raison. À la veille d’être échevin, morbleu, me voir donner des coups de pied au cul !
Il se mord les doigts.

Mais, à propos de ce beau fils, considérons ce tableau de « la vie de garçon » qui nous est présenté dans Arlequin défenseur du Beau sexe. On y reconnaîtra, au passage, le pendant de ce Narcisse, de La Bruyère, qui « a ses heures de toilette comme une femme ».

ARLEQUIN. – Hé, monsieur, il fait vie de garçon. Il boit, il mange, il dort, il va, il vient, il coquette, il joue, il emprunte, il achète, il ne paie pas, il s’occupe à rien, et il gagne sa vie à écrire des billets doux.
LE COMTE. – Fort bien. Mais encore ?
ARLEQUIN. – Il vend bien ses poulets à certaines veuves de bon appétit.
LE COMTE. – Voilà un joli petit métier. Mais que fait-il depuis le matin jusqu’au soir ?
ARLEQUIN. – Monsieur, déjà le matin, avant toutes choses, dès qu’il sort du lit, il se lève. Après cela, à l’exemple des jolies femmes de sa connaissance, il met en usage les eaux de propreté, les pommades d’agrément et les poudres de précaution. Ensuite il fait l’exercice des pincettes et des ciseaux ; après quoi il prend quelque mouche ; il remplit sa tabatière et sa boîte à poivre ; il prend sa bouteille d’eau de la reine de Hongrie. Après, il fait une petite méditation sur la manière dont il pourra attraper quelque jolie dupe ; il sort avec ce noble dessein ; il va remplir son office de conseiller de la toilette ; il prend de bonnes ou de mauvaises odeurs, selon les visites, ou de bon ou de mauvais goût, qu’il va faire ; il s’accommode à tout pour vivre ; il dîne où il peut, et moi de même : car pour chez nous, point de cuisine : et c’est ce que je trouve de pis.
LE COMTE. – Je le crois, mais je voudrais savoir encore...
ARLEQUIN. – Eh bien, monsieur, voici le meilleur : car, dans la vie de garçon, les agréments de la matinée ne sont que les préludes des plaisirs du soir. Sur les cinq heures, il va à l’Opéra. Comme le savoir-faire est son meilleur revenu, et celui de bien d’autres, il se présente d’abord à la porte du théâtre. Il est bien juste qu’il épargne son louis. Il donne un gage pour aller dire un mot à quelqu’un. C’est le prétexte : mais la vérité, c’est pour aller lorgner quelque lorgneuse. Il se campe devant les toiles ; à peu près comme ceci... là... à peu près l’air de ces messieurs de l’Opéra. Il est attentif aux loges et à l’amphithéâtre : il cherche quelque main blanche qui parte de son gant pour aller au secours de quelque palissade noire (coiffure) ; car, sans Isabelle, il aimerait les brunes. Il sort, non sans reprendre le gage : il donne trente sols pour aller au parterre : il donne autre gage pour faire ouvrir la loge, il convient des faits avec la belle, il ressort et reprend le gage : et pour ses trente sols il retombe au parterre, où il lorgne et est lorgné tout à son aise. Là, il passe pour homme à bonne fortune, et sur cette réputation il trouve à Paris tout le crédit qu’il veut, dont bien nous prend. Enfin, Monsieur, vie de garçon.

Venons-en maintenant à la joyeuse et cynique bande de ceux qui vivent « célibatiquement », et qu’on appelle plaisamment « les sous-maris ». En tête, par droit de conquête et par droit de naissance, marchent les plumets que Médée de la Toison d’Or nous définit ainsi :

La foi de nos guerriers pèse moins que leurs plumes,
Et l’on perd chez eux les coutumes
De prendre des femmes à soi.
Mars n’épousa jamais la reine de Cythère.
Ils suivent son exemple, et vivent comme lui :
Et leur mariage ordinaire.
Se fait avec celle d’autrui.
Hé, comment un homme de guerre.
Qui court tous les coins de la terre,
Errant tantôt ci, tantôt là,
Pourrait-il se borner à son petit ménage ?
Il ne faut pas croire cela.
Voulez-vous qu’une épouse en tous lieux l’accompagne ?
Non, leur méthode vaut bien mieux.
Selon le changement des lieux,
Ils ont femme de ville, et femme de campagne...
Pour tarir une bourse
Un guerrier a toujours un merveilleux talent,
Et des pertes qu’il fait la belle est la ressource.
Après l’effet des petits soins,
Le cavalier aura l’âme chagrine.
La dame du chagrin veut savoir l’origine.
Il voudra leit tout doucement.
Il l’accepte en faisant une fort tendre excuse,
Et voilà tout le paiement.

Et que de variations sur ce thème des plumets et des marquis, cette « grippe » des femmes, « aujourd’hui leurs maîtresses, demain leurs épouses, après-demain leurs servantes », comme dit Colombine, en la Fille de bon sens !

Passons à ces abbés qui, d’après le Momus des Souhaits,  « font dans les ruelles, ce que les épagneuls font à la chasse : ils servent à faire lever le gibier, mais les officiers le prennent ». Leur manège nous est décrit, comme il suit, dans les Promenades de Paris :

ARLEQUIN. – Quoi ! cette seconde espèce de femmes et qui font si bien les damoiseaux ?
En Narcisses, en Adonis,
Voltiger de be de tout bois :
Aimer les femmes par douzaine.
Se vanter que pour eux il n’est point d’inhumaine,
Et faire ici, tout à la fois.
Le marquis, le tartuffe, enfin tout personnage,
Hors le leur, et celui de sage.

Au reste, ils n’opèrent pas tous pour la bagatelle : on en a pour preuve l’abbé Goguette, du Banqueroutier, qui met en pratique cette maxime de l’Arlequin misanthrope : « On ne parvient aujourd’hui que par le canal des femmes ».

COLOMBINE. – C’est fin garçon de qualité qui a dix mille écus de rente en bons bénéfices, et qui est bien aise de manger son revenu avec quelque sorte d’éclat. Il voit tout ce qu’il y a de jolies femmes à Paris. Il joue gros jeu, son train est leste : il a une belle maison, des meubles magnifiques, et un cuisinier qui dame le pion au vôtre. Ah ! le joli homme d’abbé que c’est ! Je voudrais que madame vous eût dit comme il fait bien les choses.
PERSILLET. – Ouf !... Est-ce que ma femme sait cela ?
COLOMBINE. – Bon, ils ne bougent d’ensemble.
PERSILLET. – Tant pis, gare les aigrettes.
COLOMBINE. – Que vous en mériteriez bien une bonne paire ! Quand je vous dis qu’ils ne bougent d’ensemble, c’est avec une infinité d’autres femmes qui sont de leurs parties.
PERSILLET. – Diable ! Que ne t’expliques-tu ?
COLOMBINE. – Rêvez-vous de croire que cet abbé soit amoureux, parce qu’il fait de la dépense ? Rien moins que cela. C’est qu’il a de l’ambition : et, comme dans le monde on ne parvient à rien faire sans l’estime, et l’approbation des femmes, il fait de son mieux pour les mettre de son parti. Il les promène, il les régale, aujourd’hui à l’Opéra, demain à la Comédie. De l’air qu’il s’y prend, c’est un drôle qui s’avancera en fort peu de temps et qui se va mettre dans une grande réputation.
PERSILLET. – Mais, Colombine, crois-tu qu’il ne se ferait pas autant de réputation en donnant une partie de son bien aux pauvres, qu’en le mangeant avec des femmes ?
COLOMBINE. – Et d’où venez-vous, monsieur ? Est-ce qu’on se fait abbé pour donner l’aumône ? Je pense que vous perdez l’esprit ; n’est-ce pas une assez belle charité de faire vivre de pauvres diables de parfumeurs qui ne gagnent plus rien avec les femmes, et qui mourraient de faim sans messieurs les abbés ?

Même verve à l’emporte-pièce et même réalisme, à propos des autres rôles et figurants de cette comédie galante. C’est un défilé de toutes les conditions : juges écrivant leurs arrêts, au coin du feu, sous la dictée des jolies solliciteuses ; procureurs avides et sans scrupules ; huissiers sans entrailles ; commissaires s’humanisant, grâce aux pots de vin des brelandières, marchands et débitants ; « mignons de comptoirs » se payant en nature, comme il est si joliment expliqué dans le Chevalier du Soleil ; médecins-charlatans dont « les souvenirs de la galanterie française » recrutent les clients, etc.

N’oublions pas la valetaille, qui a le spectacle de toutes ces fredaines, en tire pied ou aile, sans scrupule, et dont les friponneries sont peintes avec le même réalisme que le reste, comme on verra par exemple dans la Précaution inutile (a. II, sc. IV). Mais voici, pour finir là-dessus, un échantillon de la malignité et de la philosophie spéciale des complices et spectateurs traditionnels de ces mœurs galantes, d’après la très piquante et documentaire comédie des Promenades de Paris, de Mongin :

ARLEQUIN, en fiacre[45], arrive en chantant avec une bouteille et un verre à la main.

Vivat ! Mais que font donc ces nymphes bocagères.
Seules dans un lieu si touffu ?
Approchons, découvrons un peu tous ces mystères.
Reconnaissant Élise et Colombine.
Ah, mesdames, c’est vous !
COLOMBINE. – Qu’est-ce ? Que nous veux-tu ?
ARLEQUIN. – On vous attend avec impatience.
ÉLISE. – Et qui ?

ARLEQUIN.

Monsieur Calmar et la collation.
Pour moi vous voyez ma pitance.
Je porte ma provision,
Montrant sa bouteille.
Et voilà la seule maîtresse.
Que je mène sur le gazon.
À votre santé, ma princesse !
Après avoir bu, il leur présente à boire et dit.
Tenez, voilà pour me faire raison.
Goûtez de ce vin, il est bon.

(ÉLISE ou COLOMBINE).

Fi ! les femmes en boivent-elles ?

ARLEQUIN.

Bon ! D’ivrognerie aujourd’hui les femelles
Dament le pion aux chapeaux.
Le sexe ne boit plus du sirop de grenouille.
Il n’aime que les vins et les amants nouveaux,
Et l’empire bachique enfin tombe en quenouille.
Il boit.

COLOMBINE.

Fort bien ! Notre fiacre s’en donne,
Mais de grâce voyons s’il a le vin discret.
Ne connaîtrions-nous personne
De celles qu’en ce bois il amène en secret ?

ARLEQUIN, regardant Élise et Colombine.

Voilà deux des bonnes fortunes
Qu’ici monsieur Calmar ait encore jamais eu.
Heureux tous ces robins ! Des blondes et des brunes.
Ils on ont à présent à bouche que veux-tu.

COLOMBINE.

Pour qui donc nous prend ce maraud ?

ARLEQUIN.

Paix, ne le prenez point si haut,
Ne faites pas tant la féroce,
Ces airs-là seyent mal avecque mon carrosse.

ÉLISE.

Cet ivrogne-là croit parler
À ses pratiques ordinaires.

COLOMBINE.

Laissons-le dire. Oh ça, dans ce lieu solitaire.
Quelles beautés te font le plus souvent rouler ?
Là, fais-nous quelque confidence !
Dis-nous...

ARLEQUIN.

Motus.   En vain vous voulez me sonder.
On me paie pour garder
Et les manteaux et le silence,
Le silence est mon gagne pain ;
Et dès aujourd’hui pour demain
Louison, Catin et Sylvie,
Qu’on croit partout femmes d’honneur,
Ne me donneraient plus de quoi gagner ma vie,
Si j’allais révéler la leur.

COLOMBINE.

Pour toutes ces vertus traitables,
Je veux bien les mettre à l’écart.
Mais dis-nous, quelles sont les femmes raisonnables
Qu’amène ici monsieur Calmar ?

ARLEQUIN.

Femmes raisonnables ! Je crois
Que vous vous gobergez de moi.
Je ne menai jamais ni raison ni sagesse ;
Et tout compté, tout rabattu,
Je ne suis, cocher, ma princesse,
Que de la moyenne vertu.
Ne sait-on pas bien son négoce ?
Ne sait-on pas, quand bien je voudrais le cacher.
Que celles dont je suis cocher,
Sont semblables à mon carrosse.

COLOMBINE.

Une belle ressemble au fiacre ?

ARLEQUIN.

Assurément.

COLOMBINE.

En quoi se peut-il, bon Dieu, qu’elle en approche !
Va, va, tu perds le jugement,
Et toute comparaison cloche.

ARLEQUIN.

Oh ! celle-ci ne cloche point,
Ou bien ne cloche qu’en ce point.
C’est qu’une belle en fiacre étant bien promenée,
On ne lui paie au plus que l’heure du berger ;
Et que l’on paie au fiacre, où l’on va voyager,
Toutes celles de la journée.
Mezzetin tenant une bouteille à la main et des restes de la collation, entre et chante.
Vive le bois de Boulogne,
Vivent tous ces tapis verts,
Où l’on vient rougir sa trogne
Et voir la feuille à l’envers.
C’est dans ce lieu délectable,
C’est dans ce charmant séjour
Que les plaisirs de la table
Font venir ceux de l’amour.
Courage, camarade. Voici les restes de la collation que je viens partager avec toi. Allons, buvons, mangeons, rions, chantons.
ARLEQUIN. – À juger de la collation par ces restes, elle était somptueuse, et je crois qu’il sera peu resté de cruauté à celle à qui on l’a donnée.
MEZZETIN. – Tout doux ! Cette maîtresse-ci, non plus que la suivante, n’est pas de même étoffe que les autres ; et mon maître et moi ne soupirons aujourd’hui qu’à bon escient et pour le mariage.
ARLEQUIN. – Hé, oui, pour un mariage du bois de Boulogne, n’est-ce pas ? Allons, buvons à ce bon ménage.
MEZZETIN. – Tu railles, mais je parle sérieusement, et dès aujourd’hui...
ARLEQUIN. – Mon Dieu, je connais ton maître, et M. Calmar, te dis-je, est un de ces calmars qui ne veulent épouser que la débauche.
MEZZETIN. – Non, encore un coup, nous allons faire divorce avec elle. Il faut finir, et tu vas perdre en nous une bonne pratique.
ARLEQUIN. – Bon, bon ; quand mon maître serait assez fou pour se marier tout de bon, serait-il plutôt infidèle aux fiacres et à toutes ses petites maîtresses qu’à sa femme ?
MEZZETIN. – Assurément, et mon maître et moi nous vivrons avec nos petites femmes, comme s’il n’y avait qu’elles de femmes au monde.
ARLEQUIN. – Quoi, M. Calmar, par exemple, ne se promènera plus, ne s’enivrera plus et ne se perdra plus dans le bois de Boulogne qu’avec sa femme ?
MEZZETIN. – Non, qu’avec sa femme.
ARLEQUIN. – Monsieur Calmar ne donnera plus de rendez-vous aux Quinze-Vingts, au Palais-Royal, ni de fête au Grand-Turc, à Piquepusse qu’à sa femme ?
MEZZETIN. – Non.
ARLEQUIN. – Monsieur Calmar ne se fera plus enfermer la nuit aux Tuileries, et n’en sortira plus par-dessus l’impériale d’un carrosse qu’avec sa femme ?
MEZZETIN. – Non.
ARLEQUIN. – Et monsieur Calmar ne meublera plus de chambre à Paris, et ne louera plus à la campagne que pour les éclipses de sa femme ?
MEZZETIN. – Non, non, non. Mon maître, te dis-je, ne connaîtra, ne verra et n’aimera que sa femme. Mais paix ! J’entends la voix, je crois, de celle qui doit être la mienne. Oui, c’est Colombine elle-même.
COLOMBINE, rentrant. – Holà, hé, fiacre, c’est assez boire et manger, cours en donner à tes chevaux et les mets en état de nous mener tout à l’hure aux Tuileries.

Nous ne les y suivrons pas, non plus qu’aux restaurants de nuit – chez Rousseau, Lamy et autres –. Mais regardons, avant de le quitter, quelle mine fait ce monde de la fête, à l’aube, dans Paris qui s’éveille. Nous le pouvons, grâce à ce personnage d’Arlequin-Phaéton de Palaprat qui devance le Diable boiteux et en a déjà le ton :

MOMUS. – Arrêtons-nous, si le soleil était couché avec sa femme, nous risquerions de le trouver levé.
Mais il est dans les bras de Thétis, sa maîtresse :
Rien ne nous presse.
Tiens, dans ce moment, nous sommes directement sur le Châtelet, là contre l’apport de Paris, près de la galère.
PHAÉTON. – Ha, vraiment, ce drôle de brandevinier en sait long : pour débiter sa marchandise, il s’en va attendre au passage les jeunes gens qui sortiront de chez Rousseau.
MOMUS. – Mais l’aurore ne brille guères pour l’heure qu’il est : il faut qu’il soit plus de six heures.
PHAÉTON. – À quoi le connais-tu ?
MOMUS. – À ce que je vois, regarde.
PHAÉTON. – Eh bien, oui, je vois des jeunes gens qui sont de pair à compagnon avec leurs laquais, qui tous à la fois veulent mener un fiacre et ont détrôné le cocher ; qui sortent enfin de table et se retirent fort jolis garçons.
MOMUS. – Puisque ces messieurs se vont coucher, tu vois bien qu’il est déjà six heures.
PHAÉTON. – Mais qui sont ces gens sérieux et graves que j’aperçois.
Des philosophes passent sur le théâtre, le docteur et Pierrot.
MOMUS. – Des philosophes.
PHAÉTON. – Des philosophes ! est-ce qu’ils vont à leur école ?
MOMUS. – Non, ils en reviennent.
PHAÉTON. – De quelle secte sont-ils ?
MOMUS. – De la secte de ces fainéants de distinction qui, sous le nom pompeux de sages et de désabusés, font des repas de quinze à seize heures, choisissent les quartiers de ville écartés où ils s’assemblent en plein jour aux bougies ; pour toute leçon de sagesse ils enseignent à leurs disciples il mépriser la moitié du genre humain, à renoncer à toutes sortes d’emplois, à ne rien faire que tâcher de mériter par leurs veilles ce nom si honorable parmi eux de convive de longue haleine.
PHAÉTON. – La respectueuse physionomie qu’a celui-là pour un chef de secte ! Quel visage significatif !
PIERROT. – Adieu, mon bon ami. Bonjour.
LE DOCTEUR. – À demain à la même heure, aux Torches ; le bonhomme Pirante s’y trouvera.
MOMUS. – Hâtons-nous, il est plus tard que nous ne pensons, voilà une marquise qui sort du jeu.
PHAÉTON. – Qui est cet homme qui lui donne la main ?
MOMUS. – C’est un receveur général et le don Quichotte du lansquenet pour les dames.
PHAÉTON. – Que veux-tu dire ?
MOMUS. – Don Quichotte était le réparateur des torts ; celui-ci est le réparateur des pertes.
CÉPHISE, marquise. – Allons donc vite, laquais, mon carrosse.
DAMON, financier. – Eh bien, madame, vous voyez jusqu’à quelle heure vous m’avez fait veiller ? Le moyen que je sois au bureau à huit heures ! Vous me faites perdre mes droits de présence.
CÉPHISE. – Ah, fi ! monsieur, doit-on prendre garde à ces bagatelles ? Que vous êtes impoli !
DAMON. – Si je le suis, madame, mon argent ne l’est point, mes espèces sont toutes neuves.
CÉPHISE. – Ah, que cela est grossier !
UN PROCUREUR, apercevant Céphise. – Que vois-je, ma fille ?
PHAÉTON. – Sa fille, une si grande dame ? ce n’est qu’un crasseux de procureur.
MOMUS. – Cela t’étonne ?
LE PROCUREUR. – Ah ! malheureuse, d’où sors-tu si matin ? Faut-il que je sois réduit pour ton honneur à croire que tu ne sors que du brelan.
PHAÉTON. – Le père se lève et la fille va se coucher ; elle sort du jeu, il va au Châtelet ; il y a partout du coupe-gorge.
LE PROCUREUR. – Jouer jusqu’au jour, misérable ! est-ce l’usage que tu fais d’un bien qui m’a tant coûté à acquérir.
PHAÉTON. – L’un vole, l’autre joue ; ce qui vient de la flûte s’en retourne au tambour.
LE PROCUREUR. – Tu perds des trois ou quatre cents pistoles, pendant que, depuis Perdigeon jusqu’au moindre mercier, tous les marchands ont des garçons gagés pour glapir éternellement à les trousses ; pendant que tu laisses décrier ton maître d’hôtel comme la fausse monnaie et qu’il n’est plus jusqu’à ton oncle l’épicier qui veuille lui faire crédit d’un quarteron de girofle ; pendant que tu fais la conversation ordinaire de tous les malheureux galopins des degrés du palais, qui s’avertissent charitablement entre eux de n’aller pas te servir s’ils attendent des gages. J’ai travaillé cinquante années pour te faire marquise.
CÉPHISE. – Eh bien, vous m’avez fait femme de qualité, j’en ai pris toutes les manières.
LE PROCUREUR. – Et que dira ton mari ?
CÉPHISE. – Monsieur le marquis ; pensez-vous qu’il s’en embarrasse ? Il est homme de qualité, il sait vivre : adieu, monsieur.
DAMON. – Bonjour, bonhomme.
Ils s’en vont.
LE PROCUREUR. – L’étrange vie qu’elle mène ! Il valait bien mieux la marier avec mon maître clerc.
Il s’en va.
MOMUS. – Tu viens devoir un petit échantillon de ce qui se passe dans cette grande ville.

Nous voilà amenés à la question d’argent. C’est elle, en effet, qui se pose au lendemain, encore plus qu’à la veille de cette haute vie. Pour voir avec quelle verve incisive, quel réalisme vivant elle est traitée, il faut aller droit d’abord à deux pièces de Noland de Fatouville qui est, dans ce recueil, le premier pour la satire, comme Regnard l’est pour l’esprit.

Fatouville qui, étant magistrat, avait vu opérer de près les avoués du temps – appelés lors procureurs – et ne se lasse pas de redoubler ses coups contre eux, tout au long de quatorze comédies, a condensé ses traits dans Arlequin Grapignan. En voici la maîtresse scène :

SCÈNE D’UN VIEUX PROCUREUR.

Instruisant un jeune praticien qui veut acheter sa charge.
COQUINIÈRE. – Jamais vous ne réussirez dans votre métier, si vous n’avez un sergent, un notaire et un greffier à votre disposition : mais un procureur qui a ces trois cordes à son arc peut tout risquer et tout entreprendre.
GRAPIGNAN. – Voilà trois dangereuses bêtes à gouverner.
COQUINIÈRE. – J’en suis bien venu à bout sans miracle. Dans toutes les professions, il y a certaines humeurs revêches et austères qui se font un calus de leur devoir et qui s’effarouchent à la moindre proposition. Ne vous frottez pas à ces gens-là. Ce sont des brutaux qui ne sont bons à rien ; mais il y a partout d’heureux naturels que le besoin rend sociables et que l’on apprivoise avec l’argent. C’est à ceux-là qu’il se faut attacher et c’est sur leur avidité qu’on doit fonder le succès de toutes affaires difficiles.
GRAPIGNAN. – Bonne morale !
COQUINIÈRE. – Croyez-moi, mon ami, vous ne ferez jamais votre fortune, à moins que vous ne joigniez l’adresse à la procédure. Un homme de notre métier qui voudrait faire sa charge dans l’ordre, n’aurait pas sa maison défrayée et mille écus de profit au bout de l’an.
GRAPIGNAN. – Il est vrai qu’on ne plaide plus qu’à son corps défendant.
COQUINIÈRE. – Autrefois nous avions trop d’affaires ; présentement il faut en aller quêter ; encore, à moins qu’un procureur ne soit alerte, il a bien de la peine à trouver de bonnes pratiques. Ah, monsieur Grapignan, que vous êtes d’un bon âge à bien faire vos affaires ! Je m’assure que vous n’avez pas trente ans.
GRAPIGNAN. – Environ.
COQUINIÈRE. – Ah ! le bel âge pour travailler !
GRAPIGNAN. – Laissez-moi faire.
COQUINIÈRE. – Il faut que vous soyez une balourde, après les instructions que je vais vous donner, si dans quatre ans vous n’avez ruiné cent familles et acquis dix maisons dans Paris.
GRAPIGNAN. – Dix maisons dans Paris !
COQUINIÈRE. – Oui, dix maisons dans Paris ; et par-dessus tout cela un bon carrosse pour votre femme.
GRAPIGNAN. – L’habile homme !
COQUINIÈRE. – Tel que vous me voyez, à quarante ans j’avais déjà gagné deux cent mille livres de bon bien ; et si en ce temps-là les femmes de procureurs eussent osé avoir des carrosses et porter de la dorure sur leurs habits, la mienne en aurait eu à bonnes enseignes, mais la mode n’en était pas encore venue, aussi ne faisait-on pas tant de façon autour des femmes, comme on en fait aujourd’hui. Que voulez-vous ? Il faut aller selon son temps.
GRAPIGNAN. – Ah, monsieur Coquinière, donnez-moi de bons mémoires, je vous en prie, pour ne plus aller à pied. J’ai déjà d’assez bons commencements ; je sais tout le petit manège de l’étude, mais je ne sais pas encore ces coups de maîtres qui font aller en carrosse.
COQUINIÈRE. – Patience : Paris n’a pas été fait tout en un jour. Avant toutes choses, dites-moi, mon cher enfant, aimez-vous l’argent avec âpreté ? Vous sentez-vous d’humeur à tout faire pour en amasser ?
GRAPIGNAN. – Malpeste, si j’aime l’argent !
COQUINIÈRE. – Tant mieux ! Vous voilà déjà à demi-procureur. Sachez donc que pour parvenir en fort peu de temps, il faut être dur et impitoyable, principalement à ceux qui ont de grands biens : il ne faut jamais donner les mains à aucun arbitrage, jamais ne consentir d’arrêt définitif ; c’est la peste des études. Au reste, qu’on ne vous voie que rarement aux audiences. Attachez-vous aux procès par écrit et multipliez si adroitement les incidents et la procédure, qu’une affaire blanchisse dans votre étude avant que d’être jugée.
GRAPIGNAN. – Ah, diable ! Je vois bien que vous l’entendez.
COQUINIÈRE. – Dans notre métier, le grand talent et le grand gain c’est de beaucoup écrire.
GRAPIGNAN. – Mais que dire en tant d’écritures ?
COQUINIÈRE. – Que dire ? Le pauvre homme ! Il faut dire des impertinences, des suppositions, des faussetés ; et quand on est au bout, il faut avoir recours aux invectives et aux injures.
GRAPIGNAN. – C’est l’entendre, cela !
COQUINIÈRE. – Tu vois, mon cher enfant, que je te parle en père, et que je te fais voir les entrailles de notre profession. Mon fils, attache-toi aux saisies réelles, aux préférences des deniers. Remue ciel et terre pour être procureur de bonnes directions et ne t’endors jamais sur une consignation ; c’est le vrai patrimoine des procureurs. Que je serai consolé en mourant si je te vois suivre le bon chemin où je te mets ! Voilà, mon cher enfant, les préceptes solides que mon honneur et ma conscience me suggèrent et que tu dois suivre, si tu aimes tant soit peu la fortune.
GRAPIGNAN. – Entre deux amis, monsieur Coquinière, combien votre étude me vaudra-t-elle par an ? Là, de bonne foi.
COQUINIÈRE. – Cela n’ira pas loin de deux mille francs, la maison défrayée.
GRAPIGNAN. – Deux mille francs ? Deux mille francs ? Hé fi ! Vous moquez-vous ? Ce n’est pas pour avoir un habit d’été à ma femme.
COQUINIÈRE. – Oh ! oh ! votre femme le porte donc bien haut ?
GRAPIGNAN. – Et mais, haut comme les autres procureuses. Ma foi, sil n’y a que cela à gagner, je ne veux point de votre pratique.
COQUINIÈRE. – Hé, mon Dieu, doucement. Les deux mille francs ne sont que le courant de l’étude ; mais le savoir-faire et le tour du bâton valent encore mille bonnes pistoles par an.
GRAPIGNAN. – Oh, si cela est, l’affaire change de face. Eh bien, monsieur Coquinière, gardez le courant de l’étude pour vous et me vendez seulement le tour du bâton et le savoir-faire.
COQUINIÈRE. – L’un ne va point sans l’autre, et puisque le contrat est signé, vous allez avoir le tout ensemble. Que vous me remercierez avant qu’il soit un an !
GRAPIGNAN. – Que je ferai de mal avant qu’il soit six mois. Un chien enragé n’est pas si dangereux qu’un jeune procureur. Malheur à ceux qui tomberont sous ma coupe !

Or le reste est de la même venue. Mais le chef-d’œuvre de la verve satirique de Fatouville est le Banqueroutier. Il y a notamment deux scènes qui devraient être plus connues, étant tout à fait dignes de Turcaret. La première est « la scène du notaire » où Persillet, apprenti banqueroutier, apprend du notaire Arlequin, moyennant un tiers dans les bénéfices, comment on fait fortune dans « les affaires délicates ». En voici un passage :

PERSILLET. – Qu’appelez-vous, monsieur, les affaires délicates ?
ARLEQUIN. – Diable, vous demandez là le fin de notre métier. Les affaires délicates, monsieur, c’est de savoir à point nommé vieillir une hypothèque, corriger un testament, amaigrir une obligation, mettre sur pied une contre-lettre ; et par-dessus cela avoir toujours de réserve plusieurs bons modèles de banqueroute. Rien n’est si couru présentement.
PERSILLET, à part. – Voilà justement ce que je cherche.
Au notaire.
De la manière dont vous arrangez vos talents, je vous crois sans flatterie un des notaires de Paris le mieux assorti.
ARLEQUIN. – Un peu de résolution et d’habitude m’ont mis dans la passe où je suis.
PERSILLET. – Mais, à propos de banqueroute, tenez-vous que cela puisse rétablir les mauvaises affaires d’un homme ? Ce serait un beau secret.
ARLEQUIN. – Il est infaillible. L’est ce qu’on appelle l’émétique des gens ruinés. Par exemple, si vous étiez en cet état-là, le ciel vous en préserve.
PERSILLET, à part. – J’en suis plus près qu’on ne pense.
ARLEQUIN. – Il faudrait mettre du côté de l’épée le million que vous cherchez pour marier votre fille, acheter un duché, et établir votre fils. Dans le crédit où vous êtes, voilà trois hameçons capables de prendre toutes les dupes de Paris : car afin que vous l’entendiez, quand on veut faire son coup, il faut être dans cette odeur de fortune et d’opulence.
PERSILLET. – Il ne faut donc pas attendre à l’extrémité.
ARLEQUIN. – Nenni, diable, nenni. Dès que le crédit chancelle, il n’y a plus rien à faire. Mais quand tout vous rit, et que le monde est bien infatué de vos richesses, il faut prendre à toutes mains l’argent qu’on vous offre, faire grande dépense à l’ordinaire ; et puis un beau matin, après avoir mis tous vos meilleurs effets dans une cassette, déloger à petit bruit, et donner ordre à votre portier de dire à tout le monde qu’on ne sait où vous êtes allé. À cette nouvelle, ceux qui ont prêté le million s’alarment, la frayeur les prend ; d’abord ils proposent de perdre le tiers de leur du. À cela point de réponse. Ils s’assemblent, ils vont, ils viennent, ils se tourmentent. À la fin, désolés de votre absence, et ne sachant sur quoi se venger, ils vont dire sous-main qu’ils perdront les deux tiers, si on veut assurer l’autre. Oh ! quand ils se mettent comme cela à la raison, on entre en pourparler ; on écoute, on négocie ; et enfin, après un bon contrat bien et dûment homologué, vous revenez sur l’eau avec sept ou huit cent mille livres d’argent comptant, et tous vos meilleurs effets divertis (détournés). Un homme qui a cette prudence une seule fois en sa vie, n’est-il pas pour toujours au-dessus de ses affaires ? Voilà comme je parlerais à mon frère, si j’en avais un.

Notons au passage le trait suivant, car il prédit Crispin rival de son maître :

PERSILLET, voyant que le notaire fait de grandes civilités à un laquais. – Hé fi, monsieur de la Ressource : vous moquez-vous de faire des civilités à ce coquin-là ? Ce n’est qu’un laquais.
ARLEQUIN. – C’est pour cela que je prends mes mesures de loin. On ne sait pas ce que ces messieurs-là peuvent devenir un jour.

La seconde scène, celle « du prêt », montre les bailleurs de fonds englués par nos aigrefins. C’est le prototype des meilleures scènes de gogo qui seront jamais faites, sans en excepter Robert Macaire ni Mercadet.

Arlequin en notaire, le docteur et les créanciers, Persillet assis dans un fauteuil, devant son bureau.

SCÈNE DU PRÊT

ARLEQUIN. – Vous ne trouvez pas mauvais, messieurs, que je vous présente les trois meilleurs amis que j’aie au monde, et les trois plus riches hommes de Paris,
PERSILLET. – Que puis-je faire pour leur service ? Monsieur, ayez la bonté de vous asseoir.
Ils se font des civilités et puis s’asseyent.
LE DOCTEUR. - Monsieur, nous avons prié Monsieur de la Ressource de vouloir nous introduire chez vous, pour vous demander une grâce que nous vous prions de ne nous pas refuser.
PERSILLET. – Si c’est chose possible, monsieur, comptez sur moi à coup sûr.
ARLEQUIN. – Ces messieurs, ayant appris que vous vouliez marier mademoiselle votre fille, donner une charge considérable à monsieur votre fils, et acheter deux grandes maisons dans la place Royale...
PERSILLET. – C’est ma femme qui a la manie d’avoir beaucoup de plain-pied ; car pour moi je me trouve assez bien logé. Mais dans le ménage il faut avoir de certaines complaisances : et cent mille écus plus ou moins à une maison ne valent pas la peine de faire piailler une femme...
Le maître d’hôtel apporte de l’orgeade.
ARLEQUIN. – Ces messieurs, comme je vous disais, avant appris que vous vouliez pourvoir à toutes ces petites choses-là, viennent offrir un million ou douze cent mille livres, sachant bien que leur argent ne peut être plus sûrement...
PERSILLET. – Quant à la sûreté, elle y est tout entière dans mes coffres, et que...
LE DOCTEUR. – Oh ! monsieur, nous n’en sommes que trop persuadés.
UN LAQUAIS, entre et dit à Persillet. – Monsieur Rabajoye demande à vous parler.
PERSILLET. – Qui ?
LE LAQUAIS. – Monsieur Rabajoye, le syndic des Fripiers.
PERSILLET. – Je me doute bien de ce que c’est. Il me rapporte peut-être les quarante mille franco que j’ai prêtés aux fripiers pour faire des habits de masque. Dites-lui qu’il revienne une autre fois, et que je suis en compagnie.
LE DOCTEUR. – Mais, monsieur, que nous ne vous empêchions pas...
PERSILLET. – Voilà une plaisante bagatelle ! Laquais ne vous avisez jamais de me revenir interrompre pour des gueuseries de cette nature là. Allez, qu’il revienne demain !
ARLEQUIN, se tournant vers le docteur. – Ne vous ai-je pas bien dit que cet homme-là n’a que faire d’argent ?
Se tournant vers Persillet.
Serais-je assez malheureux pour que vous refusiez la proposition que je vous fais ?
PERSILLET. – Apparemment, messieurs, vous me croyez plus mal dans mes affaires que je ne suis.
LE DOCTEUR. – À Dieu ne plaise que nous ayons cette pensée-là.
ARLEQUIN. – On sait trop bien dans Paris que vous avez de l’argent par-dessus les yeux, et qu’au lieu d’emprunter vous prêtez à tout le monde : mais quelquefois pour obliger on se fait violence.
PERSILLET. – À la considération de ces messieurs, il n’y a rien que je ne fisse : mais...
ARLEQUIN. – Ah ! point de mais, monsieur, s’il vous plaît, faites-nous cette amitié-là.
COLOMBINE entre. – Monsieur, c’est votre receveur de Cotteronde, qui demande quittance des quatorze mille francs qu’il vous a apportés ce matin.
PERSILLET. – Quoi ! Pas un pauvre moment de repos en toute une journée ?
COLOMBINE. – C’est qu’il se fait tard, et il a cinq grandes lieues à faire.
PERSILLET, en colère. – Eh ventrebleu ! serai-je toute ma vie assassiné d’argent ? À la fin il faudra que je m’enfuie pour éviter ces persécutions. Voilà un plaisant maraud de me donner la peine de signer pour quatorze mille francs ! Allez, ma mie, allez ; au premier payement qu’il me fera, je lui donnerai quittance.
Elle s’en va.
PERSILLET. – Maugrébleu du fat !
LE DOCTEUR. – Quelle richesse d’homme !
PERSILLET. – Messieurs, je vous demande pardon de l’imprudence de mes gens.
ARLEQUIN, faisant feinte de s’en aller. – Nous reviendrons, Monsieur, à une heure plus commode.
PERSILLET. – Ça, messieurs, que voulez-vous de moi ? En peu de mots, je vous prie, car il faut que je me ronde au bureau.
ARLEQUIN. – Ces messieurs vous conjurent de leur faire la charité de leur prendre leur argent, et de leur en faire l’intérêt au denier vingt-cinq.
PERSILLET. – Mais sont-ils solvables pour douze mille francs ?
ARLEQUIN, bas à Persillet. – Diable, monsieur, vous gâtez tout le mystère. C’est à eux à demander si vous êtes solvable.
PERSILLET. – Vous avez raison.
ARLEQUIN, vers Scaramouche et le docteur. – Monsieur Persillet se divertit. Il demande, messieurs, si vous le trouverez solvable pour douze cent mille francs.
LE DOCTEUR. – Faites-nous seulement la faveur de les prendre, et nous sommes trop contents.
ARLEQUIN. – Ma foi, monsieur, ils vous prient de trop bonne grâce pour les refuser.
PERSILLET. – Me le conseillez-vous, Monsieur de la Ressource.
ARLEQUIN. – Si j’osais, je joindrais mes prières à celles de ces messieurs.
PERSILLET. – N’en parlons plus, c’est une affaire faite.
Se tournant vers Scaramouche et les autres.
Messieurs, portez votre argent chez Monsieur de la Ressource ; faites dresser votre contrat, et prenez vos sûretés.
ARLEQUIN. – Quel emploi souhaitez-vous que je donne à ces messieurs.
LE DOCTEUR. – Point, si vous ne voulez : monsieur est solvable.
PERSILLET. – Je n’abuserai pas messieurs, de votre honnêteté.
Vers la Ressource.
Mettez que c’est pour marier ma fille, donner une charge à mon fils, acheter deux maisons dans la Place Royale, et le surplus pour l’acquisition du duché de Heurtebise.
LE DOCTEUR. – En voilà trop, monsieur, en voilà trop. Le ciel vous comble pour jamais de prospérité et de joie.
PERSILLET. – Je ne ferais cela pour personne du monde. Mais puisque vous le souhaitez, et que Monsieur de la Ressource m’en prie...
LE DOCTEUR. – Ah, Monsieur ! vous ne sortirez point.
PERSILLET. – Je ne vous laisserai pas là, messieurs.
LE DOCTEUR. – Eh, monsieur, de grâce !
PERSILLET. – C’est du temps perdu, je vous rendrai ce que je vous dois.
ARLEQUIN. – Retirons-nous vivement, de peur d’être à charge.
PERSILLET, revenant sur ses pas. – St, st, st, Monsieur de la Ressource, dites-moi, je vous prie, d’où vient que ces messieurs-là sont en grand deuil ?
ARLEQUIN, bas. — C’est qu’ils portent leur argent en terre.

Nos citations, que nous avons multipliées à dessein, auront suffi à indiquer combien Boileau était fondé à dire de ce recueil de Gherardi qu’il y a « de fort bonnes choses, de véritables plaisanteries, du sel partout ». Les nombreux passages auxquels nous renvoyons, en convaincront vite, par le menu, le lecteur qui voudra bien s’y reporter, et ils donneront sans doute à plus d’un le goût de tout lire.

Certes il ne faut pas chercher dans ces scènes françaises du théâtre italien, des pièces bien faites. Il y en a pourtant qui sont fort près d’être telles, notamment le Banqueroutier, de Noland de Fatouville, et surtout sa Précaution inutile dont s’inspirera d’assez près ce chef-d’œuvre de la comédie d’intrigue qu’est le Barbier de Séville ; la Coquette et Arlequin homme à bonne fortune de Regnard ; ou encore les Deux Arlequins, de Le Noble, dont l’intrigue a déjà tout le piquant de celle des Ménechmes, avant Regnard – Rotrou aidant, sans doute –. Au reste, parmi tout ce que l’ingéniosité des décors et des tours ajoutait au spectacle[46], on ne devait pas prendre le temps de réfléchir à son décousu. Et quel trésor de verve, de gaieté, d’esprit ! Nos citations n’en donnent qu’une faible idée[47]. Il n’est que juste de rappeler aussi combien la verve expressive des lazzi plus ou moins traditionnels formait un commentaire divertissant et parfois spirituel du texte. Nous en signalerons deux échantillons[48].

L’un est dans la scène XIII de la Fille de bon sens, où Arlequin caché sous la robe du docteur mystifie celui-ci et Pierrot : c’est un bon tour qui inspira sans doute à Collé l’idée de son petit chef-d’œuvre de la Tête à perruque. Voici, d’après Gherardi, qui le décrit à la scène vu de l’acte III de l’Avocat pour et contre, un autre de ces lazzi qui est encore classique dans le répertoire des clowns, et qui est toujours assuré d’un gros succès dans nos hippodromes :

Le théâtre reprsimplicités d’une pure nature, que n’en touchent d’ordinaire les orateurs les plus habiles par les charmes de la rhétorique la plus persuasive. Ce qui fit dire un jour à un grand Prince qui le voyait jouer à Rome : Scaramucchia nou parla, e dice grancose : Scaramouche ne parle point, et il dit les plus belles choses du monde.

Mais ce qui, par-dessus tout le reste, fait le mérite de ce théâtre, c’est la prodigieuse quantité des traits de mœurs. Leur réalisme intrépide et leur actualité évidente donnent la sensation très aiguë, inouïe jusque-là, qu’au théâtre d’Arlequin, entre 1682 et 1697, le rideau se levait sur la vie.

C’est une impression que l’on éprouve, jusque dans les moindres de ces piécettes, mais surtout dans celles-ci : le Banqueroutier, Arlequin Grapignan, la Précaution inutile et le Marchand dupé, de Noland de Fatouville ; le Divorce et la Coquette, de Regnard ; les Mal-Assortis, de Dufresny et son Départ des Officiers, où il rivalise vraiment d’esprit et de verve avec Regnard ; les Chinois et la Foire Saint-Germain, de Regnard et Dufresny ; les Promenades de Paris, de Mongin ; les Bains de la Porte Saint-Bernard, de Boisfran ; la Cause des Femmes, de Delosme de Monchenai ; Arlequin misanthrope, de Brugière de Barante ; les Originaux, de Houdart de La Motte, celle de toutes ces pièces où le ton est le plus soutenu et où la satire vise le plus haut[49].

Ce qui a évidemment fait tort à ce théâtre dans la postérité, ce sont ses verves gauloises, ses gaillardises énormes ou polissonnes, tout son caractère si nettement farcesque, y compris la scatologie traditionnelle, avec la vieille excuse des farceurs du quinzième siècle : « Paroles ne puent point ». Mais pourquoi être là-dessus de moins bonne composition que Boileau, et se faire les complices des exagérations calomnieuses de La Harpe ? Il y a du poivre sans doute[50], mais c’est surtout, selon le mot de Fontenelle, « un grenier à sel ». On se gardera donc d’en croire sur parole certains hypocritiques du temps, devanciers du quinteux critique du Lycée, et qui sont nasardés d’ailleurs à plaisir dans les prologues et critiques de notre recueil. Il n’y a pas là que « farces à laquais » et « enfilades de quolibets ». Très souvent leurs auteurs – qui inspireront d’ailleurs Dancourt et Lesage, comme nous l’avons déjà indiqué et montrerons plus loin – pouvaient se réclamer de Molière. Ce n’est pas en vain qu’ils s’étaient dit sans doute, comme la Colombine des Originaux :

Quel ntes copies, de promener son idée sur mille originaux posthumes, qui sont tous les jours les pièces justificatives de la bonté de ses caractères !

L’un d’eux s’écrira : « Le Théâtre-Italien est le centre de la, liberté, la source de la joie ». Celui-là devait prouver avec éclat combien cette liberté avait été féconde, en préparant en lui-même un successeur avéré du maître, par la seule vertu de cette joie si française : car celui qui poussait ce cri de reconnaissance, c’était Regnard, Nous allons voir comment il passa de plain-pied de la scène d’Arlequin sur celle de Molière.

 

 

CHAPITRE II - LA COMÉDIE-FARCE ET LA COMÉDIE D’INTRIGUE SUR LA SCÈNE DES FRANÇAIS, DE REGNARD À BEAUMARCHAIS

 

Regnard et la comédie-farce. – Regnard enfant gâté de la critique. – Ses dix comédies pour les Français. – Deux groupes à y distinguer et pourquoi. – Les cinq pièces les plus voisines du genre dit italien : la Sérénade (1694) ; le Bal (1696) ; Attendez-moi sous l’orme (1694) ; le Retour imprévu (1700) ; les Folies amoureuses (1704), chef-d’œuvre de ce groupe. – Les cinq pièces d’un genre un peu plus soutenu : le Joueur (1696) ; deux visées plus hautes, le Distrait (1697), Démocrite (1700) ; retour à Plaute et au plaisant, les Ménechmes (1705) ; le Légataire universel (1708), chef-d’œuvre de la comédie-farce. – Conclusion sur Regnard.

Dufresny différencié de Regnard. – Son habileté scénique méconnue. – Son esprit. – Qu’il ne faut pus le cantonner parmi les auteurs de comédies-farces et de comédies d’intrigue.

Faible proportion de ces deux derniers genres dans les trois cents comédies jouées du Chevalier à la mode (1687) au Fils naturel (1757).

Autres auteurs de comédies-farces : Brueys et Palaprat, le Concert ridicule (1689), le Ballet extravagant (1690), l’Avocat Patelin (1706).

Legrand et son Roi de Cocagne (1718) : intérêt documentaire de cette comédie-farce : sa gaieté spirituelle et sa fantaisie savoureuse.

Lesage et son manifeste pour la comédie d’intrigue, préface inconnue et curieuse de son Théâtre espagnol (1700). – Ses adaptations de comédies espagnoles comparées à leurs modèles, dans Rojas, Lope et Caldéron : le Traître puni (1700) ; don Félix de Mendoce (1700) ; le Point d’honneur (1702), son début au Théâtre Français : don César Ursin (1707). – Crispin rival de son maître (1707), chef-d’œuvre d’intrigue et de satire et son originalité en regard de los Empeños del mentir de Hurtado de Mendoza. – Les Étrennes (1708), ébauche de Turcaret. – Un retour à la comédie d’intrigue, les Amants jaloux (1735).

Rareté croissante des comédies d’intrigue jusqu’au Barbier de Séville : les Trois frères rivaux (1713), de Lafont ; le Triple mariage (1716), de Destouches ; l’Étourderie 1737), de Fagan ; l’Oracle (1740), de Saint-Foix ; Heureusement (1762), de Rochon de Chabannes ; les Fausses infidélités (1768), de Barthe ; la Gageure imprévue (1768), de Sedaine.

 

Les comédies que Regnard (1656-1709)[51] donna au Théâtre-Français, ne diffèrent pas au fond de celles de Montfleury ou de Hauteroche. Même quand il y vise le plus haut, il ne s’y pique pas de plus de profondeur dans l’observation, ni de plus de pureté dans la morale que les successeurs directs de Molière dans leurs comédies-farces. Toute la différence est dans les qualités de la forme. Mais celles-ci sont incomparables. Elles ont un tel éclat que la critique en a été éblouie.

Le fait est que ce genre de la comédie-farce, que nous avons vu foisonner autour de Molière et faire la célébrité de Montfleury, fut amené par Regnard à la perfection classique. À y bien regarder, ce poète comique n’a pas de titre plus haut que celui-là à l’attention des historiens de notre théâtre. Mais les Français, nés malins, sont si reconnaissants envers qui les fait rire, surtout s’il a du style, qu’ils ont vu longtemps dans l’auteur du Légataire universel le premier en titre des héritiers de Molière, si tant est que Molière en ait eu vraiment.

Il saute aux yeux pourtant que, s’il hérita de Molière, ce ne fut pas à titre de légataire universel. Il ne s’avisa même pas de recueillir le meilleur de son héritage, et c’est ce qui commence à lui faire le plus de tort auprès de la postérité reculée. Placée entre le Chevalier à la mode et Turcaret, son œuvre ne nous apparaît pas seulement comme singulièrement inférieure en originalité à l’une et à l’autre de ces comédies, mais elle prend de plus en plus, en regard de ces deux formules initiales de la moderne comédie de mœurs, l’air d’une chose qui finissait.

Il est vrai qu’elle finissait bien. La comédie-farce de Regnard est le bouquet de ce feu d’artifice que la gaieté gauloise et l’esprit français tiraient sur nos tréteaux, presque sans intermittence, depuis le Jeu de la feuillée[52]. Son auteur n’a donc pas, à tout prendre, usurpé sa gloire, car nul n’a mieux mérité de ce rire qui est le propre de notre race, plus que de toute autre.

Mais il est injuste que cette gloire reste éblouissante, au point de ne pas laisser voir assez nettement quels autres comiques du XVIIIe siècle ont contribué autant et plus que l’auteur du Joueur, des Folies amoureuses et du Légataire universel, à enrichir et à illustrer le genre qui est national par excellence. Or cette injustice a été peu ou prou celle de la critique la plus qualifiée et la plus dédaigneuse, laquelle n’a guère cessé de traiter Regnard en enfant gâté[53] depuis le jour où Boileau, ayant fait sa paix avec lui, déclara qu’il n’était « pas médiocrement gai ». Elle nous paraît incliner présentement à réparer cette injustice, comme il faut, c’est-à-dire, sans trop rabaisser Regnard. C’est ce que nous devons tenter d’abord, et qui n’est pas très difficile, pourvu qu’on motive ses jugements par des textes. Mais si certains auteurs ont à gagner aux citations, Regnard n’a rien à y perdre ; car rien ne le loue mieux, ses plus grandes qualités étant toutes de forme.

Il a donné à la Comédie-Française dix comédies : la Sérénade, en 1 acte et en prose (1694) ; Attendez-moi sous l’Orme, en 1 acte et en prose (1694) ; le Bal ou le Bourgeois de Falaise, en 1 acte et en vers (1696) ; le Joueur, en 5 actes et en vers (1696) ; le Distrait, en 5 actes et en vers (1697) ; Démocrite, en 5 actes et en vers (1700) ; le Retour imprévu, en 1 acte et en prose (1700) ; les Folies amoureuses, en 3 actes et en vers (1704) ; les Ménechmes, en 5 actes et en vers (1705) ; le Légataire universel, en 5 actes et en vers (1708), suivi de la Critique du Légataire, en 1 acte et en prose (1708)[54].

Il y a lieu de distinguer deux groupes dans ces dix pièces. Dans le premier rentrent celles qui continuent directement le genre du Théâtre dit italien, par le sujet et par l’allure, sans autres concessions faites aux bienséances de la scène de Molière, qu’une réserve très relative dans le ton et quelque attention à éviter le décousu des scènes. Dans ce groupe nous paraissent devoir être rangés : la Sérénade, le Bal, Attendez-moi sous l’Orme, le Retour imprévu, les Folies amoureuses.

Le second groupe comprend les pièces qui relèvent le genre, sans le changer, par la régularité de la construction, la surveillance de la verve et quelques tableaux de mœurs ou ébauches de caractère. Il est formé par le Joueur, le Distrait, Démocrite, les Ménechmes, le Légataire universel.

Dans l’un et dans l’autre de ces groupes, égaux pour le nombre des pièces, la verve de Regnard va croissant ; et chacun d’eux se couronne finalement par le chef-d’œuvre du genre qui est, pour le premier, les Folies amoureuses, pour le second, le Légataire.

La Sérénade qui ouvre la première série, ne se distingue guère des comédies pour les Italiens : même sans-gêne dans la conduite et presque dans le ton, et fantoches tout pareils, avec la même économie d’invention, l’Avare de Molière en faisant tous les frais, mais avec même verve aussi et une veine de gaieté non moins abondante, outre un souci du spectacle importé du théâtre d’Arlequin[55].

Au reste, la pièce passe pour avoir été destinée d’abord aux Italiens, et n’avoir subi que de légères retouches pour être donnée aux Français. Nous y signalerons cependant une vigueur plus ramassée dans la satire (sc. XIII), avec plus de portée, notamment dans ce monologue d’un valet :

SCAPIN, seul. – Ce n’est pas une petite affaire, pour un valet d’honneur, d’avoir à soutenir les intérêts d’un maître qui n’a point d’argent. On s’acoquine à servir ces gredins-là, je ne sais pourquoi, ils ne donnent point de gages, ils querellent, ils rossent quelquefois ; on a plus d’esprit qu’eux, on les fait vivre, il faut avoir la peine d’inventer mille fourberies, dont ils ne sont tout au plus que de moitié ; et avec tout cela nous sommes les valets, et ils sont les maîtres. Cela n’est pas juste. Je prétends, à l’avenir, travailler pour mon compte ; ceci fini, je veux devenir maître à mon tour.

Ne croirait-on pas entendre déjà Figaro ?

Le Bal, représenté d’abord sous le titre de : Le Bourgeois de Falaise, est une saynète de la même venue que la Sérénade, avec des situations très divertissantes, plaisamment dérivées de M. de Pourceaugnac, et avec des traits encore plus chargés. Mais cette bluette a le mérite particulier d’être en vers, et de nous montrer Regnard en possession dès lors de toute sa maîtrise de poète comique.

On en jugera par la scène où le bourgeois grotesque Sotencour est mis en présence de Lisette, que lui destine Géronte, et qui oppose aux déclarations du malappris le mépris d’un silence comique :

GÉRONTE, à Sotencour.

Ah ! serviteur mon gendre :
Soyez le bienvenu. Vous vous faites attendre :
Votre retardement allait m’inquiéter,
Et ma fille était prête à s’impatienter.

SOTENCOUR.

J’en puis persuadé. Mais vous aussi, madame,
D’impatients transports vous bourrelez mon âme :
Mon cœur, tout pantelant comme un cerf aux abois.
Par avance à vos pieds vient apporter son bois.
Vos beaux yeux désormais sont le nord ou le pôle
Où de tous mes désirs tournera la boussole :
Vos appas, vos attraits... qui vous font tant d’honneur...
Vous ne répondez rien, doux objet de mon cœur ?

GÉRONTE.

La joie et le plaisir...

SOTENCOUR.

Je vous entends, beau-père :
Le plaisir de me voir la gonfle de manière
Qu’elle ne peut parler.

GÉRONTE.

Justement.

SOTENCOUR.

Dans ce jour,
Nous ne ferons plus qu’un, vous et moi. Sotencour.

LISETTE, à part.

Ah ! la belle union !

SOTENCOUR.

Moi bien fait, vous gentille,
Nous allons mettre au monde une belle famille.
Beau-père, on dit bien vrai : quant à moi, j’y souscris :
On a beau faire, il faut prendre femme à Paris,
L’on y taille en plein drap. Nos femmes de province
Ont l’abord repoussant, la mine plate et mince.
L’esprit sec et bouché, le regard de hibou,
L’entretien discourtois, et l’accueil loup-garou :
Mais le sexe, à Paris, a la mine jolie,
L’air attractif, surtout la croupe rebondie :
Mais il est diablement sujet à caution.

MATHIEU CROCHET.

On dit qu’à forligner il a propension.

SOTENCOUR.

Je veux croire pourtant, malgré la destinée,
Que je pourrai toujours aller tête levée ;
Que, malgré votre nez, et cet air égrillard,
Mon front, entre vos mains, ne court point de hasard.
Voudriez-vous mignonne, à la fleur de mon âge,
Mettre inhumainement mon honneur an pillage ?
Hem ! vous ne dites mot ?

LISETTE, à part.

Qui ne dit mot, consent.

SOTENCOUR.

Beau-père, jusqu’ici, s’il faut que je le dise,
La future n’a point encor dit de sottise ;
Peut-être qu’elle en pense : en tout cas, j’avertis
Quelle a l’entretien maigre, et le discours concis.

GÉRONTE.

Tant mieux pour une femme.

SOTENCOUR.

Oui, quand par retenue
Elle caquette peu : mais si c’est une grue...
Dans ma famille, au moins, on ne voit point de sots.
Lui, par exemple, il a plus d’esprit qu’il n’est gros.

MATHIEU CROCHET.

Le cousin me connaît. Oh ! je ne suis pas cruche,
Tel que vous me voyez.

SOTENCOUR.

Lui... c’est la coqueluche
Des filles de Falaise. Il étudie en droit,
Et sait tout son Cujas sur le bout de son doigt.

MATHIEU CROCHET,

Oh ! quand on a du code acquis quelque teinture,
Près des femmes de reste on sait la procédure :
Nous autres du barreau, nous sommes des gaillards.

LISETTE.

Vous êtes avocat ?

MATHIEU CROCHET.

Et de plus, maître ès arts.

SOTENCOUR.

Très altéré, beau-père, au moins ne vous déplaise :
On a soif volontiers, quand on vient de Falaise.
Allons tâter du vin.

GÉRONTE.

Allons, c’est fort bien dit.

SOTENCOUR.

Je me sens là-dedans un terrible appétit.

MATHIEU CROCHET.

Depuis trois jours je jeûne, afin d’être capable
De pouvoir dignement faire figure à table.

LISETTE.

Monsieur est prévoyant.

SOTENCOUR.

Vraiment, c’est fort bien fait.
Allons suivez-moi donc, cousin Mathieu Crochet.
Bientôt, nous reviendrons, ô beauté, mon idole !
Voir si vous n’avez point retrouvé la parole.

On a pu noter, dans cette scène, les traits égrillards qui ont succédé aux gaillardises farcesques du Théâtre italien. Regnard s’y complaît, comme s’il se faisait un jeu d’acclimater, sur la scène française, les pires hardiesses de l’italienne. Qu’on rapproche, par exemple, la toilette des filles dans les Mal-Assortis[56] du passage suivant :

SOTENCOUR.

De plaisir je regorge,
En songeant... Ah ! cousin, qu’elle a le nez joli,
Le minois égrillard, le cuir fin et poli !
Sur son blanc estomac, deux globes se soutiennent,
Qui pourtant, à l’envi, sans cesse vont et viennent,
Et qui font que d’amour je suis presque enragé.
Pour le reste, cousin, quel heureux préjugé !
L’eau m’en vient à la bouche...

LISETTE.

Tout est feinte, monsieur, souvent dans une fille ;
Ne vous y fiez pas. L’une paraît gentille,
Pour savoir se servir d’une beauté d’emprunt,
Mettre un visage blanc sur un visage brun ;
L’autre, de faux cheveux compose sa coiffure ;
Cette autre de ses dents bâtit l’architecture ;
Celle-ci doit sa taille à son patin trompeur,
Et l’autre ses tétons à l’art de son tailleur.
Des charmes apparents on est souvent la dupe.
Et rien n’est si trompeur qu’animal porte-jupe.

Avec Attendez-moi sous l’Orme, nous revenons à la prose et gardons à peu près la même liberté dans le ton. Il ne faut pas confondre la pièce avec une autre qui fut donnée par Dufresny au Théâtre Italien, d’ailleurs très piquante avec sa féerie, mais qui n’a d’autre rapport avec celle-ci que l’identité du titre, fait d’un proverbe antérieur à l’une et à l’autre. Cette confusion, très ancienne, est l’unique fondement de l’accusation de plagiat portée contre Regnard. La piécette offre cet intérêt particulier d’apparaître comme une sorte de transposition du Jeu de Robin et Marion[57] : car c’est le galant du village, Colin, qui l’emporte sur l’officier Dorante – épouseur de la dot d’Agathe – grâce à la malice espiègle de la paysanne qui, l’ayant démasqué et déferré, le renvoie à la dot dune fausse veuve, avec ce couplet au nez :

AGATHE, chante à Dorante.

La fille de village
Ne donne à l’officier
Qu’un amour de passage ;
C’est le droit du guerrier.
Mais le contrat en forme.
C’est le lot du fermier :
Attendez-moi sous l’orme,
Monsieur l’aventurier.

Mais le dénouement est moins anodin que celui du doyen de nos opéras-comiques ; il se termine même par une scène singulièrement corsée :

Dorante veut tirer son épée.
PIERROT, arrêtant Dorante. – Tout bellement, ou nous ferons sonner le tocsin sur vous.
DORANTE. – Je viendrai saccager ce village-ci avec un régiment que j’achèterai exprès.
LISETTE. – Ce sera des deniers de la veuve ?
Dorante s’en va.
Le village poursuit Dorante, en dansant et en chantant.

Attendez-moi sous l’orme,
Vous m’attendrez longtemps.

Le Retour imprévu est – les nouvellistes français et italiens[58] aidant, et aussi l’Avare de Molière – la plus gaie et la plus spirituelle des variantes exécutées sur le thème des revenants pour rire de la Mostellaria de Plaute, depuis les Esprits de Larivey jusqu’au Comédien poète de Montfleury, en attendant et sans en excepter le Trésor caché de Destouches.

Nous y noterons, parmi les croquades de mœurs, cette réclame à double tranchant pour les restaurateurs à la mode – notamment pour le cabaret de l’Alliance tenu par Forel, près de l’entrée de la Comédie Italienne – :

LISETTE. – A-t-il donné de bons ordres pour le régal d’aujourd’hui ?
MERLIN. – Je t’en réponds. Trois garçons de la Guerbois viennent d’arriver avec tout l’attirail de cuisine : Camel, le fameux Camel, marchait à leur tête. L’illustre Forel a envoyé six douzaines de bouteilles de vin de Champagne connue il n’y en a point : il l’a fait lui-même.

Les valets d’ailleurs y mènent tout, de plus en plus ; et voici comment se met en train Merlin (sc. XVII et XVIII) qui, pour empêcher d’aboutir des explications qui ruineraient tout, persuade chacun de ceux qui les donne de la folie de l’autre :

MERLIN, seul. – Allons, Merlin, de la vivacité, mon enfant, de la présence d’esprit. Ceci est violent : un père qui revient en impromptu d’un long voyage, un fils dans la débauche, sa maison en désordre, pleine de cuisiniers, les apprêts d’une noce prochaine ! Il faut se tirer d’embarras pourtant.

Les Folies amoureuses sont la pièce la plus plaisante de notre théâtre classique. Regnard, quoi qu’on puisse penser des autres chefs-d’œuvre de su gaieté, n’a rien fait de mieux en ce genre ; et il y est, à vrai dire, tout entier, plus qu’ailleurs. Là, il a donné un libre cours à toute sa verve native, nourrissant d’ailleurs sa fantaisie des inventions drolatiques du théâtre italien, depuis la Finta pazza du recueil de Flaminio Scala, jusqu’à la Précaution inutile de celui de Gherardi – sans oublier de recourir à Molière, dont le Sicilien, outre l’École des femmes, l’inspire visiblement –, entraînant l’action dans un tourbillon endiablé et qui brûle les planches, enfin jetant sur le tout l’éblouissante et souple draperie d’un style de théâtre qui amnistie ses imitations, donne à toutes un air d’originalité triomphante et constitue son titre le plus incontestable à la maîtrise scénique.

En voici des échantillons. Nous citerons d’abord la servante Lisette pour ce « flux de bouche » que nous admirions dans le valet du Menteur :

LISETTE, à Albert.

Et comment, s’il vous plaît, voulez-vous qu’on repose ?
Chez vous, toute la nuit, on n’entend d’autre chose
Qu’aller, venir, monter, fermer, descendre, ouvrir,
Crier, tousser, cracher, éternuer, courir.
Lorsque, par grand hasard, quelquefois je sommeille,
Un bruit affreux de clés en sursaut me réveille.
Je veux me rendormir, mais point : un juif errant,
Qui fait du mal d’autrui son plaisir le plus grand,
Un lutin que l’enfer a vomi sur la terre
Pour faire aux gens dormants une éternelle guerre,
Commence son vacarme et nous lutine tous.

ALBERT.

Et quel est ce lutin et ce juif errant ?

LISETTE.

Vous...

ALBERT, à Lisette.

Qu’on sorte de ce pas.

LISETTE, feignant de pleurer.

Juste ciel ! quel arrêt !
Monsieur...

ALBERT.

Non : dénichons au plus lot, s’il vous plaît.

LISETTE, riant.

Ah ! par ma foi, monsieur, vous nous la donnez bonne,
De croire qu’en quittant votre triste personne
Le moindre déplaisir puisse saisir mon cœur !
Un écolier qui sort d’avec son précepteur,
Une fille longtemps au célibat liée,
Qui quitte ses parents pour être mariée ;
Un esclave qui sort des mains des mécréants ;
Un vieux forçat qui rompt sa chaîne après trente ans ;
Un héritier qui voit un oncle rendre l’âme ;
Un époux, quand il suit le convoi de sa femme,
N’ont pas le demi-quart tant de plaisir que j’ai
En recevant de vous ce bienheureux congé...

LISETTE.

Pestez, jurez, criez, mettez-vous en courroux,
Vous m’entendrez toujours vous dire qu’un jaloux
Est un objet affreux à qui l’on fait la guerre,
Qu’on voudrait de bon cœur voir à cent pieds sous terre ;
Qu’il n’est rien plus hideux ; que Satan, Lucifer,
Et tant d’autres messieurs, habitants de l’enfer,
Sont des objets plus beaux, plus charmants, plus aimables,
Des bourreaux moins cruels et moins insupportables
Que certains jaloux, tels qu’on en voit en ce lieu.
Vous m’entendez. J’ai dit. Je me retire. Adieu.

Mais c’est dans les trois scènes (a. II, sc. VII, a. III, sc. IV et X), où Agathe prépare son évasion par les accès de sa feinte folie, qu’il faut savourer ce miracle de gaieté et de style. Voici la première :

AGATHE, en habit de Scaramouche, avec une guitare faisant le musicien, chante.

Toute la nuit entière.
Un vieux vilain matou,
Me guette sur la gouttière.
Ah ! qu’il est fou !
Ne se peut-il point faire
Qu’il s’y rompe le cou ?

ÉRASTE, bas à Crispin.

Malgré son mal, Crispin, l’aimable et doux visage !

CRISPIN, bas.

Je l’aimerais encore mieux qu’une autre plus sage.

AGATHE chante.

Ne se peut-il point faire
Qu’il s’y rompe le cou ?
Vous êtes du métier ? Musiciens, s’entend ;
Fort vains, fort altérés, fort peu d’argent comptant :
Je suis, ainsi que vous, membre de la musique,
Enfant de g, ré, sol : et de plus, je m’en pique,
D’un bout du monde à l’autre on vante mon talent
Sur un certain duo que je trouve excellent,
Parce qu’il est de moi. Je veux sans complaisance.
Que chacun de vous deux m’en dise ce qu’il pense.

ALBERT.

Ah ! ma chère Lisette, elle a perdu l’esprit.

LISETTE.

Qui le sait mieux que moi ? Ne vous l’ai-je pas dit ?
Agathe chante, un petit prélude.

CRISPIN.

Ce qui m’en plaît, monsieur, sa folie est gaillarde.

ALBERT.

Elle a les yeux troubles et la mine hagarde.

AGATHE.

J’aime les gens de l’art.
Elle présente une main à Albert, quelle secoue rudement, et laisse l’autre à Éraste.
Touchez là, touchez là.
L’air que vous entendez est fait en a mi la :
C’est mon ton favori : la musique en est vive,
Bizarre, pétulante et fort récréative ;
Les mouvements légers, nouveaux, vifs et pressés.
L’on m’envoya chercher, un de ces jours passés,
Pour détremper un peu l’humeur mélancolique
D’un homme dès longtemps au lit paralytique :
Dès que j’eus mis en chant un certain rigaudon,
Trois sages médecins venus dans la maison,
La garde, le malade, un vieil apothicaire
Qui venait d’exercer son grave ministère,
Sans respect du métier, se prenant par la main,
Se mirent à danser jusques au lendemain.

CRISPIN, à Éraste.

Voir une faculté faire en rond une danse
Va sortir dans la rue ainsi toute en cadence,
Cela doit être beau, monsieur !

ÉRASTE, bas à Crispin.

Quoi ! malheureux,
Tu peux rire, et la voir en cet état affreux !

AGATHE.

Attendez... doucement... mon démon de musique
M’agite, me saisit... je tiens du chromatique,
Ses cheveux à la tête en dresseront d’horreur...
Ne troublez pas le dieu qui me met en fureur.
Je sens qu’en heureux tons, ma verve se dégorge.
Elle tousse beaucoup, et crache au nez d’Albert.
Pouah ! c’est un diésis que j’avais dans la gorge.
Or donc, dans le duo dont il est question,
Vous y verrez du vif et de la passion :
Je réussis des mieux et dans l’un et dans l’autre.
Elle donne un papier de musique à Albert, et une lettre d’Éraste.
Voilà votre partie ; et vous, voilà la vôtre.
Elle tousse pour se préparer à chanter.

CRISPIN.

Écartons-nous un peu ; je crains les diésis.

LISETTE, à part.

Nous entendrons bientôt de beaux charivaris.

ALBERT.

Agathe, mon enfant, ton erreur est extrême,
Je suis seigneur Albert, qui te chéris, qui t’aime.

AGATHE.

Parbleu, vous chanterez.

ALBERT.

Eh bien ! je chanterai,
Et, si c’est ton désir encor, je danserai.

ÉRASTE, ouvrant son papier, à part.

Une lettre, Crispin.

CRISPIN, bas, à Éraste.

Ah ! ciel ! quelle aventure !
Le maître de musique entend la tablature.

AGATHE.

Ça, comptez bien vos temps, pour partir : cette fois
C’est vous qui commencez. Allons, vite : un, deux, trois.
Elle donne un coup du papier dont elle bat la mesure sur la tête d’Albert, et frappe du pied sur le sien avec colère.
Partez donc, partez donc, musicien barbare,
Ignorant par nature, ainsi que par bécarre.
Quelle rauque grenouille au milieu de ces joncs,
T’a donné de ton art les premières leçons ?
Sais-tu, dans un concert, ou croasser, ou braire ?

ALBERT.

Je vous ai déjà dit, sans vouloir vous déplaire,
Que je n’ai point l’honneur d’être musicien.

AGATHE.

Pourquoi donc, ignorant, viens-tu, ne sachant rien,
Interrompre un concert où ta seule présence
Cause des contretemps et de la discordance ?
Vit-on jamais un âne essayer des bémols,
Et se mêler au chant des tendres rossignols ?
Jamais un noir corbeau, de malheureux présage,
Troubla-t-il des serins l’agréable ramage ?
Et jamais dans les bois, un sinistre hibou,
Pour chanter un concert sortit-il de son trou ?
Tu n’es et ne seras qu’un sot toute la vie.

CRISPIN, à Agathe.

Mon maître, comme il faut, chantera sa partie :
J’en suis la caution.

AGATHE.

Il faut que, dès ce soir,
Dans une sérénade, il montre son savoir ;
Qu’il fasse une musique, et prompte, et vive et tendre,
Qui m’enlève.

LISETTE, à Crispin.

Entends-tu ?

CRISPIN.

Je commence à comprendre.
C’est... comme qui dirait une fugue.

AGATHE.

D’accord.

CRISPIN.

Une fugue, en musique, est un morceau bien fort
Et qui coûte beaucoup.
Bas à Agathe.
Nous n’avons pas un double.

AGATHE, bas, à Crispin.

Nous pourvoirons à tout, qu’aucun soin ne vous trouble.

ÉRASTE, à Agathe.

Vous verrez que je suis un homme de concert,
Et que je sais, de plus, chanter à livre ouvert.

AGATHE chante.

L’uccelletto,
No, non è matto,
Che, cercando diquà, di là,
Va trovando la libertà :
Ut ré mi, ré mi fa.
Mi fa sol, fa sol la.
Al dispetto
D’un vecchio bruto,
E cercando di quà, di là,
L’uccelletto si salvera ;
Ut ré mi, ré mi fa,
Mi fa sol, fa sol la.
Elle sort en chantant et en dansant autour d’Éraste.

L’heureuse veine, et comme elle coulait de source ! Regnard lui-même nous a confié, dans un divertissement qui fait suite à sa comédie, que ces folies spirituelles étaient à l’image de sa vie d’épicurien mitigé :

ÉRASTE.

Tout respire chez toi la joie et l’allégresse ;
Y peut-on manquer de plaisirs ?
A-t-on même le temps de former des désirs ?
De tous les environs la brillante jeunesse
À te faire la cour donne tous ses loisirs.
Tu la reçois avec noblesse :
Grand’chère, vin délicieux.
Belle maison, liberté toute entière,
Bals, concerts, enfin tout ce qui peut satisfaire
Le goût, les oreilles, les yeux.
Ici, le moindre domestique
A du talent pour la musique :
Chacun, d’un soin officieux,
À ce qui peut plaire s’applique.
Les hôtes même, en entrant au château,
Semblent du maître épouser le génie.
Toujours société choisie :
Et, ce qui me paraît surprenant et nouveau,
Grand monde et bonne compagnie.

CLITANDRE.

Pour être heureux, je l’avouerai,
Je me suis fait une façon de vie
À qui les souverains pourraient porter envie ;
Et, tant qu’il se pourra, je la continuerai.
Selon mes revenus je règle ma dépense ;
Et je ne vivrais pas content,
Si, toujours en argent comptant,
Je n’en avais au moins deux ans d’avance.
Les dames, le jeu, ni le vin
Ne m’arrachent point à moi-même ;
Et cependant je bois, je joue et j’aime.
Faire tout ce qu’on veut, vivre exempt de chagrin.
Ne se rien refuser, voilà tout mon système,
Et de mes jours ainsi j’attraperai la fin.

C’est aussi, en ne refusant rien aux plus folles poussées de sa verve et aux suggestions les plus libres de sa fantaisie, qu’il a attrapé la gloire. Les Folies amoureuses en sont un titre aussi durable que les pièces où il a visé plus haut, sans y atteindre autant qu’on veut bien le dire.

Sans doute, il y a dans le Joueur nombre de traits de mœurs, mais ils n’ont plus que la nouveauté du style, – d’ailleurs exquise, – pour qui a lu le Théâtre de Gherardi. En voici un échantillon.

VALÈRE.

Hector, en vérité,
Il n’est point dans le monde un état plus aimable
Que celui d’un joueur : sa vie est agréable,
Ses jours sont enchaînés par des plaisirs nouveaux ;
Comédie, opéra, bonne chère, cadeaux ;
Il traîne en tous les lieux la joie et l’abondance :
On voit régner sur lui l’air de magnificence ;
Tabatières, bijoux : sa poche est un trésor,
Sous ses heureuses mains le cuivre devient or.

HECTOR.

Et l’or devient à rien.

VALÈRE.

Chaque jour mille belles
Lui font la cour par lettre, et l’invitent chez elles :
La porte, à son aspect, s’ouvre à deux grands battants.
Là, vous trouvez toujours des gens divertissants,
Des femmes qui jamais n’ont pu fermer la bouche
Et qui, sur le prochain, vous tirent à cartouche ;
Des oisifs de métier et qui, toujours sur eux,
Portent de tout Paris le lardon scandaleux.
Des Lucrèces du temps, là, de ces filles veuves
Qui veulent imposer et se donner pour neuves ;
De vieux seigneurs toujours prêts à vous cajoler ;
Des plaisants qui font rire avant que de parler,
Plus agréablement peut-on passer la vie ?

HECTOR.

D’accord. Mais quand on perd, tout cela vous ennuie.

VALÈRE.

Le jeu rassemble tout ; il unit à la fois
Le turbulent marquis, le paisible bourgeois.
La femme du banquier, dorée et triomphante,
Coupe orgueilleusement la duchesse indigente.
Là, sans distinction on voit aller de pair
Le laquais d’un commis avec un duc et pair.
Et quoiqu’un sort jaloux nous ait fait d’injustices,
De sa naissance ainsi l’on venge les caprices.

Le héros de la comédie offre en son humeur et en sa conduite d’amusants contrastes, oscillant entre le jeu et sa maîtresse, selon sa perte ou son gain. Mais ces oscillations ne vont jamais jusqu’à ces heurts de passions qui font saillir un caractère. Elles ne sont là que des thèmes à plaisanteries. Il est vrai que celles-ci ont une gaieté admirable. Les autres personnages sont d’ailleurs de vieilles connaissances, des silhouettes sans consistance, en commençant par Angélique, si prompte à quitter Valère pour Dorante : mais tous sont plus amusants que jamais, y compris le faux marquis, caricature de don Juan, dont voici le champ d’opération :

ANGÉLIQUE, au marquis.

Les dames de la cour sont bien mieux votre affaire ?

LE MARQUIS.

Point. Il faut être au moins gros fermier pour leur plaire :
Leur sotie vanité croit ne pouvoir trop haut
À des faveurs de cour mettre un injuste taux.
Moi, j’aime à pourchasser des beautés mitoyennes,
L’hiver, dans un fauteuil, avec des citoyennes,
Les pieds sur les chenets, étendus sans façons,
Je pousse la fleurette et conte mes raisons.
Là, toute la maison s’offre à me faire fête ;
Valets, filles de chambre, enfants, tout est honnête :
L’époux, même discret, quand il entend minuit,
Me laisse avec madame et va coucher sans bruit.

Le valet Hector se distingue lui-même de la foule de ses prédécesseurs – depuis le Cliton de Corneille et le Scapin de Molière – par un esprit qui le met hors de pair et assaisonne toute l’action, qu’il ouvre d’ailleurs par ce pot-au-lait savoureux :

HECTOR.

Il est, parbleu, grand jour. Déjà de leur ramage,
Les coqs ont éveillé tout notre voisinage.
Que servir un joueur est un maudit métier !
Ne serai-je jamais laquais d’un sous-fermier ?
Je ronflerais mon soûl la grasse matinée,
Et je m’enivrerais le long de la journée :
Je ferais mon chemin ; j’aurais un bon emploi ;
Je serais dans la suite un conseiller du roi,
Rat de cave ou commis ; et que sait-on ? Peut-être
Je deviendrais un jour aussi gras que mon maître.
J’aurais un bon carrosse à ressorts bien liants ;
De ma rotondité j’emplirais le dedans :
Il n’est que ce métier pour brusquer la fortune.

Enfin tous les personnages tirent leur vie de celle du style. Elle est factice, mais immortelle, que de vers devenus proverbes ! Que de tirades charmantes et spirituelles qui s’enfoncent dans la mémoire dès le collège, et y prennent une place qui fait illusion sur celle à laquelle aurait droit la seule originalité de l’auteur ! Au théâtre même, on a l’illusion d’entrevoir un caractère dans la scène culminante de la pièce (a. IV, sc. XIII), inoubliable par sa tirade du Saute marquis, et qui est la contrepartie de celle que nous avons citée plus haut :

HECTOR.

Le voici. Ses malheurs sur son front sont écrits ;
Il a tout le visage et l’air d’un premier pris.

VALÈRE.

Non, l’enfer en courroux et toutes ses furies
N’ont jamais exercé de telles barbaries.
Je te loue, ô destin, de tes coups redoutés :
Je n’ai plus rien à perdre, et tes vœux sont comblés.
Pour assouvir encor la fureur qui t’anime,
Tu ne peux rien sur moi, cherche une autre victime.

HECTOR, à part.

Il est sec.

VALÈRE.

De serpents mon cœur est dévoré ;
Tout semble en un moment contre moi conjuré.
Il prend Hector à la cravate.
Parle. As-tu jamais vu le sort et son caprice
Accabler un mortel avec plus d’injustice,
Le mieux assassiner ? Perdre tous les partis,
Vingt fois le coupe-gorge, et toujours premier pris ?
Réponds-moi donc, bourreau.

HECTOR.

Mais, ce n’est pas ma faute.

VALÈRE.

As-tu vu de tes jours trahison aussi haute ?
Sort cruel, ta malice a bien su triompher ;
Et tu ne me flattais que pour mieux m’étouffer.
Dans l’état où je suis, je puis tout entreprendre ;
Confus, désespéré, je suis prêt à me pendre.

HECTOR.

Heureusement pour vous, vous n’avez pas un sou
Dont vous puissiez, monsieur, acheter un licou.
Voudriez-vous souper ?

VALÈRE.

Que la foudre t’écrase.
Ah ! charmante Angélique, on l’ardeur qui m’embrase,
À vos seules bontés je veux avoir recours !
Je n’aimerai que vous ; m’aimeriez-vous toujours ?
Mon cœur, dans les transports de sa fureur extrême
N’est point si malheureux, puisque enfin il vous aime.

HECTOR, à part.

Notre bourse est à fond ; et, par un sort nouveau,
Notre amour recommence à revenir sur l’eau.

VALÈRE.

Calmons le désespoir où la fureur me livre.
Approche ce fauteuil.
Hector approche un fauteuil. Valère assis.
Va me chercher un livre.

HECTOR.

Quel livre voulez-vous lire ou votre chagrin ?

VALÈRE.

Celui qui le viendra le premier sous la main :
Il m’importe peu ; prends dans ma bibliothèque.

HECTOR sort, rentre, tenant un livre.

Voilà Sénèque.

VALÈRE.

Lis.

HECTOR.

Que je lise Sénèque ?

VALÈRE.

Oui, ne sais-tu pas lire ?

HECTOR.

Eh ! vous n’y pensez pas ;
Je n’ai lu de mes jours que dans des almanachs.

VALÈRE.

Ouvre, et lis au hasard.

HECTOR.

Je vais le mettre en pièces.

VALÈRE.

Lis donc.

HECTOR, lit.

Chapitre VI. – Du mépris des richesses.
« La fortune offre aux yeux des brillants mensongers :
« Tous les biens d’ici-bas sont faux et passagers ;
« Leur possession trouble, et leur perte est légère :
« Le sage gagne assez quand il peut s’en défaire. »
Lorsque Sénèque fit ce chapitre éloquent,
Il avait, comme vous, perdu tout son argent.

VALÈRE, se levant.

Vingt fois le premier pris ! Dans mon cœur il s’élève
Des mouvements de rage.
Il s’assied.
Allons, poursuis, achève.

HECTOR.

« L’or est comme une femme ; on n’y saurait toucher,
«  Que le cœur, pur amour, ne s’y laisse attacher.
« L’un et l’autre en ce temps, sitôt qu’on les manie,
« Sont deux grands rémoras pour la philosophie. »
N’ayant plus de maîtresse, et n’ayant pas un sou,
Nous philosopherons maintenant tout le soûl.

VALÈRE.

De mon sort désormais vous serez seule arbitre,
Adorable Angélique... Achève ton chapitre.

HECTOR.

« Que faut-il ?... »

VALÈRE.

Je bénis le sort et ses revers,
Puisqu’un heureux malheur me rengage en vos fers.
Finis donc.

HECTOR.

« Que faut-il à la nature humaine ?
« Moins on a de richesse, et moins on a de peine.
« C’est posséder les biens que savoir s’en passer. »
Que ce mot est bien dit ! Et que c’est bien penser !
Ce Sénèque, monsieur, est un excellent homme.
Était-il de Paris ?

VALÈRE.

Non, il était de Rome.
Dix fois à carte triple être pris le premier !

HECTOR.

Ah ! monsieur, nous mourrons un jour sur un fumier.

VALÈRE.

Il faut que de mes maux enfin je me délivre :
J’ai cent moyens tout prêts pour m’empêcher de vivre,
La rivière, le feu, le poison, et le fer.

HECTOR.

Si vous vouliez, monsieur, chantez un petit air ;
Votre maître à chanter est ici : la musique
Peut-être calmerait cette humeur frénétique.

VALÈRE.

Que je chante !

HECTOR.

Monsieur...

VALÈRE.

Que je chante, bourreau !
Je veux me poignarder ; la vie est un fardeau.
Qui pour moi désormais devient insupportable.

HECTOR.

Vous la trouviez pourtant tantôt bien agréable.
Qu’un joueur est heureux ! sa poche est un trésor ;
Sous ses heureuses mains le cuivre devient or,
Disiez-vous.

VALÈRE.

Ah ! je sens redoubler ma colère.

HECTOR.

Monsieur, contraignez-vous, j’aperçois votre père.

Le tout triompha avec un éclat sans précédent. Molière avait un successeur, à en croire Gacon ; et on l’en croira longtemps :

Enfin, par ton Joueur, tu fais voir, cher Regnard,
Que tu sais accorder la raison avec l’art.
Au parterre attentif jetant le sel attique,
Tu remets en honneur le théâtre comique,
Qui jadis par les soins de Molière ennobli,
Avec lui pour jamais semblait enseveli.
...
Cachez-vous désormais, auteurs grossiers et fades,
Qui n’offrez à nos yeux que des turlupinades,
Et qui, vous copiant vous mêmes traits pour traits,
Ne donnez au public que d’informes portraits.
Aujourd’hui le bon sens, remportant la victoire,
Sans pitié, pour toujours, vous relègue à la foire.

De la foire à Regnard il n’y avait pas si loin ! On le voit bien dans le Distrait, dont le héros est si chargé que les témoins de ses distractions répètent une demi-douzaine de fois la réflexion de Carlin :

On dit qu’il est distrait, mais moi je le tiens fou.

Cela tourne tout à fait à la farce, au style près qui reste admirable, mais qui n’empêche pas la pièce, malgré les imitations de l’Étourdi, d’être traînante, à l’égal de son modèle, le Ménalque si chargé de la Bruyère. Elle cesse de l’être pourtant, dans les scènes où sévit

La Madame Grognac à l’humeur hérissonne,

une caricature de la mère coquette de Quinault[59] ; et aussi dans celles où papillonne et bouffonne le chevalier, dont voici deux :

LE CHEVALIER, dansant et sifflant, à Isabelle.

Je vous trouve à la fin. Ah ! bonjour, ma princesse :
Vous avez aujourd’hui tout l’air d’une déesse ;
Et la mère d’amour, sortant du sein des mers,
Ne parut point si belle aux yeux de l’univers.
De votre amour pour moi je veux prendre ce gage.
Il lui baise la main.

ISABELLE.

Monsieur le chevalier...

LISETTE, au chevalier.

Allons donc, soyez sage.
Comme vous débutez !

LE CHEVALIER, à Lisette.

Nous autres gens de cour,
Nous savons abréger le chemin de l’amour.
Voudrais-tu donc me voir, en amoureux novice,
De l’amour à ses pieds apprendre l’exercice,
Pousser de gros soupirs, serrer le bout des doigts ?
Je ne fais point, morbleu, l’amour comme un bourgeois ;
Je vais tout droit au cœur.
À Isabelle.
Le croiriez-vous, la belle ?
Depuis dix ans et plus je cherche une cruelle,
Et je n’en trouve point, tant je suis malheureux !

LISETTE.

Je le crois bien, monsieur, vous êtes dangereux !

LE CHEVALIER, à Isabelle.

J’ai bien bu cette nuit ; et, sans fanfaronnades,
À votre intention j’ai vidé cent rasades.
Mon feu, qui dans le vin s’éteint le plus souvent,
Reprend vigueur pour vous, et s’irrite en buvant.
Il fait, parbleu, bien chaud.
Il ôte sa perruque, et la peigne.

LISETTE.

La manière est plaisante.
Vous voulez nous montrer votre tête naissante ;
Ce regain de cheveux est encor bon à voir.

ISABELLE, au chevalier.

Vous êtes mal debout : voulez-vous vous asseoir ?
Lisette, des fauteuils.

LE CHEVALIER.

Point de fauteuil, de grâce.

ISABELLE.

Oh ! monsieur, je sais bien...

LE CHEVALIER.

Un fauteuil m’embarrasse.
Un homme là-dedans est tout enveloppé ;
Je ne me trouve bien que dans un canapé.
À Lisette.
Fais-m’en approcher un pour m’étendre à mon aise.

LISETTE.

Tenez-vous sur vos pieds, monsieur, ne vous déplaise.
J’enrage quand je vois des gens qu’à tout moment
Il faudrait étayer comme un vieux bâtiment,
Couchés dans des fauteuils, barrer une ruelle.
Et mort non de ma vie ! une bonne escabelle ;
Soyez dans le respect. Nos pères autrefois
Ne s’en portaient que mieux sur des meubles de bois.

ISABELLE.

Paix donc ; ne lui dis rien, Lisette, qui le blesse.

LISETTE, à Isabelle.

Bon ! bon ! Il faut apprendre à vivre à la jeunesse.

LE CHEVALIER.

Lisette est en courroux. Ça, changeons de discours.
Comment suis-je avec vous ? M’adorez-vous toujours ?
Cette maman encor fait-elle la hargneuse ?
C’est un vrai porc-épic.

ISABELLE.

Elle est toujours grondeuse :
Elle m’a depuis peu défendu de vous voir.

LE CHEVALIER.

De me voir ? Elle a tort. Sans me faire valoir,
Je prétends vous combler d’une gloire parfaite ;
Car ce n’est qu’en mari que mon cœur vous souhaite.

ISABELLE.

En mari ! Mais, monsieur, vous êtes chevalier :
Ces gens-là ne sauraient, dit-on, se marier.

LE CHEVALIER.

Quel abus ! Nous faisons tous les jours alliance
Avec tout ce qu’on voit de femmes dans la France.

LISETTE, entendant madame Grognac.

Ah ! Madame Grognac !

ISABELLE.

Ah ! Monsieur, sauvez-vous.
Sortez. Non, revenez.

LISETTE.

Où nous cacherons-nous ?

LE CHEVALIER.

Laissez, laissez-moi seul affronter la tempête.

LISETTE.

Ne vous y jouez pas. Il me vient dans la tête
Un dessein qui pourra nous tirer d’embarras :
Elle sait votre nom, mais ne vous connaît pas ;
Nous attendons un maître en langue italienne
Faites ce maître-là pour nous tirer de peine.

ISABELLE.

Elle approche ; elle vient. Ô ciel !

LE CHEVALIER.

C’est fort bien dit.
En cette occasion j’admire ton esprit.
J’ai par bonheur été deux ans en Italie...
...

MADAME GROGNAC, à Isabelle.

Ah ! vraiment, je vous trouve en bonne compagnie.
Quel est cet homme-là ?

LISETTE.

Ne le voit-on pas bien ?
C’est, comme on vous a dit, ce maître italien
Qui vient montrer sa langue.

MADAME GROGNAC.

Il prend bien de la peine.
Ma fille, pour parler, n’a que trop de la sienne.
Quelle apprenne à se taire, elle fera bien mieux.

LE CHEVALIER, à Isabelle.

Un grand homme disait que s’il parlait aux dieux.
Ce serait espagnol ; italien aux femmes ;
L’amour par son accent se glisse dans leurs âmes :
À des hommes, français ; et suisse à des chevaux.
Das dich der donder schaleq.

LISETTE.

Ah ! juste ciel, quels mots !

MADAME GROGNAC.

Comme je ne veux point qu’elle parle à personne.
Sa langue lui suffit, et je la trouve bonne.

LE CHEVALIER, à Isabelle.

Or, je vous disais donc tantôt que l’adjectif
Devait être d’accord avec le substantif.
Isabella bella, c’est vous, belle Isabelle.
Bas.
Amante fedele, c’est moi, l’amant fidèle,
Oui veut toute sa vie adorer vos appas.
Mme Grognac s’approche pour écouter. Haut à Isabelle.
Il faut les accorder en genre, en nombre, en cas.

MADAME GROGNAC, au chevalier.

Tout votre italien est plein d’impertinence.

LE CHEVALIER, à Mme Grognac.

Ayez pour la grammaire un peu de révérence.
À Isabelle.
Il faut présentement passer au verbe actif ;
Car moi dans mes leçons, je suis expéditif.
Nous allons commencer par le verbe amo, j’aime :
Ne le voulez-vous pas ?

ISABELLE.

Ma joie en est extrême.

LISETTE, au chevalier.

Elle a pour vos leçons l’esprit obéissant.

LE CHEVALIER, à Isabelle.

Conjuguez avec moi, pour bien prendre l’accent,
Io amo, j’aime.

ISABELLE.

Io amo, j’aime.

LE CHEVALIER.

Vous ne le dites pas du ton que je demande,
À Mme Grognac.
Vous me pardonnez bien si je la réprimande.
À Isabelle.
Il faut plus tendrement prononcer ce mot-là :
Io amo, j’aime.

ISABELLE, fort tendrement.

Io amo, j’aime.

LE CHEVALIER.

Le charmant naturel, madame, que voilà !
Aux dispositions quelle ma fait paraître,
Elle en saura bientôt trois fois plus que son maître.
À Isabelle.
Je suis charmé. Voyons si d’un ton naturel
Vous pourrez aussi bien dire le pluriel.

MADAME GROGNAC.

Elle en dit déjà trop, monsieur, et dans les suites
Il faudra, s’il vous plaît, supprimer vos visites.

LE CHEVALIER.

J’ai trop bien commencé pour ne pas achever.

C’est aussi une comédie fort inégale que Démocrite. Le philosophe amoureux, qui en est le héros, est trop poussé à la caricature, sans être toujours aussi plaisant, tant s’en faut, que l’Arlequin misanthrope de Brugière de Barante dont il procède directement. Il lui arrive même d’être ennuyeux – au troisième acte, par exemple – comme l’Ésope de Boursault, et de rendre telles plusieurs scènes, ce qui est bien le plus grave accident qui pût arriver à Regnard. Heureusement, ici comme dans toutes ses pièces, il y a les valets pour sauver les situations et « démêler la fusée ».

Dans celle-ci, ce sont Strabon et Cléanthis, deux époux qui, s’étant séparés depuis vingt ans pour incompatibilité d’humeur, s’étaient totalement oubliés, quand ils se rencontrent. Il se produit alors entre eux une scène de reconnaissance – dont le succès fit celui de la pièce – qui se joue souvent en morceau détaché et que voici :

CLÉANTHIS, seule.

L’affaire est en bon train pour la princesse Ismène :
Mais, pour mon compte, à moi, je suis assez en peine.
Je voudrais arrêter le disciple en ces lieux :
Il a touché mon cœur en s’offrant à mes yeux ;
Son tour d’esprit me charme ; il fait tout avec grâce :
Il n’est rien que pour lui de bon cœur je ne fasse.
Le ciel me le devait, pour me récompenser
De mon premier mari. Je le vois s’avancer.

STRABON, à part.

Ouf ! je suis bien guedé ! Par ma foi, la science
Ne s’acquiert point du tout à force d’abstinence.
C’est mon système à moi : l’esprit croît dans le vin ;
Je m’en sens déjà plus trois fois que ce matin.
Je me venge à longs traits de la philosophie.
À Cléanthis.
Eh ! vous voilà, princesse, infante de ma vie !
Vous voyez un seigneur fort satisfait de soi,
Un convive échappé de la table du roi :
Il tient bon ordinaire, et je l’en félicite.

CLÉANTHIS.

Au disciple fameux du savant Démocrite,
Plus qu’à nul autre humain, cet honneur était dû.

STRABON.

C’est un petit repas que le roi m’a rendu :
Nous nous traitons parfois.

CLÉANTHIS.

Vous ne sauriez mieux faire
Rien ne fait des amis comme la bonne chère,
Quoiqu’on embrasse ici des gens de tous métiers,
Bien moins pour l’amour d’eux que de leurs cuisiniers.

STRABON.

Cet honneur, quoique grand, ne me toucherait guère,
Si je n’étais bien sûr du bonheur de vous plaire,
Vous aimer est un bien pour moi plus précieux.
Qu’être admis à la table et des rois et des dieux :
Et l’on ne leur sert point, même en des jours de fête,
De morceau si friand à mon goût que vous l’êtes.

CLÉANTHIS.

N’êtes-vous point de ceux dont l’usage est connu,
Qui ne sont amoureux que quand ils ont bien bu ;
À qui beaucoup de vin fait sortir la tendresse ;
Qui vont en cet état aux pieds de leur maîtresse
Exhaler les transports de leurs brûlants désirs,
Et pousser des hoquets en guise de soupirs ?
De nos jeunes seigneurs c’est assez la manière.

STRABON.

Ma tendresse n’est point d’un pareil caractère.
Bacchus n’est point chez moi l’interprète d’amour.
J’ai près du sexe, enfin, l’air de la vieille cour.
Mon cœur s’est laissé prendre, en vous voyant paraître,
Et de ses mouvements n’a plus été le maître.
L’esprit, la belle humeur, la grâce, la beauté,
Tout en vous s’est uni contre ma liberté.

CLÉANTHIS.

Ce n’est point un retour de pure complaisance
Qui me fait hasarder la même confiance,
Mais je vous avouerai qu’à vos premiers regards
Mon faible cœur s’est vu percé de toutes parts.
Je ne sais quel attrait, et quel charme invisible
En un instant a pu me rendre si sensible ;
Et je n’ai point senti de transports aussi doux
Pour tout autre mortel que j’en ressens pour vous.

STRABON.

En vous réciproquant, vous êtes, je vous jure,
De ces heureux transports payée avec usure.
L’on n’a jamais senti des feux si violents
Que ceux qu’auprès de vous et pour vous je ressens.
Mais ne puis-je savoir, en voyant tant de charmes,
Quel est l’aimable objet à qui je rends les armes ?

CLÉANTHIS.

Bon ! Que vous servirait de savoir qui je suis ?
Ce nous serait peut-être une source d’ennuis,
Après vous avoir fait l’aveu de ma faiblesse.

STRABON.

Ah ! que cette pudeur augmente ma tendresse !

CLÉANTHIS.

Je devrais bien plutôt songer à me cacher.

STRABON.

Rien de vous découvrir ne doit vous empêcher.

CLÉANTHIS.

L’homme est d’un naturel si volage et si traître...
Oui le sait mieux que moi ?

STRABON.

Vous en avez peut-être
Été souvent trahie ? Ici, comme en tous lieux,
La femme à mon avis, ne vaut pas beaucoup mieux.
J’en ai, pour mes péchés, quelquefois fait l’épreuve,
Êtes-vous fille ?

CLÉANTHIS.

Non.

STRABON.

Femme ?

CLÉANTHIS.

Point du tout.

STRABON.

Veuve ?

CLÉANTHIS.

Je ne sais.

STRABON.

Oh ! parbleu, vous vous moquez de nous.
De quelle espèce donc, s’il vous plaît, êtes-vous ?

CLÉANTHIS.

Je fus fille autrefois, et pour telle employée.

STRABON.

Je le crois.

CLÉANTHIS.

À quinze ans je me suis mariée :
Mais, depuis le long temps que sans époux je vis,
Je ne saurais passer pour femme, à mon avis ;
Ni pour veuve non plus, puisqu’on effet j’ignore
Si le mari que j’eus est mort, ou vit encore.

STRABON.

Ce discours, quoique abstrait, me paraît assez bon.
Je ne suis, comme vous, homme, veuf, ni garçon ;
Et mon sort, de tout point, est si conforme au vôtre,
Qu’il semble que le ciel nous ait faits l’un pour l’autre.

CLÉANTHIS, à part.

Homme, veuf, ni garçon !

STRABON, à part.

Fille, femme, ni veuve !

CLÉANTHIS, à part.

Le cas est tout nouveau.

STRABON, à part.

L’aventure est très neuve.
À Cléanthis.
Depuis quand, s’il vous plaît, vivez-vous sans époux ?

CLÉANTHIS.

Depuis près de vingt ans je goûte un sort si doux.
J’avais pris un mari fourbe, plein d’injustices,
Qui d’aucune vertu ne rachetait ses vices,
Ivrogne, débauché, scélérat, ombrageux,
Pour sa mort je faisais tous les jours mille vœux.
Enfin, le ciel plus doux, touche de ma misère,
Lui fit naître en l’esprit un dessein salutaire ;
Il partit, me laissant, par bonheur sans enfants.

STRABON

C’est tout comme chez nous. Depuis le même temps,
Inspiré par le ciel, je quittai ma patrie,
Pour fuir loin de ma femme, ou plutôt ma furie.
Jamais un tel démon ne sortit des enfers.
C’était un vrai lutin, un esprit de travers,
Un vieux singe en malice, insolente, revêche,
Coquette, sans esprit, menteuse, pie-grièche.
À la noyer cent fois je m’étais attendu ;
Mais je n’en ai rien fait, de peur d’être pendu.

CLÉANTHIS.

Cette femme vous est vraiment bien obligée !

STRABON.

Bon ! Tout autre que moi ne l’eût point ménagée,
Elle aurait fait le saut.

CLÉANTHIS.

Et de grâce, en quels lieux
Aviez-vous épousé ce chef-d’œuvre des cieux ?

STRABON.

Dans Argos.

CLÉANTHIS, à part.

Dans Argos !

STRABON.

Où la fortune a telle
Mis en vos mains l’époux d’un si rare modèle ?

CLÉANTHIS.

Dans Argos.

STRABON, à part.

Dans Argos !
Haut.
Et s’il vous plaît, quel nom

Portait ce cher époux ?

CLÉANTHIS.

Il se nommait Strabon.

STRABON.

Strabon !
À part.
Haï !

CLÉANTHIS.

Pourrait-on aussi, sans vous déplaire,
Savoir quel nom portait cette épouse si chère ?

STRABON.

Cléanthis.

CLÉANTHIS.

Cléanthis ! C’est lui.

STRABON.

C’est elle ! Ô dieux !

CLÉANTHIS.

Ses traits n’en disent rien ; mais je le sens bien mieux,
Au soudain changement qui se fait dans mon âme.

STRABON.

Madame, par hasard, n’êtes-vous point ma femme ?

CLÉANTHIS.

Monsieur, par aventure, êtes-vous mon époux ?

STRABON.

Il faut que cela soit : car je sens que pour vous,
Dans mon cœur tout à coup ma flamme est amortie,
Et fait en ce moment place à l’antipathie.

CLÉANTHIS.

Ah ! Te voilà donc, traître ! après un si longtemps,
Qui t’amène en ces lieux ? Qu’est-ce que tu prétends ?

STRABON.

M’en aller au plus tôt. Que ma surprise est forte !
Dis-moi, ma chère enfant, pourquoi n’es-tu pas morte ?

CLÉANTHIS.

Pourquoi n’es-tu pas morte ! Indigne, scélérat,
Déserteur de ménage, et maudit renégat.
Pour t’arracher les yeux...

STRABON.

Ah ! doucement, madame.
À part.
Ô pouvoir de l’hymen, quel retour en mon âme !

CLÉANTHIS, à part.

Je ressentais pour lui les transports les plus doux ;
Hélas ! qu’allais-je faire ? il était mon époux.
Haut.
Va, fuis. Que le démon, qui te prit en ton gîte
Pour t’amener ici, l’y remporte au plus vite.
Évite ma fureur : retourne dans tes bois.

STRABON.

Il ne vous faudra pas me le dire deux fois.
J’aime mieux être ermite, et brouter des racines,
Revoyager vingt ans, nu-pieds, sur des épines,
Que de vivre avec vous. Adieu.

CLÉANTHIS.

Que je le hais !

STRABON.

Qu’elle est laide à présent ! et qu’elle a l’air mauvais !

Il semble que le succès des Folies amoureuses ait ramené Regnard à la comédie-farce toute pure, et lui ait fait quitter les visées ambitieuses du Distrait et de Démocrite, où il forçait son talent d’amuseur et cessait parfois d’être plaisant, sans devenir comique. Se souvenant sans doute des Deux Arlequins du Théâtre de Gherardi, comme il s’était souvenu évidemment d’Arlequin misanthrope pour Démocrite, il reprit le chemin du théâtre de Plaute qu’il avait appris dans le Retour imprévu, dont il répétera des traits d’ailleurs (a. III, sc. I). S’aidant un peu de Rotrou, du Chevalier à la mode aussi, dans les personnages de la coquette quinquagénaire Araminte et du frère grognon Démophon (a. I, sc. V), et plus que jamais de Molière, notamment d’Amphitryon et de Pourceaugnac, il écrivit les Ménechmes. Comme il avait renoncé à nasarder Boileau et sa satire des femmes, pour lui faire l’honneur d’imiter celle des Embarras de Paris dans sa nouvelle pièce, il la lui dédia, avec une épître où se lit ce vers qui vaut mieux que toute la satire du Tombeau de Despréaux :

Le bon sens est toujours à son aise en tes vers.

Ce qui, outre le fait de ne plus dire de mal de Nicolas[60], acheva de lui porter bonheur, ce fut d’avoir aussi songé à payer ses dettes envers Molière par des vers du prologue, qui ne valent d’ailleurs pas ceux de l’Épître à Racine qu’ils imitent :

Depuis qu’un peu trop tôt la parque meurtrière
Enleva le fameux Molière,
Le censeur de son temps, l’amour des beaux esprits,
La comédie en pleurs, et la scène déserte,
Ont perdu presque tout leur prix :
Depuis cette cruelle perte,
Les plaisirs, les jeux et les ris,
Avec ce rare auteur sont presque ensevelis.

Mais s’il est là médiocrement poète, Regnard l’est excellemment dans sa pièce, notamment dans ce passage qui enlève toujours les applaudissements au théâtre :

LE CHEVALIER.

Votre image m’occupe et me suit en tous lieux :
La nuit même ne peut vous cacher à mes yeux,
Et cette nuit encor, je rappelle mon songe,
(Ô douce illusion d’un aimable mensonge !)
Je me suis figuré, dans mon premier sommeil,
Être dans un jardin, au lever du soleil,
Que l’aurore vermeille, avec ses doigts de roses,
Avait semé de fleurs nouvellement écloses :
Là, sur les bords charmants d’un superbe canal,
Qui reçoit dans son sein un torrent de cristal,
Où cent flots écumants, et tombant en cascades,
Semblent être poussés par autant de naïades ;
Là, dis-je, reposant sur un lit de roseaux,
Je vous vois sur un char sortir du fond des eaux :
Vous aviez de Vénus et l’habit et la mine :
Cent mille amours poussaient une conque marine,
Et les zéphyrs badins, volant de toutes parts,
Faisaient au gré des airs flotter des étendards.

FINETTE.

Ah ! ciel ! le joli rêve !

Les Ménechmes sont remarquables pour la conduite, qui est régulière et serrée, à quelques invraisemblances près. Le style y a aussi plus de fermeté, sans rien perdre de cette fantaisie si plaisante dont Regnard avait le don, qui est l’autre moitié de son génie, et dont le trait le plus caractéristique est dans cette saillie du valet s’interposant entre son maître et « Coquelet, syndic et marguillier » :

MÉNECHME, à Valentin.

Laissez-moi lui couper le nez.

VALENTIN, à Ménechme.

Laissez-le aller :
Que feriez-vous, monsieur, du nez d’un marguillier ?

La satire d’ailleurs n’y perd pas ses droits, témoin la scène où Valentin confie à Finette ses rêves d’avenir :

VALENTIN.

À son exemple aussi je quitte les soubrettes ;
Mon amour veut dompter des cœurs d’un plus haut rang
Je prends un vol plus fier et suis haussé d’un cran.
Mes mains de cet argent seront dépositaires,
Et je vais me jeter, je crois, dans les affaires

FINETTE.

Dans les affaires, toi ?

VALENTIN.

Devant qu’il soit deux ans,
Je veux que l’on nie voie avec des airs fendants,
Dans un char magnifique, allant à la campagne,
Ébranler les pavés sous six chevaux d’Espagne.
Un suisse à barbe torse, et nombre de valets,
Intendants, cuisiniers, rempliront mon palais :
Mon buffet ne sera qu’or et que porcelaine ;
Le vin y coulera comme l’eau dans la Seine :
Table ouverte à dîner ; et les jours libertins,
Quand je voudrai donner des soupers clandestins,
J’aurai vers le rempart, quelque réduit commode,
Où je régalerai les beautés à la mode,
Un jour l’une, un jour l’autre ; et je veux, à ton tour,
Et devant qu’il soit peu, t’y régaler un jour.

Rentré dans la voie de la comédie-farce – qui était bien la sienne – l’auteur des Folies amoureuses et des Ménechmes amena ce genre à toute la perfection dont il est susceptible, en écrivant le Légataire Universel.

Ce n’est pas qu’il brille là, plus que dans le reste de son théâtre, par l’invention[61]. Mais, encore plus qu’ailleurs, il y est inépuisablement spirituel et adorablement gai, prodigieusement fantaisiste et irrésistiblement entraînant.

De là un rire à explosions continues et un plaisir croissant : on est séduit jusqu’à n’avoir le temps de s’apercevoir, du moins à la scène, ni de l’outrance de la convention, ni de l’oubli de la morale[62]. De plus, ce qui ne gâte rien, c’est une pièce bien faite.

Mais elle est restée au répertoire ; aucune n’est plus lue ; la situation désopilante et les saillies, comme le mot à répétition : C’est votre léthargie, en sont dans toutes les mémoires ; et il serait oiseux ici de citer pour prouver.

Il faut surtout la voir à la scène, car le jeu des acteurs nous ravit sans effort dans ce domaine de la convention pure, où s’épanouit la fantaisie générale de l’auteur. Ce jeu ne lui est d’ailleurs pas indispensable, et ce rondeau de Palaprat eut raison contre les grenouilles du marais de la critique :

Il est aisé de dire avec hauteur
Fi dune pièce, en faisant le docteur
Qui, pour arrêt, vous donne sa grimace.
Contre Bernard la grenouille coasse ;
En est-il moins au goût du spectateur ?
Je le soutiens, et ne suis, point flatteur,
De notre scène il sait l’art enchanteur,
Il y fait rire, il badine avec grâce,
Il est aisé.

Sans le secours des charmes de l’acteur,
Le Légataire aura chez le lecteur
Le même sort. Malgré toi, vile race,
Bas envieux, chose rare au Parnasse,
Outre qu’en tout Regnard est bon auteur,
Il est aisé.

C’est décidément le chef-d’œuvre des dix comédies écrites par Regnard pour la Comédie-Française, et rien de plus gai, rien d’aussi gai, ne s’était vu sur notre théâtre ni ne s’y verra, même après Beaumarchais et Labiche.

Comparées aux pures farces que Regnard avait données au Théâtre-Italien, et qui leur sont antérieures, sauf à la Sérénade, toutes ses autres pièces, même celles du ton le plus soutenu, apparaissent comme parties de la même main. Au total c’est la même verve et le même esprit dans celles-ci et dans celles-là : et on peut même retrouver dans ces dernières, dans les Momies d’Égypte par exemple[63] (sc. X), la facilité et la fantaisie poétiques de l’auteur du Légataire. Mais la construction des comédies pour les Français est plus régulière, leur style plus surveillé, leur gaillardise moins effrontée que dans celles pour les Italiens. D’ailleurs le souci très relatif de cette toilette exigée par la scène de Molière ne coûte rien à la prodigieuse gaieté de leur auteur, ce qui n’est pas le moindre de ses mérites.

Les derniers critiques de Regnard, sans contester qu’il ait mérité les éloges de Boileau et de Voltaire, protestent[64] unanimement contre ce jugement de La Harpe : « Les comédies de Regnard lui ont donné une place éminente après Molière, et il a su être un grand comique sans lui ressembler ». Sans lui ressembler ! Si l’Étourdi ne ressemble pas trait pour trait au Distrait, et le comique du Légataire à celui du Malade imaginaire, rien ne ressemble à rien. La vérité est que le théâtre entier de Regnard procède de la comédie de mœurs et d’intrigue de Molière ; et que, s’il faut faire entrer les Ménechmes pour moitié dans sa gloire, c’est bien plutôt Amphitryon que, l’Avare qui lui a appris à traduire Plaute.

Nous sommes prêt d’ailleurs à lui accorder un peu plus que d’avoir été « le plus brillant et le plus vif des hommes de talent[65] », sans aller toutefois jusqu’à répéter sans réserves ; « La bonne humeur, à ce degré et avec cette langue, c’est du génie ou tout comme[66] ». Peut-être ! Cependant sa langue, toute classique et sémillante qu’elle soit, est pétrie de réminiscences qui choquent à la longue ceux qui ont trop bonne mémoire ; mieux valent son esprit de mots et surtout sa gaieté. C’est elle qui fait sa véritable originalité. Le théâtre de Regnard est une crispinade de génie ; et trop souvent, pour lui appliquer une de ses allégories, le divorce de Momus et de la Raison, le mariage du Carnaval et de la Folie[67]. Mais Regnard, grand comique ! il eût protesté lui-même là-contre.

Quand on a lu toute l’œuvre de Regnard, on est vivement frappé de l’identité de sa gaieté et de son style, sur les deux scènes, et on trouve fort juste en somme, ce mot de Joubert : « Regnard est plaisant comme le valet, et Molière comique comme le maître ». Voilà qui le met à sa vraie place, sans le déposséder de sa gloire séculaire. La réaction de la critique moderne contre les éloges excessifs dont son aînée l’a accablé, ne doit pas devenir injuste en sens contraire. Nos citations ne suffiraient-elles pas à indiquer qu’on doit laisser trôner dans son coin, petit mais bien à lui, ce prince charmant de la gaieté française ?

Dufresny (1648-1724) qui fut son collaborateur au Théâtre-Italien et quelque peu aussi au Théâtre-Français, a bien mérité, tout compte fait, la part de gloire qui rejaillit sur lui, en faisant associer par la postérité son nom à celui de l’auteur du Joueur. On peut d’ailleurs l’en différencier. Des deux il est le plus inventif, comme en témoignent la plupart de ses pièces. Quant à l’esprit, il en a beaucoup, du plus fin comme du plus gros, sur la scène française comme sur l’italienne. Son tort fut d’amener la comparaison entre Regnard et lui, en criant au plagiat à propos du Joueur[68]. Ce m plagiaire » dont nous parle la préface de Regnard « qui reproduisait une autre pièce en prose sous le même litre et qui la lisait tous les jours dans les cafés de Paris », c’est lui. Il en fut puni par la chute à plat de son ouvrage, quand il le risqua sur la scène, bien qu’on puisse s’assurer, à la lecture, de la communauté originelle du sujet des deux pièces, Gacon acheva de les départager par deux épigrammes dont voici l’une :

Un jour Regnard et de Rivière,
En cherchant un sujet que l’on n’eût point traité.
Trouvèrent qu’un Joueur ferait un caractère.
Qui plairait par sa nouveauté.
Regnard le fit en vers, et de Rivière en prose ;
Ainsi pour dire au vrai la chose,
Chacun vola son compagnon ;
Mais quiconque aujourd’hui voit l’un et l’autre ouvrage,
Dit que Regnard a l’avantage,
D’avoir été le bon larron.

Mais c’est être vraiment injuste pour Dufresny que de reprocher à ses pièces, sur la foi des frères Parfait, leur « défaut de conduite » et de le mettre fort au-dessous de Dancourt « pour l’entente de la scène[69] ». Le contraire est la vérité. Pour s’en convaincre, on n’a qu’à lire le Double veuvage, un chef-d’œuvre pour la conduite, ou encore la Réconciliation normande, le Mariage fait et rompu et même la Malade sans maladie, outre ses petits chefs-d’œuvre connus, qui sont l’Esprit de contradiction et la Coquette de village. On y verra un art de construire une pièce et de filer une scène, dont Dancourt n’approche guère que dans le Chevalier à la mode.

Non, on n’est pas quitte envers Dufresny, en lui trouvant seulement de l’esprit, et en citant de lui « quelque saillie brillante », comme il nous en avise finement lui-même dans sa préface de la Coquette de Village, dont ce passage est à extraire :

J’aperçois dans les Tuileries un docte censeur ; il est de la clique d’Aristophane ; il a l’air ennuyé et dégoûté, car il sort de ma comédie ; il me voit, il prend un autre visage, et me dit gracieusement : « Je vous félicite, il y a de l’esprit dans tout ce que vous faites ». Je vous connais, masque ; vous me vendez cher cet esprit-là, quand vous faites mon éloge à d’autres qu’à moi.

Le mérite d’imaginer et de filer adroitement une intrigue s’ajoute donc chez lui à celui de son esprit. Mais ce mérite de l’intrigue est inférieur à un autre que nous aurons plus loin à signaler et à examiner de près dans son théâtre. Il consiste à crayonner des traits de mœurs si déliés et si délicats, jusque dans leur réalisme, qu’ils ont valu à leur auteur l’honneur singulier d’être loué par un confrère qui ne louait personne, duquel il a eu l’honneur d’être rapproché par les connaisseurs, et qui n’est autre que Marivaux.

On ne doit donc pas tenir Dufresny dans l’ombre de Regnard, parmi ceux qui continuèrent à cultiver le genre de la comédie-farce sur la scène de Molière, quand celle d’Arlequin eut été fermée par ordre souverain. Il ne faut pas non plus se borner à signaler l’art de l’intrigue dans ses pièces et piécettes. Elles méritent d’être citées aussi, et soigneusement, comme on verra dans la suite, parmi celles où se continue l’évolution de la comédie de mœurs.

Au reste, les pièces comiques de cette espèce sont les premières pour la qualité comme pour la quantité. Entre le Chevalier à la mode (1687), qui inaugura la grande comédie de mœurs, et le Fils naturel (1757), où celle-ci est devenue le drame, nous ne comptons pas moins de trois cents comédies jouées sur le seul Théâtre-Français : or, un tiers à peine d’entre elles, à en juger par celles qui ont été imprimées ou analysées, a pour principaux ingrédients le gros rire de la farce et l’amusette de l’intrigue, de « la fusée à démêler », comme disent leurs auteurs.

Parmi ceux qui continuent à cultiver la comédie-farce, sur la scène de Molière, nous signalerons Brueys et Palaprat, et surtout l’acteur Legrand.

C’étaient déjà deux petites comédies-farces, alertes, espiègles et très gaies, que le Concert ridicule (1689), de Palaprat et Brueys, avec son pendant le Ballet extravagant (1690), de Palaprat seul. Mais la meilleure inspiration des deux joyeux compères fut l’Avocat Patelin (1706) où ils réussirent, avec autant de goût que d’esprit et avec une sobriété méritoire, à ne pas trop gâter l’admirable original[70], tout en lui donnant un cadre au goût du jour.

Un autre émule de Regnard, dans ce genre de la comédie-farce, fut l’acteur Legrand qui, parmi une demi-douzaine d’essais, fit un coup de maître, en écrivant le Roi de Cocagne (1718). C’est un petit chef-d’œuvre de fantaisie et de verve, et même d’esprit. L’auteur a voulu lutter, pour la maison de Molière dont il était, contre la vogue des spectacles forains, sans descendre à la bassesse de leur comique et sans s’interdire la séduction de leurs spectacles à machines. Il s’en explique fort joliment dans son prologue, qui présente d’ailleurs un intérêt documentaire. En voici, à ce titre, des passages significatifs :

GÉNIOT.

À la fin je me vois au pied du Mont Parnasse :
Courage, il ne me reste plus,
Rempli des préceptes d’Horace,
Qu’à tâcher de monter dessus.
Mais je ne vois point de passage.
Je crains de me noyer
Dans ce maudit bourbier,
Où quantité d’auteurs ont déjà fait naufrage.
La Muse Triviale sort du bourbier.
Ô dieux ! quel monstre en sort ?

LA MUSE TRIVIALE.

Un monstre ! parlez mieux,
Je suis la Muse Triviale,
Qui du beau milieu de la halle,
N’ai fait qu’un saut jusqu’en ces lieux.

GÉNIOT.

Ah ! madame la Muse,
Je vous demande excuse :
Ma foi, je ne vous connais pas ;
Et même plus je vous regarde,
Plus je vous crois Muse bâtarde.

LA MUSE.

Tout ce qu’il vous plaira, mais j’ai fait du fracas
Pour moi l’on a souvent abandonné la scène
De Thalie et de Melpomène ;
Et même, en dépit d’Apollon.
Je me suis établie au pied de ce vallon.

GÉNIOT.

Eh ! par quelle assistance
Avez-vous acquis tant d’honneurs ?

LA MUSE.

Ne parlons point d’honneurs : j’en ai fort peu, je pense :
Je ne dois même ma naissance
Qu’à certaine espèce d’auteurs
Qui, n’ayant jamais pu jouir des avantages
De voir achever leurs ouvrages,
Sur un théâtre réglé,
Du bon goût du public ont enfin appelé
Au tribunal peu sévère
De la scène forestière
C’est là que, sans peur des sifflets,
Ils ont su se donner carrière,
Et se dédommager de leurs mauvais succès,
D’une manière libre autant qu’extravagante...
Mais je vois un de mes héros.

LA MUSE.

Ah ! vous venez fort à propos,
Monsieur Plaisantinet, je suis votre servante.

PLAISANTINET.

Bonjour, Muse charmante.
Oh ! parbleu cette fois je me suis surpassé,
Et de moi vous serez contente.
Jai dans mon sottisier avec soin ramassé
Proverbes, quolibets, contes du temps passé,
Dont j’ai su composer une pièce plaisante.
Pour le coup le cothurne en sera terrassé.

GÉNIOT.

Je le veux soutenir, ce cothurne, et ma veine...

PLAISANTINET,

Ma foi, mon pauvre ami, vous aurez de la peine.
Sur le théâtre où vous voulez monter,
Pour attirer du public les suffrages,
Il ne faut que de bons ouvrages :
La médiocrité ne le peut contenter.

GÉNIOT.

Comment donc une pièce un tant soit peu passable ?

PLAISANTINET.

Tout cela ne vaut pas le diable.

GÉNIOT.

De la façon dont vous m’en parlez là,
Le public a peu d’indulgence ;
Et pour le contenter, il faut que la science
Égale le génie. Où rencontrer cela ?
Où trouver un auteur qui puisse...

Mais survient Thalie, dont la vue seule fait se replonger au bourbier la Muse triviale, celle de « la scène forestière », et qui engage avec l’auteur forain et Géniot, notre auteur, le dialogue suivant :

THALIE.

Cette Muse au Parnasse a causé mille alarmes ;
Il faut, si nous voulons la réduire aux abois,
La battre de ses propres armes.
Je veux la repousser avec ses propres traits :
Il me faut pour cela quelque pièce bouffonne,
Qui soit dans le goût à peu près
De celles qu’elle donne.
Le public la prendra comme un amusement,
En attendant qu’on lui présente
Quelque pièce excellente,
Digne de mériter son applaudissement.

PLAISANTINET.

Eh bien ! prenez la mienne ; elle est réjouissante,
Et dans le goût qu’il faut pour réveiller l’esprit.

THALIE.

En retrancheras-tu ces mots à double entente,
Dont le bon goût murmure, et la pudeur rougit ?
Je suis Muse enjouée, et non pas insolente.

PLAISANTINET.

Pourquoi les retrancher ? Ce qui vous épouvante,
De mes pièces fait la beauté ;
Et quoi que vous puissiez dire,
Pour exciter la curiosité,
C’est la bonne façon d’écrire.

THALIE.

Comment ! Tu ne peux faire rire
Sans offenser l’honnêteté ?
Tu ne peux composer une pièce amusante,
Enjouée et divertissante,
Sans grossière équivoque et sans obscénité ?

PLAISANTINET.

Je n’y trouverais pas mon compte.

THALIE.

Va, tu devrais mourir de honte.

PLAISANTINET.

Je vous le dis tout net.
Ce n’est pas là mon fait,
J’aime la gaillardise.

THALIE.

Ou plutôt la sottise.
Va donc chercher fortune ailleurs,
Je trouverai d’autres auteurs.

THALIE.

Allons, mes chers enfants, courage ;
Voyons qui pourra de vous deux.
Entreprendre ce que je veux.
Laissez le soin d’un grand ouvrage
Aux esprits d’un plus haut étage.

LA FARINIÈRE, enfonçant fièrement son chapeau.

En est-il au-dessus de moi ?
Cherchez pour un tel badinage,
Des esprits du plus bas aloi :
Composer dans ce batelage
N’appartient qu’à des auteurs fous.

THALIE.

Je croyais ne pouvoir mieux m’adresser qu’à vous.

GÉNIOT.

Allez, Muse, laissez-le dire :
Il suffit, j’entreprends ce que vous demandez :
Et sans faire rougir, j’espère faire rire,
Si vous me secondez,
Je vais donc m’égayer dans le goût de la foire...

THALIE.

Garde-toi de tomber dans le bas :
Tiens toujours Pégase en haleine,
Bride en main.

GÉNIOT.

Par ma foi, j’aurai bien de la peine
Le bas et le bouffon se ressemblent assez ;
Et je crains fort dans ma carrière,
Si, quand je broncherai, vous ne me redressez,
D’aller donner dans quelque ornière.

THALIE.

Si le hasard t’y fait tomber.
Ne t’y laisse pas embourber ;
Relève-toi tout au plus vite.

GÉNIOT.

Oui, mais pendant ce temps, si le public s’irrite,
Et si je ne me puis assez tôt relever ?

THALIE.

Va, le public est bon, il s’attend de trouver
Dans ce qu’on lui promet une pièce un peu folle ;
Le pis qu’il en puisse arriver
Sera d’avoir tenu parole.

Cette pièce, un peu folle, a pour théâtre le pays de Cocagne, dont le roi et divers personnages passent de la raison à la folie et réciproquement, selon qu’on leur met au doigt ou qu’on en relire une bague magique, fort semblable en cela à celle de la Bague de l’oubli[71]. Les actes contradictoires qui suivent ce jeu, sont fort plaisants, étant d’ailleurs commentés avec une grâce spirituelle et une gaieté piquante.

Philandre, chevalier errant, et Lucelle, infante de Trébizonde, une demoiselle pour qui ce chevalier fit des prouesses et combattit les géants, ont abordé, grâce au magicien Alquif, au pays de Cocagne. Au débarqué, ils rencontrent le ministre du roi, Bombance, et lui posent des questions que le valet Zacorin n’égaie pas médiocrement de ses saillies :

LUCELLE.

Et ce qu’on entend dire
De ce charmant pays, est-ce une vérité ?

BOMBANCE.

Oui, l’on le peut nommer un séjour enchanté,
Et je doute qu’au monde il en soit un semblable.

ZACORIN.

Est-ce vrai qu’on y passe et jour et nuit à table,
Qu’on y marche en tout temps sans crainte des voleurs,
Qu’on n’y souffre avocats, sergents ni procureurs,
Que l’on n’y plaide point, qu’on n’y fait point la guerre,
Que sans y rien semer tout vient dessus la terre,
Que le travail consiste à former des souhaits,
Que l’on y rajeunit, et que de nouveaux traits...

BOMBANCE.

Il n’est rien de plus vrai, mais prêtez-moi l’oreille.
Je vais vous raconter merveille sur merveille.
Quand on veut s’habiller, on va dans les forêts,
Où l’on trouve à choisir des vêtements tout prêts :
Veut-on manger ? Les mets sont épars dans nos plaines,
Les vins les plus exquis coulent de nos fontaines,
Les fruits naissent confits dans toutes les saisons.
Les chevaux tout sellés entrent dans nos maisons.
Le pigeonneau farci, l’alouette rôtie,
Nous tombent ici-bas du ciel comme la pluie.

Dès qu’on ouvre la bouche, un morceau succulent...

ZACOBIN.

Ma foi, j’ai beau l’ouvrir, il n’y vient que du vent.

BOMBANCE.

L’heure n’est pas venue, attends que le roi dîne.

ZACORIN.

Ils sont longtemps là-haut à faire la cuisine.
En attendant le roi, ne nous pourriez-vous pas
Faire pleuvoir toujours ici deux ou trois plats ?

BOMBANCE.

Il n’est pas encor temps : le peuple élémentaire,
Qui sans se faire voir met ses soins à nous plaire,
À son heure réglée à travailler pour nous.

PHILANDRE.

Un peuple élémentaire a commerce avec vous ?
Et quel est-il ce peuple ?

BOMBANCE.

Un peuple ami des hommes ;
Les Sylphes, les Undains, les Salmandres, les Gnomes.

LUCELLE.

Comment ! vous prétendez que dans chaque élément
Il soit un peuple ?

BOMBANCE.

Oui.

ZACOBIN.

Quoi ! dans l’air ?

BOMBANCE.

Oui vraiment.
Les Sylphes, par exemple, entourés d’une nue...

ZACORIN.

Ils ont pour promenade une belle étendue.

GUILLOT.

Mais morgué dans le feu ?

BOMBANCE.

Les Salmandres y sont.

GUILLOT.

Au diable qui voudrait avoir le chaud qu’ils ont.

BOMBANCE.

Les Undains sont dans l’eau, les Gnomes dans la terre,
Et quoiqu’entre eux souvent ils se fassent la guerre,
Ils savent s’accorder pour nous faire plaisir,
Et nous servir ici selon notre désir.
Les habitants de l’air vont pour nous à la chasse.
Les Undains, font entrer les poissons dans la nasse ;
Et quand les Gnomes ont préparé ces mets-là.
Les habitants du feu font rôtir tout cela.
Mais le roi va venir, il est dans son parterre.
À parcourir les fleurs qu’y fait naître la terre.
Savez-vous quelles fleurs ?

ZACORIN.

Non.

BOMBANCE.

De jeunes beautés.
Des nymphes dont l’aspect rend les sens enchantés
Elles prennent la forme ou des lis ou des roses.
Ou d’autres belles (leurs nouvellement écloses :
Elles en ont l’odeur, l’attribut, les couleurs.

ZACORIN.

Quoi ! le jardin du roi produit de telles fleurs ?
Je veux y labourer. Ces roses féminines
Malgré tous leurs appas, peut-être ont des épines ;
Mais quand j’aurai mangé, j’irai tantôt sans bruit.
Cueillir dans ce jardin quelque belle de nuit ;
Le tout pour éprouver si ce n’est point mensonge,
Car tout ce que j’entends ne me paraît qu’un songe.
On entend une symphonie.
Mais d’où peuvent venir ces sons harmonieux ?

BOMBANCE.

Sans doute, c’est le roi qui rentre dans ces lieux ;
Il ne marche jamais qu’il n’ait de la musique :
Jusques aux animaux, chacun ici s’en pique.

GUILLOT.

Le beau charivari ! Quoi ! les chats et les chiens...

BOMBANCE.

Les ânes même.

ZACORIN.

Ils sont ici musiciens,
Les ânes ?

BOMBANCE.

Oui vraiment : ils ont certains organes.

ZACORIN.

Et les musiciens parmi nous sont des ânes
Voyez la différence.

L’entrée du roi s’égaie d’une plaisante parodie de Cinna :

LE ROI entre au bruit de la symphonie.

Que chacun se relire, et qu’aucun n’entre ici.
Bombance, demeurez et vous Ripaille, aussi.
Cet Empire envié par le reste du monde,
Ce pouvoir qui s’étend une lieue à la ronde.
N’est que de ces beautés dont l’éclat éblouit,
Et qu’on cesse d’aimer sitôt qu’on en jouit.
Je ne suis pas heureux tant que vous pourriez croire.
Quel diable de plaisir, toujours manger et boire !
Dans la profusion le goût se ralentit.
Il n’est, mes chers amis, viande que d’appétit.
Je me lasse surtout, amant de tant de belles,
De ne pouvoir trouver quelques beautés cruelles,
De ces cœurs de rochers qui s’arment de rigueurs,
Qui par leur résistance excitent les ardeurs,
Et dont on n’obtient rien à moins qu’on ne le vole.
On dit que de l’amour c’est là la rocambole,
Je suis donc résolu, si vous le trouvez bon,
De laisser pour un temps le trône à l’abandon.
Le trône cependant est une belle place :
Qui la quitte, la perd. Que faut-il que je fasse ?
Je m’en rapporte à vous, et par votre moyen,
Je veux être empereur, ou simple citoyen.

Mais il en croit Ripaille, retient l’empire, et en savoure les douceurs, de la manière que voici :

LE ROI.

Fort bien : mais cependant qu’on me fasse approcher
Les fleurs qu’en mon parterre aujourd’hui j’ai choisies ;
Elles méritent bien l’honneur d’être cueillies.
Qu’on ouvre le jardin.
Le théâtre change et représente un jardin magnifique : plusieurs nymphes y sont sous la figure des fleurs.

et les fleurs de s’animer et de dire chacune son blason, en dansant et chaulant. On voit comment Legrand luttait de spectacle et d’agréments variés avec les forains.

L’intrigue se noue ensuite. Le roi qui disait :

Je cherche une beauté qui soit un peu tigresse,

s’éprend de Lucelle, parce qu’elle lui tient un peu la dragée haute, ce qui le change de ses dames-fleurs. Aussi lui décoche-t-il ce compliment farcesque :

LE ROI.

Vous brillez seule en cette terre,
Vous effacez la beauté de Vénus,
Les roses de votre parterre
Près de vous sont des gratte-culs.
Toutes les fleurs s’en vont.

Du coup les faveurs pleuvent sur la suite de Lucelle : la scène est plaisante et du plus pur ton de la future opérette :

LE ROI.

Votre fortune est faite ; et d’abord je commence
Par vous donner à tous des charges d’importance.
À Zacorin.
Il vous fais échanson,
À Philandre.
et vous mon écuyer.
À Alquif.
Vous, mon grand chambellan,
À Guillot.
et toi mon trésorier.

GUILLOT.

Trésorier ! Ah, morgué que cette charge est bonne !
Je recevrai l’argent et ne paierai personne.

LE ROI.

Oui, monsieur le manant ? Vous êtes un fripon ;
Au lieu de trésorier, soyez porte-coton.

GUILLOT.

Porte-coton ! Morgué, ce nom-là m’effarouche.
Quelle charge est-ce là ?

ZACORIN.

Ce n’est pas de la bouche.

PHILANDRE.

Sire, je ne saurais me taire plus longtemps.
Vous nous comblez de biens sans nous rendre contents ;
Retirez vos bienfaits, et me laissez Lucelle.
Le ciel fit naître en nous une ardeur mutuelle ;
Je l’adore, elle m’aime, et je perdrai le jour
Plutôt que de quitter l’objet de mon amour.

LE ROI.

En voici bien d’un autre. Osez-vous, téméraire,
Me parler d’un amour à mon amour contraire ?

PHILANDRE.

Quoi, sire ?...

LE ROI.

Taisez-vous. Si vous me raisonnez,
Je vous appliquerai du sceptre sur le nez ;
Et je vous apprendrai, chétive créature,
Si je suis en ces lieux un monarque en peinture...

LE ROI.

Oh ! parbleu ! c’en est trop. Holà ! gardes, à moi ?
Qu’on le mène en prison.

LUCELLE.

Que faites-vous, grand roi ?

LE ROI.

Je soutiens comme il faut la grandeur souveraine.

Heureusement la bague magique, mise au doigt du roi, puis à celui de Lucelle, amène de piquantes péripéties de sentiments et de situations, si bien que le roi finit par se guérir de sa passion et par marier les deux amants.

Il y a de jolies scènes, outre celles que nous avons citées : au second acte, la confession leste et piquante des trois dessalées qui sont les suivantes rajeunies de Lucelle (a. II, sc. VII), puis celle du roi fou et de Zacorin ivre, qui se termine ainsi :

Mais si vous m’en croyez, conduisons-nous tous deux.
Pour moi comme pour vous également je tremble ;
Du moins si nous tombons, nous tomberons ensemble.
Je suis tout à fait ivre, et vous ivre à demi :
Il n’y paraîtra plus, quand nous aurons dormi ; –

au troisième acte, celle de Lucelle folle qui en conte à Zacorin, lequel se sent venir l’envie d’abuser de cette folie, au lieu de la faire cesser en retirant la bague qui la cause :

LUCELLE.

Allons, courons, volons dans quelque île déserte ;
Que la vue à la mienne à tous moments offerte,
Puisse par ses rayons répondre à cette ardeur,
Que des traits si charmants allument dans mon cœur !

ZACORIN.

Quel galimatias ! Si sa folie augmente,
Je crains bien qu’à la fin le diable ne me tente.
Nous sommes ici seuls, personne ne nous voit ;
Par ma foi, laissons-lui le diamant au doigt,
Et voyons-en la suite.

LUCELLES.

Achève ton ouvrage,
Amour ; jadis tes mains pétrirent ce visage,
Rends sensible son cœur.

ZACORIN.

Courage, Zacorin.
Il ne faut pas rester dans un si beau chemin,
Et sans considérer où tout ceci m’embarque...
Il veut l’embrasser.

ou encore celle où le roi redevenu fou, de par la bague, fait couronner Guillot, et dont voici le plaisant début :

LE ROI, à Guillot.

Seigneur, montez au trône, et commandez ici

GUILLOT.

Connaissez-vous Guillot, pour lui parler ainsi ?

et où ce rustre se livre seul à de savoureux commentaires sur sa royauté :

GUILLOT, sur le trône.

Morgue, que de plaisir ! Te voilà roi, Guillot,
Tu vas boire parguenne en tirelarigot ;
Tu dormiras trois jours si tu veux tout de suite,
Personne n’aura rien à voir à la conduite ;
Dès que lu parleras, comme t’as de l’esprit,
Tout chacun s’écrira, morgue que c’est bien dit !
Droits comme des piquets, campés dans ton passage,
Les courtisans flatteux viendront te rendre hommage.
Les beautés de la cour s’en vont être à ton choix.
Tu n’auras qu’à chifler et remuer les doigts,
Tretoutes s’en viendront sans faire les rétives...
Morguenne, que les rois ont de prérogatives !

avec ce dénouement :

GUILLOT, se réveillant en sursaut, tombe du trône en bas et les renverse tous.

Place, place, voilà le roi qui va passer.

LE ROI.

Peste soit du lourdaud qui me vient fracasser !
Je crois que j’en serai du moins pour une côte.

GUILLOT.

Je suis un roi de poids, mais ce n’est pas ma faute... 
Ici on ôte à Guillot ses ornements royaux pour les remettre au roi.

GUILLOT.

Mais je veux régner, moi !

ALQUIF.

Tu seras plus heureux
En vivant avec nous en bourgeois de ces lieux.

LE ROI.

Vous y pouvez tous vivre à voire fantaisie,
Heureux de n’avoir plus amour ni jalousie.

Un divertissement final, avec danses et vaudevilles, nous avertit que tout ce qui se passe au pays de Cocagne, y compris ce dénouement optimiste, ne se passe que là, et nous le dit sur le ton que voici :

UN ÉTRANGER.

Où voit-on des beautés naturelles,
Dont le teint soit sans apprêts ?
Où trouver des maîtresses fidèles,
Et des amoureux discrets ?
Vers les français battrons-nous la campagne ?
Eh lon lan là.
Ce n’est pas là
Qu’on trouve cela,
C’est au pays de Cocagne ;

avec ce compliment aux pages debout de la « chambre basse » :

ZACORIN.

Où trouver des connaisseurs habiles,
Qui puissent juger de tout ?
Où trouver des critiques tranquilles,
Indulgents et de bon goût ?
Est-ce sur mer ou bien en terre ferme ?
Eh lon lan là
Ce n’est pas là
Qu’on trouve cela.
Le parterre les renferme.

Le Roi de Cocagne est une des bluettes les plus divertissantes que nous sachions[72] ; et elle clôt fort joliment cette série des comédies-farces que la gaieté géniale de Regnard avait portées à la perfection, sur la scène de Molière. Mais le genre devait achever ailleurs son évolution, comme nous le verrons, à propos des théâtres de société.

Quant à celui de la pure comédie d’intrigue, de celle dont le comique de situation fait tout l’intérêt, il touchait à sa fin, en tant que genre distinct.

Si la comédie d’intrigue fut délaissée, au début du XVIIIe siècle, ce ne fut pas la faute de Lesage et c’est ce que Turcaret a fait oublier. Mais notre devoir strict est de le rappeler, dans cette histoire. Nous devons le faire avec d’autant plus de précision, qu’au bout de cette voie où s’engagea bruyamment Lesage, – et où piétinait Boindin en refaisant les Trois Orontes dans ses Trois Gascons, ou avec son Bal d’Auteuil et son Port de mer, amusants d’ailleurs, – il y a Crispin rival de son maître qui est le chef-d’œuvre du genre, et même quelque chose de mieux, en attendant le Barbier de Séville.

En cherchant, après tant d’autres, son bien en Espagne, Lesage alla d’abord, et naturellement, tout droit à ce théâtre que Corneille et Molière avaient honoré de leurs emprunts. Mais il avait un tout autre dessein que celui de marcher aveuglément sur ces traces illustres, et il écrivit, en 1700, une préface « uniquement pour faire connaître ce dessein au public ». C’est un curieux manifeste que cette préface du Théâtre espagnol[73] de Lesage, et qui mériterait bien qu’on le rééditât et qu’on le citât entre ceux d’Ogier et de Mercier. Il classerait son auteur en tête des plus authentiques précurseurs des audaces de la préface de Cromwell. Quant à son « dessein », il consistait à imiter ce que les Espagnols ont « de brillant et d’ingénieux », en évitant « ce qu’ils ont d’outré, leur galimatias de termes pompeux, leurs mouvements rodomonts ». C’est ce que le traducteur avait tenté, dans deux comédies qu’il publiait « pour essayer le goût du public ».

La première, qui a pour titre le Traître puni, était traduite d’un drame de Francisco de Rojas, intitulé la Traicion busca et castigo (la Trahison cherche le châtiment). C’est un ricochet de méprises tragiques qu’amènent l’amour, la jalousie, et surtout l’obscurité de la nuit. Ce colin-maillard est encore compliqué par le quadrille d’amoureux qui évolue à travers la plupart des comédies espagnoles, flanqué du bobo, l’inévitable amant malheureux, du barba, le père terrible, du gracioso, le bouffon, et des escouades ordinaires de valets et de soubrettes. Si l’on suit dans le détail le travail du traducteur, on voit qu’il tient en somme les promesses de sa préface. Il corrige avec beaucoup d’adresse presque toutes les outrances de ton de son modèle ; il sait éviter l’emphase, comme la trivialité, et prêter discrètement au gracioso quelques bons mots de son cru. Sa légèreté de main et son sens dramatique se montrent surtout dans les dialogues. Ceux de son modèle sont souvent d’une coupe excellente par la rapidité et le croisement des ripostes ; Lesage alors n’a garde d’y toucher. Mais l’espagnol verse-t-il dans des tirades prolongées, et ce n’est pas son moindre défaut, alors le traducteur n’hésite pas à les dialoguer. Il excelle même à diviser, en une gerbe de saillies étincelantes, l’impétuosité monotone des jets lyriques de l’original. D’autre part, les cinq premières scènes de la pièce offrent un parallèle intéressant avec Scarron, qui en avait fait le premier acte de son Jodelet duelliste. On y mesure aisément la supériorité de la prose limpide et du goût déjà sûr de Lesage sur les rimes et les conceptos de son burlesque prédécesseur.

C’est avec une adresse plus notable encore que la deuxième pièce du recueil, Don Félix de Mendoce, était traduite de la comédie de Lope de Vega, Guardar y guardarse (Garder et se garder). Lesage y travaille à condenser l’action, à supprimer des scènes parasites, par exemple les neuf premières. Il se risque à imiter et réussit à reproduire, avec une flexibilité d’esprit tout à fait remarquable, l’air chevaleresque et le ton brillant de son modèle, en se bornant d’ailleurs à lui rendre en bonne prose la monnaie de ses monologues en sonnets. Il s’est même élevé avec aisance dans le premier acte, jusqu’à cet accent « purgé d’épique » comme dira Gil Blas, qui sonne si souvent dans le théâtre de Lope ; et il a l’adresse de nous faire goûter quelques mouvements rodomonts. Non content de resserrer le dialogue, il le nuance avec une indépendance spirituelle. Nous le surprenons même qui fait dire à un valet querelleur : « J’ai le vin bas-breton », comme pour signer sa traduction. Il y a d’ailleurs çà et là des scènes de dépit entre amoureuses, ou des plaisanteries entre valets et soubrettes, qui sont traitées avec une finesse toute française et n’ont pas du tout leur pendant dans l’original espagnol. Il est manifeste que le traducteur se donne carrière plus librement ici que dans la première pièce.

En les offrant toutes deux au public, il s’engageait à lui agréer, « du moins en ne lui en donnant pas davantage, supposé que sa décision ne lui fût pas favorable ». Il paraît bien qu’elle ne le fut pas, car, au lieu de continuer à traduire la série des « meilleures comédies des plus fameux auteurs espagnols », comme disait son titre, notre novateur en appela du public des lecteurs à celui du théâtre, lequel venait de faire un si beau succès à l’opéra d’Hésione de son ami Danchet.

C’est ainsi qu’en 1702, Lesage fut amené à débuter, sur le Théâtre-Français, avec le Point d’honneur, comédie en cinq actes, traduite de la comédie de Francisco de Rojas No hay amigo para amigo (Il n’est point d’ami pour un ami). Cette pièce ne nous est parvenue qu’en trois actes, sous la forme que l’auteur lui donna « pour la rendre plus vive » en la portant, en 1725, à la Comédie-Italienne, où elle fut précédée d’Arlequin prologue. Ainsi remaniée, elle n’appartient plus à la première manière de Lesage, car son indépendance vis-à-vis de son modèle y va jusqu’à une refonte complète de l’intrigue originale.

Non seulement sa pièce l’emporte sur sa rivale, le Jodelet duelliste de Scarron, par le bon goût et surtout par la limpidité relative de l’intrigue, mais elle est fort supérieure à celles du recueil de 1700. Elle est vraiment écrite pour le théâtre. Les caractères y sont d’un dessin net et vif, et celui du personnage principal, le capitan matamore, y est traité avec une véritable maîtrise. Il y a des scènes filées avec art. Le dialogue est bien coupé, et un’ esprit très personnel y pétille en maint endroit. Mais il est probable qu’une partie seulement de ces qualités se rencontrait dans la pièce en cinq actes, car, en 1702, au Théâtre-Français – soit par la faute du sujet qui reste assez froid, étant trop éloigné de nos mœurs, soit que Jodelet duelliste, eût enlevé l’attrait de la nouveauté aux scènes de dispute qui étaient communes aux deux pièces, et qui sont justement les plus piquantes – le Point d’honneur n’eut que deux représentations.

Pour le coup, le novateur quitta la partie et, cherchant une autre veine à exploiter – sans renoncer pourtant au « friand espagnol », comme disait Brantôme – il délaissa le théâtre des Castillans pour leur roman. Il se risqua à son tour dans cette littérature picaresque qui est bien la « forêt merveilleuse » dont parlait Julian de Medrano, quand il promenait sur sa lisière Catherine de Médicis et sa cour, leur promettant « diverses choses fort subtiles et curieuses, très utiles aux dames et aux messieurs », qu’il leur narrait dans son castillan. Lesage, en attendant Gil Blas, y trouva une suite de Don Quichotte par Avellaneda, dont l’ingénieuse adaptation eut un succès qui le ramena au théâtre espagnol et lui fit écrire Don César Ursin (1707).

L’imitation du modèle espagnol y a en effet les mêmes allures que dans son Don Quichotte : jusqu’au quatrième acte, Lesage a suivi Caldéron dans sa comédie de Peor esta que estava (Cela va de mal en pis), scène à scène, avec des retouches aussi adroites et aussi heureuses que dans Don Félix de Mendoce : mais il remanie tout le dénouement, avec une prestesse et une liberté déjà toutes voisines de celles du Point d’honneur en trois actes, c’est-à-dire de sa deuxième manière. Il était passé maître dans l’art d’accommoder les Espagnols à notre goût, et cette pièce tenait, bien mieux encore que les précédentes, les promesses de la pétulante préface de 1700.

L’intrigue de Don César Ursin nous paraît même un modèle du genre : elle est d’une adresse à soutenir le parallèle avec les plus malins vaudevilles à ricochets de nos jours. Mais les contemporains ; tout en la jugeant « soutenue et singulière », estimèrent qu’elle était « trop embrouillée » et « assez peu vraisemblable ». À vrai dire, les caractères n’ont ni originalité ni réalité. Enfin la pièce avait le double tort de paraître, comme le Point d’honneur, hors de nos mœurs et de rappeler, outre la Fausse Apparence de Scarron, une comédie antérieure, les Innocents coupables de de Brosse[74], puisée à la même source et d’ailleurs d’un goût détestable.

Telles furent sans doute les causes du mauvais accueil que le public du Théâtre-Français fit à Don César Ursin, le 15 mars 1707, et qui, au rapport du Journal de Verdun, serait allée jusqu’aux sifflets malgré la présence du prince de Conti. Le parterre laissa à la cour le soin de louer l’art de l’intrigue et les mérites du style de Don César, et réserva ses applaudissements pour la petite pièce qui accompagnait la grande. Il sentit d’instinct toutes les promesses d’originalité qu’elle contenait, quelle « force de comique » y règne, et qu’un successeur de Molière allait peut-être surgir. Lesage – qui aimait, paraît-il, à conter cette histoire – se borna à philosopher sans amertume avec ses amis sur cette différence des goûts à la cour et à la ville, où sa bonhomie et sa malice trouvaient également leur compte. Il se sentait d’ailleurs hors de page. « Que les petits génies, dit un poète dans le Diable boiteux, se tiennent dans les bornes étroites de l’imitation, sans oser les franchir. Il y a de la prudence dans leur timidité » : Lesage avait assez usé de cette prudence. La petite pièce dont le succès venait de récompenser ses efforts discrets et de plus en plus heureux vers l’originalité et allait le rendre oseur, c’est-à-dire auteur, suivant le mot d’un de ses plus brillants imitateurs, c’était Crispin rival de son maître.

Dans Los Empeños del mentir, de Hurtado de Mendoza, un aventurier, abusant des confidences d’un cavalier qu’il a tiré des griffes de trois brigands, tente d’épouser la sœur de ce brave homme, en se faisant passer pour le fiancé attendu. L’aventure est d’ailleurs conduite et dénouée à peu près de même que l’est, dans Gil Blas, celle de Jérôme de Moyadas. Pour Crispin rival (1707) comme pour Gil Blas, Lesage avait évidemment sous les yeux la pièce de Mendoza que nous venons de signaler. Mais, dans sa comédie, on ne retrouve que l’idée première de l’intrigue espagnole. Tout le reste, aventures, dialogue, caractères, est de son invention ou rappelle les Précieuses ridicules. Aussi n’avait-il pas cru devoir désigner ici son modèle, comme il l’avait loyalement fait pour les pièces précédentes.

Mais c’est bien à l’école des Espagnols qu’il avait appris l’art de mêler ou de démêler une action, avec cette prestesse et cette vraisemblance. Les entrées de Valère et celle d’Orgon, qui donnent à l’action des secousses si gaies, sont motivées avec un naturel parfait. La Branche renoue la trame demi-rompue de ses fourberies, avec une dextérité supérieure à celle de Scapin. Lesage semble même prendre plaisir à mettre ici nœuds sur nœuds, comme pour faire admirer son adresse à dénouer. Qu’il file le dialogue ou qu’il le heurte, tout est en scène, comme on dit au théâtre. Qu’on relise, par exemple, ce bout de dialogue :

CRISPIN... As-tu arrêté des chevaux pour cette nuit ? – LA BRANCHE, regardant dans l’éloignement. Oui. – CRISPIN. Bon !... Je suis d’avis que nous prenions le chemin de Flandre. – LA BRANCHE, regardant toujours au loin et avec distraction. Le chemin de Flandre ?... Oui, c’est fort bien raisonné. J’opine aussi pour le chemin de Flandre. – CRISPIN. Que regardes-tu donc avec tant d’attention ? – LA BRANCHE, de même. Je regarde... Oui... Non... Ventrebleu ! Serait-ce lui ? – CRISPIN. Qui, lui ! – LA BRANCHE, de même. Hélas ! voilà toute sa figure. – CRISPIN. La figure de qui ? – LA BRANCHE, de même. Crispin, mon pauvre Crispin ! c’est M. Orgon. – CRISPIN. Le père de Damis ? – LA BRANCHE. Lui-même. – CRISPIN. Le maudit vieillard ! – LA BRANCHE. Je crois que tous les diables sont déchaînés contre la dot.

Nous ne connaissons rien dans les modèles espagnols de Lesage – dans Caldéron lui-même, le roi de l’intrigue – qui fasse sentir plus vivement que l’acte unique de Crispin rival, le plaisir spécial qu’on goûte au théâtre à voir une action dextrement emmêlée et démêlée. En France, pour trouver autant de brio, – autant d’« industrie », comme disait un autre admirateur et disciple du théâtre espagnol, qui est le grand Corneille, – il faudra attendre l’avènement de ce fameux Figaro que Crispin annonce d’ailleurs par son esprit et par l’emploi qu’il en fait, en face des puissances. Quelle audace déjà dans ses sarcasmes à l’adresse de la justice, laquelle « est une si belle chose qu’on ne saurait trop l’acheter », et qui blanchit et relâche les coquins à la prière d’une « bonne amie » ! Que de traits mordants contre cette société où se voient de petits scélérats qui « ne se font point un scrupule de la pluralité des dots » ; où le comble dos duretés est ce « qu’un petit maître n’oserait dire à une femme de robe » ; et où les coquins se gardent les uns aux autres « une fidélité plus exacte que les honnêtes gens » ! Quelle ambition déjà chez ce Crispin, et quelle haute idée il a de ses moyens de l’assouvir ! « Que je suis las d’être valet ! » s’écrie-t-il, dès le début, et aussitôt nous voilà loin des vulgaires picaros de Mendoza. Ce qu’il veut escroquer, ce n’est rien moins qu’une position sociale, avec la considération y relative : « Ah ! Crispin, c’est ta faute ! Tu as toujours donné dans la bagatelle ; tu devrais présentement briller dans la finance... Avec l’esprit que j’ai, morbleu ! j’aurais déjà fait plus d’une banqueroute ». Mais patience ! nous allons retrouver Crispin, sous les chamarrures de Turcaret.

Ainsi Lesage s’était élevé du coup à la grande satire de mœurs, en s’affranchissant, au théâtre, de ses modèles étrangers : il n’en aura plus d’autre que Molière et la vie, pour oser Turcaret. N’oublions pas cependant sa docilité à prendre conseil du parterre[75]. Ce dernier, avant d’applaudir « le grand comique, critique et plein de finesse » de Crispin rival, avait fait deux fois échec aux autres adaptations espagnoles de son auteur, qu’il trouvait trop embrouillées et surtout trop éloignées de nos mœurs. Lesage se le tiendra pour dit : son Turcaret échappera si bien à ce double reproche, qu’il en essuiera de tout contraires, et beaucoup moins fondés d’ailleurs.

Outre cette heureuse docilité aux leçons du parterre, nous relèverons une preuve notable de la prudence du futur et prochain auteur de Turcaret, dans la conduite de son esprit. Ses pièces en cinq actes avaient échoué, et seul son acte de Crispin rival avait réussi : aussitôt, comme s’il se fût défié des longs ouvrages dramatiques, il présente coup sur coup deux comédies en un acte.

La première, qu’il baptise les Étrennes, voulant la faire jouer 1er janvier 1708, est refusée par les comédiens. Heureux refus ! puisque, ayant repris son acte, et considérant la fécondité de la donnée, il en tirera Turcaret, en quelques mois. Dans cet intervalle, il fait recevoir une nouvelle comédie en un acte, la Tontine, car nous lisons sur les registres de la Comédie-Française, à la date du 27 février 1708 : « On a reçu une petite pièce de M. Lesage pour être jouée après Pâques ». Elle ne devait l’être que vingt-quatre ans plus tard, « pour des raisons que le public se passera bien de savoir », nous dit l’auteur, pour « des raisons d’État », ajoute le chevalier de Mouhy qui, contre son ordinaire, paraît ici mériter notre confiance. L’institution de la tontine était devenue d’État, bon gré mal gré ; or Lesage la présentait comme une manière de jeu de hasard, où les médecins voient le dessous du jeu. Et puis il y avait des traits de satire singulièrement osés, cette riposte de Crispin, par exemple, à un soldat qui a déserté pour avoir reçu la bastonnade : « Pour te venger de ton capitaine, que n’attendais-tu un jour de bataille ? » Quoi qu’il en soit, Lesage, afin de prendre patience, rimera sa Tontine et en fera, pour son théâtre forain, un Arlequin colonel qui a ainsi un double titre à notre curiosité.

Voilà comment Lesage, quittant le genre de la comédie d’intrigue et l’école des Espagnols, aboutit à la comédie de mœurs dont il devait donner le chef-d’œuvre. Il semble pourtant qu’il soit revenu encore une fois à l’intrigue, avec ses Amants jaloux. Cette pièce ne fut jouée qu’en 1735 ; mais elle doit avoir été composée peu après Don César Ursin. On y reconnaît d’ailleurs le même art dans la conduite de l’intrigue. Lesage n’y pêche même que par un excès d’habileté. Des mots drôles et mordants y pétillent à travers un dialogue bien coupé : deux scènes de dépit amoureux, fort agréables vraiment, y reposent un peu des secousses d’une intrigue qui ricoche d’équivoque en équivoque, et n’est trop souvent qu’un jeu de propos interrompus, un peu agaçant.

Ces tentatives de Lesage pour maintenir la comédie d’intrigue en possession de la place trop large qu’elle avait occupée si longtemps sur la scène française, au détriment de la comédie de mœurs, ne firent pas école.

Sans doute il arrivera aux auteurs de comédies moralisantes, et même larmoyantes, d’intriguer plus ou moins adroitement leurs pièces, mais l’intérêt de l’intrigue n’y sera jamais que l’accessoire. Quand Destouches écrit son acte si joliment tramé du Triple mariage (1716), il en est encore à chercher sa voie.

Ce ne sera plus que de loin en loin qu’un petit acte bien fait – comme les Trois frères rivaux (1713) de Lafont, l’Étourderie (1737) de Fagan, l’Oracle (1740) de Saint-Foix, Heureusement (1762) de Rochon de Chabonnes – vaudra au genre un regain de succès. Désormais le comique de situation émigrera au théâtre forain et à l’Opéra-Comique, où nous le retrouverons bientôt. Sur la scène des Français, il se subordonnera au comique de mœurs, jusque dans les plus jolis imbroglios, – comme les Fausses infidélités (1768) de Barthe, ou encore dans ce tour de force de facture, véritable gageure de prestidigitation scénique, qu’est la Gageure imprévue (1768) de Sedaine – surtout dans le Barbier de Séville et le Mariage de Figaro, ces deux chefs-d’œuvre du savoir-faire, héritiers de toute « l’industrie » chère à Corneille, modèle de toute celle qui rendra fameux Scribe et son école.

 

 

CHAPITRE III - LA COMÉDIE DE MŒURS, DE LESAGE À BEAUMARCHAIS

 

Le comique de mœurs dans Dufresny : l’Esprit de contradiction (1700) ; le Dédit (1719) ; la Coquette de village (1715). – Parenté de son esprit avec celui de Marivaux. – La Réconciliation normande (1719), son chef-d’œuvre. – Son Joueur (1697) et sa Joueuse (1709).

Suite des Dancourades : les petits chefs-d’œuvre de Dancourt, après le Chevalier à la mode (1687) ; la Femme d’intrigue (1692) ; les Bourgeoises à la mode (1692) ; les Agioteurs (1710) ; le Moulin de Javelle (1696) ; la Parisienne (1691) ; la Désolation des Joueuses (1687) ; etc. – Son théâtre rival de celui dit de Gherardi dans la satire des mœurs.

Le chef-d’œuvre de la comédie de mœurs : Turcaret (1709). – Sa genèse sociale : les traitants et la détresse financière de la France, vers 1709 ; irritation de toutes les classes contre eux ; patelinage et mésalliances des redoreurs de blasons ; aigreur des bourgeois rentiers ; haine du peuple contre ces « sangsues » : preuves curieuses par les pamphlets enragés du temps contre cette « poignée de canailles » ; opportunité de Turcaret qui fut joué par ordre : preuve inédite de ce fait. – Genèse littéraire de Turcaret : ses devanciers, Harpin de Molière, Persillet de Noland de Fatouville, Patin, Farfadel, Mme Thibaut, Rapineau de Dancourt ; Griffet de Boursault. etc. – Examen de la pièce. – Le personnage de Turcaret et sa réalité. – La scène de M. Rafle. – Le succès réel de Turcaret et causes probables de l’interruption de ses représentations : les traitants dans la coulisse contre le parterre. – La postérité de Turcaret : les Agioteurs ; Arlequin traitant ; Belphégor ; Robert Macaire ; Mercadet ; Verdier des Aristocraties ; le Capitaliste de l’Honneur et l’Argent ; les Paganinis du journal dans les Effrontés ; Simonnet de la Bourse ; Jean Giraud de la Question d’argent ; Balardier de Ceinture dorée ; Valette du duc Job ; Tessier des Corbeaux ; Lechat de les Affaires sont les affaires. – La constitution de Turcaret et la poétique de notre Théâtre libre. – Conclusion sur son auteur, le plus moderne des classiques.

Évolution de la satire des mœurs vers celle des conditions, à partir de Turcaret. – L’École des bourgeois (1728), de d’Allainval, la plus remarquable des comédies de mœurs entre Turcaret et le Barbier de Séville. – Le Cercle ou la Soirée à la mode (1764), de Poinsinet, échantillon des petites comédies de mœurs qui foisonnent, et son modèle le Cercle (1755), de Palissot ; l’Impertinent malgré lui (1729), de Desmahis ; la Pupille (1734), les Originaux (1737), de Fagan ; les Dehors trompeurs ou l’Homme du jour (1740), de Boissy ; le Quart d’heure d’une jolie femme (1753), de Chevrier ; la Coquette corrigée (1755), de La Noue ; les Mœurs du temps (1760), de Saurin ; les Fausses infidélités (1768), de Barthe, menuaille sans originalité distincte.

 

Nous avons dit que tout le mérite de Dufresny ne consistait pas en son esprit, – vif quoique sec, et dont il aurait eu le ridicule de dire qu’il en avait plus que Molière, – non plus qu’en son entente de la scène, dont ses contemporains n’ont eu garde de méconnaître l’insigne dextérité, comme l’ont fait certains des nôtres[76]. Mais sa plus grande originalité fut d’annoncer Marivaux : c’est sans doute ce qui lui valut l’honneur unique d’être loué par ce dernier, qui n’a manifesté pareille sympathie pour aucun de ses confrères, y compris Molière.

De ce marivaudage avant Marivaux – c’est-à-dire d’une certaine subtilité observatrice dans l’analyse et la micrographie des sentiments, le plaisant mis à part – on a des échantillons significatifs dans l’Esprit de contradiction, le Dédit, la Coquette de village.

Leur auteur a d’ailleurs un autre lien de parenté avec l’auteur du Jeu de l’amour et du hasard. Son esprit est souvent exquis à la lecture ; il est comme un avant-goût de celui de Marivaux, mais il ne passe pas la rampe ; et, comme dit d’Alembert, le public n’en rit qu’après que les connaisseurs l’ont averti. La fantaisie de ses données est souvent inadmissible ; l’intrigue, bâtie là-dessus, est bien fragile ; ce n’est trop souvent que la menue monnaie de la satire de mœurs : son chef-d’œuvre, l’Esprit de contradiction est un badinage qui a, au fond, plus de gaieté que de réalité.

Sa pièce la plus solide est, à tout prendre, la Réconciliation normande. À ses mérites ordinaires dans la conduite de l’intrigue, dans la qualité du style et du dialogue, il a joint – sans trop courir cette fois après l’esprit, ni abuser des mots d’auteur – une attention dans la peinture des personnages et des mœurs, qui aboutit çà et là à de véritables nouveautés. Il y en a d’abord dans l’invention de la pièce et dans les situations qu’elle produit, notamment à la troisième scène du quatrième acte. Il y en a surtout dans les caractères du frère et de la sœur brouillés, que l’on amène, pour le mariage de leur nièce, à une réconciliation dont voici la tournure, en attendant l’issue qui est à la normande :

ANGÉLIQUE.

Ah ! quel bonheur pour nous !
Cette entrevue aura parfaite réussite,
Ah ! ma tante, à la paix mon oncle vous invite.

LA MARQUISE.

Pour te faire plaisir je le vois de bon cœur.

ANGÉLIQUE, courant à l’oncle.

Ma tante vient à vous.

LE COMTE.

Pour faire ton bonheur,
Je vais l’embrasser.

ANGÉLIQUE, à part.

Bon. Ils vont s’aimer, je pense.

LA MARQUISE, à part.

Quel effort je me fais !

LE COMTE, à part.

Ah ! quelle violence !

LA MARQUISE.

Eh ! bonjour, mon cher frère.

LE COMTE.

Embrassez-moi, ma sœur.

LA MARQUISE.

C’est avec grand plaisir.

LE COMTE.

Ah ! c’est de tout mon cœur.

LA MARQUISE.

Qu’entre mon frère et moi ce jour-ci renouvelle,
Pour soixante ans au moins l’amitié fraternelle.

LE COMTE.

Que plus longtemps encor, secondant mes désirs,
Le ciel comble ma sœur de biens et de plaisirs.

LA MARQUISE.

Nous voilà réunis.

ANGÉLIQUE.

Réunion charmante !

LE COMTE.

Et l’on peut s’assurer qu’elle sera constante.

LA MARQUISE.

Qui, quand vous promettez on peut compter sur vous ;
Et quelques démêlés qu’on ait vus entre nous,
À votre probité je rends toujours justice.

LE COMTE.

Il faut me pardonner quelque petit caprice ;
Et vous avez aussi quelque petite humeur :
Mais, toujours je l’ai dit, vous avez un bon cœur.

ANGÉLIQUE.

Ah ! vous êtes si bons tous deux.

LA MARQUISE.

Surtout mon frère.

LE COMTE.

Obligeante surtout, c’est là son caractère.
Ça, ma sœur, aujourd’hui j’ose vous demander
Une grâce.

LA MARQUISE.

À coup sûr je vais vous l’accorder.
Mais je voudrais aussi vous en demander une.

LE COMTE.

Tant mieux. C’est pour tous deux une égale fortune
De pouvoir sur-le-champ, contentant son désir,
Rendre grâce pour grâce, et plaisir pour plaisir.

LA MARQUISE.

Vous êtes effectif.

LE COMTE.

Je le suis, je m’en pique,
Que puis-je faire ?

LA MARQUISE.

C’est au sujet d’Angélique.

LE COMTE.

C’est d’Angélique aussi que je vous parlerai.

LA MARQUISE.

Vous devez l’avouer, et moi j’en conviendrai
Nous avons eu tous deux pour elle un peu de haine.

ANGÉLIQUE.

Vous m’aimez dans le fond.

LA MARQUISE.

Oui ; car je suis humaine.

LE COMTE.

La même humanité, les mêmes sentiments,
Nous viennent d’émouvoir tous deux en même temps ;
De la fraternité c’est l’effet sympathique.

LA MARQUISE.

Attendrissons nos cœurs en faveur d’Angélique ;
Ne la contraignons point de rester au couvent.

LE COMTE.

C’est à quoi je rêvais tantôt en arrivant ;
Oui, faisons-lui du bien.

LA MARQUISE.

Du bien, c’est ma pensée.

LE COMTE.

J’ai fait réflexion...

LA MARQUISE.

Réflexion sensée !

LE COMTE.

Que ce procès nourrit la discorde entre nous.

LA MARQUISE.

Même réflexion.

LE COMTE.

Je rompis avec vous
Pour cette terre.

LA MARQUISE.

Objet de notre brouillerie :
Faisons-en à ma nièce un don, je vous en prie.

LE COMTE.

J’allais vous en prier, d’honneur, dans le moment.

LA MARQUISE.

De nos prétentions...

LE COMTE.

Faire un don.

LA MARQUISE.

Justement.

LE COMTE.

Chacun s’est, comme l’autre, arrangé par avance.

LA MARQUISE.

De tous nos sentiments, voyez la convenance !
J’admire que de cœur... à... nous nous prévenions.

LE COMTE.

Sans nous être parlé que nous nous devinions !
Car vous voulez sans doute aussi qu’on la marie ?

LA MARQUISE.

Justement. Je le veux, même je vous en prie.

LE COMTE.

Il est juste qu’elle ait un établissement ;
Mais je dis au plutôt.

LA MARQUISE.

Oui, sans retardement.

LE COMTE.

Nous voilà de tout point d’accord sur cette affaire ;
Nous le serons toujours.

LA MARQUISE.

Assurément, mon frère :
Car le choix du mari vous est indifférent ?

LE COMTE.

Oui : qu’importe ? pourvu que le mari qu’on prend
Soit un homme de bien.

LA MARQUISE.

C’est cela, qu’il convienne.

ANGÉLIQUE.

Il me doit convenir, de quoique part qu’il vienne,
Ou de vous, on de vous.

LE COMTE.

La chose étant ainsi,
Je vous épargnerai l’embarras, le souci,
De chercher un mari pour elle.

LA MARQUISE.

Non, mon frère ;
Moi, qui reste à Paris, je ferai cette affaire.

LE COMTE.

Je prendrai volontiers le soin de la pourvoir.

LA MARQUISE.

Donnez-moi seulement par écrit un pouvoir.

LE COMTE.

Non, donnez-le moi, vous, je suis prudent et sage.

LA MARQUISE.

Mieux que vous je saurai faire un bon mariage.

LE COMTE.

Oh ! je veux m’en charger.

LA MARQUISE.

Monsieur, ce sera moi.

LE COMTE.

Je m’en charge, vous dis-je, et de plus je le dois,
Je me suis fait nommer son tuteur par justice.

LA MARQUISE.

Moi, pour la marier, je me nomme tutrice.

LE COMTE.

Moi, j’ai promis ma nièce, et me suis engagé.

LA MARQUISE.

Mon projet est aussi tout fait, tout arrangé.

LE COMTE.

Cet arrangement fait n’est que pure malice.

ANGÉLIQUE.

Eh ! ne vous brouillez pas !

LE COMTE.

Ah ! c’est un artifice,
Pour ne point consentir à l’homme que je veux.

LA MARQUISE.

Je reconnais mon frère, inquiet, soupçonneux.

ANGÉLIQUE.

Eh ! ma tante !

LE COMTE.

Ma sœur sera toujours maligne.

ANGÉLIQUE.

Eh ! mon oncle.

LA MARQUISE.

Ce trait de mon frère est bien digne.

LE COMTE.

En vain donc j’avais mis, pour avoir l’union,
Entre nous le chemin de Paris à Lyon.

LA MARQUISE.

Et pour venir la rompre après cinq ans d’absence,
De Lyon vous prenez exprès la diligence.

ANGÉLIQUE.

Vous voulez même chose, et vous êtes d’accord.

LE COMTE.

Quelle femme !

LA MARQUISE.

Quel homme !

LE COMTE.

Ah ! j’ai bien vu d’abord,
Tantôt en arrivant, que nièce et gouvernante,
Avaient fait contre moi leur brigue avec la tante.

ANGÉLIQUE.

Non, mon oncle, non.

LE COMTE.

Oh ! je saurai vous punir.

LA MARQUISE.

Ah ! c’est une rupture à n’y plus revenir.

ANGÉLIQUE.

Mais faut-il sur un rien...

LE COMTE.

Oui, ventrebleu, j’en jure...

LA MARQUISE.

Oui, j’en fais serment...

ANGÉLIQUE.

Mais pourquoi cette rupture ?

LA MARQUISE.

Ma nièce aura celui qui plus vous déplaira.

LE COMTE.

Je la donne à celui qui plus vous haïra.
Il s’en va.

ANGÉLIQUE.

À les raccommoder j’ai bien pris de la peine.

NÉRINE, à Angélique, qu’elle fait sortir.

Laissez-moi profiter de son accès de haine.

Nous signalerons encore tout le rôle du chevalier, pour sa dextérité et sa gaieté de bon aloi. Voici, par exemple, son entrée, qui pose le caractère :

LE CHEVALIER, dans le fond du théâtre, donnant son manteau à un laquais, comme arrivant.

Je veux l’appartement que j’eus l’autre voyage :
Préparez-le-moi vite ; il me convient.
À Angélique et à Dorante.
Eh bien !
Tristes déjà tous deux pour un mot, sur un rien,
Sur ce que je vous dis qu’un certain Procinville
Veut tout brouiller ? Non, non, sa brigue est inutile :
Dans cette affaire-ci, j’agirais puissamment :
Mais faites comme moi, traitons ceci gaiement.
J’ai toujours l’âme en joie : heureux don de nature !
J’y joins même quelque art ; car dans une aventure
Je n’observe jamais que le côté plaisant :
J’élude l’ennuyeux, je saisis l’amusant,
Et cela par raison, étant né sans fortune,
Sans bien, pour secouer cette idée importune,
Je trouve un patrimoine au moins dans ma gaieté.

Mais il ne faut pas exagérer : même dans ce sérieux effort de Dufresny vers le grand art, tout reste bien menu, sans la consistance suffisante, avec plus de finasserie que de gaieté, de tarabiscotage que d’esprit. Cet aimable comique est visiblement impuissant à faire sur la scène autre chose que des silhouettes, agréables d’ailleurs, comme celles qu’il excellait, paraît-il, à découper aux ciseaux.

Au reste, il savait crayonner au passage des traits de mœurs, s’il n’excellait pas à en faire des portraits. Voici, par exemple, un trait de son Joueur, qui n’a pas son pendant dans celui de Regnard :

LE CHEVALIER. – Un fauteuil !... (Il s’assied). Je suis abîmé ; j’en ai l’obligation à un homme, un homme, Frontin, un seul homme qui me suit partout.
FRONTIN. – Est-ce un de ces joueurs prudents qui ne donnent rien au hasard ?
LE CHEVALIER. – Non, je n’ai jamais joué contre lui.
FRONTIN. – Et comment vous a-t-il donc abîmé ?
LE CHEVALIER. – Il a la rage de me porter malheur en s’appuyant sur le dos de ma chaise. C’est un écumeur de réjouissance qui a la face longue d’une toise : dès que je le vois, ma carte est prise.

Il y a, jusque dans sa Joueuse (1709), des scènes d’un réalisme curieux, celle-ci notamment (a. II, sc. VIII) :

LISETTE. – Tout est tranquille dans la salle du jeu, car il n’y a plus personne ; les trois dès viennent de finir, et les grands acteurs du lansquenet ne sont pas entièrement arrivés ; cela fait un entracte. Pendant que vous êtes dans l’inaction, madame, voulez-vous que nous réglions nos petits comptes ?
LA JOUEUSE. – Ils seront faciles à régler, Lisette.
LISETTE. – Et difficiles à acquitter : savez-vous bien que vous me devez tous les soupers que vous m’avez donnés depuis trois mois ?
LA JOUEUSE. – Bon, tu nous donnes de plaisants soupers ; ils ne me font point d’honneur : on ne voit rien de propre, rien en ordre.
LISETTE. – Rien en ordre ? Rien de propre ? Est-ce ma faute, madame, si les joueurs acharnés à leur table n’y veulent point d’autre nappe que le tapis vert ? Ce n’est pas ma faute, si vous n’avez plus ni assiettes, ni cuillères, ni fourchettes. On prend du sel avec le coin d’une carte, et l’on voit courir à la ronde un chapon en l’air ; chacun en arrache son lopin, comme quand on tire l’oie ; celui-ci boit d’une main et joue de l’autre : l’un avale en gémissant, l’autre mâche en jurant : celui-ci mange les cartes avec son pain, et l’autre avale sa rage avec un verre de vin. Quel ordre puis-je mettre à tout cela, moi ?
LA JOUEUSE. – Enfin, je veux bien le passer cet article-là ce qui est dépensé est dépensé ; le reste est pour toi, je te le donne.
LISETTE. – Comment, madame, j’ai tout avancé, vous ne m’avez rien donné ; et le reste est pour moi ?
LA JOUEUSE. – Là ! là ! quoi ! Ne reçois-tu pas l’argent des cartes ?
LISETTE. – Je le reçois, je vous le prête, vous me le devez, je le dois : mais nous paierons tout quand nous gagnerons. Parlons à présent de Jacinte, dont le mariage me tient au cœur. Car Jacinte, pour ainsi dire, est ma propre fille, parce que vous n’avez pas le loisir d’être sa mère.
LA JOUEUSE. – J’ai plus de naturel que tu ne penses, Lisette, j’aime tendrement ma fille.
LISETTE. – Ça, dites-moi donc enfin à quoi vous la destinez, et raisonnons solidement là-dessus.
LA JOUEUSE. – Volontiers, raisonnons, et pesons bien toutes choses ; car hors ma passion du jeu, j’ai du jugement et de la tête, Lisette, et de la tête : consultons donc la raison et ma tendresse maternelle.
LISETTE. – La raison et la tendresse maternelle veulent que vous donniez Jacinte à un homme qui soit amoureux, parce que l’amour suppléera au peu de bien qu’elle a : ainsi il faut examiner.
LA JOUEUSE. – Lisette, n’est-ce pas à six heures que les gros joueurs doivent venir ?
LISETTE. – Eh ! madame, que votre tendresse maternelle m’écoute.
LA JOUEUSE. – J’écoute. Il me semble que j’entends un carrosse.
LISETTE. – Non, c’est une charrette. Je vous prie donc de faire attention...
LA JOUEUSE. – Écoutons.
LISETTE. – Écoutez donc.
LA JOUEUSE. – Ah ! celui-là est un carrosse.
LISETTE. – Oui, mais il passe.
LA JOUEUSE. – Hélas ! oui, il passe.
LISETTE. – Considérez donc que si...
LA JOUEUSE. – Oh, pour le coup voilà un carrosse qui arrête.
LISETTE. – Il passe encore.
LISETTE et LA JOUEUSE, ensemble. – Il passe, il passe.
LA JOUEUSE. – Ah ! je vois pourtant un homme qui monte ; il faut que j’aille faire ma partie. Écoute, Lisette, tu aimes ma fille, vois ce qu’il faudra faire pour son bien ; tout ce que tu feras sera bien fait.
LISETTE, seule. – Sa tendresse maternelle a la rage du jeu.

On dirait que Dufresny rivalise ici de réalisme avec Dancourt, comme il le fait ailleurs, avec non moins de bonheur, dans ses scènes de village et caricatures de paysan.

Car le flot des Dancourades, comme on disait alors, ne tarissait pas. Il coulera sur la scène de Molière jusqu’à l’année même de la mort de leur auteur si fécond, ses collaborateurs aidant (1725)[77], bien qu’il se fût retiré depuis sept ans dans sa terre de Berry et fît mentir le vers de Voltaire sur ce temps,

Où l’on fit tout, excepté pénitence.

Ce n’est pas pour l’invention et la variété des sujets que se recommandent au lecteur les 53 pièces qui nous restent de lui – et des nombreux collaborateurs connus et inconnus dont il fut le teinturier.

Amoureux contrariés ou brouillés qui se rejoignent au dénouement, trompeurs en amour ou en affaires, que l’on trompe finalement, voilà ses thèmes ordinaires et des plus traditionnels. « Il tourne sur le même pivot », comme on lui disait. Mais peu importe la banalité des cadres, c’est sa galerie qui vaut l’attention. Elle doit l’attirer d’abord sur ces grandes toiles, assez dignes du Chevalier à la mode, que sont la Femme d’intrigue (1692), les Bourgeoises à la mode (1692), les Agioteurs (1710) et trois ou quatre autres ; – mais aussi et surtout sur ces « crayons « d’après nature, qui ne sont pas du tout indignes de ceux de l’auteur des Fâcheux, avec un vivant mouvement et une gaillarde gaieté qui lui sont propres : le Moulin de Javelle (1696), la Maison de campagne (1688), la Parisienne (1691), la Désolation des Joueuses (1687), les Curieux de Compiègne (1698), les Vendanges de Suresnes (1695), la Folle enchère (1690), le Tuteur (1695), le Mari retrouvé (1698), la Foire de Bezons (1695) et la Foire St-Germain (1696), l’Opérateur Bary (1704), l’Été des coquettes (1690), le Retour des Officiers (1691), les Trois Cousines (1700), Madame Artus (1708), etc.

On reconnaît alors le prix de ce que La Harpe appelle trop dédaigneusement « le batelage de Dancourt ». Il est plus juste de nommer leur auteur – avec son plus récent et plus avisé critique[78], et en ne considérant que les Dancourades – : « le père du vaudeville ». Par la foule – bigarrée et un peu confuse, faute de caractères individuels, mais si amusante et si vivante, en bloc – de ces pochades d’après nature, ses paysanneries comprises, il apparaît comme un des petits, mais authentiques légataires de Molière.

C’est dans ses vaudevilles qu’il faut glaner, aussi bien que dans le théâtre dit italien, les traits épars du tableau cru de la décadence des mœurs à la fin du siècle de Louis XIV. C’est lui qui, concurremment avec les auteurs du Théâtre de Gherardi, mais sans pousser autant qu’eux à la charge, a le mieux peint la mêlée pittoresque de tous les aigrefins de la ville et des champs, particulièrement ces escrocs nés « des basses eaux du clergé et de la noblesse », de la magistrature et de la finance, petits et grands collets, plumets et partisans qui font alors leurs coups en sourdine, jusqu’à ce que vienne l’heure de mener effrontément les saturnales de la Régence. Nous avons d’ailleurs montré[79] qu’il avait, au moins une fois, réussi à grouper ces traits en un tableau, dans ce Chevalier à la mode, dont le mérite est hors de pair dans son théâtre, comme parmi ses contemporains jusqu’à Lesage.

Mais nous voici arrivés en face de Turcaret (1709). C’est le chef-d’œuvre de la comédie de mœurs, au dix-huitième siècle. Il mérite de nous arrêter encore plus longtemps que le Chevalier à la mode. Nous allons d’abord expliquer sa portée par sa genèse sociale et littéraire. Nous considérerons ensuite sa valeur absolue. Enfin, pour achever de déterminer sa juste place dans l’histoire de la comédie, nous indiquerons l’influence qu’il a exercée jusque sur nos plus hardis contemporains.

La Bruyère, tout en épuisant ses traits les plus amers contre les manieurs d’argent, ces âmes « sales, pétries de boue et d’ordure », écrivait avec découragement : « Un projet assez vain serait de vouloir tourner un homme fort sot et fort riche en ridicule : les rieurs sont de son côté ». Lesage osa espérer qu’ils seraient du sien, vingt ans après. On exalte d’ordinaire l’audace de son calcul ; il vaudrait mieux en montrer l’adresse, en prouvant qu’en dépit de certaines apparences le pouvoir et l’opinion étaient d’accord, vers 1709, pour soutenir et applaudir Turcaret, et que la scène de Molière elle-même était préparée à recevoir cette satire sociale, quand son auteur l’y porta. La réputation de hardiesse de Lesage en souffrirait peut-être, mais l’intérêt historique de sa comédie s’en accroîtrait ; et ne suffit-il pas que la vérité y gagne ?

Turcaret fut achevé dans les premiers mois de 1708, car nous relevons cette mention sur le « livre des feuilles d’assemblée » de la Comédie-Française : « Aujourd’huy mardy, quinzième may 1708, la compagnie s’est assemblée extraordinairement dans la salle de son hostel pour entendre la lecture d’une pièce en cinq actes de M. Le Sage ». Le moment pouvait paraître mal choisi pour faire applaudir une satire contre les traitants. N’étaient-ils pas au pinacle et, quelques jours auparavant, le roi, qui était encore Louis XIV, ne s’était-il pas promené dans Marly entre Bergheyck, qui gouvernait en Flandre les finances d’Espagne, et Samuel Bernard lui-même, « en disant autant » au traitant qu’au ministre, au vu et au su de toute la cour ? Ne semblait-il pas, en vérité, qu’un nouveau pouvoir s’installât dans l’État, et avec quelle assurance ! Il faut contempler, au Cabinet des Estampes, certaine gravure d’un portrait peint par Hyacinthe Rigaud. Le personnage, dans un accoutrement fastueux, trône, sous un péristyle, au haut d’un perron magnifique, accoudé sur une table où s’arrondit une grosse mappemonde, et, tournant, majestueusement sa face vers un public invisible, il lui désigne d’un geste royal des vaisseaux dans un port, cependant qu’un vent de victoire fait flotter au-dessus de sa tête un dais de draperies. Est-ce Louis XIV disant : L’État c’est moi, ou au moins Colbert montrant sa flotte ? Non, c’est Samuel Bernard, « chevalier de l’ordre de Saint-Michel, comte de Goubert, conseiller d’État », d’après le cartouche, maltôtier et banqueroutier avéré, d’après l’histoire, et dont Saint-Simon nous dit les infamies.

Mais pour n’être pas plus dupes de cette apparente grandeur que ne le furent les contemporains, regardons-en les fondements. Les complaisances du pouvoir pour les traitants lui étaient commandées par une affreuse détresse, dont il faut bien se rendre compte. On en trouve le bilan dans le mémoire officiel de Desmarets, neveu et élève de Colbert, que le roi venait d’appeler au contrôle des finances. Le total des dépenses prévues pour 1708 s’élevait à près de 700 millions, et, pour y faire face, il restait 20 millions de fonds libres. D’ailleurs les revenus avaient été consommés d’avance, jusqu’en 1717, par des assignations anticipées. L’État ne pouvait même plus manger son blé en herbe, et il avait si bien joué du hautbois, selon la recette et le calembour de Panurge, que les forêts du domaine étaient rasées. La guerre se faisait à crédit, la famine décimait l’armée, et les soldats demandaient lamentablement à leurs généraux le pain quotidien. Pour vaincre, les alliés comptaient moins sur leurs troupes que sur notre détresse financière. Pour sauver la France, il ne fallait rien moins qu’un miracle : le mot est dans Desmarets comme dans Saint-Simon. Grâce à 30 millions d’or et d’argent, que rapportèrent des mers du Sud et que prêtèrent au roi les armateurs malouins, et à 40 millions qu’on tira encore des traitants en 1709 ; grâce à l’héroïque boucherie de Malplaquet et à la pitié intéressée de la reine Anne ; grâce surtout à Denain, « le miracle visible » attendu par Saint-Simon se fît, et Louis XIV put du moins commencer à descendre avec majesté – selon l’expression risquée, mai§ expressive, de Michelet – le Niagara de la banqueroute, où allaient s’engouffrer ses successeurs.

Cependant les partisans trouvaient honneur et profit dans la honte et dans la détresse publiques, et ne savaient pas s’en taire. À Bourvalais qui se vantait d’avoir soutenu l’État, quelqu’un de la cour répliqua pour tous qu’il l’avait soutenu comme la corde soutient le pendu. Au fond, le pouvoir avait pour ces corsaires, qui le rançonnaient effrontément, les bonnes grâces grimaçantes d’un fils de famille aux prises avec un usurier. Aussi les laissera-t-il, avec une joie secrète, tomber en proie au mépris public dont les pamphlets et la scène allaient être les organes, en attendant qu’il satisfît sa sourde colère par les brutalités de ses enquêtes et de ses chambres de justice.

Même patelinage et même irritation chez les nobles à l’endroit des traitants. Au temps des Caractères, leurs voleries et leurs ridicules n’indignaient guère que des philosophes clairvoyants comme La Bruyère, ou envieux et chagrins comme le provincial dont se moque si agréablement Gourville dans ses Mémoires ; mais la noblesse s’accommodait aisément des financiers, moyennant finances. Un bon mot vengeait alors d’une mésalliance ou d’une impertinence. Il faut bien fumer ses terres, dira Mme de Grignan, pour se consoler de marier son fils à la fille du financier Saint-Amand. « Les millions sont de bonne maison », ajoutait la spirituelle grand’mère ; et puis ne fallait-il pas payer la cruelle chère de Grignan et se tirer des pattes de la Reinié, la marchande à la toilette qui apportait si bruyamment ses notes jusque chez M. le lieutenant-gouverneur de Provence ? À quelqu’un qui la plaint de faire antichambre chez Berryer – un champignon de la finance – mêlée à la foule des laquais, Mme Cornuel confiera : « Hélas ! j’y suis fort bien, je ne les crains point tant qu’ils sont laquais ». Mais voici qu’ils ont l’oreille du roi et le pas-devant sur les ducs et pairs. Quel frémissement de rage alors, dans les rangs des courtisans ! « J’admirais, dit Saint-Simon regardant Louis XIV faire les honneurs de Marly à Samuel Bernard, et je n’étais pas le seul, cette espèce de prostitution du roi ». Constatons aussi que Dangeau, dans son Journal, en relatant cette fameuse promenade de Marly, qui coûta onze millions à Samuel Bernard, ne nomme que Bergheyck, et reste muet sur le second compagnon de Sa Majesté : et ce silence du fidèle Dangeau nous paraîtra encore plus significatif que le gros mot de Saint-Simon. Hélas ! le roi n’était pas le seul à se prostituer, et Saint-Simon oublie ici que son propre beau-père, le maréchal de Lorges – « ce pauvre diable de qualité », nous dit Bussy – « n’avait eu de solide que le bien de la fille du laquais qu’il avait épousée », lequel était le financier Frémont. Duclos remarquera que la finance et la cour portent souvent les mêmes deuils. Il est vrai : ils portaient en même temps, les uns le deuil de leur argent, les autres celui de leur honneur.

La bourgeoisie elle-même s’aigrissait contre les traitants. Longtemps elle n’avait vu, dans le faste des financiers, que la vanité d’une aristocratie d’argent qui rivalisait avec celle de la naissance ; et il n’y avait pas là de quoi l’offusquer, bien au contraire. N’était-ce pas une aristocratie ouverte et dont les insolences la vengeaient de celles de l’autre ? Et puis la foule bourgeoise des rentiers de la ville prenait fort aisément son parti du luxe étalé et des pires débauches des partisans, pourvu qu’ils maintinssent un semblant de stabilité dans les revenus de l’État, et lui évitassent, en prêtant au roi, ces odieuses réductions de rentes auxquelles Mazarin et Colbert avaient eu recours sans vergogne, comme leurs pires prédécesseurs. Mais ces calculs bourgeois venaient d’être singulièrement brouillés par la détresse financière qui avait suivi nos désastres. La création incessante de papier-monnaie, sous différents noms, assignations, billets de subsistance, de monnaie, etc., avait mis en circulation une somme énorme de 413 millions d’effets à terme. Les ajournements de ces billets à l’échéance, ou les cessations brusques de paiement, prolongées jusqu’à 18 mois (1708-1709), mettaient la foule des porteurs, des malheureux petits rentiers, à la merci des gros spéculateurs. Or ces derniers en profitaient, avec une effronterie incroyable, faisant l’escompte à un taux énorme, agiotant sur les billets même qu’ils avaient souscrits et dont ils étaient la caution. On pense si les bons bourgeois avaient cessé de voir dans les traitants les garants de leurs revenus, et s’ils étaient prêts à faire chorus avec les nobles contre Turcaret ! D’ailleurs à ces grandes friponneries, à ces « usures énormes qui feraient horreur si oh les rapportait », au dire d’un contemporain, il faut joindre toutes ces fourberies des prêteurs à la petite semaine, renouvelées d’Harpagon, que les rois même de la finance n’avaient jamais dédaigné de faire pratiquer par leurs hommes de paille, par leurs Rafles de tout acabit.

Quant au peuple, il reportait sur les partisans sa rancune séculaire contre la brutalité et les coquineries de la perception des impôts, laquelle s’opérait, alors plus que jamais, par voie de doubles frais, de forcements arbitraires, etc., et surtout contre l’assiette de quelques-uns d’entre eux, de la gabelle, par exemple, si vexatoire qu’une famille, n’ayant pas épuisé son lot de sel de table, ne pouvait, sans une procédure nouvelle, employer le surplus à saler son lard. Dès lors l’impopularité des traitants se résumait dans l’expression formidable de « sangsues d’État... sangsues du peuple », qui courait partout, que nous trouvons sous la plume de Vauban, comme dans le Beauchêne et le Théâtre de la Foire de Lesage, et qui, retentissant encore à la fin du siècle devant la Convention, dans la bouche de Bourdon de l’Oise, sera un arrêt de mort pour trente-deux fermiers généraux, parmi lesquels on a la tristesse de compter Lavoisier.

Ainsi s’amassait contre les traitants, dès le début du siècle et dans toutes les classes de la société, un trésor de haine. Mais, avant de faire explosion dans Turcaret, cette haine, croissant avec la détresse publique, avait grondé dans des pamphlets fort curieux. Interrogeons-les un peu, car Lesage les avait certainement lus. Ils auraient même suffi à lui donner le ton et à lui offrir de vivants modèles pour son héros, à défaut de ses observations personnelles et de sa rancune légendaire contre les gens de finance.

Le plus curieux de tous ces libelles a pour titre : Nouvelle École publique des finances ou l’Art de voler sans ailes, et date de 1708. Il est donc exactement contemporain de la conception de Turcaret, et traduit les mêmes sentiments publics sur les financiers. On y dénonce pêle-mêle à l’indignation des Français cette « poignée de canailles qui cause le malheur de millions d’âmes » : les Choppin, les Thévenin, les Lacourt, les Rousselin, les Masson, les Farcy, les Desbuttes, les Taillefert de Soligny, etc. On en comptait quatre cents. Mais faisons l’honneur d’une mention spéciale à quelques-uns d’entre eux : à Deschiens, qui avait établi ce papier timbré si odieux qu’on s’en servit à Bordeaux pour brûler le directeur des commis, et à propos duquel courut ce quatrain :

On a toujours bien dit : Le papier souffre tout ;
Et malgré la blancheur qui fait son innocence,
Le roi lui fait donner la fleur de lys en France,
Et le donne à Deschiens qui le barbouille tout ;

à Bourvalais encore que l’on désignera couramment comme l’un des originaux de Turcaret, et qui, au sortir de la Bastille, sera hébergé et choyé par d’Argenson, garde des sceaux et président des finances ; à La Noue, enfin, cet autre modèle de Turcaret, d’après les contemporains, auquel l’auteur de notre pamphlet prête, dans une orgie de traitants, une apologie des voleries, des vices et des inénarrables débauches de ses pareils, dont le cynisme naïf rappelle par le ton, sinon par le style, la harangue du sieur de Rieux dans la Ménippée.

On doit noter surtout, dans ces pamphlets, pour s’en souvenir en lisant Turcaret, que l’insolence des partisans qui insultaient à la misère publique était singulièrement aggravée, aux yeux des contemporains, par la bassesse originelle de la plupart d’entre eux. La Noue, par exemple, était fils d’un paysan des environs de Dreux. Mais c’est surtout en ouvrant certain manuscrit de la Bibliothèque nationale – où sont relatés les « noms et origines de MM. les fermiers généraux des fermes unies de France » – que l’on en apprend de belles sur les pairs et compagnons des Grimod de la Reynière, des Dupin, des Saint-Valery, des Héron de Villefosse, des Le Mercier, tous nés et bien nés, eux, comme « les gentilshommes associés » de M. Turcaret. Voici, par exemple, Bragouze, venu de Montpellier à Paris avec le bagage de Figaro, « sans autre équipage qu’une trousse garnie de rasoirs » ; de la Bouexière, Dangé, anciens laquais, Frontins pris sur le vif ; Audry, fils d’un pauvre boulanger ; de la Combaude, fils d’une blanchisseuse de Rennes, etc. Turcaret devait paraître bien comique au parterre du temps, en s’écriant : « Je vais à une de nos assemblées, pour m’opposer à la réception d’un pied-plat, d’un homme de rien, qu’on veut faire entrer dans notre compagnie ».

Bref, après avoir écume, comme il convient, les pamphlets précurseurs ou contemporains de Turcaret, auxquels l’Art de voler sans ailes a plus ou moins servi de modèle, et en tenant compte de tous les grossissements inhérents au genre, on voit clairement que l’opinion publique rendait les maltôtiers responsables, à tort ou à raison, des misères et des hontes qui avaient suivi Blenheim et Ramillies. Un de ces pamphlétaires déplore même, en 1709, que le projet récent d’une chambre de justice n’ait pas abouti. Il demande qu’on livre « cent de ces petits tyrans à la juste fureur des peuples, un petit jour de halle, et qu’on enferme toutes leurs maîtresses aux Madelonnettes, après leur avoir donné le fouet ».

J’admire encore, s’écrie-t-il, la docilité du peuple qui les fournil, qui se laisse éclabousser par tous ces beaux carrosses qu’ils ont payés malgré eux, et qu’ils ne se déchaînent pas contre ceux qui les remplissent en les assommant lorsqu’ils passent sous leurs yeux. Quoi ! des millions d’âmes, dont Paris est rempli, ne peuvent détruire quatre cents misérables laquais revêtus, qui leur coupent journellement la bourse !

Voilà ce qui s’écrivait à Paris, sous la rubrique de Cologne, à la date même où l’on répétait Turcaret à la Comédie-Française. De là les efforts des partisans pour en prévenir d’abord la représentation, en achetant l’auteur, qui ne voulut se vendre à aucun prix, et ensuite pour faire tomber la pièce à grand renfort de « clefs de meute », comme dit la Critique de Turcaret. De là aussi la connivence du pouvoir, tout heureux de détourner de lui sur les fermiers et sous-fermiers la colère et l’inquiétude publiques. Nous lisons en effet dans un pamphlet, daté de l’année même où fut joué Turcaret, un passage qui indique clairement la tactique officielle. Qu’on pèse ces distinguo d’une délicatesse au moins officieuse :

Ce qui attire aux partisans cette haine générale des hommes (dit l’auteur des Partisans démasqués) ne provient que de la manière orgueilleuse et sans miséricorde dont ils se servent pour lever les impôts que le roi est forcé d’exiger de ses sujets, pour soutenir sa gloire et les intérêts de sa couronne, contre tant d’ennemis ligués et jaloux de sa Grandeur... Elle fait mille fois plus de peine à tous les peuples que l’impôt même.

On comprend maintenant pourquoi la première représentation de Turcaret était reculée indéfiniment par les comédiens et les comédiennes, plus accessibles sans doute que l’auteur aux arguments et aux espèces de Messieurs les partisans, pourquoi celui-ci en appelait à l’opinion publique par des lectures réitérées dans les salons, pourquoi enfin la pièce fut jouée par ordre[80].

La comédie de Turcaret vint donc à son heure. Inspirée peut-être par des rancunes personnelles de l’auteur, mais, à coup sûr, écho fidèle de la haine publique contre les hommes d’argent, elle marque avec éclat une phase curieuse de la lutte des classes sous l’ancien régime, et une date mémorable de la longue histoire de la ploutocratie moderne, comme dira le marquis d’Auberive, dans les Effrontés. Toutefois l’auteur devait se hâter s’il voulait faire rire le public à sa pièce, car, quelques années plus tard, l’étendue des ruines accumulées par le Système eût obligé tout le monde d’y pleurer de rage.

On verra plus loin qu’il eut le mérite d’y réussir plus qu’on n’a dit, outre celui d’écrire un chef-d’œuvre. Mais il nous reste à montrer qu’il fut aidé, dans cette double tâche, non seulement par le pouvoir et par l’opinion, par La Bruyère et par les pamphlets que nous venons d’exhumer, mais aussi et plus directement encore, par une douzaine de pièces de théâtre antérieures à la sienne. Une revue rapide de ces antécédents littéraires de Turcaret achèvera de déterminer l’opportunité et la portée historique de cette comédie, tout en mesurant l’originalité de son auteur.

Une esquisse de Molière fut le premier modèle de Lesage. M. Harpin, receveur des tailles des 269 paroisses de l’élection d’Angoulême, taxée à 400 000 livres, est un financier notable. Il a le verbe haut ; et quand il vient troubler la fête, en déclarant qu’« il n’est point d’humeur à payer les violons pour faire danser les autres », il a déjà le ton et l’encolure de Turcaret. Poussez le rôle au premier plan ; prêtez à M. Harpin les versets grotesques de Thibaudier ; affinez la comtesse d’Escarbagnas et son vicomte, et vous avez là, à n’en pas douter, le germe d’où naquit Turcaret.

Voici d’ailleurs d’autres variétés du même type dont Lesage fera son profit, et qui ont contribué à lui préparer un parterre capable de supporter et d’apprécier toutes les audaces de sa pièce. C’est d’abord le financier Persillet, introduit par le malin Noland de Fatouville sur cette scène italienne que Lesage connaît bien et à laquelle il empruntera même le nom de M. Rafle[81]. Persillet, qui est, en outre, un usurier comme tous ses pareils, a le faste et le mauvais goût de Turcaret dans son costume « tout chargé de rubans rouges », ainsi que dans le langage de ses déclarations, témoin celle-ci : « Madame, si un peu de fortune broyée avec beaucoup d’amour pouvait rendre un homme comme moi supportable... » Et quelle impertinence sur le chapitre des femmes ! « Il faut avouer, s’écrie le fat, que les femmes de qualité ont bien de la peine à se rendre ; il n’en échappe pourtant guère à nous autres financiers ». Il ne disait que trop vrai, comme le prouvent surabondamment les papiers secrets du surintendant Fouquet, et tant de marchés honteux conclus, au rapport de Saint-Simon et de Mme de Sévigné, par des baronnes plus authentiques que celle de Turcaret. Ce coquin appelle sa corporation « la pépinière de la noblesse », ce qui fait songer au mot de Montesquieu sur « le corps des laquais », qui est en France « un séminaire de grands seigneurs ». Il débite une cynique apologie de la banqueroute, et en exécute une avec la complicité de sa femme qui d’ailleurs, aidée de sa fille, le ruine par son luxe. Du moins celle de Mercadet sera honnête. Ce Banqueroutier de Fatouville, tout contemporain qu’il est des Caractères, est déjà fort près, ce nous semble, de Turcaret pour ses hardiesses.

Puis vient Dancourt avec ses croquis – si alertes et si réalistes – de financiers qui auront tant de traits communs avec le héros de Lesage. M. César-Alexandre Patin, dans l’Été des coquettes, est décrassé par Mlle Angélique. Il lui donne à souper avec un musicien qui fait des paroles sur des vers de son cru, et il paie scrupuleusement à sa belle ses dettes de jeu, en ornant son billet doux du style de la finance. M. Farfadel, dans la Foire Saint-Germain, dont toutes les femmes, « grisettes et femmes de qualité », sont folles, à l’en croire, dit à l’une qu’il veut l’épouser, donne de l’emploi aux frères ou aux cousins de l’autre, et lorsqu’il a soupé trois ou quatre fois avec la demoiselle, « crac, il les révoque » – ce qui est justement l’accident redouté par le Flamand de Turcaret et qu’il prie la baronne de lui épargner –. Mme Thibaut, l’héroïne de la Femme d’intrigue, la faiseuse, nous offrira dans la scène avec Gabillon, son homme de paille, un défilé de dupes, saluées au passage de mots crus et durs, qui est tout à fait analogue à celui de la fameuse scène entre Rafle et Turcaret. Mais le Retour des officiers provoque un rapprochement plus notable encore. M. Rapineau, sous-fermier, qui rêve d’épouser une femme de qualité, y voit ses projets rompus par son frère Maturin, lequel joue un rôle fort semblable à celui de la sœur de Turcaret. Pour se venger d’avoir été dépouillé par Rapineau de la commission de « rat de cave de campagne », qui était le prix de son silence, ce Maturin vient crier leur parenté et celle d’une sœur, Nicole, « qui garde des vaches auprès de Corbie », ce qui fait un dénouement fort semblable à celui de Turcaret. C’était déjà d’ailleurs celui du Joueur (antérieur d’un an), où le marquis est si plaisamment démarquisé par Madame la Ressource, sa cousine. Ce ne sont pas là des rencontres fortuites. Elles ne diminuent pas la gloire de Lesage, mais elles commandent qu’on y associe ceux qui eurent l’honneur de lui servir de modèle et qu’on oublie trop aisément.

Il faut compter enfin, an premier rang, parmi les pièces qui facilitèrent les audaces de Turcaret, l’Esope à la cour de Boursault. M. Griffet, « homme important » qui veut « mourir au lit d’honneur, être fermier » – tout comme le Valette du Duc Job voudra être agent de change et « monter au parquet » – y donne une cynique explication du « tour de bâton » et de tous les revenants-bons du métier, sur lesquels Turcaret sera trouvé trop discret. Cette pièce aura même l’honneur de venger la morale, à l’époque du Système, en suppléant sur la scène de Molière Turcaret, que les démêlés de l’auteur et des comédiens en tenaient exilé.

Quant aux autres ridicules des gens de finances, que la comédie de Lesage résumera et incarnera devant la postérité, on pourrait les trouver épars dans le reste du théâtre de Dancourt, dans la Critique du Légataire et le Joueur de Regnard, dans la Coquette et la Fausse Prude de Baron, dans l’Esprit de contradiction de Dufresny.

Mais il suffit. On voit que la scène comme le pouvoir, la cour, la ville, et, au besoin, le peuple étaient préparés à accueillir et à goûter Turcaret. Les documents foisonnaient autour de l’auteur, sans qu’il eût à remonter jusqu’à Trimalchion, comme l’insinue Voltaire ; les circonstances sollicitaient sa verve ; il n’avait plus qu’à s’inspirer de son honnêteté et de son génie.

À Cléofas qui, dans le Diable boiteux, lui demande pourquoi une traduction du Misanthrope a été très mal reçue à Madrid, Asmodée répond que les Espagnols, étant capables d’une extrême attention, aiment l’embarras agréable où les jettent les pièces d’intrigue, tandis que les Français, qui n’aiment pas qu’on les occupe et dont l’humeur est satirique, se bornent volontiers au plaisir de voir tourner leur prochain en ridicule ; que d’ailleurs les plus belles pièces espagnoles traduites en France n’y auraient aucun succès ; et qu’un auteur de ce pays-là en a fait la triste expérience, il n’y a pas longtemps. « Mais quelle sorte de comédie est la meilleure, réplique Cléofas, d’une pièce d’intrigue ou de caractère ? – C’est une chose fort problématique, » repart le diable, etc. Ce dialogue avait lieu en 1707. Or, justement à cette date, Lesage, instruit par sa triste expérience, tranchait le problème à sa guise en écrivant Turcaret qui n’est ni une comédie d’intrigue, ni une comédie de caractère, mais une comédie de mœurs, et, à vrai dire, le chef-d’œuvre du genre, au dix-huitième siècle, avant le Mariage de Figaro.

Il comprit que, dans la voie nouvelle qu’il s’ouvrait, il devait s’interdire les intrigues savantes dont il avait appris le secret à si bonne école. Outre l’inconvénient d’être peu goûtées du public français, ces sortes d’intrigues avaient à ses yeux celui d’éviter une attention qu’il voulait désormais tout entière pour sa peinture des mœurs. Néanmoins, ne prenons pas trop à la lettre, dans la Critique de Turcaret, la boutade d’un cavalier espagnol contre la sécheresse de l’intrigue. Il y a là un peu de malice de la part de l’auteur. Sans répéter non plus avec Geoffroy que l’intrigue de Turcaret est « un chef-d’œuvre d’art et de conduite », et tout en observant que les entrées et les sorties des personnages sont traitées à la cavalière, qu’il y a beaucoup de scènes à tiroir comme celles de Rafle et de Flamand, il faut convenir pourtant que l’exposition est fort nette, que les principaux personnages y sont vite et bien posés, que l’intérêt y est suffisamment noué par l’attente où l’on est de l’effet des menaces de Marine, quand elle est allée découvrir le pot aux roses à Turcaret, et qu’en somme l’action est lancée avec une vitesse suffisante. Le « ricochet de fourberies » va ensuite son train, et fort joliment, laissant toujours la place libre aux situations qui peignent les mœurs et les caractères, amenant et préparant, avec assez de vraisemblance, les rencontres si plaisantes du dénouement, un des plus comiques qui soient au théâtre.

Le naturel et l’agilité d’un dialogue exempt de tirades et de mots d’auteur, la vérité mordante d’un style tantôt naïf comme celui de Molière, tantôt spirituel comme celui de Regnard, contribuent, avec la transparence de l’intrigue, à donner un plein relief à la peinture des personnages et du milieu où ils évoluent.

Il convient toutefois de ne pas surfaire l’originalité de ceux qui entourent Turcaret. Il n’en est pas un qui n’eût déjà son pendant et même son modèle dans le répertoire comique. Combinez les coquetteries et coquineries des « demoiselles de la moyenne vertu », mises en scène par les fournisseurs du Théâtre-Italien et par Dancourt – notamment de Mme Thibaut la faiseuse – avec l’élégant sans-gêne de la Dorimène du Bourgeois gentilhomme, et vous avez la baronne. Sur ce point même, Lesage semble aller spirituellement au-devant de la remarque, quand sa Mme Jacob se présente de la part de Mme Dorimène, laquelle est une amie de la maison évidemment, puisque la porte s’ouvre aussitôt. Et cette Mme Jacob elle-même n’est-elle pas une vieille connaissance ? Comme Frosine, elle n’a « d’autres rentes que l’intrigue et l’industrie » : à l’exemple de l’entremetteuse de l’Avare, elle fait des mariages légitimes et peut-être aussi les autres, quoiqu’elle en dise – tout comme ses aïeules, les vilotières du temps jadis, la Macette de Régnier et la Vieille Auberée de nos fableors –. Le chevalier de Turcaret est pris tout vif du Chevalier à la mode. On se souvient qu’à la fin de cette pièce, le héros sort pour aller retrouver sa vieille baronne, « jusqu’à ce qu’il vienne quelque meilleure fortune ». Cette fortune est venue sous les traits de la jeune baronne de Porcandorf, née de la Dolinvillière, et le chevalier continue avec elle son même et équivoque manège. Le rôle du marquis libertin, délicieux d’ailleurs, est peint d’après Dancourt – surtout d’après Regnard, dans le Retour imprévu – autant que d’après les mœurs du temps. La friponnerie sarcastique de Frontin et de Lisette est une suite naturelle, et peut-être un peu encombrante, des exploits du même couple dans Crispin rival. Nous signalerons pourtant le comique des scrupules de Marine, « cette espèce de mère », et le plaisant des niaiseries ineffables de Flamand, comme autant de nuances de haut goût dans ces rôles de valets déjà si difficiles à renouveler. Reste Turcaret.

Il procède évidemment de tous les financiers de théâtre que nous venons d’énumérer, notamment de M. Harpin dont il cumule les ridicules avec ceux de M. Jourdain, étant usurier d’ailleurs comme Harpagon : mais il est surtout, suivant la recette de Molière, peint d’après nature.

Il personnifie, avec un relief admirable, ces ridicules, ces travers et ces vices des traitants qui défrayaient les pamphlets du temps, comme nous l’avons montré, autant du moins que la bienséance nous le permettait. Sa condition d’abord est définie avec une précision suffisante pour que nul n’en ignore. Il est fils d’un maréchal de Domfront, et époux volage de la fille de M. Briochais, pâtissier dans la ville de Falaise. Après avoir été laquais du grand-père du marquis de la Tribaudière, il est devenu traitant, réalisant le rêve de Crispin. Il fait partie d’une compagnie, où l’on se pique de ne pas laisser entrer un pied-plat, et il a pour associés des gentilshommes. Il fait des commis et même des directeurs ; et il les envoie jusqu’en Canada. Sa prose est signée et approuvée de quatre fermiers généraux. À n’en pas douter, il traite de pair à compagnon avec les Bourvalais, les La Noue, les Deschiens, les Soligny et autres héros de nos libelles. Il a leur faste ou leur rapacité, selon l’occasion et la tentation : il envoie à sa maîtresse des billets au porteur de 10 000 écus ; mais il lésine sur la pension de sa femme, et il fait tenir un bureau d’usure par un homme de paille, gardant du reste, à travers ses fureurs d’amant trahi qui brise tout, ce coup d’œil de l’homme d’affaires qui lui permet d’évaluer au plus juste le prix de la casse. Il a aussi leur insolence et leur sottise : et cette insolence a un accent plébéien qu’on démêle aisément dans la grande scène de jalousie, très curieuse à comparer, pour la différence si naturelle du ton, avec celle du Misanthrope ; et cette sottise, immortelle d’ailleurs chez ses pareils, n’est-elle pas peinte au vif, sous le grossissement nécessaire à la scène, quand Turcaret assure de sa flamme sa Philis,

Comme il est certain que trois et trois font six,

ou quand, pour prouver qu’il a le goût de la musique, il s’écrie qu’il est abonné à l’Opéra et qu’une belle voix soutenue de la trompette – déjà si chère à M. Jourdain – le jette dans une douce rêverie ? Enfin il a, au plus haut degré, l’immoralité et la sécheresse de cœur de ses odieux modèles. Il laisse gueuser les siens, justifiant cet autre mot de La Bruyère : « Il y a une dureté de complexion : il y en a une autre de condition et d’état. Un bon financier ne pleure ni ses amis, ni sa femme, ni ses enfants ». Enfin ne va-t-il pas jusqu’à faire horreur, dans la magistrale scène avec M. Rafle, où il décèle cyniquement les infamies de ses usures et de ses pots-de-vin, avec ce mot féroce sur le pauvre diable de directeur qu’on a volé, qui crie pitié et qu’il va faire révoquer, afin de donner son emploi à un autre pour le même prix : « Trop bon ! Trop bon ! Eh ! pourquoi diable s’est-il donc mis dans les affaires !... Trop bon ! Trop bon ! »

Au reste voici la scène (a. III, sc. IX), une des plus âpres qui soient au théâtre :

M. TURCARET. – De quoi est-il question, monsieur Rafle ? Pourquoi me venir chercher jusqu’ici ? Ne savez-vous pas  bien que quand on vient chez les dames, ce n’est pas pour  y entendre parler d’affaires ?
M. RAFLE. – L’importance de celles que j’ai à vous communiquer doit me servir d’excuse.
M. TURCARET. – Qu’est-ce que c’est donc que ces choses d’importance ?
M. RAFLE. – Peut-on parler ici librement ?
M. TURCARET. – Oui, vous le pouvez ; je suis le maître ; parlez.
M. RAFLE, tirant des papiers de sa poche et regardant dans un bordereau. –Premièrement, cet enfant de famille à qui nous prêtâmes l’année passée trois mille livres et à qui je fis faire un billet de neuf par votre ordre, se voyant sur le point d’être inquiété pour le paiement, a déclaré la chose à son oncle le président qui, de concert avec toute la famille, travaille actuellement à vous perdre.
M. TURCARET. – Peine perdue que ce travail-là... Laissons-les venir ; je ne prends pas facilement l’épouvante.
M. RAFLE, après avoir de nouveau regardé dans son bordereau. – Ce caissier que vous avez cautionné et qui vient de faire banqueroute de deux cent mille écus...
M. TURCARET, l’interrompant. – C’est par mon ordre qu’il... Je sais où il est.
M. RAFLE. – Mais les procédures se font contre vous. L’affaire est sérieuse et pressante.
M. TURCARET. – On l’accommodera. J’ai pris mes mesures : cela sera réglé demain.
M. RAFLE. – J’ai peur que ce ne soit trop tard.
M. TURCARET. – Vous êtes trop timide... Avez-vous passé chez ce jeune homme de la rue Quincampoix, à qui j’ai fait avoir une caisse ?
M. RAFLE. – Oui, Monsieur ; il veut bien vous prêter vingt mille francs des premiers deniers qu’il touchera, à condition qu’il fera valoir à son profit tout ce qui pourra lui rester à la compagnie, et que vous prendrez son parti si on vient à s’apercevoir de la manœuvre.
M. TURCARET. – Cela est dans les règles ; il n’y a rien de plus juste : voilà un garçon raisonnable. Vous lui direz, monsieur Rafle, que je le protégerai dans toutes ses affaires... Y a-t-il encore quelque chose ?
M. RAFLE, après avoir encore regardé dans le bordereau. – Ce grand homme sec qui vous donna, il y a deux mois, deux mille francs pour une direction que vous lui avez fait avoir à Valogne...
M. TURCARET, interrompant. – Eh bien ?
M. RAFLE. – Il lui est arrive un malheur.
M. TURCARET. – Quoi ?
M. RAFLE. – On a surpris sa bonne foi : on lui a volé quinze mille francs... Dans le fond, il est trop bon.
M. TURCARET. – Trop bon ! trop bon ! Eh ! pourquoi diable s’est-il donc mis dans les affaires ?... Trop bon ! trop bon !
M. RAFLE. – Il m’a écrit une lettre fort touchante, par laquelle il vous prie d’avoir pitié de lui.
M. TURCARET. – Papier perdu, lettre inutile.
M. RAFLE. – Et de faire en sorte qu’il ne soit point révoqué.
M. TURCARET. – Je ferai plutôt en sorte qu’il le soit : l’emploi me reviendra ; je le donnerai à un autre pour le même prix.
M. RAFLE. – C’est ce que j’ai pensé comme vous.
M. TURCARET. – J’agirais contre mes intérêts ; je mériterais d’être cassé à la fête de la compagnie.
M. RAFLE. – Je ne suis pas plus sensible que vous aux plaintes des sots... Je lui ai déjà fait réponse et lui ai mandé tout net qu’il ne devait point compter sur vous.
M. TURCARET. – Non, parbleu !
M. RAFLE, regardant pour la dernière fois dans son bordereau. – Voulez-vous prendre, au denier quatorze, cinq mille francs qu’un honnête serrurier de ma connaissance a amassés par son travail et par ses épargnes ?
M. TURCARET. – Oui, oui, cela est bon : je lui ferai ce plaisir-là. Allez me le chercher ; je serai au logis dans un quart d’heure. Qu’il apporte l’espèce. Allez, allez.
M. RAFLE, faisant quelques pas pour sortir et revenant. – J’oubliais la principale affaire : je ne l’ai pas mise sur mon agenda.
M. TURCARET. – Qu’est-ce que c’est que cette principale affaire ?
M. RAFLE. – Une nouvelle qui vous surprendra fort. Mme Turcaret est à Paris.
M. TURCARET, à demi-voix. — Parlez bas, monsieur Rafle, parlez bas.
M. RAFLE. – Je la rencontrai hier dans un fiacre, avec une manière de jeune seigneur, dont le visage ne m’est pas tout à fait inconnu, et que je viens de trouver dans cette rue-ci en arrivant.
M. TURCARET, à demi-voix. – Vous ne lui parlâtes point ?
M. RAFLE, à demi-voix. – Non ; mais elle m’a fait prier ce matin de ne vous en rien dire et de vous faire souvenir seulement qu’il lui est dû quinze mois de pension de quatre mille livres que vous lui donnez pour la tenir en province : elle ne s’en retournera point quelle ne soit payée.
M. TURCARET, à demi-voix. – Oh ! ventrebleu ! monsieur Rafle, qu’elle le soit. Défaisons-nous promptement de cette créature-là. Vous lui porterez dès aujourd’hui les cinq cents pistoles du serrurier ; mais qu’elle parte dès demain.
M. RAFLE, à demi-voix. – Oh ! elle ne demandera pas mieux. Je vais chercher le bourgeois et le mener chez vous.
M. TURCARET, à demi-voix. – Vous m’y trouverez.
M. Rafle sort.

Ce sont là des traits sur lesquels Lesage s’est bien gardé de revenir. Il lui suffisait de prouver, dans cette scène et aussi dans celle de M. Furet, que « si les affaires ont des mystères qui ne sont point ici développés », l’auteur connaissait néanmoins tous ces mystères, mais qu’il voulait se borner à montrer « l’usage que les partisans font de leurs richesses ». Certes aucune autorité ne le gênait ici : pour des raisons analogues à celles qui lui avaient fait donner l’ordre de jouer Turcaret, le pouvoir n’eût pris aucun ombrage d’un tableau des secrets de l’agio ; et on en a la preuve, puisque Dancourt pourra l’esquisser en toute liberté, un an plus tard, dans sa comédie des Agioteurs. C’est une raison de goût qui a décidé Lesage à ne pas insister sur les dessous du rôle de Turcaret. Il voulait éviter l’odieux ; et c’est pour permettre le rire, qu’il grossit le côté plaisant des rôles du Marquis, de Mme Jacob, de Turcaret lui-même, qui est si bonne dupe que la baronne s’écriera avec le parterre : « Il me paraît qu’il l’est trop, Lisette. Sais-tu bien que je commence à la plaindre ? »

L’ensemble delà peinture n’y perd rien en vérité ; elle y gagne en souplesse et – à cette estime et à ce respect près pour certains financiers, que Lesage a relégués avec malice dans sa Critique – la lecture de Turcaret nous jette dans le même tumulte de sentiments que les partisans de La Bruyère : « Ils nous font sentir toutes les passions l’une après l’autre : l’on commence par le mépris à cause de leur obscurité ; on les envie ensuite, on les hait, on les craint, on les estime quelquefois et on les respecte ; l’on vit assez pour finir à leur égard par la compassion ». C’est en effet avec de la compassion, ou quelque chose d’approchant, que nous apprenons que Turcaret a été emporté vers une maison de sûreté, dans un fiacre, ce « corbillard du spéculateur », selon le mot de Mercadet.

Lesage a donc calculé ses silences comme ses audaces, et son calcul fut encore juste en cela, même aux yeux du parterre de son temps. C’est un dernier point qu’il importe d’établir, car les critiques qui marchandent encore leur admiration à Turcaret tirent volontiers argument du prétendu insuccès de la pièce à son apparition.

Turcaret n’eut en effet que sept représentations, dans sa nouveauté, comme on disait alors. La modestie de ce chiffre appelait les commentaires, et on les a prodigués ; mais on s’est beaucoup plus étonné du fait qu’on n’en a cherché les vraies causes. Elles étaient pourtant intéressantes à démêler, outre qu’elles jettent un jour assez vif sur les habitudes et les goûts du parterre, à l’époque où parut Turcaret.

Les admirateurs de Lesage et tous ses biographes, notamment le consciencieux Audiffret, accusent l’hiver de 1709 d’avoir interrompu les représentations de Turcaret, à la septième, en « faisant fermer le théâtre » : c’est une erreur. Le théâtre ferma le 13 janvier, et du 14 au 23, mais il rouvrit le 24, pour ne plus fermer. Or, la première de Turcaret est du 14 février. L’hiver est donc innocent. Il l’est d’autant plus qu’à vrai dire l’échec de Turcaret fut très mitigé, si même il y eut échec[82].

Pourquoi donc la comédie de Lesage ne fournit-elle pas une plus longue carrière ? Nous n’hésitons pas à affirmer, avec les frères Parfait, que ce fut pour des « causes étrangères au mérite de cette comédie ». Nous pensons que seule la cabale organisée par les traitants « en suspendit le plein succès ».

Impuissants à empêcher la première représentation de la pièce, qui avait eu lieu par ordre, comme nous l’avons vu, ils intriguèrent dans le parterre et dans les coulisses pour la faire tomber. Le mot d’ordre fut donné au parterre avec une très grande habileté. Les mœurs peintes de trop près, l’insuffisance de la peinture des mystères des affaires, la sécheresse de l’intrigue, tous les personnages haïssables, voilà les objections que les clefs de meute criaient auprès de l’orchestre. Leur portée dépasse fort l’esprit des Turcarets, et décèle la main des bons confrères, le « venin » des auteurs plus ou moins cinglés par le Diable boiteux, que Lesage nous montre, dans sa Critique de Turcaret, formant « des pelotons dans le parterre » et faisant chorus avec les « commis ».

Elle est singulièrement avisée cette Critique qui, au témoignage des frères Parfait, encadra « les premières représentations » ! Il fallait bien, pour aller si vite et si droit au-devant de toutes les censures, que Lesage les eût devinées ou qu’il les eût entendu formuler dans les salons où il avait cherché et trouvé des appuis, en faisant des lectures multipliées de sa pièce avant la représentation. Il y constate d’ailleurs que « les ris sans cesse renaissants des personnes qui se sont livrées au spectacle » triomphaient des cabales.

Mais, tenus en respect par le parterre, les traitants l’emportaient depuis longtemps dans la coulisse : nous n’en voulons pour preuves que les retards calculés qu’avait subis la pièce et dont fait foi la teneur même de l’ordre de Monseigneur[83]. On pense si, obligés de jouer Turcaret par ordre, les comédiens se dédommagèrent sur l’auteur, avec leur impertinence ordinaire au temps jadis, celle qu’il peindra au vif dans Gil Blas ! C’est même dans cet épisode qu’il faut chercher, de toute évidence, la première cause de cette brouille de Lesage avec la Comédie-Française qui le fit aller droit chez les forains, ces ennemis jurés de messieurs les Comédiens du roi, des Romains, comme il les appelait plaisamment. D’ailleurs l’année théâtrale finissait, cette année-là, le 16 mars ; et les comédiens n’eurent garde de reprendre Turcaret à la réouverture, qui eut lieu le 9 avril.

Tels sont les faits d’après les documents : il est donc inexact de dire que le parterre fit échec à Turcaret. Nous pouvons d’ailleurs prouver que, dès qu’il fut libre de manifester ses sentiments sur la pièce, ceux-ci furent aussi élogieux qu’on devait s’y attendre. Nous nous disions que le fils de Lesage, Montmesnil, étant entré à la Comédie-Française, avait réconcilié sans doute son père avec ses confrères, et qu’une reprise de Turcaret avait dû être le premier gage de cette réconciliation : en effet, le précieux registre de la Comédie nous apprend que Turcaret eut neuf représentations, du 13 au 29 mai 1730, et dix-huit pour l’année théâtrale de 1730 à 1731, avec une triomphante recette de 1 037 livres le 24 mai. La question nous paraît tranchée.

Non, le parterre contemporain de Lesage, si ému qu’il ait pu être par les objections des clefs de meule contre Turcaret, n’en méconnut pas le mérite littéraire ; et il en goûta l’amertume vengeresse. Sans doute il ne sut ni saluer ni deviner dans son auteur le seul comique qui fût alors capable de relever la scène de Molière réduite au répertoire, ou retombant en proie au pêle-mêle des pochades de Dancourt, aux Dancourades, ou à des farces telles que la Foire Saint-Laurent de Legrand, ou à des embryons de comédies larmoyantes comme le Jaloux désabusé de Campistron, ou à de gauches décalques de Don Quichotte, comme le Curieux impertinent de Destouches, car voilà les plus heureux et immédiats successeurs de Turcaret. Mais le public de 1707 lui-même accorda à Lesage, « en dépit des cabales », un succès d’estime qui avait son prix dans l’espèce, puisque le parterre de nos jours en a refusé l’équivalent aux plus authentiques disciples de l’auteur de Turcaret, à celui des Corbeaux, par exemple[84].

Pour achever de mesurer la portée historique et la fécondité de ce chef-d’œuvre qui réalisa vraiment, dans l’histoire du théâtre français, la grande comédie de mœurs, à peine esquissée dans le Bourgeois gentilhomme et dans la Comtesse d’Escarbagnas, et formulée pour !a première fois dans le Chevalier à la mode, nous devons considérer dès maintenant sa postérité.

Elle n’est ni moins nombreuse ni moins illustre que celle de Gil Blas. Avec la même hâte et la même suffisance qu’il avait mises à porter le Diable boiteux à la scène, mais avec plus de bonheur, Dancourt, dès 1710, visa à compléter Turcaret, en développant, dans ses Agioteurs, ces « mystères des affaires » que Lesage avait volontairement abrégés. Arlequin Traitant fut ensuite un hommage remarquable de d’Orneval à son maître et ami. Et puis, – comme si la question d’argent, ainsi posée, avait semblé trop grave à la comédie du XVIIe siècle –, après le malin Belphégor de Legrand (1721), Turcaret cesse brusquement de provoquer des copies : car peut-on le reconnaître dans l’anodin séducteur du Triomphe de Plutus, ou dans le benêt Jaquin du Triomphe de l’Intérêt, ou encore dans le bourgeois du Glorieux qui fait sonner haut le million d’écus dont il est « seigneur suzerain », mais qui borne son faste à bâtir, son libertinage à vouloir mettre Lisette dans ses meubles, et son insolence à appeler son noble gendre « mon cher garçon », exactement comme M. Poirier ? Turcaret est plus reconnaissable dans le Morand des Mœurs du jour de Collin d’Harleville, où Basset rappelle d’ailleurs M. Rafle ; il l’est surtout dans le Duhautcours de Picard, et encore, si l’on veut, dans le Piffart des Actionnaires de Scribe.

Mais, à vrai dire, la postérité de Turcaret commence avec Robert Macaire, qui a d’ailleurs lu Gil Blas, témoin la scène plaisante où, s’approchant du bourgeois qu’il veut voler, il dit, le pistolet au poing : « Ah ! mettons-y des formes,... Monsieur ! » Avec son inséparable Bertrand, il fait un plaisant pendant au couple de Turcaret et de M. Rafle ; et Lesage les eût accueillis l’un et l’autre, avec une joie toute paternelle, sur son théâtre forain. Il n’eût même pas fait fi de M. Gogo qui, renouvelé du Clairénet des Actionnaires, symbolise à merveille les dupes de Turcaret, notamment le serrurier auquel ce dernier fait le plaisir « de prendre, au denier quatorze, cinq mille francs amassés par son travail et par ses épargnes ».

Balzac s’empare ensuite de ces vivantes caricatures, dans son Faiseur, et nous rend Turcaret dans Mercadet, comme il avait ressaisi Gil Blas à travers l’Edmond de Restif. Sans doute ce Turcaret de sa façon est démesurément enflé et un peu confus, comme tous ses héros, mais il pose avec une singulière ampleur « la question d’argent », laquelle va désormais s’imposer à la scène moderne. Il joue déjà, en maître, de la publicité du journalisme pour mettre en actions jusqu’au blanchissage. Il fonde l’apologie de l’usure sur la nécessité du capital, avec une effronterie spirituelle, l’usurier n’étant selon lui qu’« un capitaliste qui se fait sa part d’avance ». En affaires on a le droit d’être habile jusqu’au bout, et « pourvu qu’on s’arrête jusqu’au code, si le succès arrive !... » Il tire et montre une pièce de cinq francs avec cette saillie : « Voici l’honneur moderne ». En un mot, il veut être « le Napoléon des affaires ». Aussi quel dédain pour les Frontins qui n’ont pas su recueillir, comme lui, la succession de Turcaret ! « Ce garçon-là, déclame-t-il, est un demi-Frontin, car aujourd’hui ceux qui sont des Frontins tout entiers deviennent des maîtres. Nos parvenus d’aujourd’hui sont des Sganarelles sans place, qui se sont mis en maison chez la France ». C’est en ces termes qu’il salue le règne de Frontin, qu’annonçait le dénouement de Turcaret.

Il disait vrai et prophétisait encore mieux, du moins si l’on en croit les mordantes comédies où l’on peut suivre les modernes incarnations de Turcaret, sous l’influence directe de son prototype, depuis Verdier, le « loup-cervier » des Aristocraties d’Arago qui deviendra baron du Saint-Empire. Le Capitaliste pour tenter George, dans l’Honneur et l’Argent de Ponsard, lui dira :

L’argent, mon cher, l’argent, c’est la seule puissance ;
On a quelque respect encore pour la naissance,
Pour le talent fort peu, point pour la probité.

Pour soulager son indignation, c’est à Lesage que George en appellera :

Salut ; ô Turcaret ! salut, ô parasite !
Qui souris des bons mots que Turcaret débite...
Nous comprenons l’esprit positif de l’époque... 

et devant cet esprit positif, l’autre va s’incliner. Dans la Bourse du même auteur, nous verrons des poètes et des journalistes évoluer autour de Turcaret, pour grappiller à sa suite :

La prime a transformé Turcaret en Mécène,

y déclare le financier Simonnet. Enfin, dans les Effrontés d’Augier, nous assisterons à une formidable coalition que Balzac avait prévue, mais qui eût exaspéré Lesage. L’esprit et l’argent y scellent leur alliance sous la forme du journalisme, aux dépens de qui il appartiendra ; et les Paganinis du journal vont faire la parade pour les banquistes, sous les yeux naïfs de M. Gogo. « Ils achètent un journal comme nous achetions un régiment », constate d’Auberive, ce marquis de la Tribaudière qui a fini de rire.

Mais quoi ! il y a beau temps que les parchemins ont fait litière aux sacs d’écus. Ce n’est plus chez des baronnes douteuses que Turcaret a ses grandes et ses petites entrées :

La prime, tenant lieu d’antique parchemin,
Vous ouvre à deux battants le faubourg Saint-Germain,
La prime ! devant elle il n’est point d’inhumaine...

s’écrie encore Simonnet. On ne déguise même plus la bassesse de son extraction, comme Turcaret, et, bien loin d’en rougir devant les fils des marquis dont on a été les laquais, on s’en fait un titre de plus à l’insolence. Jean Giraud, de la Question d’argent de Dumas fils, rappellera avec affectation à René de Charzay que son père fut jardinier au château de Charzay. Ils tiennent à leurs noms, nos Turcarets, et c’est encore, selon la remarque du marquis d’Auberive, « un trait de l’aristocratie financière ». Le Simonnet de la Bourse refusera même, comme trop cher, un duc qui offrait son nom pour le mettre en tête des prospectus. Insiste-t-on,

Ah ! nous ne sommes plus alors des Turcarets !

riposte-t-il, narquois, Hélas ! non, mais quelle revanche pour Turcaret, premier du nom ! Voici même qu’au lieu d’acheter l’esprit, les descendants de Turcaret commencent aussi à être en fonds de ce côté, Balardier, par exemple, dans Ceinture dorée d’Augier, n’aurait pas besoin de M. Gloutonneau pour tourner des quatrains qui ne prêteraient pas à rire. Jean Giraud qui dit : « Les affaires, c’est bien simple, c’est l’argent des autres », a tout l’esprit de Frontin, celui qui manquait à Turcaret. C’est que la « routine », dont ce dernier entretient Frontin confidentiellement, ne suffirait plus en affaires.

Mais que lui manque-t-il donc à Frontin-Turcaret ? La considération, la vraie, l’estime publique, celle que les Deux Mondes refusent encore ou marchandent du moins à certains « rois » du bluff et du business, et non celle qui ouvre les salons d’une clientèle aussi besogneuse que titrée à M. Simonnet. « On ne l’achète pas, on l’obtient », disait noblement un personnage de la Considération de Camille Doucet ; nos Turcarets sont d’un autre avis. Les uns ont là-dessus un cynisme effronté, comme Vernouillet ou Jean Giraud, d’autres un cynisme candide, comme le Roussel de Ceinture dorée qui constate, avec étonnement, que cette considération dont il est avide « se dérobe sous lui ». On étonne même beaucoup ce dernier, en lui disant qu’on attaque l’origine de sa fortune : « C’est bien vague », répond-il. Il a perdu jusqu’à la conscience de ses voleries ; du moins, en cas pareil, le Millioni forain de Lesage répondait : « Nos richesses nous ressemblent, elles sont sans origine ». Donc, pour achever le règne de Frontin sur la scène, il lui faut la considération, comme aux parvenus de jadis il fallait un blason. La savonnette à vilain sera ici la vieille honnêteté d’une famille où il s’introduira par ruse ou par force. Jean Giraud de la Question d’argent, Valette du Duc Job ont été repoussés, mais patience ! « L’argent est la seule puissance qu’on ne discute jamais », disait Giraud, un peu trop tôt et visant un peu trop haut. Mais viendra le vieux Teissier des Corbeaux qui, plus sage, se contentera de la jeunesse de Marie, et l’épousera, aidé de maître Bourdon, son Rafle. Voilà le vieux coquin, cette avant-dernière incarnation de Turcaret, qui se croit alors blasonné d’honnêteté, et déclare – avec toute l’impudence de son ancêtre, quand il allait donner, à la tête de sa compagnie, l’exclusion à des pieds-plats – : « Vous êtes entourée de fripons, mon enfant, depuis la mort de votre père ». Le fils de Teissier et de Marie jouira d’une certaine considération et, plus heureux que Giraud, il pourra mener à l’autel, la tête haute, Élisa de Roncourt, à moins que de la Brive, qui commençait à se dire socialiste, communiste même, dès Mercadet, ne vienne le barrer. C’est bien possible : car nous l’entendons crier sus à Turcaret, tous les jours, et faire de ce nom sa plus cruelle injure, tant il sonne haut encore, après deux siècles et sept ou huit révolutions ! La question est de savoir maintenant si, au dénouement de cette éternelle comédie, le fils de Giboyer réalisera le rêve de son père – qui était aussi celui de Lesage, devant les insolences de Turcaret –, en suscitant la seule « aristocratie du mérite ».

On voit en tout cas que la postérité de Turcaret n’est pas près de s’éteindre[85]. Mais ce n’est pas seulement par son personnage principal que le chef-d’œuvre dramatique de Lesage a influé sur notre comédie de mœurs. Celle-ci y trouvait l’exemple d’une autre de ses plus grandes hardiesses. À côté de la tyrannie de l’argent, on y voit poindre la puissance de la fille, qui allait s’installer bientôt sur le trône même. Dans cette baronne au douaire douteux qui plume M. Turcaret, et dans ce chevalier de lansquenet qui, faisant mine de l’y aider, ne vise qu’à tirer pied ou aile de sa complice, l’Aventurière, la baronne d’Ange et Monsieur Alphonse peuvent saluer leurs ancêtres.

Enfin une dernière curiosité de Turcaret, et non la moindre, est dans les analogies frappantes qu’offre la constitution de cette pièce avec la poétique du théâtre réaliste de nos jours. On sait avec quel sans-gêne ces hardis novateurs hachent menu leur action, à coups de rideau, pour ainsi dire, remplaçant les actes traditionnels par une quantité de scènes cloisonnées ; combien ils se préoccupent de l’entière réalité des décors, du langage et des mœurs, ne reculant ni devant l’argot ni devant l’ordure ; combien peu ils se soucient de prendre parti dans la pièce, sous le masque d’un personnage toujours raisonnable ou nettement sympathique ; quel soin ils ont de conserver à chacun de leurs héros une individualité concrète, bien définie par son tempérament physiologique et psychologique, et par toutes les caractéristiques de sa condition sociale ; comment enfin ils se croient quittes envers l’art et envers le public, quand ils ont réussi à mettre en scène « des croquades de mœurs », selon l’expression des auteurs de Germinie Lacerteux, ou, comme on a dit depuis eux, « des tranches de vie ». Eh bien, n’y a-t-il pas un peu de tout cela en germe dans Turcaret ? N’avons-nous pas eu à faire des remarques expresses sur un certain laisser-aller dans la conduite de l’action ; sur une négligence jusque-là sans exemple, dans la comédie classique, relativement aux entrées et aux sorties ; sur une véritable indifférence touchant le sort ultérieur des personnages, que nous partageons avec l’auteur au point de ne pas nous demander ce que deviendra Turcaret ; sur les crudités des mœurs : et, par-dessus tout, sur une préoccupation visible de nous présenter le héros de la pièce bien défini par sa profession, par ses moindres goûts en meubles, en viande, en poésie et en musique, par sa sœur et par sa femme, par ses origines et par ses entours, tout autrement individualisé, en un mot, que ne l’avaient été les personnages analogues de Molière, tels que Harpagon, Harpin, M. Jourdain ou Tartuffe lui-même ? C’est précisément sur ces dérogations à la tradition que portèrent les censures du temps, si bien qu’en lisant la Critique de Turcaret on croirait entendre les critiques conservateurs des saines traditions, au lendemain de telle ou telle pièce du Théâtre-Libre, où, au lieu de nous servir à point un dénouement bien cuit, comme dit Musset, on nous aurait offert quelques tranches de vie trop crues. Ainsi, en vertu de sa conception réaliste de l’art, et par un bizarre effet des révolutions des genres, Lesage se trouve être, au théâtre comme dans le roman, le plus moderne des classiques, et le patron incontestable du réalisme contemporain.

Mais s’il est devenu tel, c’est surtout à son tour d’esprit qu’il le doit. Dans Turcaret, l’esprit de Lesage n’est plus seulement la naïveté de Molière aiguisée par Regnard. L’arme est d’une trempe plus dure. Forgée à nouveau par Montesquieu et Diderot, aiguisée par Marivaux, Piron, Chamfort, et deux ou trois douzaines de femmes d’esprit, empoisonnée par Rivarol et maniée par Beaumarchais, elle sera vraiment l’outil universel dont il est question dans Gil Blas, et elle servira à une besogne qui eût fait hésiter Lesage. C’est bien lui pourtant qui, en faisant crier très haut par Frontin, au dénouement de Turcaret, et répéter maintes fois par Gil Blas : « Vive l’esprit ! » avait donné au nouveau siècle son mot d’ordre.

Toutefois il ne faudrait pas oublier que, si l’auteur de Turcaret nous paraît aujourd’hui le plus moderne des classiques, par sa notation minutieuse des mœurs et par son tour d’esprit, il est d’abord un classique de race par la probité de tout son talent et particulièrement de son style. C’est même et surtout pour avoir manié la langue, avec autant de respect que d’aisance et de verve, jusque dans les rares excès de son réalisme, que l’auteur de Turcaret a droit à être placé parmi les grands écrivains du théâtre français, dans le groupe de ces auteurs qu’il appelle « naturels », à une distance très honorable de Molière qui en est le centre. La postérité lui a assez souvent marchandé cette place, pour que nous ayons cru devoir faire ressortir ses titres à l’occuper.

Dès Turcaret, la satire des mœurs sur la scène comique tourne délibérément à la satire des conditions. Nous verrons plus loin avec quelle hardiesse croissante elle hausse le ton jusqu’à la satire philosophique et sociale, puis, devenant tout à fait aristophanesque, s’aiguise enfin en satire politique et même personnelle. Toute comédie un peu forte sera désormais de plus en plus empreinte de ces caractères, évoluant vers la formule que devaient apporter avec tant d’éclat le Barbier de Séville et le Mariage de Figaro.

Mais avant d’y venir, nous signalerons à part les plus remarquables des pièces comiques du XVIIIe siècle, où la satire de mœurs reste anodine et générale, suivant la formule classique, et sans verser dans le prêche moralisant et larmoyant.

Dans ce groupe il faut signaler l’Embarras des richesses (1725), de d’Allainval, qui fut un des gros succès de la Comédie-Italienne, à côté de ceux de Marivaux ; et surtout tirer de pair son École des Bourgeois (3 actes) qui, jouée sans éclat en 1728 à la Comédie-Française, n’y rencontra qu’un demi-siècle plus tard, à une reprise de 1787, l’accueil qu’elle méritait.

Cette pièce, qui procède directement du Bourgeois gentilhomme, nous paraît bien avoir eu l’insigne honneur de n’être pas étrangère à l’inspiration du Gendre de M. Poirier d’Émile Augier, comme on en pourra juger par l’analogie des situations, et même de certains traits du dialogue. Ainsi que dans ce chef-d’œuvre de la comédie de mœurs, au dernier siècle, c’est la mêlée entre sacs et parchemins qui fait le fond de l’action : et nous avons vu, à propos du Chevalier à la mode, combien elle était déjà réelle, en son aigreur comique, en attendant qu’elle devienne une âpre lutte de classes.

Le héros en est un Moncade, comme on disait depuis l’Homme à bonnes fortunes de Baron qui en avait créé le type. Celui-ci, le marquis de Moncade, fascine par ses airs une bourgeoise, Mme Abraham, la riche veuve d’un banquier, et sa fille Benjamine, qu’il est sur le point d’épouser, pour ses beaux yeux et surtout pour ceux de la cassette maternelle que l’usure continue d’ailleurs à emplir.

Il nous fixe tout de suite sur ses sentiments :

LE MARQUIS, seul. – Les soties gens que cette famille ! Il y aurait, ma foi, pour en mourir de rire. Mais il y a déjà huit jours que cette comédie dure, et c’est trop ; heureusement, elle finira ce soir : sans cela je désespérerais d’y pouvoir tenir plus longtemps et je les enverrais au diable, eux et leur argent. Un homme comme moi l’achèterait trop.

En attendant, il joue sa comédie, et voici comment notre marquis « de la haute volée » condescend à faire la leçon à sa petite bourgeoise de fiancée :

LE MARQUIS, tendrement. – Eh ! venez donc, mademoiselle, venez donc. Quoi ! Me laisser seul ici, m’abandonner ! Cela est-il bien ? Cola est-il joli ? Je vous le demande.
BENJAMINE. – Monsieur le marquis, je suis excusable. J’étais à m’accommoder pour paraître devant vous ; mais comme je savais que vous étiez ici, plus je me dépêchais, moins j’avançais ; tout allait de travers : je croyais que je n’en viendrais jamais à bout. Cela me désespérait.
LE MARQUIS, gracieusement. – C’était donc pour moi que vous vous arrangiez, que vous vous pariez ? Je suis touché de cette attention. Vous êtes aujourd’hui belle comme un ange. Je suis charmé de ce que je fais pour vous.
BENJAMINE. – Oui, monsieur le marquis, je ferai mon bonheur le plus doux de vous voir tous les moments de ma vie.
LE MARQUIS. – Eh ! mademoiselle, vous avez un air de qualité ! Défaites-vous donc de ces discours et de ces sentiments bourgeois.
BENJAMINE. – Qu’ont-ils donc d’étrange ?
LE MARQUIS. – Comment ! ce qu’ils ont d’étrange ? Mais ne voyez-vous pas qu’on n’agit point ainsi à la cour ? Les femmes y pensent tout différemment, et, loin de s’ensevelir dans un mari, c’est celui de tous les hommes qu’elles voient le moins.
BENJAMINE. – Comment pouvoir se passer de la vue d’un mari qu’on aime ?
LE MARQUIS. – D’un mari qu’on aime ! Mais cela est fort bien, continuez, courage. Un mari qu’on aime ! Gardez-vous bien de parler ainsi, cela vous décrierait, on se moquerait de vous. Voilà, dirait-on, le marquis de Moncade : où est donc sa petite femme ? Elle ne le perd pas de vue, elle ne parle que de lui, elle en est folle. Quelle petitesse ! Quel travers !
BENJAMINE. – Est-ce qu’il y a du mal à aimer son mari ?
LE MARQUIS. – Du moins il y a du ridicule. À la cour, un homme se marie pour avoir des héritiers ; une femme, pour avoir un nom, et c’est tout ce qu’elle a de commun avec son mari.
BENJAMINE. – Se prendre sans s’aimer ! Le moyen de pouvoir bien vivre ensemble ?
LE MARQUIS. – On y vit le mieux du monde, en bons amis. On ne s’y pique ni de cette tendresse bourgeoise, ni de cette jalousie qui dégraderait un homme comme il faut. Un mari, par exemple, rencontre-t-il l’amant de sa femme : « Eh ! bonjour, mon cher chevalier. Où diable te fourres-tu donc ? Je viens de chez toi : il y a un siècle que je te cherche. Mais, à propos, comment se porte ma femme ? Êtes-vous toujours bien ensemble ? Elle est aimable au moins ; et, d’honneur, si je n’étais son mari, je sens que je l’aimerais. D’où vient donc que tu n’es pas avec elle ? Ah, je vois, je vois... je gage que vous êtes brouillés ensemble. Allons, allons, je vais lui envoyer demander à souper pour ce soir ; tu y viendras et je veux le raccommoder avec elle. »
BENJAMINE. – Je vous avoue que tout ce que vous me dites me paraît bien extraordinaire.
LE MARQUIS. – Je le crois franchement. La cour est un monde bien nouveau pour qui ne l’a jamais vu que de loin. Les manières de se mettre, de marcher, de parler, d’agir, de penser, tout cela paraît étranger ; on y tombe des nues, on ne sait quelle contenance tenir. Pour nous, nous y sommes à l’aise, parce que nous sommes les naturels du pays. Allez, allez, quand vous en aurez pris l’air, vous vous y accoutumerez bientôt : il n’est pas mauvais. Mais (lui prenant la main) allons faire un tour de jardin, je vous y donnerai encore quelques leçons, afin que vous n’entriez pas toute neuve dans ce pays.

Mais il y a un obstacle : c’est le frère de Mme Abraham, M. Mathieu, qui « a l’esprit si peuple », que son mariage avec une fille de condition ne l’a pas « décrassé », et qui veut que son expérience profite du moins à sa sœur et à sa nièce :

M. MATHIEU. – Qu’au moins mon exemple vous touche. Riche banquier, par un fol entêtement de noblesse, j’épousai une fille qui n’avait pour bien que ses aïeux : quels chagrins, quels mépris ne m’a-t-elle pas fait essuyer tant qu’elle a vécu !
Mme ABRAHAM. – Vous les méritiez, apparemment.
M. MATHIEU. – Elle et toute sa famille puisaient à pleines mains dans ma caisse, et elle ne croyait pas que je l’eusse encore assez payée.
Mme ABRAHAM. – Elle avait raison ; vous ne savez pas ce que c’est que la qualité.
M. MATHIEU. – Je n’étais son mari qu’en peinture, elle craignait de déroger avec moi ; en un mot, j’étais le George Dandin de la comédie.

Il faut donc lever cet obstacle. La scène où le marquis y réussit est du meilleur comique, sans trop de charge. On y notera même des effets bien gradués, dans la manière dont mollit la résistance du bourgeois aux caresses du marquis, jusqu’à ce que le faible qu’il eut pour la qualité, comme le prouva son mariage, l’emporte sur son ressentiment de ce qu’il lui en coûta.

LE MARQUIS, à part. – Voilà apparemment mon homme : je le tiens.
M. MATHIEU, à part. – C’est lui, je pense ; qu’il vienne, qu’il vienne !
LE MARQUIS. – Monsieur, de grâce, n’êtes-vous pas M. Mathieu ?
M. MATHIEU, brusquement. – Oui, monsieur. (À part.) Nous allons voir.
LE MARQUIS. – Et moi, M. le marquis de Moncade. Embrassons-nous.
M. MATHIEU, brusquement. – Monsieur, je suis votre serviteur. (À part.) Tenons bon.
LE MARQUIS. – C’est moi qui suis le vôtre, ou le diable m’emporte.
M. MATHIEU, à part. – Voilà de nos serviteurs.
LE MARQUIS. – Et je viens de chez vous pour vous en assurer. Ma bonne fortune n’a pas permis que je vous trouvasse, je vous ai attendu ; et j’y serai encore si vos gens ne m’avaient dit que vous veniez d’entrer ici.
M. MATHIEU, à part. – Il vient de chez moi ?
LE MARQUIS. – Que je vous embrasse encore. Vous ne sauriez croire à quel prix je mets l’honneur de vous appartenir. Mais ayez la bonté de vous couvrir.
M. MATHIEU. – J’ai trop de respect...
LE MARQUIS. – Eh ! ne me parlez point comme cela. Couvrez-vous. Allons donc, je le veux.
M. MATHIEU. – C’est donc pour vous obéir. (À part.) il croit avoir trouvé sa dupe.
LE MARQUIS. – Mon cher oncle, soutirez, par avance, que je vous appelle de ce nom, et daignez m’honorer de celui de votre neveu.
M. MATHIEU. – Oh ! monsieur le marquis, c’est une liberté que je ne prendrai point. Je sais trop ce que je vous dois.
LE MARQUIS. – C’est moi qui vous devrai tout.
M. MATHIEU, à part. — Je ne sais où j’en suis avec ses politesses.
LE MARQUIS. – Monsieur Mathieu, je vous en prie, je vous en conjure.
M. MATHIEU, un peu brusquement. – Je ne le ferai point, s’il vous plaît.
LE MARQUIS. – Quoi ! Vous me refusez cette faveur ? Il est vrai qu’elle est grande.
M. MATHIEU. – Oh ! point du tout.
LE MARQUIS. – De grâce, parez-moi du titre de votre neveu ; c’est celui qui me flatte le plus.
M. MATHIEU. – Vous vous moquez.
LE MARQUIS. – Mon cher oncle, voulez-vous que je vous en presse à genoux ? (Il se met à genoux.)
M. MATHIEU, se met aussi à genoux pour le faire relever. – Eh ! monsieur le marquis, monsieur le marquis. Mon neveu, puisque vous le voulez...
LE MARQUIS. – Il semble que vous le fassiez malgré vous.
M. MATHIEU. – Non, monsieur. (À part). Le galant homme !
LE MARQUIS. – Parlez-moi franchement : est-ce que vous n’êtes pas content que j’épouse votre nièce ?
M. MATHIEU. – Pardonnez-moi.
LE MARQUIS. – Vous n’avez qu’à dire. Peut-être protégez-vous Damis.
M. MATHIEU. – Non, monsieur, je vous assure.
LE MARQUIS. – Madame Abraham a dû vous dire...
M. MATHIEU. – Ma sœur ne m’a rien dit ; et ce n’est que ce matin que le bruit de la ville m’a appris que vous faisiez à ma nièce l’honneur de la rechercher.
LE MARQUIS. – Que veut dire ceci ? Quoi ! Vous ne le savez que de ce matin ?
M. MATHIEU. – Non, monsieur le marquis.
LE MARQUIS. – Et par le bruit de la ville encore ? Est-il croyable ? Madame Abraham, quoi ! Vous que j’estimais, on qui je trouvais quelque savoir-vivre, vous manquez aux bienséances les plus essentielles ? Vous mariez votre fille, et vous n’en avez pas vous-même informé M. Mathieu, votre propre frère, un homme de tête, un homme de poids ? Vous ne lui avez pas demandé ses conseils ? Ah ! madame Abraham, cela ne vous fait point d’honneur ; j’en ai honte pour vous ; et je suis forcé de rabattre plus de la moitié de l’estime que je faisais de vous.
M. MATHIEU, bas. – Ce courtisan est le plus honnête homme du monde. (Haut.) Ma sœur croyait encore que je n’en valais pas la peine.
LE MARQUIS. – Je vois bien que c’est à moi à réparer sa faute. Monsieur Mathieu, j’aime votre nièce, elle m’aime : sa mère souhaite ardemment de nous voir unis ensemble. Tout est prêt pour la noce, équipages, habits, festins ; c’est ce soir que nous devons nous épouser : mais je vais rompre à cause du mauvais procédé de votre sœur.
M. MATHIEU. – Hé non, hé non ! monsieur le marquis, je ne mérite pas...
LE MARQUIS. – C’en est fait, je n’y songe plus.
M. MATHIEU. – Monsieur le marquis, il faut l’excuser...
LE MARQUIS. – Les mauvaises façons m’ont toujours révolté.
M. MATHIEU. – Monsieur le marquis, je vous en prie, oubliez cela.
LE MARQUIS. – Non, monsieur Mathieu, ne m’en parlez plus.
M. MATHIEU. – Monsieur le marquis, monsieur le marquis... mon neveu...
LE MARQUIS. – Ah ! ce nom me désarme. Madame Abraham vous a obligation si je tiens ma parole.
M. MATHIEU, à part. – Oh ! ma foi ; voilà un aimable homme.
LE MARQUIS. – Embrassez-moi, de grâce, mon cher oncle. Je cours chez moi écrire à votre nièce et à mes amis ; et, sur le portrait que je leur ferai de vous, je suis sûr qu’ils brûleront de vous connaître. Adieu, mon oncle. (À part, en s’en allant). La bonne pâte d’homme !

Quant au reste de la famille bourgeoise, on se passerait de son consentement au mariage de Benjamine, et même de sa présence. Mais le marquis en décide autrement. Il les veut là tous, pour qu’ils servent de têtes à nasardes à ses nobles amis, le commandeur et le comte. Ce sera sa revanche de l’humiliation intime qu’il ressent de sa mésalliance.

LE COMMANDEUR. – À quand la noce ?
LE MARQUIS. – À ce soir.
LE COMMANDEUR. – Oh ! ma foi, je t’en prie ; je t’amènerai compagnie, et je m’apprête à rire.
LE MARQUIS. – Venez, venez, venez tous ; venez vous divertir aux dépens de la noble parenté où j’entre : bernez-les, bernez-moi le premier, je le mérite. Madame Abraham, par vanité, veut éloigner ses parents de la noce.
LE COMMANDEUR. – Oh ! morbleu, qu’ils en soient, marquis, ou je n’y viens pas.
LE MARQUIS. – Va, tu seras content.
LE COMMANDEUR. – Ce sont, sans doute, des originaux qui nous réjouiront.
LE MARQUIS. – Oui, oui, des originaux, tu l’as bien dit, tu les définis à ravir. Il semble que tu les connaisses déjà : des procureurs, des notaires, des commissaires.
LE COMMANDEUR. – Encore une fête que je me promets, c’est quand ta petite épouse paraîtra la première fois à la cour : oh ! morbleu, quelle comédie pour nos femmes de qualité !
LE MARQUIS. – Elles verront une petite personne embarrassée. qui ne saura ni entrer, ni sortir, ni parler, ni se taire ; qui ne saura que faire de ses mains, de ses pieds, de ses yeux et de toute sa figure.
LE COMMANDEUR. – Oh ! elles te devront trop, marquis, de leur procurer ce divertissement.
LE MARQUIS. – Ne manque pas de leur annoncer ce plaisir.
LE COMMANDEUR. – Laisse-moi faire. Bien plus, je veux être son écuyer, son introducteur, le jour qu’elle y fera son entrée. N’y consens-tu pas ?
LE MARQUIS. – Eh ! mon cher, tu es le maître. Mais je veux te la faire connaître.

La voici : et sa tournure n’est pas encore une excuse pour le marquis de Moncade, comme le sera, devant le duc, celle d’Antoinette pour le marquis de Presles son mari, le gendre de M. Poirier.

LE MARQUIS. – Approchez, mademoiselle ; voilà monsieur le commandeur qui veut vous faire la révérence.
LE COMMANDEUR. – Comment, comment, marquis ! Une grande demoiselle, bien faite, bien aimable, bien raisonnable ! Ah ! vous êtes un fripon ; vous me trompiez, mon cher, vous ne m’aviez pas dit cela.
BENJAMINE. – Vous êtes bien honnête, monsieur le commandeur.
LE MARQUIS, au commandeur. – Là, tout de bon, qu’en penses-tu ? Regarde-la bien, examine.
LE COMMANDEUR, au marquis. – Foi de courtisan, elle est adorable.
BENJAMINE, à part. – Que ces gens de cour sont galants !
LE MARQUIS. – Tu trouves donc que je ne fais pas mal de l’épouser ?
LE COMMANDEUR. – Comment, marquis ! Je t’en loue.
LE MARQUIS. – Et qu’elle peut figurer à la cour ?
LE COMMANDEUR. – Elle y brillera. C’était un crime, un meurtre, de laisser tant d’attraits dans la ville ; c’est une pierre précieuse qui aurait toujours été enterrée et qu’on n’aurait jamais su mettre en œuvre. Oui, oui, je vous en souhaite, messieurs les bourgeois, je vous en souhaite des filles de cette tournure ! Vraiment, c’est pour vous justement qu’elles sont faites, attendez-vous-y !
LE MARQUIS. – Mademoiselle, monsieur le commandeur s’est offert à vous introduire à la cour, et vous êtes en bonne main ; il connaît bien le terrain.
BENJAMINE. – Je lui suis bien obligée.
LE COMMANDEUR. – Je suis sur, par avance, du plaisir que vous ferez à nos dames, et de la joie que votre venue répandra. Mais j’aperçois Madame Abraham ; son aspect m’effarouche : je cours chez moi donner quelques ordres.
LE MARQUIS, au commandeur. – À la noce, ce soir.
LE COMMANDEUR, au marquis. – Je m’y promets trop de divertissements pour y manquer.

Au reste, la Benjamine a des sentiments qui ne permettent pas d’espérer qu’elle devienne jamais une Antoinette : car voici ceux qu’elle étale sur ses parents, et où l’on reconnaît, outre le naturel, le premier fruit des leçons du marquis.

BENJAMINE. – Je t’avouerai que, dans le fond de l’âme, je suis charmée de les avoir pour témoins de mon bonheur et surtout mes cousines. Quelle mortification pour elles, quel crève-cœur de me voir devenir grande dame, de m’entendre appeler madame la marquise ! Oh ! J’en suis sûre, elles ne pourront jamais soutenir mon triomphe ? Qu’en dis-tu, Marton ?
MARTON. – Assurément, elles en crèveront de dépit.
BENJAMINE. – Je brûle qu’elles ne soient déjà ici.
MARTON. – Et moi, je crois déjà les voir arriver, une mine allongée, un visage d’une aune, des yeux étincelants de jalousie, la rage dans le cœur.
BENJAMINE. – Ah ! que tu les peins bien !
MARTON. – Et je les entends se dire les unes aux autres : « En vérité, ce n’est que pour ces gens-là que le bonheur est fait ; cette petite fille crève d’ambition. Épouser un homme de cour ! Qu’a-t-elle donc de si aimable ? Voyez ! – Bon, bon ! dira une autre, il est bien question d’être aimable ! Pensez-vous que ce soit à sa beauté, à ses charmes que ce grand seigneur se rend ? Vous êtes bien dupes. Vous croyez qu’il l’aime ? Fi donc ! C’est son argent qu’il épouse. Laissez faire la noce et vous verrez comme il la méprisera ! Et j’en serai ravie. »
BENJAMINE. – Que leur mauvaise humeur me fera plaisir !
MARTON. – Ah ! je le crois. Mais surtout n’oubliez pas d’appuyer sans cesse, en leur parlant, sur les titres de leurs tristes maris. Je les vois crever de dépit, en vous entendant dire en les quittant : « Adieu, messieurs les notaires, les commissaires, les procureurs : adieu, mes cousines, leurs épouses ! Madame la marquise de Moncade vous baise bien les mains ; elle vous offre son crédit à la cour, où son rang l’appelle ; disposez-en si vous en avez besoin. » À ces mots, la consternation se répand sur tous les visages ; la foule des parents se disperse en rougissant, pâlissant, frémissant : et nous, en riant de leur humiliation, nous partons pour la cour ! Ah ! mademoiselle, sentez-vous bien ce que c’est que la cour ? Ah ! pour moi, la tête me tourne.
BENJAMINE. – Et à moi aussi.

Mais le marquis a commis une imprudence qui gâte tout. Il a écrit, en guise d’invitation, à un duc de ses amis le billet suivant, qu’une erreur de son courrier fait remettre à Benjamine. On le lit en famille, avec aussi peu de scrupules d’ailleurs qu’en montrera M. Poirier, en cas pareil :

M. MATHIEU, lit. – « Enfin, mon cher duc... mon cher duc !... » (Il lit la suscription). « À monsieur, monsieur le duc de... »
Mme ABRAHAM. – Vous verrez que le coureur aura fait une méprise.
M. MATHIEU, riant. – Oui, justement, il nous a donné le billet qu’il portait au duc, ami de son maître. Peste du butor !
Mme ABRAHAM. – Ne laissons pas de lire, puisqu’il est décacheté.
M. MATHIEU, riant. – « Enfin, mon cher duc, c’est ce soir que je m’encanaille... »
Mme ABRAHAM. – Plaît-il, mon frère ? Que dites-vous ? Lisez donc, lisez donc bien.
M. MATHIEU, lui montrant la lettre. – Lisez mieux vous-même, ma sœur.
Mme ABRAHAM, lit. – « Que je... m’encanaille... »
BENJAMINE, lit. – « Que je... m’encanaille... »
MARTON, lisant. – « Oui... canaille... »
BENJAMINE. – Serait-il possible, Marton ?
MARTON, à Benjamine. – Ma foi, j’en tremble pour vous.
M. MATHIEU. – Continuons de lire. (Il lit). « Enfin, mon cher duc, c’est ce soir que je m’encanaille : ne manque pas de venir à ma noce et d’y amener le vicomte, le chevalier, le marquis et le gros abbé. J’ai pris soin de nous assembler un tas d’originaux qui composent la noble famille où j’entre. Vous verrez particulièrement ma belle-mère, Madame Abraham ; vous connaissez tous, pour votre malheur, cette vieille folle... » 
Mme ABRAHAM. – L’impertinent !
M. MATHIEU. – « Vous verrez ma petite future, Mlle Benjamine, dont le précieux vous fera mourir de rire ! »
MARTON. – Écoutez, voilà des vers à votre honneur.
BENJAMINE. – Le scélérat !
M. MATHIEU. – « Vous verrez mon très honoré oncle, M. Mathieu, qui a poussé la science des nombres jusqu’à savoir combien un écu rapporte par quart d’heure !... » Le traître !
MARTON. – Le bon peintre !
M. MATHIEU. – « Enfin, vous y verrez un commissaire, un notaire, une accolade de procureurs. Venez vous ré jouir aux dépens de ces animaux-là, et ne craignez point de les trop berner : plus la charge sera forte et mieux ils la porteront ; ils ont l’esprit le mieux fait du monde, et je les ai mis sur le pied de prendre les brocards des gens de cour pour des compliments. À ce soir, mon cher duc. Je t’embrasse. »
« LE MARQUIS DE MONCADE. »
Voilà, je vous assure, un méchant homme.

Là-dessus revirement soudain et total. On se vengera, en famille. Quand l’insolent marquis arrivera, flanqué de ses sémillants amis, c’est d’eux qu’on rira, en corps bourgeois, en mariant à leur nez Benjamine au robin Damis, le cousin « conseiller garde-note », amoureux modeste et fidèle. Ainsi fait-on.

Voici d’abord l’entrée pour la noce de notre trio de talons rouges :

LE COMTE. – Parbleu ! marquis, tu me mets là d’une partie de plaisir des plus singulières. Elle est neuve pour moi.
LE MARQUIS, au comte. – Tant mieux : elle te piquera davantage.
LE COMMANDEUR, au marquis. – Aurons-nous des femmes ?
LE COMTE. – Le commandeur va d’abord là.
LE MARQUIS, au commandeur. – Oui ; je t’en promets une légion, tant femmes que filles, et toutes de la parenté. Ces petites gens peuplent prodigieusement.
LE COMMANDEUR. – Un de mes grands plaisirs est de regarder une bourgeoise quand un homme de condition lui en conte. Pour faire l’aimable, elle fait les plus plaisantes mines du monde : ce sont des simagrées, elle se rengorge, elle s’épanouit, elle se flatte, elle se rit à elle-même ; on voit sur son visage un air de satisfaction et de bonne opinion.
LE COMTE. – Oh ! morbleu, commandeur, je te donnerai ce plaisir-là. Je me promets de bien désoler des maris et de lutiner bien des femmes.
LE COMMANDEUR, au comte. – Tu leur feras honneur à tous. Tu verras les maris sourire avec un visage gris brun, et les femmes n’oseront seulement se défendre. Ah ! ils savent vivre les uns et les autres.

En face se tient la troupe bourgeoise. Le heurt a lieu :

MARTON. – Messieurs, voici toute la noce qui arrive.
M. MATHIEU, dans le fond, à sa famille. – Ne disons rien, tous tant que nous sommes. Laissons-les faire toutes leurs impertinences. Nous aurons bientôt notre revanche. Il va être bien pris.
LE MARQUIS. – Ah ! madame Abraham... Allons, commandeur, comte, je vous les présente ; faites-leur politesse, je vous en prie.
LE COMMANDEUR. – Madame Abraham, c’est par vous que je commence. Sans rancune.
LE MARQUIS, au commandeur. – Elle m’a promis qu’elle ne te rançonnerait plus.
Mme ABRAHAM, à part. – J’ai bien de la peine à me contraindre.
LE COMTE. – À moi, madame Abraham, morbleu ! je vous donne mon estime. Le diable m’emporte, vous allez-être la femme du royaume la mieux engendrée.
LE MARQUIS. – À ma future.
LE COMMANDEUR. – Pour moi, je lui ai déjà fait mon compliment.
LE COMTE. – Et moi, je la garde pour la bonne bouche, et je cours à ce gros père aux écus. Morbleu ! il a l’encolure d’être tout cousu d’or.
LE MARQUIS. – C’est mon très cher oncle, monsieur Mathieu.
M. MATHIEU, à part. – Tu ne serais pas mon très cher neveu.

Le dénouement suit, fort gai : mais le dernier mot reste au marquis, car il prend le dessus, avec cette désinvolture de race dont lui et ses pareils s’inspiraient si joliment, dans leurs propos à la cavalière, tout au long de la pièce.

LE MARQUIS. – Parbleu ! mes amis, voilà une royale femme que madame Abraham ! Je ne connaissais pas encore toutes ses bonnes qualités. Je m’oubliais, je me déshonorais, j’épousais sa fille ; elle a plus de soin de ma gloire que moi-même ; elle m’arrête au bord du précipice. Ah ! Embrassez-moi, bonne femme ! Je n’oublierai jamais ce service. Mais vous payerez le dédit, n’est-ce pas ?
Mme ABRAHAM. – Il le faut bien, puisque j’ai été assez sotte pour le faire, monsieur. Je vous rendrai, pour m’acquitter, les billets que j’ai à vous.
LE MARQUIS. –Ah ! Madame Abraham, vous me donnez là de mauvais effets. Composons à moitié de profit, argent comptant.
M. MATHIEU. – Non, monsieur, c’est assez perdre.
LE MARQUIS. – Adieu, madame Abraham ; adieu, mademoiselle Benjamine. Adieu, messieurs. Adieu, monsieur Damis : épousez, épousez, je le veux bien. Nous devrions, le comte, le commandeur et moi, vous faire l’honneur d’assister à votre noce, mais cela vous gênerait peut-être. Ma foi, mes amis, laissons libres ces bonnes gens et retirons-nous. Adieu... Ne bougez pas. (Il sort en riant avec le comte et le commandeur.)

Et nos bourgeois de filer doux :

MARTON. – Eh bien ! Vous vous promettiez de le berner : c’est encore lui qui se moque de vous.
M. MATHIEU. – Allons, allons achever le mariage, et nous réjouir de l’avoir échappé belle.
MARTON, aux spectateurs. – Et vous, messieurs, s’il vous semble que ce soit ici une bonne école, venez-y rire.

Mais aux dépens de qui ? Le temps n’était pas encore venu de faire berner des marquis par des bourgeois : les parchemins tenaient encore les sacs en respect. Aussi la pièce n’aura-t-elle le parterre et le succès qu’elle méritait qu’à la veille de 89.

Telle est la plus remarquable des comédies de mœurs proprement dites, entre Turcaret et le Barbier de Séville. Après celle de ces pièces qui devrait être le moins oubliée, nous nous arrêterons encore à celle qui fut le plus célèbre : le Cercle ou la Soirée à la mode, comédie épisodique (1764, 1 a.), du petit Poinsinet.

Elle ne brille pas par l’invention. Le titre, l’idée et plusieurs personnages épisodiques en sont imités des Originaux ou le Cercle (1755), de Palissot[86]. L’intrigue, un rien, rappelle celle de l’École des Bourgeois : car nous y voyons la fille de la maison, quittée pour une plus riche héritière par un marquis coureur de dot, et épousant son cousin, un robin, lui aussi, Lisidon – l’honnête homme de la pièce, avec un baron philosophe « qui dit tout ce qu’il pense et se permet de tout penser ». – Le mérite de cette bagatelle, et qui fit son succès, mais qui n’est pas resté assez piquant pour la soutenir à la scène, comme on l’a vu à une reprise récente, fut d’être une série de croquis des mœurs du temps dans le monde où l’on ne s’ennuie pas, et où presque toutes les têtes sont à l’évent.

Nous sommes dans « un salon de compagnie », chez Araminte, veuve d’un financier. Il est près de cinq heures. On s’attarde un peu à dîner, car « on a compagnie ». Outre cette compagnie, surviendront quelques visites, jusqu’au spectacle dont l’heure est toute proche, où l’on doit aller, et où finalement on n’ira d’ailleurs pas, pour éviter une fâcheuse, « une petite précieuse », Céliante, qui veut se faire de fête.

ARAMINTE. – D’ailleurs, où Céliante vit-elle ? A-t-on jamais vu quatre femmes d’un certain état se resserrer dans une loge, et braver en public tous les hasards de la chaleur ? Pour moi, je n’y tiendrais pas, et puis il faudrait au moins cinq ou six hommes pour nous conduire, et tout cela ressemblerait à un lendemain de noces. Allons, que ce tracas-là finisse. Que l’on dise à Céliante que j’ai... ma migraine et que notre partie est remise. Je resterai chez moi, j’y verrai du monde. Faites savoir que je suis visible. (Lisette sort. À Lisidor). Aussi bien le baron m’a-t-il écrit qu’il viendrait ce soir ; s’il ne me trouvait pas, il faudrait bouder des siècles. Mais qu’entends-je ? Serait-ce déjà lui ? Je vous garde, au moins, Lisidor.
LISIDOR. – Je serai bien flatté de le connaître.
ARAMINTE. – Ne m’abandonnez pas, je vous en prie, à tout l’ennui d’un tête-à-tête de cette espèce. Cet homme est un original dont le caractère... Eh ! bonjour, mon cher baron.

Voilà quel ton la conversation prend sur le prochain. Mais, avant d’y prêter l’oreille, nous recueillerons, au passage, l’opinion de ces caillettes sur les spectacles du temps.

LISIDOR. – Vous allez, ainsi que tout Paris, admirer ce chef-d’œuvre que chérit plus particulièrement son auteur : vous mêlerez vos larmes à celles de Mérope.
ARAMINTE. – Moi, monsieur ? Je m’en garderai bien. Ah ! ne présumez pas me surprendre à vos lamentables tragédies. Mais, fi donc ! une femme ne sort de ce spectacle que les yeux gros de larmes et le cœur de soupirs. J’ai vu même quelquefois qu’il me restait sur le visage et dans l’âme une empreinte de tristesse que toute la vivacité du plus joli souper ne pouvait éclaircir. Et qu’est-ce que tout cela, s’il vous plaît ? Un tintamarre d’incidents impossibles, des reconnaissances que l’on devine, des princesses qui se passionnent si vertueusement pour des héros que l’on poignarde quand on n’en sait plus que faire ; un assemblage de maximes que tout le monde sait et que personne ne croit : des injures contre les grands, et par-ci, par-là, quelques imprécations. En vérité, cela vaut bien la peine d’avoir les yeux battus et le teint flétri.
LISIDOR. – Mais, madame, il est des personnes...
ARAMINTE. – Eh ! vive l’opéra comique, monsieur, vive l’opéra comique ! Le théâtre italien est à mon gré le vrai spectacle de la nation ; il n’intéresse point l’âme, il n’attache point l’esprit ; il éveille, il anime, il égaie, il enlève.
LISIDOR. – J’ai peine à concevoir comment des pièces en général aussi peu soignées...
ARAMINTE. – Mais ne donnez donc pas dans l’erreur commune ; n’imaginez donc pas que ce soit le genre des pièces qui nous y attire : est-ce qu’on y prend garde ? Eh non ! monsieur, c’est la musique.

Dans « ce cercle d’étourdis », la sensibilité va de pair avec le goût : voici à quels propos interrompus donne lieu la nouvelle de la mort d’un ami, tombant au beau milieu d’une partie de reversin :

LE MARQUIS. – Vous connaissez bien le comte d’Orvigni ?
CIDALISE. – Oui, vraiment Nous en sommes aux tours doubles.
LISIDOR. – Quoi ! cet ancien militaire, cet homme respectable ?
LE MARQUIS. – Justement... Eh bien ! il est mort.
ISMÈNE. – Cela est incroyable... Je demande...
LE MARQUIS. – Il s’est avisé d’expirer subitement hier au soir.
ARAMINTE. – Vous me désolez... Voilà mon roi, deux fiches.
LE MARQUIS. – Cela dérange beaucoup le souper qu’il devait nous donner.
LISIDOR. – Il était votre intime ami, madame ?
ARAMINTE. – Vraiment oui : vous m’en voyez pénétrée... C’est à vous à parler, Cidalise.
LE MARQUIS. – Il n’a pas eu le temps de mettre le moindre ordre dans ses affaires.
ARAMINTE. – Je le jouerai sans prendre... Cela est cruel, marquis... Le coup est assez beau... Sa pauvre veuve... C’est en cœur, mesdames.
ISMÈNE. – En favorite : nous voilà ruinées... Mais que ne fait-elle des démarches ?
ARAMINTE. – Sans doute... Spadille... Mon cher marquis... Manille... Il m’a rendu de très grands services... Valet, dame et roi de cœur.
LE MARQUIS. – Nous lui avons conseillé de prendre un parti dans cette affaire.
ISMÈNE. – C’est tout simple... Doucement, j’ai baste et encore une main.
ARAMINTE. – Il laisse de petits enfants... J’aurais gagé pour la volte... Marquis, vous m’avez serré le cœur... Il me revient encore deux fiches.
LISETTE, accourant. – Ah ! madame, votre serin vient de s’échapper.
ARAMINTE. – Mon serin privé ? Juste ciel ! Eh ! vite : suivez-moi, Lisette. (Elle sort avec Lisette.)
ISMÈNE. – Comment ! elle nous quitte ?...Mais cela est unique ! En vérité, ma bonne, ma chère Araminte est d’un ridicule rare avec sa passion pour les animaux.
LISIDOR. – On ne peut douter que cet oiseau ne lui soit cher, puisqu’elle lui sacrifie les suites d’une partie dont la mort d’un de ses amis n’a pu la distraire.

Toute la pièce se passe ainsi en propos interrompus et en un défilé d’originaux, plaisamment esquissés.

Voici d’abord un baron qui vit dans sa maison des champs, mais se sent « un certain vide dans l’âme » qu’il comblerait bien en épousant, et dont voici la philosophie, puis le rêve à la Jean-Jacques :

LE BARON. – Je suis las de vivre seul au sein d’une maison que ma fortune rend honnête, mais où mon âge n’appelle plus les plaisirs ; je m’ennuie de n’être entouré que de valets qui me volent ou de neveux qui traitent provisionnellement de ma succession avec des usuriers ; et puis, je ne sais, je me sens un certain vide dans l’âme ; enfin, je veux me marier. J’épouserai quelque personne honnête qui m’aimera, qui en aura l’air, au moins. Je tâcherai d’en avoir bien vite une couple d’enfants, dont l’éducation sera l’amusement, la consolation de mes vieux jours ; en formant leur cœur, je jouirai du mien : cela m’animera, m’occupera, car il faut s’occuper ; j’en ai plus besoin qu’un autre, et je ne conçois pas qu’un homme oisif puisse être vertueux.
LISIDOR. – C’est un peu trop vous défier de vos forces, monsieur, et j’aurais cru qu’une âme aussi bien placée que la vôtre pouvait regarder la liberté comme le premier bonheur de la vie.
LE BARON. – Elle le serait sans doute pour qui n’en abuserait pas ; mais le pouvons-nous au milieu des séductions qui nous environnent ? Les plaisirs honnêtes ennuient bientôt un homme qui peut se livrer à tous : l’esprit s’y habitue, les sens s’émoussent, le cœur se blase, le goût s’endort et ce n’est plus alors que les excès qui le réveillent ; du moins je pense ainsi et voilà ce qui me détermine.
LISIDOR, à part. – Je ne m’attendais point à ce nouveau concurrent.
ARAMINTE. – Votre proposition me flatte eu même temps qu’elle m’étonne ; songez-vous bien, baron, que Lucile est si jeune...
LE BARON. – Vraiment, j’avais d’abord jeté les yeux sur vous. Je vous estime, je vous honore, et même vu votre âge et d’autres considérations, peut-être nous conviendrions-nous beaucoup mieux ; mais vous vivez dans le monde, vous l’aimez, il faudrait y renoncer, et je m’apprécie, je n’en vaux pas le sacrifice. C’est à la main de Lucile que j’aspire ; elle a été élevée en province ; elle est jeune, assez naïve, il lui en coûtera moins pour se faire à ma façon de penser, car je vous déclare que j’ai dessein de vivre dans mes terres.
ARAMINTE. – Voilà une résolution bien sévère.
LE BARON. – Vous le croyez, vous autres, que le tourbillon du monde entraîne ; vous ne concevez pas le plaisir qu’il y a de vivre loin du tumulte et chez soi : une maison simple et bien disposée, où l’agréable s’unit sans faste à l’utile, un ciel serein, un air pur, des aliments salubres, des vêtements commodes, une société peu nombreuse, mais choisie ; des plaisirs vrais, que ne suit jamais le repentir et qui servent à la santé, loin de la détruire : c’est là, c’est du sein de son château qu’un bon gentilhomme voit se fertiliser sous ses yeux la terre qu’il a souvent aidé à défricher lui-même. Les arbres qu’il a plantés s’élèvent sous sa vue, sa joie s’accroît avec eux. Entouré de paysans qui le chérissent en père, il les anime au travail le moins estimé, mais le plus noble ; il les encourage, il les récompense. Ces gens-là ne le louent pas, mais ils le bénissent, et cela vaut mieux. Il connaît ses prérogatives, il n’y déroge pas, mais il rougirait d’en abuser ; il sait qu’il commande à des hommes, et c’est en les rendant heureux qu’il assure le droit de l’être lui-même.

En opposition avec ce personnage, nous en noterons deux autres de plus plaisants, meubles ordinaires des salons du temps : un abbé qui refuse obstinément de chanter et s’y met avec fatuité dès qu’on cesse de l’en prier ; et un poète venu pour lire une tragédie, et qui n’en pourra placer que le premier vers. Nous y signalerons encore un médecin pour dames qui cultive ces victimes façonnières de « la petite santé », qui atténue « les humeurs errantes » avec « des bols de savon », traite par les odeurs « le fluide nerveux que la chaleur électrise », et fait de la prophylaxie par des « préparations d’aconit ou de ciguë dans une crème aux pistaches ».

Voici des traits de ce défilé d’originaux qui font d’ailleurs un assez plaisant chassé-croisé :

ARAMINTE, à Ismène. – Voulons-nous nous asseoir ? M. Damon nous gratifie d’une lecture.
ISMÈNE, à l’abbé. – Ah ciel ! soupçonnez-vous ce que ce peut être ?
L’ABBÉ. – Je m’en doute. Quelque tragédie de sa façon.
ISMÈNE, à part. – Je suis déjà morte. (Haut.) Monsieur, nous la lirez-vous tout entière ?
DAMON. – Mais... comme il vous plaira, mesdames.
ISMÈNE. – C’est qu’une tragédie est bien longue, cela pourrait vous fatiguer.
DAMON. – Oh ! point du tout, mesdames ; on oublie aisément ses peines, quand on réussit à vous amuser. Je vais, commencer. (On s’assied.)
ARAMINTE, à Ismène. – Vous n’avez donc rien gagné sur votre cher abbé.
ISMÈNE. – Je le vais bouder pour la vie ; il est d’une maussaderie insoutenable.
L’ABBÉ. – Mais... c’est vous, mesdames, qui êtes de la dernière barbarie. Est-ce jamais après le dîner que l’on chante ? J’ai la poitrine si cruellement fatiguée... À peine puis-je parler... (Il tousse.) Vous voyez... J’ai passé la moitié de la nuit chez une jeune duchesse, où l’on m’a fait impitoyablement chanter un acte de l’opéra et six romances... Il y a des gens qu’on n’ose refuser.
ARAMINTE. – C’est-à-dire que vous nous rangez dans la classe de ceux que l’on peut refuser sans crainte.
L’ABBÉ. – Point du tout ; mais au défaut de la harpe, au moins, pour chanter, faudrait-il une guitare. (Lisette sort.)
CIDALISE. – C’est malice toute pure ; les gens de son état sont accoutumés qu’on les cajole.
ISMÈNE. – Ce sont de petits mortels assez heureux.
DAMON. – Le sujet de ma tragédie...
L’ABBÉ. – Il est vrai que l’on nous accueille sans devenir la terreur des maris ; nous faisons quelquefois l’amusement des dames.

Mais survient le médecin, et nos deux amateurs sont déferrés du coup :

LISETTE. – C’est votre médecin, madame.
ARAMINTE. – Qu’il entre, j’en suis ravie, qu’il entre. Venez, je vous sais bon gré de ne pas m’abandonner. Ismène, je vous demande votre confiance pour monsieur... Un fauteuil, Lisette... Ce cher docteur, c’est qu’il est bien moins mon médecin que mon ami. C’est par attachement qu’il me traite, et, dans ma dernière migraine, il ne m’a pas quittée d’une minute.
LE MÉDECIN. – Que voulez-vous ? Quoique vous nous fassiez mourir, il faut bien songera nous faire vivre... Toutes vos santés, mesdames, me paraissent assez belles.
ARAMINTE. – Oh ! point du tout.
DAMON, à part. – Me voilà perdu.
L’ABBÉ, à Ismène. – Vous croyez aux médecins, madame ?
ISMÈNE. – Comme aux abbés.
L’ABBÉ. – Toujours méchante.
LE MÉDECIN. – Comment donc ! Quelles sont ces indociles maladies que notre sagacité ne peut réduire ? Oh ! nous en viendrons à bout, madame... Voyons... Justement... l’estomac délabré... et l’appétit ?
ARAMINTE. – Est-ce qu’on mange ?
LE MÉDECIN. – Crachez-vous ?
ARAMINTE. – Je crois que oui.
LE MÉDECIN. – Tant mieux. Poursuivons... Nous avons des nuages devant les yeux, des disparates dans la tête ?
ARAMINTE. – Précisément.
LE MÉDECIN. – Je l’aurais gagé... Allons, allons, il faut prendre un parti sérieux : il faut du régime, se mettre à l’eau de poulet. Je vous jure qu’avec des bols de savon, nous parviendrons à atténuer ces humeurs errantes...
DAMON, en se levant. – Comme les moments s’écoulent ! Si vous vouliez permettre, mesdames...
ARAMINTE. – Ah ! de grâce, monsieur Damon, quartier. Laissez-nous jouir du cher docteur.
DAMON, à part. – J’enrage ; où me suis-je fourré ?...
L’ABBÉ, préludant. – La, la, la, la.
CIDALISE. – Chut, taisons-nous.
DAMON, haut. – Tant mieux... Scène première...

HIDASPE.

Du contre des déserts de l’inculte Arménie.

CIDALISE, l’interrompant. – Paix donc ; l’abbé ne se doute pas qu’on l’écoute.
L’ABBÉ.
Air.
Serait-il vrai, jeune bergère,
Que mes soins n’ont pu vous charmer ?
Que d’efforts il faut pour vous plaire !
Il n’en faut pas pour vous aimer.
LE MÉDECIN. – Voilà du délicieux.
ARAMINTE. – Personne ne chante mieux que lui.
LISIDOR. – Surtout quand on ne l’en prie pas.
L’ABBÉ. – Comment ! est-ce que j’ai chanté ?
ISMÈNE. – Oui, par distraction ou par contradiction, plutôt. Mais on vous le pardonne, la bizarrerie est l’apanage du talent.

Mais le plus amusant de ces numéros de revue, celui qui fut le clou de la pièce et en fixa le succès, c’est le marquis colonel qui, tout en guignant la grosse dot, a toujours sur lui un dé, du fil et des aiguilles, dont il travaille aux broderies et tapisseries de ces dames – tout en guettant la grosse dot –, exactement comme ce comte de Henrion, ministre de la marine de Louis XVI, qui collaborait aux robes de l’auteur du Théâtre d’éducation, de Mme de Genlis elle-même. Voici la scène :

LE MARQUIS. – Que vois-je ? Ce cher métier est encore monté ! Ce fauteuil n’est-il point fini ? Mais à quoi tuez-vous donc le temps ? Oh ! cela prouve bien qu’il y a longtemps que je ne vous ai donné de bons exemples, que je n’ai mis la main à l’ouvrage.
ISMÈNE. – Oh ! oui ; il vous sied bien de parler d’ouvrage ! Vous êtes cause que ma petite robe n’est point montée. Vous vous donnez des airs de m’emporter un rang de falbala, sous prétexte d’y travailler.
LE MARQUIS. – Aussi fais-je ; mais peu vous importe, pourvu que vous grondiez et que vous fassiez aux gens une petite moue, que vous savez bien qui vous rend plus charmante encore... Tenez, vous ne ménagez point vos amis ; c’est votre défaut. Ismène. Eh bien ! je vous jure que je n’ai que votre falbala dans la tête, que je m’en occupe sérieusement.
LISIDOR, à part. – La belle occupation !
LE MARQUIS. – Hercule filait pour Omphale. Vous surpassez la maîtresse en beauté ; je ne me pique pas d’avoir toute la célébrité de l’amant : mais au moins suis-je jaloux de régaler en complaisance comme en courage. Si je vous prouvais que je n’ai cessé ce matin de travailler à votre ouvrage en raisonnant avec mon avocat, que je le porte toujours sur moi...
ISMÈNE. – Bonne plaisanterie !... Donnez-moi Spadille.
LE MARQUIS. – Parbleu ! votre petite incrédulité mérite d’être confondue. Tenez, tenez. (Il tire différents objets de sa poche, enfin un sac à ouvrage.) Non, ce n’est pas cela ; ce sont les jarretières de Lise, les nœuds de Chloé... Ah, bon ! voici votre affaire.
ISMÈNE. – Que vois-je ? Avec le sac ! Il est charmant. (Aux femmes.) Vous permettez ? Comment ! un étui, des ciseaux, des aiguilles !
LE MARQUIS. – Oh ! rien ne me manque.
CIDALISE, jetant son jeu. – Cela est rebutant. En vérité, monsieur le marquis, vous êtes très aimable ; mais vous pourriez attendre la fin de la partie ; on ne peut s’occuper de son jeu et vous écouter.
LE MARQUIS. – Bon ! de l’humeur ! allons, la paix, on se taira. Je vais, pendant que vous finirez, m’amuser à cette tapisserie. Mais, diable, dussiez-vous m’en vouloir encore, j’oubliais précisément ce que je suis venu tout exprès pour vous dire. (Il enfile une aiguille.) C’est une chose assez particulière.

Cette chose assez particulière est l’annonce de cette mort d’un ami, dont nous avons vu plus haut l’effet sur la compagnie.

Cet acte alla aux nues : le devait-il à la fidélité des peintures d’après nature ou à la charge d’une satire scandaleuse ? La Harpe affirme dédaigneusement que là société où le peut Poinsinet avait pris les modèles n’était « pas assurément la bonne compagnie ». Mais on peut lui opposer Grimm qui proteste moins fort, et paraît bien passer condamnation, quand il prévoit en ces termes le genre de curiosité que de pareils tableaux donneront à la postérité :

On peut croire qu’elle s’enquerra avec quelque curiosité si ces mœurs ont été réellement les mœurs d’une grande et illustre nation, puisque enfin toutes les comédies du temps les ont ainsi représentées... Il faut espérer que les curieux d’alors pourront se répondre que ces mœurs ont été en effet celles d’une génération aussi courte que frivole, dont les travers ont été réparés par des siècles de vertu. Car si de telles mœurs avaient duré plusieurs générations de suite, l’histoire apprendrait sans doute en même temps aux curieux des siècles à venir les funestes influences que leur durée aurait eues sur la gloire et la splendeur d’une telle nation.

Il prophétisait vrai, notre baron allemand, et Figaro se chargera du commentaire, en attendant que, dans cette société en fête, à « la douceur de vivre » – au sens où l’entendait Talleyrand – succédât l’horreur de mourir sans phrases.

Mais, sans philosopher davantage à propos d’une bagatelle, nous devons bien constater que la copie ne passa pas pour avoir calomnié les modèles – témoin le mot de Voisenon sur le petit Poinsinet, qui « avait écouté aux portes », pour présenter, selon la réflexion par laquelle son baron philosophe conclut la pièce, « le vrai tableau d’une soirée à la mode », vingt ans avant le Mariage de Figaro et la Révolution –.

Le reste de ces petites comédies de mœurs qu’on cite encore va de pair avec le Cercle, ou bien peu s’en faut, par l’esprit et l’observation également à fleur de sujet. Il en survit les titres et d’aventure quelques vers plus ou moins moraux, visant à passer en proverbe et y réussissant parfois, comme ceux-ci de la dupe de la Coquette corrigée :

Le bruit est pour le fat, la plainte pour le sot ;
L’honnête homme trompé s’éloigne et ne dit mot :

ou celui-ci encore de l’Homme du jour :

Il est toujours liant et n’est jamais lié.

Ce sont notamment : la Pupille (1734), de Fagan, déjà si moderne en son marivaudage qu’on y voit une pupille amoureuse de son tuteur, et lui dictant une lettre où elle avoue fort joliment son amour (sc. XIV) ; ou encore les Originaux (1737), du même ; l’Impertinent malgré lui (1729) de Desmahis ; les Dehors trompeurs ou l’Homme du jour (1740) de Boissy ; le Quart d’heure d’une jolie femme ou les amusements de la toilette (1753) de Chevrier ; la Coquette corrigée (1755) de La Noue ; les Mœurs du temps (1760) de Saurin, adroitement imités de l’École des bourgeois, avec des traits de mœurs pris sur le vif, çà et là, spirituels, savoureux même ; et aussi les Fausses infidélités (1768) de Barthe, déjà citées pour les mérites secondaires de leur intrigue.

C’est une menuaille vieillotte, dont la curiosité professionnelle des historiens du genre ou des mœurs – ou bien celle des auteurs de saynètes de paravent, en quête de sujets à rajeunir – peut bien soutenir la lecture, mais qui supporterait rarement la représentation. Aucune de ces petites comédies, quelque bruit qu’elles aient fait en leur temps, n’a d’originalité distincte, ni ne marque de date dans l’évolution de la comédie de mœurs, laquelle se poursuit ailleurs. Leur analyse n’a donc aucune place dans cette histoire. Nous renverrons pour leur lecture au répertoire du second ou du troisième ordre dont elles sont le copieux ornement, et, pour leur oraison funèbre, à La Harpe qui paraît s’en être chargé avec joie[87].

 

 

CHAPITRE IV - LES NOVATEURS : LA COMÉDIE MORALISANTE ET LARMOYANTE, DE DESTOUCHES À LA CHAUSSÉE. MARIVAUX ET LE MARIVAUDAGE DRAMATIQUE

 

La préoccupation caractéristique de moraliser, dès les premières comédies de Destouches : le Curieux impertinent (1710) ; l’Ingrat (1710). – On en exagère l’ennui : l’Irrésolu (1713) ; le Médisant (1715). – Une gaie adaptation d’Addison : le Tambour nocturne (1736). – Une gaieté posthume : la Fausse Agnès (1759). – La seconde manière de Destouches : importance historique du succès du Philosophe marié (1727). – Évolution antérieure de la comédie sérieuse vers la forme moralisante et larmoyante : Ésope à la ville (1690) ; Ésope à la cour (1701), de Boursault ; l’Andrienne (1703), de Baron ; le Flatteur (1696), de J.-B. Rousseau ; le Jaloux désabusé (1709), de Campistron ; l’École des pères (1728), de Piron. – Le Glorieux (1732), chef-d’œuvre de Destouches, et la comédie larmoyante. – Ses protestations contre le triomphe de la comédie larmoyante : l’Amour usé (1742). – Sa formule mixte : le Dissipateur (1753) ; et son illusion sur la comédie de caractère.

Deux imitateurs originaux de la formule de Destouches : Piron et sa Métromanie (1748) ; Gresset et son Méchant (1745).

La comédie larmoyante de La Chaussée, à placer dans l’histoire du drame.

Originalité de Marivaux : son emploi de la passion de l’amour comme ressort central. – En quoi Marivaux est « Racine en miniature ». – Sa découverte du thème de l’amour naissant et les nébuleuses de l’amour. – Le marivaudage et la carte du Tendre. – L’illusion de l’action dans Marivaux. – Les reproches de préciosité, de monotonie et de myopie. – En quoi il a féminisé la comédie et créé un genre. – Les pièces les plus caractéristiques du marivaudage : le Jeu de l’amour et du hasard (1730) ; les Fausses confidences (1737) ; le Legs (1736) ; et leur identité foncière. – Le marivaudage et les Sincères (1739). – La Mère confidente (1735) et la comédie larmoyante. – Le Prince travesti (1724) et Marivaux inconnu : une comédie héroïque et romantique. – Les interprètes de Marivaux et les comédiens de l’ancien et du nouveau Théâtre italien, d’après les documents et Callot, Gillot, Watteau, Lancret. – Le vrai Marivaux.

 

Jusqu’ici tous les genres comiques dont nous avons eu à parler, ont évolué dans les directions que leur avait tracées Molière. Nous allons grouper dans ce chapitre les auteurs qui, s’écartant plus ou moins délibérément des traces du maître, cherchèrent à frayer des voies nouvelles et y réussirent avec des fortunes plus différentes que leurs œuvres.

Il y a d’abord le groupe des auteurs qui innovèrent, sans le faire exprès, et dont le chef de file est Destouches. C’est en s’efforçant ambitieusement de traiter la comédie de caractères, selon la formule de Molière, que l’auteur du Glorieux, suivi par ceux de la Métromanie et du Méchant, fît dévier à son insu ce genre vers une comédie si moralisante qu’elle en devint larmoyante.

L’originalité de Destouches consista à réagir délibérément contre la comédie-farce, et à se laisser entraîner par cette réaction jusqu’au seuil même de la comédie-drame.

À y regarder de plus près que ne firent ses contemporains, ses premières comédies elles-mêmes, depuis le Curieux impertinent (1710) jusqu’au Philosophe marié (1727), laissaient voir en lui autre chose qu’un émule de Dufresny. À côté de la dextérité dans la conduite de l’action et dans la coupe du dialogue, de la fidélité « aux règles du dramatique », d’une certaine finesse psychologique déjà marivaudante, d’une originalité déliée dans le choix des sujets, il montrait surtout une préoccupation marquée de moraliser, déjà voisine de l’affectation.

Cela est sensible dès sa première pièce, le Curieux impertinent (1710). On moralise fort, et parfois sur le plus haut ton, dans, cette aventure « romanesque » – pour employer un mot de Crispin – et d’ailleurs piquante. Celui qui en est le véritable héros, et reçoit finalement la main de la belle que le curieux l’avait chargé de mettre à l’épreuve, avec impertinence, est un personnage dont la moralité s’exprime en vers de ce genre :

Dans les cœurs vertueux l’amour naît du devoir.

Dans l’Ingrat (1710), la part faite à la morale tourne en dissertation, et les vers frappés en maximes abondent tellement qu’on se prend à penser, comme Géronte :

Je suiours à moi que vous les débitez.

Cependant ce pastiche de Tartuffe a de la fermeté dans la pesanteur de sa démarche, et même quelque verve dans son comique laborieux, témoin ce couplet du pot au lait de la suivante Lisette :

LISETTE.

Cléon va revenir, c’est une affaire faite ;
Et bientôt nous vivrons dans un autre séjour.
Adieu, Paris, adieu ; nous allons à la cour.
Quel plaisir ! Nous n’allons plus voir que des comtesses,
Des comtes, des marquis, des ducs et des duchesses.
Les princes nous viendront visiter quelquefois ;
Nous ne fréquenterons bourgeoises ni bourgeois,
Et, pour mieux ressembler aux gens du haut étage,
Nous changerons d’habits, de mœurs et de langage.
Le bruit et le fracas seront notre élément ;
Plus de soin de ménage et plus d’arrangement.
Deux pages, six laquais nous serviront d’escorte :
Vingt créanciers toujours garderont notre porte ;
Nous veillerons la nuit, nous dormirons le jour.
Adieu, Paris, adieu ; nous allons à la cour.

Mais cette verve est rare, même chez les valets : car ils deviennent sensibles, eux aussi. Nous voyons Pasquin pleurnicher, au souvenir de la bonne maîtresse que lui a fait quitter son ingrat de maître, et tirer la morale de la pièce :

Vous avez vu punir le plus grand des ingrats ;
Profitez de l’exemple et ne l’imitez pas.

Si Destouches parlait de Tartuffe, dans l’imitation de Molière, on voit que ce n’était pas pour rire. Mais il ne faudrait pas croire non plus que ce fût pour moraliser à tout propos, pour porter au théâtre les satires morales de Boileau. On l’a dit et redit, mais ce n’en est pas plus juste. En vérité, rien ne se trouve être plus cruel, surtout pour un auteur de second ordre, que ces jugements à demi vrais : formulés une fois en boutades par un homme d’esprit, ils deviennent des passe-partout de la critique facile, et perdent, à être développés par les copistes, loin des textes, le peu de vérité qui les dicta. Pour être juste, la condition nécessaire, sinon suffisante, c’est, ici et ailleurs, de tout lire.

À propos de Destouches, par exemple, le reproche d’abuser des moralités jusqu’au ridicule n’est vrai que pour deux ou trois de ses pièces de sa seconde manière, pour les Philosophes amoureux par exemple. À celles-là s’appliquent les vers de l’auteur du Roi de Cocagne, qu’aimait à citer malicieusement Voltaire :

Le comique écrit noblement
Fait bâiller ordinairement.

Mais, dans le reste, ce travers n’est pas si ridicule ; et ce n’est pas toujours en vain que Destouches s’ingénie à tramer dans son style, d’ailleurs solide, des vers qui visent à passer en proverbe, lesquels sont tirés de la situation beaucoup plus souvent qu’on ne le dit. Non, il n’est pas si ennuyeux qu’on pense, sur la foi de La Harpe et de ceux qui l’en ont cru, quand celui-ci les invite à se récrier, en énumérant les titres des autres comédies de l’auteur du Glorieux :

Si j’en connais pas un, je veux être pendu !

L’Irrésolu (1713), par exemple, vaut bien le Distrait. Sans doute à la question décochée par Julie au héros de la comédie :

Avez-vous, dites-moi, le cerveau dérangé ?

plusieurs fois on pourrait répondre oui. Mais il y a des traits de caractère, un surtout qui a mérité de passer en proverbe, et qui est dans ce dernier vers de l’Irrésolu, quand on lui a fait épouser Julie :

J’aurais mieux fait, je crois, d’épouser Célimène.

Elle est d’ailleurs d’une vivacité charmante, cette Julie ; et la pièce a une finesse agréable et du mouvement, ses petites moralités à part.

Dans le Médisant (1715), encore plus que dans les comédies précédentes, Destouches a une allure personnelle, laquelle n’est pas si « chancelante » qu’il le dit « sur les traces » des maîtres. Il a bien sa petite originalité ici, en face de Dufresny et de son Esprit de contradiction, comme ailleurs, en regard de Molière et de Regnard. Il y a « des traits mordicants » dans la bouche de son héros, et qui donnent la comédie. Il ne faudrait pas répéter avec celui-ci, en parlant de l’auteur :

Valère a de l’esprit, mais son esprit ennuie.

Voici par exemple l’original, un peu délayé, mais authentique, du fameux mot de Beaumarchais, quand on lui contestait sa noblesse : J’en ai la quittance !

RICHESOURCE.

Mais il m’a toujours dit qu’il était gentilhomme.

DAMON.

Il paya sa noblesse une assez bonne somme,
Pour dire que le titre en était bien acquis.

Lisette aussi a de l’esprit et une gaieté vivante. Il est vrai que le dessein de rendre la comédie moralisante persistait, à travers les imitations que fait Destouches de ses devanciers, comme il s’en explique dans son épître à la duchesse du Maine :

Je fais la guerre aux défauts des humains :
Et les portraits qui partent de mes mains
Ont pour objet celui de les instruire.
Par les traits égayés d’une vive satire,
Je tâche à pénétrer les replis de leurs cœurs ;
J’attaque ouvertement les modes et les mœurs.
C’est un objet puissant, autant qu’il est utile,
Qui vous fait approuver mes pénibles travaux.
Exemple de tous les défauts,
Vous voulez que l’homme indocile
Soit corrigé des siens sans faste et sans aigreur ;
Qu’il goûte, en s’instruisant, une douceur extrême,
Et trouve dans le plaisir même
Ce qui peut redresser son esprit et son cœur.
Tels sont aujourd’hui les miracles
Que font chez nous nos innocents spectacles.
D’un Curieux impertinent,
Que tout alarme, à qui tout fait ombrage,
J’ai tracé la naïve et ridicule image.
J’ai tâché, même en badinant,
À faire d’un Ingrat la peinture odieuse ;
Et, d’une main laborieuse,
J’ai rassemblé les traits d’un esprit chancelant,
D’un homme irrésolu, qui toujours délibère,
Et qui s’aveugle en tout à force de lumière.
J’attaque aussi le cœur et l’esprit tour à tour.
Par le nouveau portrait que je vais mettre au jour,
Aux médisants je déclare la guerre,
Peste maudite, et fléau de la terre,
Esprits pernicieux, dont le malin effort,
Voulant haïr tous les objets qu’on aime,
Détruit le plus parlait accord,
Et noircit l’innocence même.
Pour arracher des cœurs ce penchant odieux,
J’ai ranimé l’effort de ma muse endormie.

Mais avant de voir comment la suite de ce dessein de « faire la guerre aux défauts des humains », sur les traces de Molière, amènera Destouches à les déserter, nous croyons devoir citer un autre échantillon de sa gaieté méconnue – en renvoyant pour d’autres, au Triple mariage (1716) et à l’humoristique Tambour nocturne (1736) imité d’Addison –. Nous prendrons cet échantillon dans cette Fausse Agnès (comédie posthume, jouée en 1759), dont il a eu le tort de faire dire par le Poète comique de son prologue, avec une illusion tenace sur ses comédies soi-disant de caractère :

Cette pièce est en même temps,
Pour unir les goûts différents,
Et d’intrigue et de caractère ;

mais où il se risqua, dans deux scènes, à lutter de gaieté avec les Folies amoureuses. Voici celle de ces scènes savoureuses où Angélique fait la fausse Agnès pour dégoûter d’elle le grotesque poète campagnard, M. des Mazures, candidat à sa main et que veut lui imposer sa mère :

M. DES MAZURES, à part. – Pour une fille qui vient de Paris, voilà des révérences bien gauches. (Haut.) Je crois qu’il faut nous asseoir, mademoiselle ; car nous avons bien de jolies choses à nous dire.
ANGÉLIQUE, d’un ton niais. – Tout ce qu’il vous plaira, monsieur.
M. DES MAZURES, à part. – C’est lu pudeur, apparemment, qui lui donne un air si déconcerté. (Haut.) Voulez-vous, mademoiselle, que nous parlions en vers ?
ANGÉLIQUE. – Non, monsieur, s’il vous plaît.
M. DES MAZURES. – Eh bien ! parlons donc en prose.
ANGÉLIQUE. – Encore moins. Je n’aime pas la prose.
M. DES MAZURES. – Oh, oh ! cela est nouveau ! Comment voulez-vous donc que nous parlions ?
ANGÉLIQUE. – Je veux que nous parlions... comme on parle.
M. DES MAZURES. – Mais, quand on parle, c’est en prose ou en vers.
ANGÉLIQUE. – Tout de bon ?
M. DES MAZURES. – Et assurément.
ANGÉLIQUE. – Ah ! je ne savais pas cela.
M. DES MAZURES. – Allons, allons, vous badinez. Prenons le ton sérieux. Je vais vous étaler les richesses de mon esprit, prodiguez-moi les trésors du vôtre. Je sais que c’est le Pactole qui roule de l’or avec ses flots.
ANGÉLIQUE. – Tout de bon ? Mais vous me surprenez. (Lui faisant la révérence.) Qu’est-ce que c’est qu’un Pactole, monsieur ?
M. DES MAZURES, à part. – Pour une fille d’esprit, voilà une question bien sotte. (Haut.) Quoi ! vous ne connaissez pas le Pactole ?
ANGÉLIQUE. – Je n’ai pas cet honneur-là.
M. DES MAZURES, à part. — Elle n’a pas cet honneur-là ! Par ma foi, la réponse est pitoyable. (Haut.) Ignorez-vous, mademoiselle, que le Pactole est un fleuve ?
ANGÉLIQUE. – C’est un fleuve ?
M. DES MAZURES. – Oui, vraiment.
ANGÉLIQUE, riant. – Ah ! j’en suis bien aise.
M. DES MAZURES, à part. – Oh parbleu, je m’y perds. Si on appelle cela de l’esprit, ce n’est pas du plus fin, assurément. (Haut.) Mademoiselle, vous me surprenez à mon tour. Je vous croyais une virtuose.
ANGÉLIQUE. – Fi donc, monsieur ! Pour qui me preniez-vous ? Je suis une honnête fille, afin que vous le sachiez.
M. DES MAZURES. – Mais on peut être une honnête fille, et être une virtuose.
ANGÉLIQUE. – Et moi, je vous soutiens que cela ne se peut pas. Moi, une virtuose !
M. DES MAZURES. – Puisque ce terme vous choque, mademoiselle, je vous dirai plus simplement que je vous croyais une savante.
ANGÉLIQUE. – Oh ! pour savante, cela est vrai, cela est vrai.
M. DES MAZURES, après ravoir examinée. – Hom ! c’est de quoi je commence à douter. Voyons cependant. Vous savez, sans doute, la géographie ?
ANGÉLIQUE. – Oh ! vraiment oui.
M. DES MAZURES. – L’histoire ?
ANGÉLIQUE. – Encore mieux.
M. DES MAZURES. – La fable ?
ANGÉLIQUE. – Sur le bout de mon doigt.
M. DES MAZURES. – La philosophie ?
ANGÉLIQUE. – Je vous en réponds.
M. DES MAZURES. – La chronologie ?
ANGÉLIQUE. – C’est mon fort.
M. DES MAZURES. – Tudieu ! vous faites les plus jolis vers du monde !
ANGÉLIQUE. – Ah ! ah !
M. DES MAZURES. – Et vous écrivez des lettres ravissantes ?
ANGÉLIQUE. – En doutez-vous ?
M. DES MAZURES. – Oh ça ! pour commencer par l’histoire, lequel aimez-vous mieux d’Alexandre ou de César ? De Scipion ou d’Annibal ?
ANGÉLIQUE. – Je ne connais point ces messieurs-là ; apparemment qu’ils ne sont point venus ici depuis que je suis de retour de Paris.
M. DES MAZURES. – Ah ! nous voilà bien retombés ! Je vois que vous n’êtes pas forte sur l’histoire romaine ; peut-être savez-vous mieux celle de France. Combien comptez-vous de rois de France, depuis l’établissement de la monarchie ?
ANGÉLIQUE. – Combien ?
M. DES MAZURES. – Oui.
ANGÉLIQUE. – Mille sept cent trente-six.
M. DES MAZURES. – Ah ! bon, mille sept cent trente-six rois !
ANGÉLIQUE. – Assurément.
M. DES MAZURES. – Et qui vous a appris cela ?
ANGÉLIQUE. – C’est ma nourrice.
M. DES MAZURES. – Sa nourrice lui a appris l’histoire de France !
ANGÉLIQUE. – Pourquoi non ? Elle m’a appris aussi l’histoire de Richard sans Peur, de Robert le Diable, de la Belle Marguelonne et de Pierre de Provence.
M. DES MAZURES. – Voilà une très belle érudition ! Et de la Fable, qu’en savez-vous ?
ANGÉLIQUE. – Je sais le conte de Peau d’âne, de Moitié de coq, et de Marie Cendron.
M. DES MAZURES, la contrefaisant. – Et de Marie Cendron ! Je ne sais plus que penser de cette fille-là... Mademoiselle, cessez de plaisanter, je vous prie ; car, ou votre père et votre mère m’ont trompé, ou certainement vous vous moquez de moi.
ANGÉLIQUE. – Moi, me moquer de monsieur des Mazures ! Ah ! j’ai trop de respect pour lui. Croyez, monsieur, que je suis toute bonne, et que je n’y entends point de finesse.
M. DES MAZURES. – Mais vous saviez, disiez-vous, l’histoire, la géographie, la chronologie, la fable, la philosophie. Vous faisiez des vers charmants, vous écriviez des lettres ravissantes...
ANGÉLIQUE. – Hélas ! je le disais pour vous faire plaisir.
M. DES MAZURES. – Vous ne savez donc rien ?
ANGÉLIQUE. – Je sais lire passablement, et j’apprends à écrire depuis deux mois.
M. DES MAZURES. – La peste, vous êtes fort avancée ! Mais comme je vous trouve jolie, je vous passe votre ignorance. Ce que vous perdez du côté de l’érudition, vous le regagnerez du côté de l’esprit sans doute ; car on dit que vous en avez infiniment.
ANGÉLIQUE. – Infiniment, cela est vrai. Je vous avoue tout bonnement que j’ai de l’esprit comme un ange.
M. DES MAZURES. – Et vous le dites vous-même ?
ANGÉLIQUE. – Pourquoi non ? Est-ce un péché que d’avoir de l’esprit ?
M. DES MAZURES. – Ma foi, si c’en est un, je ne crois pas que vous deviez vous en accuser.
ANGÉLIQUE. – Vous me prenez donc pour une bête ?
M. DES MAZURES. – Cela me paraît ainsi ; mais après ce qu’on m’a dit, je n’ose encore le croire. De grâce, ne me cachez plus votre mérite.
Beau soleil, adorable aurore,
Vous que j’aime, vous que j’adore,
Déployez cet esprit que l’on m’a tant vanté,
Et j’enchaîne à vos pieds ma tendre liberté.

Allons, imitez-moi ; un petit impromptu de votre façon.
ANGÉLIQUE. – Oh ! très volontiers. Je vois qu’il faut vous contenter.
M. DES MAZURES. – Je sentais bien que vous me trompiez. Courage, belle Angélique, étalez enfin toutes vos merveilles.
ANGÉLIQUE, feignant de rêver. – Un petit moment, s’il vous plaît.
M. DES MAZURES. – Volontiers. Y êtes-vous ?
ANGÉLIQUE. – Oui. Écoutez.
M. DES MAZURES. – J’écoute de toutes mes oreilles.
ANGÉLIQUE, d’un air simple.
Monsieur, en vérité,
Vous avez bien de la bonté,
Je suis votre servante,
Très humble et très obéissante.

M. DES MAZURES, à part. – La peste soit de l’imbécile. Ah ! madame la baronne, vous m’en donnez à garder !
ANGÉLIQUE. – N’êtes-vous pas content ?
M. DES MAZURES. – Charmé, je vous assure.
ANGÉLIQUE. – Vous me ravissez.
M. DES MAZURES. – Tout de bon ? J’ai donc le talent de vous plaire ?
ANGÉLIQUE, faisant une révérence courte à chaque question. – Oui, monsieur.
M. DES MAZURES. – Oh ! je n’en doute pas. M’aimez-vous mademoiselle ?
ANGÉLIQUE. – Oui, monsieur.
M. DES MAZURES. – Et vous souhaitez que je vous épouse ?
ANGÉLIQUE. – Oui, monsieur.
M. DES MAZURES, à part. – Voilà une fille qui n’est point fardée. (Haut.) Mais on dit que j’ai un rival.
ANGÉLIQUE. – Oui, monsieur.
M. DES MAZURES. – Que vous l’aimez de tout votre cœur.
ANGÉLIQUE. – Oui, monsieur.
M. DES MAZURES, à part. – En voici bien d’une autre !... (Haut.) Et que si je vous épouse, je pourrai bien être...
ANGÉLIQUE, faisant une profonde révérence. – Oui, monsieur.
M. DES MAZURES, à part. – Au diable soit l’imbécile ! Il n’y a pas moyen d’en douter, c’est une idiote. On voulait m’attraper : mais à bon chat, bon rat. (Haut.) Mademoiselle, je suis votre serviteur ; si vous avez besoin d’un mari vous pouvez vous pourvoir ailleurs, ne comptez plus sur moi.
ANGÉLIQUE. – Vous ne voulez plus m’épouser ?
M. DES MAZURES. – Non, sur ma foi.
ANGÉLIQUE. – Oh ! vous m’épouserez.
M. DES MAZURES. – Moi ? Moi ? Je vous épouserai ?
ANGÉLIQUE, d’un ton vif. – Oui, vous l’avez promis, et cela sera.
M. DES MAZURES. – Voilà la preuve complète de sa bêtise.
ANGÉLIQUE, feignant de pleurer. – Que je suis malheureuse ! Vous me méprisez, vous me désespérez ; mais vous serez mon mari, ou... vous direz pourquoi.
M. DES MAZURES. – Oh ! cela ne sera pas difficile. Tudieu ! quelle commère avec son innocence.
ANGÉLIQUE. – Allez, vous devriez mourir de honte de me faire un pareil affront. Je m’en vais m’en plaindre à mon papa. Ah, ah, ah ! (Elle feint de pleurer et de sangloter.)
M. DES MAZURES. – À votre papa ! Allez, vous êtes bien sa fille ; aussi spirituelle que lui, tout au moins.

En écrivant la Fausse Agnès, avec une gaieté qui a fait rester la pièce au répertoire, Destouches voulait sans doute protester, une fois de plus, contre le triomphe excessif à ses yeux de la comédie larmoyante. Il n’en avait pas moins été, en l’espèce, l’ouvrier de la première heure. C’est ce qu’il nous reste à montrer.

Après son séjour en Angleterre, comme secrétaire de notre ambassadeur, l’abbé Dubois – et peut-être sous l’influence de la réaction contre la comédie licencieuse de la Restauration, dont un pamphlet de Jérémie Collier avait donné le signal (1698), – il s’avisa d’écrire le Philosophe marié (1727). Son dessein de faire une comédie morale, plus accentuée que les précédentes, est fort bien expliqué dans l’Envieux – qui est une sorte de critique du Philosophe marié – notamment dans ce passage :

LYCANDRE, seul, tirant sa montre. – Voyons quelle heure il est... Sept heures et demie ! La comédie doit être finie présentement. Le Philosophe marié vient d’être jugé ; et son auteur, couronné de lauriers ou couvert de honte ; la pièce devait aller aux nues, ou essuyer une chute effroyable. C’est un sujet nouveau, et par conséquent hasardé ; qui donnait plus lieu de craindre que d’espérer. J’ai assisté furtivement à une lecture de cet ouvrage, qui m’a causé de sérieuses émotions. J’y sentais, malgré moi, des beautés qui me frappaient, et qui m’en faisaient redouter le succès. Mais ce qui me rassure, c’est que le public a perdu le goût de la vraie comédie, et ne s’amuse plus que de bagatelles et d’intrigues romanesques. Un philosophe timide, un ami prudent et discret, une femme vertueuse, une belle-sœur capricieuse, un financier brutal, un père tendre et honnête homme, un courtisan fin, railleur, des mœurs vraies, de la morale, des caractères sérieux, des contrastes, des plaisanteries qui ne naissent que du sujet ; pas le moindre écart, point de paroles licencieuses ; tout y respire l’honneur, la modestie, la vertu : mœurs gothiques ; cela ne saurait prendre aujourd’hui ; et le parterre me fera raison, sans doute, de l’audace d’un auteur qui veut plaire en instruisant. Cependant le cœur me bat et j’ai des pressentiments qui m’effrayent. De quoi diable cet homme s’est-il avisé de revenir de l’autre monde, pour rentrer dans la périlleuse carrière du théâtre ? Je lui passais son Curieux Impertinent, son Ingrat, son Irrésolu, son Médisant, parce que je le regardais comme un homme qui n’existait plus. Mais, après sept années d’absence, réveiller l’attention du public par un Philosophe marié !

Du succès du Philosophe marié date en fait l’avènement triomphal sur la scène française de la comédie sérieuse, sous la forme que nous appellerons moralisante, laquelle deviendra larmoyante si vite, et avec un succès plus grand encore. Comme les révolutions les plus éclatantes du goût, celle-ci avait été préparée par une évolution latente du genre. Il nous semble qu’on peut démêler, dans la confusion des œuvres plus ou moins obscures des successeurs de Molière, celles qui jalonnèrent cette évolution et méritent bien d’être signalées à ce titre.

Tandis que pullulaient les comédies-farces, au sein desquelles s’ébauchait la grande comédie de mœurs, une réaction sourde se produisait contre le genre farcesque. Les applaudissements prodigués à Esope à la ville (1690) – et qui se renouvelèrent en somme à Esope à la cour (1701) – indiquaient nettement qu’il y avait un public pour la comédie moralisante, même sous la forme intensive que lui donnait Boursault. Le succès très vif de l’Andrienne (1703) de Baron, nous paraît avoir été un signe encore plus caractéristique de ce goût naissant pour la comédie sérieuse. Ce succès vint rappeler utilement qu’à côté de Plaute, cher à Regnard, il y avait Térence, dont se réclamera si bruyamment Diderot. En attendant, – et sans oublier le Flatteur (1696) de J.-B. Rousseau, dont s’inspirera le Méchant de Gresset –, Campistron s’était avisé d’écrire son Jaloux désabusé (1709), où La Chaussée prendra le sujet de son larmoyant Préjugé à la mode (1735), beaucoup plus que dans le Monsieur du Cap-Vert de Voltaire. Enfin Piron fera jouer son École des pères ou les Fils ingrats (10 octobre 1728)[88], qui est déjà et tout à fait une comédie larmoyante, presque à la même date que le triomphant Philosophe marié (1727).

On voit que le mémorable succès du Philosophe marié de Destouches avait été – comme il arrive toujours, en cas pareil, au théâtre – préparé par d’autres auteurs évoluant vers la formule qu’il avait réussi à dégager, sinon avec éclat, du moins avec assez de bonheur pour remplir l’attente du public.

Après avoir cherché un regain du succès de son Philosophe marié, dans ses Philosophes amoureux (1729), – une imitation du Démocrite de Regnard, assez lointaine pour être originale, mais encore plus froide que le modèle –, Destouches y réussit jusqu’à la gloire, en écrivant le Glorieux (1732), son chef-d’œuvre.

Le comte de Tufière est, comme on disait alors, un glorieux,

Toujours portant au vent, fier comme un Écossais.

Le caractère est exactement défini et bien posé au début, par les propos des valets, qui sont d’ailleurs d’une gaieté mitigée. Le quinquagénaire Lisimon, maître de céans, est plus gai. Ce roquentin serre de près la suivante Lisette, mais cela ne durera pas. Voici l’offre :

Je te veux à l’écart loger superbement,
Les soirs j’irai chez toi souper secrètement, etc.,

et voici la réponse :

LISETTE.

Je ne puis accepter vos propositions,
Monsieur, sans consulter une très bonne dame
Que j’honore.

LISIMON.

Et qui donc ?

LISETTE.

Madame votre femme.

LISIMON.

Comment diable, ma femme !

LISETTE.

Oui, Monsieur, s’il vous plaît :
À ce qui me regarde elle prend intérêt ;
Et je ne doute point qu’elle ne soit ravie
De vous voir embrasser ce doux genre de vie.

LISIMON.

Te moques-tu ?

LISETTE.

Je vais aussi prendre l’avis
De ma maîtresse et puis de Monsieur votre fils.
Tous trois édifiés, à ce que j’imagine,
Du soin que vous prenez d’une pauvre orpheline,
Seront touchés de voir que, lui prêtant la main,
Vous la mettiez vous-même en un si beau chemin,
Et qu’à votre âge enfin votre charité brille
Jusques à les ruiner pour placer une fille.

LISIMON.

Tu le prends sur ce ton ?

LISETTE.

Oui, Monsieur, je l’y prends ;
Apprenez, je vous prie, à connaître vos gens :
Un cœur tel que le mien méprise les richesses,
Quand il faut les gagner par de telles bassesses.

Ainsi rentré dans le ton de la comédie sérieuse, l’auteur ne le quittera plus et le poussera jusqu’aux larmes. C’est d’abord le fils de la maison qui le prend ainsi :

VALÈRE.

Oui, je vois
À quel indigne excès veut se porter mon père.
Quel exemple pour moi ! Quel chagrin pour ma mère !

Et quel chagrin pour lui ! Il aime Lisette. Mais il n’est pas seul à veiller sur elle :

VALÈRE.

Vous n’avez rien à craindre ; et... Que veut ce vieillard ?

LISETTE.

Tout pauvre qu’il paraît, sa sagesse est profonde,
Et c’est le seul ami qui me reste en ce monde.
Depuis près de deux ans, cet ami vertueux,
Sensible à mes besoins, empressé, généreux,
Fait de me secourir sa principale affaire :
Je trouve en sa personne un guide salutaire.
Laissez-nous un moment, s’il vous plaît.

Ici nous entrons dans le roman qui fait la trame de la plupart des comédies de Destouches. Celui-ci est tout à fait sentimental. Ce vieillard, ce protecteur inconnu, est le propre père de Lisette, de qui des circonstances mystérieuses l’empêchent de se faire connaître comme tel. Elle lui fait ses confidences. Elle a quitté le couvent où il la venait visiter jadis, parce que, sa mère étant morte, elle s’est vu offrir l’hospitalité, à titre de suivante, par « la fille de céans », Isabelle, la sœur de Valère, la fiancée du comte de Tufière. Elle lui confie d’ailleurs qu’elle aime Valère et en est aimée au point qu’il la veut épouser, ce qu’elle refuse par délicatesse, en priant Lycandre de l’emmener. Là-dessus le nœud se noue ainsi :

LYCANDRE.

D’un sort moins rigoureux, ô fille vraiment digne !
Ce que vous exigez est une preuve insigne
Et de votre prudence et de votre vertu.
Il faut vous révéler ce que je vous ai tu.
Vous pouvez aspirer à la main de Valère,
Et même l’épouser, de l’aveu de son père.

LISETTE.

Moi, monsieur ?

LYCANDRE.

Je dis plus : ils se tiendront heureux,
Dès qu’ils vous connaîtront, de former ces beaux nœuds,
Et, respectant en vous une haute naissance,
Ils brigueront l’honneur d’une telle alliance.

LISETTE.

Vous vous moquez de moi. Pourquoi jusqu’à sa mort,
Ma mère a-t-elle eu soin de me cacher mon sort ?
Mon père est-il vivant ?

LYCANDRE.

Il respire, il vous aime,
Et viendra de ce lieu vous retirer lui-même.

LISETTE.

Et pourquoi si longtemps m’abandonner ainsi ?

LYCANDRE.

Vous saurez ses raisons. Mais demeurez ici
Jusqu’à ce qu’il se montre, et gardez le silence :
C’est un point capital.

LISETTE.

Moi, d’illustre naissance ?
Ah ! je ne vous crois point, si vous n’éclaircissez
Tout ce mystère à fond.

LYCANDRE.

Non : j’en ai dit assez.
Pour savoir tout le reste, attendez votre père,
Adieu. Mais. dites-moi, le comte de Tufière,
Demeure-t-il céans ?

LISETTE.

Oui, depuis quelques mois.

LYCANDRE.

Il faut que je lui parle.

LISETTE.

Ah ! monsieur, je prévois
Qu’il vous recevra mal en ce triste équipage ;
Car on me l’a dépeint d’un orgueil si sauvage...

LYCANDRE.

Je saurai l’abaisser.

LISETTE.

Il vous insultera.

LYCANDRE.

J’imagine un moyen qui le corrigera.
Jusqu’au revoir. Songez qu’une naissance illustre
Des sentiments du cœur reçoit son plus beau lustre :
Pour les faire éclater il est de sûrs moyens ;
Et si le sort cruel vous a ravi vos biens.
D’un plus rare trésor enviant le partage,
Soyez riche en vertus : c’est là votre apanage.

Quant à l’intérêt que le vieillard prend au comte de Tufière, nous en savons bientôt la cause surprenante : cet orgueilleux est le propre fils du bonhomme.

Lever ces secrets peu à peu, graduer les effets de ces révélations successives sur l’âme de chaque personnage, les faire enfin tourner tous à la confusion du Glorieux et à son repentir, ce sera toute la pièce ; et ce sera fait, avec beaucoup d’art, avec des nuances d’émotion naïves, familiales, qui devancent celles du Philosophe sans le savoir de Sedaine. On en jugera par ce petit bout de scène où Valère, ayant appris de Lisette la révélation de son illustre naissance, et tout gonflé de ce secret, se défend ainsi de le trahir devant sa sœur.

VALÈRE, courant au-devant d’elle.

Ma sœur que je vous dise une grande nouvelle.

LISETTE, le retenant.

Eh bien ! ne voilà pas mon étourdi ?

VALÈRE.

Mon cœur
Ne peut se contenir. Je sors. Adieu, ma sœur.

ISABELLE.

Adieu ! vous moquez-vous ? Dites-moi donc, mon frère,
Cette grande nouvelle.

VALÈRE.

Oh ! ce n’est rien.

ISABELLE.

Valère,
Quoi ! vous me plaisantez ?

VALÈRE.

Non, non. Quand vous saurez...

LISETTE, bas, à Valère.

Allez-vous-en.

VALÈRE, sort et revient.

Ma sœur, lorsque vous parlerez
À Lisette...

ISABELLE.

Eh bien, donc ?

VALÈRE.

Ayez, toujours pour elle
Le respect...

ISABELLE.

Le respect ?

VALÈRE.

Oui ; car mademoiselle,
Je veux dire Lisette, a certainement lieu
De prétendre de vous, et de nous tous... Adieu.
Il sort brusquement.

Il y a aussi des scènes d’un comique tempéré, ne laissant pas que d’être fort agréables, par la finesse de leurs traits nuancés et par les qualités solides du dialogue et du style. Elle est excellente, par exemple, celle entre Isabelle et l’ennuyeux prétendant Philinte dont elle dit :

Je l’estime beaucoup et ne puis le souffrir.

La voici tout au long :

PHILINTE, du fond du théâtre, après plusieurs révérences.

Madame... je crains bien de vous importuner.

LISETTE, à Isabelle.

Cet homme a sûrement le don de deviner.

ISABELLE.

Un homme tel que, vous...

PHILINTE, redoublant ses révérences.

Ah ! madame !... De grâce
Si je suis importun, punissez mon audace.

ISABELLE, lui faisant la révérence.

Monsieur...

PHILINTE.

Et faites-moi l’honneur de me chasser.

ISABELLE.

De ma civilité vous devez mieux penser.

PHILINTE, lui faisant la révérence.

Madame, en vérité...

ISABELLE, la lui rendant.

J’ai pour votre personne
À Lisette.
L’estime et les égards... Aidez-moi donc, ma bonne.

LISETTE, après avoir fait plusieurs révérences à Philinte, lui présente un siège.

Vous plaît-il vous asseoir ?

PHILINTE, vivement.

Que me proposez-vous ?
Ô ciel ! devant madame il faut être à genoux.

LISETTE, à Isabelle.

À vous permis, monsieur. Dites-lui quelque chose.

ISABELLE.

Je ne saurais...

LISETTE.

Fort bien : l’entretien se dispose
À Philinte.
À devenir brillant... Monsieur, je m’aperçois
Que vous faites façon de parler devant moi,
Je me retire.

PHILINTE, la retenant.

Non, il n’est pas nécessaire
Et je ne veux ici qu’admirer et me taire.

LISETTE, à Philinte.

Vous vous contentez donc de lui parler des yeux.

PHILINTE.

Je ne m’en lasse point.

LISETTE.

Parlez de votre mieux,
Rien ne vous interrompt.

ISABELLE, à Lisette.

Oh ! je perds contenance.

LISETTE, bas à Isabelle.

Eh bien, interrogez-le ; il répondra, je pense.

ISABELLE, bas, à Lisette.

Vous-même avisez-vous de quelque question.

LISETTE, bas, à Isabelle.

C’est à vous d’entamer la conversation.

ISABELLE, à Philinte, après avoir un peu rêve.

Quel temps fait-il, monsieur ?

LISETTE, à part.

Matière intéressante !

PHILINTE.

Madame... en vérité... la journée est charmante.

ISABELLE.

Monsieur, en vérité... j’en suis ravie.

LISETTE.

Et moi,
J’en suis aussi charmée, en vérité. Mais quoi !
La conversation est donc déjà finie ?
Ça, pour la relever, employons mon génie.
À part.
Dit-on quelque nouvelle ? Enfin il parlera.

ISABELLE.

N’avez-vous rien appris du nouvel opéra ?

PHILINTE.

On en parle assez mal.

LISETTE, à part.

Cet homme est laconique.

ISABELLE, à Philinte.

Qu’y désapprouvez-vous ? Les vers, ou la musique ?

PHILINTE.

Je sais peu de musique, et fais de méchants vers :
Ainsi j’en pourrais bien juger tout de travers.
Et d’ailleurs j’avouerai qu’au plus mauvais ouvrage,
Bien souvent, malgré moi, je donne mon suffrage.
Un auteur, quel qu’il soit, me paraît mériter
Qu’aux efforts qu’il a faits on daigne se prêter.

LISETTE.

Mais on dit qu’aux auteurs la critique est utile.

PHILINTE.

La critique est, aisée, et l’art est difficile.
C’est là ce qui produit ce peuple de censeurs,
Et ce qui rétrécit les talents des auteurs.
À Isabelle.
Mais vous êtes distraite, et paraissez en peine.

ISABELLE.

Je n’en puis plus.

PHILINTE.

Bon Dieu ! qu’avez-vous ?

ISABELLE.

La migraine

PHILINTE, s’en allant avec précipitation.

Je m’enfuis.

ISABELLE, le retenant.

Non, restez.

PHILINTE.

Quel excès de faveur !

ISABELLE.

C’est moi qui vais m’enfuir. Je crains que ma douleur
Ne vous afflige trop. Je souffre le martyre.

PHILINTE.

J’en suis au désespoir. Je veux vous reconduire.
Il met ses gants avec précipitation.
Madame, vous plaît-il de me donner la main ?

ISABELLE.

Je n’en ai pas la force. Adieu, jusqu’à demain.

PHILINTE.

À quelle heure, madame ?

ISABELLE.

Ah ! monsieur, à toute heure,
Mais ne me suivez point, de grâce.

Mais l’intérêt principal est concentré autour du Glorieux et fort bien. Il y a une source d’effets du meilleur comique dans les concessions que son orgueil est obligé de faire à son intérêt : par exemple, à la fin du second acte, en face de son futur beau-père, ce Lisimon qui, tout en s’encanaillant avec les soubrettes,

Souhaite de s’enter sur la vieille noblesse.

En vérité, cela n’annonce-t-il pas directement les conflits entre la familiarité de M. Poirier et la hauteur du marquis de Presles ? On y notera même le mot : Mon cher garçon ! que le marquis moderne corrigera plus spirituellement en : Mon cher Gaston :

LISIMON, à Pasquin.

Le comte de Tufière est-il ici, mon cœur ?

PASQUIN.

Oui, monsieur, le voici.
Le comte se lève nonchalamment, et fait un pas au-devant de Lisimon, qui l’embrasse.

LISIMON.

Cher comte, serviteur.

LE COMTE, à Pasquin.

Cher comte ! Nous voilà grands amis, ce me semble.

LISIMON.

Ma foi, je suis ravi que nous logions ensemble.

LE COMTE, froidement.

J’en suis fort aise aussi.

LISIMON.

Parbleu, nous boirons bien.
Vous buvez sec, dit-on ? Moi, je n’y laisse rien.
Je suis impatient de vous verser rasade,
Et ce sera bientôt. Mais êtes-vous malade ?
À votre froide mine, à votre sombre accueil...

LE COMTE, à Pasquin, qui présente un siège.

Faites asseoir monsieur... Non, offrez le fauteuil.
Il ne le prendra pas ; mais...

LISIMON.

Je vous fais excuse.
Puisque vous me l’offrez, trouvez bon que j’en use ;
Que je m’étale aussi ; car je suis sans façon,
Mon cher, et cela doit vous servir de leçon ;
Et je veux qu’entre nous toute cérémonie,
Dès ce même moment, pour jamais soit bannie.
Oli ça, mon cher garçon, veux-tu venir chez moi ?
Nous serons tous ravis de dîner avec toi.

LE COMTE.

Me parlez-vous, monsieur ?

LISIMON.

À qui donc, je te prie ?
À Pasquin ?

LE COMTE.

Je l’ai cru.

LISIMON.

Tout de bon ? je parie
Qu’un peu de vanité t’a fait croire cela ?

LE COMTE.

Non ; mais je suis peu fait à ces manières-là.

LISIMON.

Eh bien, tu t’y feras, mon enfant. Sur les tiennes,
À mon âge, crois-tu que je forme les miennes ?

LE COMTE.

Vous aurez la bonté d’y faire vos efforts.

LISIMON.

Tiens, chez moi le dedans gouverne le dehors.
Je suis franc.

LE COMTE.

Quant à moi, j’aime la politesse.

LISIMON.

Moi, je ne l’aime point ; car c’est une traîtresse
Qui fait dire souvent ce qu’on ne pense pas.
Je hais, je fuis ces gens qui font les délicats,
Dont la fière grandeur d’un rien se formalise,
Et qui craint qu’avec elle on familiarise ;
Et ma maxime à moi, c’est qu’entre bons amis,
Certains petits écarts doivent être permis.

LE COMTE.

D’amis avec amis on fait la différence.

LISIMON.

Pour moi, je n’en fais point.

LE COMTE.

Les gens de ma naissance
Sont un peu délicats sur les distinctions,
Et je ne suis ami qu’à ces conditions.

LISIMON.

Mais ! vous le prenez haut. Écoute, mon cher comte,
Si tu fais tant le fier, ce n’est pas là mon compte.
Ma fille te plaît fort, à ce que l’on m’a dit ;
Elle est riche, elle est belle, elle a beaucoup d’esprit ;
Tu lui plais ; j’y souscris du meilleur de mon âme,
D’autant plus que par là je contredis ma femme,
Qui voudrait m’engendrer d’un grand complimenteur,
Qui ne dit pas un mot sans dire une fadeur.
Mais aussi, si tu veux que je sois ton beau-père,
Il faut baisser d’un cran, et changer de manière :
Ou sinon, marché nul.

LE COMTE, à Pasquin, se levant brusquement.

Je vais le prendre au mot.

PASQUIN.

Vous en mordrez vos doigts, ou je ne suis qu’un sot.
Pour un faux point d’honneur perdre votre fortune.

LE COMTE.

Mais si...

LISIMON.

Toute contrainte en un mot m’importune.
L’heure du dîner presse ; allons, veux-tu venir ?
Nous aurons le loisir de nous entretenir.
Sur nos arrangements ; mais commençons par boire.
Grand’soif, bon appétit, et surtout point de gloire :
C’est ma devise. On est à son aise chez moi ;
Et vivre comme on veut, c’est notre unique loi.
Viens, et, sans te gourmer avec moi de la sorte,
Laisse en entrant chez nous, ta grandeur à la porte.

Mais le comte de Tufière à beau faire,

Chassez le naturel il revient au galop ;

son orgueil perce et ses affaires risquent de se gâter avec sa future, outre qu’il est obligé de croiser le fer avec Philinte qui n’est timide que devant Isabelle. Mais la plus rude épreuve sera quand son père, s’étant fait connaître de lui sous son aspect misérable, insiste pour être présenté à la famille de sa fiancée dont le chef, un bourgeois anobli, fier de son opulence, est si arrogant ! Il faut en venir aux aveux qui coûtent le plus :

LE COMTE.

Depuis votre malheur, mon nom et mon courage
Font toute ma richesse ; et ce seul avantage,
Réchauffé par l’éclat de quelques actions,
M’a tenu lieu de biens et de protections.
J’ai monté par degrés, et, riche en apparence,
Je fais une figure égale à ma naissance ;
Et sans ce faux relief, ni mon rang ni mon nom
N’auraient pu m’introduire auprès de Lisimon.

LYCANDRE.

On me l’a peint tout autre ; et j’ai peine à vous croire
Tout ce discours ne tend qu’à cacher votre gloire
Mais pour moi qui ne suis ni superbe ni vain,
Je prétends me montrer, et j’irai mon chemin.
Il veut sortir.

LE COMTE, le retenant.

Différez quelques jours ; la faveur n’est pas, grande :
Il se jette mix pieds de Lycandre.
Je me jette à vos pieds, et je vous la demande.

LYCANDRE.

J’entends. La vanité nie déclare à genoux
Qu’un père infortuné n’est pas digne de vous
Oui, oui, j’ai tout perdu par l’orgueil de ta mère,
Et tu n’as hérité que de son caractère.

LE COMTE.

Eh ! compatissez donc à la noble fierté
Dont mon cœur, il est vrai, n’a que trop hérité
Du reste, soyez sûr que ma plus forte envie
Serait de vous servir aux dépens de ma vie
Mais du moins ménagez un honneur délicat ;
Pour mon intérêt même évitons un éclat.

LYCANDRE.

Vous me faites pitié ! Je vois votre faiblesse,
Et veux, en m’y prêtant, vous prouver ma tendresse ;
Mais à condition que si votre hauteur
Éclate devant moi, dès l’instant...

Le vieillard tient parole et, au beau milieu du contrat où le comte vient d’étaler sa baronnie de Montorgueil et ses rentes, il apparaît. C’était la scène à faire : l’exécution en est magistrale :

LE COMTE, à part.

Ah ! le voici lui-même. Ô ciel ! quel incident !

LISIMON, à Lycandre.

Que voulez-vous ? Parbleu, c’est monsieur l’Intendant.

LYCANDRE, au comte.

Je viens savoir, mon fils...

VALÈRE et ISABELLE.

Son fils !

LE COMTE, à part.

Je meurs de honte.

LISIMON.

Vous m’aviez donc trompé ? Répondez, mon cher comte.

LE COMTE, à Lycandre.

Et quoi ! dans cet état osez-vous vous montrer ?

LYCANDRE.

Superbe, mon aspect ne peut que t’honorer.
Mon arrivée ici l’alarme et t’importune ;
Mais apprends que mes droits vont devant ta fortune.
Rends-leur hommage, ingrat, par un plus tendre accueil.

LE COMTE.

Eh ! le puis-je au moment ?...

LISIMON.

Baron de Montorgueil,
C’est donc là ce superbe et brillant équipage
Dont tu faisais tantôt un si bel étalage ?

LYCANDRE, à Lisimon.

L’état où je parais, et sa confusion,
D’un excessif orgueil sont la punition.
Au comte.
Je la lui réservais. Je bénis ma misère,
Puisqu’elle t’humilie, et qu’elle venge un père,
Ah ! bien loin de rougir, adoucis mes malheurs.
Parle, reconnais-moi.

ISABELLE, à Lisette.

Vous voilà tout en pleurs,
Lisette.

LISETTE, à Isabelle.

Vous allez en apprendre la cause.

LYCANDRE, au comte.

Je vois qu’à ton penchant ta vanité s’oppose ;
Mais je veux la dompter. Redoute mon courroux,
Ma malédiction, ou tombe à mes genoux.

LE COMTE.

Je ne puis résister à ce ton respectable.
Eh bien ! vous le voulez ? Rendez-moi méprisable ;
Jouissez du plaisir de me voir si confus.
Mon cœur, tout fier qu’il est, ne vous méconnait plus.
Oui, je suis votre fils, et vous êtes mon père.
Rendez votre tendresse à ce retour sincère.
Il se met aux genoux de Lycandre.
Il me coûte assez cher pour avoir mérité
D’éprouver désormais toute votre bonté.

LISIMON, à Lycandre.

Il a, ma foi, raison. Par ce qu’il vient de faire,

Je jurerais, morbleu, que vous êtes son père.

LYCANDRE, relève le comte, et l’embrasse.

En sondant votre cœur, j’ai frémi, j’ai tremblé :
Mais, malgré votre orgueil, la nature a parlé.
Qu’en ce moment pour moi ce triomphe a de charmes !
Je dois donc maintenant terminer vos alarmes,
Oublier vos écarts, qui sont assez punis.
Mon fils, rassurez-vous ; nos malheurs sont finis.
Le ciel, enfin pour nous devenu plus propice,
À de mes ennemis confondu la malice.
Notre auguste monarque, instruit de mes malheurs,
Et des noirs attentats de mes persécuteurs,
Vient, par un juste arrêt, de finir ma misère.
Il me rend mon honneur ; à vous, il rend un père,
Rétabli dans ses droits, dans ses biens, dans son rang,
Enfin dans tout l’éclat qui doit suivre mon sang.
J’en reçois la nouvelle, et ma joie est extrême
De pouvoir à présent vous l’annoncer moi-même.

LE COMTE.

Qu’entends-je ? Juste ciel ! Fortune, ta faveur,
Au mérite, aux vertus, égale le bonheur ;
Oui, tu me rends mes biens, mon rang et ma naissance,
Et j’en ai désormais la pleine jouissance.

LYCANDRE.

Devenez plus modeste, en devenant heureux.

LISIMON.

C’est bien dit. Je vous fais compliment à tous deux.
Je n’ai pas attendu ce que je viens d’apprendre
Pour choisir votre fils en qualité de gendre,
Parce qu’à l’orgueil près il est joli garçon.
Voici notre contrat ; signez-le sans façon.

LYCANDRE.

Quoique notre fortune ait bien changé de face,
De vos bontés pour lui je dois vous rendre grâce ;
Et pour m’en acquitter encor plus dignement,
Je prétends avec vous m’allier doublement.

LISIMON.

Comment ?

LYCANDRE.

Pour votre fils je vous offre ma fille.

VALÈRE, à Lisette.

Je suis perdu.

LISIMON

L’honneur est grand pour ma famille.
Très agréablement vous me voyez surpris.
J’accepte le projet. Mais est-elle à Paris,
Votre fille ?

LYCANDRE.

Sans doute. Approchez-vous, Constance ;
Et recevez l’époux...

LISIMON.

Vous vous moquez, je pense ?
C’est Lisette.

LYCANDRE.

Ce nom a causé votre erreur.
Venez, ma fille Comte embrassez votre sœur.

LISIMON.

Sa sœur, femme de chambre !

LYCANDRE, au comte.

Une telle aventure
Des jeux de la fortune est une preuve sûre.
Grâce au ciel votre sœur est digne de son sang.
Sa vertu, plus que moi, la remet dans son rang.

VALÈRE.

Quel heureux dénouement ! Je vais mourir de joie.

ISABELLE, à Lisette.

Je prends part au bonheur que le ciel vous envoie.

LISETTE, au comte.

En me reconnaissant, confirmez mon bonheur.

LE COMTE.

Je m’en fais un plaisir, je m’en fais un honneur.

LISIMON, à Lycandre.

Et moi, de mon côté, je veux que ma famille
Puisse donner un rang sortable à votre fille :
Car avec de l’argent on acquiert de l’éclat ;
Et je suis en marché d’un très beau marquisat,
Dont je veux que mon fils décore sa future.
Dès ce soir, Monsieur Josse, il faudra le conclure.
Allez voir le vendeur ; et que demain mon fils
Ne se réveille point sans se trouver marquis.
Au comte.
Êtes-vous satisfait ?

LE COMTE.

On ne peut davantage.

LISIMON.

Bon. Nous allons donc faire un double mariage.

ISABELLE, au Comte.

Mon cœur parle pour vous, mais je crains vos hauteurs.

LE COMTE.

L’amour prendra le soin d’assortir nos humeurs.
Comptez sur son pouvoir. Que faut-il pour vous plaire ?
Vos goûts, vos sentiments, feront mon caractère.

LYCANDRE.

Mon fils est glorieux, mais il a le cœur bon :
Cela répare tout.

LISIMON.

Oui, vous avez raison ;
Et s’il reste entiché d’un peu de vaine gloire,
Avec tant de mérite on peut s’en faire accroire.

LE COMTE.

Non, je n’aspire plus qu’à triompher de moi :
Du respect, de l’amour, je veux suivre la loi.
Ils m’ont ouvert les yeux ; qu’ils m’aident à me vaincre.
Il faut se faire aimer ; on vient de m’en convaincre.
Et je sens que la gloire et la présomption
N’attirent que la haine et l’indignation.

Toute la comédie larmoyante était déjà dans le Glorieux – ses gaietés incidentes mises à part – : le roman ténébreux pour donnée première, et les reconnaissances graduées pour ressorts principaux, les dangers courus par la vertu pour source de l’émotion larmoyante, des personnages sensibles pour aider à son triomphe et en jouir, l’optimisme du dénouement pour sécher de douces larmes.

Aussi, un an après le Glorieux, paraissait sur la scène la fausse Antipathie (1733), en attendant Mélanide ; et La Chaussée avait l’honneur d’ouvrir l’ère de la comédie moderne, comme nous verrons.

Fut-ce par dépit de n’avoir pas osé tout à fait assez, fut-ce par surprise de voir sortir de sa comédie moralisante un enfant que dans son sein elle n’avait pas cru porter, toujours est-il que Destouches désavoua cette postérité, s’avisant un peu tard que, selon le mot de Voltaire :

Tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux.

On en a la preuve, dans sa lettre sur l’Amour usé (1742). après « le guet-apens » auquel il attribuait l’insuccès de la pièce, et dont il rendait sans doute responsable in petto l’engouement pour l’auteur de la triomphante Mélanide (1741), car on y lit ces considérations aigres-douces sur son authentique bâtard, le genre larmoyant :

Le sujet comme vous l’avez remarqué, monsieur, et comme je vous l’ai souvent avoué moi-même, en est simple, peu élevé, et purement comique : il n’a point d’autre objet que celui de faire rire les spectateurs, et n’est soutenu ni par la versification, qui souvent fait admirer des fadaises ou des pensées fausses, ni par ce fond touchant, intéressant, pathétique, qu’on dérobe quelquefois à Melpomène, pour transporter à Thalie le don des larmes ; heureux don que le bon goût ne lui refuse pas toujours, mais qu’il ne lui prodigue jamais, et que les partisans de ce bon goût ne peuvent lui voir usurper trop longtemps, et avec trop d’empire, sans protester hautement contre cette usurpation.

Au reste il n’en voulait pas au genre de la comédie moralisante, avec ambigu de comique et de pathétique, témoin son Dissipateur (1753), joué dans la dernière année de sa vie – qui est d’ailleurs une de ses meilleures productions – ; et témoin sa préface. Il y proteste contre « ces caractères romanesques que quelques auteurs comiques nous étalent aujourd’hui », définit son but « qui est de représenter le monde tel qu’il est, et non pas tel qu’il devrait être », et croit pouvoir s’y rendre cette justice : « J’ai toujours l’homme devant mes yeux, et j’aime mieux le peindre que de le farder ».

On peut sourire devant cette ambition de l’auteur de l’Ingrat, en le comparant à celui de Tartuffe, mais tout n’était pas illusion dans ce jugement qu’il portait sur son œuvre. Certes, il n’avait pas dérobé à Molière le secret de peindre des caractères, ni surtout celui de faire sortir ces caractères de la peinture des mœurs, mais il avait su noter des travers de la nature humaine et des mœurs du temps, avec assez de finesse pour innover après Dufresny, avec assez de style pour faire passer nombre de ses vers en proverbes, avec assez de bonheur, au moins une fois, pour écrire le chef-d’œuvre de la comédie classique au XVIIIe siècle, tout en y mettant le germe de la comédie moderne. Il a droit à plus d’attention et plus d’estime qu’on ne lui en accorde depuis La Harpe, Si son ambition fut trop haute, le Glorieux est là pour le sauver du ridicule. Si sa comédie paraît trop sérieuse, il faut songer qu’elle fut une transition visible, peut-être nécessaire, vers cette comédie-drame qui est la souveraine de la scène moderne.

À côté, tout près du Glorieux, il faut placer, sans compter l’Indiscret de Voltaire ; deux pièces conçues suivant la formule de la comédie soi-disant de caractère, très moralisante et déjà larmoyante, deux des chefs-d’œuvre du XVIIIe siècle – ce qui n’est pas un mince honneur pour le promoteur du genre, et qui peut bien être appelé son inventeur –.

Le premier en date est la Métromanie (1738) de Piron. « Le meilleur ouvrage de Destouches, le Glorieux, a dit un juge sévère[89], demande un parterre d’enfants, quoiqu’il n’y manque pas de traits justes et délicats dont les parents peuvent faire leur profit » : on en peut dire autant de la Métromanie. Piron, qui par ailleurs fut tout autre chose, doit être classé ici parmi ceux qui écrivent, comme dira le père de Figaro « en auteur qui sort du collège ». La Métromanie est le chef-d’œuvre des comédies dites de collège.

Aussi la Harpe y voit-il, avec un enthousiasme rare chez lui, « un chef-d’œuvre d’intrigue, de style, de verve comique et de gaieté ». Il y a de tout cela, certes, mais en petite dose. Pourtant le succès en fut tel que l’auteur de la Dunciade se récriera :

Chef-d’œuvre où l’art s’approche du génie !

La pièce est faite de rien : elle a pour sujet la peinture de la passion des vers chez un jeune poète, si forte, qu’elle lui fait négliger tous ses intérêts, et le laisse au dénouement auteur sifflé, neveu déshérité, fiancé supplanté, mais personnage très sympathique, émouvant même. Il y a un héroïsme touchant dans la manière dont ce Damis, dénommé M. de l’Empyrée, refuse de toucher terre et, fidèle à une Iris en l’air qu’il n’a jamais vue, refuse Lucile pour la marier à celui qu’elle aime, lequel a pourtant fait siffler sa pièce par jalousie. Voici d’abord ce dénouement, où le rêve du poète cesse de nous donner la comédie, pour se teinter d’une mélancolie déjà romantique, ou bien peu s’en faut :

DORANTE, à Lucile.

Ah ! monsieur ! ô mon père ! Enfin, je vous possède.

DAMIS.

Sans en moins estimer l’ami qui vous la cède.

DORANTE.

Cher Damis, vous devez en effet m’en vouloir ;
Et vous voyez un homme...

DAMIS.

Heureux.

DORANTE.

Au désespoir.
Je suis un monstre !

DAMIS.

Non : mais, en termes honnêtes,
Amoureux et Français, voilà ce que vous êtes.

DORANTE, aux autres.

Un furieux ! qui, plein d’un ridicule effroi,
Tandis qu’il s’agissait si noblement pour moi,
Impitoyablement ai fait siffler sa pièce.

DAMIS.

Quoi ?... Mais je m’en prends moins à vous qu’à la traîtresse.
Qui vous a confié que j’en étais l’auteur.
Je suis bien consolé : j’ai fait votre bonheur.

DORANTE.

J’ai demain, pour ma part, cent places retenues ;
Et veux, après-demain, vous faire aller aux nues.

DAMIS.

Non ; j’appelle, en auteur soumis, mais peu craintif,
Du parterre en tumulte au parterre attentif.
Qu’un si frivole soin ne trouble pas la fête.
Ne songez qu’aux plaisirs que l’hymen vous apprête.
Vous à qui cependant je consacre mes jours.
Muses, tenez-moi lieu de fortune et d’amours.

Cet amant des Muses est d’autant plus sympathique, en dépit de l’outrance de son caractère de songe-creux, que nous savons déjà par son oncle, le capitoul Baliveau, ennemi-né de la bohème poétique, quel sort l’attend :

BALIVEAU.

Il versifiera donc ! Le beau genre de vie !
Ne se rendre fameux qu’à force de folie !
Être, pour ainsi dire un homme hors des rangs,
Et le jouet titré des petits et des grands !
Examinez les gens du métier qu’il embrasse.
La paresse ou l’orgueil en ont produit la race.
Devant quelques oisifs elle peut triompher ;
Mais, en bonne police, on devrait l’étouffer.
Oui ! comment souffre-t-on leurs licences extrêmes ?
Que font-ils pour l’État, pour les leurs, pour eux-mêmes ?
De la société véritables frelons,
Chacun les y méprise, ou craint leurs aiguillons.
Damis eût figuré dans un poste honorable :
Mais ce ne sera plus qu’un gueux, qu’un misérable,
À la perte duquel, en homme infatué,
Vous aurez eu l’honneur d’avoir contribué.
Félicitez-vous bien, l’œuvre est très méritoire !

FRANCALEU.

Oncle indigne à jamais d’avoir pari à la gloire
D’un neveu qui déjà vous a trop honoré !
Savez-vous ce que c’est que tout ce long narré ?
Préjugé populaire, esprit de bourgeoisie,
De tout temps gendarmé contre la poésie !
Mais apprenez de moi qu’un ouvrage d’éclat.
Anoblit bien autant que le capitoulat.
Apprenez...

BALIVEAU.

Apprenez de moi qu’on ne voit guère
Les honneurs en ce siècle accueillir la misère ;
Et que la pauvreté, par qui tout s’avilit,
Faite pour dégrader, rarement anoblit.
Forgez-vous des plaisirs de toutes les espèces.
On fait comme on l’entend, quand on a vos richesses :
Mais lui, que voulez-vous qu’il devienne à la fin ?
Son partage assuré, c’est la soif et la faim.

Sous le degré de charge et de fantaisie que comporte le rôle, il y a de la vérité : celle des anecdotes du temps d’abord, – par exemple celle de la mystification dont Voltaire fut la victime, quand Desforges-Maillard lui inspira une passion de tête sous le nom d’une muse de province, à l’aide de vers qui lui arrivaient sur les ailes du Mercure, comme ceux du grotesque métromane de Francaleu à M. de l’Empyrée –. Il y a aussi le rêve de Piron que nous confie la préface, et qui lui souffla la pièce où il prouve à merveille combien il eut raison dans sa foi à « la vive, belle et féconde inspiration ». Grâce à elle, son poète, s’il rappelle parfois Amidor des Visionnaires[90], venge bien son art des hypocrisies de Trissotin. Il faut voir, avec quelle verve éloquente, il fait chanter son rêve au vide du cœur de son oncle, le capitoul, quand le hasard d’une comédie de société les met face à face :

BALIVEAU, levant sa canne.

Coquin, tu te prévaux du contretemps maudit...

DAMIS.

Monsieur, ce geste-là vous devient interdit
Nous sommes, vous et moi, membres de comédie.
Notre corps n’admet point la méthode hardie
De s’arroger ainsi la pleine autorité ;
Et l’on ne connaît point, chez nous, de primauté.

BALIVEAU, à part.

C’est à moi de plier, après mon incartade.

DAMIS, gaiement.

Répétons donc en paix. Voyons, mon camarade.
Je suis un fils...

BALIVEAU, à part.

J’ai ri : me voilà désarmé.

DAMIS.

Et vous, un père...

BALIVEAU.

Eh ! oui, bourreau ! tu mas nommé.
Je n’ai que trop pour toi les entrailles de père :
Et ce fut le seul bien que te laissa mon frère.
Quoi usage en fais-tu ? Qu’ont servi tous mes soins ?

DAMIS.

À me mettre en état de les implorer moins.
Mon oncle, vous avez cultivé mon enfance.
Je ne mets point de borne à ma reconnaissance ;
Et c’est pour le prouver que je veux désormais
Commencer par tâcher d’en mettre à vos bienfaits ;
Me suffire à moi-même en volant à la gloire,
Et chercher la fortune au temple de mémoire.

BALIVEAU.

Où vas-tu la chercher ? Ce temple prétendu
(Pour parler ton jargon) n’est qu’un pays perdu.
Où la nécessité, de travaux consumée,
Au sein du sot orgueil, se repaît de fumée.
Eh ! malheureux ! crois-moi : fuis ce terrain ingrat ;
Prends un parti solide, et fais choix d’un état
Qu’ainsi que le talent le bon sens autorise ;
Qui te distingue, et non qui te singularise ;
Où le génie heureux brille avec dignité :
Tel qu’enfin le barreau l’offre à ta vanité.

DAMIS.

Le barreau !

BALIVEAU.

Protégeant la veuve et la pupille,
C’est là qu’à l’honorable on peut joindre l’utile ;
Sur la gloire et le gain établir sa maison,
Et ne devoir qu’à soi sa fortune et son nom.

DAMIS.

Ce mélange de gloire et de gain m’importune :
On doit tout à l’honneur, et rien à la fortune.
Le nourrisson du Pinde, ainsi que le guerrier,
À tout l’or du Pérou, préfère un beau laurier.
L’avocat se peut-il égaler au poète ?
De ce dernier la gloire est durable et complète.
Il vit longtemps après que l’autre a disparu ;
Scarron même l’emporte aujourd’hui sur Patru.
Vous parlez du barreau de la Grèce et de Rome,
Lieux propres autrefois à produire un grand homme :
L’autre de la chicane et sa barbare voix
N’y défiguraient pas l’éloquence et les lois.
Que des traces du monstre on purge la tribune,
J’y monte : et mes talents, voués à la fortune,
Jusqu’à la prose encor voudront bien déroger.
Mais l’abus ne pouvant si tôt se corriger,
Qu’on me laisse à mon gré, n’aspirant qu’à la gloire,
Des titres du Parnasse anoblir ma mémoire ;
Et primer dans un art plus au-dessus du droit,
Plus grave, plus sensé, plus noble qu’on ne croit.
La fraude impunément, dans le siècle où nous sommes
Foule aux pieds l’équité, si précieuse aux hommes :
Est-il, pour un esprit solide et généreux,
Une cause plus belle à plaider devant eux ?
Que la fortune donc me soit mère ou marâtre ;
C’en est lait : pour barreau, je choisis le théâtre ;
Pour client, la vertu ; pour lois, la vérité ;
Et pour juges, mon siècle et la postérité.

BALIVEAU.

Eh bien ! porte plus haut ton espoir et tes vues
À ces beaux sentiments les dignités sont dues.
La moitié de mon bien, remise en ton pouvoir,
Parmi nos sénateurs[91] s’offre à te faire asseoir.
Ton esprit généreux, si la vertu t’est chère,
Si tu prends à sa cause un intérêt sincère.
Ne préférera pas, la croyant en danger,
L’effort de la défendre, au droit de la juger.

DAMIS.

Non : mais d’un si beau droit l’abus est trop facile :
L’esprit est généreux, et le cœur est fragile.
Qu’un juge incorruptible est un homme étonnant !
Un guerrier le mérite est sans doute éminent :
Mais presque tout consiste au mépris de la vie ;
Et de servir son roi la glorieuse envie,
L’espérance, l’exemple, un je ne sais quel prix,
L’horreur du mépris même, inspire ce mépris.
Mais avoir à braver le sourire ou les larmes
D’une solliciteuse aimable et sous les armes !
Tout sensible, tout homme enfin que vous soyez,
Sans oser être ému la voir presque à vos pieds !
Jusqu’à la cruauté pousser le stoïcisme !
Je ne me sens point fait pour un tel héroïsme
De tous nos magistrats la vertu me confond ;
Et je ne conçois pas comment ces messieurs font.
La mienne donc se borne au mépris des richesses ;
À chanter des héros de toutes les espèces ;
À sauver, s’il se peut, par mes travaux constants,
Et leurs noms et le mien des injures du temps.
Infortuné ! je touche à mon cinquième lustre.
Sans avoir publié rien qui me rende illustre.
On m’ignore ; et je rampe encore à l’âge heureux,
Où Corneille et Racine étaient déjà fameux !

BALIVEAU.

Quelle étrange manie ! Eh ! dis-moi, misérable,
À de si grands esprits te crois-tu comparable ?
Et ne sais-tu pas bien qu’au métier que tu fais
Il faut, ou les atteindre, ou ramper à jamais ?

DAMIS.

Eh bien ! voyons le rang que le destin m’apprête.
Il ne couronne point ceux que la crainte arrête.
Ces maîtres même avaient les leurs en débutant ;
Et tout le monde alors put leur en dire autant.

BALIVEAU.

Mais les beautés de l’art ne sont pas infinies.
Tu m’avoueras du moins que ces rares génies,
Outre le don qui fut leur principal appui,
Moissonnaient à leur aise, où l’on glane aujourd’hui.

DAMIS.

Ils ont dit, il est vrai, presque tout ce qu’on pense,
Leurs écrits sont des vols qu’ils nous ont fait d’avance
Mais le remède est simple : il faut faire comme eux.
Ils nous ont dérobés ; dérobons nos neveux ;
Et tarissant la source où puise un beau délire,
À tous nos successeurs ne laissons rien à dire.
Un démon triomphant m’élève à cet emploi.
Malheur aux écrivains qui viendront après moi !

BALIVEAU.

Va, malheur à toi-même, ingrat ! cours à ta perte !
À qui veut s’égarer la carrière est ouverte.
Indigne du bonheur qui t’était préparé,
Rentre dans le néant dont je t’avais tiré.
Mais ne crois pas que, prêt à remplir ma vengeance,
Ton châtiment se borne à la seule indigence.
Cette soif de briller, où se fixent les vœux,
S’éteindra, mais trop tard, dans des dégoûts affreux.
Va subir du public les jugements fantasques,
D’une cabale aveugle essuyer les bourrasques,
Chercher en vain quelqu’un d’humeur à l’admirer,
Et trouver tout le monde actif à censurer !
Va des auteurs sans nom grossir la foule obscure,
Égayer la satire, et servir de pâture
À je ne sais quel tas de brouillons affamés,
Dont les écrits mordants sur les quais sont semés !
Déjà dans les cafés tes projets se répandent ;
Le parodiste oisif et les forains t’attendent.
Va, après t’être vu sur leur scène avili,
De l’opprobre, avec eux, retomber dans l’oubli !

DAMIS.

Que peut contre le roc une vague animée ?
Hercule a-t-il péri sous l’effort du Pygmée ?
L’Olympe voit en paix fumer le mont Etna.
Zoïle contre Homère en vain se déchaîna ;
Et la palme du Cid, malgré la même audace,
Croît et s’élève encore au sommet du Parnasse.

BALIVEAU.

Jamais l’extravagance alla-t-elle plus loin ?
Eh bien ! tu braveras la honte et le besoin.
Je veux que ton esprit n’en soit que plus rebelle,
Et qu’aux siècles futurs la sottise en appelle ;
Que, de ton vivant même, on admire tes vers :
Tremble, et vois sous tes pas mille abîmes ouverts !
L’impudence d’autrui va devenir ton crime :
On mettra sur ton compte un libelle anonyme.
Poursuivi, condamné, proscrit sur ces rumeurs,
À qui veux-tu qu’un homme en appelle ?

DAMIS.

À ses mœurs.

BALIVEAU.

À ses mœurs ? Et le monde, en ces sortes d’orages,
Est-il instruit des mœurs ainsi que des ouvrages ?

DAMIS.

Oui ; de mes mœurs bientôt j’instruirai tout Paris.

BALIVEAU.

Et comment, s’il vous plaît ?

DAMIS.

Comment ? Par mes écrits.
Je veux que la vertu plus que l’esprit y brille.
La mère en prescrira la lecture à sa fille ;
Et j’ai, grâce à vos soins, le cœur fait de façon
À monter aisément ma lyre sur ce ton.
Sur la scène aujourd’hui mon coup d’essai l’annonce.
Je suis un malheureux ; mon oncle me renonce ;
Je me tais ; mais l’erreur est sujette au retour ;
J’espère triompher avant la fin du jour :
Et peut-être la chance alors tournera-t-elle.

En vérité, la sincérité de Piron et son indignation contre les philistins, comme diront les romantiques, lui furent une bonne muse. Jamais comédie, depuis Regnard, n’avait été écrite de ce style.

Le Méchant (1745) de Gresset est aussi bien écrit. Ses vers sont moins colorés, moins éloquents, mais ils ont une aisance et une justesse de tour, toutes voisines de l’atticisme. Ils sont bien frappés, quoique un peu trop martelés et visant à la sentence, comme chez son modèle Destouches. Ils y atteignent d’ailleurs et fort heureusement : nombre d’entre eux sont passés en proverbe, comme on verra plus loin.

Il y a dans la comédie de Gresset tout l’esprit de l’auteur de Vert-Vert, et qui est aussi piquant que la verve de Piron est savoureuse. Le Méchant a d’ailleurs une vigueur absente de la Métromanie, dans l’observation des mœurs qu’on sent faite d’après nature, avec plus de solidité dans la peinture du travers visé – sans que celui-ci réussisse pourtant à devenir un caractère –. Le Méchant de Gresset est composé à la manière du Ménalque de La Bruyère, de traits vrais qui s’accumulent, sans faire un portrait vivant. La pièce reste dans un ton ambigu qui cause sa froideur à la scène.

C’est un peu, ici comme chez Destouches, la faute de l’épître morale qui se glissait trop souvent dans la comédie, et l’altérait, tout comme l’élégie avait fait dans « la tragédie à l’eau de rose », selon l’expression de Voltaire. Meilleur versificateur que Dufresny et que Destouches, aussi spirituel que l’un et aussi observateur que l’autre, Gresset a eu le tort de trop s’inspirer de l’un et de l’autre, et du Médisant de Destouches plus que du Tartuffe de Molière. Son méchant, qui ne l’est pas au point de nous faire peur et l’est trop pour nous faire rire, l’est juste assez pour qu’on applaudisse au châtiment que lui inflige un dénouement optimiste, suivant la formule de la comédie moralisante. Comme la Métromanie, le Méchant vaut surtout par l’esprit et par le style, dont la qualité assure à ces deux pièces une place solide dans tout recueil un peu complet des chefs-d’œuvre de la comédie française.

Rien ne se prête mieux d’ailleurs aux extraits pour anthologie. En voici, pour le Méchant, et qui en caractériseront le héros :

Il sait se satisfaire
Du mal qu’il ne fait point par le mal qu’il fait faire...
Pour moi j’aime les gens dont l’âme peut se lire...
S’il cache un honnête homme, il le cache très bien...
Quand je n y trouverais que de quoi m’amuser,
Oh ! c’est le droit des gens et je veux en user...
Toute femme m’amuse, aucune ne m’attache...
Tout cela préjugés et mœurs du vieux temps :
C’est pour le peuple enfin que sont faits les parents...

Paris ! il m’ennuie à la mort,
Et je ne vous fais pas un fort grand sacrifice
En m’éloignant d’un monde à qui je rends justice ;
Tout ce qu’on est forcé d’y voir et d’endurer
Passe bien l’agrément qu’on peut y rencontrer.
Trouver à chaque pas des gens insupportables,
Des flatteurs, des valets, des plaisants détestables,
Des jeunes gens d’un ton, d’une stupidité !...
Des femmes d’un caprice et d’une fausseté !...
Des prétendus esprits souffrir la suffisance,
Et la grosse gaieté de l’épaisse opulence ;
Tant de petits talents où je n’ai pas de foi ;
Des réputations on ne sait pas pourquoi ;
Des protégés si bas ! des protecteurs si bêtes !...
Des ouvrages vantés qui n’on ni pieds ni têtes ;
Faire des soupers fins où l’on périt d’ennui ;
Veiller par air, enfin se tuer pour autrui ;
Franchement, des plaisirs, des biens de cette sorte,
Ne font pas, quand on pense, une chaîne bien force ;
Et, pour vous parler vrai, je trouve plus sensé
Un homme sans projeta dans sa terre fixé.
Oui n’est ni complaisant ni valet de personne,
Que tous ces gens brillants qu’on mange, qu’on friponne,
Qui, pour vivre à Paris avec l’air d’être heureux,
Au fond n’y sont pas moins ennuyés qu’ennuyeux.
Tout vous paraît charmant, c’est le sort de votre âge.
Quelqu’un pourtant m’écrit (et j’en crois son suffrage)
Que de tout ce qu’on voit on est fort ennuyé ;
Que les arts, les plaisirs, les esprits font pitié ;
Qu’il ne nous reste plus que des superficies,
Des pointes, du jargon, de tristes facéties ;
Et qu’à force d’esprit et de petits talents,
Dans peu nous pourrions bien n’avoir plus le bon sens.
Comment, vous qui voyez si bien les ridicules,
Ne m’en dites-vous rien ? Tenez-vous aux scrupules,
Toujours bon, toujours dupe. – Oh ! non, en vérité,
Mais c’est que je vois tout assez du bon côté :
Tout est colifichet, pompon et parodie ;
Le monde, comme il est, me plaît à la folie ;
Les belles tous les jours vous trompent, on leur rend ;
On, se prend, on se quitte, assez publiquement ;
Les maris savent vivre, et sur rien ne contestent ;
Les hommes s’aiment tous ; les femmes se détestent
Mieux que jamais : enfin c’est un monde charmant,
Et Paris s’embellit délicieusement.

Il faut pour les mener, les prendre dans leur sens...
Lise a quitté le rouge, et l’on se dit tout bas
Qu’elle ferait bien mieux de quitter Lisidas...
Elle avait de beaux yeux pour des yeux de province...
On ne vit qu’à Paris et l’on végète ailleurs...
De l’esprit si souvent, mais pas le sens commun...
Un tel est très méchant, vous disent-ils tout bas ;
Et pourquoi ? C’est qu’un tel a l’esprit qu’ils n’ont pas...
Où diable preniez-vous qu’il avait de l’esprit ?
C’est un original qui ne sait ce qu’il dit,
Un de ces merveilleux gâtés par des caillettes,
Ni goût, ni jugement, un tissu de sornettes,
Et monsieur celui-ci, madame celle-là,
Des riens, des airs, du vent, en trois mots le voilà. –
Débuter par ne voir qu’un homme diffamé.
Je vous réponds, monsieur, qu’il est très estimé :
Il a les ennemis que nous fait le mérite ;
D’ailleurs on le consulte, on l’écoute, on le cite :
Aux spectacles surtout il faut voir le crédit
De ses décisions, le poids de ce qu’il dit ;
Il faut l’entendre après une pièce nouvelle ;
Il règne, on l’environne ; il prononce sur elle ;
Et son autorité, malgré les protecteurs,
Pulvérise l’ouvrage et les admirateurs. –
Mais vous le condamnez en croyant le défendre :
Est-ce bien là l’emploi qu’un bon esprit doit prendre ?
L’orateur des foyers et des mauvais propos !
Quels titres sont les siens ? L’insolence et des mots.
Des applaudissements, le respect idolâtre
D’un essaim d’étourdis, chenilles du théâtre,
Et qui, venant toujours grossir le tribunal
Du bavard imposant qui dit le plus de mal,
Vont semer d’après lui l’ignoble parodie
Sur les fruits des talents et les dons du génie.
Mais à l’esprit méchant je ne vois point de gloire.
Si vous saviez combien cet esprit est aisé,
Combien il en faut peu, comme il est méprisé !
Le plus stupide obtient la même réussite :
Et pourquoi tant de gens ont-ils ce plat mérite ?
Stérilité de l’âme et de ce naturel
Agréable, amusant, sans bassesse et sans fiel.
On dit l’esprit commun : par son succès bizarre,
La méchanceté prouve à quel point il est rare :
Ami du bien, de l’ordre et de l’humanité,
Le véritable esprit marche avec la bonté.
Pour chasser ce nuage ; et pour voir la clarté,
Que l’homme n’est point fait pour la méchanceté,
Consultez, écoutez pour juges, pour oracles,
Les hommes rassemblés ; voyez à nos spectacles,
Quand on peint quelque trait de candeur, de bonté,
Où brille en tout son jour la tendre humanité,
Tous les cœurs sont remplis d’une volupté pure,
Et c’est là qu’on entend le cri de la nature.
Mais quand le cœur est bon, tout peut se corriger...

Il a la fleur de tout, n’est esclave de rien...
Une femme qui fuit le monde en enrageant,
Parce qu’on n’en veut plus, et se croit philosophe,
Qui veut être méchante, et n’en a pas l’étoffe ;
Courant après l’esprit ou plutôt se parant
De l’esprit répété qu’elle attrape en courant...
Un rapport clandestin n’est pas d’un honnête homme,
Quand j’accuse quelqu’un, je le dois et me nomme...

Mais il n’y a pas que les vers et couplets détachés qui louent l’auteur du Méchant : voici la scène capitale (a. IV, sc. VII) où l’honnêteté clairvoyante, si sympathique, d’Ariste vient tenter d’arracher le masque à la méchanceté de Cléon, et lui fait du moins faire une vilaine grimace, avec un parfait mépris pour châtiment :

ARISTE.

Tout serait expliqué si l’on cessait de nuire,
Si la méchanceté ne cherchait à détruire...

CLÉON.

Oh bon ! quelle folie ! Êtes-vous de ces gens
Soupçonneux, ombrageux ? croyez-vous aux méchants ?
Et réalisez-vous cet être imaginaire,
Ce petit préjugé qui ne va qu’au vulgaire ?
Pour moi, je n’y crois pas : soit dit sans intérêt,
Tout le monde est méchant, et personne ne l’est :
On reçoit et l’on rend ; on est à peu près quitte.
Parlez-vous des propos ? Comme il n’est ni mérite,
Ni goût, ni jugement qui ne soit contredit,
Que rien n’est vrai sur rien, qu’importe ce qu’on dit ?
Tel sera mon héros, et tel sera le vôtre :
L’aigle d’une maison n’est qu’un sot dans une autre.
Je dis ici qu’Éraste est un mauvais plaisant ;
Eh bien ! on dit ailleurs qu’Éraste est amusant.
Si vous parlez des faits et des tracasseries,
Je n’y vois dans le fond que des plaisanteries ;
Et si vous attachez du crime à tout cela,
Beaucoup d’honnêtes gens sont de ces fripons-là.
L’agrément couvre tout, il rend tout légitime :
Aujourd’hui dans le monde on ne connaît qu’un crime ;
C’est l’ennui ; pour le fuir tous les moyens sont bons.
Il gagnerait bientôt les meilleures maisons,
Si l’on aimait si fort ; l’amusement circule.
Par les préventions, les torts, le ridicule :
Au reste, chacun parle et fait comme il l’entend.
Tout est mal, tout est bien, tout le monde est content.

ARISTE.

On n’a rien à répondre à de telles maximes :
Tout est indifférent pour les âmes sublimes.
Le plaisir, dites-vous, y gagne en vérité,
Je n’ai vu que l’ennui chez la méchanceté :
Ce jargon éternel de la froide ironie,
L’air de dénigrement, l’aigreur, la jalousie,
Ce ton mystérieux, ces petits mots sans fin ;
Toujours avec un air qui voudrait être fin ;
Ces indiscrétions, ces rapports infidèles,
Ces basses faussetés, ces trahisons cruelles ;
Tout cela n’est-il pas, à le bien définir,
L’image de la haine, et la mort du plaisir ?
Aussi ne voit-on plus où sont ces caractères,
L’aisance, la franchise, et les plaisirs sincères.
On est en garde, on doute enfin si l’on rira.
L’esprit qu’on veut avoir gâte celui qu’on a.
De la joie et du cœur on perd l’heureux langage,
Pour l’absurde talent d’un triste persiflage.
Faut-il donc s’ennuyer pour être du bon air ?
Mais sans perdre en discours un temps qui nous est cher,
Venons au fait, monsieur ; connaissez ma droiture.
Si vous êtes ici, comme on le conjecture,
L’ami de la maison ; si vous voulez le bien ;
Allons trouver Géronte, et qu’il ne cache rien.
Sa défiance ici tous deux nous déshonore :
Je lui révélerai des choses qu’il ignore ;
Vous serez notre juge : allons, secondez-moi,
Et soyons tous trois sûrs de notre bonne foi.

CLÉON.

Une explication ! En faut-il quand on s’aime ?
Ma foi, laissez tomber tout cela de soi-même.
Me mêler là-dedans !... Ce n’est pas mon avis :
Souvent un tiers se brouille avec les deux partis ;
Et je crains... Vous sortez ? Mais vous me faites rire.
De grâce, expliquez-moi.

ARISTE.

Je n’ai rien à vous dire.

La lecture du Méchant, encore plus que celle de la Métromanie, est vraiment un régal, dans le voisinage des vers de La Chaussée, plats à en larmoyer, comme de ses pièces – que leur très grand intérêt historique force d’ailleurs à lire, et de près, comme nous verrons, en leur lieu –.

Nous ne suivrons pas ici l’évolution de la comédie sérieuse jusque dans les neuf comédies larmoyantes de La Chaussée[92]. En y faisant prédominer le pathétique sur le comique, au point d’exclure délibérément celui-ci de quatre d’entre elles, il créa vraiment un genre nouveau. Ce fut une des révolutions les plus considérables de l’histoire de notre théâtre[93]. Mais il la faut étudier parallèlement à la décadence de la tragédie, dont elle fut le principal effet, et à propos de la naissance du drame dont elle fut la vraie date. Dans l’évolution de la comédie elle ne fut qu’un épisode, et ne marqua qu’une borne.

La comédie proprement dite, devant ce nouveau genre, l’abandonnant à sa destinée qui ne menaçait que celle de la tragédie, reprit le cours de sa vie propre, jusqu’à ce qu’elle achevât de rentrer, avec Beaumarchais, comme nous l’allons voir, dans la pure tradition de Molière.

Dans l’intervalle, elle s’était enrichie d’un autre genre si nouveau qu’il a fait créer, pour le désigner, un mot, celui de marivaudage, sans que celui-ci suffise à exprimer toute l’originalité de son auteur. Le moment est venu de caractériser celle-ci.

Que signifient d’ordinaire, qu’évoquent d’abord dans l’esprit – au seul point de vue du théâtre, qui est le nôtre – le nom de Marivaux et le mot de marivaudage ?

Il est certain d’abord que le nom de Marivaux n’évoque pas l’idée d’un héritier de Molière. Chez Regnard, parmi les éblouissements de sa fantaisie, de son esprit et de son style ; chez Dancourt, dans la bigarrure de ses vifs et si acérés vaudevilles, comme dans son Chevalier à la mode, prototype de la grande comédie de mœurs ; et chez Lesage, sous le hérissement continuel et la verve mordante de sa satire, saute aux yeux, un peu partout, l’imitation de Molière, la leçon de Molière, la vénération de Molière. Chez Marivaux qui vient après eux, rien de pareil, rien de semblable. Il avait le tort, et il n’en eut pas de plus grand, de ne pas aimer Molière : il se donna ce ridicule, peut-être parce qu’il manquait de culture classique et aussi, sans doute, parce que, comme son cher devancier Dufresny, il se croyait plus d’esprit que l’auteur de Tartuffe. N’eut-il pas, à l’exemple de La Bruyère, le tort de vouloir refaire ce chef-d’œuvre absolu, dans certain M. de Climal de son roman de Marianne ? Mais, logique dans son antipathie contre le maître, il ne lui demanda rien, du moins directement, car on est toujours son élève – dès qu’on écrit une comédie –. C’est Racine qui fut son modèle, avec ou sans préméditation, mais certainement.

La caractéristique générale de Marivaux, auteur dramatique, la source de ses qualités les plus connues comme de ses plus incontestables défauts, de son marivaudage, en un mot, c’est l’emploi spécial qu’il a fait au théâtre de la passion de l’amour. Celle-ci devient chez lui le principal ressort, le protagoniste de la comédie, ce qui était sans précédent. Chez Molière, en effet, et chez ses successeurs immédiats, l’amour n’est jamais qu’épisodique : sa peinture n’est pas l’objet principal de la comédie de caractère, de mœurs ou d’intrigue : elle n’en est que l’occasion. Il y est une sorte de réactif. Par exemple l’amour d’Alceste pour Celimène n’est que le réactif qui fait apparaître sa misanthropie ; celui de Tartuffe pour Elmire n’est que le réactif qui fait apparaître son hypocrisie. Il en est de même dans le Joueur, dans le Distrait et, plus tard, dans le Glorieux, etc. Dans la comédie, de Regnard à Destouches, les amoureux sont aussi peu compliqués que chez Molière. Ils sont amoureux par définition, le sont tout de suite, et le restent jusqu’au bout. Leur amour est une donnée, un postulat, une force simple. Cette force tend à son objet, tout droit, ne trouvant à la réalisation de l’union avec l’objet aimé d’autres obstacles que ceux qui viennent du dehors, n’ayant d’autre évolution intime que, çà et là, celle d’un léger dépit amoureux.

Dans la comédie de Marivaux, au contraire, l’amour est la grosse affaire, le centre où tout tend, qui se subordonne tout : par là, il procède de Racine et lui succède, à peu près comme fit Ménandre à Euripide.

Corneille disait, en parlant de l’amour : « Je n’ai jamais cru que cette passion dût être la dominante au théâtre » : Racine le crut, Quinault aidant, et là fut la source de son originalité. Marivaux fit pour la comédie le même calcul que Racine avait fait pour la tragédie : c’est en ce sens que Vitet a pu dire : « Marivaux c’est Racine en miniature ». Le mot est joli ; mais ce serait être bien injuste envers celui qui en est l’objet que d’y voir une définition. Sans doute son point de départ est celui de Racine : mais comme la formule dramatique qu’il apporte est différente, de par la différence des genres !

L’amour est une passion si forte, si absorbante, qui fait un toi vide autour d’elle – si pneumatique, comme disait déjà Saint-Simon – que, si elle est malheureuse, elle mène aux extrêmes de la jalousie et de la vengeance, et alors elle est vite et logiquement tragique : si elle est heureuse, elle n’a pas d’histoire. De ce dilemme où s’étaient enfoncés ses prédécesseurs, Marivaux s’évada comme il suit.

Puisque, théâtralement, un amour né, l’amour-passion, est du genre tragique ou du genre ennuyeux, il s’avisa de peindre l’amour naissant. S’aviser de cela et y réussir c’était découvrir un nouveau monde.

Il mit à la scène l’aube de la passion – selon un mot joli et juste qui est de Sarcey –, ces premiers feux de l’aurore de l’amour qui rougissent la joue en fleur de la jeune fille, comme il est dit dans Antigone, et dont le reflet est si doux autour d’elles qu’il poétise même leurs amoureux d’âge mûr – témoin la comédie de nos jours, de l’Âge ingrat à Margot –.

Avec Marivaux on peut risquer des comparaisons subtiles : en voici donc une qui rendra toute notre pensée.

Un philosophe moderne – voulant désigner, parmi les phénomènes complexes dont notre être moral est le théâtre, ceux qui se passent en quelque sorte, dans les coulisses de ce théâtre, ceux qui sont si ténus que nous en avons à peine conscience, et qui sont pourtant si puissants au total que, leurs poussées sourdes s’ajoutant les unes aux autres, ils se trouvent être les vrais auteurs de nos actes – les appelle des nébuleuses de la conscience. Le mot est plus que joli. Ces traînées blanchâtres, ces taches de lumière, qui se voient au firmament, par les nuits sereines, ce sont les nébuleuses. Elles sont faites d’une matière cosmique ; ce sont des mondes on devenir ; des atomes de monde qui tourbillonnent et se cherchent, et s’accrochent, et se condensent ; et alors, au sein du crépuscule de la nébuleuse arrivée à la condensation, c’est une brillante étoile, c’est un radieux soleil qui s’allume. Les comédies de Marivaux, ce sont les nébuleuses de l’amour. Il y a là de l’amour à l’état diffus, de l’amour en devenir, dont les atomes gravitent et se condensent sous la poussée des lois secrètes de notre être ; et alors ce sont des étoiles qui scintillent, qui grandissent jusqu’à ce que s’allume et éclate, comme dit le poète, « ce rouge soleil qu’on appelle l’amour ». Ainsi la comédie de Marivaux finit juste où la tragédie de Racine commence ; il a le malin inquiet de la passion, dont l’auteur de Bérénice suivait tout le cours orageux jusqu’à la tristesse majestueuse de son déclin.

L’amour naissant voilà donc le grand ressort du théâtre de Marivaux, le moteur central de son petit monde. Mais quel en est le jeu ? Comment ce microcosme gravite t-il ?

Ici encore, et vu la nature du sujet, une comparaison nous permettra de faire plus court et plus clair qu’une dissertation.

On s’est plaint souvent que le lieu des comédies de Marivaux fût irréel, que leur situation géographique fût impossible à déterminer. D’abord c’est une chicane, car elle est charmante, cette poétique et féerique indécision du lieu, qui fait un cadre si souple à sa fantaisie, – laquelle rappelle Shakespeare, celui du Songe d’une nuit d’été, et annonce Musset, celui d’On ne badine pas avec l’amour ou d’À quoi rêvent les jeunes filles : nous y reviendrons –. Mais si l’on veut situer géographiquement le pays de Marivaux, n’en a-t-on pas une carie fidèle, celle du Tendre, que la Scudéry et ses amis tracèrent, un jour, dans un délire de préciosité ?

On voudra bien observer d’abord que si ce renvoi est peut-être sévère pour Marivaux, il n’est pas du tout forcé. Marivaux, qui fréquentait chez Mme de Tencin certainement, et chez la marquise de Lambert, – dans deux salons conservateurs de cette préciosité que ni Boileau ni Molière n’avaient extirpée –, disciple et ami de Fontenelle et de la Motte, ces deux précieux authentiques, fut souvent lui-même et foncièrement même un précieux. Et c’est tant mieux, car le marivaudage peut-il être sans préciosité ? Or si le marivaudage n’avait pas été, ne manquerait-il pas quelque chose à l’esprit français ?

La carte du pays de Marivaux, c’est la carte du Tendre : on s’y embarque sur le fleuve d’Inclination au port de Nouvelle amitié ; on y fait toutes les escales de Soumission, de Petits soins, de Sincérité (témoin, ci-après, les Sincères), de Tendre sur Inclination surtout ; puis le fleuve ayant reçu les affluents de Reconnaissance par la gauche et d’Estime par la droite (témoin Le Prince travesti), après deux dernières escales à Tendre sur Reconnaissance et à Tendre sur estime (témoin encore Le Prince travesti), on arrive à la mer dangereuse que hérissent les écueils de la Terre inconnue. À la mer dangereuse cesse le voyage chez Marivaux. Les orages de la mer dangereuse, c’est la tragédie de Racine : et ici encore, vous voyez que Marivaux s’arrête où Racine s’élance.

Mais quels méandres fait, chez Marivaux, le fleuve Inclination, avec ses affluents ! Que de petits obstacles en hérissent le cours, ou en font tournoyer et jaser le flot, avec ses héros s’aimant le plus tard possible, se mariant le plus tôt possible ! Or c’est cela qui est intéressant, « cet amour chicanier à ses dépens » : et c’est encore cela qu’il appelait lui-même : « guetter dans le cœur humain toutes les niches différentes où peut se cacher l’amour et l’en faire sortir... ».

En somme, l’amour naissant dans Marivaux est contrarié par tous les menus obstacles de l’humeur personnelle (les Surprises de l’amour, les Sincères), des bienséances mondaines ou des conventions singulières, pour mettre à l’épreuve (le Jeu de l’amour et du hasard, le Legs, l’Épreuve), enfin par toutes sortes d’obstacles que le hasard multiplie et dont l’amour se fait un jeu. Ce sont des tempêtes dans un verre d’eau, des obstacles minuscules franchis à petits bonds, tout un steeple-chase de sauts de puce.

Un lazzi traditionnel de son interprète Arlequin fait une assez plaisante image de l’action dans Marivaux : c’est celui qui consiste à courir la poste, en galopant sur place ou à peu près, à se donner un mouvement prodigieux pour n’avancer que très peu. Mais ce manège donne plaisamment au spectateur l’illusion du mouvement, celle de faire des lieues sur une feuille de parquet. C’est à peu près ce que le président Hénault visait dans cette épigramme : « Marivaux semble avoir pris à tâche de prouver la divisibilité de l’âme à l’infini ». Là-dessus, les critiques de pleuvoir : comédies métaphysiques ! insinue dédaigneusement Voltaire ; – c’est toujours la même pièce, toujours la Surprise de l’amour, remarque le marquis d’Argens et répète obstinément La Harpe ; – pelures d’oignon, dit méchamment Collé, etc. Tous ces reproches de préciosité et de monotonie furent un jour réunis malicieusement par Crébillon fils, lequel n’aimait pas Marivaux qui le lui rendait bien[94]. Pour ridiculiser l’auteur du Jeu de l’amour et du hasard, celui de Tanzaï et Néadarné le symbolisa par une taupe : et à la question que lui pose une caillette, devant un échantillon malicieux de son phébus : « Mon Dieu, comment faites-vous pour vous entendre ? » le diseur de phébus dramatiques répond : « Je me devine ».

Il faut bien convenir que Marivaux a été atteint d’une véritable myopie littéraire ; son anatomie du cœur est faite à la loupe, au microscope. Des deux infinis de l’amour, – entre lesquels notre vie, au théâtre du moins, est un point –, laissant l’infiniment grand à Racine, il a pris l’infiniment petit. C’est le micrographe de l’amour. Mais pourquoi le chicaner là-dessus ? C’est comme si l’on prétendait que le plaisir ou la douleur se doivent mesurer au chronomètre. Dans les grandes crises de la vie, est-ce qu’il ne peut pas tenir, en un instant, un enfer de douleur ou un paradis de plaisir ? Et de cet instant qu’elles sont longues, les minutes, les, secondes, les tierces ! C’est justement par tierces que Marivaux compte les battements de notre cœur durant ces crises-là.

D’ailleurs cette myopie est si inhérente à sa nature, que ses plus séduisants défauts en dérivent aussi. On sait combien menue est l’écriture du myope : tel est le style de Marivaux, un style de myope. Cela est écrit en pieds de mouche ; et il faut lire à la loupe « son flux de paroles ».

Mais y avait-il moyen de faire autrement, pour appliquer la formule qu’il apportait ? Il savait bien que non, et il connaissait à merveille le fort et le faible de sa manière. Aux railleries sur « le poison de M. de Marivaux », il répliquait judicieusement : « Qu’on me trouve un auteur célèbre qui ait approfondi l’âme, et qui, dans les peintures qu’il fait de nous et de nos passions, n’ait pas le style un peu singulier ». Évidemment, et, comme dit Pascal, il le faut laisser, c’en est la marque.

Cette psychologie dramatique de l’amour naissant, cette micrographie des mouvements du cœur est bien, au fond, la source des séduisantes qualités et des brillants défauts du Marivaux courant. C’est par elle qu’il a été amené à donner à la femme, dans la comédie, ces premiers rôles qu’elle n’avait tenus jusque-là que dans la tragédie. Avoir féminisé la comédie n’est pas le moindre des titres à l’attention qu’ait eus cet auteur qui fut, au dernier siècle, avant Jean-Jacques, le plus déterminé et le plus séduisant des féministes. Quoi qu’on puisse dire là-contre, il est certain – ses plus acharnés détracteurs eux-mêmes, un Grimm, un La Harpe en conviennent – qu’il a créé un genre, lequel fait partie intégrante de l’esprit français, et ira de lui à Pailleron, à travers Carmontelle et Théodore Leclercq, Musset et Verconsin.

Ce qui caractérise et représente le mieux ce genre dans son théâtre[95], ce sont, parmi les pièces qui nous restent de lui : le Jeu de l’amour et du hasard (1730), les Fausses confidences (1737), ou le Legs (1736), comme on voudra. C’est trois fois la même pièce. Transporter le sujet de Bérénice dans un milieu bourgeois, changer la passion en tendresse, le désespoir amoureux en dépit, hérisser d’obstacles menus – mais dont chacun produit une hésitation et un effort dramatiques – le chemin qui sépare la naissance d’un amour réciproque d’un tendre aveu couronné par le mariage, telle est sa donnée. Elle est mince, mais son intérêt foncier est incontestable ; et il en a ingénieusement varié le détail, comme nous l’avons indiqué. Son pathétique est fait de rien et son style est le caquet du cœur : mais cela est aussi charmant que neuf, même après Racine.

Ces trois pièces sont restées au répertoire, avec l’Épreuve (1740) ; elles sont fort connues et l’analyse en serait oiseuse. Nous aimons mieux donner ici un échantillon de sa manière dramatique, d’après un petit acte moins célèbre et qui mériterait de l’être tout autant. Il a pour titre les Sincères.

Aucun des comiques qui tentèrent d’imiter l’inimitable comédie de caractère, telle que l’avait créée Molière, n’approcha plus près du but que Marivaux dans cet acte, tout médiocrement scénique qu’il soit. Au reste, l’auteur des Sincères les mettait parmi la demi-douzaine de ses pièces qu’il préférait.

La donnée en est piquante. Deux amants, Ergaste et la marquise, épris de franchise, y font profession de se dire toutes leurs vérités – en vertu du même pacte que fera si plaisamment le misanthrope de Labiche avec son Auvergnat –. Tant que ces vérités sont agréables ou indifférentes, ou ne tombent que sur le voisin, tout marche à merveille ; mais lorsqu’elles touchent aux défectuosités physiques, quand Ergaste est obligé de convenir qu’il y a au monde de plus belles personnes que la marquise, et que celle-ci réplique en convenant qu’Ergaste est un peu fluet de corps, et qu’il a mauvais goût, cela se gâte[96].

Voici les deux scènes maîtresses, où la fine morale de la pièce est mise en action :

LA MARQUISE. – N’avez-vous jamais rien aimé plus que moi ?
ERGASTE. – Non, foi d’homme d’honneur ; passe pour autant, une fois en ma vie. Oui, je pense bien avoir aimé autant ; pour plus, je n’en ai pas l’idée ; je crois même que cela ne serait pas possible.
LA MARQUISE. – Oh ! très possible, je vous en réponds ; rien n’empêche que vous m’aimiez encore davantage. Je n’ai qu’à être plus aimable et cela ira plus loin ; passons. Laquelle de nous deux vaut le mieux, de celle que vous aimiez ou de moi ?
ERGASTE. – Mais ce sont des grâces différentes ; elle en avait infiniment.
LA MARQUISE. – C’est-à-dire un peu plus que moi.
ERGASTE. – Ma foi, je serais fort embarrassé de décider là-dessus.
LA MARQUISE. – Et moi, non, je prononce : votre incertitude décide ; comptez aussi que vous l’aimiez plus que moi.
ERGASTE. – Je n’en crois rien.
LA MARQUISE, riant. – Vous rêvez. N’aime-t-on pas toujours les gens à proportion de ce qu’ils sont aimables ? Et dès qu’elle l’était plus que je ne le suis, qu’elle avait plus de grâce, il a bien fallu que vous l’aimassiez davantage.
ERGASTE. – Elle avait plus de grâces... mais c’est ce qui est indécis, et si indécis, que je penche à croire que vous en avez bien autant.
LA MARQUISE. – Oui ! Penchez-vous, vraiment ? Cela est considérable. Mais, savez-vous à quoi je penche, moi ?
ERGASTE. – Non.
LA MARQUISE. – À laisser là cette égalité équivoque, elle ne me tente point ; j’aime autant la perdre que de la gagner, en vérité.
ERGASTE. – Je n’en doute pas ; je sais votre indifférence là-dessus ; d’autant plus que si égalité n’y est point, ce serait de si peu de chose.
LA MARQUISE, vivement. – Encore ! Eh ! je vous dis que je n’en veux point, que j’y renonce. À quoi sert d’éplucher ce qu’elle a de plus, ce que j’ai de moins ? Ne vous travaillez plus à nous évaluer ; mettez-vous l’esprit en repos ; je lui cède ; j’en ferai un astre, si vous voulez.
ERGASTE, riant. – Ah ! ah ! ah ! votre badinage me charme ; il en sera donc ce qu’il vous plaira ; L’essentiel est que je vous aime autant que je l’aimais.
LA MARQUISE. – Vous me faites de la grâce ; quand vous en rabattriez je ne m’en plaindrais pas. Continuons : vos naïvetés m’amusent ; elles sont de si bon goût ! Vous avez paru, ce me semble, avoir quelque inclination pour Araminte.
ERGASTE. – Oui ; je me suis senti quelque envie de l’aimer, mais la difficulté de pénétrer ses dispositions m’a rebuté. On risque toujours de se méprendre avec elle, et de croire qu’elle est sensible, quand elle n’est qu’honnête ; et cela ne me convient point.
LA MARQUISE, ironiquement. – Je fais grand cas d’elle. Comment la trouvez-vous ? À qui de nous deux (amour à part) donneriez-vous la préférence ? Ne me trompez point.
ERGASTE. – Oh ! jamais, et voici ce que j’en pense. Araminte a de la beauté ; on peut dire que c’est une belle femme.
LA MARQUISE. – Fort bien. Et quant à moi, à cet égard-là, je n’ai qu’à me cacher, n’est-ce pas ?
ERGASTE. – Pour vous, marquise, vous plaisez plus qu’elle.
LA MARQUISE. – J’ai tort ; je passe l’étendue de mes droits. (À part, en riant.) Ah ! le sot homme ! Qu’il est plat ! Ah ! ah ! ah !
ERGASTE. – Mais, de quoi riez-vous donc ?
LA MARQUISE. – Franchement, c’est que vous êtes un mauvais connaisseur, et, qu’à vrai dire, nous ne sommes belles ni l’une ni l’autre.
ERGASTE. – Il me semble, cependant, qu’une certaine régularité de traits...
LA MARQUISE. – Visions ! vous dis-je ; pas plus belle l’une que l’autre. De la régularité dans les traits d’Araminte ! De la régularité ! Vous me faites pitié ! Et si je vous disais qu’il y a mille gens qui trouvent quelque chose de baroque dans son air ?
ERGASTE. – De baroque à Araminte ?
LA MARQUISE. – Oui, monsieur, du baroque ; mais on s’y accoutume, et voilà tout ; et quand je vous accorde que nous n’avons pas plus de beauté l’une que l’autre, c’est que je ne me soucie guère de me faire tort ; mais vous croyez que tout le monde la trouvera encore plus éloignée d’être belle que moi, tout effroyable que vous me faites.
ERGASTE. – Moi ! je vous fais effroyable ?
LA MARQUISE. – Soit, je plais davantage ; mais je commence par faire peur.
ERGASTE. – Je puis m’être trompé, cela m’arrive souvent ; je réponds de la sincérité de mes sentiments, mais je n’en garantis pas la justesse.
LA MARQUISE. – À la bonne heure ; mais quand on a le goût faux, c’est une triste qualité que d’être sincère.
ERGASTE. – Le plus grand défaut de ma sincérité, c’est qu’elle est trop forte.
LA MARQUISE. – Je ne vous écoute pas ; vous voyez de travers : ainsi changeons de discours et laissons là Araminte. Ce n’est pas la peine de vous demander ce que vous pensez de la différence de nos esprits, vous ne savez pas juger.
ERGASTE. – Quant à vos esprits, le vôtre me paraît bien vif, bien sensible, bien délicat.
LA MARQUISE. – Vous biaisez ; c’est vain et emporté que vous voulez dire...
LA MARQUISE. – Monsieur, vous m’avez rendu compte de votre cœur, il est juste que je vous rende compte du mien.
ERGASTE. – Voyons.
LA MARQUISE. – Ma première inclination a d’abord été mon mari, qui valait mieux que vous, Ergaste, soit dit sans rien diminuer de l’estime que vous méritez.
ERGASTE. – Après, madame.
LA MARQUISE. – Depuis sa mort, je me suis senti, il y a deux ans, quelque sorte de penchant pour un étranger qui demeura peu de temps à Paris, que je refusai de voir, et que je perdis de vue : homme à peu près de votre taille, ni mieux ni plus mal fait ; de ces figures passables, peut-être un peu plus remplie, un peu moins fluette, un peu moins décharnée que la vôtre.
ERGASTE. – Fort bien. Et de Dorante, que m’en direz-vous, madame ?
LA MARQUISE. – Qu’il est plus doux, plus complaisant ; qu’il a la mine un peu plus distinguée, et qu’il pense plus modestement de lui que vous ; mais que vous plaisez davantage.
ERGASTE. – J’ai tort aussi, très tort ; mais ce qui me surprend, c’est qu’une figure aussi chétive que la mienne, qu’un homme aussi désagréable, aussi revêche, aussi sottement infatué de lui-même, ait pu gagner votre cœur.
LA MARQUISE. – Est-ce que nos cœurs ont de la raison ? Il entre tant de caprices dans les inclinations.
ERGASTE. – Il vous en a fallu un des plus déterminés pour pouvoir m’aimer avec de si terribles défauts, qui sont peut-être vrais, dont je vous suis obligé de m’avertir, mais que je ne savais guère.
LA MARQUISE. – Hé ! savais-je moi, que j’étais vaine, laide et mutine ? Vous me l’apprenez, et je vous rends instruction pour instruction.
ERGASTE. – Je tâcherai d’en profiter ; tout ce que je crains, c’est qu’un homme aussi commun, et qui vaut si peu, ne vous rebute.
LA MARQUISE, froidement. — Hé ! dès que vous pardonnez à mes désagréments, il est juste que je pardonne à la petitesse de votre mérite.
ERGASTE. – Vous me rassurez.
LA MARQUISE, à part. – Personne ne viendra-t-il me délivrer de lui ?
ERGASTE. – Quelle heure est-il ?
LA MARQUISE. – Je crois qu’il est tard.
ERGASTE. – Ne trouvez-vous pas que le temps se brouille ?
LA MARQUISE. – Oui, nous aurons de l’orage. (Ils sont quelque temps sans se parler.)
ERGASTE. – Je suis d’avis de vous laisser, vous me paraissez rêver.
LA MARQUISE. – Non, c’est que je m’ennuie ; ma sincérité ne vous choquera pas ?
ERGASTE. – Je vous remercie, et je vous quitte ; je suis votre serviteur.
LA MARQUISE. – Allez, monsieur... À propos, quand vous écrirez à votre frère, n’allez pas si vite sur les nouvelles de notre mariage.
ERGASTE. – Madame, je ne lui en dirai plus rien.

Cependant quel parfilage exquis, avec toute une vivante galerie de portraits burinés et chargés, dans le pur goût de La Bruyère, le modèle avoué, et avec des curiosités d’analyse psychologique, qui vont loin dans la nature et enfoncent dans le caractère !

LA MARQUISE. – Ah ! vous voici, Ergaste ? Je n’en puis plus, j’ai le cœur affadi des douceurs de Dorante que je quitte ; je me mourais déjà des sots discours de cinq ou six personnes d’avec qui je sortais et qui me sont venues voir. Vous êtes bien heureux de ne vous y être pas trouvé. La sotte chose que l’humanité ! Qu’elle est ridicule ! Que de vanité ! Que de duperies ! Que de petitesse ! Et tout cela, faute de sincérité de part et d’autre. Si les hommes voulaient se parler franchement, si l’on n’était point applaudi quand on s’en fait accroire, insensiblement l’amour-propre se rebuterait d’être impertinent et chacun n’oserait plus s’évaluer que ce qu’il vaut. Mais depuis que je vis, je n’ai encore vu qu’un homme vrai ; et en fait de femmes, je n’en connais point de cette espèce.
ERGASTE. – Et moi, j’en connais une. Devinez-vous qui c’est ?
LA MARQUISE. – Non, je n’y suis point.
ERGASTE. – Eh ! parbleu ! c’est vous, marquise ; où voulez-vous que je la prenne ailleurs ?
LA MARQUISE. – Eh bien ! vous êtes l’homme dont je parle ; aussi m’avez-vous prévenue d’une estime pour vous, d’une estime...
ERGASTE. – Quand je dis vous, marquise, c’est sans faire réflexion que vous êtes là ; je vous le dis comme je le dirais à un autre : je vous le raconte.
LA MARQUISE. – Comme de mon côté je vous cite sans vous voir : c’est un étranger à qui je parle.
ERGASTE. – Oui, vous m’avez surpris ; je ne m’attendais pas à un caractère comme le vôtre. Quoi ! dire inflexiblement la vérité ! La dire à vos amis même ! Quoi ! Voir qu’il ne vous échappe jamais un mot à votre avantage !
LA MARQUISE. – Hé ! mais vous qui parlez, faites-vous autre chose que de vous critiquer sans cesse ?
ERGASTE. – Revenons à nos originaux : quelle sorte de gens était-ce ?
LA MARQUISE. – Ah ! les sottes gens ! L’un était un jeune homme de vingt-huit à trente ans, un fat toujours agité du plaisir de se sentir fait comme il est. Il ne saurait s’accoutumer à lui ; aussi sa petite âme n’a-t-elle qu’une fonction, c’est de promener son corps comme la merveille de nos jours ; c’est d’aller toujours devant : « Voyez mon enveloppe, voilà l’attrait de tous les cœurs, voilà la terreur des maris et des amants, voilà l’écueil de toutes les sagesses. »
ERGASTE, riant. – Ah ! la risible créature !
LA MARQUISE. – Imaginez-vous qu’il n’a précisément qu’un objet dans la pensée, c’est de se montrer. Quand il rit, quand il s’étonne, quand il vous approuve, c’est qu’il se montre. Se lait-il, change-t-il de contenance, se tient-il sérieux, ce n’est rien de tout cela qu’il veut faire, c’est qu’il se montre, c’est qu’il vous dit : Remarquez mes gestes et mes attitudes, voyez mes grâces dans tout ce que je fais, dans tout ce que je dis ; voyez mon air fin, mon air leste, mon air cavalier, mon air dissipé. En voulez-vous du vit, du fripon, de l’agréablement étourdi ? En voilà. » Il dirait volontiers à tous les amants : « N’est-il pas vrai que ma figure vous chicane ? » À leurs maîtresses : « Où en serait votre fidélité,, si je voulais ? » À l’indifférente : « Vous n’y tenez point ; je vous réveille, n’est-ce pas ? » À la prude : « Vous me lorgnez en dessous. » À la vertueuse : « Vous résistez à la tentation de me regarder. » À la jeune fille : « Avouez que votre cœur est ému. » Il n’y a pas jusqu’à la personne âgée qui, à ce qu’il croit, dit en elle-même en le voyant : « Quel dommage que je ne sois plus jeune ! »
ERGASTE, riant. – Ah ! ah ! ah ! je voudrais bien que le personnage vous entendît.
LA MARQUISE. – Il sentirait que je n’exagère pas d’un mot. Il a parlé d’un mariage qui a pensé se conclure pour lui, mais que trois ou quatre femmes jalouses, désespérées et méchantes, ont trouvé sourdement le secret de faire manquer. Cependant il ne sait pas encore ce qui arrivera : il n’y a que les parents de la fille qui se soient dédits ; mais elle n’est pas de leur avis. Il sait de bonne part qu’elle est triste, qu’elle est changée ; il est même question de pleurs ; elle ne l’a pourtant vu que deux fois. Et ce que je vous dis là, je vous le rends un peu plus clairement qu’il ne l’a conté. Un fat se doute toujours un peu qu’il l’est ; et, comme il a peur qu’on ne s’en doute aussi, il biaise, il est fat le plus modestement qu’il lui est possible ; et c’est justement cette modestie-là qui rend sa fatuité sensible.
ERGASTE, riant. – Vous avez raison.
LA MARQUISE. – À côté de lui était une nouvelle mariée, d’environ trente ans, de ces visages d’un blanc fade et qui font une physionomie longue et sotte ; et cette nouvelle épousée, telle que je vous la dépeins, avec ce visage qui, à dix ans, était antique, prenait des airs enfantins dans la conversation ; vous eussiez dit d’une petite fille qui vient de sortir de dessous l’aile de père et mère. Figurez-vous qu’elle est tout étonnée de la nouveauté de son état ; elle n’a point de contenance assurée : ses innocents appas sont encore tout confus de son aventure : Elle n’est pas encore bien sure qu’il soit honnête d’avoir un mari ; elle baisse les yeux, quand on la regarde ; elle ne croit pas qu’il lui soit permis de parler, si on ne l’interroge ; elle me faisait toujours une inclination de tête en me répondant, comme si elle m’avait remerciée de la bonté que j’avais de faire comparaison avec une personne de son âge ; elle me traitait comme une mère, moi qui suis plus jeune qu’elle : ah ! ah ! ah !
ERGASTE. – Ah ! ah ! ah ! il est vrai que si elle a trente ans, elle est à peu près votre aînée de deux.
LA MARQUISE. – De près de trois, s’il vous plaît !
ERGASTE, riant. – Est-ce là tout ?
LA MARQUISE. – Non ; car il faut que je me venge de tout l’ennui que m’ont donné ces originaux. Vis-à-vis de la petite fille de trente ans était une assez grosse et grande femme de cinquante à cinquante-cinq ans, qui nous étalait glorieusement son embonpoint et qui prend l’épaisseur de ses charmes pour de la beauté. Elle est veuve, fort riche, et il y avait auprès d’elle un jeune homme, un cadet qui n’a rien, et qui s’épuise en platitudes pour lui faire sa cour. On a parlé du dernier bal de l’Opéra : « J’y étais, a-t-elle dit, et j’y trompai mes meilleurs amis, ils ne me reconnurent point. – Vous ! madame, a-t-il repris, vous n’êtes pas reconnaissable ! Ah ! je vous en défie ; je vous reconnus du premier coup d’œil h votre air de tête. – Eh ! comment cela, monsieur ? – Oui, madame, à je ne sais quoi de noble et d’aisé qui ne pouvait appartenir qu’à vous ; et puis vous ôtâtes un gant ; et comme grâce au ciel, nous avons une main qui ne ressemble guère à d’autres, en la voyant, je vous nommai. » Et cette main sans pair, si vous l’aviez vue, monsieur, est assez blanche, mais large, ne vous déplaise, mais charnue, mais boursouflée, mais courte et tient au bras le mieux nourri que j’aie vu de ma vie. Je vous en parle savamment, car la grosse dame au grand air de tête prit longtemps du tabac pour exposer cette main unique, qui a de l’étoffe pour quatre et qui finit par des doigts d’une grosseur, d’une brièveté, à la différence de ceux de la petite fille de trente ans qui sont comme des filets.
ERGASTE, riant. – Un peu de variété ne gâte rien.
LA MARQUISE. – Notre cercle finissait par un petit homme qu’on trouvait si plaisant, si sémillant, qui ne dit rien et qui parle toujours ; c’est-à-dire qu’il a l’action vive, l’esprit froid et la parole éternelle. Il était auprès d’un homme grave qui décide par monosyllabes, et dont la compagnie paraissait faire grand cas. Mais, à vous dire vrai, je soupçonne que tout son esprit est dans sa perruque : elle est ample et respectable, et je le crois fort borné quand il ne l’a pas. Les grandes perruques m’ont si souvent trompée que je n’y crois plus.
ERGASTE, riant. – Il est constant qu’il est de certaines têtes sur lesquelles elles en imposent.

Avec quelle finesse se dégage du tout la mélancolique moralité, voisine de celle de Philinte, et qu’on pourrait formuler ainsi : on ne peut, parmi le monde, se dire ses vérités, car elles seraient trop souvent des injures ! Certes nous ne remportons pas de là une conception de la vie aussi légère que du reste du théâtre de Marivaux : c’est qu’il y avait en lui plus de sérieux et d’expérience qu’on ne croit d’ordinaire.

Il a d’ailleurs indiqué lui-même, dans une jolie anecdote, une des sources de cette misanthropie expérimentale. Il était jeune, aimait et se croyait payé de retour par une jeune fille dont l’ingénuité, les grâces sans apprêt – « elle était belle et sage, belle sans y prendre garde » – l’enchantaient. Un jour qu’il venait de la quitter, sous le charme, un gant perdu le ramène vers elle à l’improviste ; et il voit son ingénue, un miroir à la main, faisant une répétition générale des mines dont elle venait de l’enchanter, qu’elle corrigeait, et perfectionnait, en vue de la prochaine représentation. « Mademoiselle, dit Marivaux, en tirant sa révérence, je viens de voir les machines de l’opéra ; il me divertira toujours, mais il me touchera moins » : et de tirer au large, sans esprit de retour. Il nous dit que de ce jour « naquit en lui une misanthropie qui ne le quitta plus » : il exagère, mais ce doit être d’un des accès de cette misanthropie que naquirent les Sincères. Et puis la jeune fille était-elle si coupable ? Elle aurait du moins pour excuse, au bout du compte, d’être le symbole même de la muse du marivaudage.

Mais la comédie marivaudante, « métaphysique », comme disait Voltaire, n’est pas toute la comédie de Marivaux. Il s’en faut au moins de la moitié de la Mère confidente (1735), qui est incontestablement une de ses comédies larmoyantes – dont une partie s’est probablement perdue[97], où il rivalisait avec La Chaussée, dès la première heure, l’emportant fort sur lui par son goût et par son style, et qui feront dire malicieusement à Voltaire, deux ans après sa mort : « Il n’y a plus que les drames bourgeois du néologue Marivaux où l’on puisse pleurer en sûreté de conscience » –. Il s’en faut enfin des trois quarts du Prince travesti, la pièce qui est bien la plus propre de tout son théâtre à caractériser ce qui y est en dehors du marivaudage, et à mettre le lecteur en goût de Marivaux inconnu.

Cela commence comme un marivaudage ordinaire, à peine plus monté de ton. La princesse de Barcelone apprend mélancoliquement à sa cousine Hortense qu’elle est amoureuse de Lélio, un triomphant aventurier, de bonne mine, auquel elle doit le gain de sa deuxième bataille livrée au roi de Castille, et dont elle a fait son favori. Avec un enjouement spirituel, Hortense taquine cet amour, disant que quant à elle, par un seul mariage de quelques mois, elle a fait une expérience de la solidité de l’affection des hommes qui suffit à la mettre désormais à l’abri de pareilles aventures. Son défunt mari avait pourtant manifesté un si passionné désir d’obtenir sa main qu’elle avait dû craindre qu’il ne mourût de joie en l’obtenant. Il est vrai que cette joie fut violente le premier mois, devint plus calme le second, à l’aide d’une des suivantes qu’il trouva jolie, baissa à vue d’œil le troisième, et, que le quatrième, il n’y en avait plus. Un seul homme aurait pu lui prendre son cœur, si elle n’eût été mariée, c’est un inconnu qui la tira galamment des mains des brigands, qui n’a pas dit son nom et qu’elle n’a pas revu. Cependant elle consent à sonder le cœur de Lélio dans l’intérêt de la princesse, et cela en vaut bien la peine, puisque cette romanesque princesse y trouve quatre hommes en un, à savoir un amant, un général, un ministre et même un mari, s’il le faut.

Mais quel coup de théâtre, quand Hortense se trouve en face de ce Lélio ! Elle reconnaît en lui l’inconnu qui lui sauva la vie. Et quel imbroglio, dès qu’elle sent qu’elle l’aime ! C’est d’ailleurs un coup de foudre, car nous ne marivaudons plus ici, nous brûlons les étapes, comme le commande une situation si critique. Voilà donc Hortense devenue la rivale de sa cousine. Elle voit aussitôt que Lélio n’a d’yeux que pour elle-même. Mais quel péril est le leur ! La princesse est violente, et tout est à craindre de sa toute-puissance. Fuir Lélio pour le soustraire au péril de cette rivalité ? Elle y songe : mais sur ce mot de Lélio : « Adieu, puisque vous me haïssez », elle laissera échapper un : « Je ne vous hais plus, dès que vous me quittez », qui rappelle à la fois le : Va, je ne te hais point, de Chimène, et le : En te perdant, je sens que je t’aimais, de Musset. Or Gustave Planche risquera que jamais Marivaux n’a réussi à traduire la passion et ne l’a même jamais entrevue ! Plus de marivaudage, dès lors, plus de ces éternelles surprises de l’amour : mais de mâles alarmes, un ton vraiment héroïque, de quoi justifier pleinement le titre de comédie héroïque, que nous rencontrons dans le Mercure du temps. Nous signalerons surtout, dans le rôle de la passionnée Henriette, la curieuse progression de l’enjouement au sérieux, puis au tragique et à l’héroïque. C’est, chez Marivaux, un caractère tout neuf, et qui lui fait tout autant d’honneur que celui des Silvia et des Araminthe.

Cependant le danger qui plane sur les deux amants – comme la jalousie de Roxane sur Bajazet et Atalide – prend corps dans le personnage du courtisan Frédéric, il y a ici, dans la peinture satirique de l’homme de cour, une vigueur de touche, un relief de caractère, tout à fait inattendus chez Marivaux. Les scènes où Frédéric, jaloux de Lélio, laisse éclater sa bassesse devant le favori, son insolence, quand il le croit disgracié, et, çà et là son cynisme, sont de main de maître, neuves, annoncent même les sarcasmes de mons Figaro, avec des mots profonds ou cornéliens dont nous citerons le suivant : à Lélio, qui lui fait honte de ses bas calculs, le courtisan riposte pour son excuse : Qui est-ce qui n’aimerait pas à gouverner ? Et Lélio de répliquer : Celui qui en serait digne.

Il nous semble que voilà un Marivaux quelque peu nouveau, et capable, lui aussi, du coup de collier chevaleresque, dont parlait Sainte-Beuve. Nous en donnerons pour preuve la grande scène politique entre Lélio, l’ambassadeur du roi de Castille, et Frédéric, où le favori appelé à se prononcer sur l’intérêt de l’État a, çà et là, curieusement, en face du vil courtisan, le vibrant accent et l’éloquence vengeresse de Ruy-Blas, dans la fameuse tirade aux ministres intègres, aux conseillers vertueux.

L’AMBASSADEUR, à Lélio. – Me permettez-vous de vous parler à cœur ouvert ?
LÉLIO. – Vous êtes le maître.
L’AMBASSADEUR. – Vous êtes ici dans une belle situation, et vous craignez d’en sortir, si la princesse se marie ; mais le roi mon maître est assez grand seigneur pour vous dédommager, et j’en réponds pour lui.
LÉLIO. – Ah ! de grâce, ne citez point ici le roi votre maître ; soupçonnez-moi tant que vous voudrez de manquer de droiture, mais ne l’associez point à vos soupçons. Quand nous faisons parler les princes, monsieur, que ce soit toujours d’une manière noble et digne d’eux ; c’est un respect que nous leur devons, et vous me faites rougir pour le roi de Castille.
L’AMBASSADEUR. – Arrêtons là. Une discussion là-dessus nous mènerait trop loin ; il ne me reste qu’un mot à vous dire ; et ce n’est plus le roi de Castille, c’est moi qui vous parle à présent. On m’a averti que je vous trouverais contraire au mariage dont il s’agit, tout convenable, tout nécessaire qu’il est, si jamais la princesse veut épouser un prince. On a prévu les difficultés que vous faites, et l’on prétend que vous avez vos raisons pour les faire ; raisons si hardies que je n’ai pu les croire, et qui sont fondées, dit-on, sur la confiance dont la princesse vous honore.
LÉLIO. – Vous m’allez encore parler à cœur ouvert, monsieur ; et si vous m’en croyez, vous n’en ferez rien. La franchise ne vous réussit pas ; le roi, votre maître, s’en est mal trouvé tout à l’heure et vous m’inquiétez pour la princesse.
L’AMBASSADEUR. – Ne craignez rien. Loin de manquer moi-même à ce que je lui dois, je ne veux qu’apprendre ce qui lui est dû à ceux qui l’oublient.
LÉLIO. – Voyons, j’en sais tant là-dessus que je suis en état de corriger vos leçons mêmes. Que dit-on de moi ?
L’AMBASSADEUR. – Des choses hors de toute vraisemblance.
FRÉDÉRIC. – Ne les expliquez point ; je crois savoir ce que c’est ; on me les a dites aussi, et j’en ai ri comme d’une chimère.
LÉLIO, regardant Frédéric. – N’importe ; je serai bien aise de voir jusqu’où va la lâche inimitié de ceux dont je blesse ici les yeux, que vous connaissez comme moi, et à qui j’aurais fait bien du mal, si j’avais voulu, mais qui ne valent pas la peine qu’un honnête homme se venge. Revenons.
L’AMBASSADEUR. – Non, le seigneur Frédéric a raison ; n’expliquons rien, ce sont des illusions. Un homme d’esprit comme vous, dont la fortune est déjà prodigieuse, et qui la mérite, ne saurait avoir des sentiments aussi périlleux que ceux qu’on vous attribue. La princesse n’est sans doute que l’objet de vos respects ; mais le bruit qui court sur votre compte vous expose, et, pour le détruire, je vous conseillerais de porter la princesse à un mariage avantageux à l’État.
LÉLIO. – Je vous suis très obligé de vos conseils, monsieur ; mais j’ai regret à la peine que vous prenez de m’en donner. Jusqu’ici les ambassadeurs n’ont jamais été les précepteurs des ministres chez qui ils vont, et je n’ose renverser l’ordre. Quand je verrai votre nouvelle méthode bien établie, je vous promets de la suivre.
L’AMBASSADEUR. – Je n’ai pas tout dit. Le roi de Castille a pris de l’inclination pour la princesse sur un portrait qu’il en a vu ; c’est en amant que le jeune prince souhaite un mariage que la raison, l’égalité d’âge et la politique doivent presser de part et d’autre. S’il ne s’achève pas, si vous en détournez la princesse par des motifs qu’elle ne sait pas, faites du moins qu’à son tour ce prince ignore les secrètes raisons qui s’opposent en vous à ce qu’il souhaite. La vengeance des princes peut porter loin ; souvenez-vous-en.
LÉLIO. – Encore une fois, je ne rejette point votre proposition ; nous l’examinerons plus à loisir ; mais si les raisons secrètes que vous voulez dire étaient réelles, monsieur, je ne laisserais pas que d’embarrasser le ressentiment de votre prince. Il lui serait plus difficile de se venger de moi que vous ne pensez.
L’AMBASSADEUR. – De vous ?
LÉLIO. – Oui, de moi.
L’AMBASSADEUR. – Doucement ; vous ne savez pas à qui vous parlez.
LÉLIO. – Je sais qui je suis ; en voilà assez.
L’AMBASSADEUR. – Laissez là ce que vous êtes, et soyez sûr que vous me devez le respect.
LÉLIO. – Soit ; et moi je n’ai, si vous le voulez, que mon cœur pour tout avantage ; mais les égards que l’on doit à la seule vertu sont aussi légitimes que les respects que l’on doit aux princes ; et fussiez-vous le roi de Castille même, si vous êtes généreux, vous ne sauriez penser autrement. Je ne vous ai point manqué de respect, supposé que je vous en doive ; mais les sentiments que je vous montre depuis que je vous parle, méritaient de votre part plus d’attention que vous ne leur en avez donné. Cependant je continuerai à vous respecter, puisque vous dites qu’il le faut, sans pourtant en examiner moins si le mariage dont il s’agit est vraiment convenable. (Il sort.)

En vérité, ce Prince travesti a maintes fois une couleur aussi romantique que romanesque. Il donne d’ailleurs l’impression d’un chapitre de la Clélie ou du Grand Cyre porté à la scène – tel don Sanche ou l’Astrate de Quinault, ou l’Alexandre de Racine –. On y retrouve, en plus heureuse posture, ce Marivaux qui avait tenté, pour ses débuts, de marier son marivaudage latent à l’héroïsme tragique, dans la pâle tragédie d’Annibal.

Cependant la jalousie de Frédéric a pris pour instrument la candeur d’Arlequin, qu’il emploie à espionner son maître, et dont les naïvetés et les balourdises font tour à tour courir les plus grands dangers à Lélio, ou ressortir plaisamment la bassesse du courtisan. Tout ce rôle d’Arlequin – soudoyé par Frédéric, acheté par Lisette – qui porte la pièce, et sur lequel nous aurons à revenir, est d’une adresse charmante et piquante. Grâce à lui, à ses demi-coquineries et à ses demi-vertus, la princesse a tout appris, exhale sa fureur, presque sur le ton de Roxane et fait emprisonner Lélio. Mais il suffit que l’ambassadeur du roi de Castille, qui n’est autre que ce roi lui-même, redemande la princesse en mariage, et fasse l’apologie de Lélio, lequel n’est autre que le prince de Léon, pour que la princesse accorde sa main à l’un et son pardon à l’autre.

Ce dénouement ne laisse pas de surprendre. Comment cette princesse qui, tout à l’heure, exprimait sa jalousie exactement sur le ton de Roxane, peut-elle s’apaiser ainsi ? Hortense lui crie bien : « Souvenez-vous, Madame, que vous êtes généreuse ! » Mais le public l’avait oublié. Il fallait l’y préparer un peu, comme Corneille a fait pour la clémence d’Auguste. Victor Hugo fait pardonner Hernani par Charles-Quint, en une situation identique, mais ce revirement à été motivé, sinon amené, par la scène du tombeau et de l’élection ! Ici ce n’est plus la clémence de Charles-Quint, c’est vraiment celle d’Arlequin, comme eût dit le marquis de Bièvre : n’oublions pas que nous sommes à la Comédie-Italienne[98].

Il faut s’en souvenir toujours, ainsi que des interprètes spéciaux qu’y trouvait Marivaux, pour le bien goûter. Un effort est, en effet, nécessaire à ses lecteurs pour se jouer ses comédies sur le théâtre de leur imagination[99], pour évoquer le cadre de fantaisie de la Comédie italienne, avec ses perspectives d’aérienne irréalité, et avec, çà et là, sa couleur héroïque et romantique, enfin pour regarder le tout à travers le brouillard doré qui enveloppe les personnages, comme ceux des panneaux au vernis Martin.

Cette illusion nécessaire pour le goûter, comme il faut, n’empêchera pas de voir l’étendue de ses mérites et qu’il n’est pas seulement le peintre – nous allions dire le poète – des Surprises de l’amour. On emportera par exemple de la lecture des Sincères, ou de celle du Prince travesti, une impression analogue à celle que Sainte-Beuve traduisait en ces termes : « Je ne saurais dire combien, en lisant quelques écrits peu connus de Marivaux, j’ai appris à goûter certains côtés sérieux de son esprit » ; on se sentira le désir de connaître mieux les qualités d’honnête homme, de philosophe aimable, de romancier observateur et créateur, de penseur, voire de poète, sauf en vers, que posséda en outre ce comique si original et qui ont fini par être mises dans tout leur jour[100].

 

 

CHAPITRE V - LA COMÉDIE LYRIQUE ET LA COMÉDIE DE GENRE, DE LESAGET ET DE FAVART À BEAUMARCHAIS, SUR LES SCÈNES DE LA FOIRE, DE L’OPÉRA-COMIQUE ET DES THÉÂTRES DE SOCIÉTÉ

 

Lesage et le Théâtre de la foire : comment et pourquoi il prend la suite des fournisseurs du théâtre dit de Gherardi. – Son début inédit dans les Petits-Maîtres (1712) ; son annonce inédite de « farces nouvelles du vieux théâtre italien » et son Arlequinerie mitigée. – Originalité du théâtre forain de Lesage : l’intrigue et les turqueries, Arlequin roi de Sérendib, Arlequin invisible ; la parodie, la Ceinture de Vénus, Télémaque ; la poétique du vaudeville dramatique ; la collaboration de Fuzelier et d’Orneval : le comique de mœurs, les Amours déguisés, le Tableau du mariage, les Amours de Nanterre ; la tradition des moralités allégoriques, la Boîte de Pandore, l’Espérance, le Régiment de la calotte : la tradition de la farce, Arlequin Hulla ; le chef-d’œuvre des orientales de la foire, Achmet et Almanzine (1728) ; le marivaudage, la Force de l’amour, la Reine du Barostan : la satire littéraire, les Comédiens corsaires ; la satire sociale, le Temple de mémoire, la Boîte de Pandore ; la satire des mœurs et des conditions, la Sauvagesse, le Temple de mémoire, la Tête noire. – Conclusions sur Lesage auteur forain et sur ses successeurs.

Évolution de la comédie lyrique : définition et historique ; les origines italiennes ; Molière et Lulli ; la comédie en vaudevilles et la comédie à ariettes, durant la phase normale de l’opéra comique ; la querelle des bouffons, la victoire de l’ariette, le premier en date des opéras comiques français – les Troqueurs (1753) de Vadé – et révolution de l’opéra comique proprement dit jusqu’au drame lyrique.

Favart : son marivaudage et son thème de l’éveil des sens, la Chercheuse d’esprit (1741), les Moissonneurs, la Fée Urgèle, la Belle Arsène. – Son influence sur la genèse de l’opéra comique et sur ses rivaux. – Son chef-d’œuvre : les Trois Sultanes (1761) ; actualité et symbolisme de cette turquerie ; Roxelane et Justine Favart. – Les mérites de la menuaille de l’opéra comique français.

Les théâtres de société et leur répertoire. – Deux femmes auteurs, la Mode et l’Engouement de Mme de Staal ; le Théâtre d’éducation et le Théâtre de société de Mme de Genlis. – Carmontelle fournisseur du théâtre de la cour de Villers-Cotterêts et ses proverbes ; Madame Durand, l’inconnu et authentique inventeur du genre, et ses Comédies en proverbe (1699) ; un échantillon de la manière de Carmontelle : la Sortie de la Comédie-Française. – Collé, émule de Carmontelle chez les d’Orléans, et son théâtre de société : ses succès « chambrelans » et un chef-d’œuvre du genre, la Tête à perruque.

La parade foraine : comment elle passe effrontément du préau de la foire aux salons aristocratiques ; Salle et la vogue du genre vers 1730. – Son influence sur Beaumarchais : la « scurrilité » du père de Figaro, ses parades et leur chef-d’œuvre, Jean-Bête à la foire, inédit ; comment le Barbier de Séville naquit d’une parade et d’un opéra comique.

 

« Allons à la Foire voir de nouveaux visages », dit Asmodée à l’écolier, à la fin de la Critique de Turcaret : Lesage les y suivit. Le moment était propice. En 1697, Mezzetin et sa troupe ayant été chassés, comme on l’a vu et pour les raisons que nous avons dites[101], les forains s’étaient aussitôt jetés sur le domaine comique abandonné par les Italiens. Mais ils avaient eu à soutenir, quinze ans durant, une guerre comique contre les comédiens privilégiés de la Comédie-Française et de l’Opéra. Enfin la comédie foraine, la pauvre Ridadondaine, commençait à reprendre langue, quand Lesage vint à son aide.

C’est une bizarre destinée que celle de cet auteur. La postérité, qui lui conteste encore, en maint endroit, l’originalité de Gil Blas[102], lui fait volontiers honneur de tous les mérites vraiment originaux du Théâtre de la Foire dont, en fait, presque aucun n’est de son invention.

Il les faut reporter d’abord aux auteurs de ce Théâtre italien qu’on oublie trop, et dont il avait sous les yeux cette édition de Gherardi, où Boileau trouvait du sel partout, ce qui le consolait un peu de Molière défunt[103]. Avant Lesage, comme nous l’avons vu par le menu, les Regnard, les Dufresny, les Noland de Fatouville, les Palaprat, les Delosme de Monchenai, les Brugière de Barante, les le Noble et leurs émules, tous Français d’ailleurs, avaient porté sur la scène du Théâtre italien la parodie et la critique littéraires, et avaient farci leurs bouffonneries d’un ambigu de mythologie et de féerie, de souvenirs classiques et de contes populaires, de moralités, de paysanneries et de farces renouvelées du répertoire du moyen âge, depuis Robin et Marion jusqu’aux verves des Tabarin et des Gaultier-Garguille. Avant lui, et avec une audace effrénée, ils avaient dardé leurs traits amers contre les ménages pourris parle jeu, par le coulage et par une galanterie déjà cynique, contre les beaux vices des plumets, des rabats et des traitants, contre les plats travers des boutiquiers, la vénalité insolente des procureurs et la rapacité brutale des gens de justice, contre les Académiciens insuffisants et leurs fournisseurs clandestins de harangues officielles, contre les odes pindariques, les journalistes et les maîtres à chanter, à danser ou à tout faire, contre les Comédiens français, le grand Opéra et la Comédie-Italienne elle-même. Il y a plus. Les historiens modernes du Théâtre de la foire veulent que les forains, réduits au silence, aient inventé l’emploi scénique des couplets mis sur des airs de vaudevilles populaires, et destinés à être chantés en chœur par le public, et que Lesage, faisant de nécessité vertu, ait tiré de ce truc l’opéra comique : c’est une erreur. Les couplets chantés, avec des timbres populaires à la clé – que nous avons pu entendre fredonner encore par nos grand’mères, comme le dolent Réveillez-vous, belle endormie ! ou le joyeux Lanturelu de la Mère folle de Dijon – se rencontrent déjà dans l’Opéra de campagne, la Baguette de Vulcain, les Souhaits, le Départ des Comédiens, Attendez-moi sous l’orme, les Promenades de Paris, la Foire Saint-Germain, sept pièces du répertoire italien antérieures à 1697.

Mais si Lesage n’a inventé aucun des ingrédients essentiels des cent et quelques pièces de son Théâtre de la Foire, ses mérites, pour être différents de ceux qu’on lui attribue d’ordinaire, n’en sont pas moins très appréciables, tout à fait dignes de l’attention de la critique.

Quand les forains, sauteurs de corde et montreurs de curiosités, entreprirent de remplacer les Italiens bannis, ils avaient peut-être assez d’agilité pour succéder à Arlequin ; et, aidés de quelques comédiens de province, ils interprétaient tant bien que mal son répertoire ; mais il fallait le renouveler. Or les fournisseurs alors attitrés des Italiens, les Regnard et les Dufresny, étaient passés à la Comédie-Française, à laquelle ils allaient donner leurs chefs-d’œuvre. Les pauvres forains en étaient donc réduits à la fantaisie intermittente des amateurs ou aux platitudes des rimeurs de balle : la succession de Mezzetin menaçait donc de tomber en déshérence, quand l’auteur de Turcaret, faisant un plaisant chassé-croisé avec Regnard et Dufresny, vint leur apprendre à la recueillir.

Mais il ne le fit que sous bénéfice d’inventaire. Il s’en expliquait dès sa première pièce pour les forains, les Petits-Maîtres, qui est du 19 septembre 1712. Il ne l’a pas jugée digne de l’impression, mais nous extrairons du manuscrit[104] quelques couplets, où le nouveau venu expose évidemment son programme aux habitués des spectacles forains, et qui nous renseignent sur le goût du public du temps. Arlequin, en petit-maître, dit au chevalier qu’il rencontre à la Foire :

Je vois ce qui t’amène,
Je connais ton goût fin :
Tu quittes Melpomène
Pour chercher Arlequin ;

Et le chevalier répond par cet aveu :

J’aime l’arlequinerie.
Oui, je suis dans ce goût-là,
Ma foi je bâille à l’opéra,
Je m’endors à la comédie.

Sur quoi une crieuse leur jette ce boniment :

Venez, Messieurs, Mesdemoiselles,
Venez chez nous, vous rirez bien,
Vous verrez des farces nouvelles
Du vieux théâtre italien.

Mais Arlequin se récrie :

Oui, mais en fait de vaudeville,
Je suis un peu délicat, moi, etc.

Pour comprendre le sens de cette restriction de Lesage : Je suis un peu délicat, moi, point n’est besoin de remonter à certaines infamies des canevas de Dominique qui ont fait reculer jusqu’à leur traducteur Gueullette ; il suffit d’ouvrir le Théâtre des boulevards, du même Gueullette, et l’on sera renseigné à satiété. Passe encore pour ces pantalonnades que caractérise un autre couplet inédit de l’Arlequin de Lesage :

Il faut une pièce farcie
De couplets gras, de tours gaillards,
Et nous aimons à la folie
Les pots de chambre et les pétards :
C’est cela seul qui nous fait rire,
Talalerire.

Lesage ne fera pas fi des tours gaillards, mais en général il laissera aux parades du préau les couplets gras et le reste. Voilà donc le premier article de la poétique de Lesage ; auteur forain. Tout en déclarant expressément qu’il prend la suite des Noland de Fatouville, etc., dans ses « farces nouvelles du vieux théâtre italien », il diminue le poivre, sinon le sel de la farce italo-gauloise : c’est un mérite.

Pour rattraper honnêtement ce qu’il perdait, aux yeux du public, à ce partage de l’héritage des Italiens, il renouvelle les cadres de l’action. On le voit, en effet, dès sa première pièce imprimée, Arlequin roi de Serendib, remédier à la monotonie des scènes à tiroirs par le piquant d’une intrigue légère et appropriée au genre. Il transporte d’ailleurs en Orient tout le personnel de la comédie italienne, à grand renfort de gais couplets et de vives satires, de parodies et de lazzi, le tout amalgamé avec une limpidité et une prestesse qui seront désormais sa marque. Cette turquerie ayant eu un succès, que renouvelle bientôt Arlequin invisible, il puisera souvent, et toujours avec adresse, dans ces recueils de contes arabes et persans, nouvellement traduits, et dont il avait revu le style[105], ce qui lui donnait au moins le droit d’y prendre son bien.

En même temps il avait montré à quelle sauce nouvelle il entendait accommoder les restes de la comédie italienne. Sa Ceinture de Vénus, par exemple – ou encore sa parodie de l’opéra de Télémaque – offrent déjà une prestesse dans la satire, une décence relative dans les sous-entendus, un piquant dans les caractères, qui étaient assez nouveaux, et partout ce naturel et cette légèreté de touche qui ne sont qu’à lui. Aussi, dès ces premières pièces qu’il composa seul, son originalité est-elle évidente en face du laisser-aller du scénario, du tohu-bohu, et des outrances de ton et de satire du Théâtre italien ; et M. Vaudeville pouvait chanter :

Bonne musique,
Fine critique,
Tout y pique.

La poétique du vaudeville dramatique était trouvée ; et, pour continuer à l’appliquer, aux applaudissements du public, Lesage pouvait désormais prendre des collaborateurs, sans avoir à craindre qu’on leur fît le principal honneur des succès à venir. Nul doute pourtant que d’Orneval et surtout Fuzelier – « ce cher Plaute », comme il l’appelait – n’aient contribué pour une bonne part à cette extraordinaire variété, dans l’invention et dans la conduite de tant de binettes, qui en est le mérite le plus original. C’est même grâce à cette variété qu’on en peut soutenir encore la lecture, presque partout sans ennui et, le plus souvent, avec un réel plaisir.

Nous tenons, par exemple, pour de petites comédies de mœurs, et fort agréables, les Amours déguisés, ou ce Tableau du mariage qui était si applaudi hier encore à l’Odéon, sous le titre du Klephte, ou ces Amours de Nanterre si gentiment intriguées. Dans la Boîte de Pandore, dans l’Espérance, ou dans le Régiment de la Calotte, il faut reconnaître et saluer l’intéressante postérité des moralités allégoriques et des sotties de notre vieux théâtre. Ce n’est pas une farce médiocrement plaisante qu’Arlequin Hulla. En tout cas, les Trois Sultanes de Favart éclipseront seules le succès durable d’Achmet et Almanzine (1728), le chef-d’œuvre de ces ingénieuses orientales de l’opéra comique dont Lesage est bien l’inventeur authentique. Il y a aussi çà et là – dans l’École des amants, par exemple – une finesse de psychologie qui annonce l’approche de Marivaux. Lesage a eu tort sans doute de nous donner, dans la Force de l’Amour, une occasion de le mesurer directement avec l’auteur d’Arlequin poli par l’amour, mais il s’aperçut bien vite qu’il avait trouvé son maître dans la comédie sentimentale ; et il laissa la scène italienne à son jeune rival pour revenir à ses tréteaux. Toutefois la Reine du Barostan reste assez piquante à rapprocher du Jeu de l’amour et du hasard, au moins pour l’identité du scénario qui est fort curieuse, même quand on sait que Lesage et Marivaux avaient un commun modèle, dans l’Épreuve réciproque de Legrand et surtout dans son Galant coureur.

Pour voir que tout l’intérêt littéraire de ces parodies et satires littéraires n’est pas encore émoussé, on relira les Comédiens corsaires. Les rares hardiesses de Lesage, dans la satire sociale, devaient être vite dépassées, mais elles ne sont pas sans intérêt, dans le Temple de Mémoire, lorsqu’il persifle les conquérants, « ces fendeurs de naseaux » ; ou lorsque, dans la Boîte de Pandore, il met en scène ce M. de la Coridonière qui a eu le gros lot, en s’avisant brutalement qu’« il était beau de commander aux autres ». Mais qu’il y a loin de là à l’Arlequin sauvage (1721), où Delisle de la Drevetière venait d’esquisser par avance le Contrat social, et à ces étincelantes fantaisies où son jeune rival Piron s’ingéniait à recueillir toute l’audace satirique des Italiens !

En revanche, pour la satire des mœurs et des conditions, Lesage, dans son Théâtre de la Foire, comme dans le Gil Blas, est sans rival, sinon par l’amertume des traits, du moins par la finesse et la malice des critiques, par la vérité de l’observation, par le naturel, la vie et l’inépuisable variété des originaux, enfin par sa plaisante adresse à saisir et à transporter tout vifs sur ses tréteaux, où ils étaient à leur place, ces faits-divers et ces piquantes actualités dont Dancourt et autres se hâtaient trop, comme nous l’avons vu, de tirer des comédies pour la scène de Molière. On s’en assurera, sans ennui, en parcourant la Sauvagesse, le Temple de Mémoire, le Régiment de la Calotte ou encore la Tête noire – cette mystification des coureurs de dot qui a été renouvelée de nos jours en plein Paris, en retrouvant toutes ses dupes : que ne lisaient-elles le Théâtre de la Foire ! –

En somme, considérons la discrétion et le bon goût avec lesquels Lesage mit les forains en possession de l’héritage de Mezzetin, mesurons l’ingéniosité dont il fit preuve, en rafraîchissant les cadres traditionnels de la comédie dite italienne par le développement des vaudevilles, par les artifices d’une intrigue plus savante, et par l’introduction de ces sujets orientaux qui dépaysent, en les nuançant de teintes nouvelles, Arlequin, Pierrot et leurs comparses ; tenons compte surtout de l’esprit et du talent d’observation qu’il dépensa pour enrichir le fond après la forme, et corriger, à la française, par tant de traits de malice et de gaieté, de vérité et de naturel, les caricatures un peu chargées, à l’italienne, des fournisseurs français du Théâtre dit italien, et nous applaudirons à cette déclaration si modeste de la préface du Théâtre de la Foire où perce l’accent d’une sollicitude toute paternelle : « Nous n’avons osé mettre au jour que les pièces qui ont plu par le mérite de leur propre fonds. Peut-être n’y trouvera-t-on pas de quoi justifier le plaisir que tout Paris y prenait, quoiqu’il y ait des caractères, du plaisant, du naturel, de la variété ».

S’il n’y a pas là de quoi dédommager les admirateurs de Turcaret, des chefs-d’œuvre que son auteur leur devait peut-être, du moins les amis de la vieille gaieté française y trouveront-ils leur compte ; et tous ceux qui cherchent dans la littérature une image vivante de la société, estimeront que le Ménandre de la Foire n’a ni failli à sa vocation, ni gaspillé son talent. Ces derniers auront même à lui savoir gré d’avoir levé bien des masques, à la faveur de la liberté foraine, car ils trouveront sans peine, dans la fouie de ces bluettes plus ou moins brillantes, d’utiles renseignements sur sa conception de la vie et aussi la meilleure des clés de Gil Blas.

Il faut donc savoir quelque gré à Lesage, auteur forain, pour avoir ressuscité et presque créé un genre, en naturalisant la farce italo-gauloise, en préparant les voies à Panard, à Favart, à Vadé, à Sedaine, à Beaumarchais ; et aussi à tous nos modernes et charmants auteurs de cette foule bigarrée d’opéras comiques et bouffes, d’opérettes, de saynètes, de féeries, de turqueries et de parodies, qui vont de la Dame blanche et de la Belle Hélène au Klephte et à Miss Helyett, en passant par Orphée aux enfers, la Belle au bois dormant, la Mère Angot, l’Œil crevé, le petit Faust et les Cloches de Corneville, sans oublier la renaissance actuelle et si vivace de là vieille chanson et du vaudeville toujours malin. Non, ce mérite n’est pas négligeable, aux yeux de quiconque aime l’esprit français et voudra savoir ses petites obligations envers le breton Lesage.

En l’espèce, on en a encore plus, il est vrai, envers Favart. Mais avant d’en venir à ses opéras comiques, il nous paraît nécessaire à la clarté de présenter quelques définitions et une vue d’ensemble sur l’évolution de la comédie lyrique, y compris les vicissitudes de ses alliances avec la musique.

La musique au théâtre n’est et ne peut être que « la servante » du poème, selon le mot de Mozart, même quand le poème lui est cruellement inférieur, comme il l’est à l’ordinaire. Elle tire donc sa définition de la nature de la pièce, comme son sens initial des paroles qu’elle commente. N’étant elle-même en fait qu’une épithète, elle n’a droit qu’aune épithète, celle de musicale ou de lyrique, ajoutée aux termes de comédie, drame ou tragédie.

L’opéra comique, proprement dit, est donc essentiellement la comédie musicale ou lyrique, comme le grand opéra est la tragédie musicale, avec le domaine mitoyen du drame musical, entre elles deux. C’est une comédie où l’action fait trêve çà et là, en vue de laisser s’épanouir en gerbe lyrique les sentiments qu’elle a pour ainsi dire canalisés. Le musicien profite de ces détentes de l’action pour s’emparer de ces sentiments, pour les isoler et les généraliser, pour en accroître la vérité et l’intensité, pour en aiguiser le comique ou en matérialiser la poésie, à l’aide de la mélodie, pour investir en quelque sorte la situation par les circonvolutions et les retours du motif, jusqu’à ce que, suivant la jolie expression de Musset, « la muse s’envole et laisse à l’action passagère la place qu’elle a semée de fleurs ». Si l’opéra est un beau monstre, au dire de St-Évremond, l’opéra comique est un joli monstre.

La comédie musicale était apparue en Italie dès les madrigalistes dramatiques du XIIIe siècle, surtout avec les Vecchi et les Banchieri. Puis, dès la naissance de l’opéra, avec Monteverde, elle lui disputait la scène et les oreilles du public. Elle se glissait dans la représentation, sous forme d’intermède, comme une diversion nécessaire aux tragiques douleurs et aux héroïsmes surhumains de l’opera seria. La mobilité du tempérament italien eut tôt fait de pousser cette diversion jusqu’aux dernières limites de la bouffonnerie, à travers les audaces elles excentricités du naturalisme vénitien, lequel n’aura de rival qu’un siècle après, sur les tréteaux de nos forains. C’est ainsi que, dès 1657, il se fondait à Florence un théâtre d’opéra comique, cent cinq ans, bien comptés, avant le nôtre.

Il est vrai qu’à cette date nous avions, en France, l’équivalent de la chose ou peu s’en faut. Que manque-t-il en effet aux comédies-ballets où collaborèrent les génies en gaieté de Molière et de Lulli, (depuis les intermèdes du Mariage forcé jusqu’à ceux de la Comtesse d’Escarbagnas, en passant surtout par le Sicilien) pour être de véritables opéras comiques ? Une seule chose, mais essentielle au genre, il est vrai. Pour constituer une comédie lyrique, un opéra comique, il ne suffît pas que l’auteur comique s’adjoigne la lyre, c’est-à-dire qu’il y ait de la musique sur des paroles de sa comédie ; il faut qu’il prenne la lyre sans en avoir l’air, c’est-à-dire que ses personnages passent du dialogue au chant, sans s’apercevoir qu’ils changent de langage. Il faut que le chanté leur soit un langage aussi naturel que le parlé. L’union de la comédie et de la musique n’est réalisée, en art et en fait, comme à l’esprit et aux oreilles des spectateurs, qu’à ce moment-là. Or, les personnages des intermèdes de Molière et de Lulli savent qu’ils vont chanter et nous en avertissent : voilà de combien peu il s’en faut que Molière et Lulli aient fait des opéras comiques sans le savoir.

Mais c’est dans les comédies du recueil de Gherardi, avec des couplets sur des timbres populaires ou sur des airs de Gillier et autres, qu’il faut chercher les véritables et directes origines de cette comédie en vaudevilles et de cette comédie à ariettes qui constitueront le soi-disant opéra comique – concurremment, du moins jusqu’à la date des représentations mémorables de la Servante maîtresse –.

Ici il faut préciser par une définition : car la confusion de certains termes, chez les annalistes du genre, a fort embrouillé les choses en l’espèce.

Un air populaire servant de véhicule à des couplets de circonstance, voilà le vaudeville. Peu importe d’ailleurs que l’air vienne on ne sait d’où, et appartienne à cette catégorie qu’un musicographe d’outre-Rhin a joliment baptisée les mélodies voyageuses, ou bien que sa popularité soit récente et son auteur connu, comme il arriva pour l’air des forgerons de l’opéra d’Isis de Lulli, ou pour les deux airs des Poitevins dans le ballet final du Bourgeois Gentilhomme par le même. Cet air du vaudeville est désigné par le premier vers de la chanson originale, lequel s’appelle le timbre.

Si, au contraire, les airs des couplets insérés dans la comédie, sont composés exprès pour ceux-ci, ils s’appellent des ariettes.

Dans la première moitié du XVIIIe siècle, c’est le genre de la comédie en vaudevilles qui domina, et qui fut la première forme de l’opéra comique. Son piquant venait de l’effet des allusions malicieuses que produisait le rapprochement entre les paroles du timbre, que tout le public avait présentes à la mémoire, dès les premières mesures, et les paroles nouvelles, nées de la situation scénique. Ainsi, dans la Chercheuse d’esprit[106], il fut plaisant d’entendre Nicette donner un faux rendez-vous au roquentin amoureux sur l’air de : Va-t’en voir s’ils viennent, Jean ! ou bien Alain essayer de donner à Nicette la leçon de Daphnis à Chloé sur l’air de : Pour voir un peu comment ça f’ra.

C’est donc, dans la baraque foraine, sous le titre de comédie en vaudevilles ou d’opéra comique, qu’ont pris leur essor, avec les petites ailes de l’air populaire ou de l’ariette, toutes ces gentillesses chantantes dont l’opérette devait être la légitime héritière, par droit de naissance autant que par droit de conquête.

Mais, après cette phase héroïque et nomade, l’opéra comique proprement dit a pour première et mémorable date de sa grande carrière, celle du 1er août 1752, où la Serva padrona de Pergolèse fut jouée à l’Opéra par la troupe de Bambini, en guise d’intermède, à la mode italienne[107]. Ce fut un événement et la fameuse Querelle des bouffons en sortit, avec force pamphlets des deux côtés – outre les manifestations à l’Opéra, entre les partisans de la musique française qui venaient se poster sous la loge du roi et étaient dits le coin du roi, et ceux qui, partisans de la musique italienne et prenant position sous la loge de la reine, étaient dits le coin de la reine –. Ce fut homérique, et comme le prologue héroï-comique de la bataille épique des Gluckistes et des Piccinistes, dont nous venons de voir l’épilogue autour de Wagner.

Un mot en est à retenir, qui est de Jean-Jacques Rousseau dans ses Confessions, où on lit que l’admirable musique de Pergolèse « déboucha les oreilles françaises ». La Servante maîtresse, ce joli bâtard de l’esprit français et de l’opera buffa, apparut en effet comme la merveille réalisant cet accord idéal entre le poème et la musique, dont la comédie en vaudevilles et même celle à ariettes donnaient moins l’idée qu’elles n’en faisaient sentir le besoin, depuis plus d’un demi-siècle.

La conséquence de ce fait pour les destinées de la comédie musicale furent immédiates et décisives. Dès lors,

Devant l’italique fredon
A fui la bachique chanson
Et le gai vaudeville,

comme l’écrira plus tard Saurin à Collé. Les vaudevilles cédèrent presque complètement la place aux ariettes, lesquelles allaient croître singulièrement en dimensions et en ambitions. Ainsi, dès l’année suivante, en 1753, un librettiste, Vadé, et un compositeur, Dauvergne, français l’un et l’autre, s’associaient pour écrire (les contes de La Fontaine aidant), le premier en date des véritables opéras comiques français, lequel a nom les Troqueurs. Il est assez médiocre d’ailleurs, à dire d’expert, mais il alla aux nues, car on donna cette œuvre d’un Auvergnat pour celle d’un compatriote de Pergolèse[108].

À partir de la Servante maîtresse, l’évolution de l’opéra comique est très nette, mais double, comme celle de la comédie elle-même. Il s’engagea lui aussi dans la voie qui le mena vite au drame.

Il y fut poussé d’autant plus vite que Sedaine, le prince des librettistes après Favart, était justement l’auteur du chef-d’œuvre du nouveau genre, le Philosophe sans le savoir. En écrivant les livrets du Déserteur et de Richard Cœur-de-Lion, il contribua fort à orienter les musiciens vers le drame. Sous cette poussée, l’opéra comique bifurqua, engendrant parallèlement la comédie musicale et le drame musical[109].

Après cet aperçu historique sur l’histoire de la comédie musicale, venons-en au maître du genre, à Favart[110] (1710-1799). Nous prendrons dans son œuvre les échantillons du genre.

Favart a écrit plus de cent pièces ou piécettes. Mais il ne confondait pas la quantité avec la qualité, et c’est lui-même qui, sur un tas de ses manuscrits, écrira : « Bon à jeter au feu ». Il ne manquait pas d’un certain goût classique, ayant fait des études assez poussées, quoique intermittentes, au collège Louis-le-Grand : et nous le voyons se souvenir directement de Longus voire de Moschus. Mais il ne brilla jamais, ce nous semble, par l’invention, pas plus quand il collaborait avec Panard, en sa pâtisserie – tel notre Siraudin avec Labiche, en sa confiserie – que quand il adaptait à la scène les contes de Marmontel et de Voltaire. Sa caractéristique, c’est son sens du théâtre : il était, dans la force du terme, un homme de théâtre, et cela se voit jusque dans ses plus petits riens.

Quant à son talent d’écrivain, il est inévitable de le comparer à ces gâteaux qui étaient la spécialité héritée de son père – lequel y voyait l’image de l’esprit français pour la variété des formes et la légèreté –, faits d’une pâte d’abord brûlante, puis trempée en eau froide et qu’on appelait des échaudés. Ses meilleures œuvrettes sont des échaudés de galanterie, çà et là refroidis d’esprits, et qui doivent être gobés, tièdes de musique, croquants et légers.

Au fond de tout ce fatras joli, dont la fadeur même a du charme, il n’y a qu’un thème, mais original.

Ce thème est une déviation, presque une dépravation de celui de Marivaux tel que nous l’avons défini plus haut[111]. Comme l’auteur des Surprises de l’amour, Favart s’est tenu dans ces mêmes nébuleuses de l’amour, mais dans une région inférieure, quoique très voisine en l’espèce, hélas ! Car ce n’est plus du cœur amoureux qu’il se fait le micrographe, c’est des sens : l’Éveil des sens, voilà son thème. Et comme il est de son temps ! Il est inépuisablement celui des plafonds et trumeaux, des tableautins et miniatures de son ami Boucher, de «on illustrateur Vanloo et de cent autres, indiciblement. Ses contemporains l’appelaient le Racine du vaudeville : il en fut le Marivaux et parfois le La Fontaine, celui de Joconde, concurremment avec Collé.

Parmi tant de variations, chez Favart, sur ce thème de l’éveil des sens, brille au moins un petit chef-d’œuvre, celui du genre, la Chercheuse d’esprit, qui est de 1741. Au reste, sur ce thème fondamental, il a exécuté, un demi-siècle durant, toutes les variations que lui dictera le goût du temps, évoluant à sa suite avec une docilité qui suffirait à indiquer la minceur de son originalité.

Après avoir eu le libertinage d’esprit que nous venons d’indiquer, il assaisonnera cette sensualité de philosophie ; et l’on rencontre dans les Trois Sultanes ce vers en avance de trente ans sur la Révolution :

Tout citoyen est roi sous un roi citoyen.

Mais Jean-Jacques régnait avec les moralités de l’Émile. Aussi Favart moralisera-t-il, et toujours parmi l’éveil des sens, quitte à justifier le mot de Gilbert :

La vertu qu’ils n’ont plus est toute en leurs discours.

Nous aurons alors les Moissonneurs, où la vertu d’un quinquagénaire éveille l’amour d’une ingénue, plus que ne font les airs écervelés d’un talon rouge : c’est la revanche d’Arnolphe. Au reste le gentil Favart gardera des traits de sa grâce jusqu’au bout. On en démêle jusque dans la Fée Urgèle, même dans la Belle Arsène, son avant-dernière œuvrette.

De fait, toute cette facilité aimable, cette grâce pâlie du sourire, jusque chez une muse douairière, n’est-ce pas bien dix-huitième siècle, et n’y doit-on pas voir un des petits titres de gloire de l’auteur de la Chercheuse d’esprit ?

Il en est un autre que nous devons signaler avant d’en venir à son gros titre, qui est les Trois Sultanes[112]. Nous voulons parler du rôle de Favart dans l’évolution de la comédie musicale vers « le genre éminemment national », vers l’opéra comique du dernier siècle.

Au moment où il se mit aux couplets à l’école de Panard, c’était, nous l’avons vu, sur des airs devenus populaires, dits vaudevilles, que se chantaient les couplets mêlés aux comédies.

Puis vint cette seconde étape que nous avons aussi marquée : celle où, parmi les airs de vaudeville, les compositeurs en glissent peu à peu de leur façon, qui s’appellent des ariettes, pour les différencier de l’aria, l’arioso, le grand air d’opéra. Nous avons noté que cette intrusion de l’ariette dans la comédie-vaudeville – d’abord timide, vue d’un mauvais œil par les vaudevillistes et par Favart lui-même – devint une irrésistible invasion au lendemain du succès fameux de la Serva Padrona de Pergolèse et de la féconde querelle dite des Bouffons. La comédie à ariettes triomphe dès lors.

Favart, qui n’avait jamais boudé la mode, s’attela au char de triomphe de l’intruse, et si bien qu’il donna lui-même et fit jouer une traduction de la Serva Padrona.

Chassez les airs de vaudeville (et c’est ce que fait Favart un peu à contrecœur, mais pour suivre la mode), développez les ariettes, écrivez des duos et des chœurs, vous avez l’opéra comique ou bien peu s’en faut. Il s’en faut de la petite convention que nous avons dite : le jour où les personnages passeront du dialogue au chant, sans paraître se douter qu’ils chantent, nous aurons l’opéra comique tout à fait.

Nous avons dit que c’est ce que Vadé fit pour eux le premier. Favart s’empressa aussitôt sur les traces de l’auteur des Troqueurs, avec des demi-succès, et aboutit enfin aux Moissonneurs. Cependant l’année suivante, en 1769, c’est un autre qui a l’honneur d’écrire le livret du premier en date des chefs-d’œuvre du genre national, c’est Sedaine qui donne le Déserteur, en attendant Richard Cœur-de-Lion.

Le rôle de Favart avait consisté à faire évoluer la comédie à vaudevilles de Lesage vers la véritable comédie musicale, qui est l’opéra comique, en passant par la comédie à ariettes. Ce n’est pas un honneur négligeable, si l’on songe combien fut laborieuse cette genèse de la comédie lyrique, puisque son avènement fut postérieur de cent ans bien comptés (de Quinault à Sedaine et de Lulli à Grétry) à celui de la tragédie lyrique. Ajoutons enfin que l’auteur des Moissonneurs et de la Fée Urgèle, par l’amalgame délié de la galanterie et de l’esprit, de la sensualité et de la sensibilité, du merveilleux et de l’exotisme, et par cet optimisme triomphant qui est là le dieu des dénouements, avait vraiment ébauché l’âme de genre auquel nous devons le Déserteur et Richard Cœur-de-Lion, le Chalet et les Noces de Jeannette, la Dame blanche et le Caïd. On doit bien lui en savoir quelque gré, car c’est un genre agréable, à le prendre en soi, et en se gardant de le confondre, sous le mensonge du titre, avec ces opéras de demi-caractère, si improprement dits opéras comiques et qui ont nom : Mignon, Carmen, Roméo et Juliette, Faust, etc.

Il nous reste à considérer le chef-d’œuvre de Favart, les Trois Sultanes (1761). C’est à peine un opéra comique, bien que la pièce soit restée au répertoire de la salle si justement dite Favart – avant de venir à la maison de Molière en 1803 – et ce, à cause de deux ariettes et d’un divertissement final, avec chant, intitulé le Couronnement de Roxelane. Ce n’est pas même une comédie à ariettes, ou si peu ! C’est bel et bien une comédie, et des plus fines, où l’éveil des sens est au second plan, et celui du cœur au premier, selon la tradition de Marivaux : mais elle était accommodée au goût croissant du siècle pour certain ambigu d’espièglerie et de sensualité, que nous aurons à noter de près.

Le sujet des Trois Sultanes n’est pas de l’invention de Favart. Il est tiré d’un conte de Marmontel[113].

Le succès de ces Contes dits moraux – dont l’impertinence commençait ainsi dès le titre – avait été soudain et énorme, dès le premier, qui est Alcibiade. Favart, toujours à l’affût des nouveautés, s’empara du second dont voici une analyse.

Mais une considération préliminaire s’impose ici : « Le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus court, la face du monde eût été changée », a dit Pascal : ce n’est pas sûr. La face de Cléopâtre en eût été changée ; mais celle du monde ? Et si elle avait eu un nez à la Roxelane, est-ce que César en eût été moins amoureux nécessairement, (témoin celui de Joséphine de Beauharnais et le César français) ? Marmontel pensait autrement que Pascal sur la matière, et il a écrit un conte pour prouver « qu’un petit nez retroussé renverse les lois d’un empire ».

Donc il y avait une fois un sultan magnifique, nommé Soliman II, vainqueur du monde oriental et allié d’un grand roi occidental, notre François Ier. Il s’ennuyait au milieu de sa gloire et de son sérail, où il ne voyait (le mot est de Marmontel et dans Favart) que « des machines caressantes », tout comme ce roi de Cocagne, de Legrand dont nous avons aperçu plus haut la plaisante silhouette. Il rêvait donc le bonheur de faire aimer l’esclavage à des cœurs nourris dans la liberté, c’est-à-dire à des Européennes. Là-dessus, ses recruteurs lui en amènent trois, qui viendront tour à tour essayer sur son cœur le pouvoir de leurs charmes libres.

La première, la touchante Elmire, s’évanouit de terreur à l’approche du maître. Celui-ci la rassure en termes très galants, proteste qu’il ne veut rien devoir à la violence, qu’il demande seulement un mois d’épreuves, au bout duquel si d’agréer à Elmire il n’emporte le prix, il lui rendra la liberté. Marché conclu. Le mois se passe en galanteries timides, mais progressives, de la part du sultan, en complaisances et coquetteries ingénues, de plus en plus progressives aussi de la part d’Elmire. Au bout d’un mois de ce manège que Marmontel nous détaille avec complaisance, Soliman jetait le mouchoir, lequel fut ramassé. Hélas ! son bonheur finit avec son inquiétude ; et s’il avait parcouru pas à pas les avenues du bonheur, arrivé à destination il y trouva l’ennui et brûla l’étape qui le séparait de l’infidélité.

La faute parut en être à la musicienne Délia, la seconde Européenne, qu’il avait fait venir en tiers, malgré les alarmes instinctives d’Elmire, pour charmer son ennui inavoué. Délia ne le charma que trop ; et, tandis qu’elle chantait la gloire du sultan et le plaisir d’aimer, celui-ci « battait la mesure sur le genou de la tremblante Elmire ». Encore un trait que retouchera Favart, sans le perdre : chez lui le sultan ne battra plus la mesure que sur la main d’Elmire. Que ce fût sur le genou ou sur la main, Elmire en frémit, se leva et, de dépit, se retira. Soliman ne la rappela pas, s’abandonnant aussitôt à l’ivresse de son amour pour Délia. Plus courte encore fut cette ivresse, car la chanteuse fut vite trouvée « plus pétulante que sensible, plus avide de plaisir que flattée d’en donner » : et ce n’était plus qu’une émotion légère qu’inspirait le chant de la deuxième sultane.

Restait la troisième en devenir. Elle avait nom Roxelane. Or, elle était en révolte ouverte contre les lois du sérail et leur ministre, le chef des eunuques, quand le sultan, informé du tout, la fit comparaître. Quel caquet, et que le sultan, amusé, songea de moins en moins à rabattre ! « Enfin, une figure humaine ! » s’écrie-t-elle à la vue du maître : et de dauber sur ce vieux coquin d’eunuque qui lui choque la vue ; et de narguer l’Obéissez du sultan et « le vieux monstre amphibie » qui les enferme comme en un bercail. « Avez-vous peur qu’il ne pleuve des hommes ? Et quand il en tomberait quelques-uns des nues, quel grand mal ! » ose la mâtine. Le sultan, qui a d’abord essayé d’ordonner, passe de la surprise à l’indulgence, d’où il glissera à l’obéissance, tant sont amusants et fascinants le manège et l’esprit de Roxelane. Avec une verve endiablée, elle fait l’apologie de l’égalité dans l’amour, où la beauté traite avec la puissance, de pair à compagnon. Puis, après une fière protestation de sa liberté, dont la mort serait au besoin le refuge, elle achève le sultan, en lui apprenant qu’elle a déjà aimé dans son pays. Il se retire dépité, mais pour envoyer ensuite Délia faire l’oriental et joli métier (de ceci Favart se gardera, bien que nous soyons au harem) de lui ramener Roxelane. Celle-ci accepte à souper, mais avec Délia en tiers, et, à l’heure tendre, ayant demandé le mouchoir du sultan, elle le tend à Délia avec laquelle le sultan, très vexé, se retire. Il revient le lendemain et c’est pour subir les quatre volontés de Roxelane, dont la plus formelle est de régler l’empire du maître, et de s’asseoir finalement à côté de lui, unique, sur son trône. Et ainsi fut fait, malgré la loi de Mahomet, sans autre protestation de Soliman que celle-ci : « Est-il possible qu’un petit nez retroussé renverse les lois d’un empire ! » Oui, et c’est ce qu’il fallait démontrer.

Ah ! qui jamais aurait pu dire
Que ce petit nez retroussé,
Changerait les lois d’un empire !

C’est donc ce que voulut démontrer aussi Favart, mais à sa manière, laquelle n’était plus du tout celle de Marmontel. Entre un conte fait à loisir, avec d’espiègles sous-entendus, qui donnent beau jeu à la malice du lecteur, et une comédie au cours rapide, dont les traits doivent être aussi vite perçus qu’ils sont décochés, la différence est grande, et le plus difficile reste à faire pour l’auteur dramatique. Or l’adresse avec laquelle Favart adapta le conte au théâtre est un modèle du genre ; et Lessing, dans sa Dramaturgie, le propose aux apprentis dramaturges. En rapprochant le conte, que nous avons analysé ci-dessus, de la pièce de Favart, on sent aussitôt la, verve et l’esprit de sa mise à la scène. On voit très nettement que son rôle ne se borna pas à un découpage et qu’il n’a pas volé sa gloire, dont les Trois Sultanes sont le titre le plus solide – et de beaucoup – tellement même que, près de celui-ci, le petit acte de la Chercheuse d’esprit excepté, le reste est comme rien.

Le fond du sujet lui plut, pour deux raisons dominantes. La première était son actualité. Le sujet de Roxelane ne venait-il pas de se jouer à Versailles ? Soliman, c’était Louis le Bien-Aimé ; Roxelane, c’était la Pompadour ; des Elmires et des Délias les noms étaient dans toutes les bouches : elles se comptaient à la douzaine, depuis les plus nobles et gentes dames, en attendant la du Barry, et en passant par les petits modèles de Boucher, l’ami de la Pompadour et de Favart. Que cette turquerie fût une allusion transparente, nous n’en voulons pour preuves que deux tableaux de Vanloo intitulés l’un la Confidence, et l’autre la Tasse de café, où le personnage central est, l’une et l’autre fois, une sultane, laquelle est, trait pour trait, le portrait de la Pompadour. Ainsi envisagé, le sujet devenait un symbole, celui de la souveraineté de la femme – ce que cet impertinent de Frédéric II appelait alors « le gouvernement des cotillons » – et aussi celle de l’esprit (Roxelane), sur la beauté (Elmire), et sur l’art (Délia).

Mais le sujet était peut-être, pour Favart, une autre source d’allusions plus discrètes, plus personnelles, dont il voulut se donner le spectacle secret à lui-même et à sa femme – et à Voisenon peut-être aussi, leur tiers confident – et auxquelles il dut, pensons-nous, sa meilleure inspiration.

Il s’agit de l’aventure connue de Mme Favart avec le maréchal de Saxe. Il est permis de conjecturer qu’à l’heure des inévitables confidences qui suivirent le rapatriage, la fine Justine dut plaider un supplément de circonstances atténuantes pour sa faute. Elle le trouva sans doute dans les mérites personnels du vainqueur de Fontenoy ; et Favart dut l’en croire. Le reste aussi cadrait avec le conte : le rude maréchal n’avait-il pas tout un harem dans ses fourgons ? Des Elmires et des Délias que la Roxelane du camp de Raucoux eut à vaincre, nous savons jusqu’aux noms, comme ne les sut que trop Favart.

Son imagination de poète transposa tout cela, en l’épurant. Rien de plus légitime chez un artiste que cette idéalisation en beauté de la vie et de ses laideurs. Ainsi fera Gœthe dans Clavijo et dans la Tragédie de Marguerite. De Poésie et de Vérité, où sont les frontières dans une tête imaginative ? Dans celle de Favart cet amalgame fit merveille, car il lui dut la plus jolie de ses inventions, une source d’émotions dont ne s’était nullement avisé Marmontel.

Dans sa pièce, Roxelane découvrant des mérites de galanterie et de délicatesse chez son Sultan, sous l’écorce du Turc, passera graduellement de la picoterie spirituelle à l’intérêt, à l’émotion, enfin, l’amour aidant, à une noblesse morale qui lui fait refuser la couronne que le Sultan lui offre avec d’autant plus d’insistance. La naissance de cet amour, parallèlement à celui qui met sa fine étincelle au cœur blasé de Soliman, sa gradation, digne de Marivaux, et le coup de théâtre final qu’il produit, voilà le plus délicat, et le suprême intérêt de la pièce, ce qui en est l’âme.

À cette invention qui suffirait à faire éclater l’originalité de Favart, il faut en joindre nombre d’autres de détail, et qui sentent toutes leur homme de théâtre : par exemple l’habileté avec laquelle Roxelane, sauvée par son esprit, compromise par ses pétulances qui semblent des défis à la plus élémentaire prudence, retombe à la fin, en poussant le Sultan à bout, dans un péril qui n’aurait pas été mince en réalité, car le Soliman historique mourra de colère.

Or tout cela est mis à la scène, en perfection. Le contraste de la solennité formidable des mœurs turques avec la liberté sans limites des mœurs françaises saute aux yeux d’abord, par le développement du caractère d’Osmin, gardien du sérail et du protocole, puis, en face de la gravité de ce haut fonctionnaire, par les coups de pied de Roxelane dans les coussins empilés à la turque, par la pipe du Sultan happée et lancée à la volée, ou enfin par cette saillie que si l’on veut du vin, malgré la loi de Mahomet, on en trouvera chez son prêtre, le muphti ! Avec cette mâtine si mutine – telle que l’ont dessinée et gravée Simonet et Prumeau, dans l’acte des Trois Sultanes où elle chante, en s’accompagnant de la harpe, des couplets crânement féministes, et en dardant sur Soliman des regards hautains et narquois – ces scènes devaient être d’une drôlerie achevée. Et puis c’était d’une turquerie ! C’est Mme Favart qui, avant la Clairon, avait apporté la vérité du costume sur la scène. Cette fois le scrupule avait été poussé si loin que sa robe turque avait été fabriquée exprès à Constantinople.

Enfin le tout alla aux nues, enchanta la cour, la ville et les provinces, et pour longtemps : J.-J. Weiss cite un vieux conseiller de province qui récitait par cœur les Trois Sultanes. Ce n’était pas avoir si mauvais goût.

En tout cas, cela méritait bien une place d’honneur dans ce chapitre. Pour savoir vite et bien celle que toutes ces gentillesses ont tenue dans le si joli monde de nos arrière-grands-pères, il faut aller parcourir, au cabinet des Estampes, l’œuvre de Carl Vanloo, l’illustrateur du Théâtre de Favart, celle de Boucher, son ami, qui multiplie, comme l’a remarqué M. Font, les fossettes autant que celui-là les fausses ingénuités, et celles de Lancret, de Larmessin, en lorgnant au passage la naïveté apprêtée et les suggestions galantes de ces bergeries et paysanneries, thème inépuisable des trumeaux pâlis, toute cette friperie mythologique, si joliment froissée et troussée, et tant de tableautins moins innocents depuis les Chercheuses d’esprit jusques et compris les héroïnes des Cruches cassées : alors on se sent plein d’une souriante sympathie et d’une indulgence infinie pour cette conception légère de la vie.

La curiosité de la postérité pour ces merveilles de grâces surannées est une sorte de bienséance envers la vieille France : il y eut là d’elle une effigie après tout inoubliable, un minois d’aïeule qui, avec sa poudre, son fard et ses mouches, sourira à jamais, au moins aux générations de notre race[114], et a droit à toute leur indulgence. Aussi voit-on, même en notre démocratie, les citoyens, comme dit Roxelane, applaudir de tout cœur aux Trois Sultanes, chef-d’œuvre du rococo dramatique, symbole de toutes ces gentillesses et élégances défuntes, mais qui furent si françaises.

Celles des théâtres de société, dont on a vu le prodigieux foisonnement[115], ne le furent pas moins : mais elles ne méritent pas de nous arrêter autant.

Il nous reste pourtant de cette menuaille nombre d’échantillons, qui n’ont pas perdu tout agrément à la lecture, et dont la représentation en société aurait souvent du piquant. On s’en convaincra, par exemple, en lisant l’Engouement, surtout la Mode – deux comédies en trois actes, écrites par la spirituelle Mme de Staal pour le théâtre de Sceaux –. La seconde fut même donnée par les Italiens, le 22 octobre 1761, en souvenir de son succès à Sceaux : mais celui-ci ne se renouvela pas alors, car il y a loin d’une société fermée à un vrai public, surtout en matière de mœurs pour rire. Le dialogue en était pourtant fort bien coupé, frappé au coin d’une mondanité superlative, avec dès « traits mordicants », dont voici des échantillons pris dans la Mode[116] :

LE CHEVALIER. – Un beau nom !
LA COMTESSE. – Un nom, si vous voulez ; ce n’est pas de ceux qu’on entend nommer tous les jours.
LE CHEVALIER. – On le voit dans l’histoire.
LA COMTESSE. – Je l’aimerais mieux sur la liste de Marly.
LE CHEVALIER. – C’est un avantage considérable d’établir l’ancienneté de sa race sur des monuments authentiques.
LA COMTESSE. – Oui, cela est tout à fait touchant pour une fille, que les pédants sachent qu’elle est bien mariée !
LE CHEVALIER. – Du bien : vous en faites donc aussi peu de cas.
LA COMTESSE. – Pourvu qu’on fasse de la dépense, je ne vois pas, moi, que le bien soit si nécessaire.
LE CHEVALIER. – J’avais cru jusqu’à présent qu’on devait régler sa dépense sur son bien.
LA COMTESSE. – Mais non, cela va selon l’état et selon ce que les autres font. On a plus ou moins de dettes, voilà toute la différence.

De la marquise encore qui veut se débarrasser de son amant en l’emmenant à la campagne, nous citerons cet échangé de propos avec une bonne amie – lesquels furent sans doute parmi ceux qui révoltèrent le public de 1761 devenu vertueux, au témoignage de Favart –.

LA MARQUISE. – Je songe tout de bon à m’en débarrasser.
LA COMTESSE. – Lui donnerez-vous son congé ?
LA MARQUISE. – C’est ce que je voudrais éviter. Sa vanité sera blessée, il me faudra essuyer des scènes d’emportement désagréables. J’aime mieux faire en sorte qu’il me quitte.
LA COMTESSE. – Il est bien piquant d’être quittée.
LA MARQUISE. – D’accord, mais il est de mon voyagea la campagne. Je le mène comme un chien qu’on veut perdre. Il y a dans le voisinage une petite fille qui a un visage de fantaisie, dont je me promets beaucoup... Oh ! comtesse, si vous vouliez, sans aller plus loin, me l’enlever, vous seriez charmante ; et je suis sûre qu’il ne tiendrait qu’a vous.

Tel est le ton du dialogue, cavalier et cinglant, comme d’un Dancourt qui aurait du monde,

À l’autre bout du siècle, une autre femme d’esprit, Mme de Genlis, illustrera aussi le genre, mais avec moins d’éclat. Le spectacle de certaines des pièces de son Théâtre d’éducation eut pourtant le privilège de rendre La Harpe lyrique, la bonne amitié aidant :

J’avais le bonheur d’être du nombre des spectateurs, et j’envoyai le lendemain les vers suivants à l’aimable auteur que je ne connaissais point, et qui m’avait procuré une des plus douces impressions que j’eusse éprouvées de ma vie.

Non, ce que j’ai senti ne peut être un prestige :
Non, j’ai su trop bien en jouir,
Et si l’on doute d’un prodige,
Comment douter de son plaisir ?
Tes drames ingénus, composés pour l’enfance,
Où l’art soumis à l’innocence
Se défend des ressorts qu’ailleurs il fait mouvoir,
Avec tant de réserve ont-ils tant de pouvoir ?
Ton art, belle Genlis, l’emportant sur le nôtre,
Ne fait parler qu’un sexe, et charme l’un et l’autre.
Que les tableaux sont vrais dans leur simplicité,
Tu peins pour des enfants, mais la maturité,
Et se reconnaît et t’admire ;
Le miroir où tu les fais lire,
Sur nous de tes leçons réfléchit la clarté.
Jamais, jamais la vérité,
N’exerça sur les cœurs un plus aimable empire.

Il en faut rabattre : mais on comprendra encore le succès de ces saynètes, en relisant dans le Théâtre pour servir à l’éducation[117] ; l’Enfant gâté ; le Bal d’enfants ou le duel, les Dangers du monde, etc... Le Théâtre de société[118], de la même Mme de Genlis, sans valoir le Théâtre d’éducation, offre deux pièces assez bien venues : la Mère rivale, et une imitation de Gresset, le Méchant par air – outre que toutes méritent parfaitement cette appréciation du censeur qu’on lit à la fin : « Je n’y ai rien trouvé qui ne doive tourner au profit des mœurs et de la vertu » –.

Mais le monument le plus considérable du genre est le recueil des cent et quelques Proverbes dramatiques[119] de Carmontelle – sans compter ses comédies proprement dites dont une seule, la moins médiocre, l’Abbé de plâtre[120], fut jouée sur un théâtre public, à la Comédie-Italienne (1779) avec un succès un peu moins mince que la pièce –.

Lecteur en titre du duc d’Orléans, Carmontelle fut le principal fournisseur, avec son ami Collé, et aussi le régisseur-décorateur, du théâtre de la petite cour de Villers-Cotterêts, dont il était l’hôte durant la belle saison, avec droit à la conversation et aux glaces coutumières. On y jouait ses proverbes, presque tous les soirs, nous dit Mme de Genlis qui, dans son édition amie, nous parle de l’auteur et de sa faveur, en oculaire et sympathique témoin. Ce sont des croquis de mœurs légers et un peu secs, mais spirituels et d’après nature. Ils nous offrent de la société du temps, y compris le boulevard et ses cafés, une revue pareille à ces peintures à la détrempe, où leur auteur excellait, et dont le défilé sur une vitre formait, paraît-il, des tableautins si ressemblants par transparence[121].

Nous choisirons comme échantillon de sa manière, parmi les plus réussis de ces croquis – ou, comme on dit aujourd’hui, de ces « croquades de mœurs : » – la Sortie de la Comédie-Française, sur ce proverbe : La moitié du monde se moque de l’autre.

La scène est « sur l’escalier de la Comédie-Française[122] » :

Mme DE VERMONT, criant. – Madame de Mirville ! attendez-moi donc ! je suis toute seule.
Mme DE MIRVILLE. – Eh bien, je vous attends : est-ce que vous n’avez pas le chevalier ?
Mme DE VERMONT. – Eh, mon dieu, non ! je l’ai perdu ; je ne sais pas ce qu’il est devenu en sortant de la loge.
Mme DE MIRVILLE. – Restons ici, si vous m’en croyez. Le comte est allé voir si nos gens sont là.
Mme DE VERMONT. – Madame, n’est-ce pas le duc qui descend là ?
Mme DE MIRVILLE. – C’est lui-même ; il ne veut pas nous voir. Monsieur le duc ! Monsieur le duc ! C’est fort joli de passer comme cela devant les gens sans les regarder.
LE DUC. – Ah, madame, je me prosterne ! Je suis furieux de ne pas vous avoir aperçue ; c’est que je regardais si je verrais mon coureur. Est-on allé appeler vos gens ?
Mme DE MIRVILLE. – Oui, oui. Restez avec nous jusqu’à ce Qu’on nous avertisse.
LE DUC. – Comment, si je resterai ? Assurément, je suis comblé, enchanté de cette rencontre ; c’est une bonne fortune pour moi ; il y a mille ans que je n’ai eu l’honneur de vous aller chercher : j’y suis pourtant allé un de ces jours ; je ne sais si on vous l’aura dit ; je serai encore assez malheureux pour qu’on m’ait oublié...
Mme DE VERMONT. – Vous ne me dites rien, à moi, monsieur le duc ?
LE DUC. – Comment, je crois que c’est aussi madame de Vermont !
Mme DE VERMONT. – Oui, vraiment.
LE DUC. – En vérité, je suis odieux ! Je ne vois rien ; je vous demande bien pardon.
Mme DE VERMONT. – Vous me délaissez aussi un peu, monsieur le duc.
LE DUC. – Non, je vous assure, ce n’est pas cela ; mais c’est que je suis toujours à Versailles, à Choisy, à Saint-Hubert... Tout mon temps se passe sur les chemins. Je regrette bien celui où... mais je ne veux pas perdre cet instant ; je ne vous quitterai point, je vous en réponds, que vous ne partiez d’ici.
Mme DE MIRVILLE. – C’est bien honnête cela.
LE DUC. – Je suis trop heureux de trouver cette occasion de vous faire ma cour, pour n’en pas profiter le plus longtemps qu’il me sera possible. Il faut bien que nous causions un peu.
LE COUREUR, criant. – Monsieur le duc ! voilà votre carrosse.
LE DUC. – C’est bon, c’est bon. Mesdames, je vois bien que je ne puis vous être bon à rien : j’en suis outré, furieux ! Je m’enfuis. Demain j’aurai sûrement l’honneur d’aller à votre porte me présenter...
Mme DE MIRVILLE. – Justement je soupe chez moi ; madame de Vermont y sera ; cela serait bien honnête à vous si vous veniez.
LE DUC, en s’en allant. – Sûrement. Je ferai l’impossible pour ne pas y manquer.
Mme DE MIRVILLE. – Eh bien, madame, comment trouvez-vous cela ? N’avez-vous pas cru qu’il allait rester avec nous ?
Mme DE VERMONT. – Bon ! voilà comme sont à présent tous les hommes.
Mme DE MIRVILLE. – Ah, voilà le chevalier ! (Le chevalier s’approche).
Mme DE VERMONT. – Monsieur le chevalier, c’est fort honnête. Vous me donnez la main pour sortir de la loge, et puis vous me laissez dans la foule ! Je ne savais ce que vous étiez devenu.
LE CHEVALIER. – J’ai cru, madame, que vous alliez rester là.
Mme DE VERMONT. – Au milieu du corridor, n’est-ce pas ?
LE CHEVALIER. – Non ; mais... c’est que... vous avez bien vu l’homme à qui j’ai parlé, et qui m’a entraîné ?...
Mme DE VERMONT. – Moi ? Je n’ai rien vu.
LE CHEVALIER. – C’est celui qui se mêle de mon affaire pour le régiment en question ; j’étais trop heureux de le rencontrer.
Mme DE VERMONT. – Eh bien ?
LE CHEVALIER. – Je voulais savoir si ce qu’on m’avait dit était vrai.
Mme DE VERMONT. – Hum...
LE CHEVALIER. – Mais, d’honneur. Vous sentez bien que sans cela...
Mme DE VERMONT. – Vous êtes bien heureux que je sois la première à vous justifier.
Mme DE MIRVILLE. – Chevalier, qu’est-ce qui descend là ? Cela me paraît bien joli.
LE CHEVALIER. – Peste, je le crois bien ; c’est ma foi ce que nous avons de mieux.
Mme DE MIRVILLE. – Et vous la nommez ?
LE CHEVALIER. – Ernestine. C’est une Allemande.
Mme DE VERMONT. – Quoi ! C’est là cette beauté que vous nous vantiez tant ? Mais regardez donc, madame : cela n’est point joli du tout.
Mme DE MIRVILLE. – Mais non, vous avez raison. De loin, elle m’avait paru avoir de l’éclat ; mais ses yeux ne disent rien. Sa bouche est pincée ; ah ! elle est hideuse.
Mme DE VERMONT. – C’est ce que je vous dis. En vérité, l’on ne connaît plus rien au goût des hommes.
Mme DE MIRVILLE. – Ah ! je vous en prie, madame, voyez un peu le président qui gagne la petite porte, comme il a l’air occupé !
LE CHEVALIER. – Je sais bien pourquoi ; c’est qu’il y avait aux secondes loges quelqu’un à qui il s’intéresse.
Mme DE VERMONT. – Je l’aurais juré ; les hommes ont toujours l’air sot, quand ils suivent leurs filles.
LE CHEVALIER. – Vous ne pouvez pas dire cela du baron, par exemple.
Mme DE MIRVILLE. – Oh, pour celui-là, non ; il donnerait la main droite à une femme de qualité, et l’autre à une danseuse en même temps ; cela ne lui fait rien du tout ; il vous quitte, vous revient dans l’instant comme il lui plaît ; cela lui est égal.
LE CHEVALIER. – On le connait sur ce ton-là, on ne lui en veut point de mal.
Mme DE MIRVILLE. – Le comte ne revient pas ! Madame, ne serait-ce pas lui que je vois parler là-bas à deux femmes ?
Mme DE VERMONT. – Je ne vois pas bien.
LE MARQUIS, arrivant. – Quoi, madame, vous êtes ici ! Je ne vous ai aperçue nulle part.
Mme DE MIRVILLE. – J’étais dans la loge de madame de Vermont.
LE MARQUIS. – Savez-vous que vous êtes éblouissante !
Mme DE MIRVILLE. – Oui, on me trouve assez bien mise.
LE MARQUIS. – Mais c’est de votre santé que je parle.
Mme DE MIRVILLE. – Il est vrai que depuis quelques jours je me porte assez bien.
LE MARQUIS. – Mais je dis, on n’a jamais été comme cela. Y a-t-il longtemps que vous attendez ? Vous êtes bien mal là.
Mme DE MIRVILLE. – Pour cela oui. Dites-moi un peu, connaissez-vous ces deux femmes qui sont là-bas, tout près de la porte ?
LE MARQUIS. – Oui, c’est la présidente de Guerville, et l’autre, madame de... de... j’oublie toujours son nom ; une intendante.
Mme DE MIRVILLE. – Quoi, madame de Préval ?
LE MARQUIS. – Justement. Elle est fort jolie.
Mme DE MIRVILLE. – Comme cela. Et connaissez-vous l’homme qui leur parle ? Je ne puis pas le voir.
LE MARQUIS. — Oui ; c’est le comte de Versin, Il est très amoureux de madame de Préval. Mme
DE MIRVILLE. – Le comte ?
LE MARQUIS. – Ma foi, on me l’a assuré, et des gens bien instruits.
Mme DE MIRVILLE. – Et depuis quand ?
LE MARQUIS. – Je ne vous dirai pas trop ; mais il me semble qu’on m’a dit qu’il y avait plus de huit jours, que c’était une affaire arrangée.
LE VICOMTE, arrivant, frappant sur l’épaule du marquis. – Bonjour, marquis ; attends-tu ton carrosse !
LE MARQUIS. – Oui. Écoute donc, vicomte. (Il le prend sous le bras et lui parle à l’oreille.) – Je viens de faire une bonne tracasserie. Tu sais que madame de Mirville a Versin ?
LE VICOMTE. – Oui.
LE MARQUIS. – Qu’elle est très jalouse ?... Elle vient de me demander ce qu’il faisait là-bas avec ces deux femmes. Je lui ai dit que c’est qu’il est amoureux fou de madame de Préval : que c’était une affaire arrangée : et elle le croit.
LE VICOMTE. – Ah, c’est très bon ! Tu es un homme charmant ! Veux-lu que je te remène.
LE MARQUIS. – Non, je veux voir un peu ce que deviendra ceci. Ta broderie est jolie.
LE VICOMTE. – Oui, pas mal. As-tu joué à la paume aujourd’hui ?
LE MARQUIS. – Non ; j’ai essayé mes nouveaux anglais.
LE VICOMTE. – Comme cela tu ne sais pas ce qu’ils ont fait ? Ah, voilà le chevalier ! Chevalier, soupes-tu ce soir à la Nouvelle-France ?
LE CHEVALIER. – Non, certainement : il y a mille ans que je n’y ai été, et je n’irai même plus.
LE VICOMTE. – Ah ! ce n’est pas à moi qu’il faut dire cela.
Mme DE VERMONT, au chevalier. – Qu’est-ce que cela veut dire, monsieur ? Quoi, vous soupez encore avec des filles ? Allez, je ne veux plus vous voir.
LE CHEVALIER. – Quelle folie ! Comment pouvez-vous croire... Eh mais, fi donc !
LE VICOMTE, au chevalier. – Tu as entendu ? Je me suis diverti, et voilà le chevalier qui est querellé à présent.
LE MARQUIS. – J’entends le comte.
Mme DE MIRVILLE. – En vérité, il est odieux d’attendre si longtemps son carrosse ! Chevalier, voyez donc un peu. J’ai une migraine insupportable.
Mme DE VERMONT. – Cette sortie est mortelle ! Le froid vous aura saisie.
LE COMTE, offrant la main à madame de Mirville. – Allons, mesdames, voulez-vous bien venir ? Madame, qu’avez-vous donc ?
Mme DE MIRVILLE. – Quoi, devant moi, vous avez la hardiesse ! Allez, vous méritez... je n’en puis plus !
LUXEMBOURG, criant. – Madame de Mirville ! Madame de Mirville ?
LE COMTE. – Mais, madame, que voulez-vous donc dire ?
LUXEMBOURG, criant. – Le carrosse de madame de Mirville ?
LE COMTE. – Allons, le voilà.
LUXEMBOURG, criant. – Madame de Mirville ! Madame de Mirville, votre carrosse !
LE CHEVALIER. – Veux-tu bien te taire ?
Ils s’en vont.
LE MARQUIS. – Eh bien, cela n’a pas mal réussi, connue tu vois.
LE VICOMTE. – À merveille ! Où soupes-tu ce soir ?
LE MARQUIS. – Ma foi, je n’en sais rien, je l’ai oublié.
LE VICOMTE. – N’est-il pas bien tard ?
LE MARQUIS. – Non.
LE VICOMTE. – J’ai envie d’aller chez la maréchale. Viens-y.
LE MARQUIS. – Je le veux bien. Mon carrosse est-il là, Tancrède ?
TANCRÈDE. – Oui, monsieur le marquis, et celui de monsieur le vicomte aussi.
Ils se suivent.
LE VICOMTE. – Eh bien, montons dans le tien, le mien viendra comme il voudra.
LE MARQUIS. – Je le veux bien ; allons, passe. Chez la maréchale.
Ils montent en carrosse.

Concurremment avec les proverbes de Carmontelle, et sur la même scène princière, turent données les pièces dont Collé a fait son Théâtre de Société[123]. Elles sont le plus intéressant produit de cette comédie de société, et valent qu’on s’y arrête un peu, comme à leur auteur.

Le genre semble venir en droite ligne du répertoire de Gherardi, mais en passant par les Dancourades. Affinez un peu celles-ci ; diminuez-en le poivre pour en augmenter le sel ; ôtez-en le gros mot ; rendez-y la galanterie plus cérébrale, en changeant la gaillardise en grivoiserie, et vous avez le genre des comédies du théâtre de société.

L’amour en est naturellement l’âme : mais si le clou, comme on dit au théâtre, du premier genre, c’est l’heure du berger, le clou du second, c’est ce que Montaigne appelait l’heure du muletier – le clou du genre intermédiaire étant (et soit dit pour qui a lu Crébillon fils) l’heure du sopha –. Collé y est passé maître[124].

C’est pour le duc d’Orléans et ses hôtes que Collé dépensa tout son esprit : il nous en est resté le recueil connu sous le nom de Théâtre de Société. Ce dernier contient des pièces fort connues qui eurent, comme son auteur l’a constaté, des succès publics : notamment Dupuis et Desronais, la Partie de chasse de Henri IV, la Vérité dans le vin – l’aïeule du genre rosse distingué –. Mais, à côté de ces succès devenus publics, on voit qu’il avait un faible pour les succès remportés uniquement dans le huis-clos relatif de Villers-Cotterêts, de Bagnolet et du Palais-Royal. De ces succès devant ces nobles chambrées, et qu’il appelle « mes succès chambrelans », le plus légitime nous paraît être la Tête à perruque, petit conte dramatique en un petit acte[125].

C’est une partie carrée. Mme la Baillive et Mme l’Élue sont en partie fine avec leurs deux flirts, le chevalier et le vicomte, deux officiers d’artillerie. On fait la collation, en attendant le souper, chez le bailli. Ce dernier est aux champs, mais, pour le remplacer à la table où s’ébroue la partie carrée, ce fou de vicomte s’avise d’y apporter une tête de carton destinée au repos des perruques carrées de M. le bailli ; et les nasardes du quadrille de pleuvoir sur le Sganarelle en effigie.

Cependant on interrompt la partie, pour aller voir un feu d’artifice que nos artilleurs offrent galamment à leurs belles – lequel est annoncé, sans crier gaie, par un coup de pistolet qui n’est pas d’un dramatique ingénu –.

Or, pendant le feu d’artifice, le bailli est rentre, conduit par une servante qui dénonce les fredaines de sa maîtresse. Il accueille cette révélation, avec un scepticisme plaisant : car on l’a mis au point de tout voir sans rien croire. Cependant il se fourre sous la robe qui pend au col de la tête à perruque, comme fit Orgon sous le tapis de la table ; et là, il en entend de belles.

Le quadrille est arrêté. On boit du punch et on cause, car il paraît bien que l’on causait alors, en pareil cas et en pareil ébat.

Or la conversation – ce qui est d’un effet sûr et exquis à la scène – monte de ton[126], en même temps que le punch monte à la tête et que les couplets légers, (oh ! combien) ! s’envolent des lèvres rieuses. C’est très gai ! Mais nous avons vu le public de nos jours, et à une matinée classique, ne passe montrer là-dessus plus ombrageux que le duc d’Orléans et ses hôtes. Cela pétille, mousse et déborde, jusqu’à ce que la baillive porte la santé du bailli, en trinquant contre la tête à perruque, qu’elle coiffe d’un vocable qui ne laisse aucun doute au bailli et le fait sortir de sa cache, car il eût fait sortir Orgon de sous sa table. À ce mot, tout moliéresque, le bailli riposte par celui de coquine – qui a l’air, dans sa bouche, d’en être le féminin –. Tables renversées et fuite générale. C’est drôle et c’est du théâtre.

Cela paraît aussi fort documentaire. On a là une quintessence (Collé se piquait de n’avoir des mots que pris dans le sujet) de la conversation des fêtards d’alors, de ce que Sainte-Beuve appelait, à propos de Mlle Quinault, d’inimaginables orgies de conversation – témoin le recueil des mots de Sophie Arnould –.

À la scène, on y a sous les yeux, en mouvement, certaines estampes – de celles qu’on peut montrer – de Moreau le jeune ou d’Eisen.

Ce qui achève de dater la pièce et qui, à en croire ce malin de Collé, en serait le protagoniste – comme l’est le vent dans Iphigénie, au dire du bachelier de Gil-Blas – c’est un de ces feux d’artifice dont la mode était grande, surtout quand ils étaient à la chinoise. Or, avec une malicieuse bonhomie, Collé nous dit que sa pièce qu’il traite de bagatelle, de folie, n’a qu’une cause, celle de paraître forcer celui qui le fera jouer chez lui « à donner un feu d’artifice, sans qu’on puisse l’accuser d’en avoir eu l’intention, ni la prétention ». Mais nous ne prendrons pas ce plaisantin de Collé au mot : le vrai feu d’artifice (c’est à peu près un mot de la pièce) c’est d’avoir de l’esprit ; et Collé en tira un vraiment ce jour-là.

Outre les comédies de société proprement dites et les proverbes – dont la mode durera jusqu’à notre temps, de Carmontelle à M. Verconsin, en passant par le marivaudage de Théodore Leclercq, et en attendant celui de Musset –, on donnait sur les scènes privées deux autres sortes de spectacles.

Il y avait des bergeries mythologiques, selon la tradition des fêtes de Versailles ou de Chambord sous le grand roi, genre qui évoluera par Hamilton et Caylus jusqu’à Florian : mais nous n’avons pas à nous y arrêter ici.

Il y avait enfin un genre difficile à caractériser, parce qu’on n’en peut donner d’échantillons, mais qu’il importe fort de signaler, car le génie du père de Figaro y prendra racine, comme on va voir : c’est celui des parades. Celui-là venait en droite ligne de la farce foraine et des tréteaux de Tabarin et de Gros-Guillaume[127]. C’est le genre dont le procureur Gueullette a été le rhapsode. Il était fort en mots de gueule : une de ses formules favorites était, comme dans nos vieilles farces : Paroles ne puent point. Or, cela se jouait dans les meilleures compagnies, si incroyable que le fait puisse paraître à qui a seulement ouvert le Théâtre des Boulevards[128].

À en croire Collé, le propagateur du genre dans la meilleure société, vers 1730 – et qui en fut d’ailleurs un des plus féconds fournisseurs – aurait été Sallé, le secrétaire de M. de Maurepas.

Ces scènes croustilleuses, la manière dont elles étaient rendues, la franche gaieté qu’ils y mettaient, les ordures gaillardes, enfin jusqu’à leur prononciation vicieuse et pleine de cuirs, faisaient rire à gueule ouverte et à ventre déboutonné tous ces seigneurs de la cour, qui n’étaient pus tout à fait dans l’habitude d’être grossiers et de voir chez le roi des joyeusetés aussi libres, quoiqu’ils fussent dans l’intimité du défunt Louis XV.

Nous savons d’ailleurs par Beaumarchais qu’on faisait, au besoin, le demi-jour dans la salle, pour que les dames pussent cacher leur rougeur, l’éventail aidant. Tous les amuseurs du siècle, et même La Chaussée, ont donné dans ce genre, depuis Voltaire et sa Fête à Belébat jusqu’à Beaumarchais[129].

Mais ce qui commande ici l’attention c’est ce que le père de Figaro a fait pousser sur ce fumier.

Il est, a-t-on dit, un prince de la scène[130]. Il est vrai, mais sur la scène du Théâtre-Français, comme sur celle du monde, il est un parvenu. Ses origines, ainsi que celles de Molière, sont bourgeoises : et les parades de l’un, ainsi que les farces de l’autre, sont, pour ainsi dire, les extraits de naissance de leur génie comique. De cette communauté de race, plus encore que de l’imitation, vient leur air de famille ; et c’est pourquoi il nous semble que, dans la foule de ses cadets, l’auteur de l’École des femmes et du Misanthrope eût d’abord distingué celui du Barbier de Séville et du Mariage de Figaro. Il y a donc un double intérêt à montrer, chez le père de Figaro, ce que Chapelain appelait dédaigneusement, chez celui de Sganarelle, la « scurrilité ».

Nous avons assez de documents pour la suivre, depuis ses premières effronteries, presque clandestines, jusqu’à son avènement triomphal sur la scène de Molière. Boileau regretta un jour la perte du Docteur amoureux : il avait raison. Les chefs-d’œuvre ne sont jamais des coups d’essai, et c’est une leçon toujours utile à offrir que celle des tâtonnements d’un génie qui se cherche, même en s’égarant. Nous allons donc montrer que la parade de Jean Bête à la foire, qui est de Beaumarchais, et précéda de peu le Barbier de Séville, prépare et explique l’éclosion du chef-d’œuvre de la comédie d’intrigue.

La vieille farce gauloise et la pantalonnade italienne s’étaient unies dans les plaisantes personnes du Parisien Tabarin et de la Romaine Vittoria Bianca, ces deux « grands embabouineurs de badauds ». Elles avaient fait bon ménage dans la maison de Molière[131], du vivant du maître : à tel point que, dans les canevas de Dominique[132], on ne distingue plus le tien du mien. Enfin, par une destinée qui n’est pas toute de hasard, l’héritier et le traducteur[133] de ces canevas italiens se trouve être en même temps le Susarion des parades de la foire. C’était un savant légiste doublé d’un lettré, éditeur de Rabelais, du nom de Thomas-Simon Gueullette. Voilà le vrai maître de Collé et de ses émules ; et nous constatons que l’auteur de Jean Bête a trouvé son bien chez lui et l’a pris sans compter. L’auteur du Théâtre des Boulevards, c’est lui, et l’on comprend à merveille, après l’avoir lu, qu’il ait avoué plus volontiers l’Amour précepteur que ces delicta juventutis[134] dont les titres mêmes ne peuvent être cités. Mais on lui a rendu ses titres de propriété[135] : ils sont indéniables. De Tabarin à Beaumarchais, la liste des héritiers de la farce italo-gauloise est ainsi complète et certaine.

C’est donc, sous les auspices de la basoche, que la farce passa effrontément du préau de la foire dans les salons les plus aristocratiques. Elle les divertit pendant un demi-siècle, et l’auteur de la « lettre sur les parades[136] » prétend que leur histoire fasse partie de celle de l’esprit. Il n’a que trop raison : financiers, ministres, princes, roi même, sans compter les dames, en font leurs délices. Dans les petits soupers, elle est la débauche d’esprit qui prépare l’autre. Les théâtres de société sont un huis clos[137] qui encourage ses audaces et son effronterie, et où elle va au delà de ce qu’eût supporté la populace de la foire. On en est sûr, quand on a lu Jean Bâte complet. Beaumarchais a d’ailleurs fait son mea culpa dans la note suivante, qui est de sa main sur le manuscrit : « L’esprit solide et la vraie politesse ont toujours un grand avantage sur d’impertinentes bouffonneries et d’obscènes équivoques, dont le sens cause tant de honte à ceux qui les emploient, qu’ils n’osent le dévoiler qu’à demi ». Il avait, après tout, le droit de tenir ce langage, puisqu’il condamnait le tout à l’inédit, sachant mieux que personne tout ce qu’il sacrifiait d’esprit à la pudeur du grand public.

Nous ne citerons rien, par conséquent, de sa Zirzabelle mannequin, autre parade restée manuscrite, quoiqu’elle soit d’une gaieté moins effrontée et plus spirituelle que ses Bottes de sept lieues[138].

Cette dernière parade est la pièce de résistance d’un divertissement en trois parties, composé pour la fête du Fouquet d’Étiolles, son ami Lenormand, le mari si joyeusement résigné de la Pompadour. L’entrée est une vive saynète, adroitement parodiée du Dépit amoureux et adaptée à la circonstance. Elle a pour titre Colin et Colette. La sortie est sur le même motif, transposé en poissard ; il s’agit dans l’une et dans l’autre du compliment à Chariot, dont se sont chargés les députés de la Halle et du Gros-Caillou. C’est un pastiche du « ton marinier » cher à Vadé, enlevé de verve, et où l’auteur des Raccoleurs et des Pastorales de la Grenouillère est égalé. Le ruisseau des Halles y coule à pleins bords, et l’on sent que l’imitation du Téniers poissard n’est pas seule ici enjeu. Langage, gens et allures n’ont pu être ainsi saisis et reproduits sur le vif que par un enfant du quartier, un enfant terrible.

Les bottes de sept lieues jouent, dans la parade de Beaumarchais, le rôle du sac dans la farce tabarinique, de la pomme de Turquie ou du chapeau de Fortunatus dans les parades de ce nom ; du même chapeau dans Ah ! que voilà qui est beau[139] ! On y voit l’auteur allier sans honte Molière à Gueullette, en faisant parodier par Arlequin et Gille la reconnaissance d’Éraste et de M. de Pourceaugnac, et en empruntant la cassette d’Harpagon pour son dénouement. L’imitation est flagrante, mais la broderie du vieux canevas est renouvelée à force de lazzi et de turlupinades, de calembours et d’obscénités, selon la loi du genre. Il nous suffira de remarquer que Beaumarchais y égale ses modèles, Molière excepté, s’entend. Il les dépasse et de beaucoup dans Jean Bête[140].

C’est le chef-d’œuvre des parades, c’est-à-dire qu’il est impossible de l’analyser. On y voit d’abord que Beaumarchais a puisé aux sources, depuis Scaramouche, dont Gille imite la chanson en fa, la, ut, jusqu’au Théâtre des Boulevards, dont il copie l’éternel canevas et des tirades entières[141], sans jamais oublier Molière. Car l’Amour médecin[142] et le Médecin malgré lui sont encore chargés par lui, dans une scène étincelante de verve et de bouffonnerie. Et comme il y met du sien ! Les morceaux de haute graisse de Rabelais, les priapées de Piron, les indécences des Italiens, les gravelures de Gueullette et les grivoiseries de Collé, le « dernier des Gaulois », sont éclipsés. Jamais, depuis Aristophane, on n’avait mis tant de gaieté dans l’indécence. Hâtons-nous d’ajouter que cette indécence est toute de mots, beaucoup moins calculée que celle de Collé, d’une nudité tout antique, et que jamais l’esprit n’y est le complice des sens. Rien de Pétrone ou de Crébillon fils ; mais une bouffonnerie toute gauloise qui se sauve par son énormité :

À qui Molière, ou je m’abuse,
Molière même aurait souri[143].

La Harpe et Geoffroy lui-même eussent perdu leur gravité à la lecture de Jean Bête, en répétant, selon le mot d’Horace, qu’un rire si fou est une amnistie[144].

Nous préférons cette excuse à celle que la Gravelure proposait ironiquement à Collé, qui eut le tort de l’en croire sur le tard :

Sauvez le mot, vous sauvez tout...
Mon Dieu, je gagne davantage
À présenter toujours l’image
Et laisser deviner le mot[145].

Chez Beaumarchais, la drôlerie du mot écarte l’obscénité de l’image. Et puis il a d’autres excuses : dans ces sortes de délits, les agents provocateurs sont les plus coupables, et l’on sait s’ils manquaient autour de Beaumarchais. « Elle était haute en couleurs, écrira-t-il ; les jolies femmes la soutenaient fort bien dans le demi-jour d’un salon peu éclairé, le soir, après souper. Elles disaient seulement que j’étais bien fou[146] ». Mais, du moins, elles n’en étaient pas réduites à prendre la fuite, comme il arriva un jour à Brunoy, chez Monsieur, en présence du roi, qui faillit se fâcher[147].

D’ailleurs, Beaumarchais n’avait garde de s’en tenir, comme Gueullette, à la seule gravelure, et jusque dans Jean Bête nous retrouvons le satirique. Il a farci sa parade de brocards contre l’Opéra, l’Encyclopédie, les Contes moraux de Marmontel et de Crébillon, l’orthographe de Volterre (sic) et les Cassandres de tout rang et de toutes robes, enfin d’allusions évidentes et même effrontées à ses mésaventures par-devant le parlement Maupeou et en pays allemand. Le tout était rehaussé de musique, de travestis et de lazzi, entraîné parce mouvement scénique dont il avait déjà le don, et auquel il ajoutait sans doute par la fantaisie et le piquant de son jeu : car il se dépensait de toutes manières, auteur, metteur en scène et acteur, tantôt « embrassant une harpe », tantôt costumé et chantonnant des couplets de sa façon[148]. Le futur père de Figaro sous les paillettes d’Arlequin, quel régal pour le malin public du joli théâtre d’Étiolles.

On dut s’en lasser pourtant, et il arriva sans doute qu’à Étiolles, comme à Villers-Cotterêts[149], le genre cessa de plaire, mais non l’auteur. Comme Collé, celui-ci fit ses adieux à la parade pour passer à la pièce à ariettes, puis à l’opéra-comique proprement dit. Comme il était alors aussi notoirement musicien qu’auteur, cette évolution ne surprit sans doute aucun de ses auditeurs privilégiés ; mais ce que nul n’avait prévu, sans en excepter Beaumarchais lui-même, c’est qu’elle révéla un héritier de Molière, derrière le paradeur, le chansonnier et le dramaturge pour rire. Malgré la rareté des documents, on peut encore suivre les phases de cette métamorphose, d’où allait naître le Barbier de Séville.

Parmi les parades jouées à Étiolles, il en était une qui devait ressembler beaucoup au Remède à la mode de Gueullette[150]. Le sujet était ce lieu commun que le théâtre de la foire avait hérité de la comédie d’intrigue de tous les pays : un barbon amoureux qu’un jeune rival évinçait

Et par droit de conquête et par droit de naissance.

Le vieillard s’appelait Bartholo et descendait en droite ligne du docteur italien Gratiano Baloardo[151] ; mais, à force d’être dupe, il avait acquis quelque expérience, et était plus difficile à berner que le Cassandre de Gueullette. Il est détourné hypocritement de son dessein par un Basile, frère du Gille du Remède à la mode[152], venu comme lui d’au delà des monts, mais passé maître en friponnerie sournoise. Leur maître à tous est l’antique roi des Zanni, Arlequin, qui, affiné d’abord par Beltrame, est allé cousiner avec le picaro espagnol, dont il emprunte les séguedilles et peut-être le nom[153]. Il est d’ailleurs resté barbier de son métier, comme il l’était déjà dans Achmet et Almanzine. Le beau Léandre, ce soi-disant gentilhomme des tréteaux de la foire, est revenu comte authentique du même voyage ; et, pour être digne de lui, Zirzabelle troque son nom, bien déchu depuis la séduisante Andreini, l’étoile des Gelosi, contre ceux de Rosalie, de Pauline, puis de Rosine, et s’essaye à jouer les ingénues. Le dénouement était animé par le deus ex machina de l’antique farce : « Trois ou quatre diables volant en l’air, vous infectant d’un bruit de foudre », comme dit Bruscambille, frappaient sur le bonhomme[154]. Un spectateur nous dit que « cela n’était pas très plaisant » ; mais le reste eut un tel succès, que l’auteur entreprit de rendre sa parade digne de la gravité des héritiers de Scaramouche. Il risqua donc, sur une scène publique, cette effrontée Zirzabelle, qui, jusque-là, comme dit l’auteur des Bottes de sept lieues, ne s’était « exercée que dans les sociétés particulières ». Elle se présenta au théâtre où les Italiens et les forains, ces deux frères ennemis, venaient de faire alliance, après un demi-siècle d’hostilités.

Plus heureux que Gudin[155], le confident, historiographe et éditeur de Beaumarchais, nous avons retrouvé quelques traces de cette métamorphose, en tout trois fragments autographes qui se rapportent au dénouement. Ils achèvent de démontrer la genèse bouffonne de mons Figaro[156].

Mais ce ne furent assurément pas les bouffonneries du Barbier de Séville, opéra-comique, qui firent refuser la pièce par les héritiers de Scaramouche. Il est sûr néanmoins que Beaumarchais fut éconduit, qu’il se piqua au jeu et que, stimulé par l’exemple de l’auteur des Plaideurs, il rêva pour ses héros de plus hautes destinées. Tous ces échappés du préau de la foire osèrent venir un jour frapper à la porte du Théâtre-Français, conduits par Figaro qui comptait sur Scapin pour la lui ouvrir.

 

 

CHAPITRE VI - LA COMÉDIE SATIRIQUE ET BEAUMARCHAIS

 

Le siècle mis « en goût de satire » sur le théâtre. - Les trois phases de la comédie satirique, de Molière à Beaumarchais. – La satire des mœurs dans Regnard, Dufresny. Lesage ; la satire philosophique et sociale dans Delisle, Piron, Marivaux. Voltaire, Palissot ; la satire universelle dans Beaumarchais, notre Aristophane.

Le Barbier de Séville (1775) : ses modèles, du Sicilien à On ne s’avise jamais de tout. – Le Barbier de Séville en cinq actes : pourquoi et comment son auteur se mit en quatre, d’après des manuscrits inédits. – Le Barbier de Séville, chef-d’œuvre de la comédie d’intrigue ; vie des personnages ; esprit inouï de l’auteur.

Le Mariage de Figaro (1784) : la genèse de la pièce et les emprunts de son auteur, du Petit Jehan de Saintré au Trompeur trompé, de Vadé. – « L’imbroille » du Mariage de Figaro. – Le monologue et la scène de nuit du cinquième acte. – Les personnages et leur famille théâtrale. – Un Mariage de Figaro inconnu, dont la scène était à Paris, où Beaumarchais nommait la Bastille et où, plus qu’on ne pouvait le soupçonner, « la Révolution était déjà en action ». – Conjectures sur la lecture de cette rédaction primitive dans « le cabinet intérieur de Sa Majesté », d’après un fragment inédit du fameux monologue. — Effet de ses prodigieuses audaces et pourquoi le roi s’écria : « Il faudrait détruire la Bastille ».

Figaro. – En quoi il est d’abord fils de ses œuvres : évolution du personnage dans le théâtre de Beaumarchais. – Sa place dans la famille moderne des héros picaresques et des valets de comédie : Gil Blast et Panurge ; le Scapin et le Valentin de Regnard ; le Crispin de Lesage ; le Trivelin de Marivaux ; Figaro fils du Frontin et de la Lisette de Turcaret. – « Le véritable Figaro » et Renart. – Le type français, « l’homme le plus dégourdi de sa nation » et sa postérité.

Mérites et place de son père, en tête des comiques du XVIIIe siècle et de tous les successeurs de Molière.

 

La Colombine des Originaux, de l’Ancien Théâtre Italien, disait en 1693 : « La scène est du temps, les caractères en sont copiés sur des originaux encore bien mangeants. Il n’en faut pas davantage, le siècle est en goût de satire ». C’est Molière qui l’y avait mis, en exerçant ce qu’il appelait son « emploi », dans le premier placet pour Tartuffe. Ce goût devait aller croissant pendant cent ans, jusqu’à ce qu’il s’assouvît pleinement sur la scène, dans ce Mariage de Figaro où on a pu voir « la Révolution Française déjà en action ». Nous allons d’abord indiquer les principales phases de cette évolution de la comédie satirique, jusqu’à la venue du père de Figaro.

Nous avons vu qu’en somme, après la mort de Molière, la moitié de son « emploi » resta vacante. Ses successeurs continuèrent bien à donner la chasse au vieux gibier de comédie, procureurs, notaires, avocats, médecins, coquets et coquettes, fausses prudes et amoureux surannés, bourgeois ridicules et sots de qualité. Ayant appris de lui à peindre d’après nature, ils saisirent bien au passage de nouvelles figures, tout en découvrant au village les mêmes vices qu’à la ville. Quelques-uns même complétèrent avec originalité cette peinture satirique des mœurs du temps, dont il avait jeté les rapides esquisses dans les fonds de ses grands tableaux.

Mais, dans la comédie de caractère proprement dite, aucun disciple de l’auteur du Misanthrope ne réussit à donner une copie vivante des immortels originaux du maître. C’est en ce sens que Désiré Nisard a pu dire : « Après Molière, la comédie recula modestement jusqu’à l’Étourdi ».

En revanche, elle dépassa toutes les hardiesses de l’auteur du Tartuffe et du Don Juan, dans la satire des mœurs et des conditions : elle y joignit même celle des institutions.

Dans cette œuvre de la comédie après Molière, Beaumarchais a la plus grosse part de responsabilité et d’honneur. Comment ses précurseurs ont-ils annoncé, préparé et même fait désirer ses audaces ? Le moment est venu de le rappeler.

On peut distinguer trois périodes principales, dans l’histoire de la comédie satirique, de Molière à Beaumarchais. D’abord l’esprit nouveau commence sa lutte contre les abus sociaux, sous le masque de la satire de mœurs ; puis il se drape dans le manteau philosophique et déclame formidablement ; il pousse enfin son cri de guerre, sous le travesti de Figaro.

En attaquant, par ordre ou sans ordre[157], les ridicules des marquis, Molière a ouvert la brèche contre les privilégiés, et l’on peut avancer sans paradoxe que, dans George Dandin, dans le Bourgeois gentilhomme, la lutte des classes est commencée. Elle continue dès lors sourdement, mais sans trêve. Baron, Dancourt et Regnard, en mettant en scène des escrocs de qualité, qui ne sont pas tous démarquisés au dénouement comme dans le Joueur, frappent plus fort et plus haut qu’ils ne croient. Avec une audace qui mènera loin leurs successeurs, ils courent la piste ouverte par Molière dans le Dorante du Bourgeois gentilhomme.

Regnard lui-même, le gai compère, lâche en riant, comme à son insu, des mots assez gros de menaces. Nous avons vu Pierrot, dans Attendez-moi sous l’orme, porter la main sur Dorante, l’officier du roi, en s’écriant :  « Tout bellement, ou nous ferons sonner le tocsin sur vous ». Quant à la réplique de Dorante : « Je viendrai saccager ce village-ci avec un régiment que j’achèterai exprès », elle nous donne plus aujourd’hui à penser qu’à rire. Ne dirait-on pas la première journée du drame de l’Alcade de Zalamea[158], traitée à la française ? Mais le lendemain n’est pas proche, et Regnard ne le désire pas.

On pourrait pourtant s’y tromper, çà et là. Avec quelle vigueur, par exemple, il continue contre les notaires et tous les gens de robe la guerre toujours ouverte depuis Pathelin ! On peut même remarquer que la sottise du Brid’oison de Beaumarchais ne sera pas aussi osée que la férocité du Trigaudin des Vendanges :

L’homme aux cochons, vous dis-je, est celui qu’il faut pendre[159].

Mais d’autres tireront de là des conséquences : Regnard ne songe qu’à rire et à faire rire à tout prix.

Même insouciance chez Dufresny, qui s’échappe pourtant en des audaces qui nous paraissent bien étranges, avec le recul historique. Son Lucas de la Coquette de village est fort impertinent pour « ce petit gentilhommiau », sous prétexte que « Noblesse s’acquiert aussi bien que Richesse[160] ». Ce petit-fils de Jacques Bonhomme pose une question bien impertinente :

Pour égaliser tout, faudrait-il pas, morgoi !
Que les autr’ à leur tour, labourissent pour moi[161] ?

Mais c’est surtout sur la scène des Italiens, comme nous l’avons fait voir, que Regnard et Dufresny montrent qu’ils étaient prêts à rire de tout, sans songer à se fâcher de rien[162].

Pourtant, dans cette première phase de la comédie satirique, la place d’honneur appartient à Lesage. La satire des mœurs et des conditions prend, dès Crispin rival de son maître, surtout dans Turcaret – comme nous l’avons montré de près, et avec preuves à l’appui[163] – une âpreté toute nouvelle, étrangère au réalisme léger de Dancourt, aux picoteries spirituelles de Dufresny et à la gaieté imperturbable de Regnard.

Si l’on descend enfin, et Lesage lui-même y invite, jusqu’aux tréteaux de la Foire, on y rencontre cet Arlequin sauvage[164] de Delisle de la Drevetière et cet Arlequin Deucalion de Piron[165], où La Harpe signale mélancoliquement le mot d’ordre de la secte philosophique et même le programme de la Révolution[166] : en quoi il se montre un peu trop le prophète du passé.

Suit une période d’accalmie qui prépare sourdement les audaces prochaines. « Delisle, a-t-on dit, a de bien timides successeurs : La Chaussée, d’Allainval, Marivaux ; il semble qu’on ait reculé avec eux » : c’était, si on l’ose dire, pour mieux sauter ; Figaro le fit bien voir.

De la baraque foraine au Théâtre-Français il y avait encore trop loin[167] : mais la comédie philosophique rapprocha les deux scènes. Certes la tragédie philosophique ne fut pas étrangère au complot ; et nous devons le remarquer au passage.

Voltaire et ses disciples préparèrent de longue main un public à Beaumarchais ; mais leurs audaces, mitigées par les bienséances du genre, noyées ou au moins délayées dans les circonlocutions de la phraséologie poétique, émoussées par le choix de sujets propres à dépayser la censure, élaborent les droits de l’homme, bien plus qu’ils ne recrutent « les vainqueurs de la Bastille ». Pourtant les deux tâches du théâtre philosophique sont au fond solidaires, et, par exemple, Guillaume Tell déclamant contre

...cette tour
Qui des hauteurs d’Altorf domine sur ce bourg,
Ce fort dont le nom seul est l’insulte publique
Et le triomphe affreux du pouvoir despotique,

paraît bien viser le même monument que celui que Figaro osa d’abord appeler par son nom[168], dont il vit « du fond d’un fiacre baisser le pont-levis », et à l’entrée duquel il laissa « l’espérance et la liberté ». Mais, au demeurant, Œdipe, Brutus, Mahomet, Guillaume Tell, et leurs émules tragiques, annoncent les tirades philosophiques du héros de l’opéra de Tarare, plutôt que le monologue révolutionnaire de Figaro. Revenons donc à leurs frères de théâtre.

La première place appartient ici à Marivaux, Mais s’il a la fantaisie poétique, la rêverie généreuse, une moralité aimable, il n’a pas l’audace des autres précurseurs en titre de Beaumarchais. Nous commençons – dans son île des Esclaves et dans celle de la Raison – ces voyages au pays des chimères généreuses où Diderot transportera son île de la Lampedouze et Voltaire son Eldorado : mais ces « saturnales de l’âge d’or » ne dépassent pas le piquant attique de certaines satires d’Horace, et le dénouement de l’Île des Esclaves fait rêver à une révolution qu’aurait terminée le baiser Lamourette. Le Triomphe de Plutus émousse Turcaret ; la philosophie épicurienne de Biaise dans l’Héritier e village corrige les pétulances du Lucas de la Coquette de village, son modèle. La Colonie des femmes n’est, comme l’a si joliment dit Gustave Larroumet « qu’une bacchanale apaisée, épurée et traduite par Watteau d’un pinceau rapide et léger ». Il est vrai pourtant que Dorante pose nettement la thèse fondamentale du théâtre philosophique : « Le mérite vaut bien la naissance », dit-il ; mais c’est un amoureux, et cela tire beaucoup moins à conséquence que la mésalliance du comte et de Nanine[169]. Voilà d’ailleurs, y compris le Préjugé vaincu, l’extrême limite des audaces de Marivaux : il n’a eu que celles du cœur. Ce n’est pas son moindre mérite, à le bien prendre.

C’est aussi celui de La Chaussée : mais, comme il est plus ému, il est un peu plus hardi.

L’égalité, madame, est la loi de nature !

se récrie pathétiquement sa Marianne, victime du « droit d’aînesse ». Elle se souvient sans doute de l’aveu que la misère arrache à « l’Enfant prodigue », disant de son valet :

Né mon égal, puisqu’enfin il est homme.

Mais voici la Nanine de Voltaire qui lit un livre anglais sur l’égalité et la fraternité, en attendant la liberté :

...Il est intéressant.
L’auteur prend que les hommes sont frères,
Nés tous égaux, mais ce sont des chimères :
Je ne puis croire à cette égalité...

Dès lors l’audace ne part plus seulement du cœur, mais de la tête, et quand le comte se récrie en ses termes (a. I, sc. IX) contre l’inégalité des conditions :

Et de quel droit ? Par quelle autorité ?
Sur ces abus ma raison se récrie ;
Ce monde-ci n’est qu’une loterie
De biens, de rangs, de dignités, de droits
Brigués sans titre, et répandus sans choix,

il est manifeste que Voltaire, trouvant le cadre de la tragédie trop étroit pour ses hardiesses, ouvre avec Nanine cette phase militante de la satire au théâtre qui aboutit au Mariage de Figaro.

Coup sur coup, Desmahis, La Noue, Saurin, Chamfort, et jusqu’à Poinsinet, continuent contre la noblesse de cour et de robe cette petite guerre qui s’est envenimée lentement de Molière à Gresset. Alors les victimes titrées, immolées sur la scène par l’esprit philosophique, sont si nombreuses, qu’on peut prévoir l’heure où celui-ci déclarera la guerre aux castes mêmes, et où la satire des mœurs et des conditions s’aiguisera en satire sociale.

D’autre part, le tiers état[170] veut gagner toute la considération que perdent ses rivaux : il applaudit dans l’Écossaise, dans le Père de famille, dans le Philosophe sans le savoir, la réhabilitation du commerce, en attendant celle de la finance.

Les temps sont proches où Mercier fera les honneurs de la scène au quatrième état[171], et où le bon Collin lui-même s’écriera avec une indignation sincère :

Un ouvrier utile est nommé mercenaire[172] !

L’opéra-comique, un vieil auxiliaire de la croisade philosophique[173], se remet de la partie et il redouble d’audace avec Vadé, Sedaine et Marmontel. Favart lui-même est enrôlé dans la bande des philosophes, comme nous avons eu déjà à le remarquer, et sa Roxelane abuse de l’éloignement du sérail pour anticiper sur Tarare en ces termes :

Tout citoyen est roi, sous un roi citoyen[174].

Cependant le public se lasse du vague des maximes philosophiques sur la liberté, l’égalité et la philanthropie, et des allusions trop discrètes de la tragédie républicaine. Le léger piquant de la comédie de mœurs ne lui suffit plus : il lui faut maintenant, pour reprendre une expression de Fontenelle, l’assaisonnement du sel de la satire et du poivre de la gravelure. Il va le chercher jusqu’au préau de la Foire. Remarquons en effet, avec l’auteur du Mariage de Figaro, que « l’ennui des pièces françaises » le porte en foule « au frivole opéra-comique, plus loin encore, aux boulevards, à ce ramas infect de tréteaux élevés à notre honte, où la décente liberté, bannie du Théâtre-Français, se change en une licence effrénée ; où la jeunesse va se nourrir de grossières inepties, et perdre, avec ses mœurs, le goût de la décence et des chefs-d’œuvre de nos maîtres[175] ».

Les applaudissements inouïs, que le parterre prodigue tour à tour à la comédie des Philosophes et à l’Écossaise, prouvent qu’il est prêt à encourager toutes les satires, même personnelles. Le Philosophe sans le savoir ne le satisfait qu’à demi : c’est du Térence. Il est manifeste qu’il attend autre chose. C’est alors que Beaumarchais lui offre un nouveau programme en ces termes : « Le théâtre est un géant qui blesse à mort tout ce qu’il frappe. On doit réserver ses grands coups pour les abus et les maux publics[176]. » Il ne visait donc à rien moins qu’à être l’Aristophane de la France.

Il y a réussi par sa création du type de Figaro, et par les deux pièces dont celui-ci est le héros : le Barbier de Séville et le Mariage de Figaro. Nous allons donc étudier de près ces deux pièces sœurs, qui couronnent si brillamment l’évolution de la comédie au dix-huitième siècle.

Nous avons vu la genèse du Barbier de Séville[177], opéra-comique et destiné comme tel aux comédiens italiens. Il nous faut la montrer maintenant, à partir du moment où Beaumarchais se ravisant, comme avait fait l’auteur des Plaideurs, destina sa pièce aux comédiens français.

Il prit d’abord son titre d’une nouvelle de Scarron, d’où Molière avait tiré en partie le sujet de l’École des Femmes – et où il puisera encore l’idée d’une des scènes les plus piquantes du Mariage de Figaro –.Ce titre, la Précaution inutile, avait d’ailleurs servi depuis à plusieurs autres auteurs dramatiques. Mais le titre est tout ce qu’il a de commun avec Dorimon, Gallet, Achard, Anseaume[178], etc...

En revanche, il eût pu dire de Molière, comme Racine de Tacite : « J’étais alors si rempli de la lecture de cet excellent comique, qu’il n’y a presque pas un trait éclatant dans ma pièce dont il ne m’ait donné l’idée ». Le canevas est, au dénouement près, celui du Sicilien et rappelle en maint endroit ceux de l’École des Maris et de l’École des Femmes. La fourberie des travestis permettant à l’amant d’entretenir ou défaire entretenir de sa passion celle qui en est l’objet, au nez des tuteurs, est un vieux procédé scénique que Molière avait employé, en variant ses effets, dans sept de ses comédies[179].

Bartholo est sans doute plus adroit qu’Arnolphe ; mais il se perd, comme lui, « non pas faute de soins, mais faute de sens ». En faisant chorus avec ceux qui le bernent et en envoyant coucher Basile, il est fort plaisant, mais Sganarelle ne l’était pas beaucoup moins, quand il pressait Lucinde d’épouser Clitandre et s’en allait répétant : « Oh ! la folle ! oh ! la folle ![180] » Mascarille[181] a pu apprendre à Basile à calomnier des amants, et nous verrons d’ailleurs comment Figaro procède du fourbum Imperator. Adraste du Sicilien est d’aussi bonne mine, et porte aussi bien le travesti qu’Almaviva. Quant à la senora Rosine, sans avoir perdu toute la naïveté d’Agnès, elle allie à la jalousie amoureuse de Lucile la coquetterie spirituelle d’Angélique. Il n’est pas jusqu’au narcotique de L’Éveillé dont le sommeil intempestif et obstiné du Colin de George Dandin[182] n’ait pu suggérer la recette.

Parmi les héritiers de Molière, on a désigné récemment Panard[183], comme ayant peut-être eu l’honneur d’offrir à Beaumarchais la première idée de sa pièce ; mais le futur auteur du Barbier n’avait que huit ans quand fut joué l’opéra-comique de Panard, lequel ne fut pas imprimé. Nous ne connaissons pas le « stratagème fort ingénieux[184] » à l’aide duquel le comte se glisse chez Jacinthe, mais il y a gros à parier que ledit comte de Belflor était allé à l’école de son homonyme dans le Diable boiteux : or, Beaumarchais connaissait fort bien ce dernier, comme le prouve son drame d’Eugénie qui en est tiré[185]. À quoi bon d’ailleurs risquer une hypothèse aussi aventureuse, quand on peut désigner à coup sûr, dans le Barbier, des emprunts faits à des pièces antérieures à l’opéra-comique de Panard, où il ne devait du reste y avoir rien qui ne fût ailleurs ?

Le premier comique que Beaumarchais ait imité après Molière est Noland de Fatouville[186], le spirituel et mordant auteur de la Précaution inutile, jouée le 15 mars 1692 à l’hôtel de Bourgogne. On a douté que l’imitation ait été directe[187] : nous en signalerons une preuve qui nous semble décisive. Arlequin vante à Colombine l’original d’un portrait qu’elle admire :

COLOMBINE. – Tu le connais donc ?
ARLEQUIN. – C’est, mardi ! le plus royal homme. Il n’a qu’un défaut, c’est qu’il est amoureux.
COLOMBINE. – Est-ce un défaut que d’aimer ?
ARLEQUIN. — Mais c’est qu’il est fou d’une fille qu’il n’épousera jamais, etc.

et il finit par avouer que cette fille qu’il adore est elle-même. On a reconnu le joli mouvement de Rosine provoqué par Figaro :

ROSINE. – Un défaut, monsieur Figaro, un défaut ! en êtes-vous bien sur ?
FIGARO. – Il est amoureux.
ROSINE. – Il est amoureux, et vous appelez cela un défaut ?
FIGARO. – À la vérité, ce n’en est un que relativement à sa mauvaise fortune, etc.[188]

Il est aussi évident que Beaumarchais s’est inspiré des Folies amoureuses de Regnard. Si Albert est une bamboche, surtout dans la seconde moitié de la pièce, s’il est trop naïf quand il va lui-même chercher les gouttes d’Angleterre[189], au lieu de prêter sa clef, sa naïveté profitera à Bartholo autant que les roueries de Crispin et de Lisette à Figaro.

Éraste dialoguant avec Albert :

Je suis fâché vraiment
Que pour moi votre fille ait un tel traitement.

ALBERT.

Qu’est à dire, ma fille ?

ÉRASTE.

Est-ce donc votre femme ?

ALBERT.

Cela sera bientôt[190].

est presque aussi spirituellement impertinent qu’Almaviva :

ALMAVIVA. – « Elle est votre femme ?
BARTHOLO. – Eh ! quoi donc ?
LE COMTE. – Je vous ai pris pour son bisaïeul paternel, maternel, sempiternel, etc...[191] »

Rosine nous disant par la fenêtre : « Mon excuse est dans mon malheur ; seule, enfermée, en butte à la persécution d’un homme odieux, est-ce un crime de tenter à sortir d’esclavage[192] ? » s’exprime presque dans les mêmes termes qu’Agathe[193] : « Vous serez surpris du parti que je prends ; mais l’esclavage où je me trouve devenant plus dur chaque jour, j’ai cru qu’il m’était permis de tout entreprendre. Vous, de votre côté, essayez tout pour me délivrer de la tyrannie d’un homme que je hais autant que je vous aime ».

Ce ne sont pourtant pas ces imitations qui firent crier au plagiat, mais bien la conformité du Barbier avec une bluette de Sedaine alors assez récente : On ne s’avise jamais de tout.

Certainement Bartholo a emprunté à son confrère Tue, le Compendium venereum et médité le chapitre III : « Des interdictions comme encre, plumes, papiers, lectures, etc. », et « les douze maximes sur les entremetteurs, comme maîtres de musique, etc...[194] ». Il affirme que « c’est toujours quelqu’un posté là exprès qui ramasse les papiers qu’une femme a l’air de laisser tomber par mégarde », avec le même à-propos qui fait remarquer à Tue que : « Quand une main donne une lettre, c’est une main qui la reçoit ». Les deux confrères se plaignent des fatigues du métier, dans leurs moments d’épanchement ; l’un « va, vient, toupille », l’autre est toujours « allant, venant, trottant, courant... ». Ils savent tous deux, beaucoup mieux qu’Arnolphe et que Sganarelle, qu’« il faut toujours supposer aux filles trois fois plus d’esprit qu’elles n’en montrent », et tous les quatre pourraient aller ensemble au refrain en répétant la leçon de l’auteur de Joconde :

Contre un sexe enchanteur
Et flatteur
Dont les charmes,
Dont les armes
Sont sûrs de leurs coups,
Vainement on subtilise :
On ne s’avise jamais de tout[195].

Dorval subtilise[196] la clef de Margarita, aussi adroitement que Figaro celle du docteur, et il inspire certainement la description stratégique d’Almaviva en faux militaire[197] glissant le poulet, quand il s’écrie sur un ton d’opérateur : « Je fus amené devant le muphti et le cady muphti était là, là, là, là, et le cady ici, oui, ici, bien ; j’avais les pieds et les mains liés avec des cordes de fil d’archal, montées sur des pointes de fer trempées dans la ciguë ; imaginez ce que c’est. Je demandais ma guitare. Ce n’était pas celle-là ; c’était une autre : on me détacha les mains ; je m’approchai du muphti qui était ici : vous êtes le muphti, ma bonne dame. »

Mais, en somme, que prouvent ces imitations et toutes celles de détail qu’on pourrait encore noter, sinon que l’intrigue du Barbier de Séville est un legs fait à Beaumarchais, non par Taconet, comme le prétendit un plaisant du parterre[198], mais par Molière.

On put s’y tromper d’abord et crier que le temple de la comédie classique venait d’être violé par les forains. « Me livrant à mon gai caractère, écrira Beaumarchais, j’ai tenté, dans le Barbier de Séville, de ramener au théâtre l’ancienne et franche gaieté, en l’alliant avec le ton léger de notre plaisanterie actuelle[199] » : l’alliage ne parut pas d’abord de bon aloi. Le parterre eut-il raison contre l’auteur ? Il ne semble pas que ce dernier en convienne facilement, même après le succès de ses retouches.

Nous avons étalé ailleurs les pièces du procès, en reprenant « l’acte au portefeuille », et en reconstruisant le Barbier en cinq actes, tel que son auteur le présenta au public dans l’orageuse soirée du 23 février 1775[200]. Il y a là matière à s’égayer fortement, mais non à regretter que Beaumarchais se soit « mis en quatre ». Il reste à se demander pourquoi, ayant conçu sa pièce en quatre actes, il l’étira en cinq.

On en peut donner deux raisons. « Il me suffit, dit Beaumarchais, en faisant mes cinq actes, d’avoir montré mon respect pour Aristote, Horace, Aubignac et les modernes, et d’avoir mis ainsi l’honneur de la règle à couvert[201]. » Peut-être ne plaisante-t-il pas ici autant qu’il en a l’air. C’était une grosse entreprise que de passer du théâtre des chansons à celui de Molière, et Beaumarchais n’était pas homme à négliger les petits moyens, parmi lesquels on comptera, si l’on veut, cette concession faite in extremis à la règle des cinq actes, renouvelée d’Horace.

Dominé par le sentiment du respect dû à la scène française, il avait surveillé de très près les allures de sa verve, dans une première rédaction datant de 1673, que les comédiens avaient reçue avec enthousiasme. Puis il perdit ce respect, après le prodigieux succès de ses Mémoires contre Gœzman[202], et se crut tout permis. Il inséra d’abord les allusions à son procès, elles passèrent. C’est alors, c’est-à-dire au courant des répétitions de sa pièce, qu’il fut pris de remords et y replaça toutes les variantes que nous avons relevées. Leur ton et la netteté extraordinaire de leur rédaction[203] permettent de conjecturer qu’il les tira de son Barbier de Séville, opéra-comique[204], qui devait différer lui-même de la parade primitive, à peu près autant que les opéras-comiques de Lesage ou même de Vadé diffèrent des parades de la porte[205]. Mais ce n’était pas encore le ton de la maison, on le lui fit bien voir. Il se le tint pour dit, malgré l’humeur de sa préface, et nous le verrons plus tard protester contre le jeu d’un acteur qui chargeait l’interprétation du rôle de Figaro[206]. La meilleure preuve d’ailleurs qu’il passa condamnation sur ces premiers-nés de son génie comique, c’est qu’il les laissa au portefeuille, imprimant sa pièce telle qu’on l’avait applaudie. Il pensait bien qu’il serait encore question d’elle « dans cinq ou six siècles[207] », et que le zèle de ses admirateurs ne négligerait pas de ramasser un jour « les copeaux épars sur le chantier[208] », où avait été charpentée cette fine et solide construction.

Un critique, en rendant hommage aux mérites de l’intrigue du Barbier, croit louer son auteur en l’appelant un « fripon habile[209] ». Le premier mot est de trop : il faut le renvoyer au journal de Bouillon[210] ou l’appliquer aussi à Molière ; et qui l’osera ? Du moins on ne conteste pas l’habileté de son successeur.

Voltaire loue en ces termes l’École des femmes : « C’est le caractère du vrai génie de répandre sa fécondité sur un sujet stérile et de varier ce qui semble uniforme. On peut dire en passant, que c’est là le grand art des tragédies de l’admirable Racine[211] ». Le Barbier mérite le même éloge ; jamais on n’a mieux fait quelque chose de rien. Une sérénade, deux travestis et une escalade, voilà toute l’intrigue ; mais quelle trame avec ces quatre fils, dont pas un, suivant une expression de l’auteur, « n’est tendu à faux » ! Si l’exposition du Tartuffe est la plus savante qu’il y ait au théâtre, le Barbier est bien de toutes les comédies celle dont le dénouement est le mieux amené, partant le plus intéressant. Il est prévu, dès qu’on connaît les personnages, et on les connaît tout de suite ; aussi tout ce qui le retarde pique la curiosité, tout ce qui le prépare éveille l’intérêt. C’est un jeu d’échecs : les pièces en sont vieilles, mais la partie est toute neuve, car, bien que l’un des joueurs avance sans cesse, son succès est à chaque coup compromis par l’habile défense de l’autre, et nous ne respirons que lorsque ce dernier est fait échec et mat. Au plus fort de l’intrigue (a. III, sc. II), l’auteur semble même se jouer et vouloir nous montrer qu’il est aussi supérieur aux événements de ce monde fictif qu’à ceux de l’autre, quand il fait dire au comte : « Mais prenez garde que toutes ces histoires de maîtres-supposés sont de vieilles finesses, des moyens de comédie ». Bartholo n’était pas moins plaisant quand il s’écriait au dénouement : « Eh ! vous vous moquez de moi, monsieur le comte, avec vos dénouements de comédie ? Ne s’agit-il donc que de venir dans les maisons enlever les pupilles et laisser le bien aux tuteurs ? Il semble que nous soyons sur les planches[212]. » Aussi quelle aisance et comme « la pièce file[213] » !

Le style donne ici des ailes à l’action. Il a au plus haut degré les qualités qu’exige la scène et au manque desquelles ne sauraient suppléer ni « l’écriture » la plus « artiste », ni les dons les plus rares de l’esprit. C’est ce que démontrait naguère, et fort à propos, un critique aussi sagace que sincère[214] : « Beaumarchais, disait-il après quelques sévères réserves qui ne portent pas sur le Barbier, a la phrase ramassée et lumineuse, il a le mot qui flamboie, il a le trait. Il a surtout le mouvement, un mouvement endiablé. La scène file rapidement de réplique en réplique ». Ces qualités ne vont pas sans défauts, mais on ne sent ceux-ci qu’à la lecture. Quand la magie de l’action a cessé, on s’aperçoit que la recherche du trait n’est pas toujours heureuse, ni l’expression correcte, que le style est tendu, que cette prose vise trop à passer en proverbe, que tout n’est pas or, qu’il y a du clinquant et du « claquant », comme disait Figaro ; mais qu’on a de peine à se l’avouer et qu’il est facile de l’oublier ! Il suffit de se lire à haute voix le passage suspect, et alors on convient avec le même critique que « les grammairiens eux-mêmes et les professeurs de rhétorique n’ont pas le temps d’en éplucher les syllabes. Ils sont étourdis, éblouis ». Mais le Barbier de Séville a d’autres prestiges qui ajoutent à la séduction de ses moyens scéniques.

Le jeu des sentiments qui l’animent n’est certes pas nouveau au théâtre : mais il est toujours difficile, même après les leçons et les modèles de Molière, « de peindre d’après nature ». Or l’amour de Rosine a des délicatesses, des nuances et des élans de passion qui enlevèrent les suffrages les plus délicats[215]. Jamais Valère ou Dorante, escortés de leurs Scapins ou de leurs Crispins, avaient-ils éveillé un si tendre intérêt que cet Almaviva échappé de l’Œil-de-Bœuf, pétri de grâce et d’esprit cavaliers, et qui met si vite à profit les leçons de son subtil acolyte ? Ce n’est pas lui qui ferait des confidences à Arnolphe : « Ce qui me paraît assez plaisant, dit l’Uranie de Molière[216], c’est qu’un homme qui a de l’esprit et qui est averti de tout... ne puisse avec cela éviter ce qui lui arrive » : Bartholo a encore plus d’esprit : il devine tout, mais n’évite rien.

Cet esprit est d’ailleurs le ferment de la pièce et, soit qu’il se condense en satire ou se dissipe en gaietés, il en est la plus grande nouveauté. C’est lui qui anime et transforme tous les figurants et toutes les figures de cet antique quadrille d’amoureux, dupeurs et dupés ; c’est la vive étincelle qui y pétille partout, jusque dans le radotage traditionnel du barbon amoureux, du financier, comme on dit dans les coulisses, lequel reverdit sous les traits de Bartholo, le caustique père de Figaro. Cet esprit étincelant éclaire jusqu’aux faces les plus niaises du répertoire : c’est ainsi qu’Alain de l’École des femmes, devient ici Basile, avec sa laide, mais non sotte grimace.

Tous ces vifs rayons de gaieté et d’esprit ont pour centre Figaro, « ce soleil tournant » ; ils lui font une auréole et émanent de lui pour porter partout la chaleur et la vie. C’est lui qui, s’introduisant dans « cette espèce d’imbroille[217] » – que les Italiens et les Espagnols avaient hérité de Térence et transmis à Molière, et que son dernier propriétaire en titre, Sedaine, avait cru ne pouvoir rajeunir qu’à l’aide de la musique – c’est lui, « le machiniste[218] », comme l’appelle l’auteur, qui en fait, par le seul prestige de sa verve, une nouveauté attirante, inouïe. Avec quelle dextérité il trame l’intrigue, avec quelle prestesse il renoue ses fils rompus ; de quel branle gai il lance en avant l’action et les personnages, et comme il leur est nécessaire, consilio manuque ! Toujours arrivé à temps, il n’est pourtant jamais si occupé qu’il ne trouve vingt occasions de décocher à ses auditeurs, avec force calembours et calembredaines dans le goût du jour, des confidences à double tranchant sur sa personne si vivante et sur ses ambitions défuntes, sur ses démêlés avec la justice et avec le parterre ; faisant ressortir gaiement le contraste dramatique de son esprit et de sa situation, surtout l’impertinence de la fortune qui a fait échec à tous ses efforts ; étalant enfin cette joyeuse philosophie, partout « supérieure aux événements », qui le porte à se moquer des sots, à braver les méchants, et, pour cette fois, le fait louer par tout le monde. Mais attendons la fin et, à cet effet, passons au Mariage de Figaro.

Les manuscrits du Mariage de Figaro offrent de nombreuses variantes. Le détail en est curieux, mais, dans l’ensemble, elles ne nous apprennent rien, que nous ne sachions par ce qui précède, sur les outrances et les pétulances du premier jet chez son auteur. Nous y constatons que tout ce qui est resté manuscrit, et qui a été condamné par ses censeurs officiels ou officieux, et aussi sans doute par son propre goût, est fort bien condamné. Il y a des longueurs, des traits de caractère trop appuyés, des images forcées, des incorrections même ; mais, de si près qu’on analyse ces résidus, où git souvent une gaudriole, on n’y relève jamais une sottise, ce qui est un prodigieux mérite dans une pareille dépense d’esprit. Nous remarquerons enfin qu’à tout prendre la comédie du Mariage de Figaro, qui est « plus haute en couleur » que celle du Barbier imprimée, l’est beaucoup moins, même dans son ancien texte, que son aînée en manuscrit. Si donc, d’une part, le goût du public fut plus tolérant, de l’autre, l’auteur le mit aune moins rude épreuve. Aussi le succès ne lui fut-il pas marchandé ; comment l’a-t-il mérité ?

Il est curieux de le demander d’abord à une feuille précieuse, chargée de ratures, où Beaumarchais, suivant son habitude, se raconte sa pièce dans le premier feu de la composition.

Programme du Mariage de Figaro. – Figaro, concierge au château d’Aguas-Frescas, a emprunté dix mille francs de Marceline, femme de charge du même château, et lui a fait son billet de les rendre dans un terme ou de l’épouser à défaut de payement. Cependant, très amoureux de Suzanne, jeune camériste de la comtesse Almaviva, il va se marier avec elle, car le comte, épris lui-même de la jeune Suzanne, a favorisé ce mariage, dans l’espoir qu’une dot, promise par lui à la fiancée, va lui faire obtenir d’elle en secret la séance du droit du seigneur, droit auquel, en se mariant, il a renoncé entre les mains de ses vassaux. Cette petite intrigue domestique est conduite pour le comte par le peu scrupuleux Basile, maître de musique du château. Mais la jeune et honnête Suzanne croit devoir avertir sa maîtresse et son fiancé des galantes intentions du comte, d’où naît une union entre la comtesse, Suzanne et Figaro pour faire avorter les desseins de monseigneur. Un petit page aimé de tout le monde au château, mais espiègle et brûlant comme tous les enfants spirituels de treize ou quatorze ans, fuyant dans ses gaietés son maître, et qui, par sa vivacité et son étourderie perpétuelles, dérange plus d’une fois sans le vouloir le comte dans sa marche, autant qu’il en est dérangé lui-même, ce qui amène quelques incidents assez heureux dans la pièce... Le comte enfin, s’apercevant qu’il est joué, sans deviner comment on s’y prend, se résout a se venger en favorisant les prétentions de Marceline. Ainsi désespéré de ne pouvoir faire sa maîtresse de la jeune, il va faire épouser la vieille à Figaro, que tout cela désole. Mais, à l’instant qu’il croit s’être vengé en jugeant, et (que) comme premier magistrat d’Andalousie, Almaviva condamne Figaro à épouser Marceline dans le jour ou à lui rendre ses dix mille francs, ce qui est impossible à ce dernier, on apprend que Marceline est mère inconnue de Figaro, ce qui détruit tous les projets du comte, lequel ne peut plus se flatter d’être heureux ni vengé. Pendant ce temps, la comtesse, qui n’a pas renoncé à l’espoir de ramener son infidèle époux en le surprenant en faute, est convenue avec Suzanne que celle-ci feindrait enfin d’accorder un rendez-vous dans le jardin au comte, et que l’épouse s’y trouverait en place de la maîtresse. Mais un incident imprévu vient d’instruire Figaro du rendez-vous donné par sa fiancée. Furieux de se croire trompé, il va se cacher au lieu bien indiqué pour surprendre le comte et Suzanne. Au milieu de ses fureurs, il est agréablement surpris lui-même en apprenant que tout cela n’est qu’un jeu entre la comtesse et sa camériste pour abuser le comte ; il finit par entrer de bonne grâce dans la plaisanterie ; Almaviva, convaincu d’infidélité par sa femme, se jette à genoux, lui demande un pardon qu’elle lui accorde en riant, et Figaro épouse Suzanne.

C’est donc en résumé, au dire de l’auteur, « la plus badine des intrigues » : « Un grand seigneur espagnol, amoureux d’une jeune fille qu’il veut séduire, et les efforts que cette fiancée, celui qu’elle doit épouser et la femme du seigneur réunissent pour faire échouer dans son dessein un maître absolu que son rang, sa fortune et sa prodigalité rendent tout-puissant pour l’accomplir : voilà tout, rien de plus[219] ». Nous verrons bien ; mais remarquons d’abord que Beaumarchais a mis autant d’art et plus d’originalité, dans la conduite de cette badine intrigue, que dans celle du Barbier. C’est un mérite que tous les critiques lui ont refusé, sauf Meister et Schlegel[220]. Pour l’établir après eux, nous commencerons par défalquer les emprunts formels faits par Beaumarchais à divers auteurs.

C’est d’abord la Précaution inutile de Scarron, autant que la Gageure imprévue de Sedaine – après les Amours du grand Alcandre de la princesse de Conti[221] – qui lui suggèrent la scène de Chérubin réfugié dans le cabinet de la comtesse. Il faut partager, entre Il était temps[222] de Vadé et Heureusement de Rochon de Chabannes, l’honneur d’avoir suggéré la première partie du même épisode. L’écuyer de Vadé, dont le Lindor de Rochon a pris leçon, attaque Mme de Fierville à la hussarde, ce qui ne motive que trop l’exclamation de la dame, quand M. de Fierville survient : « Il était temps, je vous assure ! » L’auteur de George Dandin a sa bonne part à réclamer dans la scène de nuit du cinquième acte, et dans cette pluie de soufflets qui ne vont pas plus à leur adresse que les coups de bâton qui s’égarent sur Dandin. Figaro, à genoux, rendant de bonne grâce les armes à Suzanne, parodie peut-être l’amende honorable que Dandin est contraint de faire à Angélique. Il était d’ailleurs aussi rudement tiré de ses réflexions par Antonio[223] que l’est Dandin par le heurt du balourd Colin. Mais les quiproquos du quadrille d’amoureux dans George Dandin ne servent qu’à provoquer un moment de gaieté ; ceux du Mariage sont liés à l’action avec un art consommé.

Cependant, si Molière n’a pas été ici tout à fait le modèle de notre auteur, nous croyons bien que c’est encore Vadé. Dans le Trompeur trompé ou la Rencontre imprévue[224], Cidalise, maîtresse du comte, est sur le point d’être quittée pour Colette, laquelle aime ailleurs. De connivence avec Colette et son amant Licidas, elle imagine de prendre un déguisement destiné à sa rivale, se rend au rendez-vous, y capte les mêmes compliments que le comte adresse à la fausse Suzanne, se démasque et accorde sa grâce à l’infidèle qui la demande : « Gardez tout, mes enfants », dit-elle à Licidas et à Colette, qui offrent de rendre l’or et les bijoux reçus à d’autres fins. L’imitation nous semble aussi directe, que celle de Favart dans Ninette à la cour.

Une question plus délicate est de décider s’il y a entre le rôle de Chérubin et celui du petit Jehan de Saintré « cette similitude de scènes[225] » que F. Génin dénonce et que L. de Loménie dit avoir cherchée en vain. Nous remarquons que l’inventaire de la toilette de Jehan[226] par la Dame des Belles Cousines, le tête-à-tête de l’oratoire[227] et Saintré agenouillé devant la belle veuve[228] en présence des dames d’atour qui « se font fortes pour lui », rappellent d’assez près la toilette de Chérubin, le tête-à-tête de la scène IX de l’acte II et les espiègleries de Suzanne. En cherchant bien, on pourra même découvrir que, dans le roman, comme dans la pièce, une épingle[229] sert de signal ; mais F. Génin, nous le verrons bientôt, exagérait en avançant, sans preuves, que la comtesse Almaviva et Chérubin ne sont qu’une copie de la Jeune Dame des Belles Cousines et du Petit Jehan. Nous ne voyons que deux points de ressemblance. Le petit Jehan est aussi épris du collet[230] de la dame que Chérubin de son ruban, et s’il est si distrait par sa belle maîtresse qu’il lâche une assiette en la servant[231], Chérubin évite difficilement cet accident : « En effet, quand il sert à table, on dit qu’il la regarde avec des yeux[232] ! » Mais quand le même auteur ajoute : « La comédie est un peu plus enluminée de luxure, il faut bien que le progrès soit quelque part », on doit remarquer que le mot est fait aux dépens de l’exactitude.

Beaumarchais doit sans doute l’idée de la scène de la plaidoirie à Racine ; cependant il s’y rapproche davantage d’Aristophane, en faisant non la comédie des plaideurs, mais celle des juges. Il s’est plu d’ailleurs à présenter réunis dans sa préface, avec un orgueil légitime, les noms de Dandin et de Brid’oison, comme ils le sont dans Rabelais[233]. Enfin, quand nous aurons noté que le Droit du Seigneur de Voltaire a pu suggérer quelques traits et quelques audaces[234], nous croirons avoir épuisé la liste des emprunts dont l’auteur du Mariage de Figaro a honoré ses devanciers. Il importe davantage de voir en quelle monnaie il a payé ses dettes.

Le sujet de la pièce que l’auteur appelle « la plus folle rêverie de son bonnet de nuit[235] » est donc, suivant les règles du genre, un mariage. Mais c’est le valet qu’on marie cette fois, et les obstacles qui retardent ce beau dénouement vont naître, non de la jalousie d’un tuteur ou de la résistance d’un père, mais bien des convoitises d’un maître jeune et libertin. Le galant seigneur s’est mis en tête de restaurer à prix d’or certain droit féodal, traduit jadis sur la scène par Voltaire. Prétendre intéresser au mariage d’un valet ; faire prendre parti pour Mathurin contre le marquis, pour Pasquin et Crispin contre Dorante et Valère ; hausser jusqu’au pathétique le ton d’Arlequin de la Double Inconstance[236] ; offrir aux applaudissements du parterre la revanche de Robin[237], quelle singularité ! Quelle révolution ! Où allait-on si la hiérarchie des intérêts était ainsi bouleversée ?

Mais ce valet était l’ancien barbier de Séville ; et sa fiancée, la plus piquante des Lisettes, joignait l’esprit de Dorine à la gaieté étincelante de Marinette, « toujours riante, verdissante, pleine de gaieté, d’esprit, d’amour et de délices ! mais sage ! » Quelle auxiliaire ! Joignons-y la languissante comtesse Almaviva, en qui la jalousie réveillera l’audace de Rosine, avant que le dépit ait eu le temps d’en faire une Angélique, et convenons que Figaro, comptant déjà pour lui deux femmes si spirituelles, avait chance, son esprit aidant, d’intéresser son public et de mènera bien sa complexe entreprise. « Attention sur la journée. Monsieur Figaro ! D’abord avancer l’heure de votre petite fête pour épouser plus sûrement ; écarter une Marceline qui de vous est friande en diable ; empocher l’or et les présents ; donner le change aux petites passions de M. le comte ; étriller rondement M. de Bazile et...[238]. » Essayons, pour le faire court, d’achever le programme que « le gros docteur » interrompt : et... donnant cours à vos grandes passions, sans oublier votre gaieté, invectiver la politique, les faveurs, et ceux qui en vivent ; berner la censure, la justice et ceux qui en abusent pour se faire les pourvoyeurs de la Grève des livres[239] et de l’autre ; persifler les privilèges et les privilégiés, et tout ce qui tient de près à quelque chose qui soit en crédit ou à quelqu’un qui soit en place ; saper enfin tout ce qui est debout, si effrontément que, si l’on vous prend au mot, il soit fait table rase de toutes les traditions surannées pour la révolution que préparent là bas, dans la foule obscure, les gens d’esprit qui veulent en sortir, jaloux de ceux qui font fièrement la roue au soleil de la faveur et de la fortune, pour s’être donné la peine de naître, etc., etc.

Mais il est temps encore de rire : la Folle journée commence. Quel « imbroille » ! Vingt fois tout semble conclu, et soudain un incident imprévu, mais surgissant de la situation même, lance en avant, d’un mouvement plus rapide, cette brillante cohue de personnages. Ils se cherchent, s’évitent, se groupent en tableaux tour à tour animés et gracieux, voluptueux ou grotesques. C’est d’abord un agile colin-maillard, qui se dénoue par le coup de théâtre de Chérubin, blotti tout rougissant dans le fauteuil de Suzanne. Puis le bel oiseau bleu et sa romance animent une scène exquise, dont le dessin est fourni par Vanloo et un peu par Klingstedt, la légende par Antoine de la Salle, et la musique, car il y en a, par l’improvisation populaire[240]. Et quelle chanson nouvelle sur ce vieil air ! Mais voici Antonio qui titube et Figaro qui cloche ; puis la scène, qui encadrait tout à, l’heure des groupes si gracieux, se remplit bruyamment de la foule bigarrée de tout un village qui chante. Quel crescendo de gaieté !

Cependant Figaro n’oublie pas qu’avant les intérêts de son mariage et de son plaisir, il en doit faire passer d’autres. Le moment est favorable : Aristophane a mis son public en belle humeur, c’est l’heure de la parabase, c’est-à-dire de la grande scène, où le valet se mesure avec le maître, et « prend son avantage en disputant ». Le « maraud » est embarrassant – c’est le comte qui l’avoue – mais les loges pourraient s’en offusquer peut-être. Une diversion est donc nécessaire : l’auteur s’essaie et réussit à faire applaudir, après Racine, une scène de plaidoirie, sur laquelle il greffe une imitation des reconnaissances larmoyantes, multipliées avec succès par La Chaussée. Quand le joyeux barbier, ballotté comme le fut si souvent son père, par un double courant de gaieté et de sensibilité[241], s’écrie, en défiant le chagrin, entre sa maman et sa Suzon, qu’il veut rire et pleurer en même temps, le gros du public ne laisse pas d’imiter Brid’oison qui, s’essuyant les yeux d’un mouchoir, s’écrie : « Eh bien, moi, je suis donc béête[242] aussi ! » Et il a raison ! N’est-ce pas là un de ces délicieux contrastes de tons auxquels tout Paris, Voltaire en tête, avait applaudi dans les Mémoires contre Gœzman[243] ?

Mais l’action se complique et l’intérêt s’élève : alors la même raison de bienséance théâtrale, qui commandait jadis à Elmire de succéder à Dorine pour achever Tartuffe, fait passer la conduite de l’intrigue aux mains de la comtesse, redevenue l’espiègle Rosine. Aussitôt équivoques plaisantes, soupçons affreux, et toute la philosophie de Figaro fait place à la colère la plus légitime, la plus éloquente. Il n’ose pas encore braver son maître en face, et s’en lient au monologue ; mais quel monologue !

Cependant l’action menaçait de s’arrêter net, rompue par cette secousse violente, la plus intéressante de toutes les digressions scéniques, la plus heureuse des fautes de notre auteur[244]. L’art qu’il mit à la renouer, et, en général, la conduite des deux derniers actes ont été trop dépréciés. Ils « lassaient horriblement » l’hypercritique et très conservateur Fréron ; il est très facile de s’expliquer pourquoi, mais, ce n’est pas tout expliquer. On doit convenir que, malgré le plaisant assaut de quolibets entre Figaro et Basile, malgré le divertissement que l’auteur nous donne dans la cérémonie du mariage, quoique les dernières scènes soient très liées au sujet et intéressantes, et qu’il y ait de l’esprit partout, ce quatrième acte prépare longuement et peut-être inutilement le cinquième. On devine très bien comment l’auteur eût renouvelé au besoin sa manœuvre du Barbier, et se fût mis en quatre pour plaire au parterre. Il le fit même plus tard pour l’Opéra, « jetant par la fenêtre l’amour-propre de l’auteur[245] » ; mais, au Théâtre Français, les cinq actes furent dévorés si avidement que Beaumarchais n’eut qu’à se vanter d’avoir occupé la scène « trois heures et demie » durant.

Il en est d’ailleurs de cette comédie comme de Tartuffe et de George Dandin : la situation est si forte, qu’elle risque de tourner au drame. Beaumarchais lui-même le faisait remarquer à son ami Gudin[246]. Il se hâta d’en rire, de peur d’être obligé d’en pleurer ; cela lui fut facile. Que l’on choisisse la plus ingénieuse comédie de Lope de Vega, Aimer sans savoir qui, par exemple, ou Madame avant tout, de Caldéron, ce chef-d’œuvre « d’industrie », selon le mot cher à Corneille ; qu’on y ajoute la gaieté de Regnard, le comique de George Dandin, le plaisant de Vadé, et l’on aura à peine, en imagination, l’équivalent de la scène de nuit qui termine le Mariage de Figaro. C’est le sublime de l’équivoque au théâtre, un jaillissement continu de verve, un feu d’artifice plus étincelant que celui qui, pendant ce temps-là, éclate et pétille là-bas sur la terrasse du château d’Aguas-Frescas. Il est tiré par l’esprit de Beaumarchais et « il incendie », comme dit le comte, qui fait des mots malgré tout, ce rendez-vous bigarré, image du siècle et de ses promiscuités vicieuses, où le libertinage du maître se heurte à l’insolence du « maraud », et où le seigneur ne rencontre à la fin que la raillerie impitoyable de ses vassaux, quand il les somme de l’aider à faire justice de la trahison dont il se voit victime : « L’y a, parguenne, une bonne Providence ! »

Peut-on considérer de près maintenant les acteurs de cette étrange pièce ? Ne s’effacent-ils pas derrière l’intérêt historique d’une satire politique et sociale qu’eût applaudie le public d’Aristophane ? Écartons-le pourtant.

C’est d’abord Chérubin qui nous attirera par la séduction, et, quoi qu’on en ait dit, par la nouveauté de son rôle. Il n’emprunte guère que son nom au Bachelier de Salamanque[247] ; mais, proche parent du petit Jehan de Saintré, du chevalier de Luzel de Marmontel, de son Lindor dans le Scrupule, et surtout du Lindor de Rochon de Chabannes, moins naïf que le premier, n’osant pas oser aussi vite que les autres, il occupe, par son âge et par son caractère, dans la galerie des personnages de théâtre, une place qui était à prendre, entre la rouerie précoce du Petit Chevalier de Baron[248] et la passion adulte et intrigante des Valères. On sait s’il a fait souche ; quelle lignée de Faublas[249] à Bébé !

Quant à sa marraine, elle est moins novice, et elle a certainement entendu Mme Lisban d’Heureusement marivauder avec Marton, sur la nature de l’intérêt que Lindor éveille en elle.

Oui, pour me réjouir, il sera toujours bon ;
Mais pour m’intéresser, es-tu folie, Marton,
De penser[250]...

« Un enfant[251] » dira la comtesse ; et Suzanne, tout comme Marton, froissée en scène par « ce jeune adepte de la nature », aura ses raisons toutes fraîches pour protester contre l’innocence captieuse du terme. Mais les ressemblances s’arrêtent là : il n’y a pas de quoi crier au plagiat et se fâcher, comme fit Rochon, qui eût dû se tenir pour très honoré. Qui lirait Heureusement, si Beaumarchais lui-même ne nous y invitait[252] ? La comtesse Almaviva n’a pas l’excuse du veuvage, comme la Dame des Belles Cousines. D’ailleurs, elle n’en aurait pas besoin ; elle aime encore son mari, Rosine ! et la brusque rentrée du volage époux ne fait pas monter aux lèvres des spectateurs l’impertinent adverbe : « Heureusement ! » que Rochon avait pris pour titre de sa comédie. Puis, après tout, la légèreté de ce mari n’est pas tout à fait inexcusable. Que de mauvais exemples il trouvait chez ses pairs ! Beaumarchais les a vus de près, et Gudin aussi[253], spirituels mais oisifs, honorés mais ennuyés, et, partant libertins et haïs ; et il les a punis, comme Molière punissait leurs aînés, en les peignant « d’après nature ». Fidèle, du reste, à « toutes les vraisemblances », il a eu le « respect généreux de ne prêter aucun des vices du peuple » au comte ; ceux qu’il a, tout décrassés qu’ils fussent, suffisaient à motiver la leçon.

Elle était d’abord beaucoup plus audacieuse[254] :

LE COMTE. – Pédrille, empare-toi de cette place ; (à un autre) toi veille à celle de l’autre côte. (Le laquais y va.)
FIGUARO, d’un ton glacé. – Moi aussi, Pédrille, je t’en prie.
BAZILE, bas à Figuaro. – Tu l’as surpris avec Suzanne ?
LE COMTE. – Et vous tous, mes vassaux, entourez-moi cet homme et m’en répondez sur la vie. (On l’entoure.)
BAZILE. – Ha ! ha !
FIGUARO. – Comme il vous plaira mes amis, ce qui m’arrive me touche trop peu, pour qu’on doive enchaîner ma liberté.
LE COMTE, furieux. – Répondez-m’en !
BAZILE. – Vous voyez qu’il entend raison.
DON GUZMAN, à demi-voix. – Monseigneur le comte... un mot ! Bazile nous a conté l’histoire. Ren... entrez au château, je vous prie, nous allons tâcher d’arr...
LE COMTE, emporté. – Homme absurde !... Arranger !... À son maître un valet !
ANTONIO. – Quelqu’un dont on lui prend la femme !
DON GUZMAN. – On sai... ait bien que... ue ce n’est qu’un valet. Mais enfin tou... out homme est sensible.
BARTHOLO. – Ils s’aiment. Ils sont d’accord, et vous venez déranger.
LE COMTE. – Suis-je endormi ? On les excuse ! Ils périront tous deux !
BARTHOLO. – Quittons deux ?
BAZILE, à part, touchant son front. – Il n’y est plus.
DON GUZMAN, au comte.Si vous passiez à des violences, ma... algré le respect...
LE COMTE. – Funeste magistrat !
DON GUZMAN. – Cha... acun forcé de déposer.
BARTHOLO. – Moi le premier.
ANTONIO. – Nous tous aussi.
LE COMTE, criant. – Troupe d’insensés ! (Il fait un tour sur lui-même pour se calmer.)
DON GUZMAN. – La forme alors, la... a forme !
FIGUARO, à part. – S’ils démêlent cet écheveau !
LE COMTE, les dents serrées et prenant Guzman à l’estomac. – Maudit bavard es lois, ce n’est pas votre avis que je veux, c’est votre concours.
DON GUZMAN. – Tous deux vous sont a... acquis ; mais encore faut-il éclairer...
LE COMTE, furieux. – Taisez-vous donc... etc.

Enfin, voici comment était soulignée, dans le même manuscrit, la remarque d’Antonio : « L’y a parguenne une bonne Providence ; vous en avez tant fait dans le pays, qu’il faut ben aussi qu’à votre tour... »

LE COMTE, furieux. – Entre donc ! (Antonio entre.)
Tous les paysans (l’un après l’autre, d’un ton bas et comme un murmure général) : Il a raison, bien fait, c’est juste, il a raison, etc., etc...

Il nous semble que ce murmure général, cet etc., etc., étaient la plus grande audace de la pièce[255], du moins sous sa dernière forme[256]. C’était une révolte, presque une révolution en miniature, et, signe grave, Brid’oison lui-même en était, au nom de la fo-orme. Le « bavard ès lois », une fois de plus, se révélait frondeur. Et surtout que penser du premier auteur de tout ce bruit, de mons Figaro ? « Il a l’air d’un conspirateur », remarque Bartholo lui-même.

Pour voir à quel point il l’avait été, et à quel degré d’audace Beaumarchais avait porté la satire au théâtre, il faut se reporter à un fragment étonnant du manuscrit primitif que nous avons eu l’heureuse fortune de découvrir[257].

Dans la préface du Mariage de Figaro, et dans divers documents, moins spirituels, mais plus explicites, conservés aux archives de la Comédie-Française, Beaumarchais a raconté comment il avait eu à triompher d’une demi-douzaine de censeurs et de mille et une résistances, pendant « quatre ans de combat », avant de faire jouer sa pièce[258]. Or, il n’avait pas tout dit, tant s’en faut ! Nulle part il n’avait risqué une allusion intelligible[259] à un fait inouï, invraisemblable, et qui serait même tout à fait incroyable, si nous n’en avions sous les yeux la preuve très curieuse, très précieuse et absolument irréfutable.

Après le succès des hardiesses de Figaro dans le Barbier de Séville, son père se sentit poussé par l’opinion publique vers toutes les audaces. Le vent de Fronde qui s’était levé, dès l’affaire du parlement Maupeou, soufflait plus fort, et, pour la troisième fois, Beaumarchais lui confia sa barque, toutes voiles dehors. Après les Mémoires contre Gœzman, après le Barbier de Séville, il lança le Mariage de Figaro, se sentant excité et soutenu par la complicité de l’opinion. « Il n’y a plus que vous qui osiez rire en face, » lui disait-on tout bas. « Vous n’oserez pas oser jusqu’au bout, » lui disait tout haut son ami et protecteur le prince de Conti. « Il me porta, conte Beaumarchais, le défi public de mettre au théâtre ma préface du Barbier plus gaie, disait-il, que la pièce, et d’y montrer la famille de Figaro, que j’indiquais dans cette préface. » On sait assez que Beaumarchais tint la gageure : mais ce qu’on ne sait pas, c’est à quel point il avait été beau joueur.

Non content de montrer sur la scène de Molière la famille de Figaro, il avait osé lui faire passer les Pyrénées, Figaro en tête. Oui, le Mariage de Figaro, dans un premier plan de l’auteur, était transporté en France, tout comme le fut, dix ans plus tard, la Mère coupable. C’est là le premier fait que nous révèle notre manuscrit ; et non seulement Beaumarchais avait eu cette audace qui, à elle seule, suffirait à décupler la portée de toutes celles de la pièce connue, mais il osait faire parler son héros, en France, à Paris, sous Louis XVI, convenablement aux lieux, au temps et aux personnes, c’est-à-dire en accumulant toutes les inconvenances. Mais voyons le texte dans son intégrité.

Pour l’apprécier, il faut le replacer dans son vrai cadre. De fait, il n’en eut jamais qu’un, et qui fut « le cabinet intérieur de Sa Majesté », le jour où il y fut lu par Mme Campan devant Louis XVI et Marie-Antoinette, seuls, et sous le sceau du secret d’État. La lectrice a pris place sur le siège qu’on lui a préparé auprès d’une petite table, qui porte le lourd fardeau du Mariage de Figaro, « un énorme manuscrit en plusieurs cahiers », tandis que les deux Majestés, assises en face d’elle, écoutent attentivement, l’une pour juger, l’autre pour rire. « Je commençai, dit Mme Campan. Le roi m’interrompait souvent par des exclamations toujours justes, soit pour louer, soit pour blâmer. Le plus souvent, il se récriait : « C’est de mauvais goût ; cet homme ramène continuellement sur la scène l’habitude des concetti italiens » ». Passons : mais comme il serait curieux de savoir ce que le roi pouvait bien trouver à louer dans le Mariage de Figaro ! Quel diable d’homme que ce Beaumarchais ! Après avoir pesé plus que personne sur Louis XVI, pour le décider à favoriser secrètement la révolution des États-Unis et à soutenir de ses deniers « une guerre républicaine », il ne lui manquait plus que d’arracher à Sa Majesté des applaudissements pour Figaro ! « Mais patience ! » comme dit Panurge. Voici qu’il n’est plus question de mauvais goût : « Au monologue de Figaro, continue Mme Campan, dans lequel il attaque diverses parties d’administration, mais essentiellement à la tirade des prisons d’État, le roi se leva avec vivacité... » Qu’y avait-il donc ? Est-ce la tirade connue : « N’ayant pas un sol, j’écris sur la valeur de l’argent et sur son produit net, sitôt je vois, du fond d’un fiacre, baisser pour moi le pont d’un château fort, à l’entrée duquel je laissai l’espérance et la liberté (il se lève), etc. », qui fait lever si vivement Louis XVI, en même temps que Figaro ? Certes, il y a de quoi ; mais il y avait bien pis. Regardons, en effet, par-dessus l’épaule de Mme Campan. La voici écrite de la main de Beaumarchais, la phrase révolutionnaire qui a fait sursauter Louis XVI, et a dû glacer la gaieté de la reine : « Mon livre (sur le produit net) ne se vendit point, fut arrêté et, pendant qu’on fermait la porte de mon libraire, on m’ouvrit celle de la Bastille... ». Le mot y est, et sans le moindre pâté pour excuse. Dès lors, elle devient terriblement claire l’exclamation de Louis XVI, qui se leva avec vivacité et dit : « C’est détestable, cela ne sera jamais joué, il faudrait détruire la Bastille pour que la représentation de cette pièce ne fût pas une inconséquence dangereuse ». Il prophétisait vrai, le pauvre roi ! En août 1789, Beaumarchais sera officiellement chargé, par le maire de Paris, de surveiller la démolition de cette Bastille dont Figaro sonnait l’assaut dix ans auparavant, dans le cabinet intérieur du roi.

Mais Sa Majesté s’est rassise et Mme Campan reprend : « ...Et pendant qu’on fermait la porte de mon libraire, on m’ouvrit celle de la Bastille, où je fus fort bien reçu en faveur de la recommandation qui m’y attirait. J’y fus logé, nourri pendant six mois, sans payer auberge ni loyer, avec une grande épargne de mes habits, et, à le bien prendre, cette retraite économique est le produit le plus net que m’ait valu la littérature. Mais comme il n’y a ni bien ni mal éternel, j’en sortis à l’avènement d’un ministre qui s’était fait donner la liste et les causes de toutes les détentions, au nombre desquelles il trouva la mienne un tant soit peu légère ». Certes, l’explication de Figaro n’était pas faite pour atténuer sa première impertinence.

Mais, quoi ! non content de prendre la Bastille en idée, il s’en prenait aussi à l’archevêché. Continuons en effet de lire notre fragment, unique épave de celui que, selon toute vraisemblance, débitait Mme Campan à Leurs Majestés : « Une autre fois, je fis une tragédie ; la scène était au sérail. Comme bon chrétien, l’on sent bien que je ne pus m’empêcher de dire un peu de mal de la religion des Turcs. À l’instant, l’envoyé de Tripoli fut se plaindre au ministre des Affaires étrangères que je me donnais, dans mes écrits, des libertés qui offensaient la Sublime-Porte, la Perse, une partie de la presqu’île de l’Inde, l’Égypte, les royaumes de Barca, Tripoli, Alger et Maroc et toute la côte d’Afrique, et ma tragédie fut arrêtée à la police de Paris, par égard pour les princes mahométans, lesquels nous font esclaves et nous exhortant au travail, du geste et de la voix, nous meurtrissent l’omoplate, en nous disant chiens de chrétiens. Et ma pièce ne fut pas jouée. Pour me consoler et surtout pour vivre, je m’amusai à en composer une autre, où je dépeignis de mon mieux la destruction du culte des Bardes et Druides et de leurs vaines cérémonies. Il n’y a pas d’envoyé de ces nations, qui n’existent plus, me dis-je, et pour le coup ma pièce n’aura rien à démêler avec les ministères, et les comédiens la joueront, et j’aurai de l’argent, car le neuvième de la recette m’appartient ; mais je n’avais pas aperçu le venin caché dans mon ouvrage, et les allusions qu’on pouvait faire des erreurs d’un culte faux aux vérités révélées d’une religion véritable. Un officier d’Église, à hausse-col de linon, s’en aperçut fort bien pour moi, me dénonça comme impie, eut un prieuré, et ma pièce fut arrêtée, à la troisième représentation, par le bishop diocésain ; et les comédiens, en faisant mon décompte, trouvèrent au résultat que, pour mon neuvième de profit, je redevais cent douze livres à la troupe, à prendre sur la première pièce que je donnerais, et que le bishop laisserait jouer ».

Un officier d’Église à hausse-col de linon, c’était bien joli, mais était-ce de quoi faire passer le bishop ? Nous savons maintenant pourquoi l’auteur du Mariage de Figaro écrira dans sa préface : « On me faisait des ennemis jusque sur le prie-Dieu des oratoires ». Franchement c’était de bonne guerre, et si Beaumarchais est fondé à rappeler à ce propos les démêlés de l’auteur de Tartuffe avec les dévots, il faut convenir qu’il avait tout fait pour les ressusciter et pour être comparé, à son tour, à « un démon vêtu de chair ».

En somme, Bonaparte n’avait-il pas raison, et plus qu’il ne pensait, quand il disait : Le Mariage de Figaro, c’est déjà la Révolution en action ? Après avoir frondé le roi, le clergé et la noblesse, c’est-à-dire toutes les vieilles puissances, il ne restait plus à Figaro qu’à s’attaquer à la plus nouvelle de toutes, à celle qui règne encore, à la presse : il n’y a pas manque

Nous lisons, en effet, dans notre monologue inédit : « Je fus remis en liberté. Je ne savais point faire de souliers, je courus acheter de l’encre à la Petite-Vertu. Je taillai de nouveau ma plume et je demandai a chacun de quoi il était question maintenant : l’on m’assura qu’il s’était établi depuis mon absence un système de liberté générale sur la vente de toutes les productions, qui s’étendait jusqu’à celles de la plume, et que je pouvais désormais écrire tout ce qui me plairait pourvu que je ne parlasse point de la religion, ni du gouvernement, ni de la politique, ni du produit net, m de l’Opéra, ni des comédiens français : tout cela me parut fort juste, et, profitant de cette douce liberté qu’on laissait à la presse, j’imaginai de faire un nouveau journal. Mais quand je voulus lui donner un titre, il se trouva qu’ils étaient à peu près tous remplis par les mille et un journaux dont le siècle et la France se glorifient. Je me creusai la tête : enfin, las de chercher, je l’intitulai Journal inutile, et j’allais imprimer, lorsqu’un de mes amis, effrayé, m’avertit que j’allais, sur mon titre seul, avoir tous les journalistes sur les bras ; que l’inutilité faisant l’essence de tous ces ouvrages périodiques, ils ne souffriraient pas que, sous l’apparence d’un titre nouveau, je partageasse avec eux tous un droit d’inutilité qu’ils n’avaient acquis qu’avec des pots-de-vin énormes et des pensions multipliées sur les têtes de tous les protégés ». Il est heureux que notre manuscrit s’arrête là brusquement, sinon nous aurions peut-être été forcé d’en interrompre la citation, pour ne paraître pas chercher des allusions trop brûlantes.

Après que Figaro eut tout dit, Louis XVI s’écria : « Cet homme joue tout ce qu’il faut respecter dans un gouvernement ». Il avait compris, quoi qu’on en ait dit, qu’après tout, son métier de roi consistait d’abord à être royaliste, et à réprimer l’insurrection de mons Figaro. Voilà pourquoi aucune de ces audaces ne devint publique, et pourquoi Beaumarchais, avant de pouvoir porter les autres à la scène, dut ourdir, pendant quatre ans, ces intrigues qui ont été tant de fois contées par d’autres et par nous-même[260].

L’occasion serait belle pour reprendre tous les documents de cette comique histoire, et pour montrer combien de points restés obscurs s’éclairent maintenant et fort curieusement, à la lumière de notre monologue inédit de Figaro. Mais, pour le faire court, nous nous bornerons à remarquer que Beaumarchais ne céda le terrain que pied à pied. C’est ce qu’on voit clairement d’abord par l’autorisation de jouer la pièce aux Menus-Plaisirs – surprise on ne sait par qui ni comment, puis si brusquement retirée –, et ensuite par le joyeux scandale de sa représentation à Gennevilliers, où « chacun souffrait de ce manque de mesure, » au dire de Mme Lebrun, une des spectatrices. On en souffrait plus ou moins, mais on le constatait ; et M. Campan, qui était aussi parmi les spectateurs privilégiés, et que sa femme avait mis sans doute au courant du texte et des incidents de la lecture clandestine chez le roi, ayant été pressé de déclarer à la reine « que les passages répréhensibles avaient disparu », se récria spirituellement : « Ma foi, messieurs, je ne sais pas qui l’on trompe ici : tout le monde est dans le secret ». D’autre part, un censeur, le cinquième de la pièce, Desfontaines, moins de quatre mois après, déclarera avec bonhomie : « D’après la manière dont on a parlé de cet ouvrage, j’ai dû l’examiner avec le plus grand soin, et j’en ai fait quatre lectures, dans lesquelles j’ai suivi l’auteur, phrase par phrase : j’en conclus que M. de Beaumarchais aura supprimé ou adouci plusieurs endroits de sa pièce, puisqu’il me semble que de légers changements suffiront pour en autoriser la représentation ».

Voilà des témoignages qu’il suffit de rapprocher pour qu’ils s’éclairent. Donc, sans nous arrêter à peser ici toutes les habiletés de Beaumarchais, qu’il caractérise à merveille en les appelant sa docilité obstinée, nous constaterons simplement que les grandes audaces que nous venons de signaler disparurent les premières, et si bien qu’il n’en restait plus trace dans aucun des manuscrits connus, dont nous avons sous les yeux toutes les variantes. Nous pouvons même dater avec quelque certitude cette suppression capitale, et l’époque où Figaro dut repasser les Pyrénées, sans tambour ni guitare[261].

Le Mariage de Figaro, qui ne devait être joué à la Comédie-Française que le mardi 27 avril 1784, y avait été reçu dès la fin de 1781. Coquelay de Chaussepierre, chargé de le censurer, donna vite une première approbation[262]. Cette première autorisation de Coquelay était accordée au prix de quelques changements dont le roi voulut être juge lui-même. C’est pourquoi il se hâla de parcourir seul d’abord, puis de se faire lire d’un bout à l’autre la pièce par Mme Campan. Or, dès le 22 mai 1782, Beaumarchais écrivait à son ami La Porte, dans ce style à la fois précieux et truculent, où il se joue, lorsqu’il a une grosse joie : « Quand le terme est venu d’accoucher d’une pièce devant le public, il faut, ma foi, ranger cette opération parmi les affaires graves, car il y va de la vie ou de la mort de l’enfant conçu dans le plaisir. Les comédiens, mes accoucheurs, sont donc tout prêts ; un censeur, qui m’a tâté le ventre à Paris, a dit que ma grossesse allait bien. Quelques praticiens de Versailles ont prétendu depuis que l’enfant se présentait mal ; on l’a retourné. Mais puisque nous sentons enfin les premières mouches, occupons-nous donc de mettre au monde mon second enfant comique. Ma première censure rend la seconde infiniment aisée, puisqu’il ne s’agit que défaire approuver ou improuver les changements ». On a retourné l’enfant signifiait, entre initiés, – nous en avons d’autres preuves, mais trop longues, – que Figaro était retourné en Espagne et que la Bastille était devenue, dans la nouvelle rédaction, le vague « château fort à l’entrée duquel il laissa l’espérance et la liberté ». Il n’y eut plus de Pyrénées pour Figaro, le jour seulement où il n’y eut plus de Bastille, c’est-à-dire dix ans plus tard, lors de cette Mère coupable qui forme le dénouement lamentable de la trilogie comique dont il est le héros.

En attendant, il ne restait plus à Beaumarchais qu’à dédier sa pièce au roi, à l’exemple de Voltaire, dédiant Mahomet au pape, et c’est ce qu’il fit, comme on vient de l’établir[263]. « Mais votre Figaro est un soleil tournant qui brûle en jaillissant les manchettes de tout le monde, » objectait-on à Beaumarchais : son manuscrit inédit vient de nous expliquer pourquoi il répliqua avec un sourd grondement, dans la préface de la pièce amendée : « Qu’on me sache gré du moins s’il ne brûle pas aussi les doigts de ceux qui croient s’y reconnaître ».

Quant à ces praticiens de Versailles dont il est question dans son billet amphigourique à La Porte, nous savons quel était le plus autorisé d’entre eux, et qu’il n’était autre que le roi. Mais il n’était pas seul : au fait, qu’en pensait notamment l’autre Majesté qui avait assisté à la lecture des audaces toutes nues de maître Figaro ? Elle avait voix au chapitre, comme on sait du reste. Eh bien ! après que Louis XVI eut exhalé sa légitime colère contre la pièce, la reine demanda : « On ne la jouera donc point ? » Sur quel ton de curiosité gourmande et inquiète cela dut être dit ! « Non, certainement, répondit Louis XVI, vous pouvez en être sûre ». Elle était bien sûre du contraire, la capricieuse souveraine ! Elle en était bien sûre aussi, toute cette aristocratie qui l’environnait, si frivole, si friande des scandales de l’esprit, si chevaleresque dans son duel contre l’opinion, et qui s’en allait chuchotant, dès le lendemain, de salon en salon, ce mot étrange, que nous retrouvons sous la plume &es grands seigneurs, comme sous celle de l’auteur : « Point de salut sans Figaro[264] ! »

Venons-en donc à ce protagoniste du théâtre de Beaumarchais, à celui qui en résume « la morale éternelle »[265] et, par plus d’un aspect, en incarne l’auteur. Rien n’est de nature à conclure aussi explicitement et aussi brillamment, sur la comédie satirique au XVIIIe siècle, que la genèse et le portrait de mons Figaro.

Dès le lendemain de son entrée triomphale sur la scène de Molière, Figaro, comme tous les parvenus, vit accourir les d’Hoziers littéraires, empressés à lui trouver des aïeux dans l’histoire du théâtre. « Les hommes instruits dans les cinq littératures qui sont la base des études en Europe, nous dit Gudin, examinaient de quels éléments Beaumarchais avait composé un caractère aussi original et aussi neuf au théâtre que celui de Figaro. » Mais, avant de recommencer cette enquête qui s’impose ici, observons que Figaro est, par-dessus tout, le fils de ses œuvres et rappelons-les.

Son passé est un peu brouillé. Fils de Bohême, il a voulu « courir une carrière honnête » ; c’est une intention dont il faudra toujours lui tenir compte. Il a donc « étudié gratis à Salamanque[266] » ; en est-il sorti bachelier ? On peut le croire, puisqu’il a d’abord songé au préceptorat : « On vante mon esprit, mes talents, mon savoir, et je ne puis être précepteur au quart du traitement d’un mauvais cuisinier[267] ». Hélas ! c’est comme au temps de Juvénal[268].

Il manie tour à tour la lancette vétérinaire, la plume de bureaucrate et d’auteur, comme le Pauvre Diable de Voltaire et le Durand de Musset. Peine perdue ! Cédera-t-il aux conseils de son ami, le fils du barbier Nunez[269] ? Non, il regimbe contre la domesticité. N’a-t-il pas, lui aussi, comme l’élève du prévoyant Jean-Jacques, un métier capable de nourrir son homme ? Il fondera sa cuisine sur « l’utile revenu du rasoir », sans oublier d’ailleurs d’emporter, dans la même trousse, la lancette vétérinaire et la plume qui tournait si joliment « des bouquets à Chloris », sur le papier ministériel. Puis il laisse la honte au milieu du chemin, et étale gaiement sur l’affiche la plus mince de ses nombreuses professions : le Barbier de Séville.

Ne le plaignons pas, puisqu’il lui reste encore cette bonne humeur active qui rit de la misère, cette virile espérance de la revanche que l’âge seul amortit, sans la dompter. Figaro n’est encore qu’un déclassé, se classera-t-il ? Il a fait tous les métiers de Jean-Jacques, moins un : auteur, bureaucrate, précepteur, artisan ; la domesticité le guette.

Qu’est-ce qui peut sauver « le pauvre diable » ? « De l’or, mon Dieu, de l’or ! » Justement Almaviva en apporte ; maïs pour quelle besogne ! La nécessité ayant rapproché les distances, cette besogne devient presque un acte de camaraderie. « Vole à la fortune, mon fils[270]. » Le voilà intendant de M. le comte, puis son factotum, puis chevalier du cordon au château d’Aguas-Frescas. C’est fait : comme tant d’autres dans son siècle, et même dans le suivant, il est tombé à la domesticité. Un parti lui reste : s’il n’a pas pu construire le château en Espagne de Gil Blas, il peut du moins être « heureux avec sa femme au fond de l’Andalousie », dans sa loge. Point du tout, le seigneur du logis étendra jusque-là ses droits de suzeraineté. C’en est trop : le duel éternel de la force et de la ruse recommence.

Mais quoi ! C’est là ce joyeux barbier que nous avons vu jadis se moquant légèrement « des sols et bravant gaiement les méchants » ? Sans doute ! mais « il est plus âgé, il en sait quelque peu davantage, et c’est bien un autre bruit[271] ». Il fait bien encore, comme il disait, « la barbe à tout le monde », mais de trop près, et ses clients saignent un peu sous le rasoir. « Que voulez-vous ? on se presse, on se pousse, on coudoie, on renverse, arrive qui peut ! Le reste est écrasé ». L’horrible peine de se faire jour, dont il riait jadis si franchement, le fait tourner maintenant à l’aigre : il déclame pathétiquement contre cette « disconvenance sociale » dont il est victime, et qui n’excitait d’abord que sa moquerie. Le factotum de M. le comte a passé le temps « d’être paresseux avec délices », il « se mêle de tout et s’en démêle[272] » à la pointe de l’épée. Et comme il est maître passé dans cette redoutable escrime ! Il serre de plus près son adversaire, tantôt ripostant fer contre fer, tantôt chargeant avec une véhémence soutenue, toujours alerte et beau jouteur, intrépide surtout, et méprisant les avis de la galerie, qu’effrayent son audace et la qualité de ceux auxquels il s’attaque[273]. Son arme est d’ailleurs restée la même, l’esprit. Mais comme il l’a aiguisée ! Ce n’est plus « la joyeuse colère » qui réjouissait le comte ; c’est une grêle de sarcasmes mordants et stridents, parmi lesquels murmure et s’interroge une philosophie mélancolique – « une philosophie en Polichinelle », dira Sedaine, qui ne la prend pas au sérieux autant que Beaumarchais –. L’âpre antithèse de Ruy Blas, ce Figaro révolté,

J’ai l’habit d’un laquais, mais vous en avez l’âme,

gronde sourdement dans la tirade fameuse du cinquième acte du Mariage.

D’ailleurs Figaro visait plus haut ; il oubliait sa casaque et ses griefs d’antichambre lorsque, sortant à pas précipités de l’ombre des marronniers, et tendant son poing crispé vers ce public de privilégiés, il s’écriait : « Ah ! que je voudrais bien tenir un de ces puissants de quatre jours ! Je lui dirais... » : c’étaient les rancunes et les menaces du Tiers – et même du quatrième État – contre l’ancien régime qu’il exhalait publiquement. De toutes ses déchéances et servitudes sociales d’enfant trouvé sur la borne, de fonctionnaire cassé, d’auteur tombé, de laquais humilié, il se relevait tribun. Plus d’un sans doute, parmi les spectateurs, sentit passer en frissonnant « ce souffle vigoureux de la philosophie » dont parle Grimm, vent de fronde qui portait sur ses ailes l’orage de la Révolution.

« Un bâton ! un bâton[274] ! » s’écrie ici un critique. Ce serait prendre Figaro pour Frontin. Quelle méprise ! Pour en faire sentir l’étendue, il reste à indiquer d’où venait en réalité celui que sa Suzon appelle « le beau, le gai, l’aimable Figaro, surnommé l’adroit, le spirituel, l’ingénieux, le triple habile homme[275] », en consultant à la liste de ses plus authentiques aïeux.

Sans doute il eût reconnu ses maîtres en intrigues dans les esclaves de Piaule, et surtout de Térence ; mais ce ne sont pas là les seuls ancêtres de sa verve et de ses malices. S’il en a dans le théâtre des anciens, il faut les chercher en outre dans la bande des parasites, cette bohème de l’antiquité, où l’on fonde sa cuisine sur des bons mots[276], où l’on est à genoux devant un écu, mais où l’on se redresse aussi, l’écu manquant, en se souvenant qu’après tout on est libre et en le prouvant à la pointe de la langue[277]. Voilà, par la condition et par le ton, des ancêtres de son esprit qu’on a trop méconnus ou dédaignés. Les précurseurs de son insolence peuplent le théâtre d’Aristophane ; c’est, à vrai dire, Aristophane lui-même : le nom de l’ennemi, c’est-à-dire du maître, est seul changé. Mais nous n’insisterons pas sur ces rapprochements ; ils auraient le défaut de n’être jamais venus à la pensée du père de Figaro, qui n’était rien moins qu’un érudit[278].

Nous nous bornerons à la filiation directe. Nous préciserons donc les traits de ressemblance entre le héros de notre auteur et ses frères avérés dans la grande famille française des valets de comédie. « Tout en est français[279] », a-t-on dit du théâtre et de l’esprit de Beaumarchais ; c’est un bel éloge, et c’est surtout à Figaro qu’il est dû.

Son costume et son nom disaient qu’il venait d’Espagne ; mais son langage renseigna bien vite ceux qu’avait dépaysés[280] ce double travesti. Sous son accoutrement fantaisiste et avec ce « beau nom de bal[281] », comme disait Antonio, il était encore moins espagnol que Gil Blas, qu’il avait d’ailleurs beaucoup hanté. En fait, du plus loin qu’il lui souvînt[282], il venait de Rabelais. Ce n’est pas à Séville qu’il a rencontré le comte Almaviva, c’est dans ce même faubourg de Paris, où Panurge s’offrit à Pantagruel. Oui, Panurge, avec sa verte allure, son humeur narquoise et sa gueuserie industrieuse, grosses friponneries et bouffonneries à part, est bien autant son ancêtre que les innombrables Mascarilles, Scapins, Crispins et Frontins de Molière et de ses successeurs.

D’ailleurs, des vantardises spirituelles de Panurge au cri de Mascarille :

Vivat Mascarillus, fourbum imperator,

il y a infiniment moins loin que de cette apothéose comique des valets de comédie au monologue très sérieux qui fait explosion au début du cinquième acte du Mariage de Figaro.

Cette dernière distance donne la mesure de l’originalité de Beaumarchais, car les précurseurs de Figaro n’en ont franchi qu’une faible partie. Marquons-la pourtant.

Le premier valet que Regnard met sur la scène de Molière était déjà las, rappelons-le, de ce métier que ses aïeux avaient exercé sans trop se plaindre : « On s’acoquine à servir ces gredins-là, je ne sais pourquoi ; ils ne payent point de gages, ils querellent, ils rossent quelquefois ; on a plus d’esprit qu’eux, on les fait vivre ; il faut avoir la peine d’inventer mille fourberies, dont ils ne sont tout au plus que de moitié ; et avec tout cela, nous sommes les valets et ils sont les maîtres. Cela n’est pas juste. Je prétends à l’avenir travailler pour mon compte ; ceci fini, je veux devenir maître à mon tour[283]. » Cela n’est pas juste ! je veux devenir maître à mon tour ! voilà qui aura de l’écho. C’est d’abord le Crispin de Lesage, qui ramasse la balle : « Que je suis las d’être valet ! Ah ! Crispin, c’est ta faute ; tu as toujours donné dans la bagatelle... Avec l’esprit que j’ai, morbleu ! » Il semble entendre Figaro : « Tandis que moi, morbleu !... ».

Ce dernier Crispin est décidément un des plus proches parents de notre héros, à qui son compère Labranche prête même des mots à retourner et à aiguiser, celui-ci par exemple : « Je te trouve une physionomie d’honnête homme. – Ah ! monsieur, sans vanité, je suis encore plus honnête homme que ma physionomie[284]. » Il n’est pas jusqu’à Lisette qui ne fasse chorus ; « Je m’ennuie d’être soubrette », s’écrie-t-elle dans Turcaret. C’est une contagion.

Elle gagne les valets de Marivaux, et voici Trivelin qui philosophe là-dessus : « Des quinze ans que je roule dans le monde, tu sais combien je me suis tourmenté, combien j’ai fait d’efforts pour arriver à un état fixe, etc.[285]... L’ingrat ! après tout ce que j’ai fait pour lui. » « Beaumarchais, a-t-on dit[286] avec justesse, ne semble-t-il pas s’être inspiré de Marivaux ? On le croirait, car Trivelin est original et créé, Figaro ne l’est plus autant pour qui connaît Trivelin », ni Trivelin pour qui se rappelle Crispin, ainsi que nous venons de le montrer. « On est toujours le fils de quelqu’un », dit Brid’oison ; mais, comme chez les Chinois, Figaro anoblit ses aïeux, et, à ne le prendre que dans le Barbier, il resterait le grand homme de la famille des Saunions et des Zanni. D’ailleurs, ce n’est pas là « le véritable Figaro », aux yeux de son père, comme on va voir.

Néanmoins, si Trivelin a l’haleine plus courte que Figaro, il l’a évidemment soufflé à ses débuts.

Ce qui est encore plus certain, c’est que chez tous les successeurs de Scapin couve la rancune contre leur condition. Celle-ci va changer ; Turcaret succède à Crispin rival de son maître, à peu près comme le Mariage continue le Barbier, et Lesage y tient la promesse d’Oronte à Crispin et à Labranche : « Vous avez de l’esprit, mais il faut en faire un meilleur usage, et pour vous rendre honnêtes gens, je veux vous mettre tous deux dans les affaires[287] ». Mais il n’a pas eu la première idée de la métamorphose. Quoi qu’on en ait dit, l’honneur en revient à Regnard, témoin le pot-au-lait du Valentin des Ménechmes[288] ;

Je prends un vol plus fier et suis haussé d’un cran,
Mes mains de cet argent seront dépositaires,
Et je vais me jeter, je crois, dans les affaires, etc.

Il s’agit maintenant de « se hausser d’un cran » dans l’estime publique. Juché sur des sacs d’écus, le valet tente l’escalade.

Mais, s’il est mille moyens de devenir traitant, dont le plus honnête est celui de Panurge, « par larcin furtivement fait », il n’en est qu’un pour être estimé, et que les petits-fils du héros de Rabelais ont toujours négligé : l’honnêteté. Le Frontin de Turcaret s’en avise sur le tard : « Vive l’esprit, mon enfant, dit-il à Lisette... nous allons faire souche d’honnêtes gens[289] ». De cette union naît Figaro. Dans le Barbier, il garde encore vaguement l’air de famille, et Crispin l’appellerait d’abord « un fripon honoraire[290] », mais, dans le Mariage, ce soupçon serait une injure gratuite. « Honnête homme qui ne veut pas l’être jusqu’à la duperie[291] », a dit un juge sévère en ces matières ; soit, ne nous montrons pas ici trop exigeant. C’est un point délicat sur lequel son père s’est expliqué vertement : « L’opposé des valets, il n’est pas, vous le savez, le malhonnête homme de la pièce[292] ». Mais qu’est-il pour avoir ainsi le droit de renier ses aïeux ?

Bas les masques donc ! Figaro a terre et guerre. On nous dit deux fois[293] qu’il veut sauver « sa propriété, Suzanne ». Sa propriété ! Pour le coup, Crispin du Légataire, le mari si endurant, le renierait pour valet[294]. C’est qu’il ne l’est plus, si même il l’a jamais été.

Qu’est-il donc enfin ? Un personnage allégorique ; il personnifie la lutte entre « l’abus de la puissance » et « le feu, l’esprit, les ressources de l’infériorité piquée au jeu[295] ». Son odyssée est la dernière et la plus morale des branches du roman de Renart : elle symbolise la crise suprême de la lutte séculaire entre les privilégiés et les autres ; Figaro est le héraut théâtral de la Révolution française. Tel est celui que Beaumarchais appelle expressément, dans sa préface et en soulignant les termes, avec un à bon entendeur salut, « le véritable Figaro ».

Mais est-ce par là seulement qu’il est immortel ? Gudin, qui avait reçu les confidences de son père, hasarde ceci : « Peut-être si l’auteur eût écrit dans un pays plus libre, en eût-il fait le prototype de ce peuple. Il y aurait peu à faire pour passer du caractère individuel si bien suivi au caractère national[296] » : si peu que rien, et Beaumarchais lui-même nous y convie, en l’appelant dans sa préface « l’homme le plus dégourdi de sa nation[297] ».

Figaro est, en effet, la plus vivante incarnation littéraire du type français ; aussi est-il natif de Paris. Du Parisien il a les traits essentiels dans le caractère et dans l’esprit, la gaieté aiguë et fanfaronne à l’ordinaire, mais, dans l’instant de la crise, tout le sérieux nécessaire. Très moqueur, et pourtant très sensible ; très attaché à ses droits et parfois à ses maîtres ; tenant d’ailleurs moins à son salaire qu’à son franc parler ; le plus souvent mutin, rarement dupe, jamais sot ; ayant l’esprit attique, mais mâtiné de gauloiserie ; provisoirement vengé par des mots pour rire, qui préparent des barricades très sérieuses, tel est Figaro, le plus brillant et le plus terrible des gamins de Paris.

Au demeurant, le meilleur fils du monde.

Tel quel, il a sa place marquée, parmi les types scéniques en qui se sont incarnés gaiment diverses races, grotesques Saunions, alertes Zanni, lourds John Bull, excentriques « frères Jonathan », etc. : et, comme il incarne l’esprit français, cette place est celle d’honneur, avant tous les Polichinelles nationaux, à côté du Démos aristophanesque.

Par cette création du type de Figaro, Beaumarchais est le premier des comiques français après Molière, l’incomparable peintre des caractères.

Un critique que nous nous plaisons à citer en l’espèce, parce que sa gravité y a une autorité particulière, et parce que son suffrage semble être pour les gloires contestées un brevet d’immortalité, a dit de notre auteur : « Si ses enfants sont moins bien nés que ceux de Molière, ils n’en vivent pas moins de la même vie[298] ». Cette vie éternelle, c’est Figaro, « le machiniste » qui l’a soufflée à tous ses compagnons de théâtre, que Beaumarchais, comme nous l’avons vu, et quoi qu’en ait dit l’aigre Suard, « a pris dans la nature et dans la société française[299] ».

Figaro a fait souche, mais non pas d’honnêtes gens. Dans la foule des « Effrontés » qui lui ont succédé, il n’avouerait guère que Giboyer ; il renverrait à Turcaret et à Crispin la clientèle des Mercadet, des Vernouillet, des Rabagas, et jusqu’à Monsieur Scapin. Il confesserait sans doute secrètement que ce sont là des bâtards dont les saillies, sinon les mœurs, lui font honneur, tout en remarquant que sa véritable postérité n’est pas sur les planches et joue sur d’autres théâtres. Mais revenons à son père, pour conclure.

« Enlevez le théâtre de Marivaux, a-t-on dit, vous mutilerez non seulement la littérature française, mais l’esprit français ; celle-là sera dépouillée d’un genre unique et charmant, celui-ci d’une fleur d’élégance, de poésie, de délicatesse[300] ». Mais enlevez le théâtre de Beaumarchais, vous ne mutilerez pas moins, quoique autrement, l’esprit français, dont il est, suivant le mot de Carlyle, un des plus brillants spécimens. Sylvia et Dorante consoleraient peut-être de la perte de Rosine et d’Almaviva, mais la gaieté et l’humeur de Regnard ne suppléeraient pas à celles de Beaumarchais. Et dans quel théâtre moderne serait l’équivalent de son génie satirique et épigrammatique ? Qui donc soulèverait dans le parterre un éclat de rire aussi mâle ? Qui lui prêcherait mieux cette gaie philosophie qui nous donne l’illusion d’être supérieurs aux événements, et nous dédommage par un bon mot des injustices du sort et de celles des hommes ? Qui donc, pour tout dire, remplacerait Figaro ? Ferdinand Brunetière appelait finement l’auteur du Jeu de l’Amour et du Hasard, « le plus sérieux de nos auteurs légers » ; volontiers, nous dirions du père de Figaro qu’il est le plus léger de nos auteurs sérieux.

En un mot, le plus grand mérite de Marivaux est de détailler Racine ; celui de Beaumarchais nous paraît être de continuer Molière.

C’était le sentiment de quelques contemporains[301] : nous trouvons, dans les cartons de la Comédie-Française, une pièce d’un tour poli et agréable, intitulée Stances à M. de Beaumarchais, par d’Aquen de Château-Lyons, où l’auteur, après avoir omis à tort Marivaux et contesté la légitimité de Regnard, Dufresny, Destouches, La Chaussée, Piron et Gresset, s’écrie en refrain :

Le fils de Molière est trouvé !

En tout cas, ses mérites techniques d’auteur dramatique sont d’un grand maître, car la plupart de ceux qui l’ont suivi au théâtre se sont mis à son école, y compris les plus prestigieux vaudevillistes. Il est le roi de l’intrigue et, comme nous le verrons de près, Scribe ne fut que son héritier.

Cet art de faire lire toute une satire dans un mot, c’est lui qui l’apprendra aux auteurs du Fils de Giboyer, des Effrontés, du Gendre de M. Poirier, des Idées de Madame Aubray, de Rabagas, de la Famille Benoiton, du Monde où l’on s’ennuie, des Corbeaux, etc., et à l’élite des vaudevillistes. Cette coupe savante du dialogue, qu’il calque sur le rythme même de la passion, en y faisant alterner les ripostes courtes, croisées et haletantes, avec les tirades véhémentes et torrentielles, c’est encore lui qui en a montré l’effet scénique à l’auteur du Demi-Monde et du Supplice d’une femme[302].

Nous ne prétendons pas que même là il n’ait pas ses défauts et nous les avons notés ailleurs ; nous estimons seulement que ceux-ci sont invisibles à la représentation. Que le monologue de Figaro, par exemple, suspende l’action, on peut le remarquer à la lecture, mais le public ne s’en aperçoit guère, lui que nous avons vu applaudir même à celui de Charles-Quint dans Hernani ! Quant à soutenir, comme on l’a fait, que Marivaux « pose » mieux une scène que Beaumarchais, voilà ce qui ne nous paraît pas soutenable. D’ailleurs, si faire cent lieues sur une feuille de parquet est un mérite rare, il est moindre au théâtre que celui de brûler les planches ; et volontiers à toutes les critiques nous répondrions ici par le mot de Démosthène sur l’orateur : « La première qualité est l’action, la seconde encore l’action, etc. ». C’est éminemment celle de Beaumarchais, la plus grande au théâtre après celle de Molière.

Depuis cent ans, la gloire littéraire du père de Figaro n’a pas subi d’éclipse. Les critiques les plus chagrins sont forcés de constater qu’il « est en hausse[303] ».

Sans doute, en lisant le Barbier de Séville ou le Mariage de Figaro, on se prend à regretter qu’il ait manque à leur auteur, beaucoup plus encore qu’à Molière, d’écrire purement et d’« éviter le jargon et le barbarisme » ; néanmoins, de sa place au parterre, parmi les bravos de la foule, le spectateur éclairé, mais qui ne fait pas des raisonnements trop délicats pour s’empêcher d’avoir du plaisir, sent nettement que le plus grand talent dramatique qui nous soit né, depuis Corneille, Racine et Molière, c’est Beaumarchais[304].

Composer le Barbier de Séville, ce chef-d’œuvre de la comédie légère, et surtout le Mariage de Figaro, ce chef-d’œuvre de la comédie satirique, en un mot créer Figaro, c’était innover plus que personne dans la comédie, après Molière, Regnard, Lesage et Marivaux. Il n’y fallait rien moins que du génie.

 

 

CONCLUSION

 

La complexité de l’histoire de la comédie au XVIIIe siècle n’est qu’apparente. Elle disparaît, si l’on démêle la filiation des divers genres comiques qui s’y épanouissent. Ceux-ci cessent alors d’inquiéter l’esprit par l’énigme de leurs métamorphoses, pour lui laisser goûter tout l’agrément de leur variété. C’est ce que nous avons tâché de montrer, avec un détail suffisant, pour la période qui va du Chevalier à la mode (1687), au Mariage de Figaro (1684). Il importe à la clarté de ce volume, et aussi à celle de notre plan tout entier, de grouper ici les principaux faits ainsi démêlés, avec l’enchaînement de leurs conséquences.

Nous avons pris notre point de départ dans le répertoire français de l’Ancien Théâtre Italien, dû tout entier à des auteurs français, en tête desquels sont Fatouville, Regnard et Dufresny. Ce théâtre nous est apparu comme attirant à lui presque toute la sève comique de l’extrême fin du XVIIe siècle. Nous avons vu la comédie-farce s’y donner carrière, à travers les cinquante-cinq pièces du recueil de Gherardi, et user de la liberté traditionnelle de la scène d’Arlequin pour se livrer, avec une hardiesse sans précédent et grosse de conséquences, à la peinture satirique des mœurs du temps.

Ce fut d’ailleurs la victoire finale de la farce française sur l’italienne, la sanction de la gloire que lui avait value Molière, en l’associant au splendide avènement de la comédie nationale. Ayant ainsi escaladé les derniers tréteaux de la commedia dell’arte, elle la réduisit aux bouffonneries des intermèdes. Elle s’y installa tout entière, notamment avec son empressement caractéristique à peindre les mœurs du temps. C’est sur la scène farcesque des Italiens – ainsi francisée, par droit de conquête et par droit de naissance – que se continua avec une vitalité caractéristique, entre le Chevalier à la mode et Turcaret, l’évolution de la comédie-farce vers la grande comédie de mœurs. Nous nous sommes attaché à démontrer cela par le menu, en notant, dans le recueil des scènes françaises du Théâtre Italien, les principaux traits de la vaste peinture d’une société déjà toute « Régence en dessous», exécutée visiblement d’après nature, quoique chargée selon la tradition de l’arlequinerie.

Il est vraiment singulier qu’un fait aussi certain et aussi important ait été à peu près laissé dans l’ombre jusqu’ici, mais la faute n’en est certes pas à Boileau qui s’était écrié, dès l’apparition du recueil de Gherardi : « J’y ai trouvé de fort bonnes choses et de véritables plaisanteries ; il y a du sel partout » : elle en est surtout à La Harpe qui montra ici un goût vraiment trop dédaigneux, en déclarant que, pour « fouiller dans ces ordures », il fallait « le courage de l’indigence ». Nous croyons avoir prouvé combien on a eu tort de l’en croire sur parole, du moins parmi les critiques. Quant aux auteurs, ils n’eurent garde de partager ce dédain : et nous avons indiqué tout ce qu’ils y puisèrent, de

Lesage à Beaumarchais inclusivement. En matière de gaités débridées et de satires à l’emporte-pièce, ce recueil de Gherardi, juché au bout du XVIIe siècle, fut comme le château d’eau qui alimenta la veine des auteurs gais du siècle suivant.

Regnard, qui en avait été un des fournisseurs attitrés, y reprit d’abord son bien, pour le faire fructifier sur la scène de Molière. Recueillant directement la succession de Montfleury, il porta la forme littéraire de la farce à sa perfection. On lui sut aussitôt tant de gré de sa gaieté, qu’on salua en lui – comme si ses croquades de mœurs étaient des peintures et comme si ses plaisants fantoches étaient des caractères comiques – l’héritier direct de Molière. Nous avons dit de combien il s’en fallait, sans marchander la gloire qui est due, pour son style et son esprit, outre sa gaieté, à cet enfant gâté de la critique, mais en en réclamant un reflet plus vif sur son collaborateur Dufresny.

C’est dans le genre de la comédie de mœurs – suivi par nous depuis l’Esprit de contradiction de Dufresny, jusqu’au Cercle de Poinsinet —, que nous avons rencontré le plus grand héritier de Molière, avant le père de Figaro, en l’auteur de Turcaret. Nous avons d’ailleurs noté ce qu’il doit aussi à Fatouville, le principal fournisseur des Italiens, à Dancourt, son précurseur direct dans la grande comédie de mœ.urs, et à d’autres. Nous avons cru d’ailleurs devoir mettre dans tout leur jour les mérites de Turcaret, si considérables et qui semblent s’être un peu obscurcis au regard de la critique contemporaine. Nous avons d’abord prouvé la vérité et la portée sociales de la pièce, par sa comparaison avec les originaux qu’elle satirise et avec l’état de la question d’argent dans la société du temps où Louis XIV descendait, avec sérénité, « le Niagara de la banqueroute ». Puis, non content d’examiner directement les beautés de ce chef-d’œuvre de la comédie de mœurs, – vigoureuses et fécondes, si elles ne sont ni absolument originales ni sans tache, – nous avons indique sa brillante postérité, mesurant par là la considérable influence exercée jusque sur le théâtre actuel par son auteur, le plus moderne des classiques.

Après avoir étudié ces deux faits – celui de la comédie-farce amenée à la perfection littéraire par Regnard, et celui de la grande comédie de mœurs réalisée par Lesage –, nous avions à passer en revue les autres candidats à la succession de Molière, ceux qui en convoitaient l’autre moitié, la plus belle, la comédie de caractère.

Nous avons constaté qu’ils n’atteignirent pas où ils visaient, mais qu’en y visant ils se trouvèrent avoir innové, sans le faire exprès. Nous avons montré soigneusement comment leur chef de file Destouches – en s’efforçant, avec une noble ambition qu’on a trop raillée vraiment, de traiter la comédie de caractère, selon la formule de Molière, égaré d’ailleurs par celle d’une certaine comédie morale que prônait étroitement Boileau dans l’Art Poétique – fit dévier à son insu ce genre vers une comédie si moralisante, qu’elle en devint larmoyante, ou peu s’en fallait.

Son originalité, très réelle au bout du compte, consista à réagir délibérément contre la comédie-farce du Théâtre Italien et de Regnard, et à se laisser entraîner par cette réaction jusqu’au seuil même de la comédie-drame. Il était d’ailleurs sincère en déclarant : « J’ai toujours l’homme devant mes yeux, et j’aime mieux le peindre que de le farder ». S’il n’a pas réussi à dérober à Molière le secret de peindre des caractères, ni surtout celui de faire sortir ces caractères de la peinture des mœurs, et si, en cherchant ce secret, sur les traces de l’auteur de Tartuffe et du Misanthrope, il a rendu souvent ennuyeuse la comédie sérieuse, il se sauve du moins du ridicule par son Glorieux. C’est, au bout du compte, le chef-d’œuvre de la comédie classique au XVIIIe siècle, après Turcaret. Sa formule mixte, faite d’un ambigu de pathétique et de gaieté, a eu d’ailleurs l’honneur de susciter presque aussitôt deux autres petits chefs-d’œuvre, le Méchant et la Métromanie.

Un autre honneur qu’elle eut – contre lequel d’ailleurs son auteur a protesté, pour les raisons complexes que nous avons exposées, et qui n’est pourtant pas moins considérable –, fut celui d’avoir été la transition visible, peut-être nécessaire, vers la comédie larmoyante de la Chaussée, d’où sortira directement cette comédie-drame qui allait être la souveraine de la scène, dans la seconde moitié du siècle suivant.

Nous avons d’ailleurs observé que Destouches devait partager cet honneur et cette responsabilité avec certains de ses précurseurs et contemporains, en rappelant que, sous l’influence du roman, la comédie sérieuse avait évolué vers la forme moralisante et même larmoyante, depuis les Esopes de Boursault jusqu’aux Fils ingrats de Piron, en passant par l’Andrienne de Baron, le Flatteur de J.-B. Rousseau et le Jaloux désabusé de Campistron.

Mais arrivé là, c’est-à-dire à la Fausse Antipathie (1733) de la Chaussée, en attendant sa Mélanide (1741), nous avons fait comme Destouches, nous avons reculé, réservant l’étude du phénomène que fut la comédie larmoyante, pour celle du drame dont il marque exactement la naissance. Ce phénomène dramatique fut, en fait, une des révolutions les plus considérables de l’histoire de notre théâtre, mais, dans l’évolution de la comédie, il ne fut qu’un épisode et ne marque qu’une borne.

Avant de voir la comédie proprement dite abandonner le nouveau genre à sa destinée, qui ne menaçait que celle de la tragédie, et rentrer avec Beaumarchais dans la tradition directe de Molière, nous avons dû faire halte devant la comédie, à peine comique, mais si originale de Marivaux.

Nous avons constaté alors que celui-là était un novateur qui, au contraire de Destouches, avait fait exprès de l’être, et que, tout compte fait, cela avait été fort heureux pour la comédie. Avec lui, en effet, elle s’est enrichie d’un genre si nouveau, qu’il a fallu créer, pour le désigner, un mot, le marivaudage, sans que celui-ci suffise à exprimer toute l’originalité de son auteur. De celle-ci nous avons montré les divers aspects, en évitant de les louer outre mesure, comme il arrive si naturellement après la lecture. Pour les comédies de Marivaux, ce n’est pas l’impression qui est l’écueil, c’est la scène, car il y paraît bien trotte-menu, quoi qu’en disent ses dévots. Au point de vue strict de l’histoire du théâtre, s’il n’a pas eu l’honneur de continuer Molière, sauf dans les Sincères, il a eu celui d’adapter la poétique de Racine à la scène comique, en faisant de l’amour son protagoniste. Nous avons reconnu d’ailleurs de quelle menue mais exacte science du cœur, de quelle adresse à esquisser les mœurs et à profiler les personnages, sans jamais assez caractériser celles-ci ni assez individualiser ceux-là, de quelle adresse inouïe à nous donner l’illusion d’un mouvement perpétuel, sans presque bouger de place, enfin de quelle savoureuse conformité de son style en pieds de mouche et un peu précieux avec la rouerie de sa formule un peu mince, est faite son originalité.

En somme, la comédie galante ébauchée par Corneille, et indiquée çà et là par Molière, comme nous l’avons vu, fut réalisée par Marivaux, sous toutes ses formes, y compris la romantique, outre la romanesque, témoin le Prince travesti. Au reste rien n’était plus légitime que l’avènement définitif sur notre scène de ce genre de comédie mitoyenne, si exactement équilibrée par son auteur entre le rire traditionnel et le larmoiement à la mode, sans qu’il ait cherché l’un, et tout en évitant l’autre, sauf dans la Mère confidente. Le marivaudage, au sens étroit du mot, vient en effet de loin en France : n’est-il pas, à y bien regarder, l’essence même de toute notre poésie courtoise ? Sous la forme dramatique que lui donna le génie très réel de l’auteur des Surprises de l’amour, ce « Racine en miniature », il devait influer puissamment sur l’évolution ultérieure de la comédie, et dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, comme on l’a pu voir.

Entre l’originalité de Marivaux, qui se produit à côté, sinon en dehors de la formule de Molière, et celle de Beaumarchais qui y rentre, nous avons cru devoir raconter l’évolution de la comédie lyrique et de la comédie de genre, sur les scènes de la foire, de l’Opéra-Comique et des théâtres de société. Pour procéder ainsi nous avions deux motifs qui dérivaient l’un et l’autre de la nature même du sujet, d’abord pris en soi, puis considéré par rapport à l’ensemble.

En premier lieu, les petits genres comiques du XVIIIe siècle, très dignes d’ailleurs d’une jolie place dans l’histoire de notre comédie, ont entre eux une parenté d’origine, de filiation et de ton qui commandait de les réunir dans un même chapitre : ainsi devaient apparaître, comme il faut, l’unité foncière de la conception d’art et du désir de plaire qui les inspira, et sa conformité avec le tour de l’esprit public qui les fit tant applaudir dans tous les rangs de la société. En second et principal lieu, nous avions à montrer la genèse du Barbier de Séville, au sein même de cette menuaille de la comédie de genre. Par là, comme par le reste, la comédie de Beaumarchais se trouvait ainsi placée, dans cette histoire – de même qu’elle l’a été en fait – au confluent des petits comme des grands genres comiques du siècle dont elle couronne l’histoire dramatique.

La comédie-farce du Théâtre dit de Gherardi a été – qu’on nous passe la familiarité de l’expression en faveur de sa justesse – la Mère Gigogne de toute cette menuaille de genres comiques bavards et chantants qui foisonnèrent dans ce siècle, et en alimentèrent l’universelle théâtromanie[305]. C’est ce que nous avons soigneusement démontré.

Nous avons établi que la comédie foraine hérita directement du répertoire français, ainsi que de la clientèle des Italiens, dès que ces derniers eurent été chassés, en 1697. Nous avons prouvé, par un aveu inédit de Lesage, que, dès son début sur les tréteaux forains, il se mit sous le patronage de l’arlequinerie et annonça

Des farces nouvelles
Du vieux Théâtre Italien.

Nous avons tenu d’autre part à faire ressortir sa véritable originalité. Nous avons reconnu la discrétion et le bon goût avec lesquels ce Ménandre de la foire mit les forains en possession de l’héritage des Italiens, l’ingéniosité qu’il déploya pour rafraîchir leurs cadres traditionnels par les artifices d’une intrigue plus savante et par l’introduction des sujets orientaux, l’esprit et le talent d’observation, la malice et la gaieté qu’il dépensa pour enrichir le fond après la forme, et ramener plus près de la nature les caricatures à l’italienne, de manière à avoir le droit d’écrire, dans la préface de son Théâtre de la foire pour « justifier le plaisir que tout Paris y prenait », qu’il y avait « des caractères, du plaisant, du naturel, de la variété ». Nous avons enfin salué en lui, – pour nous consoler un peu des chefs-d’œuvre qu’il nous eût peut-être donnés après Turcaret, sans sa brouille avec les comédiens français –, le créateur d’un genre, ou peu s’en faut, par cette naturalisation finale de la farce italo-gauloise, l’aïeul authentique des aimables auteurs de cette foule bigarrée de vaudevilles, d’opéras-comiques et bouffes, d’opérettes, de saynètes, de féeries, de turqueries et de parodies qui, depuis Panard et Favart, n’ont pas cessé de faire honneur à l’esprit et à la gaieté français, sur tant de scènes de genre, sans oublier la musique.

À propos de cette dernière, qui est inséparable du genre, nous avons dû conter la genèse de l’opéra-comique, depuis ses origines italiennes, en passant par la comédie à vaudevilles de l’ancien Théâtre italien et du Théâtre forain, puis par la comédie à ariettes jusqu’à son émancipation et à son règne absolu sur la scène du Nouveau Théâtre italien, Favart aidant. Nous avons noté d’ailleurs avec quel art charmant et même délicat, quelle grâce souple et séduisante, sinon ingénue, l’auteur de la Chercheuse d’esprit avait traité son thème favori de l’éveil des sens, renouvelé avec beaucoup de malice et un peu de gauloiserie de celui de Marivaux. Nous avons d’ailleurs signalé son influence sur tous ses successeurs, dans le genre national de l’opéra-comique, qu’il a fait évoluer de la comédie à vaudevilles de Lesage vers la véritable comédie musicale, à travers la comédie à ariettes. Nous l’avons vu enfin s’élever du livret d’opéra-comique à la véritable comédie, avec son petit chef-d’œuvre, les Trois Sultanes, et mériter le titre de « Racine du vaudeville ».

Parallèlement à cette fortune de la comédie de genre, à couplets, nous avons suivi celle de la comédie de genre, à croquis de mœurs, sur les théâtres de société, de Madame de Staal à Madame ide Genlis, en nous arrêtant aux proverbes de Carmontelle et surtout au théâtre de société de son émule Collé, où nous avons retrouvé, plus ou moins vive, mais certaine, la tradition de la comédie rosse et un tantinet licencieuse de l’Ancien Théâtre italien et du Théâtre forain.

Enfin, nous avons dû faire mention du succès d’un autre genre forain, la parade, qui passa si effrontément du préau aux salons, dès 1730, avec la connivence du meilleur monde. Nous y avons montré comment s’y donna d’abord carrière « la scurrilité » de Beaumarchais – pour lui appliquer le mot forgé pour Molière, par le pédantisme dédaigneux de Chapelain –. Nous avons démontré, à l’aide de documents inédits, comment ces jeux de société plus ou moins innocents lui avaient révélé son génie comique, et comment Figaro était né d’une parade et d’un opéra-comique. Nous avons accédé ainsi à la comédie de Beaumarchais.

Elle nous est apparue d’abord comme une renaissance – éclatante jusqu’au scandale – de cette comédie d’intrigue et de cette comédie-farce dont la tradition venait directement de l’auteur de l’Étourdi et des Précieuses, mais dont nous avions signalé le déclin après Brueys et Palaprat, Regnard et Dufresny, en constatant sa rareté croissante parmi les trois centaines de pièces comiques jouées au Théâtre Français entre le Chevalier à la mode (1687) et le Fils naturel (1757). Nous avions même du observer que cette décadence de la comédie-farce dans la maison de Molière n’avait pas pu être arrêtée par la fantaisie savoureuse de l’acteur-auteur Legrand dans son Roi de Cocagne, non plus que celle de la comédie d’intrigue par les curieuses et hardies théories et par les adaptations de comédies espagnoles de Lesage cherchant sa voie, avec plus d’esprit que de succès.

Nous avons constaté qu’ainsi le Barbier de Séville ramena d’abord le succès, sur la scène de Molière, à cette comédie d’intrigue que Lesage avait prônée avec une verve pressante, mais en vain, dans la préface trop peu connue de son Théâtre espagnol, renonçant d’ailleurs, après Crispin rival, à prêcher d’exemple. Il est vrai que la pièce nouvelle était un miracle de prestidigitation scénique, étant agencée et conduite avec un brio et une maîtrise qui étaient sans précédent, même en remontant au Menteur, telle enfin que toute l’école de la pièce bien faite, Scribe en tête, procédera directement de sa formule. Le même mérite, bien qu’on l’ait souvent contesté, se retrouve d’ailleurs, quoique moindre, dans le Mariage de Figaro.

Nous avons d’ailleurs fait observer que les deux comédies de Beaumarchais en ont un autre, non moins remarquable, s’il a moins fait école. Ce n’est pas seulement par ses nombreuses imitations de Molière, – pour la manière de poser les personnages, et de filer une scène, outre ses emprunts de détails-, que l’auteur du Barbier de Séville et du Mariage de Figaro est son disciple et son continuateur. Parmi tous les comiques qui avaient visé à la comédie de caractère, selon la formule de l’auteur du Misanthrope, il se trouve être celui qui a le plus approché du modèle par la création de son Figaro.

Nous avons conté la genèse de ce personnage, nous avons analysé tout ce que son père a emprunté pour lui à ses devanciers, depuis les valets de la comédie latine, jusqu’à ceux de Marivaux, depuis Panurge jusqu’à Gil Blas, et surtout ce que cette « vaillante espèce d’homme « lui a soufflé directement, et qui était le fruit d’expériences singulièrement aventureuses. Nous avons constaté alors qu’en dernière analyse, malgré le tumulte de ses sentiments et de ses rancunes, grâce à sa gaieté de race, à son esprit fulgurant et à son bon sens aiguisé, ce personnage était aussi vivant que symbolique, qu’il était « l’homme le plus dégourdi de la nation » à l’effigie de laquelle il est visiblement frappé, enfin qu’au bout du compte la création d’un tel type valait bien celle d’un caractère, et que la vie dont il était doué était aussi intense, peut-être aussi éternelle que celle d’un Tartuffe ou d’un Alceste.

Mais ces mérites, plus ou moins classiques, n’étaient pas pour nous les plus remarquables dans ces deux pièces. Au regard de l’histoire du théâtre, elles valent moins par ce qu’elles restauraient et continuaient que par ce qu’elles révolutionnaient. Ce n’était pas ici le lieu de disserter sur les idées-forces du XVIIIe siècle[306], dont la comédie plus ou moins satirique fut le véhicule, depuis Turcaret : nous avons dû les indiquer pourtant, à propos des pièces les plus caractéristiques en l’espèce, sans nous écarter d’ailleurs de notre point de vue qui est strictement l’histoire des genres dramatiques. Ces indications nous ont suffi pour démontrer comment au cours de ce siècle mis « en goût de satire », ainsi qu’il est dit dès les Originaux de l’Ancien Théâtre Italien, la satire dramatique avait passé des mœurs aux conditions et à la société tout entière, devenant – de morale qu’elle avait été à peu près exclusivement, jusque-là – philosophique et sociale, enfin politique et universelle avec Beaumarchais, si bien que ce goût est allé croissant jusqu’à ce qu’il s’assouvît dans le Mariage de Figaro, où Napoléon, bon juge en la matière, voyait « la Révolution déjà en action ». Nous avons même pu observer, au passage, à l’aide d’un curieux fragment inédit, qu’elle y avait été encore plus qu’il ne croyait et que Beaumarchais y avait d’abord osé désigner la Bastille, en toutes lettres, parmi les formes de la tyrannie qu’il frondait, dix ans avant que son public leur donnât l’assaut.

Quoi qu’on pense de la pétulance de ses audaces, de la sincérité dos rancunes et du désintéressement des mobiles de son Figaro, un fait se dégage et nous importe, c’est qu’il avait suivi sa devise : « Le théâtre est un géant qui blesse à mort tout ce qu’il frappe : on doit réserver ses grands coups pour les abus et les maux publics ». La France a eu en lui son Aristophane.

Sans doute tout cela allait plus loin que la leçon de Molière. Mais le père d’Alceste et de Tartuffe eût-il renié celui de Figaro et de Basile, poussant à l’excès sa mordante hyperbole ? En tout cas, la grande comédie de mœurs continuait, marquant son but suprême à celle du XIXe siècle, à cette comédie-drame où le larmoiement de la Chaussée et de Diderot allait entrer pour une moitié qui n’est pas la meilleure. Après toutes ses hésitations et innovations, ses amusettes et ses déviations, la comédie rentrait définitivement dans la grande comédie, dans la tradition de Molière, étant de plus en plus avide de « corriger les mœurs du siècle par des peintures ridicules », créant des types – à défaut de caractères – toute frémissante de vie et brûlant les planches, enfin tout étincelante de cet esprit dont la Bruyère avait prédit l’avènement, qui est la forme préférée de notre génie national et qui n’avait pas eu son pareil au monde depuis le plus beau temps d’Athènes et d’Aristophane. En un mot, Beaumarchais prouvait que la race de Molière continuait, sans dégénérer, fidèle à l’art éternel du maître, égale à sa tâche nouvelle : la comédie du XVIIIe siècle ne pouvait mieux finir.


[1] Cf. t. III, p18.

[2] Cf. l’Odéon, Histoire administrative, anecdotique et littéraire du second Théâtre Français, par P. Porel et G. Monval, Paris, Lemerre, 1876-1882, 2 vol.

[3] Sur ce « changement de scène », comme on disait, et sur la compensation de recette trouvée – non sans difficulté et démêlés des comédiens avec les gentilshommes de la Chambre – dans la création des « Petites loges» au ras des coulisses, où « les petits-maîtres » se trouvaient encore de plain-pied avec la scène et les acteurs et actrices, cf., Paul Berret, Comment la scène du théâtre du XVIIIe siècle a été débarrasser de la présence des gentilshommes. Revue d’histoire littéraire, 1901. p. 456 sqq.

[4] Cf. t. III, p. 20.

[5] Cf. Émile Campardon, Les Comédiens du roi de la troupe italienne, pendant les deux derniers siècles, Paris, Berger-Levrault, 1880, 2 vol., t. I, p. XXI.

[6] Sur ces lazzi. cf. ci-après. Quant aux principaux auteurs du Nouveau Théâtre Italien, avec quelques-uns de l’Ancien Théâtre Italien, nous les grouperons autour de Marivaux, pour les raisons dites ci-après, en note.

[7] Nous lisons dans un recueil intitulé : Tables alphabétiques et chronologiques des pièces représentées sur l’ancien théâtre italien, depuis son établissement jusqu’en 1697 qu’il a été fermé, Paris, Prault, 1750 (Bibl. Nat., Inventaire Réserve, Yf. 4494, p. 116) à propos de la Fausse Prude : « Cette pièce ne fut qu’annoncée, des ordres supérieurs était venus non seulement pour en défendre la représentation, mais encore pour la suppression de ce spectacle ».

[8] Cf. à la Bibliothèque Nationale, cabinet des Estampes, sous la cote Db 15, le Départ des comédiens italiens, parmi la suggestive série des gravures d’après Watteau.

[9] Paris, de Chaubert, 1728-1731, 2 vol., Bibl. Nat., Yd 9055-9056.

[10] Les Parodies du Nouveau Théâtre Italien ou recueil des parodies représentées sur le théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, Paris, Briasson, 1738, 4 vol. – Cf. G. Lanson, La Parodie dramatique au XVIIIe siècle, dans Hommes et livres, Paris. Lecène-Oudin, 1895. p. 268 sqq.

[11] Cf. E. Campardon, les Comédiens du roi, etc., op. c., aux appendices, t. II, p. 285 sqq.

[12] Cf. Arthur Heulhard, la Foire Saint-Laurent : son histoire et ses spectacles, Paris, Lemerre. 1878, p. 3 sqq.

[13] Cf. L. Brunel, la Cabale des dévots, à propos de la publication de ces Annales par Raoul Allier (Paris, A. Colin, 1902), Revue d’histoire littéraire, 1903, p. 512 sqq.

[14] Cf. Émile Campardon, Les spectacles de la foire : théâtres, acteurs, etc., depuis 1695 jusqu’à 1791, Paris, Berger-Levrault, 1887, 2 vol., t. I, p. XXXIV. – La foire Saint-Ovide se tenait place Vendôme ; et on en trouvera une vue en tête de l’étude de J. Bonnassies, sur les Spectacles forains et la Comédie Française, Paris, Dentu, 1875. Les scènes des forains se tenaient, au carnaval, sur la rive gauche, à la foire Saint-Germain, et, en été, sur la rive droite, à la foire Saint-Laurent : après chaque foire, on démolissait la loge et on passait la Seine pour faire campagne sur l’autre rive. Cf. Parfait, Mémoires sur les spectacles de la foire, Paris, Briasson, 1743, t. I, p. 3.

[15] Cf. la Foire Saint-Germain, t. VII, p. 234 sqq., des Œuvres de Scarron, Paris, Bastien, 1786. – On trouvera aussi des traits de cette physionomie du préau forain dans la Foire Saint-Germain, com. en 3 a. (1695) de Regnard, et dans sa Suite, Œuvres complètes, Paris, Delahays, 1814, t. II. p. 676 sqq. Nous en citerons ces deux couplets du vaudeville final :

LA CHANTEUSE.

La foire est un sérail fécond,

Qui peuplerait la France :

Force mariages s’y font,

Sans contrat ni finance.

Messieurs la foire est sur le pont,

Venez en abondance.

ARLEQUIN.

Par quelque agréable chanson

Filouter l’auditoire,

Et lui couper bourse et cordon,

Voilà notre grimoire :

Car ici nous nous entendrons

Comme larrons en foire.

Nous citerons encore ceux-ci ajoutée à propos de la pièce donnée par Dancourt aux Français, sous le même titre et en concurrence avec les Italien

MEZZETIN.

Deux troupes de marchands forains

Vous vendent du comique ;

Mais si pour les Italiens

Votre bon goût s’explique,

Bientôt l’un de ces deux voisins

Fermera sa boutique.

ARLEQUIN.

Quoique le pauvre Italien

Ait eu plus d’une crise,

Les jaloux ne lui prennent rien

De votre chalandise.

Le parterre se connaît bien

En bonne marchandise.

[16] Cf. Bibliothèque Nationale, fde fs n° 9312.

[17] Cf. J. Bonnassies, les Spectacles forains et la Comédie-Française, op. c., p. 5 sqq., avec les deux affiches, relatives aux spectacles qui motivèrent cette inquiétude.

[18] Cf. Mémoires pour servir à l’histoire des spectacles de la foire par un acteur forain (œuvre des frères Parfait). Paris, 1748, 2 vol., t. I, p. 11, Bibl. Nat., Yf. 1987-1988.

[19] Cf. Parfait, Mémoires sur les spectacles de la foire, op. c., t. I. p. 13.

[20] Cf. J. Bonnassies, la Musique à la Comédie-Française, Paris, Baur, 1874, Bibl. Nat. Inventaire V 12862, p. 21 sqq. On y trouvera, p. 221 sqq., la liste des pièces dont la musique a été conservée aux archives du théâtre, depuis l’Été des coquettes de Dancourt, en 1690, avec musique de Hurel.

[21] Cf. J. Bonnassies, les Spectacles forains et la Comédie-Française, op. c., p. 43 : on y trouvera l’histoire détaillée de cette guerre comique.

[22] Cf. Parfait, Mémoires etc., op. c., t. I, p. 108.

[23] Cf. E. Campardon, les Comédiens du roi, etc., op. c., t. I. p. XXXIV.

[24] Cf. t. III, p. 397.

[25] Cf. ci-dessus.

[26] Pour des détails, sur d’autres théâtricules, tels que ceux du boulevard, tous tributaires de l’Opéra, y compris Nicolet, à partir de juillet 1784, mais dont l’histoire, du moins dans la période qui nous occupe, touche trop peu à la littérature dramatique pour trouver place ici – notamment sur ces Variétés amusantes, fondées par les successeurs de Lecluze et de son théâtre poissard, lesquelles se transformeront au point de devenir à peu près au Palais-Royal, vers 1789, un second Théâtre Français et de pouvoir engager et utiliser, en 1790, Monvel et Candeille, sociétaires dissidents de la Comédie-Française –.Cf. E. Campardon, les Spectacles de la foire, op. c., t. I, p. XXXIV sqq. ; Brazier, Histoire des petits théâtres de Paris depuis leur origine, Pana, Allardin. 1838, 2 vol., notamment le Boulevard du Temple, t. I, p. 175 sqq. et Théâtres bourgeois, t. II, p. 133 sqq. ; le Théâtre Montansier, par A. Pougin, dans le Bulletin de la société de l’Histoire du théâtre, Paris, Fortin, novembre 1907 à février 1908.

[27] Cf. Adolphe Jullien, Histoire du théâtre de Madame de Pompadour dit Théâtre des petits cabinets, Paris, Baur, 1874.

[28] Cf. Victor «lu Bled, la Comédie de société du dix-huitième siècle, Paris, Calmann-Lévy, 1893.

[29] Cf. Henri Cordier, la Partie de chasse de Henri IV, Paris. Leclerc, 1907, p. 7.

[30] Cf. V. Fournel, Curiosités théâtrales anciennes et modernes, Paris, Garnier, 1878, ch. V : les Théâtres de société.

[31] Cf. Eugène Lintilhac, Beaumarchais et ses œuvres, Paris, Hachette, 1887, IIe partie, chap. V, et ci-après, p. 380 sqq.

[32] Cf. Joseph Guyot, Le poète J. Fr. Regnard en son château de Grillon, Étude topographique, littéraire et morale, Paris, A. Picard, 1907.

[33] Cela finit mal, à en croire Mercier : le décorateur ayant, un jour, remplace, parmi les accessoires, le poignard d’Orosmane par un tranchet, quand le cordonnier tragédien s’en saisit sur l’autel et le brandit sur Zaïre, le rire fut fou et sa carrière prit fin.

[34] On en trouvera un choix suggestif, avec une esquisse de la physionomie des « parterriens » dans le n° du 1er février 1906 de la Quinzaine, p. 388 sqq., sous ce titre : Le parterre au dix-huitième siècle, par Aristide Prat.

[35] Cf. t. III, p. 392.

[36] On trouvera les plus caractéristiques groupés dans l’article de la Quinzaine que nous avons cité plus haut. Ajoutons-en un de bien caractéristique que nous lisons dans Saint-Simon ; en 1712, à l’Opéra, à propos de ces prologues où l’adulation pour le roi s’étalait pourtant depuis Quinault, l’abbé Servien « impatiente de tant de servitude, retourna le refrain fort plaisamment à contre-sens, et se mit à le chanter tout haut d’un air fort ridicule, qui fit applaudir et rire à imposer silence au spectacle ». (Mémoires, éd. Chéruel, t. I, X, p. 224). L’abbé en fut quitte pour un petit exil de Paris.

[37] Mémoires inédits. Cf. de Lescure, Journal de Mathieu Marais, t. I. p. 20.

[38] C’était évidemment cette sorte d’anthologie du Théâtre italien par laquelle Évariste Gherardi préluda à sa publication en six volumes. Elle est intitulée : Le Théâtre italien ou le Recueil de toutes les scènes françaises qui ont été jouées sur te Théâtre italien de l’Hôtel de Bourgogne, suite des ouvrages d’Arlequin. Une première édition en aurait paru dès 1691, selon le catalogue de Soleinne (n° 3349) qui la dit d’ailleurs « introuvable ». Nous n’en connaissons pas d’antérieure à celle de 1694 (Paris, Guillaume de Luyne, Bibl. Nat. Yf  5871). La Bibliothèque Nationale en a deux éditions de cette date, ne différant que par les ornements de la première lettre. Nous en possédons une autre qui a le même contenu et est de 1695, Genève, Jacques Dentand. Cette édition est anonyme et contient des extraits de dix-huit comédies, toutes sans nom d’auteurs, sur les cinquante-cinq que publiera Gherardi, en 1717 (Cf. Journal des Savants, 1718, p. 13.). Noland de Fatouville y occupe la première place, comme dans le recueil général, avec huit pièces : Arlequin empereur dans la lune ; Le banqueroutier ; Colombine avocat pour et contre ; La Matrone d’Ephese ; Arlequin-Protée ; Arlequin Jason ; La Fille savante ; Arlequin Mercure Galant. Il y a ensuite des scènes de quatre pièces de Delosme de Monchenai : La Cause des Femmes ; Le Phénix ; les Souhaits ; Arlequin grand sophi de Perse ; de deux de Regnard : Le Divorce ; L’Homme à bonne fortune ; de deux de Regnard et Dufresny : La Baguette de Vulcain ; L’Augmentation de la Baguette de Vulcain ; d’une de L. C. D. V. : Aventures des Champs-Élysées ; enfin d’une de Brugière de Barante : Arlequin défenseur du beau sexe. – En 1698, Gherardi avait donné – et sous son nom, pour la première fois – une édition en 3 vol., Amsterdam, Adrian Braukman, 1698 (Cf. catalogue de Soleinne, n° 3350). Boileau a donc pu viser aussi cette réédition « revue, corrigée et augmentée ».

[39] Cf. Arlequin défenseur du beau sexe, éd. de 1695, p. 538 sqq.

[40] Pour des analyses de ces sujets italiens. jusqu’en 1697, dans l’Ancien Théâtre italien, comme on disait, Cf. Histoire de l’Ancien Théâtre italien depuis son origine en France jusqu’à sa suppression en l’année 1697, suivie des extraits ou canevas des meilleures pièces italiennes qui n’ont jamais été imprimées, par les auteurs de l’Histoire du Théâtre Français (en réalité par Gueullette, Cf. le début de la préface), Paris, Lambert, 1753, Bibl. Nat. Inventaire Yf. 1956. 1 vol. ; – et pour les canevas du Nouveau Théâtre italien, à partir de 1717. Cf. Histoire anecdotique et raisonnée du Théâtre italien, depuis son rétablissement en France jusqu’à l’année 1769, contenant les analyses des principales pièces, etc. (par des Boulmiers), Paris, Lacombe, 1769, 7 vol., Bibl. Nat., Yf. 1957-1963.

[41] Le Théâtre italien de Gherardi ou le Recueil général de toutes les comédies et scènes françaises jouées par les comédiens italiens du roi, pendant tout le temps qu’ils ont été au service, etc. Nous citerons, an cours de l’édition de 1738, Paris, Pierre Witte. Nous signalerons aussi celle de Briasson, 1741, dont les estampes sont suggestives pour la mise en scène. Nous allons énumérer les 55 pièces du recueil, en les groupant par noms d’auteurs de manière à faciliter les recherches et à abréger nos renvois ultérieurs. Nous avons pu lever l’anonymat de ceux de ces auteurs qui ne sont désignés que par des initiales.

Sauf trois, grâce à un opuscule intitulé : Tables alphabétiques et chronologiques des pièces représentées sur l’Ancien Théâtre Italien depuis son établissement jusqu’en 1691, qu’il a été fermé, Paris, Prault, I750, Bibl. Nat. Inventaire, Réserve, Yf. 4404. Il contient en effet, p. 117 sqq., les noms des auteurs qui ont travaillé pour l’Ancien Théâtre Italien. Fatouville y est désigné comme auteur de 11 de ces 14 pièces, et on y laisse bizarrement sous la rubrique D, qui est la sienne : Le Marchand dupé, La Fille savante et la Précaution inutile. Nous y apprenons que Houdart de la Motte est l’auteur des Originaux, que ce fut sa première pièce (Cf. dans le texte, à l’analyse de la pièce). Enfin ce catalogue identifiant B et de B nous avions conjecturé que ces initiales désignaient Brugière de Barante Claude Ignace (1669-1747), un magistrat lettré, érudit même, aïeul de l’auteur de l’Histoire des ducs de Bourgogne et, quoique janséniste, ami d’une saine gaité à ses heures, comme son collègue Nolant de Fatouville : c’est ce que nous a confirmé gracieusement un de ses descendants. Le résultat de ces recherches concorde avec les indications du catalogue de Soleinne, n° 3351. Pour les initiales L. A. D. S. M. ; L. C. D. V. ; L. A. P. désignant les auteurs d’Ulysse et Circé, des Aventures des Champs-Élysées et du Bel Esprit, Barbier (Dictionnaire des anonymes) est muet, comme sur les autres pièces d’ailleurs ; et nous avons fouillé en vain les catalogues et histoires du temps, notamment l’Histoire de l’Ancien Théâtre Italien depuis son origine en France jusqu’en 1697, Paris, Lambert 1753, Bibl. Nat. Inventaire Yf. 1956 qui est (comme en avertissent les frères Parfait en tête de leur préface) Gueullette, substitut du procureur du roi au Châtelet, le plus gaulois de tous ces magistrats amis du théâtre et que nous retrouverons aux parades. Une note manuscrite du catalogue de Soleinne de la bibliothèque de l’Arsenal attribue Ulysse et Circé à Laselle, et les Aventures des Champs-Elysées à Mongin, le mordant auteur des Promenades de Paris, ce qui ne laisserait inconnu que L. A. P. l’auteur du Bel Esprit.

Quant à l’auteur du recueil, Évariste Gherardi, c’était un acteur de la troupe italienne qui avait eu le mérite de se faire accepter du parterre dans ce rôle d’Arlequin où avait tant brillé, de 1600 à 1688, l’inimitable Dominique. Il se piquait d’ailleurs d’être aussi auteur et son recueil contient une pièce de lui : Le Retour de la foire de Bezons, que nous aurons à citer.

Voici les titres des pièces, avec renvois aux tomes et à la première page dans  l’édition Gherardi :

De Nolant de Fatouville ; Arlequin Mercure galant (1682), I, 1 ; la Matrone d’Éphèse (1682), I, 16 ; Arlequin lingère du palais (1682), I, 60 ; Arlequin Protée (1683), I, 75 ; Arlequin empereur dans la lune (1684), I, 180 ; Arlequin Jason ou la Toison d’or (1684), I, 183 ; Arlequin chevalier du soleil (1685), I, 217 ; Isabelle médecin (1685), I, 246 ; Colombine avocat pour et contre (1685), I, 291 ; Le Banqueroutier (1687}. I, 379 ; Le Marchand dupé (1688), II. 187 : Colombine femme vengée (1689), II, 251 : La Fille savante (1690), 111, 48 : La Précaution inutile (1692), I, 469.

De Regnard (seul) : Le Divorce (1688), II, 99 ; La Descente de Mezzetin aux enfers (1689), II, 234 ; Arlequin homme à bonne fortune (1690), II, 489 ; La Critique de l’homme à bonne fortune (1690), II, 489 ; Les Filles errantes (1690), III, 1 ; La Coquette ou l’Académie des Dames (1691), III, 113 ; La Naissance d’Amadis (1694), V, 71.

De Dufresny (seul) : L’Opéra de Campagne (1692), IV, 1 ; L’Union des deux Opéras (1692), IV, 75 ; Les Adieux des officiers (1693), IV, 295 ; Les Mal-Assortis (1693), IV, 327 ; Le Départ des Comédiens (1694), V, 313 ; Attendez-moi sous l’orme (1698), V. 483

De Regnard et Dufresny : Les Chinois (1692), IV, 199 ; La Baguette de Vulcain (1693), IV, 261 ; La Foire de St-Germain (1695), VI, 203 ; Les Momies d’Égypte (1696), VI, 341.

De Dufresny et Brugière de Barante : Les Fées ou les Contes de Ma Mère l’Oye (1697), VI, 625 ; Pasquin et Marforio (1697), VI, 567.

De Brugière de Barante (seul) : Arlequin défenseur du beau sexe (1694), V, 171 : La Fontaine de Sapience (1694), V, 272 ; La Fausse Coquette (1694), V, 339 ; Le Tombeau de Maître André (1695), V. 457 ; La Thèse des dames ou le Triomphe de Colombine (1795), VI, 1 ; Arlequin Misanthrope (1696), VI, 459.

De Delosme de Monchenai : La Cause des Femmes (1687), II, 1 ; La Critique de la Cause des Femmes (1688), II, 71 : Mezzetin grand sophi de Perse (1689), II, 373 ; Le Phénix (1691), III, 349 ; Les Souhaits (1693), V, 1.

De le Noble : Esope (1691), III, 201 ; Les Deux Arlequins (1691), III, 283.

De Palaprat : Arlequin Phaéton (1692), III. 405 ; La Fille de bon sens (1692), IV, 92.

De Houdart de la Motte : Les Originaux ou l’Italien (1693), IV, 369.

De Mongin : Les Promenades de Paris (1693), VI, 85.

De Gherardi : Le Retour de la foire de Bezons (1695), VI, 153.

De de Boisfran : Les Bains de la Porte St-Bernard (1696), VI, 343.

De L. A D. S. M. (Laselle ?) : Ulysse et Circé (1691). III, 482.

De L. C. D. V. (Mongin ?) : Les Aventures des Champs-Élysées (1693), IV, 443.

De L. A. P. (?) : Le Bel Esprit (1694), V, 93.

[42] Pour satisfaire les curiosités relatives aux mœurs du temps et à la verve des traits qu’éveilleront ces citations, et pour faciliter les recherches, sans encombrer notre texte, nous renverrons pour les passages les plus caractéristiques, en chaque espèce, aux tomes et pages de l’édition de 1738, mais sans donner les titres des pièces, sauf pour celles de Regnard ou de Regnard et Dufresny que nous citerons, comme au chapitre II, d’après le 2e volume de l’édition Michiels, Paris, Delahays. 1854.

[43] Afin de le faire court, dans notre texte, mais d’appeler, comme il faut, l’attention sur les passages les plus caractéristiques pour les mœurs du temps et les plus intéressants pour la verve, nous signalerons les suivants (dans l’édition de 1738) :

Sur les femmes, les maris et le mariage : I, 353, 369, 466 ; II, 18, 81, 198, 204, 229, 258, 277, 301, 310 ; III, 285 ; IV, 57, 91, 161, 331, 353 ; V, 32, 213, 219, 225, 231, 244, 260, 276, 281 ; VI, 100, 102, 418, 425, 464, 646, 641 ; Regnard, édition Michiels, Paris, Delahays, 1854, t. II, p. 406, 414, 419, 420, 434, 443.

Sur la coquetterie des filles : II, 205, 213, 219, 228, 240 ; IV, 339 ; V, 495, 496 ; VI, 188, 602, 607 ; Regnard (Œuvres, édition Michiels), op. c., II, 694.

Sur les officiers, « les plumets » : I, 188 ; II, 246 ; IV, 109, 116, 121, 160, 375 et toute la pièce des Adieux des officieux, au t. IV ; vi, 79, 130, 146, 167, 379 ; Regnard, op. c., t. II, p. 469, 498.

Sur les abbés, « les petits collets » : I, 391 ; II, 28, 68 ; III, 475, 496 ; IV. 475 ; V. 53 ; VI, 134.

Sur les fils de famille : II, 194, 234, 239 ; V, 231.

Sur les financiers : Tout le Banqueroutier, t. I ; Il, 258, 291 ; IV, 460. 463 : V. 61 ; Regnard, op. c., t. II, p. 424, 441.

Sur les « courtauds de boutiques » : I, 223 ; 439 ; IV, 103, 106 et tout le Marchand dupé, t. II.

Sur les procureurs, les juges, les avocats, les commissaires et les huissiers : toutes les scènes d’Arlequin Grapignan dans la Matrone d’Éphèse, au tome I, p. 25 sqq. ; I, 185 ; IV. 453, 508, 521 ; VI. 536 – III, 474, 495 ; VI, 486 ; – III, 76, 240, 243 ; – III, 239 ; VI, 170 ; – III, 234 : Regnard, op. c., t. II, 50, 557.

Sur les personnages traditionnels de la farce : médecins, apothicaires, capitans, garçons de taverne, etc. : toute Isabelle médecin au t. I, p. 247 sqq. ; I, 487 : II, 76 ; III, 484 ; IV, 125, 388 ; VI, 103, Regnard, op. c., t. II, 533, etc.

Sur les actualités, y compris la guerre, et la prise de Namur, la querelle des Anciens et des Modernes et l’irréductible préciosité (sans oublier les « tabatières scandaleuses », VI, 178 sqq.) : I, 138, 491, 543 ; II, 394 ; III, 403 ; IV, 57, 105, 138 ; V, 107, 306 ; VI, 64, 72, 140, 485 ; Regnard, op. c., t. II, 520, 661.

Enfin sur la comédie à l’italienne et à la française et sur la rivalité de leurs interprètes : I, 90, 116, 120, 208, 211, 214, 383 ; II, 85, 87, 89, 94 ; IV. 21, 376 ; Regnard, op. c. t. II, 603, 632.

[44] M. N. Bernardin, signalant entre les personnages du Marchand dupé et ceux de Turcaret des analogies qui ne tiennent pas toutes à ce que dupeurs et dupés ont de traditionnel, en concluait : le chef-d’œuvre de Lesage « semble moins une pièce du répertoire des comédiens français que l’œuvre la plus profonde et la plus complète du répertoire des comédiens italiens ». (La comédie en France et les théâtres de la foire et du boulevard, Paris, édition de la Revue bleue, 1902, p. 69). Voilà exactement notre point de vue dans cette revue ; Cf. d’ailleurs ci-après, les chapitres II et III.

[45] Cette scène dut avoir un vif succès, car Dancourt, toujours à l’affût, la reprendra et traitera à sa manière, un an après, dans le Moulin de Javelle. Elle en fait l’ouverture (scène II) et se passe entre un fiacre, et une comtesse flanquée de sa suivante. Au reste nous apprenons plus loin que cette comtesse est fille d’une blanchisseuse de la Grenouillère : « ce que c’est que d’avoir de l’esprit et du bonheur ! » comme s’écrie Madame Bertrand, la tenancière du lieu, avec la philosophie indulgente de ses pareilles. Voici la scène : elle est d’une modernité piquante, et on la dirait extraite de Fiacres : c’est du Marni.

 

Scène II

 

LA COMTESSE, LE COCHER, FINETTE

 

LE COCHER, ivre. – Qu’est-ce à dire que je vous attende ? Je me donne au diable si je vous attends, à moins que je ne sois payé, je vous en avertis.

FINETTE. – Et si on lui donne de l’argent, il s’en ira, Madame.

LE COCHER. – Ça se pourra bien. Quand je serai payé-je n’aurai que faire ici.

LA COMTESSE. – Et comment veux-tu qu’on s’en retourne ?

LE COCHER. – Bon, qu’on s’en retourne ? Est-ce que ça vous embarrasse ? Vous êtes jolie, je vous amené au moulin de Javelle, vous y trouverez fortune, ne vous mettez pas en peine.

FINETTE. – Ah, quel discours, Madame ! quel insolent !

LA COMTESSE. – C’est un maraud à qui il faut donner des étrivières.

LE COCHER. – Oui ! les étrivières ? Oh, écoutez donc ! Point tant de fierté, vous ai prises dans la rue de Seine, je vous déshonorerai, prenez y garde.

FINETTE. – Par ma foi, Madame, cela n’est point joli, un coquin de fiacre parler de la sorte !

LE COCHER. – Fiacre ? Oh ! fiacre vous-même ; point tant de bruit, vous dis-je, et de l’argent : autrement...

LA COMTESSE. – Écoute, nous voici près de la maison ; si j’appelle quelqu’un, tu seras rossé.

LE COCHER. – Oh ! palsambleu ! Appelez, nous sommes faits à cela ; je serai rossé ; mais je serai payé ou je ferai grand bruit : je n’ai pas la langue morte, non, quoique je l’aie un peu embarrassée.

FINETTE. – Je m’en vais renvoyer ce gueux-là, Madame ; il faut le payer, mais je le reconnaîtrai sur ma parole.

LE COCHER. – Bon, tant mieux, je vous reconnaîtrai aussi moi : vous autres et nous autres nous ne saurions nous passer les uns des autres.

LA COMTESSE. – Quand ces misérables-là ont affaire à des femmes...

LE COCHER. – Nous connaissons un peu notre monde, n’est-il pas vrai ?

FINETTE. – Tiens, voilà un écu, mais je t’assure...

LE COCHER. – Ah ! ma princesse, vous ne voudriez pas ; une personne de qualité comme vous, un écu ? Fi donc.

LA COMTESSE. – Si tu veux nous attendre et nous ramener, on t’en donnera encore autant.

LE COCHER. – Oh ! vrai comme voilà le jour qui nous éclaire, ma reine, cela ne se peut pas ; j’ai une fiacrée de bourgeois de village à voiturer, un lendemain de noces ; est-ce que vous voudriez que je perdisse cela ? Si vous couchiez ici encore...

FINETTE. – Coucher ici. Madame ! Coucher ici !

LA COMTESSE. – Pour qui ce maroufle-là nous prend-il donc ?

LE COCHER. – Je vous demande pardon, je sais bien qu’il n’y a point de lits au Moulin de Javelle, on n’y loge point, mais cela m’empêche point qu’on n’y couche.

FINETTE. – Que veut-il donc dire ?

LE COCHER. – Oh, par la morbleu, je sais bien ce que je dis, je suis grec là-dessus. Oh ça, il n’y a donc rien pour boire à votre santé ? je n’en suis mordié pas moins votre serviteur et je vous souhaite toutes sortes de prospérités. Jusqu’au revoir, mes adorables.

[46] Cf. (toujours dans l’édition de 1738) les rubriques de mise en scène : I, 90, 206 ; III, 427, 511,  540 ; IV, 411, 441 ; V, 454, 455 ; VI, 376, 423, 439, 642 ; Regnard, op. c., t Il, 493.

[47] Voici des renvois qui en formeront une petite anthologie : I, 364, 387, 399, 418, 525 ; II, 45, 48, 53-56, 69, 198, 320 ; III, 72, 84, 88, 350, 365, 407, 413, 419, 428, 458, 460, 467, 520, 535, 543 ; IV, 65, 102, 148, 299, 304, 306, 312, 334, 336, 337, 346, 397 ; V, 17, 46, 62, 64, 99, 435, 454, 469, 489, 491, 498, 500, 504, 509, 516, 518 ; VI, 145, 166, 179, 346, 353, 390, 403, 577, 604, 634 ; Regnard, op. c., t. II, 385, 411, 489, 539, 558, 587, 617, 619, 625, 626, 628, 641, 643, 646, 654, 684, 729, 751, 764, 775, 777, etc., etc...

[48] Il n’y a qu’à ouvrir le recueil de Gherardi, pour en avoir à la douzaine : ils y sont indiqués en italique. Cf. aussi sur les lazzi, Étude sur le théâtre de Regnard, par Pierre Toldo, Revue d’histoire littéraire de la France, Paris, A. Colin, 1903 : Scènes ridicules, lazzi, pantomimes, travestissements féeries, p. 424 sqq.

[49] Cf. notamment la scène V, de l’acte I, avec la fine excuse de Colombine là-dessus, dans le prologue, t. VI, p. 465.

[50] Ici nous n’aurons darde de citer : mais la petite anthologie indiquée plus haut des verves du théâtre italien, suffira là-dessus, car le poivre y est forcément mêlé au sel.

[51] Il est mort le 4 septembre 1709 et non en 1710, comme on l’avait cru jusqu’ici. Cf. Joseph Guyot, Le Poète J. Fr. Regnard, dans son château de Grillon : Étude typographique, littéraire et morale, Paris, Alph. Picard, 1907, étude diligente qui éclaircit plusieurs points obscurs de la vie de Regnard. Cf. aussi Étude sur le théâtre de Regnard : L’autobiographie d’un poète comique, par Pierre Toldo, Revue d’histoire littéraire, op. c., 1903. p. 25 sqq.

[52] Cf. tome II, p. 63 sqq.

[53] Tel n’est pas l’avis du dernier en date de ses critiques qui ouvre ses Études sur le théâtre de Regnard (Revue d’Histoire littéraire de la France, op. c., année 1903, p. 25) par ces mots : « Jean-François Regnard n’occupe pas encore dans l’histoire littéraire de la France, la place qu’il mérite ». Si l’auteur de cette assertion ne parlait que des comédies écrites par Regnard pour les comédiens italiens, il aurait raison et elles méritent d’être plus lues. C’est sur elles d’ailleurs que porte surtout son étude ; et elles prennent tant d’importance à ses yeux qu’il écrit : « Si l’on devait mettre en tête d’une édition du théâtre de Regnard une gravure qui en représente le caractère principal, plutôt que d’avoir recours au Joueur ou aux Ménechmes, je crois qu’où devrait se tenir à la simple reproduction de la figure enjouée d’Arlequin ». Partant de là, M. Toldo fait remonter à la commedia dell’arte l’honneur d’une influence directe sur ce théâtre, tandis que celle-ci n’est à nos yeux que dans le sans-gêne de sa forme et n’a aucun rapport avec ses vrais mérites, tels du moins que nous les avons vus. Mais l’auteur de ces jugements est italien et rachète ça et là (cf. année 1904, ibid., p. 72l), aux yeux du lecteur, ces erreurs de perspective par sa connaissance savoureuse de la littérature de son pays, ainsi qu’on a pu le voir dans notre tome II, p. 298 sqq.

[54] On a encore de lui les Souhaits, en 1acte et en vers libres, où il y a (scène VIII) une adroite parodie du style de tragédie qui vaut mieux que les tragiques horreurs de son Sapor dont il sera parlé ailleurs ; les Vendanges ou le Bailli d’Asnières, comédie tronquée, qui fut représentée à la Porte St-Martin, le 15 mars 1823, et n’eut pas de succès, malgré le nom de son auteur et quelques traits acérés ; enfin le Carnaval de Venise, ballet en 3 actes, qu’il écrivit pour l’Opéra, en 1699, qui est quelconque, mais servait de prétexte à un spectacle pittoresque, à en juger par les rubriques.

[55] Cf. p. 260, t. 1, op. c., cette rubrique : Il va chercher six femmes déguisées avec des manteaux rouges, qui viennent en dansant, et font un spectacle.

[56] Cf. ci-dessus.

[57] Cf. tome II, p. 81 sqq.

[58] Cf. P. Toldo, op. c., année 1904, p. 66.

[59] Cf. tome III, p. 317 sqq.

[60] Ce fut Delosme de Monchenai, l’auteur du Bolæana et un des fournisseurs du Théâtre italien, comme on a vu, qui les réconcilia.

[61] Sur l’anecdote qui aurait fourni l’essentiel du sujet, Cf. l’édition Alfred Michiels, op. c., t. II, p. 96 sqq. ; et sur la nouvelle de Cademosto de Lodi où se trouve, des 1544, toute la scène du testament, Cf. Pierre Toldo, op. c., p. 72 sqq., ainsi que sur le quiproquo que facilite la valise mal adressée, laquelle semble bien venir en droite ligne du dom César d’Avalos de Thomas Corneille.

[62] Sur cette immoralité, dont la convention ambiante est la seule excuse. Cf. une controverse, dans Francisque Sarcey, Quarante ans de théâtre, Molière et la comédie classique, Bibliothèque des Annales, 1900, p. 245, sqq.

[63] Cf. le tome II, p. 772 sqq., de l’édition Alfred Michiels, Œuvres complètes de Regnard, Paris, Delahays, 1854, 2 vol. que nous citerons désormais.

[64] Cf. notamment C. Lenient, Revue des cours littéraires, 6 avril 1867.

[65] Cf. Gilbert, Revue des Deux Mondes, 1er septembre 1859.

[66] La Comédie après Molière et lé théâtre de Dancourt, par M. J. Lemaitre, Paris, Hachette, 1882, p. 91.

[67] Cf. le Mariage de la Folie, sc. V.

« Et j’enrage, en effet, de voir que la Folie,

Trop facile à s’humaniser,

S’encanaille et sr mésallie... – » (Momus).

[68] M. Guyot, le Poète J.-F. Regnard, etc., op. c., nous paraît faire une bonne justice de ces récriminations, dont s’avisa Dufresny, un jour où ce coureur de brelans aux abois sortait de la prison pour dettes – comme des commérages de Gacon, son prétendu teinturier pour les vers. Cf. p. 115 sqq.

[69] Le premier jugement est dans les frères Parfait, t. XV, p. 14 : nous regrettons de trouver le second, et, plusieurs fois, dans l’ouvrage, d’ailleurs spirituel et agréable, de C. Lenient, La Comédie en France au XVIIIe siècle, Paris, Hachette, 1888, notamment t. I, p. 100.

[70] Cf. Notre tome II, p. 268 sqq.

[71] Cf. Notre tome II, p. 432.

[72] Ce disant, nous ne sommes pas dupe de l’enthousiasme suspect que professe W. Schlegel pour cette bluette, afin de faire pièce à Molière. Après l’avoir qualifiée de « farce excellente, folie aimable et pleine de sens, où étincelle cet esprit de fantaisie si rare en France, etc. », il parle « du génie » de son auteur et ajoute : « Je ne crains pas de me servir de ce mot » : la bile rend intrépide. Cf. Cours de littérature dramatique, Paris, Lacroix, 1865, p. 100.

[73] Le Théâtre espagnol ou les meilleures comédies des plus fameux auteurs espagnols, Bibliothèque Nationale, Yg 2720.

[74] Sur cet auteur, cf. notre tome III, p. 123.

[75] Cf. ci-dessus.

[76] Cf. ci-dessus.

[77] Pour le catalogue et les dates de 56 de ses pièces, Cf. Parfait, op. c., XV, p. 57 sqq. On en trouvera 53 dans l’édition de 1760, Bibl. Nat., Réserve 4363-74.

[78] Cf. J. Lemaitre, op. c., p. 339.

[79] Voir tome III, p. 422 sqq.

[80] L’ordre officiel n’existe plus aux archives de la Comédie, mais il y a été vu et copié par les frères Parfait. Il portait la date du 13 octobre 1708, et les considérants en sont précieux ; les voici : « Monseigneur étant informé que Messieurs les comédiens du Roi font difficulté de jouer une petite pièce intitulée : Turcaret ou le Financier, ordonne auxdits comédiens de l’apprendre et de la jouer incessamment ». Cet ordre, sans réplique possible, put être donné ou par le grand Dauphin, qui s’était vu refuser d’argent par les traitants, ou par le duc de Bourgogne et son conseil, « le gouvernement des saints », alors tout-puissant, et qu’inspirait Fénelon. On sait en effet quels étaient les sentiments de l’archevêque de Cambrai pour ces fastueux créanciers de l’État, et qu’il proposa de leur faire faillite, tout simplement, l’Église interdisant l’usure.

[81] Pour cette nouvelle preuve de l’attention avec laquelle Lesage avait lu le Théâtre de Gherardi, Cf. au t. IV. p. 460 sqq., de l’édition de 1738, où ce nom est celui d’un partisan dans les Aventures des Champs-Élysées. Cf. aussi, ci-dessus, Arlequin, compère de Persillet, dans la scène du Banqueroutier, p. 82, sqq.

[82] Qu’on en juge. La pièce fit, à la septième et dernière représentation, une recette de 853 livres 4 sols. Voilà le fait ; mais, pour l’interpréter, il faut consulter les mœurs théâtrales du temps.

Si l’on prend la moyenne des représentations et des recettes des comédies jouées au Théâtre-Français, pendant une douzaine d’années avant 1709, on constate d’abord que sept représentations donnent un chiffre honnête pour l’époque. Passons sur les comédies sans lendemain, mort-nées, comme dira Figaro, telles que l’Aventurière de Visé, ou qui ne vont même pas jusqu’au bout de leurs cinq actes, et sont arrêtées net au troisième par les sifflets du parterre, comme la Maladie sans maladie de Dufresny. Mais voici l’Esprit de contradiction et le Double Veuvage, les deux chefs-d’œuvre du même Dufresny, tenus pour deux succès parles frères Parfait : ils ont l’un et l’autre dix représentations. Dix est encore le chiffre que ne dépasse pas Esope à la cour. Le Joueur et le Légataire universel, dont le succès d’argent fut célèbre, atteignirent l’un dix-huit représentations, l’autre vingt. Nous ne voyons que Dancourt qui franchisse la vingtaine, trois ou quatre fois, voire même la trentaine, avec le Diable boiteux, en un acte, et qui atteigne une fois la quarantaine, avec le Chevalier à la mode ; et encore sa Madame Artus, qui aura tant de reprises, s’était arrêtée à la cinquième représentation en 1708, avec une recette de 211 livres 16 sols. D’ailleurs l’acteur-auteur Dancourt était de la maison, et pouvait obtenir une survie pour ses pièces, même quand elles étaient tombées « dans les règles », c’est-à-dire quand la recette avait été inférieure à 500 livres en hiver, à 300 en été, selon le règlement en vigueur depuis 1697. Or on voudra bien remarquer précisément que Turcaret n’était pas tombé dans les règles, quand on en suspendit les représentations. Enfin pour ne pas trop faire fi de ce chiffre de 653 livres 4 sols, on le comparera à celui de 454 livres 16 sols qui est le total de la recette de Madame Artus, dès la seconde ; à celui de 173 livres 4 sols où était tombée, le mois précédent, à la quatorzième et dernière, Électre, soutenue du Florentin ; ou encore à « la chambrée » du Cid, qui fut de 333 livrer, le 2 mars, le lendemain de la septième et dernière de Turcaret.

[83] Cf. ci-dessus.

[84] Il l’a accordé depuis, avec, une ferveur d’autant plus grande qu’elle était le fruit de ses économies en l’espèce, à l’auteur de : Les affaires sont les affaires (Comédie-Française, depuis 1903).

[85] Cf. sa dernière et très vivante incarnation dans Isidore Lechat de : Les Affaires sont les affaires.

[86] Cf. le Cercle, au tome I des Œuvres de M. Palissot, lecteur de S. A. S. Mgr le duc d’Orléans, Paris, Imprimerie de Monsieur, 1788. L’idée de la pièce est formulée ainsi par la maîtresse de maison : « Mon mari a fantaisie de tenir cercle trois jours de la semaine, de recevoir des savants, des beaux-esprits, des originaux de toute espèce ». Nous y notons « un poète qui a fait autrefois quelque bruit, mais avec qui ses protecteurs viennent de s’abonner pour qu’il cesse d’écrire », un médecin qui trouve qu’Hippocrate guérissait « maussadement » et ordonne « un joli petit julep, une liqueur anodine », enfin l’idée première des propos interrompus de la scène du jeu dans le Cercle de Poinsinet.

[87] Cf. la table du t. XVI et les tomes XI et XII du Lycée.

[88] Cf. Œuvres complètes d’Alexis Piron, par Rigoley de Juvigny, Neuchâtel, 1777, t. I.

[89] Désire Nisard, Histoire de la littérature française, t. IV, p. 222.

[90] Cf. tome III, p. 68.

[91] Conseillers au Parlement.

[92] Nous en ferons, au tome VIII (Les genres hybrides : tragi-comédie, pastorale dramatique, comédie larmoyante et drame, de la Renaissance au XIXe s.), une étude qui sera la préface de l’histoire de la comédie-drame au XIXe siècle.

[93] La Chaussée a d’ailleurs écrit, lui aussi, des comédies gaies ou du moins qui visent à l’être. Elles offrent un certain intérêt de curiosité, comme parties de la même main que Mélanide et la Gouvernante, quand on les en rapproche. En attendant, sur leur médiocrité et la manière dont l’esprit parasite de leur auteur se greffe sur autrui, eu commençant par Saint-Foix, cf. le chapitre II, § IV, de la magistrale thèse de M. G. Lanson sur Nivelle de la Chaussée et la comédie larmoyante, Paris, Hachette, 1887.

[94] Serait-ce parce qu’ils se trouvaient un peu rivaux dans la métaphysique de l’amour ? Peut-être : car une femme d’esprit appelle les petits romans de Crébillon « les mauvais lieux de la métaphysique ». Glissons.

[95] Cf. la Chronologie dans Marivaux et ses œuvres, de G. Larroumet, Paris, Hachette, 1882, p. 592 sqq. ; et pour le texte, l’édition Ed. Fournier, Paris, Laplace, 1878, 1 vol.

[96] Qu’on se rappelle ici l’humeur de Chiffonnet qu’une dame, à qui il fait sa cour, louait de la permanence et du mouvement de ses cheveux, quand Machavoine lui apporte une perruque de rechange. Cf. Le Misanthrope et l’Auvergnat, scènes XI et XII.

[97] Cf. G. Larroumet, op. c., p. 298 sqq.

[98] La pièce y fut jouée en 1724, et y plut, comme en témoignent les dix-sept représentations qu’elle eut dans sa nouveauté. On sait que ce théâtre fut le lieu d’élection de Marivaux pendant vingt ans, depuis Arlequin poli par l’amour (1720) – ce début que La Harpe aimait tant contre tout ce qui suivit – jusqu’à l’Épreuve (1740), en passant par le Jeu de rameur et du hasard, les Fausses Confidences et les Sincères.

Nous ne quitterons pas Marivaux et son Prince travesti, sans passer en revue ses interprètes ordinaires ; car ils ont bien droit, Arlequin surtout, à cet honneur, au moins une fois.

Louis André Riccoboni, chef de la troupe, et qui avait été chargé parle Régent de la recruter, comme on a vu plus haut*, y remplissait, sous son nom de théâtre de Lélio, le rôle du Prince travesti. Cet artiste était doublé d’un auteur et d’un critique ; nous lui devons une assez savante histoire du théâtre dit italien ; mais c’est son jeu qui nous intéresse ici. Les critiques du temps disent que « son dialogue était aisé et animé ; et que personne n’a mieux caractérisé les passions outrées et avec plus de vraisemblance ». Le rôle du Prince travesti était donc, pour lui, taillé sur mesure.

Le rôle du courtisan Frédéric était tenu par Dominique, lui aussi auteur et lettré, – fils du fameux arlequin Dominique, emploi qu’il tint aussi – mais qui excellait dans le rôle de Pierrot ; et qui avait d’ailleurs un talent si protéiforme qu’il joua un jour une fille d’opéra « avec beaucoup de finesse et de grâce «, au témoignage d’un contemporain.

Le rôle de l’ambassadeur était rempli par Mario Balletti, heureux époux de la fameuse Silvia et frère de sa rivale Flaminia, fort galant homme et qui jouait les seconds amoureux.

La Princesse était Flaminia, sœur de Mario et femme de Riccoboni (on était en famille à la Comédie italienne), suave personne et qui jouait à l’occasion Colombine avec « beaucoup de feu et d’entendement », ce qui n’étonne pas, quand on se rappelle qu’elle savait le latin, et était membre de plusieurs académies italiennes et auteur dramatique. Elle était très belle, par-dessus le marché.

Hortense était cette idéale Silvia, née à Toulouse, de comédiens italiens ambulants, au talent si souple et si charmant qu’on la disait, en vers, fille d’une des Grâces séduites par Protée : elle avait cette brillante volubilité que Marivaux lui avait enseignée, qu’il avait lui-même dans la conversation, et qui est devenue de règle dans l’emploi des Silvia. Au reste, elle était d’une beauté si durable qu’à cinquante ans, cette doyenne de la Comédie italienne faisait illusion et s’identifiait parfaitement avec des rôles de jeune première. C’était une grâce d’état phénoménale, mais qui ne sera pas sans autre exemple en notre temps et dans la maison même de Molière. Elle fut la muse de Marivaux qui écrivit ses Silvia pour elle, et avec une adaptation si heureuse du personnage à l’interprète que les mauvaises langues disaient que « sans elle, ses comédies ne seraient point passées à la postérité ». Comme Flaminia, elle était d’une taille fort élancée : dans une gravure de Lancret, elle dépasse Arlequin de la tête.

Enfin Lisette était Violette, sur le jeu de laquelle nous n’avons trouvé aucun renseignement. Au reste, elle était à bonne école, étant la femme de Thomassin, le fameux Arlequin, qui tint, notamment, l’emploi dans le Prince travesti. Ici, il convient de s’étendre un peu plus.

Comme il signor Pulcinello, Arlequin appartient à la famille des mimes noirs. Faut-il le rattacher généalogiquement aux phallophores de Sycione barbouillés de suie, ou au jeune satyre grec armé d’une baguette et couvert d’une peau de tigre, ou au mimus centunculus d’Apulée, ou au coquus (cuisinier) de Plaute, la batte rappelant le couteau de cuisine ? Du tout un peu, peut-être : en tout cas, ce qui est certain, c’est qu’il est, chez les modernes, originaire de Bergame. Cette origine italienne ne doit jamais être oubliée pour avoir la clé de certains caractères fixes du rôle, notamment de son agilité de clown, de sautriquet, à travers toute l’évolution du rôle. Ici on ne peut douter, comme pour Pierrot**. Arlequin nous vient bien de Bergame. Lui et Brighella sont deux frères jumeaux ; et les historiens du genre veulent que Brighella, spirituel et narquois, ait symbolisé la ville haute, et le balourd Arlequin, la ville basse Ainsi donc l’esprit aurait gagné les hauteurs à Bergame comme à Paris, témoin la butte (Montmartre), et Arlequin serait né dans quelque Chat-noir bergamasque.

Il reste balourd, type de gourmandise et de poltronnerie, symbolisant le paysan du Milanais, comme Pierrot celui de l’Île-de-France, à peu près aussi longtemps que règne Trivelin, le succédané de Brighella. Mais vers 1671, le fameux Trivelin Locatelli étant mort, Dominique prête aussitôt de son esprit à Arlequin et le fait évoluer vers le type moderne. Pierrot que le Don Juan de Molière a remis en vogue chez les comédiens italiens, et qu’y joue à merveille un certain Giaratone, hérite de la balourdise, de la goinfrerie et de la poltronnerie d’Arlequin. Il y eut là un coup de bascule, car nous voyons qu’au XVIe siècle, chez les Gelosi, c’était Arlequin qui était constamment la dupe de Pierrot, son heureux rival, près de la servante Francischina.

Après ce coup d’État de Dominique déniaisant un peu Arlequin, – comme on peut s’en convaincre agréablement, en parcourant, outre le théâtre de Gherardi, l’œuvre de Watteau, dont une vingtaine de tableaux sont consacrés à des scènes de genre de la Comédie italienne, et aussi les gravures si suggestives de Gillot, son maître, – vient Marivaux.

Dès sa première comédie, Arlequin poli par l’amour, il aiguise si adroitement la traditionnelle niaiserie d’Arlequin en une naïveté si piquante que La Harpe, qui lui est d’ordinaire si hostile, se récrie cette fois d’admiration. Marivaux pousse sa veine dans la Double inconstance, et enfin dans le Prince travesti, où Arlequin dit de lui-même « qu’il n’a pas d’esprit, mais de la prudence », où il apparaît en enfant de la nature, toujours orienté vers la cuisine, avide d’argent comme de victuailles, cependant que

La chair sur ses sens fait grande impression.

Il a l’agilité, les naïves gourmandises, la pétulance tatillonne et féconde en méprises du jeune chat auquel le comparaît Marmontel. Puis le type évoluera chez Florian, dans le sens de la bonhomie ; et Arlequin, entouré de ses Arlequinets, apparaîtra dans sa triple Arlequinade, comme bon époux et bon père : tel Monsieur Scapin. Après quoi, il retournera aux funambules, à ses jeux de batte et à ses dislocations de sautriquet*** :

Puis Arlequin fut éclipsé par le prince des Pierrots, l’illustrissime Deburau, et retourna à son rôle subalterne du XVIe siècle, jusqu’à ce que la fantaisie des lettrés vint le restaurer sur son antique trône de malice, et avec usure.

Tels furent donc – avec cet Arlequin a qui était due la place d’honneur – les interprètes de la plupart des pièces de Marivaux, sur la scène dite du Nouveau Théâtre italien. On voit pourquoi il importait de les grouper ici, en sa compagnie, en dehors de notre introduction.

* Cf. ci-dessus.

** Naguères, en effet, à propos du mime Séverin, M. Catulle Mendès, dans une ingénieuse conférence sur Pierrot, avançait que Pierrot lui paraît d’origine française. Cela peut se plaider – en dépit du type italien au XVIe siècle de Pedrolino, et de ce « Pierrot valet » qui figure dans une Comédie italienne de 1547 –, si l’on songe à certains des farceurs français dont nous parle notamment Montaigne, à ces « enfarinés » dont Gros Guillaume fut le prince, et à cette blouse blanche du paysan français dont Molière affublera encore le Pierrot du Don Juan, ou Colin, le valet endormi de Dandin. On est donc assez fondé à répéter avec l’érudit Desessarts : « Pierrot né français sur la scène italienne ».

*** Cf. le Théâtre des Funambules, ses mimes, ses odeurs et ses pantomimes, depuis sa fondation jusqu’à sa démolition, par Louis Péricaud, Paris, Léon Sapin, 1897. On y verra notamment, où et par qui arlequin mit sur son costume ce semis de paillettes qui le fait ressembler à quelques fantastique poisson : ce fut, aux Funambules, une invention de l’arlequin Laurent aîné.

[99] Ils y seront aidés joliment, par Watteau et ses émules. Cf. à la Bibliothèque Nationale, aux Estampes, à la cote Db 15 pour Watteau ; à la cote Db 16 pour Lancret (on y trouvera l’arlequin Thomassin et Silvia). – Pour l’ancien Théâtre italien. Cf. à la cote Tb 19 et 21, le « livre des scènes comiques inventées par Gillot », le premier qui ait peint au XVIIIe siècle des scènes comiques (il y en a de tirée d’Arlequin empereur dans la lune ; du Tombeau de Maître André ; d’Arlequin Grapignan, etc.), le vrai maître de Watteau, qui l’a trop éclipsé vraiment, aux yeux de la postérité. (Cf. Un maître français du XVIIIe siècle par Antony Valabrègue qui remarque judicieusement, p. 32, 35 : « Il fait revivre mouvement, vivacité, gaité même de la comédie italienne... Watteau y prend son bien, comme Molière avait fait avec ses prédécesseurs », Paris, Librairie de l’artiste, 1883, Bibl. Nat. L27n, 33 785. Cf. aussi Callot, à la cote Ed 25 ; et notamment, pour voir les bouffons italiens, de l’ancienne école, rivalisant d’obscénités avec les paradeurs et le Karagueuz turc, la priapée des Balli di Sfessania.

[100] Cf. Marivaux, sa vie et ses œuvres (1882) par G. Larroumet, op. c. ; et aussi les réserves si plausibles de F. Brunetière sur ses divers mérites (Études critiques sur l’histoire de la littérature française, IIIe série, 1887, Hachette) : enfin celles de C. Lenient (La Comédie en France au XVIIIe siècle, Paris, Hachette, 1888, t. I, p. 349 sqq.).

[101] Cf. ci-dessus.

[102] Cf. pour notre découverte de ses vraies sources et la démonstration de son originalité, tout compte fait, notre Lesage de la Collection des Grands Écrivains Français, Paris, Hachette, 1893, ch. IV. p. 78 sqq.

[103] Cf. ci-dessus.

[104] Cf. Bibl. Nat., manuscrits de la collection Soleinne, n° 9314.

[105] Cf. Notre Lesage, op. c., p. 134.

[106] Nous en avons fait faire une double reprise, à l’Opéra-comique, avec les airs du temps orchestrés par M. Weckerlin, les 22 février et 8 mars 1900. Le succès fut des plus évidents : et la presse spéciale en témoigna avec une rare unanimité.

[107] Une première représentation à la Comédie-Italienne, du 4 octobre 1746, avait passé inaperçue, en attendant le vif succès de la traduction de Baurans, la Servante maîtresse (14 août 1754), qui ne fut qu’un regain de celui de l’Opéra, la délicieuse Madame Favart aidant.

[108] Ainsi sera-t-il fait encore, remarquons-le, un demi-siècle plus tard, en 1801, le même snobisme régnant, de par le Premier consul qui ne goûtait que les buffi, et fera venir Nicolo, l’auteur des Rendez-vous bourgeois et d’une Cendrillon, le grand-maître de l’opéra comique sous l’Empire : le compositeur Méhul se cachera sous un nom italien pour mystifier Bonaparte et le public, en donnant l’Irato, entre Stratonice et Joseph.

[109] Des deux genres qui évoluèrent sur ces diverses scènes, l’aîné, celui de la comédie musicale, doit attirer encore un peu notre attention ici et mérite bien son petit bout d’histoire pour n’y plus revenir.

Une première phase part de la représentation de la Servante maîtresse et s’arrête à Boieldieu.

Ce n’est pas la plus brillante, mais elle est notable. L’ariette, victorieuse du vaudeville, use de sa victoire. Elle s’enfle jusqu’à être un grand air ; elle se métamorphose en duos, dialogues ou non, ou trios, en ensembles et chœurs : elle vise à l’expression dramatique. Les compositeurs italiens paraissent être restés les maîtres du genre, avec Duni, sans même parler des Noces de Figaro de Mozart et du Barbier de Séville de Paisiello, car les Français Monsigny, Philidor et Dalayrac, et le Liégeois si francisé Grétry, triomphent ailleurs, dans le drame musical ou, si l’on veut, dans la comédie larmoyante musicale. Ainsi, il y a fort loin, chez Monsigny, d’On ne s’avise jamais de tout au Déserteur, et encore plus loin, chez Grétry, du Huron à Richard Cœur-de-Lion.

Ensuite s’ouvre l’âge d’or de la comédie musicale proprement dite, avec la triomphante lignée qui va de Boieldieu à Victor Massé, en prenant par les Adam et les Halévy ; les Ambroise Thomas, les Poise et les Bazin, etc., et en s’arrêtant à cet Auber qui les résume tous.

Et que de grands ou petits chefs-d’œuvre de la comédie musicale depuis Ma Tante Aurore, qui est de 1802, jusqu’au Premier Jour de Bonheur qui est de 1868, en passant par la Dame blanche ; le Chalet ; le Postillon de Longjumeau ; le Val d’Andorre ; les Mousquetaires de la Reine ; Haydée ; le Domino noir ; le Caïd ; Bonsoir, voisin ; les Noces de Jeannette ; le Voyage en Chine, etc., ou, pour marquer une date précise, jusqu’à cette Basoche, le dernier-né de la pure lignée des opéras comiques proprement dits et qui est de 1890.

Cependant l’opérette guettait l’opéra comique. Il ne faut pas s’en indigner, mais songer aux origines du genre et qu’en somme, à l’âge d’or de la comédie musicale succédait, il y a un demi-siècle, l’âge d’argent, même de vermeil, avec l’Orphée aux Enfers et la Belle Hélène. Que l’on ait eu depuis – sans parler de l’Œil crevéMadame Angot et le Petit Duc, les Cloches de Corneville et la Mascotte, voilà qui n’est pas pour faire partir en guerre contre cette pauvre opérette, envers laquelle on est souvent bien dur. Nous nous bornerons à constater qu’après un midi étincelant, la comédie musicale a un déclin assez brillant : que cela était dans l’ordre des choses et des genres, puisqu’elle revient ainsi à ses origines mêmes, telles que nous venons de les indiquer chez les Italiens et chez les Forains. Du moins ce déclin fut-il illuminé par un réel génie, en son genre (Offenbach), et duquel procèdent des talents que nos grands-pères eussent portés aux nues, qu’Auber eût reconnus pour être de sa race, et dont nous avons bien le droit de nous engouer.

Maintenant ce déclin de la comédie musicale est-il définitif, et l’opéra comique, proprement dit, a-t-il enfin fait faillite sous la forme de l’opérette ou vaudeville lyrique ?

Plusieurs causes et complexes ont poussé la comédie musicale vers le drame lyrique. Or, comme les chefs-d’œuvre actuels de l’opéra comique, depuis Mignon, jusqu’à Carmen et à Louise, sont surtout de ce genre, il importe de préciser, dès maintenant.

La première de ces causes est toute littéraire et nous l’avons déjà indiquée. C’est à Sedaine que revient ici la part de responsabilité – ou de mérite, suivant le point de vue. – C’est lui qui conçut les angoisses dramatiques de Louise dans le Déserteur, et les mélancolies romantiques de Richard Cœur-de-Lion et le dévouement romanesque de Blondel cherchant son pauvre roi. C’est sur ses traces que se précipitèrent Favart en sa deuxième manière, la sentimentale, puis la pléiade des manœuvres littéraires qui approvisionnèrent les compositeurs, Dalayrac par exemple, de livrets plus ou moins mélodramatiques. Il est vrai que cette responsabilité est facile à porter, pour Sedaine. Il s’entendait admirablement aménager ces scènes d’émotion mitigée, bourgeoise, où la muse de l’opéra comique aime tant à sourire à travers les larmes. C’est en songeant à cela que Sarcey se récriait : « Le véritable créateur de l’opéra comique, c’est Sedaine ». Il est du moins le créateur de l’opéra comique larmoyant, celui qui devait engendrer ce pur chef-d’œuvre de Richard Cœur-de-Lion, que les remaniements orchestraux d’Adam ont rajeuni triomphalement, quoi qu’en disent les détracteurs du genre.

Puis l’opéra comique glisse sur la pente du genre mélodramatique et moralisant, par exemple avec Dalayrac et son jadis fameux Camille ou le souterrain, en attendant le Fidelio de Beethoven. Nous verrons d’ailleurs sur la scène Favart un Lepelletier de Saint-Fargeau, l’Intérieur d’un ménage républicain, etc. Il est vrai qu’entre temps l’opéra comique se dédommageait par la première Mère Angot et l’Irato, et par des reprises de son répertoire comique.

Mais une autre influence vint s’ajouter à celle du drame et du mélodrame pour pousser la scène de l’Opéra-comique vers le drame lyrique. Ce fut celle de sa rivale (une rivale qu’il trouve encore de nos jours, à côté de lui), à savoir celle du premier Théâtre lyrique, celui de la rue Feydeau, où Chérubini fera jouer sa tragique Médée, et Méhul sa non moins tragique Stratonice. On peut voir dans un piquant tableau comparatif, dressé par MM. Albert Soubies et Malherbe, comment l’opéra comique soutint cette concurrence, avec de véritables drames lyriques ou opéras de demi-caractère, une Lodoïska de Kreutzer, un Roméo et Juliette de Méhul, parallèlement à des partitions sur les mêmes sujets de Chérubini, Steibelt et Lesueur.

Fidèle à la tactique qui lui avait réussi avec les Comédiens italiens, l’opéra comique supprimera la concurrence par la fusion ; et le goût de Napoléon pour les buffi redonnera quelque faveur à la comédie musicale. Mais, vienne le romantisme, et le drame musical reprendra tout son essor avec Zampa et le Pré aux clercs.

En résumé, entre les deux formes jumelles de la comédie musicale et du drame, sous lesquelles l’opéra comique a évolué, il était toujours resté jusqu’à Louise un trait d’union, à savoir le mélange du parlé et du chanté. La persistance de ce trait originel matérialise en quelque sorte le besoin profond de l’esprit français, jusque dans le spectacle musical, et qui est celui de comprendre. En musique, comme en tout, nous sommes des classiques subordonnant l’imagination et la sensibilité elle-même à la raison. Où cette raison n’est pas à l’aise, le spectateur français est à la gène. Or, cette raison n’est à l’aise, en musique théâtrale, ni parmi les méandres de la rêverie allemande, ni dans les transports fiévreux de la passion italienne. La moyenne des Français a beau faire et s’exercer à écouter, à force d’entendre, elle est inquiète à l’opéra : elle ne goûte vraiment que l’opéra de demi-caractère, grâce d’ailleurs à son éducation par l’opéra comique et par sa musique spirituelle, sœur jumelle de l’esprit français.

[110] Pour des détails sur sa vie, sa femme et interprète, son « cher petit bouffe », et leurs aventures tragi-comiques. Cf. une analyse de notre conférence sur les Trois Sultanes, lors d’une brillante reprise de cette pièce à l’Odéon, le 27 avril 1899, dans le Journal des élèves de lettres, 16 mai, 1899. Sur le succès d’une autre de ses nombreuses reprises à la Comédie-Française, Cf. la Chronique théâtrale du Temps, à la date du 17 février 1908. « Il n’existe pas, je pense, écrit M. Adolphe Brisson, un plus joli rôle de femme que Roxelane, un rôle plus divers, plus riche en nuances, plus scintillant et par le fond plus solide. Il est gravé, au burin, sur une planche de cuivre. Tout y est clair, précis et de taille franche. Favart y a mis deux choses qui empêchent de vieillir : la vérité et la sympathie. Il a reproduit fidèlement ce qu’il apercevait chez Justine, son modèle (sa femme et interprète) : il y a ajouté sa propre chaleur d’âme : il a été peintre et poète. Roxelane est immortelle ».

[111] Cf. ci-dessus.

[112] Favart a suscité toute une thèse – que nous avions jadis indiquée, comme étant à faire – et qui a été bien faite, ingénieuse et spirituelle, à son effigie : Favart, l’opéra-comique et la comédie-vaudeville aux XVIIe et XVIIIe siècles, par A. Font, Paris, Elschbacher, 1894.

[113] Ce dernier, qui ne fui pas seulement un esprit critique et un bel esprit, mais qui marqua sa place à la suite des grands talents, en divers genres d’imagination, immédiatement au-dessus du médiocre, avait écrit une série de contes pour son journal le Mercure de France. Il y visait à glaner des traits de mœurs et de nature, échappés à Molière, et dont les jeunes auteurs pourraient faire leur profit. C’est ce qu’ils firent, en effet, de Favart à Beaumarchais, en passant par Rochon de Chabannes – car l’épisode de Chérubin du Mariage de Figaro est calqué sur le conte moral d’Heureusement, outre que la scène du cabinet et du saut par la fenêtre est empruntée à l’Histoire des amours du grand Alexandre dont l’auteur présumé est la princesse de Conti. Cf. G. Larroumet, Petits portraits et Notes d’art, Paris, Hachette 1897, p. 25 sqq.). – Un autre de ses desseins, le plus extraordinaire assurément aux yeux de qui a lu, par exemple, Annette et Lubin – dont Favart tirera aussi une pièce, mais avec des retouches très nécessaires – fut de rendre par ces contes « la vertu aimable ». Son procédé consistait à la rendre haute en couleur, en prêtant à l’innocence le fard du libertinage : voilà pourquoi il baptisa le tout Contes moraux. Nous observerons au passage que l’épithète de « moraux » accolée sérieusement (point du tout comme dans les Chansons morales de Béranger), à de pareilles épices, est un document et qui indique le niveau du sens moral vers le milieu de l’avant-dernier siècle.

[114] Voir son délicieux symbole, clans le marbre de Mercié, au pied de l’escalier du nouvel Opéra-Comique.

[115] Cf. ci-dessus, p. 23 sqq.

[116] Cf. Œuvres de Madame de Staal (Mademoiselle de Launay), Paris, Renouard, 1821, t. 1 ; et sur le théâtre de Sceaux, ci-dessus, p. 23. – Pour d’autres citations piquantes, et une spirituelle et judicieuse mise au point des mérites de ces deux comédies, Cf. la chronique théâtrale du Temps, par M. Adolphe Brisson, à la date du 1er juillet 1907 ; la Comédie du Snobisme (la Mode) au XVIIIe siècle.

[117] Paris, Lambert et Beaudouin, 4 vol. 1780 ; Bibl. Nat. Inventaire Yf 5965-8.

[118] Théâtre de société par l’auteur du Théâtre à l’usage des jeunes personnes, Maestricht, Jam Edme Dufour, 1782, 2 vol., Bibl. Nat. Inventaire Yf 6003-4.

[119] Proverbes dramatiques de Carmontelle, Paris, Delongchamps, 1822, 4 vol. ; et Proverbes et comédies posthumes de Carmontel (sic) par Mme la comtesse de Genlis, Paris, Ladvocat, 1825, 3 vol.

[120] Comédie en un acte, en prose, représentée par les comédiens italiens, pour la première fois, le 26 octobre, 1779, Paris, Thomas Brunet, 1781, Bibl. Nat. Inventaire Yf 11, 169.

[121] Mme de Genlis, contrairement à Grimm (Cf., t. V, p. 111 de son édition de Carmontelle, op. c.), lui conteste la priorité dans le genre des proverbes dramatiques et le donne à une Madame Durand. Le fait est exact. Nous avons trouve en effet dans le tome II du Voyage de campagne par Mme la comtesse de M**** (Murat), Paris, Barbin, 1699, Bibl. Nat. Inventaire Yf 73823, des saynètes intitulées « comédies en proverbe », avec « le mot de chaque proverbe » mis seulement à la fin du tome « pour laisser au lecteur le plaisir de le deviner » – ce qu’imiteront les éditeurs de Carmontelle. – Il y a dix de ces comédies-proverbes : elles sont fort courtes et fort plates, mais précèdent en effet celles de Carmontelle d’un demi-siècle. – Cf. aussi, pour mémoire, les Proverbes inédits de Mme de Maintenon, par M. de Montmerqué, Paris, Blaise, 1829, moins plats pour le fond, comme pour le style.

[122] Voici, pour servir de cadre pittoresque à ce proverbe, et à titre documentaire, une description de Piron, qui est contemporaine : « Les spectacles finissaient ; on était au mois de décembre, et l’on venait de donner au Théâtre-Français la première représentation d’une comédie de M. de La Chaussée. L’auditoire éploré, s’écoulant à grands flots dans la rue, donnait du nez dans une averse qui tombait depuis un quart d’heure. L’obscurité était des plus épaisses : l’air retentissait du claquement des fouets de cent cochers, de leurs cris scandaleux, et du nom de toutes les provinces du royaume. Des torches sans nombre s’agitaient au milieu des airs, qu’elles empestaient, et ne représentaient pas mal celles qu’en ce moment les Furies du Parnasse semaient au fond du cœur palpitant de l’auteur, encore incertain de son sort. Cependant de jeunes cabotins, grands arbitres des réputations littéraires, la plupart en rabats et en manteaux courts, à travers les timons de cent carrosses ébranlés, à droite comme à gauche, franchissaient gaillardement le ruisseau devenu rivière, pour voler aux opinions chez Procope et pour y prononcer souverainement ; bref, pour mettre fin à ce long préambule, qu’on ne voit que trop imité d’après celui du Roman comique, il était 8 ou 9 heures du soir, et l’on sortait par une grande pluie, en hiver, de la Comédie-Française. »

[123] Cf. Théâtre de société, nouvelle édition revue et corrigée, La Haye et Paris, Gueffier, 1777, 3 vol.

[124] C’était un fils de procureur. Il semble que le Palais eût gardé la tradition du théâtre des causes grasses des clercs de la basoche, témoin Fatouville et Gueullette.

[125] Cf. le Théâtre de société, op. c., t. II. – Nous en avons fait faire, à l’Odéon le 10 décembre 1898, une reprise, avec « airs du temps, arrangés par M. Grelinger », qui a égayé le public, de manière à expliquer parfaitement l’engouement du duc d’Orléans et de sa société pour l’auteur.

[126] Pour indiquer quel ton quel train elle prenait, nous risquerons une citation, une seule et ici-bas :

LA BAILLIVE, se donnant des airs minaudiers et traînant la voix. – Tenez, vicomte, je ne serai point tranquille que vous n’ayez quitté l’artillerie. Les boulets de canon ne me sortent point de la tête. (Apercevant Thomas.) Ah ! mes enfants, vous voilà ? Servez-nous tout à l’heure. (Thomas et Jacqueline se retirent.) Madame l’Élue, nous avons besoin de manger, mon cœur. Nous n’avons pas laissé de nous fatiguer à nous promener dans mon petit parc... avec ces messieurs.

L’ÉLUE, minaudant aussi, mais plus étourdiment. – Eh mais, ma chère Baillive, c’est que vous avez pris, avec le vicomte, par cette allée qui n’est pas battue. Le chevalier et moi, nous n’avons pas quitté le petit bois, qui est un terrain uni. Et je ne suis point lasse, mais point lasse du tout.

LE CHEVALIER, en riant. – Eh mais, ma délicieuse veuve, si vous n’êtes point lasse, je vous eu fais mon compliment Je vous ai pourtant fait faire beaucoup de chemin en fort peu de temps ; il faut que vous soyez infatigable.

LE VICOMTE, gaiement. – Oh ! ma Baillive est plus délicate et plus raisonnable. Elle avoue, du moins, qu’elle a assez de la promenade qu’elle a faite avec moi. Cela est plus de commerce, cela.

L’ÉLUE, vivement. – Écoutez-vous, ma chère, ce que ces agréables-là veulent faire entendre ? Tenez : ne voilà-t-il pas ces messieurs qui.se vantent déjà ?

LA BAILLIVE, languissamment.  – Oui, ma chère, les voilà qui se donnent les

violons.

LE CHEVALIER, souriant malignement. – Sur quoi donc ? Il n’est question que de la promenade.

LE VICOMTE, en badinant. – Et nous nous applaudissons seulement d’être de bons marcheurs ; cela n’est-il pas vrai ? Mais en ai-je trop dit ? Là, répondez !

LA BAILLIVE, très tendrement. – Non, non, vicomte ; vous êtes un homme charmant.

LE CHEVALIER, en riant. – Et moi donc, n’ai-je pas dit aussi la vérité ?

L’ÉLUE, vivement et lui serrant la main. – Oui, oui, mon cher chevalier, vous êtes un homme adorable.

[127] Cf. tome II, p. 428, et t. III, p. 233, note 2 et p. 234, note 1.

[128] Cf. la réimpression Georges d’Heylli, Paris, Rouveyre, 1881, 2 vol.

[129] Le genre a eu, dans ces derniers temps, une vogue clandestine. Enfin on en a vu une résurrection publique dans ce falot Ubu roi, où un symbolisme transcendantal se marie à la scatologie foraine, pour l’ébaubissement du public – d’ailleurs rétif : – cf. la chronique théâtrale du Temps, à la date du 24 février 1908 –.

[130] M. Camile Doucet, Rapports académiques, 1884.

[131] « Ce grand comédien, dit un témoin oculaire, et mille fois plus grand auteur, vivait d’une étroite familiarité avec les Italiens, parce qu’ils étaient bons auteurs et fort honnêtes gens ; il y en avait toujours deux ou trois des meilleurs à nos soupers. Molière en était souvent aussi, mais pas aussi souvent que nous

le souhaitions, et Mlle Molière encore moins souvent que lui. » Œuvres de M. de Palaprat, éd. de 1712, t. Ier, préface.

[132] Cf. Bibliothèque Nationale, collection Soleinne, fonds français, n* 9328 ; la dissertation de M. Despois sur le Medico volante de Dominique et le Médecin volant de Molière (édit. des Grands écrivains, t. Ier) ; et celle de M. Moland sur le Convitato di pietra, p. 192 de Molière et la Comédie italienne, op. c.

[133] Cf. Frères Parfait, Histoire du théâtre français, préface. – « Ces parades, me continuait M. de Sallé, n’étaient autre chose que des scènes détachées de l’ancien théâtre italien de ce bâtard de Gherardi ». Collé, Parades inédites, Bruxelles, 1864. – Beaumarchais les connaissait, il avait fait une chanson sur « le Mariage sans curé ».

[134] L’expression est de lui : Cf. préface des Parades inédites de Gueullette, par M. Gueullette, 1885.

[135] Cf. Revue de France, juin et juillet 1874, et préface du Théâtre des boulevards, édit. d’Heylli. – Nous ne le citerons pas d’après l’édition princeps, qui est trop rare, mais d’après la réédition de 1881, op. c.

[136] Théâtre des boulevards, op. c.it., t. I, p. 4.

[137] « Trop libres pour être représentées ailleurs qu’en société », comme dit sans détour l’éditeur de Collé, M. Honoré Bonhomme, appréciant les parades de son auteur.

[138] Cf. l’édition des Œuvres de Beaumarchais, par Ed. Fournier, Paris, Laplace et Sanchez, p. 720 sqq.

[139] Cf. Théâtre des Boulevards, édit. D’Heylli. op. c.

[140] Elle n’était, dit Ed. Fournier (Œuvres de Beaumarchais, op. c., p. 783), que le décalque moins accentué d’une autre plus grosse : Léandre, marchand d’agnus, qui, dans le manuscrit de la Comédie-Française, la précède, écrite tout entière de la main de Beaumarchais ». Il y a ici au moins une erreur : la plus grosse est Jean Bête, et nous ne reconnaissons formellement la main de Beaumarchais que dans les corrections des manuscrits de Léandre, marchand d’agnus. Le texte est d’une écriture plus anguleuse. Le tout forme un cahier de trente-trois petites pages, en dix scènes qui sont, en effet, un premier jet de Jean Bête, bourbeux d’ailleurs, comme bien on pense.

[141] Voici leur liste – elle est concluante – : Oui, ma fille, etc... dans la seizième année (Théâtre des Boulevards, éd. d’Heylli, I, 83), textuellement dans Jean Bête, I, 91, édit. Fournier – l’épisode de la désertion de Léandre, imité dans Jean Bête, op. c.., I, 306 ; – Quoi, etc.. d’église, textuel dans Jean Bête, I, 311, op. c. ; – Il semble, etc., z’à Mamzelle, six lignes textuellement dans Jean Bête, I, 317 ; – les façons d’Isabelle avant de chanter sont calquées dans Jean Bête, I, 319, op. c. ; – Elle a lu, etc., trop lire, énumération textuellement reproduite par Beaumarchais dans Jean Bête, qui ajoute les Contes moraux,  I, 341, op. c. ; – Il faut que vous ayez marché, etc.., toute la tirade de Gille, dix lignes, est textuellement reproduite dans Jean Bête. – Je monte derrière un fiacre, etc., beaucoup, 1, 352, op. c., et plusieurs autres plus courtes. – Nous ne citons pas in extenso, et pour cause.

[142] Il lui emprunte son Marchand d’orviétan : la Consultation du susdit parodie celle de Sganarelle. – Le travesti d’Arlequin en ours au dénouement, comme celui d’Arlequin en monstre, dans le Remède à la mode, op. c., II, 151, est un lazzi italien. Cf. l’Orseida des Gelosi (Molière et la Comédie italienne, op. c., Moland, p. 61).

[143] Cf. Collin d’Harleville, Œuvres, t. IV, p. 192, Paris, Janet 1821.

[144] Solventur risu tabulæ, tu missus abibis.

[145] Théâtre de société, op. c., les Adieux de la Parade.

[146] Lettre à Mme Panckoucke, 22 novembre 1779. Voici comment Gille s’en excuse dans le vaudeville final du Rapatriage, comi-parade de La Chaussée, t. V, p. 52, supplément, édit. de 1762.

GILLE.

Mesdames, si nous avons fait

À vos pudeurs quelques niches,

Pour un aussi mince forfait

De pardons ne soyez pas chiches ;

Une parade sans cela,

Qui soit amusante et risible,

C’est la chose impossible.

[147] Cf. l’Ancien Régime, de Taine, p. 197, sqq.

[148] Il y a dans les cartons de Beaumarchais deux manuscrits de Jean Bête. Le premier en date est raturé et surcharge de la main de l’auteur. Nous lisons sur le second de ces manuscrits : « Composé par mon père pour une fête de M. Lenormant d’Étiolles et jouée par lui, mon père, une de ses sœurs et Dugazon de la Comédie Française, dans la belle terre d’Étiolles, au-dessous de Voisy, neuf lieues de Paris ».

[149] « Après avoir vu représenter quelques parades. – une douzaine, dit-il plus loin ; ce fut Isabelle précepteur (celle de Fagan, croyons-nous) qui combla la mesure, – l’on s’en dégoûta bien vite, et c’est à cette occasion que fut fait le prologue suivant (les Adieux de la Parade, Collé, Théâtre de société), qui annonce des comédies de société. » Rien de mieux ; mais lorsque Collé ajoute : « L’on ne se fut pas amusé à jouer des parades, il y a vingt-cinq ans et plus, si les proverbes charmants de M. Carmontel eussent été imprimés alors », il parle en bon confrère, car rien n’est moins sûr et tout porte à croire au contraire que l’un n’eût pas plus empêché l’autre que Molière n’avait fait tort à Dominique.

[150] Théâtre des Boulevards, op. c., t. II ; c’est une des pièces retrouvées par M. Henri Nicole dans le manuscrit de Gueullette, prêté à Favart, et dont on trouvera l’odyssée dans la Revue de France, juin et juillet 1874.

[151] Almaviva, dans la scène d’ivresse du Barbier, acte II, scène XII, demande d’abord le docteur Balordo ; or, quand les Italiens revinrent après la Fronde, en 1653, le docteur s’appelait Gratiano Balordo, et le rôle était tenu par Ange-Auguste-Constantin Lolli de Bologne. Cf. Moland, p. 185 et 265, Molière et la Comédie italienne, op. c.

[152] Voy. scène IV, Théâtre des Boulevards, t. II, édit. D’Heylli, op. c.

[153] Cf. cependant notre étymologie de Figaro ci-après, p. 447.

[154] On lit en marge des deux feuillets volants intitulés Observations, t. I, des manuscrits de la Comédie-Française : « Je me rappelle que quand les Dbles (sic) frappaient (sic) sur le bonhomme à Étiolles, cela n’était pas très plaisant. » – Il faut lire évidemment les Diables comme on verra plus loin; on sait qu’il était de règle de les amener au dénouement des vieilles farces.

[155] « On n’a pu même retrouver, dit Gudin, le manuscrit et les couplets composés pour le Barbier de Séville, lorsque Beaumarchais le destinait à l’Opéra-Comique. » Gudin en cite un de mémoire inexactement. « D’abord il a fallu la faire, etc. » Nous avons trouvé ces précieux feuillets, dans les papiers de Beaumarchais que conserve sa famille, mêlés à un projet de commerce avec l’île d’Oléron et à une statistique des forces militaires des Peaux-Rouges. Beaucoup de nos trouvailles sur Beaumarchais n’ont pas présenté moins d’imprévu ; on devine que nos recherches n’ont pas été courtes.

[156] Voici d’abord une scène qui correspondait à la sixième de l’acte IV dans la pièce telle que nous la possédons :

ROSINE. – Comment ? vous déguiser ?

LE COMTE. – Il n’a pas été possible de vous mettre au fait. Je ne vous demande plus si vous m’aimez, vous me l’avez prouvé ; je sais de plus que vous n’êtes point la femme de Bartholo ; mais je suis sans bien, sans état, mon absence de Madrid a même détruit jusqu’à mes espérances, il serait peu généreux à moi...

ROSINE. – Arrêtez, Lindor. Si le don de ma main n’avait pas dû suivre celui de mon cœur, aurais-je consenti de vous recevoir ici ? Je suis à vous, Lindor, et ne veux pour tout délai de notre union que le temps nécessaire à rassembler autant d’or, de brillants et d’effets qu’il nous en faut pour vivre dans une honnête médiocrité. Tout le reste de mon bien entre les mains du docteur n’excitera pas en moi le plus léger regret, et peut-être le consolera de ma perte.

LE COMTE. – Quoi ! Rosine, vous consentez à devenir la compagne d’un infortuné qui, sans vos bienfaits d’aujourd’hui, n’aurait pas même ici de quoi subsister plus longtemps.

ROSINE. – La naissance et la fortune sont des jeux du hasard, cher Lindor ; pour prix d’une tendresse excessive, consentez généreusement à me devoir aujourd’hui le bien que je me serais fait un bonheur de tenir de vous.

LE COMTE, à ses pieds. – Ah ! Rosine.

FIG. – Eh bien, monseigneur, n’est-ce pas là le bonheur que vous désiriez ?

ROSINE. – Que dit-il ?

LE COMTE. – Oh ! la plus aimée des femmes et la plus digne de l’être, recevez à votre tour la récompense d’un amour si pur et si désintéressé, l’heureux époux à qui vous avez tout sacrifié, n’est point Lindor. Je suis le comte Almaviva qui vous adore et vous cherche en vain depuis six mois. (Rosine tombe dans les bras du comte.)

LE COMTE. – Ah ! Dieux ! (sic).

FIG. – Ce n’est rien que cela, monseigneur, point d’inquiétudes : l’émotion que cause la joie n’a jamais de suites fâcheuses. La voilà qui reprend ses sens.

ROSINE. – Ah ! Lindor, ah ! monsieur, que m’avez-vous appris ? Non, ne croyez pas que j’abuse ici d’un moment d’enthousiasme.

LE COMTE. – Rosine, une loi que vous avez faite est impérieuse et vous la subirez. Ah ! Rosine, si le plus généreux des deux est, selon vous-même, celui qui consent de tout devoir à l’autre, Rosine, je conserverai cet avantage sur vous. Je vous dois un bonheur auquel j’avais désespéré de jamais atteindre ; quel sort quel rang peut payer un pareil bienfait ? Jurez-moi la foi que vous m’avez promise. (Rosine se jette dans ses bras.)

LE COMTE. – Il s’agit maintenant de vous tirer d’esclavage et de punir l’odieux tyran qui vous destinait des jours si malheureux.

ROSINE. – Oh ! mon cher époux, mon cœur est si plein, que la vengeance ne peut y trouver de place.

LE COMTE. – Il faut au moins nous réjouir un moment à ses dépens. D’ailleurs, il n’est pas possible de vous tirer d’ici par la route que nous avons tenue pour y arriver, il nous faut les clefs de la porte.

ROSINE. – Hélas ! elles sont toujours sous son oreiller.

LE COMTE. – Prêtez-vous seulement à notre joyeux projet ; l’ingénieux Figuaro (sic) ne l’a imaginé que pour avoir ces clefs comme il a dérobé celle de la jalousie.

ROSINE. – Oh ! mon cher époux, je n’ai plus de volonté, ton désir est mon unique loi, je suis dans un délire de joie.

LE COMTE. – Tout est préparé dans la plus prochaine de mes terres pour vous recevoir, et là je veux rendre notre union aussi authentique qu’elle est charmante. Lis, ma Rosine, la copie des ordres que j’ai adressés ce soir à mon intendant. Toi, Figuaro, arrange nos DÉGUISEMENTS.

FIG. – Ah ! maudit jaloux, tu vas être étrillé à dire d’expert ; tu en auras, pour les scènes de tantôt, et pour le jour, et pour la veillée, et pour toute la semaine. (Rosine lit pendant la ritournelle du duo.)

Cela ne durera qu’autant qu’une scène de comédie.

On voit le bonheur des retouches dont les scrupules de Rosine sur l’inégalité des conditions, et tout le bavardage sentimental et légèrement déclamatoire des deux amants ont été l’objet. On remarquera surtout qu’il n’y a pas trace du joli mouvement de dépit amoureux qui animera le début du dialogue définitif, ce qui implique des différences considérables dans toute l’économie des scènes précédentes, et notamment dans la première de l’acte III et dans les trois premières de l’acte IV. En revanche, les travestis se multipliaient au dénouement.

Le second fragment prouve ce que nous conjecturions avant cette découverte, c’est-à-dire la parenté du Barbier, opéra-comique, avec la farce primitive.

Bachelier le soir, Diable la nuit, mais n’as-tu rien égaré parmi les flots orageux ? (Pendant la ritournelle, il examine tout ce qu’il a apporté. Il chante :

Comme un vrai moine

De saint Antoine,

Sans patrimoine,

Vivons content.

À la sourdine,

Pendant mâtine,

Chez ma Rosine,

Venons souvent.

Mais l’heure approche,

Prenons ma cloche.

Si le bonhomme

Est dans son somme,

Din, din, din, din,

Je fais le train

Comme un lutin

Jusqu’au matin.

Le misérable

Qui croit au diable,

D’effroi pâlit,

Et se sauve du lit :

Le bruit augmente,

Il se tourmente,

Et laisse enfin

Rosine au sacristain.

Ainsi le bachelier y faisait le diable à quatre, et se souvenait d’avoir été à Étiolles, pèlerin, moine et revenant. Et, du même coup, la note sur les Diables qui se lit en marge du fragment de la Comédie-Française, le seul connu jusqu’à ce jour, et qui était restée une énigme, se trouve expliquée. Remarquons encore que le caractère de Bartholo, qui « croit au Diable », était conforme à l’imbécillité traditionnelle des Cassandres de la foire, et partant fort éloigné de cette sagacité cauteleuse qui donne tant de piquant et de nouveauté à son caractère définitif. L’exclamation de Pauline : Un si saint personnage ! dans le fragment suivant, prouve que le travestissement bouffon de Bartholo en pèlerin ou en moine avait d’abord été exécuté ; il dut paraître froid comme celui du Diable à Étiolles, de là la variante : bachelier, etc..., que nous citions ci-dessus. Voici ce troisième et dernier fragment :

LINDOR.

Seigneur Bartholo, je ne suis plus surpris si votre ménage est souvent divisé. Avec des lubies pareilles à celles dont le hasard m’a rendu témoin, il est difficile qu’une jeune femme...

BARTHOLO, hors de lui.

Vit-on jamais pareille impudence !

LINDOR.

À mon égard vous avez poussé les choses.

BARTHOLO.

Oui, ravisseur infâme,

Tu subornais ma femme.

PAULINE.

Ciel ! pouvez-vous penser

Qu’on voulût vous offenser !

Prendrait-on le moment

Où mon époux est présent !

LINDOR.

Votre indiscrète colère

Insulte à mon caractère.

BARTHOLO.

Va, mauvais garnement,

Puis mon ressentiment.

PAULINE.

Un si saint personnage !

LINDOR.

Une femme aussi sage !

PAULNE et LINDOR, ensemble.

Le ciel nous vengera,

Il vous punira

De cet outrage-là.

BARTHOLO.

Lera, lera, lera, lera,

Je me moque de cela.

[157] Cf. la Comédie de Molière, op. c., par G. Larroumet ; Molière, ch. V. – Gudin le confident et éditeur de Beaumarchais soutient la même thèse que G. Larroumet (Œuvres de Beaumarchais, t. VIII, p. 265).

[158] Voy. Théâtre de Caldéron, t. I, traduction de M. de la Tour, Paris, Didier, 1875, t. II.

[159] Les Vendanges, sc. XVIII, op. c.

[160] La Coquette de village, acte III, scènes III et V.

[161] Ibid., acte I, scène II.

[162] Cf. La Harpe, Cours de littérature, t. XII, p. 545, sqq., bien instruit, sinon bon juge de ce point et notre chapitre I, tout au long.

[163] Cf. ci-dessus.

[164] Représenté pour la première fois par les comédiens italiens ordinaires du roi, le 17 juin 1721, Paris, Briasson.

[165] Voy. le Théâtre et la Philosophie au dix-huitième siècle, ch. II, 2e partie par Fontaine, Paris, Léopold Cerf, s. d. – L’auteur, qui fait si bien ressortir l’importance historique de ces deux pièces, a donc tort de compter Piron parmi « les neutres » (p. 225). Il oublie l’auteur d’Arlequin-Deucalion pour celui de la Métromanie : c’est d’ailleurs fort excusable, du moins littérairement.

[166] Cours dé littérature, t. XII, p 282 et 524.

[167] Voir ci-après, p. 408.

[168] Cf. ci-après. p. 433.

[169] Avec son ironie légère et acérée, Voltaire conclut ainsi sa comédie de Nanine :

LA MARQUISE.

...Que ce jour

Soit des vertus la digne récompense ?

Mais sans tirer jamais à conséquence.

[170] Dans une lettre du 17 octobre 1770, conservée au British Museum et citée par M. Bettelheim, Beaumarchais, Frankfurt am Mein, Rutten et Lœning, 1886, p. 147, Beaumarchais dit que son drame des Deux Amis est écrit « en l’honneur des négociants et, en général, pour honorer les gens du tiers état ».

[171] Cf. l’Indigent, la Brouette du vinaigrier, etc., et déjà, en maint endroit, l’Essai sur l’art dramatique.

[172] Le Vieux Célibataire, acte IV, sc. III. – Cf. les Ouvriers d’Eugène Manuel et le trait, jadis si applaudi :

Arbre ou peuple, toujours la force vient d’en bas,

La sève humaine monte et ne redescend pas.

[173] « On peut dire, sans rien exagérer, que la Déclaration des droits de l’homme se trouverait au besoin tout entière dans les opéras-comiques de la fin du dix-huitième siècle. » (Essais de littérature et de morale, par M. Saint-Marc Girardin, p. 76.)

[174] Les Trois Sultanes, acte II, sc. III.

[175] Préface du Mariage de Figaro.

[176] Préface du Mariage de Figaro.

[177] Cf. ci-dessus.

[178] Cf. l’École des cocus ou la Précaution inutile, comédie en un acte et en vers, de M. Dorimon, représentée par la troupe des comédiens de S. A. R. Mademoiselle, sur le théâtre de la rue des Quatre-Vents, en 1661, imprimée la même année chez Jean Ribou, 42 pages petit in-l2. Léandre y fait un sot d’un capitan qui a lu inutilement Scarron, les Quinze Joyes du mariage, et surtout la quarante et unième des Cent Nouvelles nouvelles. – L’Almanach des spectacles signale encore une Précaution inutile, en cinq actes, jouée en 1727 à la Comédie italienne. Elle devait être en italien, puisque, d’après la convention des éditeurs, elle y est encore marquée en lettres italiques. – Gallet fit jouer, le 28 juin 1735, la Précaution ridicule, opéra-comique en un acte, parodie d’Abensaïd, empereur du Mogol, tragédie de l’abbé Leblanc : Chrysante, après un premier mariage malheureux (comme l’avait été celui de Bartholo, d’après une variante inédite), croit s’assurer contre les dangers d’une seconde épreuve en épousant une laide, de même qu’Arnolphe compte sur une sotte. Victime d’un travesti, il épouse Fourbin, valet de son neveu, qu’il dote malgré lui, et qui peut ainsi épouser Angélique. – Les Précautions inutiles, opéra-comique d’Achard et Anseaume, musique de Chrétien, à la foire Saint-Laurent, 1760, n’ont d’autre rapport avec celle de Beaumarchais que de prouver la vogue du titre : toujours la Précaution inutile, comme dit Bartholo.

[179] Il est d’abord dans l’Étourdi, I, IV, où il est, imité de Beltrame ; dans l’École des Maris, II, XIV ; dans l’Amour Médecin, III, VI ; dans le Médecin malgré lui, III, IV ; dans le Sicilien, scènes IX, XII, XIII, où il serait repris directement de l’italien, si l’on en croit Cailhava ; dans L’Avare, III, XI, et enfin dans le Malade imaginaire, VI, II. Il est un des ressorts des Plaideurs, II, IV, des Folies amoureuses, sc. III, VII, X, et de tous les théâtres, y compris celui de la foire.

[180] L’Amour médecin, III, VI.

[181] L’Étourdi, III, II.

[182] George Dandin, III, scène IV.

[183] M. Bettelheim (Beaumarchais, op. c., p. 168) : « Beaumarchais pourrait bien (ce qui n’avait pas encore été remarqué jusqu’ici) avoir emporté l’idée première de son Barbier de Séville d’un opéra-comique de Panard, joué quand il avait huit ans, et ayant presque textuellement le même titre que la nouvelle d’où fut tirée Eugénie : le Comte du Belflor. » Suit l’analyse tirée de l’Histoire de l’Opéra-Comique. Nous souscrivons d’ailleurs au vœu que M. Bettelheim fait pour une édition plus complète de ce joyeux compère.

[184] Histoire du théâtre de l’Opéra-Comique, Lacombe, Paris, 1769, t. II, p. 268.

[185] Cf. notre Beaumarchais et ses œuvres, Paris, Hachette, 1887, p. 194 sqq.

[186] Cf. ci-dessus et tout au long du chapitre I.

[187] L. de Loménie s’en tient à un peut-être, Beaumarchais et son temps, Paris, Calmann Lévy, 1880, t. I, p. 474. M. d’Heylli (Théâtre complet de Beaumarchais, Paris, Académie des Bibliophiles, 1869, t. II p. XLIII) est encore moins affirmatif ; c’est qu’en effet le passage qu’il cite n’est pas du tout concluant. Il est d’ailleurs fort sévère pour la pièce de Fatouville, qu’il appelle « une assez mauvaise farce » ; elle n’est pas médiocrement plaisante.

[188] Cf. La Précaution inutile, acte III, scène III, dans le Théâtre italien de Gherardi, op. c. – L’auteur a d’ailleurs suivi de près Molière, dont il cite les Oracles.

[189] Acte III, scène X.

[190] Acte II, scène V.

[191] Cf. La parade de Jean Bête, scène IX : « Mon grand-père paternel, maternel, fraternel, tanternel, sempiternel », et Barbier de Séville, acte II, scène XIV.

[192] Acte I, scène III.

[193] Les Folies amoureuses, acte II, scène X.

[194] On ne s’avise jamais de tout, opéra-comique en un acte, en prose, mêlé de morceaux de musique, représenté sur le théâtre de la foire Saint-Laurent, le lundi 14 septembre 1761, par M. Sedaine avec la musique de M. de B***, Paris, Hérissant, 1761, scène V, p. 11. – La pièce fut reprise par les comédiens italiens à Fontainebleau, et rééditée en 1762, chez Ballard, avec la musique du sieur de « Moncini » (sic).

[195] Vaudeville final, p. 54.

[196] Voy. scène XI, p. 26, sqq. – Le Benestrier d’ordures des Cent Nouvelles nouvelles et de La Fontaine y est remplacé galamment par une boite de poudre.

[197] Le succès du rôle de Montauciel, soldat ivre, dans le Déserteur de Sedaine, ne fut peut-être pas étranger à l’idée de ce joyeux travesti.

[198] À l’une des premières représentations du Barbier de Séville, un plaisant s’écria : « Cette pièce est un legs que feu Taconet a fait à Beaumarchais » (Beaumarchaisiana). C’est ainsi qu’on avait dit Molière acquéreur et copiste des manuscrits de Guillot Gorju et de l’opérateur Broquette, grâce à la veuve de l’un et au bouffon de l’autre.

[199] Préface du Mariage de Figaro.

[200] Le 33 février 1888, sur la scène de l’Odéon, nous avons fait représenter le Barbier de Séville, en cinq actes, devant le public des Matinées classiques, qui l’a accueilli avec autant de rires que celui de cent treize ans en ça lui avait prodigué de sifflets. – Cf. nos Conférences Dramatiques, Odéon, 1888-1898, Paris, Ollendorff, p. 288 sqq. ; et, pour l’acte inédit, notre Beaumarchais et ses œuvres, Précis de sa vie et histoire de son esprit, d’après des documents inédits, Paris, Hachette, 1887, ch. VI, p. 231 sqq.

[201] Préface du Barbier de Séville.

[202] Cf. notre Beaumarchais et ses œuvres, op. c., 1re partie, ch. III, et 2e partie, ch. IV.

[203] Contrairement à tous ses brouillons de premier jet, elles ne portent que quelques ratures et surcharges insignifiantes.

[204] Cf. ci-dessus.

[205] On méconnaît quelquefois, sous le, nom commun de pièces de la foire, une distinction à établir entre les parades du préau, dont la licence était sans bornes, et les pièces de l’intérieur d’où le gros mot était à peu près exclu. Sans être décentes, ces dernières (cf. notre ch. V) étaient cependant d’un ton assez soutenu pour avoir pu passer tout droit des tréteaux forains sur la scène même de l’Académie de musique, comme il arriva par exemple pour Alain et Rosette de Bontelier. Rappelons, à ce propos, combien de bagatelles charmantes furent publiées par Lesage et par « son cher Plaute », comme il appelle Fuselier, sans oublier Dorneval ! Achmet et Almanzine eût diverti l’auteur de Bajazet ; l’auteur de Turcaret dut avoir envie de signer Arlequin traitant. Il reconnut sa verve satirique dans les Comédiens corsaires. L’auteur du Paysan parvenu put prendre son bien dans les Amours de Nanterre. Piron dans Arlequin Deucalion et surtout Delisle dans Arlequin sauvage, imaginèrent pour les forains de petites mais cinglantes variantes du Misanthrope que Molière eût applaudies.

[206] « Je le prie de réfléchir, en homme d’esprit qu’il est, qu’un degré, même léger, de charge peut faire une farce de cette pièce, car Figaro est mauvais sujet, mais fin, rusé, éduqué et non pas farceur ». Aux acteurs de l’Opéra assemblés. – Cf. L. de Loménie, Beaumarchais et son temps, op. c., t. II, p. 586.

[207] Préface du Barbier de Séville.

[208] Préface du Barbier, p. 18, t. II, du Théâtre, édit. d’Heylli et Marescot. – L’image est prise de Diderot : « Beaucoup de peine et de temps perdus et une multitude de copeaux qui demeurent sur le chantier. » Diderot, Du plan et du dialogue, t. VII, p. 322, édit. Assézat.

[209] « Comme ces habiles fripons qui font leurs coups en plein jour, etc... » Hipp. Lucas, Histoire philosophique et littéraire du Théâtre-Français de Paris, Yung Trenttel, 1862, II, 80.

[210] Cf. la Revue philosophique et littéraire de la Société typographique de Bouillon, par Castilhon et Robinet, t. III, p. 120, sqq., avril 1775, à la Bibliothèque nationale. – C’est la critique qui eut l’insigne honneur de servir de texte à la préface du Barbier.

[211] Sommaires des pièces de Molière, édit. Beuchot, t. XXXVIII, p. 413.

[212] Variante reproduite dans l’édition d’Heylli et Marescot, op. c., t. II, p. 200.

[213] Expression de Beaumarchais, variante du Mariage de Figaro.

[214] Francisque Sarcey, Chronique dramatique du Temps, 1er  mars 1886, à propos du « 1802 » de Renan.

[215] Même celui de Meister, Cf. Correspondance, fév. 1774, t. X, p. 361, édit. Tourneux.

[216] La Critique de L’École des femmes, sc. V.

[217] Préface du Barbier de Séville.

[218] Encore une expression empruntée par Beaumarchais à Diderot : « Le beau-frère, qui est mon machiniste, etc... » Père de famille, t. VII, p. 324, édit. Assézat.

[219] Préface du Mariage de Figaro.

[220] Voy. Correspondance littéraire dite de Grimm, avril 1784, XIII, 519, édit. Tourneux. C’est la plus fine analyse qu’on ait faite de l’intrigue du Mariage de Figaro. – « Il y a bien plus d’art et d’invention dans le Mariage de Figaro. » Schlegel, Cours de littérature dramatique, op. c., XIIe leçon, II, p. 149. Ne négligeons pas de renforcer le témoignage de nos deux critiques par celui d’un auteur des plus experts en la matière, Dumas fils : « La comédie dont le dernier mot dans les temps modernes est le Mariage de Figaro... », Préface de l’Ami des Femmes. Après de si graves autorités, le sentiment de la baronne d’Oberkirch, une des auditrices des lectures préliminaires et de la première représentation, paraîtra moins négligeable, Cf. ses Mémoires, t. I, p. 223, édit. de 1853.

[221] Cf. G. Larroumet, Petits Portraits et Notes d’art, le Plagiat littéraire, Beaumarchais et la princesse de Conti, Paris, Hachette, 1897.

[222] Il était temps, parodie de l’acte d’Ixion, du ballet des Éléments, représentée pour la première fois sur le théâtre de la foire de Saint-Laurent, le 21 juin 1754, Œuvres de Vadé, t. I de l’édit. de 1777, Genève.

[223] En marge, au début de la scène II de l’acte V, se lit la variante autographe qui suit : « Antonio, en accourant, se jette sur lui (Figaro)...

FIGARO. – « Ah ! le lourd.

ANTONIO. – « Qui va là ?

FIGARO. – « Se jeter ainsi dans la nuit pour estropier le monde !

ANTONIO. – « Ousque vous êtes estropie pour le dire ?

FIGARO. – « Serait-il temps de m’en plaindre, quand je le serais tout à fait, oncle bavard ?

ANTONIO. – « Faut-il crier d’avance quand vous ne l’êtes pas du tout, neveu loup-garou ?... On vient à sa prière... »

(Cf. George Dandin : « Voilà un pendard qui me fera enrager. Viens-t-en à moi. (Ils se rencontrent et tombent tous deux.) Ah ! le traître ! il m’a estropié. Où est-ce que tu es ? Approche, que je te donne mille coups. Je pense qu’il me fuit, » George Dandin, acte III, sc. V.).

[224] Le Trompeur trompé ou la Rencontre imprévue, opéra comique en un acte, représenté pour la première fois sur le théâtre de la foire Saint-Germain, le 18 février 1754. Œuvres de Vadé, op. c. – Beaumarchais nous semble aussi s’être souvenu de la scène de nuit de l’acte II du Double Veuvage de Dufresny. L’intendant dit à sa femme, qu’il prend pour Thérèse : « Que cette main-là est bien meilleure à baiser que celle de ma femme ! La sienne est rude, celle-ci est douce. » – « Mais quelle peau fine et douce et qu’il s’en faut que la comtesse ait la main aussi belle ! » dit le comte à sa femme, qu’il prend pour Suzanne, Mariage de Figaro, acte V, sc. VII.

[225] Variations du langage français, par F. Génin, Didot 1845 : « Beaumarchais a pris dans le Petit Jehan de Saintré deux des principaux personnages du Mariage de Figaro : la comtesse Almaviva et Chérubin ne sont qu’une copie de la Jeune Dame des Belles Cousines et du Petit Jehan. Los scènes de la comédie du dix-huitième siècle se retrouvent dans le roman du quinzième, seulement la comédie est un peu plus enluminée de luxure ; il faut bien que le progrès soit quelque part. Les dames d’atour de la Jeune Dame des Belles Cousines font le rôle de Suzanne ; le petit Saintré est page aussi, mais page du roi. Il a treize ou quatorze ans (quatorze d’abord, seize quand il devient Faublas), moins avancé que le page espagnol, mais déjà aussi honteux devant une femme que le bel oiseau bleu du château d’Aguas-Frescas. »

[226] Cf. l’extrait de l’Histoire et plaisante chronique du Petit Jehan de Saintré et de la Damé des Belles Cousines », Bibliothèque universelle des Romans, janvier 1730, XIe vol., p. 109.

[227] P. 95, ibid.

[228] P. 89, ibid.

[229] P. 111, Ibid.

[230] P. 83, ibid.

[231] P. 80, ibid.

[232] Mariage de Figaro, acte I, sc. IX.

[233] Cf. Pantagruel, liv. III, ch. XLIII.

[234] « Mais on connaît la coutume imprudente

De nos seigneurs de ce canton picard.

C’est bien assez qu’à nos biens on ail part,

Sans en avoir encore à nos épouses. »

(Mathurin, le Droit du seigneur, acte I, sc. I.)

[235] Lettre au lieutenant de police, 27 novembre 1783. Il avait déjà dit dans la préface du Barbier : « La prohibition de ces exercices a donné trop d’importance aux rêveries de mon bonnet. » On voit la tactique.

[236] Cf. G. Larroumet, op. c., Marivaux, p. 229.

[237] Cf. le Jeu de Robin et de Marion et notre tome II, p. 78.sqq. – « Le rustre se laisse battre par un gentilhomme qui vient lui enlever sa maîtresse et il n’essaye pas de se venger, même par de l’esprit. » La Satire en France au moyen âge, par M. Lenient, p. 333 : Il a bien changé le Robin ! Il ne se venge encore du despotisme que par de l’esprit ; mais, en France, ceci tuera cela.

[238] Mariage de Figaro, acte I, sc. II. C’est le programme en scène, le procédé de Plaute perfectionné.

[239] Beaumarchais, Mémoires.

[240] L’air de Malborough, sur lequel Chérubin soupire sa romance en le ralentissant, serait, à en croire les historiens du genre et Chateaubriand, une de ces « mélodies voyageuses », dont l’origine est aussi lointaine que celle de la poésie populaire. Celle-ci se suivrait assez loin à la trace ; c’est en la chantant que les compagnons de Godefroy de Bouillon auraient donné l’assaut à Jérusalem, et l’auteur de l’Itinéraire de l’avis à Jérusalem, l’aurait encore entendu fredonner par des chameliers arabes. Elle servit de revanche aux vaincus de Malplaquet, et, remportée au village par quelque revenant du camp du Quesnoy, elle aurait fait son avènement à la cour avec Madame Poitrine (Cf. Mémoires secrets, 23 novembre 1782 et 9 mars 1783), qui en berçait son royal nourrisson. Recueillie des lèvres de la nourrice par Marie-Antoinette, elle revint à la mode, et Beaumarchais fit sa cour en mettant sur la scène cette parvenue, dont il ne connaissait sans doute pas tous les quartiers de noblesse. Cf. d’ailleurs là-dessus les justes réserves de M. Castil-Blaze dans Molière musicien, t. II, p. 433.

[241] Cf. « Va te promener, la honte ! je veux rire et pleurer en même temps. (Il essuie ses yeux, mss. inédit.) On ne sent pas deux fois ce que j’éprouve. » Acte IV, scène XVIII.

[242] Les critiques, sans en excepter L. de Loménie, prétendent que le parterre rit quand Figaro larmoie ; c’est un effet que nous n’avons jamais pu noter ni au Théâtre-Français, ni à l’Odéon. Il nous semble, au contraire, que le public prend de plus en plus Figaro au sérieux, comme faisait Coquelin aîné, qui y fut si brillant à la fois et si pathétique, et que Beaumarchais certes eût applaudi sur les deux points ! Sans doute Geoffroy eût sifflé ; mais il sifflait Talma.

[243] Cf. notre Beaumarchais et ses œuvres, op. c., IIe partie, chap. I, p. 156 sqq.

[244] Cf. sur ce monologue une dissertation très sensée de Gudin : « Quand l’auteur l’eut composée dans un moment de verve, il fut lui-même alarmé de son étendue. Nous l’examinâmes ensemble, etc... » (Œuvres de Beaumarchais, op. c., t. VII, p. 234 ; cf. aussi t. VII, p. 257, sqq.) « Pré ville fut consulté » ; il répondit du succès, et l’expérience de la scène a toujours donné raison au vieux comédien, dépendant Beaumarchais avait des scrupules fort légitimes sur la longueur de la tirade ; il pesait le pour et le contre des raisons de Diderot, son Aristote, et le passage suivant sans doute ; « Il y a peu de règles générales dans l’art poétique. En voici cependant une à laquelle je ne sais point d’exception. C’est que le monologue est un moment de repos pour l’action, et de trouble pour le personnage. Cela est vrai, même d’un monologue qui commence une pièce. Donc, tranquille, il est contre la vérité selon laquelle l’homme ne se parle à lui-même que dans des instants de perplexité ; long, il pèche contre la nature de l’action dramatique, qu’il suspend trop ». De la poésie dramatique ; Des mœurs, Diderot, édit. Assézat, t. VII, p. 368.

[245] « Aux acteurs de l’Opéra assemblés, ce 3 avril 1793. » Beaumarchais réunit le troisième et, le quatrième acte au prix de quelques coupures qui rapprochaient les morceaux de chant. La musique de Mozart valait bien ce léger sacrifice.

[246] « Souvent il m’avait dit que les deux derniers actes étaient inférieurs aux trois premiers... mais après les scènes énergiques du deuxième et du troisième acte, si l’auteur eût voulu augmenter la force de la situation, il se fût trop rapproché du drame. Il fallait donc revenir au comique, et entraîner les esprits par la gaieté... » Gudin, op. c., t. VII, p. 254. Il nous semble que Beaumarchais y a pleinement réussi.

[247] Noter cependant que le Chérubin espagnol, ce frère de Gil Blas, offre au début quelques lointaines analogies avec son homonyme français. Malgré le fonds de morale et de vertu qu’il s’est fait à l’Université, il en a les ardeurs sensuelles : « Je ne sentais déjà que trop que j’avais reçu de la nature un tempérament contre lequel ma vertu aurait bien à lutter. » Il a son goût pour les soubrettes, sans se refuser aux avances des nobles dames, et Chérubin quittant le château d’Aguas-Frescas, « la plume en berne », comme on a dit si joliment, se console sans doute in petto, en se répétant avec le chevalier évincé de la maison du contador : «Je me trompe peut-être, quand je pense qu’elle (la dame Portia) avait quelque goût pour moi. Néanmoins, je ne pus m’empêcher de le croire. »

[248] Cf. la Coquette et la Fausse Prude.

[249] L’imitation du caractère de Chérubin par Louvet est sensible à chaque page de sa première partie, et d’autant plus agréable. Avec combien plus de sécurité, d’ailleurs on peut répéter ici ce qui a été dit si finement de Faublas ; « Est-ce là le vice contagieux, le vice songeur et troublant ? Non. C’est la jeunesse qui rit, c’est la gaieté et la franchise d’amours saines, jamais équivoques, en dépit du travestissement féminin du héros : c’est la fougue avouable de la dix-huitième année. Ces tableaux gracieux amusent l’imagination, sans trop l’égarer. » Aulard, Les Orateurs de la Législative et de la Constituante, t. II, p. 2.

[250] Heureusement, comédie en un acte en vers, par M. Rochon de Chabannes, représentée pour la première fois par les Comédiens ordinaires du roi, le 29 novembre 1762, Jorry, 1762, scène I, p. 8.

[251] Cf. scène IV, p. 19, dans Heureusement, et acte II, scène XVI dans le Mariage de Figaro. Il est vrai que la comtesse dit, acte II, scène III : « Mon Dieu, Suzon, comme je suis faite, ce jeune homme qui va venir. ».

[252] Préface du Mariage de Figaro.

[253] Cf. Œuvres de Beaumarchais, op. c., I. VII, p. 249.

[254] Manuscrit de la famille.

[255] Mariage de Figaro, acte V, scène II.

[256] Cf. ci-après, p. 433 sqq., les audaces inouïes de la première, dans le fragment que nous en avons récemment retrouvé.

[257] Quelque temps après avoir terminé et publié notre Beaumarchais et ses œuvres, nous avions obtenu une seconde fois l’accès des archives privées où s’amoncellent les papiers de notre auteur. Nous achevions de parcourir un volumineux dossier relatif à un canal interocéanique par le Nicaragua, et à certaine alliance des Américains insurgens avec notre ami Hayder-Ali, qu’un fougueux Marseillais, au service de ce rajah, se faisait fort d’obtenir, le tout fort emmêlé, quand nous démêlons dans le tas un feuillet détaché de quelque manuscrit du Mariage de Figaro. Nos yeux tombent sur une phrase où la Bastille était apostrophée en toutes lettres. Si habitué que nous fussions aux pétulances inédites de mons Figaro, celle-là nous parut un peu forte. Nous interrogeons de plus près ce curieux feuillet, entièrement autographe, et nous en découvrons deux autres qui lui faisaient suite et constituaient une longue variante du fameux monologue du Mariage de Figaro que nous commentons ci-après.

[258] Sur toute sa tactique à cet effet et notamment sur sa campagne de lectures dans le monde, analogue à celle de Molière pour Tartuffe, Cf. notre Beaumarchais et ses œuvres, op. c., 1re partie, chap. III, notamment, p. 86 sqq.

[259] Il y a peut-être une allusion à cette suppression, et à d’autres perdues, dans ce passage de la préface (édit. D’Heylli et Marescot, t. III, p. 15) : « Cette profonde moralité se fait sentir dans tout l’ouvrage ; et s’il convenait à l’auteur de démontrer aux adversaires qu’à travers sa forte leçon, il a porté la considération pour la dignité du coupable plus loin qu’on ne devait l’attendre de la fermeté de son pinceau, je leur ferais remarquer que, croisé dans tous ses projets, le comte Almaviva se voit toujours humilié, sans être jamais avili. »

[260] Cf. notre Beaumarchais et ses œuvres, op. c., p. 76 sqq.

[261] Remarquons du reste que l’opération n’était pas compliquée, et que, pour transporter le lieu de la scène de France en Espagne, il n’y avait pas dix mots à changer dans la pièce ; qu’il suffisait par exemple de travestir quelque château de Fraîche-Fontaine en Aguas-Frescas, et Antoine en Antonio, etc. La couleur locale était ici le moindre obstacle. On peut d’ailleurs maintenant à faire l’opération inverse, à la scène, en matinée, quand on voudra.

[262] Il ne faut pas la confondre avec une autre du même censeur, laquelle se lit sur le manuscrit de la famille, à la date du 28 février 1784.

[263] Cf. Maurice Tourneux, dans son édition de l’Histoire de Beaumarchais, par Gudin de la Brenellerie, p. 488, Paris, 1888 : Plon.

[264] La pauvre reine qui répéta sans doute ce mot d’ordre, avec les autres, si même elle ne le donna pas, s’en souvint-elle le jour où, dans sa prison du Temple, un serviteur dévoué lui nomma Beaumarchais, parmi les seuls hommes capables de « ramener le peuple à des sentiments plus doux envers la famille royale ? » Mais, hélas ! lui-même était alors fort occupé à défendre sa tête, et on ne sait pas bien encore comment il y réussit. C’est ce dernier miracle, comme disait Sainte-Beuve, que nous avons expliqué dans notre Beaumarchais et ses œuvres et dans notre Beaumarchais inédit (Revue des Deux Mondes, 1er mars 1893). Nous donnions à cette dernière étude une conclusion qu’il ne sera peut-être pas inutile de rappeler.

Nous ne pousserons pas plus loin, disions-nous, cette démonstration de l’intérêt qu’il y aurait à publier Beaumarchais inédit. Une vaste correspondance relative à toutes les époques de sa vie ; tout un recueil de pensées et de maximes ; d’intéressants opuscules ; des variantes précieuses de toutes ses œuvres connues, comme cet acte inédit du Barbier de Séville que nous avons fait jouer plusieurs fois à l’Odéon, où il supporta si gaillardement la double épreuve de la représentation et du voisinage du reste de la pièce ; une quantité considérable de documents variés et de mémoires relatifs à l’affaire des auteurs dramatiques, avec des lettres de la plupart des hommes de théâtre du temps, à la guerre d’Amérique, et surtout à la Révolution, telles sont les principales richesses des portefeuilles de Beaumarchais. Joignons-y, pour en illustrer l’édition future, tout un musée de souvenirs artistiques, qui, murés avec les manuscrits, dans une maison de Neuilly, ont échappé ainsi, grâce à la vigilance des descendants de Beaumarchais, aux bombes de la guerre et de la Commune. On y trouve le superbe portrait de notre auteur par Nattier, qu’on a pu admirer à l’exposition rétrospective de 1879 ; ceux de la plupart de ses proches ; des vues peintes de son célèbre hôtel et de ses jardins, dont une, prise du dedans, donne, par une large baie de la salle à manger de marbre, sur le jardin et la colonnade circulaire qui portait un promenoir, et au centre de laquelle s’élève la statue du Gladiateur combattant, symbole de la vie et des œuvres de son propriétaire ; un buste de Voltaire, que Beaumarchais tenait du modèle lui-même ; un encrier de cuivre qui fut celui de Boileau, que coiffe un bonnet de folie, lequel, en se soulevant, a alimenté les deux plumes qui écrivirent l’Art poétique et le Mariage de Figaro, horresco referens !

Mais que les temps sont changés ! En 1826, l’éditeur de J.-J. Rousseau, Musset-Pathay, appuyé sur le libraire Dupont, sollicitait ardemment, longuement, dans une correspondance que nous venons de parcourir, la communication des papiers inédits de Beaumarchais, pour publier une édition complète de ses œuvres, et ne l’obtenait pas. Mieux éclairés aujourd’hui sur les véritables intérêts de la mémoire de leur ancêtre, les descendants de Beaumarchais se prêteraient sans doute à cette publication, mais ce sont les libraires qui doutent maintenant de la curiosité du public, tant elle est submergée par la marée toujours montante des publications éphémères

Il reste pourtant un moyen de mettre les lettrés et les historiens en possession de ce trésor de documents et même d’esprit. La ville de Paris va dresser une statue à l’auteur du Mariage de Figaro, qui est d’ailleurs un de ses enfants, le plus fameux même après Voltaire, et qui fut un de ses premiers représentants à l’Hôtel de Ville, en 1789 ; c’est justice. Mais peut-être estimera-t-on, après nous avoir lu, que cet hommage en implique un autre, que pour protéger à jamais Beaumarchais contre les calomnies qui rampent encore autour de l’homme, rien ne vaudrait une publication intégrale des réponses que l’auteur y a faites, et qu’enfin une édition complète et critique des œuvres du père de Figaro serait le socle le plus solide qu’on pût donner à sa statue*.

* Elle lui a été élevée depuis, rue de Rivoli, non loin de l’endroit où se dressait le fameux hôtel dans lequel le faubourg voisin lui fit de si révolutionnaires visites. Nous fûmes invité à la cérémonie pour y remplir une dernière fois notre fonction « d’avocat d’office » – selon le mot dont M. Camille Doucet, rapporteur de l’Académie, en l’espèce, nous avait honoré à propos de notre thèse sur Beaumarchais et ses œuvres, – ce que nous finies de notre mieux. (Cf. le Bulletin municipal officiel de la Ville de Paris, 17 mai 1897, p. 1510, sqq.)

[265] Cf. D. Nisard, Histoire de la littérature française, t. IV, p. 352.

[266] « J’étudie gratis à Salamanque. Var. 319 de l’édition d’Heylli et Marescot, conforme au manuscrit de la famille.

[267] Var. inédite.

[268]

Res nulla minoris

Constabit patri quam filius.

(La moindre dépense d’un père est celle qu’il fait pour l’éducation de) son fils.)

[269] Cf. Gil Blas, liv. I, ch. XVII, un chapitre que Beaumarchais a médité entre nombre d’autres.

[270] Cf. Gil Blas : « Il me semble que j’entends un lecteur qui me crie en cet endroit : Courage, monsieur de Santillane ! mettez du foin dans vos bottes. Vous êtes en beau chemin ; poussez votre fortune. ». Liv. VIII, ch. IX.

[271] Préface du Mariage de Figaro.

[272] Variante du Barbier de Séville.

[273] Mariage, acte V, sc. II. « Un homme sage... ne se fait pas d’affaire avec les grands », dit Bartholo à son fils.

[274] Paul de Saint-Victor, les Deux Masques, t. III, p. 648.

[275] Variante du Mariage de Figaro, manuscrit de la famille.

[276]

Dico unum ridiculum dictum de dictis melioribus,

Quibus solebam menstrualeis epulas ante adipiscier.

Ergasile, les Captifs, acte III, sc. I.

(Je lâche un mot pour rire, un des meilleurs de ma provision, de ceux qui d’ordinaire me valaient naguères la pitance pour un bon mois).

Cf. aussi Saturion, dans le Persan, III, I, et les gasconnades malicieuses d’Artotrogus dans le Miles gloriosus, etc.

[277] Cf. le Peniculus des Ménechmes, par exemple, ou le Charmidès du Rudens.

[278] Nous le voyons pourtant citer une fois le Dave de l’Andrienne, dans une série de réflexions inédites sur les domestiques, mais c’est de l’Andrienne de Baron qu’il parle. Cette page nous paraît néanmoins curieuse à publier en son entier ; on y reconnaîtra deux traits de Figaro, et certainement une des méditations qui engendrèrent le personnage.

« Il n’est si belle viande qui ne porte de l’écume, aussi n’est-il point d’homme si honnête qui n’ait de l’humeur. Sur qui la passe-t-on de préférence, sinon sur ceux qui nous sont subordonnés ? C’est pour ainsi dire sur eux que se purge leur cerveau. Si vous le niez, c’est que l’injustice vous échappe à force d’être journellement sous vos yeux. Aux îles, on ne trouve pas inique de déchirer des nègres à coups de fouet, parce qu’on le voit tous les jours et que l’usage a toujours plus de force que la raison. Si cet usage s’introduisait contre les valets, cela semblerait atroce pendant quelque temps, après on les verrait fouetter avec autant d’indifférence qu’on les voit gronder tous les jours sans ménagement.

« Le pauvre Dave de l’Andrienne, enlevé, pour être fustigé, parce qu’il a éludé les questions du père de son maître, par fidélité pour ce dernier, ne manque jamais d’exciter des éclats de rire par ses plaintes. Les auteurs entretiennent trop l’insensibilité des spectateurs, en rendant plaisant le malheureux esclave ou valet qu’on maltraite injustement, comme si c’était le fruit du crime que d’être né indigent ; celui qui s’exagère la peine d’être mal servi et qui ne peut se passer de l’être, qu’il me dise ce qu’il ferait si des révolutions le mettaient dans la nécessité de servir les autres, à quoi se résoudraient-ils (sic) ? À la mort, diront-ils. D’après cette réponse, quelles grâces n’ont-il pas à rendre à la Providence de ce que des hommes, leurs semblables, s’endurcissent dans la peine et dans l’avilissement ? Le maitre que cette réflexion ne rend pas doux et humain, est un monstre qui ne mériterait pas même d’être valet. On exige du pauvre qu’il soit sans défaut ; lequel doit donc avoir le plus de droit à être maussade, si ce n’est celui qui est tout à la fois maltraité des hommes et du sort ? »

[279] D. Nisard, Histoire de la littérature française, IV, 253 –

« De la tête aux talons je suis Parisien.

Tu le sais, bravant tout, ne m’étonnant de rien,

Parisien de cœur, d’esprit et de naissance...

Ah ! C’est qu’il est bien nôtre et bien vraiment français

Cet esprit descendu de l’aïeul Rabelais,

Par Voltaire aiguisé...

Esprit qui malgré tout, conquêtes et combats,

Tient bien à notre sol et ne s’arrache pas... »

À Beaumarchais. – Vers de M. Jacques Normand, dits à l’Odéon pour l’anniversaire de sa naissance.

[280] « Le sieur Caron de Beaumarchais annonce une comédie de sa façon, intitulée le Barbier de Séville. Elle est tirée du théâtre espagnol... farce de carnaval. L’auteur veut, dit-on, nous dédommager de toutes les larmes qu’il nous a fait répandre par ses drames lugubres et romanesques ». Mémoires secrets, 5 février 1773.

[281] « Un beau nom de bal pour s’en vanter. » Variante du manuscrit de la famille et n° 268 de l’édition d’Heylli. – L’étymologie de Figaro ayant été cherchée aussi vainement que savamment jusqu’ici (cf. l’Intermédiaire des chercheurs et des curieux, n° 16, 10 oct. 1864, p. 243, et n° 21, 30 nov. 1864, p. 330 ; et L. de Loménie, Beaumarchais et son temps, t. I, p. 342), on nous excusera de proposer hardiment la suivante : Figaro ne serait-il pas « le nom de bal », le masque joyeux du fils Caron, fi caron, suivant la prononciation usitée encore en Normandie et qui était classique au dix-huitième siècle :

« J’ai vu, seigneur, j’ai vu votre malheureux fils

Traîné par les chevaux que sa main a nourris »

(Phèdre, acte V, sc. VI) ? On a pu remarquer d’ailleurs ci-dessus que Beaumarchais, avant le Mariage, et parfois même après, écrit toujours Figuaro, en vocalisant l’n de Caron, dans notre hypothèse. C’est à peu près ainsi que Voltaire tira son nom de guerre d’Arouet l. j. et que Pascal se cite dans ses Pensées (art. VII) sous le nom de Salomon de Tultie, anagramme de Louis de Montalte qui mit à la torture l’esprit et la science de MM. Prosper Faugère et Ernest Havet, et resta pour eux une énigme. Ainsi Figaro cacherait fils Caron, comme pour signifier que l’homme est dans l’œuvre et qu’il est double, ainsi que nous avons tâché de le prouver ailleurs.

[282] Une preuve de détail, en passant, mais significative : « C’est ce gros enflé de conseiller ! » dit Figaro à Brid’oison (Mariage, sc. III, a. XVI), répétant de mémoire une impertinence identique de Panurge (Pantagruel, II, XVII, p. 410, édit. Rathery).

[283] La Sérénade, 1094, sc. XII.

[284] Cf. Crispin rival de son maître, sc. XV et le monologue de Figaro, a. V, sc. III du Mariage de Figaro.

[285] La Fausse Suivante, acte I, sc. I. – Cf. la tirade de Figaro dans le Barbier acte I, sc. II : « Voyant à Madrid... tout ce qu’il lui plaira de m’ordonner. »

[286] G. Larroumet, Marivaux, op. c., p.228, sqq. – Voy. aussi sur l’imitation de ce passage la Réforme, 1er février 1881, p. 408, article de J. Reinach, et Marivaux et le Marivaudage, de J. Fleury, t. II, p. 73.

[287] Crispin rival de son maître, sc. XXVIII.

[288] Acte IV, sc. II. Cf. ci-dessus.

[289] Turcaret, acte V, sc. XVI.

[290] Crispin rival de son maître, sc. III.

[291] D. Nisard, Histoire de la littérature française, IV, 251.

[292] Préface du Mariage de Figaro.

[293] « ...tout en défendant Suzanne, sa propriété » : « pour sauver sa propriété ». Cf. édit. d’Heylli et Marescot, tome III, p. 14 et 17.

[294] Cf. le Légataire, acte I, sc. I et II.

[295] Préface du Mariage de Figaro, édition d’Heylli et Marescot. IV, 17.

[296] Édit. Gudin, op. c., t. VII, p. 237.

[297] Cf. l’édition d’Heylli et Marescot, tome III, p. 14.

[298] D. Nisard, Histoire de la littérature française, t. IV, p. 230.

[299] Ibid. p. 250.

[300] G. Larroumet, Marivaux, op. c., p. 563.

[301] Celui de Bernardin de Saint-Pierre notamment : « Un homme de lettres fait pour atteindre à la réputation de Molière » (cité par L. de Loménie, dans Beaumarchais et son temps, op. c., t. I, p. 348). Il prophétisait, car sa lettre est de décembre 1773. Avait-il entendu une des lectures que Beaumarchais faisait déjà du Barbier ? C’est probable, car, adressée à l’auteur des Deux Amis, la prophétie serait une pure flagornerie.

[302] Cf. à ce propos, dans la préface de cette comédie (édit. Michel Lévy, 1865, p. 11), la chicane de style qu’un des deux auteurs cherche à l’autre.

[303] Cf. la Littérature française au dix-huitième siècle, par M. Paul Albert, p. 467. – Cf. aussi les jolis vers de M. Normand à Beaumarchais, dans Paravents et Tréteaux, et ceux de M. Émile Moreau dans la Première du Mariage de Figaro, Tresse, 1884 ; et le Centenaire de Figaro par M. Paul Delaire, Ollendorff, 1884 :

Et cela c’est la comédie

Moderne, la fille hardie

De son temps qui, etc...

Beaumarchais la créa.

[304] ...Les trois grands génies caractéristiques de notre scène ; Corneille, Molière, Beaumarchais ». Préface de Cromwell, p. 34, édit. Hachette.

[305] Cf. notre Introduction.

[306] Cf. notre Précis historique de la littérature française, t. II, ch. XII.

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