L’Hôtel des bains (Eugène SCRIBE - Jean-Henri DUPIN)

Tableau-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 22 novembre 1820.

 

Personnages

 

M. DERMONT, notaire

SAINT-AMAND, ami de Dermont

DURILLON, pédicure

CANARD, habitué

ROBINET, garçon de bains

VICTOR, neveu de M. Dermont

MADAME DERMONT, femme de M. Dermont

LA BARONNE DEFONROSE

CLÉMENCE, sa nièce

SUZANNE, baigneuse

BAIGNEURS et BAIGNEUSES

 

À Paris.

 

Un péristyle très élégant. Au fond, l’on aperçoit le jardin des bains ; à droite et à gauche l’entrée de deux salons avec ces mots : Côté des dames, côté des hommes ; de chaque côté un rang de cabinets ; à gauche un comptoir élégant ; à droite des caisses d’orangers ou de fleurs. Des paniers de linge. Autour du péristyle plusieurs banquettes sur lesquelles sont assis les baigneurs qui attendent.

 

 

Scène première

 

MADAME DEFONROSE et CLÉMENCE, assises sur une banquette, à gauche, près du comptoir, SAINT-AMAND, en négligé du matin, étendu nonchalamment sur une chaise, à droite, M. CANARD, assis sur un tabouret, les deux mains et le menton appuyés sur sa canne, ROBINET et SUZANNE, qui vont et viennent, PLUSIEURS BAIGNEURS qui attendent

 

CANARD.

Dites-moi donc, garçon... songez à mon bain... j’ai le numéro vingt-deux... et voilà déjà une demi-heure que...

ROBINET.

Dans l’instant !...

MADAME DEFONROSE, à Suzanne.

Et nous, mademoiselle, pensez-vous à nous ?

SUZANNE.

Dans un petit quart d’heure, mesdames ; vous savez bien qu’un cabinet à deux... c’est plus difficile.

CLÉMENCE.

Ah ! mon Dieu, ma tante, nous pouvons bien attendre... rien ne nous presse...

À part, regardant autour d’elle.

Je ne vois pas Victor... s’il avait su deviner que nous devions venir ici ce matin...

SAINT-AMAND.

Décidément, ces bains-ci ont la vogue, il y a un monde scandaleux.

CANARD.

Ah ! mon Dieu, oui... on vient pour se rafraîchir, et on étouffe, vu la foule.

SAINT-AMAND.

C’est étonnant qu’il n’y en ait pas plus.

Air : Lise épouse l’ beau Gernance. (Fanchon la vielleuse.)

Que dans sa jalouse flamme,
Un mari dise à sa femme :
Où courez-vous si matin ?...
« – Mon ami, je vais au bain. »
Oui, ces lieux si chers aux belles
Ne pourraient les contenir,
Si vous aviez toutes celles
Qui partent pour y venir.

Ce qui n’empêche pas qu’on y voie

Lorgnant.

des femmes charmantes... Moi, je viens ici passer deux heures tous les matins... sans compter qu’on est servi avec une promptitude...

CANARD.

Joliment !... Moi qui ai des affaires, voilà trois quarts d’heure que je m’impatiente...

SAINT-AMAND.

Ah ! j’y suis... c’est que monsieur vient peut-être ici pour se baigner.

CANARD.

Eh ! mais, apparemment !... Ce n’est pas l’embarras... la première fois que je suis venu, je m’y suis trompé, c’était le soir, j’ai pris ça pour le théâtre du Vaudeville ; j’ai même demandé deux places de baignoire pour moi et ma femme, madame Canard.

SAINT-AMAND.

Ah ! vous êtes M. Canard !...

CANARD.

Moi-même... M. Canard, employé aux Eaux-et-Forêts... Et croiriez-vous que, moi, qui ne demande qu’à me baigner... voilà plus d’une heure...

SAINT-AMAND.

Eh ! pourquoi ne faites-vous pas venir des bains chez vous ?

Air de Marianne.

Oui, c’est une nouvelle mode,
Aux bains, jadis nous allions tous ;
Mais aujourd’hui c’est plus commode,
Et les bains vont venir chez nous !
Oui, l’on colporte
De porte en porte,
À juste prix,
De l’eau dans tout Paris ;
Qu’on dise un mot,
Crac ! aussitôt
Votre bain chaud
Vous arrive au grand trot.

CANARD.

Oui, j’en ai vu, moi qui badaude,
Avec deux chevaux attelés
Et le cocher, les doigts gelés,
Sur son tonneau d’eau chaude.

Heureusement, voilà le garçon.

 

 

Scène II

 

MADAME DEFONROSE, CLÉMENCE, SAINT-AMAND, M. CANARD, ROBINET, SUZANNE, BAIGNEURS, DURILLON

 

DURILLON.

Air : Verso encor.

Me voilà, voilà ! (4 fois.)
De tous côtés déjà
L’on sonne,
On carillonne ;
Me voilà, voilà ! (4 fois.)
Mesdames et messieurs, à l’instant on y va.

Avocat, médecin,
Savant, grand politique,
Vous, gens à grand dessein,
Qui restez en chemin,
Donnez-nous ici-bas,
Donnez votre pratique,
Mon art remet au pas
Ceux qui ne marchent pas.

Me voilà, voilà ! (4 fois.) etc.

SAINT-AMAND.

Quel est cet original ?...

DURILLON.

Vous voyez en moi M. Durillon, artiste pédicure, attaché à l’établissement. Si ces messieurs ont besoin de mes services et qu’ils veuillent remettre leurs pieds entre mes mains, j’enlève tout sans douleur...

SAINT-AMAND.

Eh ! parbleu, monsieur Durillon, je suis enchanté de faire votre connaissance.

DURILLON.

Monsieur veut-il ?

SAINT-AMAND.

Non, je vais au bal...

DURILLON.

Eh ! donc, c’est le cas, c’est moi qui remets sur pied tous les artistes de l’Opéra ; je renouvelle tous les miracles anciens ; je dis à ceux qui ont des entorses : Levez-vous et sautez !... Par exemple, qu’une première danseuse demande relâche par indisposition, pour aller à sa maison de campagne...

Air : Je n’ saurais danser.

Je n’ saurais danser,
Cher Directeur, je vous jure !
Peut-on m’y forcer ?
J’ai le pié ;
Estropié.

J’arrive et, morbleu !
Je dis en bon pédicure :
Cent écus de feu,
Et vous verrez que dans peu
Mam’zell va danser
Et reprendre la mesure ;
Mam’zelle va danser
Sans désormais se lasser.

Mais, pour vous parler de cures plus merveilleuses, tenez, je crois que j’ai là une de mes pratiques... demandez à monsieur...

CANARD.

Oui, joliment, vous ne m’avez arrangé qu’un pied et j’en boite encore...

DURILLON.

C’est votre faute, il fallait me laisser arranger l’autre... j’aurais rétabli l’équilibre.

CANARD.

Dites donc, monsieur Durillon... tâchez qu’on expédie mon bain... j’ai ce matin des affaires importantes...

DURILLON.

Je sais ce que c’est, je sais ce que c’est.

Air d’une Nouvelle Anglaise.

Il faut avoir des jamb’s et de la tête ;
Garçon de bains, pédicure à la fois,
Jamais pour moi la sonnett’ ne s’arrête,
En même temps faut être en vingt endroits.

C’est un cachet qu’il faudra qu’on échange,
C’est un baigneur qui s’ plaint d’être enfermé,
Une beauté qui veut d’ la fleur d’orange,
Un vieux monsieur qui d’mande un consommé.

C’est un quidam qui tard’ bien à paraître ;
D’puis une heure il devrait sortir du bain.
Courez, garçon... il se trouv’ mal peut-être...
On entre... il dort t’nant son journal en main.

Depuis surtout qu’on veut s’ baigner en ville,
Surcroît de peine, en tous quartiers, hélas !
Je vais portant d’ l’eau chaude à domicile,
La canne en main, la baignoir’ sur les bras.

Qu’ d’embarras dans des bains tels que les nôtres ;
L’un est trop froid, l’autr’ plus chaud qu’il ne faut.
Et je me vois bien souvent, comm’ tant d’autres,
En même temps souffler le froid et l’ chaud.

Vit-on jamais pédicur’ plus ingambe,
J’ mets au pas tous les rangs, tous les états ;
Combien je vois de gens qui font bell’ jambe.
Combien surtout j’ai rencontré d’ pieds plats !

Si se courber, s’ prosterner à la ronde
Pour s’enrichir sont toujours d’ sûrs moyens,
Passant mes jours presqu’ aux pieds de tout l’ monde,
J’ dois finir par me trouver sur les miens.

CANARD.

Mais s’il arrive une lettre... voudrez-vous me l’apporter dans mon bain ?...

DURILLON.

Je sais ce que c’est...

Criant.

Le linge du numéro dix...

CANARD.

Comment ! le numéro dix... on n’en est encore que là !... le vingt-deux n’arrivera jamais...

DURILLON.

Il n’y a plus que patience à avoir... Si monsieur veut faire un tour de jardin... son numéro va arriver...

CANARD, prenant le journal.

Je vais y attendre mon bain ; surtout qu’il soit bien chaud.

Air : Peste soit aussi d’une arme. (Le Vieux Chasseur.)

Vous savez qu’il faut me mettre
Vingt degrés.

DURILLON.

C’est décidé.

CANARD.

Prenez donc mon thermomètre,
Ma femme a recommandé...

DURILLON.

Qu’est-il besoin que je prenne
Un pareil régulateur ?
J’ai du tact, je vois sans peine
Votre degré de chaleur.

Canard sort.

 

 

Scène III

 

MADAME DEFONROSE, CLÉMENCE, SAINT-AMAND, ROBINET, SUZANNE, BAIGNEURS, DURILLON,  MADAME DERMONT, enveloppée dans un vitchoura vert, entre et s’assoit sur une banquette

 

SAINT-AMAND.

Eh ! mais, quelle est cette jolie femme qui se tient là mystérieusement à l’écart ?...

DURILLON.

Je sais ce que c’est... je sais ce que c’est... c’est la femme d’un général...

SAINT-AMAND.

Avec un vitchoura comme celui-là ?... c’est la femme d’un agent de change !

CLÉMENCE.

Eh non ! c’est la femme d’un notaire.

MADAME DEFONROSE.

D’où la connaissez-vous, mademoiselle ?

CLÉMENCE.

C’est que vous n’êtes pas venue au bal dans notre pension, le jour de la distribution des prix... elle y était avec M. Victor, son neveu... un élève du lycée qui danse si bien et qui est si aimable...

MADAME DEFONROSE.

J’y suis maintenant ; cette femme si à la mode, qui a toujours des cachemires si singuliers... madame Dermont.

SAINT-AMAND, à voix basse.

Comment ! Ce serait madame Dermont, la femme du notaire ?...

MADAME DEFONROSE, de même.

Oui... son mari n’est-il pas très connu ?

SAINT-AMAND, de même.

Je crois bien... voilà déjà deux ou trois fois, dit-on, que sa femme est suivie aux Tuileries.

MADAME DEFONROSE.

Eh ! mais, ce doit être alors une bonne étude.

SAINT-AMAND.

C’est mon notaire !...

MADAME DEFONROSE.

Je vous en fais compliment...

SUZANNE, qui est entrée, s’approchant de madame Dermont.

Ah ! c’est vous, madame ?... Nous vous voyons de bien bon matin.

MADAME DERMONT.

Oui, ma chère Suzanne.

À voix basse.

As-tu vu quelqu’un ?...

SUZANNE, de même.

Non, madame... pas encore... mais j’ai un cachet à vous donner si vous le voulez...

MADAME DERMONT.

Donne donc vite...

SUZANNE, s’approche du comptoir, y prend une carte, et la remet à madame Dermont avec un billet.

Air : Voilà la manière.

Voici cette lettre
Qu’un jockey discret
Avait fait remettre.

MADAME DERMONT.

C’est bon, du secret !

MADAME DEFONROSE.

Eh ! mais, voyez-vous.
Ce cachet d’un nouveau système ?
C’est un billet doux.

SAINT-AMAND.

Vous croyez ?...

MADAME DEFONROSE.

Oui, j’en pourrais même
Jurer sur mon âme,
À ce pli délicat.

SAINT-AMAND.

Je vois que madame
Connaît le format.

MADAME DERMONT, qui pondant ce temps à lu, à Suzanne.

C’est bien... il doit venir... fais-lui donner ce billet... et viens de l’écrire à la hâte dans l’étude de mon mari... Mais qu’il ne te voie pas !... car il se douterait...

SUZANNE.

Ne craignez rien... je ne paraîtrai pas... je vais vous conduire au petit salon...

DURILLON, entrant et appelant.

Numéro treize... numéro quatorze...

Deux personnes se lèvent et entrent à gauche.

SUZANNE.

Ah ! te voilà, Durillon... il faudrait...

Elle lui remet le billet et lui parle bas à l’oreille.

DURILLON, l’écoutant à peine.

Je sais ce que c’est... je sais ce que c’est.

Criant.

Un consommé au numéro onze.

SUZANNE.

Je sais ce que c’est... je sais ce que c’est... tu dis toujours cela ! et tu fais tout de travers... Un homme d’une cinquantaine d’années...

DURILLON.

Oui, une lettre, je sais ce que c’est... je lui ai déjà parlé.

SUZANNE.

Il est donc ici ?...

DURILLON.

Eh ! oui... et il attend... sois tranquille...

Criant.

Deux personnes qui sortent ; numéro quinze, numéro seize... Tu peux t’en reporter à moi, je ferai tout marcher de front...

Il sort d’un côté ; Suzanne et madame Dermont de l’autre.

SAINT-AMAND.

C’est charmant, et le hasard vient de nous livrer à peu près le secret d’une intrigue... Il faut avouer... que le lieu est favorable.

Air d’Aristippe.

Ici l’amour est toujours sous les armes,
Et ce séjour, asile du plaisir,
À la beauté donne de nouveaux charmes,
Et dans son cœur éveille le désir ;
À ses attraits dans ces lieux elle pense
Bien plus, hélas ! qu’à son mari :
C’est la fontaine de Jouvence,
Et plus souvent c’est le fleuve d’oubli.

Se retournant.

Eh ! mon Dieu... en croirais-je mes yeux ? En voici bien d’autres ! C’est mon notaire lui-même.

 

 

Scène IV

 

MADAME DEFONROSE, CLÉMENCE, SAINT-AMAND, ROBINET, M. DERMONT, qui entre en regardant autour de lui

 

MADAME DEFONROSE, bas.

Comment ! celui dont nous parlions tout à l’heure...

SAINT-AMAND, de même.

En personne... Par exemple la rencontre serait plaisante... et je ne me doutais pas...

Haut.

Comment se porte le cher Dermont ?

DERMONT, se retournant vivement.

Hein !... qu’est-ce que c’est ? Comment c’est vous, Saint-Amand ? Eh ! mais, mon cher, quelle mauvaise habitude avez-vous donc d’appeler les gens par leur nom ?... Je ne voulais pas être connu.

SAINT-AMAND.

J’entends, vous venez ici incognito.

DERMONT, à voix basse.

C’est vrai !... une aventure délicieuse.

SAINT-AMAND.

Vous serez donc toujours mauvais sujet.

DERMONT.

Le plus longtemps possible...

SAINT-AMAND.

Il serait cependant bientôt temps de vous retirer et de nous laisser exercer à notre tour !

Air du vaudeville du Piège.

Nous réclamons contre un abus
Qui vivement nous intéresse ;
Grâce au bon ton, grâce aux Titus,
On veut rester jeune sans cesse.
Et dans ce siècle, où l’on fait tant
De réformes de toute espèce,
La mode gagne... et l’on prétend
Qu’on va supprimer la vieillesse.

Continuant.

Il me semble qu’à cinquante-trois ans...

DERMONT.

Cinquante-deux, mon cher... c’est le bel âge ! Autrefois, qui disait un notaire... disait un homme bien grave, bien pesant, enfoncé dans son droit et dans ses coutumes... un avare qui faisait mourir de faim ses pauvres clercs. Maintenant, quelle différence ! un notaire est un homme du monde, un homme de bon ton... J’ai tous les jours des dîners en ville, et mon maître-clerc mène ma femme à l’Opéra ! Les clients ne me trouvent pas toujours chez moi, il est vrai, mais je n’ai pas acheté ma charge cinq cent mille francs pour rester à mon étude comme un notaire de campagne. Cependant, quand il le faut, je suis à mon état ; je fais mes contrats de mariage dans ma calèche... et je cours le testament en cabriolet.

SAINT-AMAND.

Air : On dit que je suis sans malice. (Le Bouffe et le Tailleur.)

Oui, telles sont vos habitudes,
Mais on prétend que les éludes
Étaient plus sûres de moitié
Quand le notaire allait à pié.
Combien l’on compterait de chutes,
Si l’on eût gardé les minutes
De chaque faux pas qu’ils ont fait,
Depuis qu’ils ont cabriolet !

DERMONT.

Bah ! bah ! ce sont nos envieux qui prétendent cela... Je vous disais donc, une aventure incompréhensible... une belle inconnue que je poursuis depuis le dernier bal de l’Opéra, il y a bientôt trois mois ! je n’ai pas encore entrevu sa figure... mais chaque jour j’en reçois des lettres qui m’arrivent d’une manière magique et surnaturelle, des lettres admirables... dans le genre de l’Héloïse... du Jean-Jacques tout pur, et vous sentez bien que je réponds dans le même style.

SAINT-AMAND.

Oui... style de notaire.

DERMONT.

Enfin... elle m’a fait dire de me trouver ici ce matin... J’ignore encore par quels moyens elle se fera reconnaître ; mais, n’importe, me voilà.

Air du Pot de fleurs.

Aujourd’hui je saurai peut-être
Quels sont envers moi ses desseins.

SAINT-AMAND.

C’est donc pour se faire connaître
Qu’elle vient à l’Hôtel des bains ?

DERMONT.

Oui, grâces à ma bonne étoile,
L’incognito va disparaître ici.

SAINT-AMAND.

Moi, j’aime assez le lieu qu’elle a choisi
Pour déchirer enfin le voile.

Et que dirait votre femme, madame Dermont, si elle savait...

DERMONT.

Chut donc !

En riant.

Comme par un fait exprès... ma femme est sortie ce matin de bonne heure... Elle va deux fois par mois à un comité de bienfaisance...

MADAME DEFONROSE, à part.

Oui, de bienfaisance...

SAINT-AMAND, bas à madame Defonrose.

Taisez-vous donc...

DERMONT.

C’est qu’elle est très bonne... très charitable, ma femme... et, en outre... un neveu que j’avais chez moi...

SAINT-AMAND.

Ah ! oui, le petit Victor...

DERMONT.

Un mauvais sujet qui a déjà des dispositions à marcher sur mes traces... et que j’ai fait partir ce matin par les Grandes Messageries... Il va en vacances chez son père... de sorte que par ce moyen je suis le maître de la maison.

Prenant sa lorgnette.

J’ai beau regarder, je ne vois personne...

 

 

Scène V

 

MADAME DEFONROSE, CLÉMENCE, SAINT-AMAND, ROBINET, M. DERMONT, CANARD

 

CANARD, une lettre à la main.

Par exemple, voilà qui est un peu fort ! Il est bien étonnant qu’un honnête bourgeois, qui vient tranquillement au bain, soit exposé à des aventures comme celle-là... J’étais dans le jardin à lire mon journal, lorsqu’un garçon me jette en courant ce billet dans mon chapeau... – « Tenez, voici la lettre que vous attendez... » Et il était déjà reparti... C’est très désagréable... parce que madame Canard n’aurait qu’à savoir...

Lisant.

« Du silence... de la discrétion... il y va de votre tête... suivez la dame au vitchoura vert que vous rencontrerez, et vous en saurez davantage ! » Qu’est-ce que me veut cette dame en vitchoura vert ?... Elle devrait s’expliquer ! Moi, me voilà embarqué dans une aventure diablement difficulteuse, parce qu’autrefois, je ne dis pas... j’avais un caractère aventureux et chevaleresque... mais à présent, on devrait bien savoir que... que j’ai là madame Canard. Ma foi, arrivera ce qui pourra, je m’en vais toujours prendre mon bain comme si de rien n’était. Holà ! quelqu’un ! Mon bain ?...

DERMONT.

Ma foi... je ne vois personne... et c’est aussi, je crois, le parti que je vais prendre. Eh bien !... viendra-t-on ?

 

 

Scène VI

 

MADAME DEFONROSE, CLÉMENCE, SAINT-AMAND, ROBINET, M. DERMONT, CANARD, SUZANNE

 

SUZANNE, approchant de Dermont.

Eh ! mon Dieu, voilà, voilà... C’est vous, monsieur...

À part.

Bon ! la vengeance de sa femme sera complète.

DERMONT.

Eh ! oui, ma chère...

À Saint-Amand.

Comment la trouvez-vous ? C’est Suzanne, l’ancienne femme de chambre de ma femme...

SAINT-AMAND.

Suzanne... oh ! le joli nom pour une baigneuse...

SUZANNE, à madame Defonrose.

Je vous engage, mesdames, à attendre dans le salon... car il y a beaucoup de monde, et l’on prendrait vos places.

CLÉMENCE.

Oh ! mon Dieu... quand on voudra... je ne tiens pas du tout à rester ici...

Madame Defonrose et Clémence sortent.

DERMONT.

Donne-nous des cachets.

SUZANNE.

Comment, monsieur, vous voulez ?...

À part.

Eh bien ! et notre rendez-vous... est-ce qu’il l’aurait oublié ?

DERMONT.

Eh bien ! Suzanne, ce cachet...

SAINT-AMAND.

Et à moi aussi...

SUZANNE.

Voilà, messieurs...

À part.

Rappelons-lui qu’on l’attend.

Elle prend une plume sur le comptoir et écrit sur une carte.

« N’oubliez pas le vitchoura vert. »

Elle retourne cette carte et la donne à Dermont ; elle en donne aussi une autre à Saint-Amand.

Ensemble.

Air : Ma Fanchette est charmante. (Les Deux Jaloux.)

DERMONT.

Que sa mine est friponne !
Elle a, sur mon honneur,
De sa chaste patronne
La grâce et la fraîcheur !

SAINT-AMAND.

Que sa mine est friponne !
Mais je vois mon erreur,
Et sa chaste patronne
Avait moins de pudeur.

CANARD.

Cette lettre m’étonne,
Et je tiendrai rigueur
À l’aimable personne
Qui veut toucher mon cœur.

SUZANNE.

Quoique indulgente et bonne,
J’ai dans le fond du cœur
De ma chaste patronne
L’inflexible rigueur.

Elle sort.

 

 

Scène VII

 

DERMONT, SAINT-AMAND, CANARD, dans un coin, les coudes appuyés sur une table, puis ROBINET

 

DERMONT, regardant le cachet que Suzanne vient de lui donner.

Eh ! mais, se moque-t-elle de moi ? numéro soixante-douze, mon tour n’arrivera jamais !

SAINT-AMAND.

Oh ! moi, je suis plus favorisé, j’ai le numéro vingt-trois.

CANARD.

Parbleu ! vous n’irez pas plus vite, car j’ai le vingt-deux.

Jetant son cachet sur la table avec humeur.

Et voilà déjà deux heures que j’attends...

Se levant et appelant.

Voyons, garçon... appellera-t-on les numéros ?... ce doit être à moi.

DERMONT, regardant Canard.

Ah ! la bonne physionomie !... il y aurait conscience à ne pas lui jouer ce tour-là.

Il prend le cachet que Canard a jeté sur la table et met le sien à la place.

ROBINET, en dehors.

Numéro vingt-deux, numéro vingt-trois !

CANARD, allant à la table.

Voilà !... voilà ! Enfin, ce n’est pas sans peine.

Pendant ce temps, Dermont et Saint-Amand sont sortis en riant. Canard, tenant son cachet et défaisant sa cravate.

Mais, au bout du compte, j’avais tort de me plaindre, parce que, dès qu’il y a un ordre établi... il faut le suivre.

Voyant Robinet qui entre.

Vous m’appelez ? Voilà, voilà, ne vous impatientez pas...

ROBINET.

Eh bien ! où allez-vous donc ?

CANARD.

Vous avez dit le vingt-deux... j’y vais...

ROBINET.

Le vingt-deux... il est entré.

CANARD.

Par exemple ! c’est trop fort, et à moins qu’il n’y ait des numéros doubles... Je défendrai mes droits... voyez plutôt...

ROBINET, regardant.

Soixante-douze...

CANARD.

Soixante-douze... c’est ma foi vrai... Ah çà ! c’est donc le diable qui s’en mêle... après deux heures d’attente, me voilà reculé de cinquante numéros ! Si c’est comme ça que j’avance... il est sûr que d’ici à ce soir...

Regardant la carte.

Hein !... il y a de l’écriture sur le des du cachet...

Lisant.

« N’oubliez pas le vitchoura vert... » Il n’y a pas d’exemple d’une ténacité pareille... J’ignore ce que j’ai fait à cette femme-là, mais il est sur que c’est elle qui a changé mon numéro ; je ne sais pas jusqu’à quel point on a le droit de vexer ainsi un citoyen paisible.

 

 

Scène VIII

 

CANARD, VICTOR, entrant en courant

 

VICTOR.

Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! je suis sur qu’il ne sera plus temps.

CANARD.

Hein ! qu’est-ce qui vient là, et quel est ce petit bonhomme ?

VICTOR.

Ah ! monsieur... par grâce... y a-t-il un peu de temps que vous êtes ici ?...

CANARD.

Un peu de temps... je m’en vante... je peux me flatter dans ce moment-ci d’être le doyen... trois bonnes heures !... sans compter le courant... et si je n’avais pas payé mon cachet, je jure bien que...

VICTOR.

Ah ! que c’est heureux... vous me rendez la vie... N’avez-vous pas vu une dame en vitchoura vert ?

CANARD.

Allons, encore !...

VICTOR.

Une femme jeune... jolie... une charmante tournure...

CANARD.

Ah ! elle est jeune... elle est jolie... j’en suis parbleu bien aise... Eh bien ! mon jeune ami, puisque vous avez l’honneur de la connaître, je vous prie de lui dire de ma part qu’il m’est impossible de me rendre à l’invitation qu’elle a eu la bonté le me faire tout à l’heure...

VICTOR.

Elle est donc ici ?...

CANARD.

Assurément ! car elle vient de se permettre de changer ma carte d’une manière que je trouve un peu leste...

VICTOR.

Elle est ici... c’est tout ce que je demande... dites-moi vite où elle est...

CANARD.

Hein ?...

VICTOR.

Oui... menez-moi vite vers elle.

CANARD.

J’en suis désolé, mon jeune ami, mais cela m’est impossible.

VICTOR.

Comment ! monsieur, vous me refusez ?

CANARD.

Très positivement.

VICTOR.

Prenez-y garde ! vous ne me connaissez pas, et vous me direz à l’instant même où elle est, sinon...

CANARD.

Plaît-il ? qu’est-ce que c’est que cela ?

VICTOR.

Oui, morbleu !... il le faut...

 

 

Scène IX

 

CANARD, VICTOR, DURILLON

 

DURILLON, accourant.

Eh bien ! qu’est-ce que c’est ? Est-ce qu’on se bat, par hasard ?...

VICTOR.

C’est monsieur qui refuse de me dire une chose que je lui demande... le plus honnêtement du monde...

CANARD.

Oui, ca menaçant de m’étrangler... Je vous déclare, jeune homme, que l’on n’obtient rien de moi par la violence... et que je ne vous le dirai pas...

À Durillon.

Pédicure, retenez-le...

À Victor.

Je ne vous le dirai pas, par la raison infiniment simple que je ne le sais pas.

VICTOR.

C’est faux.

À Durillon.

Il a dit tout à l’heure le contraire... Ah ! mon ami, mon cher Durillon, je n’ai d’espoir qu’en toi ; tu sais que quand je viens et que j’ai de l’argent, je donne toujours pour le garçon... toi qui es toujours ici, n’as-tu pas vu une dame en vitchoura vert ?...

Air de La Sentinelle.

Oui c’est ici qu’elle a porté ses pas ;
L’aurais-tu vue ? elle est jeune et jolie...

DURILLON.

Jeune et jolie... oh ! nous n’en manquons pas ;
Mais dans ces lieux, comme aux sérails d’Asie,
De ces gardiens scrupuleux
Nous imitons la retenue extrême,
Sans être tout à fait comme eux ;
Il faut, dans ces lieux dangereux,
Que l’on soit aveugle quand même.

Mais voilà monsieur qui vous le dira mieux que moi, car je lui ai remis un billet de la part de cette dame...

CANARD.

Comment ! c’est toi...

DURILLON.

Moi-même, et vous ferez bien de dire à ce brave jeune homme... Allons, voyons... dites-lui.

VICTOR.

Oh ! il le faudra bien.

CANARD.

Je vous déclare que vos instances sont inutiles, et je m’en irai plutôt...

VICTOR.

Non, vous ne sortirez pas... je ne vous perds pas de vue...

À part, à Durillon.

Il faut que tu saches, mon ami, que je suis le plus malheureux des hommes... J’ai mon oncle, M. Dermont, qui dans ce moment me croit parti par les Grandes Messageries...

DURILLON.

Et vous n’êtes pas parti.

VICTOR.

Du tout, parce que, vois-tu bien... je suis amoureux... je n’ai pas voulu m’éloigner sans lui faire mes adieux... et voilà une heure que je suis sous ses fenêtres pour tâcher de l’apercevoir.

DURILLON.

Elle n’a pas paru ?

VICTOR.

Non... mais pendant ce temps la diligence est partie... il faut qu’une fois par hasard elle soit exacte... et c’est justement aujourd’hui... Qu’est-ce que va dire M. Dermont ?

CANARD.

M. Dermont ?

Il sort par la droite.

VICTOR.

Je te le demande, connais-tu quelqu’un de plus malheureux que moi ?...

DURILLON.

Le fait est que voilà un enchaînement de revers capable d’abattre l’âme la plus ferme...

VICTOR.

Je n’avais d’espoir que dans ma tante... elle est si bonne, si aimable, elle aurait pris ma défense ; elle était sortie, mon ami, on croyait qu’elle allait aux bains, je vole à ceux-ci qui sont le plus près, et quand je cherche à parvenir jusqu’à elle.

Se tournant vers l’endroit où était Canard.

monsieur s’obstine... Où est-il donc ?... mais je le retrouverai... je parlerai à ma tante.

DURILLON.

Que n’allez-vous chez elle ?

VICTOR.

Et si je rencontre mon oncle, nez à nez...

DURILLON.

Ah ! diable, c’est vrai... Attendez donc ! vous dites votre oncle, M. Dermont... il me semble que tout à l’heure en courant... j’ai entendu prononcer ce nom... S’il était ici... je vais m’en assurer...

VICTOR.

Ah ! mon ami... mon sauveur !

DURILLON, criant.

On demande M. Dermont.

VICTOR.

Mais tais-toi donc, bourreau !... Je ne veux pas au contraire qu’il me voie...

DURILLON.

C’est égal...

Criant plus haut.

Quelqu’un demande M. Dermont...

DERMONT, en dedans d’un cabinet.

Qu’est-ce que c’est ?...

DURILLON.

Il y est... vous pouvez hardiment aller trouver sa femme... partez vite et ne craignez rien...

VICTOR.

J’y vais... mais, je t’en prie, tâche de le retenir... Tout ce que je possède est à toi... tiens, prends, c’est l’argent de mon voyage...

DURILLON, prenant l’argent.

Eh ! mon Dieu, quelle impétuosité !... Que diable, permettez donc ?

Mettant l’argent dans sa poche.

À peine si vous laissez aux gens le temps d’agir... Comment voulez-vous que je le retienne ?... Il est vrai que tout à l’heure il vient de faire demander le pédicure...

VICTOR.

C’est admirable !... S’il est une fois dans tes mains... me voilà tranquille... il ne pourra plus bouger...

DURILLON.

Qu’est-ce que vous dites donc, monsieur ? Et mon état, et ma réputation... croyez-vous qu’un pédicure foule aux pieds tout sentiment de morale ?... Tout ce que je peux vous promettre, c’est de mettre l’ennemi hors de combat...

Se fouillant.

j’ai mes armes... mes ciseaux et mon rasoir... soyez tranquille, ils ont le fil...

Durillon sort par le fond.

 

 

Scène X

 

VICTOR, seul

 

Et nous, allons chez ma tante.

Il va pour sortir et s’arrête devant le salon des dames.

Qu’ai-je vu !... c’est elle, c’est Clémence, elle est là, dans ce salon, avec une dame que je ne connais pas... n’importe, je vais la voir.

Il va pour entrer à gauche.

UNE FEMME, se présentant.

On n’entre pas !... c’est ici le côté des dames...

VICTOR.

Comment ! le côté des dames... Eh bien ! je n’avais pas songé à cela... à deux pas de Clémence... et ne pas pouvoir lui parler !... Et ce Durillon qui n’est pas là pour me seconder...

 

 

Scène XI

 

VICTOR, SUZANNE

 

SUZANNE.

Durillon... Durillon !... On sonne de tous les côtés, et il n’entend pas...

VICTOR.

Je crois bien... Eh ! mais, c’est Suzanne... l’ex-dame d’honneur de ma tante... Ah ! que je suis content de te voir...

SUZANNE.

Comment, monsieur, vous qu’on disait en vacances !

VICTOR.

Qu’est-ce que tu tiens là ?...

SUZANNE.

Le vitchoura de madame Dermont, qui me l’a donné à garder...

À part.

Ennuyée d’attendre son mari... elle a pris le parti de se baigner.

VICTOR, prenant le vitchoura.

Ah ! quelle idée !

SUZANNE.

Eh bien ! qu’est-ce que vous faites donc ?...

VICTOR.

Ma tante ne se tâchera pas, j’en suis sûr... Tu lui diras que j’en ai eu besoin... et puis, d’ailleurs, Suzanne, tu sais bien, tu es si gentille... Eh ! vite à ma toilette... allons, viens donc m’aider.

SUZANNE, se cachant les yeux avec les mains.

Moi, par exemple, le ciel m’en préserve !

Victor, tout en s’habillant, s’approche de Suzanne et l’embrasse.

Eh bien ! monsieur...

VICTOR.

Voilà ce que c’est que de ne pas regarder.

SUZANNE.

Eh ! mon Dieu, quel est votre dessein ?

VICTOR.

Sois tranquille.

Air de M. Blanchard.

Dans le grec, où je suis habile,
Je lisais qu’on pouvait ainsi,
En prenant l’armure d’Achille
Être invincible comme lui...
Sous ce vêtement plein de charmes
Que de conquêtes je ferais,
Si je pouvais, en empruntant vos armes,
Sexe enchanteur, emprunter vos attraits.

Il sort.

 

 

Scène XII

 

SUZANNE, seule

 

Eh bien ! voyez donc, à cet âge-là !... le voilà déjà aussi mauvais sujet que son oncle... son oncle qui, depuis trois mois, sans le savoir, en conte à sa femme, et même, si je le laissais faire...

Air : Cet arbre apporté de Provence.

Je crois que, dans son délire extrême,
Et malgré ses cinquante ans et plus,
Monsieur m’en coulerait à moi-même,
Moi dont les principes sont connus.
Dans ces bains maint galant m’environne,
Mais à mon nom devant des égards,
Ainsi que Suzanne ma patronne,
Je n’écoute jamais les vieillards.

Pourvu à présent que ce petit Victor n’aille pas commettre d’imprudence ! Eh ! mais, Dieu me pardonne... il cause avec des dames, ces dames dont je viens de préparer le bain... certainement, je ne dois pas souffrir...

 

 

Scène XIII

 

SUZANNE, CLÉMENCE, VICTOR, puis MADAME DEFONROSE

 

CLÉMENCE, marchant près de Victor et très vivement.

Oui, monsieur... c’est très imprudent, me compromettre ainsi...

VICTOR.

Je n’avais que ce moyen pour vous taire mes adieux.

CLÉMENCE.

Heureusement que ma tante vous a pris pour une pensionnaire de mes amies, sans cela... voyez à quoi vous m’exposiez !... La voilà.

SUZANNE.

Si ces deux dames veulent entrer dans leur cabinet... tout est prêt.

VICTOR, bas à Suzanne.

De quoi te mêles-tu ?

MADAME DEFONROSE, à Suzanne.

Merci, mademoiselle.

Regardant Victor.

Mais, quel heureux événement ! rencontrer ainsi une de tes bonnes amies de pension ; elle a une physionomie charmante... Comment s’appelle mademoiselle ?

VICTOR.

Mademoiselle Victorine.

MADAME DEFONROSE, à Clémence.

En effet, tu m’as déjà parlé d’une Victorine...

VICTOR.

C’est moi.

MADAME DEFONROSE.

Une jeune personne d’une retenue, d’une modestie...

VICTOR.

C’est moi.

MADAME DEFONROSE.

Et ton amie inséparable.

VICTOR, très vivement.

Inséparable !

CLÉMENCE, à Victor.

Taisez-vous donc.

VICTOR, baissant les yeux.

Inséparable... je le voudrais bien.

Air de Téniers.

Le sentiment qui réunit nos âmes,
En même temps est venu nous charmer.
Qu’on dise encore que les femmes
Entre elles ne peuvent s’aimer !
Depuis le jour où je l’ai vue paraître
Tous mes plaisirs sont doubles de moitié,
Et j’ignorais, avant de la connaître,
Tous les charmes de l’amitié.

MADAME DEFONROSE.

Mais comment se fait-il que mademoiselle se trouve ainsi toute seule ?

VICTOR.

J’étais avec la femme de chambre de ma mère, qui s’est égarée dans le jardin... ou trompée de corridor... et j’étais ici toute seule... tort embarrassée de ma personne... lorsque j’ai eu le bonheur de vous rencontrer...

MADAME DEFONROSE.

Je suis enchantée de pouvoir vous offrir ma protection ; en pareil cas, madame votre mère en ferait autant pour ma nièce...

SUZANNE.

Mais, madame... on attend.

MADAME DEFONROSE.

C’est bien... je ne veux pas que mademoiselle nous quitte... Ma voiture est à la porte, et nous la ramènerons après chez elle.

SUZANNE, effrayée.

Ah ! mon Dieu, comment la prévenir ?...

CLÉMENCE, bas à Victor.

N’acceptez pas, monsieur, n’acceptez pas !

VICTOR, de même.

Vous voyez cependant bien que ce n’est pas ma faute... je ne puis pas décemment refuser.

SUZANNE, feignant d’apercevoir quelqu’un.

Mademoiselle, j’aperçois votre femme de chambre qui vous cherche...

VICTOR.

Non, je ne la vois pas...

SUZANNE.

Là... à l’entrée du jardin.

VICTOR.

Non, non, il me semble que ce n’est pas elle...

CLÉMENCE.

Si vraiment ! je la reconnais bien... et nous vous laissons avec elle... Allons, ma tante, entrons...

MADAME DEFONROSE.

Un instant ! vous me laisserez bien faire mes adieux à mademoiselle... Adieu, ma belle enfant.

Air : Ut, ré, mi, fa, sol, la, si, ut. (Rien de trop.)

À regret, je vous quitte, hélas !

VICTOR.

Pas tant que moi, je le parie.

MADAME DEFONROSE.

Clémence, vous n’y pensez pas,
Mais embrassez donc votre amie !

CLÉMENCE, bas.

Refusez, monsieur, refusez.

VICTOR.

Madame veut bien le permettre.

CLÉMENCE, bas.

Eh ! comment, monsieur, vous osez !...

VICTOR, bas.

C’est pour ne pas vous compromettre.

CLÉMENCE, bas à Victor pendant qu’il l’embrasse.

C’est fort mal, monsieur, c’est très mal ce que vous faites là.

VICTOR, de même.

Vous voyez que c’est malgré moi... la force des circonstances...

SUZANNE.

Air du vaudeville de Sophie Arnould.

Mesdames, entrez, de grâce !
Tout est prêt, je vous attends...

À part.

Mais voyez donc quelle audace !
En honneur, il était temps !

Madame Defonrose et Clémence entrent dans le cabinet.

SUZANNE, regardant Victor qui lui fait des menaces.

Je vois que monsieur m’accuse.

VICTOR.

Oui, redoute mon courroux,
Pour te punir de la ruse

L’embrassant.

C’est toi qui paieras pour tous,
Oui, oui, tu paieras pour tous.

SUZANNE.

On m’attend, modérez-vous.

Ensemble.

VICTOR.

Sa sévère vigilance
Vient de tromper mon désir ;
Mais au moins de la vengeance
J’ai goûté tout le plaisir.

SUZANNE.

Ma sévère vigilance
Vient de tromper son désir ;
Mais monsieur de la vengeance
A goûté tout le plaisir.

Suzanne entre dans le même cabinet que Madame Defonrose.

 

 

Scène XIV

 

VICTOR, CANARD, qui est entré à la fin du morceau

 

VICTOR.

Voyez pourtant, sans cette maudite Suzanne...

CANARD, apercevant Victor.

Le vitchoura vert !... enfin le voilà !... Il était dit que je ne pourrais pas l’échapper... mais, morbleu !... moi je n’ai pas peur... et je m’en vais lui parler d’importance...

S’avançant vers lui.

Madame...

VICTOR, détournant la tête et se cachant avec son mouchoir.

Eh ! mon Dieu, c’est mon homme de tout à l’heure ! Que diable me veut-il ? Je rirais bien s’il allait m’en conter...

CANARD.

Madame... je trouve très extraordinaire que, ne me connaissant pas... vous m’ayez écrit... parce que de deux choses l’une... ou vous me connaissez, ou vous ne méconnaissez pas... et alors, dans le premier cas... et dans le dernier... je vous défie de sortir de là... et à moi... aussi...

À part.

Voilà ce que c’est ! En lui parlant ferme...

VICTOR, contrefaisant sa voix.

Vous vous trompez... je vous connais très bien...

CANARD.

Alors... madame, vous devez savoir que je ne suis pas sans avoir des affaires... et quoique certainement je sois extrêmement galant... quand j’ai le temps... on ne peut pas être comme cela à la disposition des personnes... Enfin, vous devez comprendre...

À part.

La vérité est qu’elle a une fort jolie tournure, et que dans toute autre occasion...

VICTOR, à part, riant.

Ma foi... voilà un original.

CANARD, à part.

Le diable m’emporte si je sais comment j’ai fait cette conquête-là... Mais, enfin, moi je ne vois pas pourquoi... puisqu’on me fait des avances... et qu’après tout madame Canard n’en saura rien !...

 

 

Scène XV

 

VICTOR, CANARD, DERMONT

 

DERMONT, en dehors.

Aïe ! le bourreau...

Entrant en boitant.

Ce maudit pédicure a une manière de vous couper les cors...

VICTOR, à part.

Ciel ! mon oncle...

Prenant vivement le bras du Canard.

Monsieur... je ne vous quitte pas...

CANARD, le regardant.

Hein !... qu’est-ce que je vois là ?... C’est mon jeune homme de tout à l’heure !

VICTOR.

Silence !... je suis votre femme... dites que je suis votre femme, ou sinon...

DERMONT, boitant toujours.

D’abord... il n’en finit pas, il est bavard... bavard, et puis ensuite, une fois qu’il vous entame...

Apercevant canard et Victor qui se cache la figure.

Eh ! mais, c’est mon monsieur de tout à l’heure... celui dont j’ai escamoté la place... Il me semble qu’il est là en jolie compagnie...

Haut.

Il paraît que monsieur et madame attendent leur tour ?

VICTOR, bas.

Dites que oui...

CANARD.

Certainement, monsieur... et madame.

DERMONT.

Madame votre épouse vient-elle souvent ici ? Moi, ce sont mes galeries, et en qualité d’habitué... voulez-vous me permettre de lui présenter mes hommages ?...

VICTOR, de même.

Dites que non...

CANARD.

Mais, monsieur... je ne vous cache pas que ma femme et moi...

VICTOR, apercevant la porte d’un cabinet de bains qui est ouverte.

Il n’y a que ce moyen de me sauver.

Il quitte le bras de Canard et entre dans le cabinet dont il referme doucement la porte.

DERMONT.

Vous ne pouvez me refuser cet honneur...

S’avançant pour saluer et ne voyant plus personne.

Eh bien ! où est-elle donc ?

CANARD.

Ma foi... je n’en sais rien... mais je ne suis pas fâché d’en être débarrassé.

DERMONT.

De qui ?... de votre femme ?...

CANARD.

Eh ! non... ce n’est pas la mienne... car, tenez, monsieur, vous m’avez l’air d’un galant homme, et quoiqu’on m’ait recommandé le silence... il faut que je vous raconte tout ce qui m’est arrivé depuis que j’ai mis le pied dans cette maison que je crois ensorcelée...

DERMONT.

Comment donc, monsieur !

À part.

Ça m’a l’air d’une bonne dupe.

CANARD.

D’abord, monsieur... il y a une dame en vitchoura vert qui depuis une heure m’empêche de me baigner.

DERMONT, riant.

Ah ! ah ! sans doute celle que je viens de voir.

CANARD.

Je n’oserais pas l’affirmer... mais il paraît qu’il y a un rival qui sait que je suis aimé... Moi, d’abord, je l’ignorais... Ce rival ou cette dame, car maintenant je ne sais pas lequel des deux, m’avait donné un rendez-vous... mais il se fait que, par le concours de circonstances... il y avait un M. Dermont... un mari ou un autre rival... je ne sais pas au juste... qui les gênait dans leurs desseins...

DERMONT.

Hein ! qu’est-ce que vous me dites là ?

CANARD.

Et pour s’en débarrasser, ils se sont entendus ici avec un pédicure.

DERMONT.

Ah ! le coquin !... Je le devine... Mais cette femme, monsieur, qui tout à l’heure était là...

CANARD.

Je ne vous dirai pas si c’était lui ou elle... mais voilà la lettre que j’ai reçue... et que vous pouvez lire...

DERMONT, à part.

Une écriture déguisée... mais qui cependant ressemble bien à celle de madame Dermont... Ce cachet... morbleu ! c’est le mien... oui, sa sortie mystérieuse de ce matin et ce maudit pédicure... ah çà ! mais c’était donc une conspiration contre moi depuis les pieds jusqu’à la...

Il retient Canard qui fait un pas en arrière.

Morbleu !

Air : Tu ne vois pas jeune imprudent. (Les Chevilles de Maître Adam.)

Que l’on trahisse, rien de mieux,
Ou ce magistrat ridicule,
Ce militaire soupçonneux,
Ou bien ce commerçant crédule ;
Mais désormais, dites-le-moi,
Où rencontrer des cœurs sincères,
Où donc trouver la bonne foi
Puisqu’on trompe jusqu’aux notaires !

Un instant, monsieur ! nous ne nous séparerons pas ainsi.

CANARD.

Qu’est-ce que c’est, monsieur !

DERMONT.

Oh ! pas de bruit... quand on a des bonnes fortunes, il faut être discret... Mais vous devez me comprendre... il faut qu’un des deux reste sur la place...

CANARD.

Ah çà ! monsieur... et vous aussi !... Il est écrit là-haut que je n’en réchapperai pas.

DERMONT.

Oui, monsieur, vous et cet infernal pédicure... Morbleu ! si je le tenais...

 

 

Scène XVI

 

VICTOR, CANARD, DERMONT, DURILLON

 

DERMONT, à Durillon qui entre.

Vous voilà donc, monsieur !...

DURILLON.

Eh bien... j’espère que vous êtes content... j’étais en verve... l’acier tranchant courait avec une légèreté... Il est vrai que, dans mon enthousiasme... cette longue estafilade... Mais qu’est-ce que c’est que ça ?... Ah ! monsieur, le bel état quand on l’exerce comme moi, en grandi...

DERMONT.

Je ne sais qui me retient... qu’à l’instant même...

DURILLON.

Eh bien ! qu’est-ce qu’il a donc ! Est-ce l’excès de la reconnaissance ?...

DERMONT.

Ce que j’ai, traître... tu ne mourras que de ma main !

 

 

Scène XVII

 

VICTOR, CANARD, DERMONT, DURILLON, ROBINET, UN GARÇON

 

ROBINET.

Monsieur Durillon, monsieur Durillon !

DURILLON.

Qu’est-ce ?... Vous voyez que je suis occupé...

UN GARÇON.

On vous demande au premier...

DURILLON.

J’y cours...

DERMONT.

Non pas... il faut que je t’assomme avant...

DURILLON.

Si ça vous était égal après ! Vous voyez le monde qui m’attend...

On sonne de tous les côtés.

Ah ! toute la maison maintenant... Allons... je n’en réchapperai pas.

 

 

Scène XVIII

 

VICTOR, CANARD, DERMONT, DURILLON, ROBINET, SUZANNE, accourant tout essoufflée

 

SUZANNE.

Ah ! mon Dieu, quel événement ! Aussi, c’est ce Durillon !

TOUS.

Qu’est-ce qu’elle a donc ?

DURILLON.

Est-ce que le feu serait à la maison ?

SUZANNE.

Au contraire, tu as laissé le réservoir ouvert...

Air : Le briquet frappe la pierre. (Les Deux Chasseurs.)

Pendant qu’ici tu babilles,
L’eau s’échappe à gros bouillons ;
Et déjà dans les salons
Ils en ont jusqu’aux chevilles ;
Dans le reste de l’hôtel
L’onde se répand...

DURILLON.

Ô ciel !
Le déluge universel !
J’y cours...

SUZANNE.

Quelle perspective !...
Dans une minute ou deux
La rivière est dans ces lieux !

CANARD.

Eh ! quoi, la rivière arrive !...
Sans cet accident enfin
Je n’aurais pas pris mon bain,
Je n’aurais jamais pris mon bain !

Les portes des deux salons et celles de tous les cabinets s’ouvrent en même temps : du côte des hommes, Saint-Amand et d’autres baigneurs ; du côté des femmes, madame Defonrose, Clémence, Victor, madame Dermont et d’autres femmes ; tous aperçoivent Victor et jettent un cri.

CHŒUR.

Air : Folie, folie, folie. (Le Prince en goguette.)

Alerte ! (Ter.)
Je crois vraiment, je crois qu’il pleut,
Alerte ! (Ter.)
Sauve qui peut !

SUZANNE.

Qu’est-ce que c’est ? un homme de ce côté !...

CANARD.

C’est ma conquête de tout à l’heure.

MADAME DEFONROSE.

C’est la bonne amie de ma nièce ?

SAINT-AMAND.

C’est Victor !...

DERMONT.

Mon neveu !...

VICTOR.

Air des Gardes-Marine.

Oui, c’est lui-même, oui, c’est lu
Que vous avez cru parti.
Et dont la seule présence
A mis le désordre en ces lieux ;
Mais d’un oncle généreux
Il implore la clémence.

Ensemble.

MADAME DEFONROSE.

Non, point de grâce
Quand son audace
Vient aujourd’hui
Nous compromettre ainsi !

DERMONT.

Non point de grâce
Quand son audace
Me livre ainsi
Aux fers de l’ennemi !

VICTOR, à madame Dermont.

Soyez, ma tante,
Plus indulgente !
Parlez pour nous,
Et calmez son courroux.

CLÉMENCE, à madame Defonrose.

Soyez, ma tante,
Plus indulgente !
Pardonnez-nous,
Calmez votre courroux.

MADAME DERMONT, à son mari.

Allons, monsieur, pardonnez-lui,
À votre tour craignez le blâme.

SUZANNE.

Votre conquête d’aujourd’hui
C’est votre femme.

SUZANNE et MADAME DERMONT.

Allons, un air plus doux !
Tombez à nos genoux.

TOUS.

Monsieur, pardonnez-nous !
Allons, grâce pour tous.

DERMONT.

Allons, allons, nous parlerons de tout cela.

VICTOR.

Ah ! quel bonheur, je suis sûr maintenant que mon oncle consentira.

DERMONT.

C’est bon ! pour bien finir la matinée, nous allons tous déjeuner chez moi... Vous êtes des nôtres, monsieur Canard, nous vous emmenons...

CANARD.

Un instant, messieurs !... plus tard, je ne dis pas... Voyons donc, garçon, mon bain !...

DURILLON.

Voilà, monsieur... dans l’instant... on n’attend jamais chez nous.

Au public.

Air : De ton baiser la douceur passagère.

De ces tableaux si la gaze légère
Blessa vos yeux, gardez-nous le secret ;
Mais si nos bains, messieurs, ont su vous plaire,
Venez souvent prendre votre cachet.

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