Gabrielle (Jacques-François ANCELOT - Nicolas-Paul DUPORT)

Sous-titre : les aides-de-camp.

Comédie-vaudeville en deux actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 8 juin 1839.

 

Personnages

 

LE DUC DE VENDÔME, généralissime de l’armée française en Espagne

LE MARQUIS DE GARDANNE, officier de l’armée du Duc de Vendôme

LE VICOMTE TANCRÈDE DE PINTAC, officier de l’armée du Duc de Vendôme

CANIGOU, coureur de Gabrielle

UN OFFICIER du Duc de Vendôme

GABRIELLE, BARONNE DE MENDIVES, jeune veuve béarnaise

GERTRUDE, femme de charge du château de Gabrielle

OFFICIERS

PAGES

DOMESTIQUES de Gabrielle

 

La scène se passe en 1695, au premier acte, dans le château de Gabrielle, près de Pau, en Béarn ; au deuxième acte, deux mois après, dans l’hôtel-de-ville de Barcelone, en Espagne.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente une salle du château de Gabrielle ; une fenêtre à droite ; plusieurs portes ; celle du fond ouvrant sur le vestibule ; celle de gauche, conduisant à l’appartement de Gabrielle ; celle de droite, à un oratoire.

 

 

Scène première

 

GERTRUDE, à la porte de Gabrielle

 

 Ça suffit, madame, j’y vais...

À elle-même, en allant vers la fenêtre.

Ah ! le petit démon !... ce qu’elle s’est une fois mis en tête...

Criant par la fenêtre.

Canigou, cours dire à l’écuyer de madame que c’est l’Andalous qu’elle veut monter... cours vite...

Redescendant le théâtre.

Car c’est vrai, elle met tout en révolution au château, et je ne puis comprendre ni les ordres qu’elle donne, ni d’où vient l’agitation extraordinaire où je la vois.

 

 

Scène II

 

GABRIELLE, GERTRUDE

 

GABRIELLE, avant de paraître.

Valentin !...

GERTRUDE.

La voilà prête enfin, Dieu merci !

GABRIELLE, toujours en dehors.

Vite, mes gants, ma cravache !

Entrant en costume d’amazone.

Eh bien, ma vieille Gertrude, me trouves-tu bien comme ça ?

GERTRUDE, d’un ton grondeur.

Hum ! hum !

À part, avec abandon.

Le fait est qu’elle est gentille.

GABRIELLE.

N’est-ce pas ? j’ai un petit air martial.

Air du Serment, d’Auber.

Lorsque en amazone
Je pars ce matin,
Sur mon front rayonne
Un espoir certain.
Le noble Vendôme
Attire mes pas ;
Et voir un grand homme,
C’est si rare, hélas !
Place, place !
Dans l’espace
Sans crainte aujourd’hui,
Je galope vers lui,
Place, arrière !
Pour lui plaire,
Tâchons d’être aussi
Téméraire
Que lui.

GERTRUDE.

Le duc de Vendôme !... qu’est-ce que ça signifie ?

GABRIELLE.

Cela signifie, Gertrude, qu’il m’arrive le plus grand bonheur !

GERTRUDE.

Vraiment !

GABRIELLE.

Écoute cette lettre que je viens de recevoir du vicomte de Pintac.

Elle lit.

« Madame la Baronne, lorsque l’année dernière j’eus le bonheur de passer quelque temps près de vous avec ma tante, vous m’avez inhumainement refusé votre main ; vous allez juger comment se venge un grand cœur : je sais combien vous désirez voir son altesse royale le duc de Vendôme ?... Nommé généralissime de l’armée française qui va faire la guerre en Espagne, il a daigné m’accepter pour un de ses aides-de-camp ; nous devons passer tout près de votre château, et j’ai déterminé monseigneur à vous demander l’hospitalité pour un jour. Peut-être le cas que veut bien faire de mon mérite le plus grand général de l’Europe fléchira-t-il en ma faveur la plus jolie femme de France. Ainsi, madame, etc. etc. » Maintenant, seras-tu étonnée de ma joie ?

GERTRUDE.

Oh ! non, mais j’en suis effrayée.

GABRIELLE.

Par exemple !...

GERTRUDE.

Sans doute, madame... vous finirez par vous compromettre avec votre belle passion pour le duc de Vendôme.

GABRIELLE.

N’est-elle pas toute naturelle ? N’est-ce pas pour moi un héritage de famille, puisque je la dois aux discours de mon aïeul, aux récits qu’il me faisait de son enfance ?

GERTRUDE.

Pardine, son enfance... il y était quasiment retombé.

GABRIELLE.

Oh ! non ; malgré ses quatre-vingt-dix ans, il y avait encore tant de verdeur dans ses souvenirs... fils d’un gentilhomme béarnais, qui se fit tuer pour Henri IV, filleul de ce bon roi et de Gabrielle d’Estrées, il les faisait revivre pour moi ; et chaque fois qu’il m’avait tracé leurs portraits avec les couleurs les plus brillantes : « Ma fille, ajoutait-il, il reste un de leurs descendants, le duc de Vendôme, qui, tout jeune encore, annonce les qualités d’un grand général ; n’oublie jamais, mon enfant, le lien qui exista entre ton humble famille et ses illustres aïeux. »

GERTRUDE.

Et moi, je soutiens que votre grand-père n’aurait pas dû sans cesse vous parler de tout cela.

GABRIELLE.

Pourquoi donc ?

GERTRUDE.

Parce que d’abord... cette Gabrielle d’Estrées, ce n’était pas décent... car enfin, qu’est-ce qu’elle était ?... la maîtresse...

GABRIELLE.

D’un héros.

GERTRUDE.

Les héros, les héros !... Quand il s’agit de notre honneur, c’est absolument comme les autres hommes, quelquefois même pire... et certes, si feu votre grand père m’eût écoutée, il ne vous aurait pas donné le nom...

GABRIELLE.

De sa marraine ?... de Gabrielle !... oh ! j’en suis fière !

GERTRUDE.

Au fait, mieux vaut encore son nom que sa conduite.

GABRIELLE.

Bah ! tu n’es qu’une vieille prude !... Et moi qui reste là à t’écouter quand je devrais être déjà partie pour aller au-devant de son altesse !

GERTRUDE.

Pourquoi ne pas du moins l’attendre ici ?

GABRIELLE.

L’attendre ?... Eh ! pourrai-je jamais le voir assez tôt ?

 

 

Scène III

 

GABRIELLE, GERTRUDE, CANIGOU entrant par le fond

 

CANIGOU, à Gabrielle.

L’écuyer de madame la baronne m’envoie y dire que tout est prêt.

GABRIELLE.

Ça suffit, Canigou. Avez-vous rassemblé mes vassaux ?

CANIGOU.

Ils arrivent déjà de tous côtés... les hommes avec leurs fusils, les femmes avec des bouquets.

GABRIELLE.

Qu’ils attendent dans la cour... Toi, Gertrude, veille à l’exécution de mes ordres ; le souper le plus fin, le plus délicat !... Adieu.

GERTRUDE.

Madame est donc bien décidée à ne pas aller en carrosse ?

GABRIELLE.

Non ; ça m’empêcherait de prendre le petit chemin de traverse, qui abrège de moitié.

GERTRUDE.

Un chemin détestable... et choisir encore votre Andalous, si fougueux, si volontaire !...

GABRIELLE, gaiement.

C’est pour ça, qui se ressemble... tu sais... Adieu, Gertrude, n’aie pas peur.

Elle sort par le fond.

 

 

Scène IV

 

CANIGOU, GERTRUDE

 

CANIGOU.

De quoi que vous vous mêlez de vouloir y faire prendre son carrosse ?

GERTRUDE.

Ça valait bien mieux.

CANIGOU.

Je trouve pas.

GERTRUDE.

Qu’est-ce que ça te fait, à toi ?

CANIGOU.

Tiens, c’te bêtise !...

GERTRUDE.

Hein ?

CANIGOU, s’étalant dans un fauteuil, à droite.

Quand elle va en voiture, je suis obligé de courir devant.

GERTRUDE.

Paresseux !... comme si tu n’étais pas payé pour ça !

CANIGOU.

Justement ! pisque ça m’est payé, quéque je gagne à le faire ? vaut ben mieux me ménager pour les occasions oùs qu’on me paiera en sus.

GERTRUDE.

Ce calcul...

Air : Un homme pour faire un tableau.

Pour toi j’en ai honte, vraiment,
Sans rougir, en tout’ circonstance,
Peut-on aimer ainsi l’argent !

CANIGOU.

Si j’ l’aim’, c’est par reconnaissance.
Nous autr’s domestiques, hélas !
Il faut qu’ sans r’lâche et sans réserve,
Nous servions tout l’ monde ici-bas ;
Et n’y a qu’ l’argent seul qui nous serve !

Cris en dehors.

GERTRUDE.

Quel bruit ! qu’arrive-t-il ?... Cours voir, Canigou ; cours donc !

CANIGOU.

Sous prétexte que je suis coureur, on n’a que ça à me dire : Cours, cours ! Ma foi, non ; je suis bien ici, et j’y reste.

GERTRUDE.

Mauvais serviteur !

CRIS au dehors.

Vive monseigneur !

CANIGOU, se levant.

Hein ?... un seigneur ?...

GERTRUDE, à la fenêtre à droite.

Que vois-je ! le duc de Vendôme... qui arrive par l’avenue, pendant que notre maîtresse va au-devant de lui par le chemin de traverse... Ah ! mon Dieu !...

CANIGOU.

Oh ! oh ! je vais le voir ce grand vainqueur !

GERTRUDE.

Plus tard... Avant tout, il faut que tu rattrapes Mme la baronne... Va-t’en tu prendras la porte du jardin ; c’est le plus court.

CANIGOU.

Oui, oui, je me lance dar, dar !... Pour mon seigneur le duc de Vendôme !... oh ! ça doit être fameux les pourboires d’une altesse sérénissime et généralissime !...

Il sort par la porte de la galerie à gauche.

 

 

Scène V

 

CANIGOU, GERTRUDE, GARDANNE, PINTAC, DOMESTIQUES

 

Air du Domino Noir. (Réveillons, etc. acte II, scène IV.)

Le voilà ce héros cher à la victoire.
Monseigneur,
(bis) entrez dans ces lieux,
Où chacun des longtemps vante votre gloire,
Ah ! pour nos cœurs jour à jamais heureux !

GARDANNE.

Merci, mes amis, merci de la joie que vous témoignez à me voir... Pour qu’elle dure plus longtemps, je vous donne à chacun deux pistoles.

TOUS.

Vive monseigneur !

GARDANNE, fouillant à sa poche.

Ah ! diable ! je n’ai pas d’argent sur moi... et malheureusement, mon trésorier qui est resté en route...

Ils reculent tous.

Mais, attendez... j’ai là un de mes aides-de-camp... Vicomte de Pintac...

PINTAC.

Monseigneur ?...

GARDANNE.

Votre bourse.

PINTAC, vexé.

Plaît-il, monseign... ?

GARDANNE.

Donnez votre bourse à ces braves gens, qu’ils se la partagent. PINTAC.

Mais, mons...

GARDANNE.

Vous hésitez ?

PINTAC, tirant lentement sa bourse.

Pardon... c’est que je dois prévenir monseigneur qu’elle renferme

Appuyant.

le double de ce qu’il a promis.

GARDANNE, lui arrachant sa bourse et la jetant aux domestiques.

Ça m’est égal... je donne le double à chacun.

TOUS.

Vive son altesse !

GERTRUDE.

Quelle générosité !...

PINTAC, à part.

Je crois bien... avec mon argent... Les princes sont comme ça... ils n’ont rien à eux.

GARDANNE, aux domestiques qui l’entourent.

C’est bien !... Allez, mes amis.

Reprise du CHŒUR précédent.

Célébrons ce héros cher à la victoire.
Monseigneur, monseigneur, entrez dans ces lieux,
Où chacun dès longtemps, vante votre gloire,
Ah ! pour nos cœurs, jour à jamais heureux !

Ils sortent tous.

 

 

Scène VI

 

GARDANNE, PINTAC

 

GARDANNE, éclatant de rire.

Ah ! ah ! comme ils s’égosillent en mon honneur !

PINTAC.

Parbleu à ce prix-là !... Ils ne crient pas encore assez pour l’argent... Voyons, es-tu fou, mon cher Gardanne ?... et des officiers comme nous !...

GARDANNE.

Je ne suis plus officier... Dans le rôle que tu m’as fait prendre, il faut être généreux, ou ne pas s’en mêler.

PINTAC.

Généreux !... on promet de l’être.

GARDANNE, riant.

Je te reconnais bien là !

PINTAC.

Tu ris toujours avec moi.

GARDANNE.

C’est que tu me fais toujours rire... Et pourtant je ne devrais guère en avoir envie.

PINTAC.

D’où vient ?...

GARDANNE.

Écoute donc... Dans un accès de folle gaîté, j’ai consenti à exécuter la mystification dont tu avais eu l’idée, et à jouer un bon tour à cette prude orgueilleuse, qui, dit-on, s’exprime en termes fort dédaigneux sur nous autres jeunes officiers... Tout récemment encore, plusieurs de nos camarades, passant sur ses terres, avaient de mandé à lui présenter leurs hommages. Elle les a fait éconduire assez lestement par ses domestiques... Il faut être prince du sang pour paraître devant elle.

PINTAC.

Justement, je t’ai fait prince.

GARDANNE.

Oui... Et le danger ?... usurper le titre et le nom de notre général !...

PINTAC.

Qui a pris une autre route, et qui, par conséquent, n’en saura rien.

GARDANNE.

Dieu le veuille !

PINTAC.

Oh ! allons-nous nous amuser !... Ah ! dis donc... une idée... De temps en temps, glisse devant la dame quelques mots sur mon compte... Tiens, comme ça...

Avec emphase.

« Madame, je vous donne le vicomte de Pintac pour le meilleur de mes officiers, aussi brave que spirituel. »

GARDANNE, riant.

Toujours par suite de la mystification.

PINTAC, du même ton, sérieux.

« Il peut aller à tout... Il y a vingt duchesses qui se meurent d’amour pour lui. »

GARDANNE, riant encore.

Au fait, c’est bouffon.

PINTAC.

« Et il n’aurait tenu qu’à lui de les épouser, s’il n’avait malheureusement une grande passion dans le cœur. »

GARDANNE.

S’il ne s’agit que d’un but légitime.

PINTAC.

Le plus légitime de tous... le mariage.

GARDANNE.

Un mariage !... toi !... avec la douairière qui t’a déjà refusé, cette folle provinciale que tu me montrais entichée de préjugés, gonflée de son importance, se croyant plus noble que le roi !...

PINTAC.

Tu en parles bien à ton aise, toi qui es riche, qui as des terres, des châteaux... Mais moi, les femmes m’ont ruiné ; il ne me reste plus que mon esprit et ma bonne mine.

GARDANNE.

Pauvre garçon !

 

 

Scène VII

 

GARDANNE, PINTAC, GERTRUDE

 

GERTRUDE, accourant par le fond.

La v’là !... la v’là !

PINTAC, se retournant.

Votre maîtresse ?

GERTRUDE.

Elle arrive en toute hâte... On doit déjà la voir de cette fenêtre... Si monseigneur daignait...

Elle sort.

PINTAC, après que Gardanne est allé vers la fenêtre, à droite.

Monseigneur daigne...

GARDANNE, regardant, bas à Pintac.

Comment ! cette femme à cheval... ce serait...

PINTAC, de même.

Elle-même.

GARDANNE, de même.

Pas possible !... Son voile me cache ses traits... mais sur tes discours, je m’étais figuré la tournure raide, engoncée, d’une comtesse d’Escarbagnas ; et au contraire, cette taille svelte, cette élégance...

Haut, poussant un cri.

Ah ! mon Dieu !...

PINTAC.

Quoi donc ?

GARDANNE, regardant, haut.

Ce ravin... voudrait-elle franchir ?... Elle va se tuer !...

Criant hors de la fenêtre.

Arrêtez...

Avec effroi.

Ah !...

Il détourne la tête.

PINTAC.

Ah !...

GARDANNE, regardant, après un peu de temps, et avec crainte.

Non !... non !... rien !... elle n’a rien !

PINTAC.

J’ai eu une peur !...

À part.

Je voyais mon mariage dans le fossé !

GARDANNE.

La voilà qui descend de cheval !...

À part.

Oh ! qu’elle est jolie !... le traître ne m’avait pas dit cela.

Haut.

Écoutez donc, monsieur de Pintac, me prendriez-vous pour un de ces niais qui tirent les marrons du feu pour un autre ?

Air de Renaud de Montauban.

J’ai bien voulu m’associer
À ta vengeance, et sans scrupule,
En venant la mystifier,
Mettre au grand jour son ridicule.
Mais du pouvoir que sur elle obtiendra
Mon nom d’emprunt abuser pour te faire
Donner sa main, contre elle ma colère
Ne va pas encor jusque là.

 

 

Scène VIII

 

PINTAC, GABRIELLE, GARDANNE

 

GABRIELLE, en dehors.

Dans la grande salle, c’est bien !

PINTAC.

La voici !

GABRIELLE, entrant par le fond, à Pintac.

Son altesse ?... son altesse ?...

Pintac lui montre Gardanne.

Si près de moi... j’éprouve une émotion !...

PINTAC, à Gabrielle.

Je vais vous présenter ; n’ayez pas peur.

GABRIELLE, avec fierté.

Peur !...

Allant vers Gardanne, d’un pas ferme.

Monseigneur...

GARDANNE.

Madame...

Air : Sans y songer, avec coquetterie. (Polly, 2e acte, scène 3).

Ne craignez point de harangue ennuyeuse,
Non, monseigneur ; mais dans cette maison
De votre race à jamais glorieuse
Je vous dirai qu’on adore le nom.
Les chefs de nos familles
Furent, de père en fils,

Avec grâce et coquetterie, en baissant les yeux.

Sans excepter les filles,
Alliés, presque amis.
Votre altesse est fidèle
À ce noble lien :
Venir chez moi, pour elle,
C’est rentrer dans son bien.

GARDANNE, avec embarras et surprise.

Madame... une telle hospitalité...

GABRIELLE.

Oui, monseigneur, dès ce moment ce n’est plus moi qui vous reçois ; c’est moi qui suis chez vous.

GARDANNE, à part.

Cette noble franchise !... et moi qui viens la tromper !

GABRIELLE.

Ainsi, monseigneur, disposez du château, de tout ce qu’il renferme ; la châtelaine en fait hommage à vos genoux.

Elle fléchit le genou.

GARDANNE.

Arrêtez... c’est à moi de tomber aux vôtres.

GABRIELLE.

Tous deux ensemble !... non, monseigneur ; ça nous ferait une drôle d’attitude.

GARDANNE, à part.

C’est qu’elle est charmante !... j’éprouve un embarras !...

GABRIELLE.

Monseigneur m’accordera, j’espère, jusqu’à demain.

PINTAC.

C’est le projet de son altesse.

GARDANNE, avec le même embarras.

En effet... oui... d’abord... mais en y réfléchissant... je crains... ce serait abuser...

GABRIELLE.

Quand vous me faites le plus insigne honneur...

GARDANNE, à part.

Si elle disait un tour indigne !

GABRIELLE.

Je le méritais si peu...

GARDANNE, vivement et sans réflexion.

Oh ! certainement.

GABRIELLE, étonnée.

Monseigneur...

PINTAC.

Monseigneur veut dire, que ne vous connaissant pas jusqu’ici...

GARDANNE, de même.

Non, à coup sûr ; car, sans cela, je n’aurais jamais voulu... Nouvel étonnement de Gabrielle, qui le regarde ; il s’arrête en hésitant.

PINTAC, achevant la phrase.

Attendre si longtemps pour vous connaître...

À part.

Qu’est-ce qu’il a donc ?... si je n’avais pas de l’esprit pour deux... mais quand on en a comme quatre... j’économise encore.

GABRIELLE, à Gardanne.

Oh ! non, vous n’abrégerez pas ainsi votre visite.

PINTAC.

C’est à moi, belle dame, que vous la devez.

GARDANNE, toujours sous la même préoccupation.

Oui, madame... à lui, à lui seul ; croyez-le bien.

PINTAC.

Vous l’entendez.

GABRIELLE.

En vérité !... eh bien ! monsieur le vicomte a trouvé le moyen de se rendre aimable.

PINTAC, à part.

Vivat ! je plais déjà !... le stratagème réussit.

 

 

Scène IX

 

PINTAC, GABRIELLE, GARDANNE, GERTRUDE, DOMESTIQUES, qui apportent une table servie

 

GERTRUDE.

Le souper de son altesse.

PINTAC, à part.

Tant mieux ! j’ai une faim...

GARDANNE, à part.

Il me prenait pour sa dupe !... mais on peut changer les rôles.

GABRIELLE.

Monseigneur, vous aurez de l’indulgence pour ma réception improvisée... Vous savez que votre aïeul pardonna à une ville qui n’avait pas tiré le canon pour lui, en faveur de ce qu’elle n’avait pas de canon ! C’est là aussi mon excuse pour ne pas vous offrir un souper digne de votre altesse.

Elle donne quelques ordres bas à Gertrude.

GARDANNE, à part.

Et de l’esprit encore !... je joue bien le plus sot personnage !...

PINTAC, bas à Gardanne.

Comment ! te voilà tout décontenancé. Allons, tranche, décide, parle à tort et à travers ; fais sentir ton rang.

GARDANNE, bas.

C’est bon, c’est bon, tu vas être content de moi.

GABRIELLE.

Quand monseigneur voudra...

PINTAC.

Tout de suite... tout de suite... Mars ne peut pas faire attendre Vénus qui l’invite à un souper fin.

Regardant la table.

Ah çà, mais, il n’y qu’un couvert.

GARDANNE, à Gabrielle, d’un air de reproche galant.

Un seul ? ah ! madame !

GABRIELLE.

J’ai pensé que, comme prince du sang royal, l’étiquette...

GARDANNE.

Me donnait droit à la plus belle place.

À Gabrielle.

Et c’est pour cela, madame, que je veux m’asseoir auprès de vous. Gabrielle répond par un geste de reconnaissance.

PINTAC, à part.

À la bonne heure, donc.

Haut.

Oui, Gertrude, ne mettre qu’un couvert, c’était faire injustice à l’affabilité de monseigneur... qu’on en apporte...

GARDANNE, vivement.

Un second.

Gabrielle donne des ordres ; Gertrude apporte un couvert et sort.

PINTAC, étonné.

Hein ?...

Bas.

Eh bien ! et moi ? comment tu veux...

GARDANNE, à part, à Pintac.

Garder mon rang, tu me l’as conseillé.

PINTAC.

Pas pour ça.

GARDANNE, sans l’écouter.

Je regrette, mon cher Tancrède, que ce ne soit pas ici comme à l’armée, où les princes du sang peuvent admettre de simples officiers à leur table.

Il conduit Gabrielle à la table à droite.

PINTAC, à part.

Dieu !... ce fumet appétissant... ces odeurs délicieuses... oh ! ça fait mal.

GABRIELLE.

Votre altesse semble bien préoccupée ?

GARDANNE.

En effet, je ne puis vous cacher mon étonnement.

GABRIELLE.

Et de quoi donc ?

GARDANNE.

De vous voir ensevelir tant de charmes dans une province, quand vous seriez adorée à la cour.

GABRIELLE.

Je me contente d’être heureuse ici.

GARDANNE.

Heureuse ?... loin des distractions, des plaisirs !...

GABRIELLE.

Mais comptez-vous pour rien l’étude, le dessin, la musique ?

GARDANNE.

Quoi !... tant de talents !... vous avez donc tous les moyens de plaire ?

PINTAC.

Oh ! la musique surtout, monseigneur !... L’année dernière, quand je soupais ici avec ma tante, madame nous chantait des airs du pays.

GARDANNE.

Et j’espère bien que, dans la soirée, elle ne me refusera pas une chanson béarnaise.

GABRIELLE.

À un petit-fils d’Henri IV ?... ce serait lui voler son patrimoine.

PINTAC, regardant sur un guéridon où se trouvent une guitare et de la musique.

Justement !... en voici une nouvelle que je ne connais pas.

GABRIELLE.

Et c’est fâcheux ! car vous me l’auriez accompagnée sur la guitare, comme vous faisiez l’année dernière.

PINTAC.

Après le souper !... moi, je n’en étais qu’après le souper.

GARDANNE.

Eh bien ! puisque vous ne soupez pas encore, ce qui est absolument comme si vous aviez fini...

PINTAC, à part.

Il trouve ça !

GARDANNE.

Prenez cette guitare et étudiez un peu l’accompagnement.

PINTAC.

Monseigneur...

GARDANNE.

Ne vous gênez pas devant nous : je vous y autorise.

PINTAC.

Mais...

GARDANNE.

Je le veux.

PINTAC.

Alors...

À part en prenant la guitare.

Il abuse un peu de la situation !... Dieu !... j’ai des tiraillements d’estomac... mes nerfs sont comme ces cordes.

Il gratte la guitare.

GARDANNE, à demi-voix, à la table ; à Gabrielle, pendant que Pintac gratte de la guitare.

Eh bien ? parmi les sujets de distraction qui charment votre solitude, il en est un dont vous ne parlez pas, madame.

GABRIELLE.

Lequel, monseigneur ?

GARDANNE.

Le premier qui s’offre à la pensée quand on vous voit, celui qui remplacerait toutes les autres... l’amour.

GABRIELLE.

Oh !... celui-là est trop dangereux.

GARDANNE.

Prétendriez-vous lui interdire l’accès de votre retraite ?

GABRIELLE.

Jusqu’ici j’ai su l’en éloigner.

GARDANNE.

Il y peut entrer malgré vous.

GABRIELLE.

J’espère que cela n’arrivera pas.

GARDANNE.

Et si c’était arrivé ?

GABRIELLE.

Monseigneur !...

PINTAC, qui a cessé de pincer la guitare.

Qu’est-ce qu’il lui dit ? est-ce de moi qu’il lui parle ?

GARDANNE, à part.

Dieu !... sans l’importun !... Oh ! c’est que jamais femme ne produisit sur moi une telle impression.

Haut.

Eh bien ! Pintac, vous n’étudiez plus ?

PINTAC.

Non, monseigneur... non !... je ne sais pas ce qui me prend... je sens une faiblesse dans les doigts.

GARDANNE, haut.

Mon cher vicomte...

PINTAC.

Monseigneur.

GARDANNE.

Vous aussi, vous ne seriez peut-être pas fâché d’en faire autant que nous ?

PINTAC, déposant sa guitare et s’approchant de la table avec joie.

Votre altesse me permettrait ?...

GARDANE, d’un grand sang-froid, en mangeant toujours.

De passer dans une autre pièce et de vous y faire servir à souper.

PINTAC, désappointé, à part.

Hein ?... par exemple !... c’est ça... pour les laisser ensemble.

Haut.

Monseigneur.

GARDANNE.

Pas de remerciements ! allez-y, vous dis-je ! vous devez avoir faim.

PINTAC.

Non, monseigneur, pas l’ombre d’appétit.

À part.

Je tombe d’inanition.

GARDANNE.

Alors, ça se trouve bien, je retardais une mission des plus urgentes, dont je vais vous charger à l’heure même.

PINTAC.

Plaît-il ?

GARDANNE, se levant, à Gabrielle.

Me pardonnerez-vous, madame, de vous enlever votre accompagnateur ?

GABRIELLE.

Monseigneur, quand il s’agit du bien de l’état...

GARDANNE, s’approchant de Pintac.

Vous allez courir, sans vous arrêter, bride abattue, jusqu’à la frontière d’Espagne, et là...

PINTAC, bas.

Traitre !

GARDANNE, bas.

C’est dans ton intérêt.

GABRIELLE, à Pintac.

Mon Andalous est à votre disposition.

PINTAC.

Votre Andalous... ah ! oui, celui qui, l’année dernière, m’a si bien...

GARDANNE.

Partez, et ventre à terre.

PINTAC, à part.

Pourvu que ce ne soit pas le dos comme l’autre fois !... Allons, puisqu’il le faut.

Ensemble.

Air : De Piquillo. (C’est la gaîté qui nous appelle. Marquis en gage.)

PINTAC.

C’en est fait, je me mets en route ;
J’irai plus vite que le vent.
Je suis brave, et je ne redoute
Dans ma course aucun accident.

GARDANE et GABRIELLE.

Partez donc, mettez-vous en route,
Allez plus vite que le vent.
Un militaire ne redoute
En voyage aucun accident.

Pintac sort.

 

 

Scène X

 

GABRIELLE, GARDANNE, GERTRUDE

 

GARDANNE, sur le devant du théâtre pendant que Gabrielle parle bas à Gertrude, au fond.

Enfin le voilà parti, et je pourrai... quoi ? avouer un coupable stratagème... Oh ! non ! non !... pas en ce moment ; ce serait m’exposer à ne plus la revoir, et je n’en ai pas la force... plus tard mon pardon... mais son amour aujourd’hui...

GABRIELLE, bas à Gertrude, au fond.

Oui, l’appartement du midi pour son altesse... il est séparé du mien par cette galerie de tableaux.

Elle désigne la porte de la galerie.

C’est plus convenable... va, et n’oublie rien.

GERTRUDE.

Oui, ma chère maîtresse.

Elle sort.

GABRIELLE.

Pardon, monseigneur, d’avoir laissé votre altesse un moment seule ; je m’occupais d’elle, de lui faire préparer un appartement.

GARDANNE.

Pour m’éloigner de vous plus vite... voilà le seul de vos soins qui puisse me trouver ingrat.

GABRIELLE.

Toujours quelque mot aimable... il n’y a pour cela que les princes de votre race.

GARDANNE, à part.

Ce que c’est que la prévention !

Haut.

Vraiment, madame, vous avez donc bien bonne idée de moi ?

GABRIELLE.

Le duc de Vendôme peut-il douter de mon admiration, de mon enthousiasme ?

GARDANNE.

Oh ! c’est beaucoup trop.

GABRIELLE.

Je les partage avec toute la France.

GARDANNE.

Alors, c’est trop peu.

GABRIELLE.

Comment ?

GARDANNE.

Sans doute... ce qu’il ambitionnerait, c’est un sentiment plus intime, qui s’adressât, non au prince, au général heureux, mais à l’homme, à l’homme seul.

GABRIELLE.

Monseigneur...

GARDANNE.

Oui, madame, dussiez-vous me trouver trop téméraire, je ne puis plus vous cacher l’impression qui me domine. En d’autres circonstances, c’est le temps, ce sont mes soins assidus que j’aurais voulu prendre pour mes premiers interprètes, mais aujourd’hui que le devoir m’appelle, qu’il faut partir à l’instant, partir le cœur plein de votre image...

GABRIELLE.

Assez, monseigneur, assez ; de grâce, épargnez moi le reste de la leçon.

GARDANNE.

Une leçon que supposez-vous ?

GABRIELLE.

C’est assez clair. Cet enthousiasme que vous m’inspirez, et dont je faisais gloire tout à l’heure encore, on l’aura indignement travesti à vos yeux : on vous aura dit que j’étais une folle, bien exaltée, bien ridicule, peut-être même...Allons, convenez-en, que j’étais amoureuse de vous, et mon seigneur veut me punir de tant de présomption : il s’amuse à mes dépens.

GARDANNE, avec chaleur.

Ah ! madame, fussé-je venu avec un tel projet, pourrais-je y persister auprès de vous, et ne suffit-il pas de votre seule vue ?...

GABRIELLE.

Vraiment ! je gagne donc les cœurs comme votre altesse gagne les batailles, par des inspirations soudaines ?... c’est bien de la gloire pour moi.

GARDANNE.

Ah ! quittez ce ton de plaisanterie, c’est de la cruauté, de l’injustice... car, sur ma foi de gentilhomme, je n’ai jamais rien dit de plus sérieux que cet aveu de mon amour.

GABRIELLE.

À Dieu ne plaise qu’il en soit ainsi ! je ne rirais plus en effet, alors ; je vous répondrais très sérieusement à mon tour : « Prince, je ne suis ni du rang où vous devez choisir une femme ni de celui où vous pouvez trouver une maîtresse. »

GARDANNE.

Ma femme ! qui vous empêcherait de l’être ?

GABRIELLE.

Moi ?...

GARDANNE.

Sans doute.

GABRIELLE.

Vous, le duc de Vendôme !

GARDANNE.

Non ! moi dont un seul de vos regards a changé toutes les idées, moi qui vous aime, qui vous adore, et pour la vie !

GABRIELLE.

Un mariage !... un pareil mot prononcé entre nous !... est-ce un rêve ?... comment en sommes nous venus là ?... tenez, monseigneur, par grâce, je vous en prie, laissez-moi rentrer dans mon appartement ; laissez-moi vous fuir.

GARDANNE.

Vous voudriez...

GABRIELLE.

Je sais bien que l’étiquette s’y oppose ; ce n’est pas poli pour vous, mais c’est peut-être nécessaire pour moi.

GARDANNE.

Ainsi vous doutez encore de la sincérité de mon amour.

GABRIELLE.

Au contraire, j’ai peur d’y croire.

GARDANNE.

Qu’entends-je ? ô bonheur !

GABRIELLE.

Là ! vous voyez bien, n’aurais pas dit ça, si vous m’aviez laissée sortir quand je voulais.

GARDANNE.

Gabrielle, est-il vrai ? Aurais-je triomphe de votre résistance ?

GABRIELLE.

Écoutez donc... ces folles idées que vous venez me jeter en tête, votre cœur, votre main, coup sur coup, sans me laisser le temps de respirer... quelle raison y tiendrait ? Je ne me reconnais plus, je ne sais plus où j’en suis... Encore une fois, laissez-moi vous fuir.

Fausse sortie vers son appartement.

GARDANNE, se jetant entre elle et son appartement.

Vous ne me quitterez pas.

GABRIELLE.

Monseigneur, c’est mal à vous ! songez que je vous ai fait maître ici, et que j’y suis sous votre sauvegarde.

GARDANNE.

Gabrielle...

GABRIELLE.

Trahiriez-vous ma confiance ?

GARDANNE.

La trahir, moi qui veux vous engager ma vie entière !... Oui, que j’obtienne ces noms si chers d’amant et d’époux, qu’ils me portent bonheur sur les champs de bataille !... oh ! parlez, parlez, accordez-les-moi !

GABRIELLE, troublée, à part.

Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! ma pauvre raison !

GARDANNE.

Votre main tremble, ce silence... oh ! oui, vous consentez !

Lui prenant la taille.

Gabrielle !

GABRIELLE, de même, à part.

Que faire ?...

Comme frappée d’une idée.

Ah !

Haut.

Monseigneur...

GARDANNE.

Eh bien ?

GABRIELLE.

Eh bien ! si j’avais un gage de votre foi...

GARDANNE.

Lequel ?... tout ce que vous exigerez.

GABRIELLE.

Dans mon oratoire est une sainte relique sur laquelle nul ne peut jurer en vain.

GARDANNE.

Ah ! qu’elle reçoive mon serment... venez, à l’instant même !

GABRIELLE, à part.

Dam ! puisqu’il m’y force...

GARDANNE.

Le chemin de votre oratoire ?

GABRIELLE, montrant la porte, à droite.

Là, là, par cette galerie !

Ensemble.

Air : Ma victoire est sûre. (Dame d’honneur, ensemble final du duo, de la 3e scène).

GARDANNE.

Viens ; mon existence
S’embellit d’avance
Quand j’ai l’espérance
De vivre pour toi.
Ô bonheur suprême,
Toi que mon cœur aime,
Viens à l’instant même
Recevoir ma foi.

GABRIELLE, à part.

Je suis sans défense
Lorsque avec instance,
Malgré sa puissance,
Il m’offre sa foi.
Embarras extrême !
Vite, à l’instant même
Quelque stratagème,
Ou c’est fait de moi.

GARDANNE.

Suis-moi, te dis-je !
Crois en mon cœur.

GABRIELLE, à part.

L’honneur l’exige ;
J’en crois l’honneur.

Reprise de l’ensemble.

GARDANNE.

Viens ; mon existence, etc.

GABRIELLE.

Je suis sans défense, etc.

À peine est-il sorti par la porte de l’oratoire, que Gabrielle la referme vivement sur lui,

GARDANNE.

Que faites-vous ?

GABRIELLE, donnant un second tour.

Je vous enferme.

GARDANNE, en dehors.

Ah ! vous me trompiez.

GABRIELLE.

Je n’avais plus que ce moyen-là... Suivez la galerie, votre appartement est au bout ; il doit être prêt. Adieu, monseigneur.

GARDANNE.

Gabrielle, si vous voulez m’ouvrir...

GABRIELLE, prenant un flambeau sur la table à gauche.

Impossible, monseigneur... ça n’aurait pas été la peine de vous enfermer.

GARDANNE.

Je vous jure que je serais d’une sagesse... je m’en irais à votre premier ordre...

GABRIELLE.

Eh bien !... je vous le donne tout de suite... ah ! il était temps !

Elle sort par la gauche.

 

 

Scène XI

 

GARDANNE, en dehors

 

Gabrielle, vous ne répondez pas... ah ! c’est égal ; vous n’êtes pas partie... j’en suis sûr... ça serait d’un si mauvais cœur ! Oh ! si je pouvais sans causer de scandale...

Il essaie de forcer la serrure.

 

 

Scène XII

 

GARDANNE, en dehors, CANIGOU, arrivant par le fond, tout essoufflé

 

CANIGOU.

Ouf ! me voilà !... les autres m’ont dit en bas que monseigneur leuz y avait donné à chacun quatre pistoles... je viens ici pour avoir ma part... Eh ben ! personne ?... où ce qu’il est donc ce grand vainqueur ?...

On entend un bruit à la serrure de la porte de l’oratoire.

Hein ?... ce bruit...

GARDANNE, comme un homme qui a fait un effort violent et inutile.

Impossible !

CANIGOU.

Qué qui farfouille là ?

GARDANNE.

Un homme !... ouvre, qui que tu sois.

CANIGOU.

Que j’ouvre !... à qui ?...

GARDANNE.

Au duc de Vendôme.

CANIGOU.

Ah bah !... tiens... tiens... tiens... tiens !... est ce cocasse !... Comment que vous êtes enfermé là, votre altesse ?

GARDANNE.

Veux-tu ouvrir !

CANIGOU.

Tout de suite.

Prenant le dernier flambeau qui reste.

Dieu ! les autres qu’ont eu chacun quatre pistoles, sans avoir rien fait pour lui !... C’est moi que je vas recevoir quelque chose de fameux...

Ouvrant.

Là.

GARDANNE, poussant la porte violemment sur le nez de Canigou et éteignant sa lumière.

Enfin !...

CANIGOU, se frottant le visage.

Aïe !

GARDANNE, à lui-même.

Elle sera rentrée... son appartement... oui... je me souviens... de ce côté...

Il se dirige à tâtons vers l’appartement de Gabrielle.

CANIGOU, à part.

Comment ?... ça se borne là... par exemple !...

Haut.

Oùs que vous êtes donc, votre altesse ?

En cherchant à tâtons, il saisit l’habit de Gardanne.

GARDANNE.

Lâche-moi, imbécile.

CANIGOU.

Faites excuse... mais...

GARDANNE, lui donnant un soufflet.

Lâche-moi donc !

CANIGOU.

Aïe !... aïe !...

Il reste à se frotter encore le visage. Gardanne se dirige vers l’appartement de Gabrielle.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente la salle d’un château, à Barcelone : galerie au fond ; portes latérales. À droite du public, une table et ce qu’il faut pour écrire.

 

 

Scène première

 

CANIGOU, UN OFFICIER.

 

Ils entrent par le fond.

L’OFFICIER.

Je vous répète que vous ne pouvez pas arriver jusqu’à monseigneur le duc de Vendôme. J’ai fait votre commission, et son altesse m’a fort mal reçu.

CANIGOU.

Je vous dis que ça lui ferait plaisir de me voir, ça lui rappellerait des souvenirs...

L’OFFICIER.

Monseigneur a bien d’autres affaires en tête. Il y a huit jours à peine que nous sommes entrés en vainqueurs dans Barcelone ; son altesse reçoit les différentes autorités, et dans ce moment...

CANIGOU.

Ah ! si vous lui aviez seulement parle de ma chandelle éteinte !... il faut pourtant que cette lettre...

L’OFFICIER.

Eh bien, donnez-la-moi ; mais partez.

CANIGOU.

J’avais des raisons... majeures pour la remettre moi-même.

L’OFFICIER.

Ah ! en voilà assez !... faut-il que je fasse avancer des soldats ? Je vous avertis qu’ils se servent à merveille de la crosse de leurs mousquets.

CANIGOU.

Connu ! connu ! j’ai déjà apprécié leur talent.

L’OFFICIER.

Alors...

CANIGOU.

C’est juste !... tenez, monsieur l’officier, voici ma lettre.

L’OFFICIER.

C’est bon ! monseigneur l’aura.

CANIGOU, à part, en sortant.

Et moi, je n’aurai pas mes pistoles ?... Oh ! n’importe comment, j’arriverai jusqu’à son altesse.

Il sort par la gauche.

L’OFFICIER.

Il était temps que cet imbécile sortit ; j’entends le prince.

 

 

Scène II

 

VENDÔME, GARDANNE, PINTAC, L’OFFICIER, DIVERS AUTRES OFFICIERS

 

Ils entrent par la droite.

VENDÔME.

Vive Dieu ! monsieur de Gardanne, je ne vous comprends pas. Quoi ! me demander un congé maintenant !

GARDANNE.

Que votre altesse daigne m’excuser ! un devoir impérieux...

VENDÔME.

Votre devoir, monsieur, est de rester près de moi. Nous venons de prendre Barcelone, c’est bien ! durant le siège toujours le premier au feu, à la tête de votre compagnie, vous avez fait merveille... à la bonne heure ! mais tout n’est pas dit : une ville conquise, voyez-vous, est une lourde charrette à laquelle je suis attelé, et il faut que vous m’aidiez à la traîner.

GARDANNE.

Si pourtant, monseigneur, un sentiment plus fort que l’amour de la gloire...

VENDÔME.

Tara, ta, ta ! je vous comprends... une belle à retrouver, n’est-ce pas ?... tous mes jeunes officiers en sont là ; mais j’ai pris un grand parti.

Air du Ménage de garçon.

Quand ces messieurs me parleront
De leurs belle, au cœur si tendre,
Je dirai : Ces dames seront
Assez bonnes pour vous attendre.

PINTAC.

Mais si, dans leurs cœurs trop pressés,
Et moins fidèles que les nôtres,
Les absents étaient remplacés ?...

VENDÔME.

Vous voilà bien embarrassés !...
On se venge en en trompant d’autres.

Vive Dieu ! si j’écoutais tous les amoureux de mon armée, je finirais par rester tout seul pour garder Barcelone. Les plénipotentiaires s’assemblent à Ryswick ; ils vont traiter de la paix ; quand elle sera signée, on vous renverra faire les Céladons tout à votre aise ; mais jusque là, qu’il ne soit question ni d’amour ni de mariage... Dans peu d’instants, monsieur de Gardanne, vous allez vous rendre au bastion du nord qui domine un point important de la rade ; vous y placerez cent hommes de garde, et vous surveillerez tous les mouvements du port, cela vous distraira. Vous, monsieur le vicomte de Pintac, approchez, j’ai quelques instructions secrètes à vous donner.

Il parle bas à Pintac sur un des côtés du théâtre.

GARDANNE, à lui-même, sur le devant.

Retenu ici quand je voulais courir à Paris prier ma sœur d’intercéder pour moi près de cette Gabrielle que j’aime, que j’ai offensée, et dont je n’oserais soutenir le regard avant d’être sûr de mon pardon.

VENDÔME, s’approchant de lui et lui frappant sur l’épaule.

Eh bien, monsieur de Gardanne, encore plongé dans vos réflexions mélancoliques ! Vrai Dieu, c’est une bonne chose que l’amour ; mais il y a temps pour tout. Allons, capitaine, au bastion du nord ! Vous, monsieur de Pintac, exécutez de point en point vos instructions.

PINTAC.

Votre altesse sera satisfaite.

VENDÔME.

À revoir, messieurs !

Ils sortent par le fond.

 

 

Scène III

 

VENDÔME, L’OFFICIER

 

L’OFFICIER, s’avançant.

Monseigneur...

VENDÔME.

Ah ! ah ! c’est vous, monsieur, qui tout à l’heure êtes venu me parler de je ne sais quelle lettre...

L’OFFICIER.

La voici, monseigneur.

VENDÔME, prenant la lettre et s’asseyant près d’une table, à droite du public.

Voyons donc dans une ville conquise, il ne faut rien négliger.

Il ouvre la lettre et lit.

« Mon héros, mon ami, le bruit de vos victoires est arrivé jusqu’à moi, et je ne vous dirai pas combien ces glorieux récits ont fait battre mon cœur. »

Parlé.

Que diable signifie cela ?

Lisant.

Ma pensée vous suivait au milieu des combats ; mais si je frémissais de vos dangers,  comme j’étais fière de vos triomphes ! »

Parle.

C’est avoir bien de la bonté.

Lisant.

« Dès que j’ai appris que Barcelone vous avait ouvert ses portes, rien n’a pu me retenir les propriétés que je possède en Espagne ont servi de prétexte à mon départ ; mais votre cœur devine à quel intérêt cédait le mien. »

Parlé.

Ma foi, non, je ne devine pas.

Lisant.

« Quand cette lettre vous sera remise, je serai là, près de vous, attendant que vous me fassiez dire : Venez ! »

Parle.

Ah ! ah !

Lisant.

« À côté de la gloire,  il y a place pour l’amour dans l’âme d’un petit fils d’Henri IV : un mot donc, mon noble héros, et vous reverrez votre Gabrielle. »

Parle.

Pardieu, voilà qui est étrange !... quelle est cette femme ? Gabrielle !... ce nom-là promet... mais est-ce bien à moi que la lettre s’adresse ?... Eh ! vraiment, oui, il n’y a pas à s’y tromper... Vertu dieu, j’ai beau fouiller dans ma mémoire, je ne me souviens pas... Qu’importe, après tout ? la dame, quelle qu’elle soit, me paraît dans les meilleures dispositions... mon royal aïeul me renierait si je n’en profitais pas !...

S’adressant à l’officier.

Allez, monsieur, qu’on cherche la dame qui a écrit cette lettre, et qu’on la fasse entrer près de moi.

L’officier s’incline et sort par la gauche.

Ah ! j’oubliais... quelques ordres à mes lieutenants, et nous appartiendrons ensuite à notre mystérieuse conquête.

Il s’assied et écrit.

«Vous ferez garder les faubourgs par trois compagnies. » Gabrielle !... je veux être damné, si je me souviens... « On veillera toute la nuit sous les armes et la mèche allumée. » Ma foi, si elle est jeune et jolie, je serais un grand fou...

 

 

Scène IV

 

VENDÔME, assis et écrivant, GABRIELLE, amenée par L’OFFICIER

 

L’OFFICIER, à Gabrielle.

Voici monseigneur... il vous attend, madame, vous pouvez avancer.

GABRIELLE, toujours à gauche.

Merci, monsieur.

L’officier se retire par le fond. À elle-même.

Il est donc là, mon héros, mon vainqueur ! et moi qui viens le trouver au milieu de sa nouvelle victoire !

VENDÔME, écrivant.

« Si l’on saisissait quelques espions, qu’ils me soient amenés à l’instant même. »

GABRIELLE, à elle-même.

Il est tout aux soins de sa conquête : il oublie peut-être la pauvre Gabrielle... ah ! la gloire est une dangereuse rivale ; mais j’aurai mon tour.

Elle s’approche doucement, et se penche sur le dossier du fauteuil où Vendôme est assis.

VENDÔME, à lui-même.

J’ai beau faire !... que le diable m’emporte si je me rappelle cette femme-là !...

Il se retourne, et se trouve face à face avec Gabrielle, qui recule en voyant son visage.

Ah !...

Il se lève.

GABRIELLE, reculant.

Oh !...

À part.

Ce n’est pas lui !

VENDÔME, s’approchant.

C’est donc vous, madame ?... Eh bien ! est-ce que je vous fais peur ?

GABRIELLE.

Pardon !... C’est à monseigneur le duc de Vendôme...

VENDÔME.

Que vous avez écrit pour lui demander un rendez-vous... et c’est lui qui s’empresse de vous l’accorder.

GABRIELLE.

Le duc de Vendôme !...

VENDÔME.

Eh pardieu ! oui, lui-même... Que signifie cet étonnement ?

GABRIELLE, à part.

Ah ! mon Dieu !...

VENDÔME, souriant.

Est-ce que vous ne reconnaissez pas votre héros, votre ami... comme vous dites ?

GABRIELLE, troublée.

C’est que...

VENDÔME.

C’est que ?... quoi ?... Ah ! la simplicité de mon costume vous surprend peut-être ?... Que voulez-vous ? nous ne nous parons que les jours de bataille, comme vous vous parez, vous, les jours de bal : chacun a sa coquetterie.

GABRIELLE, à part.

Oh ! mais ce n’est pas possible !... J’aurais été indignement trompée ?...

VENDÔME.

Ah çà, voyons ! quand on a sur les bras une ville conquise, on n’a pas de temps à perdre ; allons au fait... Vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, et j’en suis fort reconnaissant ; mais vous m’avez écrit comme à un homme que l’on connaît très particulièrement, et j’en suis étonné ; car du diable si je me souviens !... Vous ai-je vue autrefois, et vous ai-je oubliée ?... Ce serait bien étrange ; mais enfin ce n’est pas impossible.

GABRIELLE.

Excusez-moi... le trouble...

VENDÔME.

Eh ! vive Dieu ! pas de simagrées !... Dites moi où, quand et comment nous nous sommes connus je me rappellerai peut-être...

GABRIELLE, à part.

Que faire ?... Ah ! ne nous laissons point abattre.

VENDÔME, à part.

Elle est, ma foi, fort jolie !

GABRIELLE, à part.

Il faut que je sache tout, et que je me venge.

VENDÔME.

Vous ne me répondez pas ?... Que diable, madame, il me semble pourtant que j’ai bien le droit de vous demander...

GABRIELLE, à part.

Du courage !...

Haut, en éclatant de rire.

Ah ! ah ! ah ! ah !... Quoi ! vous n’avez pas deviné ?...

VENDÔME.

Deviné ?... Je croyais avoir compris... et, en vous voyant, cela me plaisait fort.

GABRIELLE, toujours très gaiment.

Vous n’avez pas deviné que je voulais absolument obtenir de vous une audience ? qu’on vous disait livré à mille soins importants ? qu’on refusait de m’introduire près de vous, et que, pour triompher des obstacles, j’ai eu recours à une ruse ?...

VENDÔME.

Bah !... vous ne me connaissez pas ?

GABRIELLE, plus sérieusement.

Tel que je vous vois ?... oh ! non !

VENDÔME.

Nos ennemis trouvent pourtant que je n’ai pas changé.

GABRIELLE.

Tant pis.

VENDÔME.

Hein ?...

GABRIELLE, souriant.

Pour eux.

VENDÔME, de même.

C’est juste.

GABRIELLE.

Le descendant du galant Henri IV devait avoir de nombreux souvenirs d’amour, et j’ai pensé qu’en éveillant sa curiosité, je réussirais à par venir jusqu’à lui.

VENDÔME, riant.

Vrai Dieu ! l’idée est bizarre !

GABRIELLE, riant aussi, mais avec contrainte.

N’est-ce pas que c’est fort plaisant ?...

À part.

Et être obligée de rire !... Mais qui est-il ? où est-il celui que maintenant je dois détester ?

VENDÔME.

Est-ce en souvenir de mon royal aïeul que vous avez choisi le nom de Gabrielle ?

GABRIELLE.

Ce nom est le mien.

VENDÔME.

Mais vous en avez un autre ?

GABRIELLE.

On y joint celui de baronne de Mendives.

VENDÔME.

Ah ! ce nom m’est connu... Et vous aviez donc à m’adresser quelque importante demande ?

GABRIELLE.

Je possède de riches propriétés dans cette province d’Espagne : ma lettre vous en a instruit.

VENDÔME.

Ce n’était là que le prétexte, disiez-vous.

GABRIELLE.

À présent, c’est la cause.

VENDÔME.

Ah !... Et que désirez-vous ?

GABRIELLE.

Un ordre qui les mette à l’abri des dévastations de vos soldats.

VENDÔME.

Très volontiers !... Mais moi, n’obtiendrai-je rien en échange ?

GABRIELLE.

Que puis-je vous donner ?

VENDÔME.

Tout ce que vous supposiez que j’avais reçu.

GABRIELLE.

Oh ! cette supposition n’était qu’une plaisanterie.

VENDÔME.

J’ai envie de la prendre au sérieux.

GABRIELLE.

À quoi cela vous avancerait-il ?

VENDÔME, s’approchant.

Laissez-moi faire, et vous le saurez.

GABRIELLE, reculant.

Je ne suis pas curieuse.

VENDÔME.

Vous me refusez donc ?

GABRIELLE.

Et vous ?

VENDÔME.

Moi, j’accorde.

Il va à la table, écrit quelques lignes.

GABRIELLE, à part.

Il signe !... Plus de doute !... Oh ! mais c’est épouvantable !

VENDÔME, lui remettant le papier.

Tenez...

Souriant.

Eh bien ! que direz-vous maintenant à votre héros ?

GABRIELLE.

Je lui dirai... que je le remercie.

VENDÔME.

Voilà tout ?

GABRIELLE.

Pour aujourd’hui.

VENDÔME.

Vous promettez donc que je vous reverrai ?

GABRIELLE.

Je le promets.

 

 

Scène V

 

GABRIELLE, VENDÔME, GARDANNE, entrant par le fond

 

GARDANNE.

Pardon, monseigneur, si je vous dérange.

GABRIELLE, à part.

Que vois-je ?...

Elle détourne la tête.

VENDÔME.

Que voulez-vous, marquis de Gardanne ?

GABRIELLE, à part.

Le marquis de Gardanne !

GARDANNE.

Vos ordres sont exécutés ; mais votre présence est indispensable dans la salle du conseil... Les alcades, le corregidor ont à vous faire les plus graves communications ; ils attendent votre altesse.

VENDÔME.

Les ennuyeuses gens !

GABRIELLE, à part.

Ces traits... cette voix... Oh ! c’est lui ! c’est lui !...

VENDÔME.

Vous le voyez, madame, il m’aurait toujours fallu vous quitter ; mais vous m’avez donné une espérance, et si vous voulez accepter ma main...

GABRIELLE, se retournant.

Non, monseigneur ; j’ai réfléchi.

GARDANNE, à part, la reconnaissant.

Ciel !

Il se contraint.

VENDÔME.

Comment ?

GABRIELLE.

J’ai une nouvelle grâce à vous demander ; puis ce serait mal reconnaître vos bontés, que vous refuser quelques moments encore, et, si vous le permettez, j’attendrai votre retour.

VENDÔME.

Vrai ?... Eh bien c’est une bonne pensée que vous avez là.

GARDANNE, à part.

Que signifie cela, mon Dieu ?

VENDÔME.

Je cours me délivrer des importuns, et je reviens : M. de Gardanne va vous tenir fidèle compagnie. À tout à l’heure, madame.

À demi-voix, à Gardanne.

Je crois que c’est une conquête que j’ai faite sans m’en douter ; je te la confie, mon cher Gardanne : sois aimable, mais pas trop, entends-tu ?... au reste, tu as le cœur pris, je suis tranquille !... Vois donc comme elle est jolie !

GARDANNE, à part.

À qui le dit-il ?

VENDÔME.

Au revoir, madame.

À part, en sortant.

Par dieu, je tâcherai que sa lettre ait eu raison.

Il sort par le fond.

 

 

Scène VI

 

GABRIELLE, GARDANNE

 

GARDANNE, à part.

Que faire, grand Dieu ?... que lui dire ?

GABRIELLE, à part.

Le voilà donc !... oh !...

GARDANNE, à part.

Comme elle doit me mépriser... me haïr !...

GABRIELLE, vivement.

Monsieur ! avez-vous un frère ?

GARDANNE, avec embarras.

Que dit-elle ?

GABRIELLE.

Répondez !... avez-vous un frère ?

GARDANNE, à part.

Oh ! quelle idée !...

Haut.

Oui, madame.

GABRIELLE.

Oui ?... Et ce frère fait partie de l’armée ?

GARDANNE.

Oui, madame.

GABRIELLE.

Il est ici ?

GARDANNE.

Non.

GABRIELLE.

Ah !...

GARDANNE.

Une mission l’a éloigné.

GABRIELLE.

Sera-t-elle longue, monsieur ?

GARDANNE.

Je l’espère, madame.

GABRIELLE.

Vous l’espérez ?

GARDANNE.

Oui ! car si je pouvais vous exprimer tout ce qu’il y a de cruel dans sa situation...

GABRIELLE.

En quoi donc, monsieur ?

GARDANNE.

Oh ! madame, des chagrins dont rien n’a pu le distraire, un remords, peut-être ?...

GABRIELLE.

Il vous a dit cela ?

GARDANNE.

Il m’a dit, madame, qu’un secret, qui doit mourir avec lui, sera désormais pour son âme une souffrance de tous les instants !... Ah ! que ne l’avez-vous vu comme moi, dans nos derniers combats, se précipitant au milieu des périls, et demandant une excuse à la gloire, ou à la mort une expiation ! que ne l’avez-vous entendu me dire :

Air : Vaudeville de Préville et Taconnet.

Frère, une femme à droit de me haïr,
Et d’un soldat la vie est incertaine :
Demain peut-être ici je dois mourir
Sans réparer ma faute et désarmer sa haine !...
Si, m’accusant et maudissant mon nom,
S’offre à tes yeux cette femme outragée,
Pour ma mémoire implore son pardon,
Car mes remords l’avaient déjà vengée.

 

 

Scène VII

 

GABRIELLE, GARDANNE, PINTAC

 

PINTAC, à la cantonade.

C’est bien... c’est bien...

GABRIELLE.

Monsieur de Pintac !...

PINTAC.

Ah ! ah ! une dame ici ? voyons donc, oh !... la baronne de Mendives !

GABRIELLE.

C’est vous, monsieur ?...

PINTAC.

Moi-même, madame !... enchanté, heureux...

À part.

Que diable vient-elle faire ici ?

GARDANNE, à part.

Si je pouvais lui faire comprendre...

Il fait des signes à Pintac.

PINTAC.

Désolé, madame, que vous ne m’ayez pas fait avertir de votre arrivée !...

À part.

Je voudrais qu’elle fût à cent lieues !...

Haut.

J’aurais eu l’honneur de vous conduire près de monseigneur, car c’est lui sans doute que vous veniez chercher ?...

GABRIELLE.

Peut-être, monsieur.

GARDANNE, à part.

Je tremble !...

Il lui fait des signes.

PINTAC, à part.

Qu’est-ce qu’il a donc à me faire des signes, lui ?... Ah ! je devine !... il a soutenu le mensonge !...

Haut.

Du reste, madame, je vois avec plaisir que ma protection serait superflue.

À Gardanne.

Vous n’avez rien, j’en suis sûr, à refuser à madame ; n’est-il pas vrai, monseigneur ?

GARDANNE, à part.

Maladroit !...

GABRIELLE, à part.

Que d’audace !...

PINTAC.

Si je vous disais, madame, combien votre souvenir est cher à son altesse !

GABRIELLE.

Prenez donc garde, monsieur !... si le duc de Vendôme arrivait ?

PINTAC.

Comment ?

GABRIELLE.

Il trouverait étranges peut-être ces témoignages de respect adressés à M. de Gardanne.

PINTAC.

Quoi ! madame, vous savez ? que d’excuses !...

GABRIELLE.

Air : Soldat français.

Relevez-vous !... nos rôles vont changer !
Par le succès l’audace est enhardie ;
Mais, en ce lieu, je viens pour abréger
Le dénouement de votre comédie !...
C’est bien assez que d’un nom glorieux
On ait un jour abusé sans scrupule ;
Mettez un terme à de semblables jeux ;
Contentez-vous d’un mensonge odieux,
N’y joignez pas le ridicule !

PINTAC.

Quoi, madame ! tant de rigueur pour un tout petit stratagème ? En amour, la ruse est permise, et nous avions inventé celle-là pour que, sous un nom emprunté, mon ami me protégeât auprès de vous.

GABRIELLE.

Vous avez eu là une heureuse idée !

PINTAC.

N’est-ce pas ?... J’en étais sûr !... vive et gaie, vous vous prêtez volontiers à une plaisanterie.

GABRIELLE.

Celle-ci était de si bon goût !... Le duc de Vendôme aussi en sera charmé.

PINTAC.

Ah ! le duc de Vendôme... c’est autre chose !... il plaisante très peu et très rarement.

GABRIELLE.

Vous pensez donc qu’il pourrait se fâcher ?

GARDANNE, à part.

Oh ! si je n’avais offensé que lui !...

PINTAC.

Dam, nous avons abandonné notre poste, nous avons abusé de son nom, et il serait capable de nous envoyer devant un conseil de guerre.

GABRIELLE.

Vraiment ?

PINTAC.

Qui nous ferait fusiller... voilà tout !... Mais vous ne nous accuserez pas.

GABRIELLE.

Je n’aurais garde !... Voyez pourtant si j’avais parlé il n’y a qu’un moment ?...

PINTAC.

Vous avez vu son altesse ?

GABRIELLE.

Oui, monsieur !...il m’a même donné un ordre qui doit servir à faire respecter mes propriétés : voulez-vous bien vous charger de le faire exécuter ?

PINTAC.

Comment donc, madame !...

À Gardanne.

Ah ! mon ami, jamais je ne l’ai vue si gracieuse pour moi ; et c’est à ton éloquence que je dois ça !... Je t’en prie, continue comme tu as commencé.

GABRIELLE, impatientée.

Monsieur...

PINTAC.

Je cours, madame !

À part.

Décidément, je suis le plus heureux des hommes.

Il sort par le fond en saluant et emportant l’ordre que Gabrielle lui a remis.

 

 

Scène VIII

 

GARDANNE, GABRIELLE

 

GABRIELLE.

Eh bien, monsieur ?

GARDANNE.

Eh bien, madame !

GABRIELLE.

Vous cherchiez à m’abuser encore ; et ce prétendu frère...

GARDANNE.

Je lui prêtais, madame, des sentiments qui sont les miens : honteux et tremblant devant vous, je cherchais à vous convaincre de mon repentir, avant de vous parler de mon amour.

GABRIELLE.

Et si je ne croyais ni à l’un ni à l’autre ?

GARDANNE.

Vous seriez deux fois injuste.

GABRIELLE.

Comme vous avez été deux fois trompeur.

GARDANNE.

Si je vous disais, madame, tous les projets que j’avais formés pour parvenir à vous apaiser, à réparer mes torts envers vous ; car je sentais que vous aviez le droit de me haïr ?

GABRIELLE.

Pensez-vous que je renonce jamais à ce droit là ?...

GARDANNE.

J’osais l’espérer !... Un jour, vous avez daigné sourire aux expressions de mon amour ; votre cœur s’est ému près de moi !... Ne fût-ce qu’un instant, vous m’avez aimé, madame !...

GABRIELLE, à part.

Hélas !

GARDANNE.

Vous ne me répondez pas ?... vous songez sans doute à votre vengeance ?

GABRIELLE.

Peut-être.

GARDANNE.

Eh bien ! Pintac vous l’a dit, madame, un mot à M.de Vendôme, et elle s’accomplit !... J’emporterai avec moi le secret de ce jour où je fus à la fois si coupable et si heureux !

Air : Vaudeville des Frères de Lait.

Dût-il me perdre et me coûter la vie,
Ce court moment, doux et rapide éclair,
Je m’y résigne, et mon âme ravie
Ne croira pas l’avoir payé trop cher !
Oui, malgré vous, j’en suis heureux et fier !
Sur le passé vous êtes sans puissance,
Lorsqu’à mes vœux vous fermez l’avenir ;
Vous pouvez bien m’enlever l’espérance,
Mais nul ne peut m’ôter le souvenir !

GABRIELLE, à part.

C’est pourtant là cette voix qui m’avait émue et charmée.

GARDANNE.

Punissez-moi donc, madame ; quel que soit le châtiment, il ne sera jamais égal à mon amour.

GABRIELLE.

Encore votre amour, monsieur !... mais s’il n’avait pas été un jeu, ne vous aurait-il pas dicté un aveu sincère ?

GARDANNE.

Qui, cent fois, vint errer sur mes lèvres ; mais je n’ai pas eu le courage de le prononcer... comment se décider à perdre ce qui rend si heureux ?

GABRIELLE.

Descendre jusqu’à prendre le nom d’un autre pour vous faire aimer !

GARDANNE.

Ah ! sans un éclat emprunté, comment prétendre à fixer les regards de celle que placent si haut tant d’esprit, de grâces et de charmes ?

GABRIELLE.

Mais depuis, monsieur, qu’attendiez-vous donc pour me détromper ?

GARDANNE.

J’attendais qu’un peu de gloire m’eût rendu moins indigne de vous.

GABRIELLE, du ton de quelqu’un qui prend une résolution.

Monsieur, il faut que vous soyez l’homme que je déteste le plus, si vous n’êtes pas celui que j’aime le mieux ?

GARDANNE.

Oh ! madame, que dites-vous ?

GABRIELLE.

Qu’avec vous aujourd’hui je n’ai de choix qu’entre la haine et l’amour.

GARDANNE.

Mais la haine est un sentiment bien pénible.

GABRIELLE.

Mais la vengeance est un plaisir bien doux.

GARDANNE.

Qui coûte plus qu’il ne rapporte.

GABRIELLE.

J’ai bien envie d’en essayer.

GARDANNE.

M. de Vendôme est près d’ici, madame.

GABRIELLE.

Oh ! celle-là serait trop prompte.

GARDANNE.

Je pense, en effet, qu’il ne vous la ferait pas attendre.

GABRIELLE.

Ce n’est point ainsi que je veux me venger de vous.

GARDANNE.

Comment donc, madame ?

GABRIELLE, le regardant fixement.

Vous ne devinez pas ?...

GARDANNE, avec transport.

Il serai vrai ?... vous m’accorderiez votre main ?

GABRIELLE.

Eh ! monsieur !

GARDANNE.

Oh ! quelle vengeance !

GABRIELLE.

C’est la meilleure, car ce sera la plus longue.

GARDANNE.

Que d’amour et de reconnaissance ne vous dois-je pas ?

GABRIELLE.

Nous compterons plus tard !... mais ce mariage, monsieur, il faut qu’il se fasse promptement.

GARDANNE.

Jamais assez tôt !

GABRIELLE.

Aujourd’hui, ce soir même !

GARDANNE.

Je cours annoncer mon bonheur au prince, lui demander l’autorisation qui m’est nécessaire.

GABRIELLE.

Ah ! gardez-vous-en bien !

GARDANNE.

Que dites-vous ?

GABRIELLE.

Malheureux ! vous seriez perdu !

GARDANNE.

Comment ?

GABRIELLE.

La lettre qu’il a lue, mon embarras en sa présence, cette union si promptement décidée, tout ne lui ferait-il pas découvrir... ? Et lui, si violent, si inflexible !

GARDANNE.

Il n’est que trop vrai !

GABRIELLE.

Non !... il faut que ce mariage ait lieu secrètement ; qu’il soit ignoré de tous jusqu’à ce que nous avons pu parer au danger qui vous menace ! Il le faut pour vous... pour moi !

GARDANNE.

Eh bien ! l’aumônier de l’armée m’est dévoué ; en une heure tout peut être prêt dans la chapelle du château, et un mystère impénétrable...

GABRIELLE.

Silence ! j’entends le prince !

GARDANNE.

Ah ! lui, dont l’œil est si clairvoyant ! à qui rien n’échappe !

GABRIELLE.

Fiez-vous à moi !... Pendant que vous disposerez tout, je m’empare de son esprit, je le retiens, et je vous rejoindrai plus tard.

 

 

Scène IX

 

GARDANNE, GABRIELLE, VENDÔME, entrant par le fond

 

VENDÔME.

Combien je suis désolé, madame !... j’ai cru que ces bavards d’alcades ne me lâcheraient pas, et vingt fois je les ai donnés au diable.

GABRIELLE.

Qui n’en a pas voulu ?

VENDÔME.

Non, car ils restaient !...Mais je suis libre enfin et bien heureux de revenir près de vous !

À demi voix à Gardanne.

Merci, mon cher Gardanne. Ah ça ! tes discours n’ont pas détruit, j’espère, les bonnes dispositions où elle était ?

GARDANNE, de même.

Je ne demande qu’une chose au ciel, c’est qu’elle y persévère.

VENDÔME, de même.

Et moi aussi, pardieu !... Fais-moi le plaisir de t’en aller, à présent, je n’ai plus besoin de toi.

GARDANNE, avec inquiétude.

Monseigneur...

VENDÔME, haut.

Que diable, monsieur de Gardanne, je n’ai pas l’habitude de répéter un ordre.

GABRIELLE, avec intention.

Il paraît que M. le marquis n’est pas pressé ?

GARDANNE.

J’obéis, et je me retire.

Il sort par le fond.

VENDÔME.

C’est bien heureux !

GABRIELLE, à part.

Commandons à mon trouble, et tâchons de gagner du temps.

 

 

Scène X

 

GABRIELLE, VENDÔME

 

VENDÔME.

Nous voilà seuls, madame, et je peux vous parler à cœur ouvert.

GABRIELLE.

De quoi donc, monseigneur ?

VENDÔME.

Des sentiments que votre présence a éveillés en moi... Savez-vous bien que je vous trouve charmante ?

GABRIELLE.

Vous n’êtes pas le premier.

VENDÔME.

Je voudrais être le dernier.

GABRIELLE.

Vous me permettrez de ne point partager ce vœu.

VENDÔME.

Ah ! ah ! vous êtes coquette ?... je m’en doutais.

GABRIELLE.

Il ne fallait pas être bien fin pour cela.

VENDÔME.

Un seul amour ne vous suffirait pas ?

GABRIELLE.

Est-ce que vous vous êtes contenté d’une victoire ?

VENDÔME.

Si je disais à la baronne de Mendives : Vous m’avez cherché, madame, moi, qui, préoccupé de graves intérêts, ne songeais guère aux femmes et aux amours ; eh bien ! vos charmes et votre esprit ont bouleversé toutes mes idées, et, le diable m’emporte, je crois que je vous aime.

GABRIELLE.

C’est très flatteur pour moi ; mais ce n’est pas tout d’aimer, il faut encore...

VENDÔME.

Il faut plaire, n’est-ce pas ?

GABRIELLE.

C’est vous qui l’avez dit.

VENDÔME.

Et je ne peux pas espérer que ça vienne ?

GABRIELLE.

Je n’en sais rien, mais...

VENDÔME.

Mais ce n’est pas venu ?

GABRIELLE.

C’est vous qui l’avez dit.

VENDÔME.

Vrai Dieu, madame, que faudrait-il donc faire ?

GABRIELLE.

D’abord, il faudrait ne pas toujours s’adresser à Dieu et au diable, car ils n’y peuvent rien.

VENDÔME.

Ah ! oui, mon langage est un peu rude !... que voulez-vous ?... je suis un soldat.

GABRIELLE.

Votre aïeul Henri IV aussi était un brave soldat ; rappelez-vous comment il parlait à Gabrielle.

VENDÔME.

C’est juste !... et vous portez son nom, et je gage que vous êtes aussi jolie qu’elle.

GABRIELLE.

Alors, il y a déjà la moitié de la ressemblance.

VENDÔME.

J’ai un furieux désir de la compléter.

GABRIELLE.

Mais il faut que nous soyons deux à le désirer.

VENDÔME.

Consentez du moins à m’instruire.

GABRIELLE.

Oh ! je crois qu’il faudrait bien des leçons.

VENDÔME.

Pour abréger le temps, je les prendrai double.

GABRIELLE.

Vous avez de la bonne volonté.

VENDÔME.

Et commençons dès aujourd’hui... Tenez, vous m’avez dit que vous aviez quelque chose à me demander ?... Le jour baisse, il ne serait pas prudent de vous aventurer au milieu d’une ville conquise, pleine de soldats... acceptez un asile dans ce château.

GABRIELLE.

Mais...

VENDÔME.

Vous hésitez à me répondre ?... Que craignez-vous ?

GABRIELLE.

Écoutez donc !... un général triomphant...

VENDÔME.

Qui près de vous ne sera qu’un écolier timide.

GABRIELLE.

Est-ce bien sûr ?

VENDÔME.

Essayez !... Allons, madame, un bon mouvement !... que diable !...

GABRIELLE.

Encore !

VENDÔME.

Pardon !... mais vous êtes au milieu d’une armée, il faut ici renoncer un instant au cérémonial des boudoirs et des salons.

GABRIELLE.

Je le vois bien.

VENDÔME.

Soyez aussi bonne que vous êtes jolie : acceptez sans façons, et permettez que j’aie l’honneur de souper avec vous.

GABRIELLE.

Comme vous y allez !

VENDÔME.

Je vous offre l’hospitalité, et j’en remplirai de mon mieux tous les devoirs.

GABRIELLE.

Et que dirait votre armée ?

VENDÔME.

Pardieu, mon armée dira qu’il est tout naturel de se reposer quand on a sommeil et de souper quand on a faim.

GABRIELLE.

Vous avez une manière de proposer les choses...

VENDÔME.

Qui en vaut bien une autre... Vous acceptez ?

GABRIELLE.

Je n’ai pas dit cela.

VENDÔME.

Qui ne dit mot consent.

 

 

Scène XI

 

GABRIELLE, VENDÔME, L’OFFICIER

 

L’OFFICIER, entrant par la porte de gauche.

Monseigneur...

VENDÔME.

Encore ?... Que me voulez-vous ?

L’OFFICIER.

D’après vos ordres, on vous amène un homme qui vient d’être arrêté au moment où il cherchait à s’introduire furtivement dans le château : on soupçonne que c’est un espion.

VENDÔME.

Toujours des affaires !

GABRIELLE, à part.

Heureux hasard !

VENDÔME.

Qu’il entre... Me pardonnerez-vous, madame ?

GABRIELLE.

Je me retire, monseigneur.

VENDÔME.

Au contraire... Si seulement vous étiez assez bonne pour passer un instant dans ce salon.

Il lui indique la porte à droite.

GABRIELLE.

Vous faites de moi tout ce que vous voulez.

VENDÔME.

Si cela pouvait être vrai ?

GABRIELLE.

À revoir, monsieur le duc.

VENDÔME.

À bientôt ?...

GABRIELLE.

À bientôt...

À part, en sortant.

Et maintenant, à la chapelle.

 

 

Scène XII

 

CANIGOU, tenu par DEUX SOLDATS, VENDÔME, entrant par la gauche, L’OFFICIER, au fond

 

CANIGOU.

Lâchez-moi donc !... Je vous dis que je ne suis pas un espion... Vous devriez bien me reconnaître, vous, monsieur l’officier... C’est moi qui voulais voir monseigneur le duc de Vendôme... et puisqu’on m’a arrêté, je veux qu’on me mène devant lui !... je veux lui parler !

VENDÔME, s’asseyant à droite du public.

Eh bien ! parle.

CANIGOU.

Que je parle ?... Mais puisque je vous dis que c’est au duc de Vendôme lui-même...

VENDÔME.

Pardieu ! le duc de Vendôme n’est pas sourd, et il t’écoute.

CANIGOU.

Le duc de Vendôme !... vous ?... Allons donc ! je connais le prince !

VENDÔME.

Tu le connais ?

CANIGOU.

Pardine ! si je ne le connaissais pas, après le soufflet qu’il m’a donné !

VENDÔME.

Il t’a donné un soufflet ?

CANIGOU.

Et un fameux !... Ah ! un vrai soufflet de prince... quand il a éteint ma chandelle... ce qui fait que j’en ai vu trente-six autres... chandelles.

VENDÔME.

Quand t’es-tu trouvé avec le prince ?

CANIGOU.

Il y a deux mois.

VENDÔME.

En quel lieu ?

CANIGOU.

Pardine ! au château de madame la baronne de Mendives, ma maîtresse.

VENDÔME, se levant vivement.

La baronne de Mendives !... Le duc de Vendôme est allé chez elle ?

CANIGOU.

Il s’y est arrêté un jour et une nuit, en passant par notre belle ville de Pau.

VENDÔME, à lui-même.

Oh ! je crois deviner !... Cette lettre d’elle qu’on m’a remise... son embarras, son trouble en me voyant... On s’est servi de mon nom pour s’introduire près d’elle... pour se faire aimer sans doute... Oh ! quel qu’il soit, son audace lui coûtera cher !...

À Canigou.

Approche ici !... Le duc de Vendôme, celui qui a passé un jour chez ta maîtresse, tu le reconnaîtrais ?

CANIGOU.

Je ne vous promets pas ça, parce que, n’ayant pas vu sa figure, ça me gênerait un peu pour le reconnaître.

VENDÔME, à lui-même.

Qui est-il celui qui s’est permis... ? Un de mes jeunes officiers... Mais comment le découvrir ?...

L’OFFICIER, à qui un autre officier est venu parler bas, à demi-voix en s’approchant de Vendôme.

Monseigneur, l’officier de ronde m’avertit d’un événement étrange, que le hasard lui a révélé.

VENDÔME.

Quoi donc ?

L’OFFICIER.

Tout a été préparé pour un mariage secret dans la chapelle du château.

VENDÔME.

Un mariage secret !

L’OFFICIER.

Il n’a pu savoir quels sont les futurs époux.

VENDÔME.

Ah !... j’en connais un, moi, et je trouverai l’autre.

À part.

Un mariage ?... oui, tout s’explique !... La perfide !... j’étais sa dupe !... elle est donc la complice de l’imposteur ? Vive Dieu ! nous allons voir !

Haut.

Monsieur, réunissez à l’instant même les officiers de mon état-major : qu’ils se rendent près de moi, tous, mais tous sans exception, entendez-vous !

L’Officier sort par le fond.

CANIGOU.

Eh bien ! et moi ? on ne veut donc pas me conduire devant son altesse ?

VENDÔME.

Qu’on me débarrasse de cet homme, et qu’on veille sur lui !

CANIGOU.

Il est écrit que je ne verrai pas le duc de Vendôme !

Il sort, emmené par les soldats par la porte de gauche.

 

 

Scène XIII

 

VENDÔME, puis GABRIELLE

 

VENDÔME, seul.

Elle semblait encourager mes espérances ! elle avait l’air de sourire à mon hommage... et c’était pour en épouser un autre... un autre qui a osé prendre mon nom... Ah ! c’est vous, madame ? j’admire votre exactitude.

GABRIELLE.

N’est-elle pas bien naturelle, monseigneur ?

À part.

Oui, oui, tâchons, avec adresse, d’obtenir son pardon ; car enfin le coupable est mon mari maintenant.

VENDÔME.

En vérité, madame, je ne suis pas heureux aujourd’hui.

GABRIELLE.

Vous me dites cela quand je reviens près de vous ?... pour un homme qui réclamait de moi des leçons de galanterie...

VENDÔME.

Ah ! c’est que je viens d’apprendre une nouvelle.

GABRIELLE.

Fâcheuse ?...

VENDÔME.

Peut-être, mais à coup sûr fort inattendue.

GABRIELLE.

Et il faut que je m’éloigne encore ?

VENDÔME.

Non pas !... au contraire !... j’ai à prendre une décision pour laquelle votre présence ne sera pas inutile.

GABRIELLE.

Votre altesse voudrait-elle me consulter sur un plan de bataille ?

VENDÔME.

Eh ! mais, quand il s’agit de ruses de guerre, il est telle jolie femme qui en remontrerait aux généraux les plus expérimentés... n’est-ce pas, madame ?

GABRIELLE.

C’est bien de l’honneur pour nous.

VENDÔME.

Voici mon état-major.

 

 

Scène XIV

 

VENDÔME, GABRIELLE, PINTAC, GARDANNE, MAJOR

 

VENDÔME.

Approchez, messieurs, et venez tous prendre part à la joie que me cause un événement bien imprévu.

À Gabrielle.

J’ai l’honneur, madame, de vous présenter les braves officiers qui m’ont aidé à prendre Barcelone.

Aux officiers.

Vous ne vous doutez guère du motif qui m’a fait vous appeler ici et de la fête qui se prépare ? C’est un mariage, messieurs.

PINTAC.

Un mariage !

GARDANNE, à part.

Ciel !

GABRIELLE, à part.

Qu’entends-je !

VENDÔME.

Un mariage qu’on voulait tenir secret ; mais je ne le permets point !... Mme la baronne de Mendives doit proclamer hautement le nom de l’heureux mortel qui a mérité de recevoir sa main, et il doit être assez fier de son triomphe pour s’en parer à tous les yeux.

GARDANNE, à part.

Nous avons été trahis !

PINTAC, à part.

Que signifie cela ?

VENDÔME, bas à Gabrielle.

Il est là, celui que vous aimez !... je vais le connaître.

GABRIELLE, à part.

Ah ! il ne le connaît pas !

VENDÔME.

Mes officiers, tant qu’ils sont sous mes ordres, ont, il est vrai, besoin de ma permission pour se marier ; mais je suis prêt à l’accorder sur-le-champ.

PINTAC, à lui-même.

En vérité ?

VENDÔME.

J’attends donc, madame, qu’il se déclare celui qui depuis longtemps vous fait la cour.

PINTAC, à lui-même.

Plus de doute, Gardanne l’aura décidée.

VENDÔME.

Celui qui a su vous plaire...

PINTAC, de même.

Oh ! mais il aurait dû m’avertir !

VENDÔME.

Celui enfin dont vous deviez recevoir le nom, et à qui je suis pressé de faire mon compliment.

PINTAC.

Ah ! monseigneur, comment vous remercier ?

VENDÔME, à part.

Ah ! c’est lui !

PINTAC, à Gabrielle.

Et vous, madame, tant de bontés pour moi !... Avoir daigné solliciter un consentement, que mon seigneur refusait à tout le monde ?

GABRIELLE, à part.

L’imbécile !

PINTAC, à lui-même.

C’est trop flatteur !

GARDANNE, s’avançant.

Ah ! je ne souffrirai pas...

GABRIELLE, bas à Gardanne.

Silence !

PINTAC.

De grâce, madame, parlez, et confirmez mon bonheur.

GABRIELLE.

Que vous dirai-je, monsieur ? Vous avez eu le talent d’intéresser tout le monde à vos espérances voilà M. le duc de Vendôme qui me presse de vous donner ma main, tout un brillant état-major vient pour assister à la cérémonie... mais tant d’éclat m’effraie... vous voudrez bien attendre, et c’est dans mon château que vous viendrez chercher mon consentement, dès que la paix vous laissera libre.

GARDANNE, à part.

Ah ! elle veut gagner du temps.

VENDÔME.

Je vous demande bien pardon, madame ; mais ni M. Pintac ni moi nous n’acquiesçons à cet arrangement : on ne saurait trop se presser d’être heureux ; n’est-il pas vrai, monsieur ?

PINTAC.

Certainement, monseigneur !... Et, du moment que votre altesse a tant de bontés, j’en profiterai tout de suite.

VENDÔME.

À la bonne heure ! mais en sortant de la chapelle, vous passerez devant le conseil de guerre, qui vous jugera pour avoir abandonné votre poste il y a deux mois, et pour avoir indignement abusé du nom de votre général.

PINTAC.

Qu’est-ce que vous dites là, monseigneur ?

VENDÔME.

Je dis, monsieur, que, selon toutes les apparences, dans vingt-quatre heures vous serez fusillé ; mais qu’auparavant vous serez l’époux de madame. Peut-on payer assez un si grand bonheur ?

PINTAC, à part.

C’est trop cher !... c’est beaucoup trop cher !

VENDÔME.

Vous hésitez ?...

PINTAC.

Je fais mieux que ça ! je refuse !

GARDANNE, s’avançant.

Et moi j’accepte !

VENDÔME.

Vous !

PINTAC.

Hein !

GARDANNE.

Oui, monseigneur, c’est moi qui suis le vrai coupable, c’est moi qui dois être puni !... mais je bénirai mon châtiment, et je suis prêt !

GABRIELLE.

Noble cœur !

GARDANNE.

C’est à moi que madame a daigné accorder sa main ! Pour lui plaire, il fallait le nom d’un héros, je me suis paré du vôtre ! Pouvais-je mieux choisir ? Je vous dois aujourd’hui une réparation à tous deux.

VENDÔME.

Mais il y en a une qui vous plaît mieux que l’autre, n’est-ce pas ?

À Gabrielle.

Eh bien ! madame ?

GABRIELLE.

Eh bien ! monsieur le duc, il a dit vrai.

PINTAC.

Est-ce possible ?

VENDÔME, à demi-voix.

Mordieu ! c’est avec mon nom qu’il est parvenu à vous plaire !

GABRIELLE, à demi-voix.

Mais c’est avec son langage...

VENDÔME.

Et sa figure... et maintenant...

GABRIELLE.

Maintenant j’attends l’arrêt du petit-fils d’Henri IV.

VENDÔME.

Ah ! je comprends !... Vrai Dieu, monsieur de Gardanne, vous avez bien fait de parler !... Mon nom, du moins, a été porté par un brave.

GABRIELLE.

Vous pardonnez ?

VENDÔME.

Il le faut bien ! sans cela, vous me haïriez.

GARDANNE.

Ah ! monseigneur !

GABRIELLE, tendant la main à Vendôme.

Mon héros a profité de ma première leçon.

PINTAC.

Il paraît que j’ai été mystifié.

VENDÔME, bas à Gabrielle.

Et moi aussi ?

GABRIELLE, souriant.

Vous avez la gloire, vous.

VENDÔME.

Et vous me conseillez de m’en tenir à la gloire ?

GABRIELLE.

Celle-là, du moins, ne se trompera pas, elle vous connaît trop bien.

CHŒUR.

Air du chœur final de Simplette.

Mes amis, désormais plus d’alarmes,
La bonté pour Vendôme a des charmes ;
Quand tout cède au pouvoir de ses armes,
De son cœur
Ce héros est vainqueur !

GABRIELLE, au public.

Air : Vaudeville de la Haine d’une femme.

Vendôme a dit : Point d’indulgence !
Pourtant Vendôme a pardonné.
Moi, je voulais une vengeance,
C’est un pardon que j’ai donné !
Notre clémence est exemplaire ;
Aussi, messieurs, si l’un de nous
Avait excité la colère
De ceux à qui nous voulons plaire,
À votre tour, apaisez-vous,
Faire grâce est un droit si doux !
Allons, messieurs, imitez-nous,
À votre tour, apaisez-vous !

Reprise du chœur.

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