Gabriel Lambert (Alexandre DUMAS Père - Amédée DE JALLAIS)

Drame en cinq actes et un prologue.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Ambigu-Comique, le 16 mars 1866.

 

Personnages

 

GABRIEL LAMBERT

LE DOCTEUR FABIEN

OLIVIER D’HORNOY

THOMAS LAMBERT

DE LUSSAN

RICHARD

GASPARD

CHIVERNY

ROSSIGNAL

FRANÇOIS

UN BRIGADIER DE GENDARMERIE

UN GARÇON DE LA BANQUE

UN AGENT DE POLICE

UN GEÔLIER

UN GENDARME

UN DOMESTIQUE

UN AUTRE DOMESTIQUE

UN ENFANT

LOUISE, fiancée de Gabriel

DIANE RICHARD

ROUGEOTTE, fille de ferme

INVITÉS

INVITÉES

FORÇATS

Etc.

 

 

PROLOGUE

 

L’intérieur d’une ferme. Meubles indiquant l’aisance. Fond de campagne. Montagne praticable. Sur le bord de la Vilaine.

 

 

Scène première

 

ROUGEOTTE, seule, mettant le couvert

 

Faire la cuisine et mettre le couvert, ôter le couvert et refaire la cuisine, voilà ma position comme femme de chambre chez M. Lambert. Comme fille de ferme, c’est autre chose : je mène les chevaux à l’abreuvoir, et j’ai, de plus, dans mes moments perdus, pour les oies les attentions d’une sœur et pour les dindons les soins d’une mère. Cela m’humilie, de temps en temps, quand on m’appelle la mère aux oies ou la sœur aux dindons. Mais je fais mes quatre repas à la journée, je renfonce mon humiliation avec des pommes de terre et de la galette de sarrasin.

 

 

Scène II

 

LOUISE, ROUGEOTTE

 

LOUISE.

Le dîner est-il prêt, Rougeotte ?

ROUGEOTTE.

Il l’est si l’on veut, mademoiselle Louise, et il ne l’est pas si l’on ne veut pas.

LOUISE.

Explique-toi.

ROUGEOTTE.

Il l’est ou, plutôt, il doit l’être, puisqu’il y a quatre heures que le haricot est sur le feu ; mais il ne l’est pas, parce que le mouton s’entête à ne pas cuire.

LOUISE.

Du reste, il n’y a pas de temps perdu, puisque Gabriel n’est pas encore rentré.

ROUGEOTTE, avec un soupir.

Ah ! pauvre M. Gabriel !

LOUISE.

Tu le plains ?

ROUGEOTTE.

Et de tout mon cœur, ce cher garçon.

LOUISE.

Et pourquoi le plains-tu ?

ROUGEOTTE.

Parce qu’il n’était pas né pour le métier qu’on lui fait faire.

LOUISE.

N’est-il pas fils de fermier et de fermière ?

ROUGEOTTE.

De fermier, oui... de fermière, non... Vous ne vous la rappelez donc pas, sa pauvre mère ?... Comme elle était délicate ! on aurait dit une demoiselle de la ville. Aussi elle n’y a pas pu tenir, elle est morte à la peine.

LOUISE.

Trop tôt pour nous tous.

ROUGEOTTE.

Mais trop tard pour M. Gabriel.

LOUISE.

Comment, trop tard pour M. Gabriel ?

ROUGEOTTE.

Oui... parce qu’elle l’a élevé dans du coton, pauvre enfant !... parce qu’elle lui a appris à lire, à écrire, à compter, à dessiner... tout ce qu’elle savait, pauvre femme... au lieu d’en faire un bon gros paysan, robuste comme le père Lambert ; voilà ce que c’est que les mésalliances... Moi, je me suis bien promis de n’épouser jamais un grand seigneur. Il n’y a qu’à le regarder, pauvre M. Gabriel !... un garçon de charrue, ça ?... c’est mon amoureux Pierre qui est un garçon de charrue. Il fallait le laisser à Paris, où il était, suivre son état de graveur, où il faisait des merveilles, à ce qu’on disait... et ne pas le forcer d’être paysan, lui qui est né pour être monsieur. Mais... vous-même qui allez être sa femme, puisque vous êtes sur le point de l’épouser, est-ce que vous croyez que vous allez le forcer à faire un métier pour lequel il n’est pas venu au monde ?... Lui, voyez-vous, il mourra comme sa mère !

LOUISE.

Oh ! tais-toi donc, Rougeotte.

ROUGEOTTE.

Et tenez, le voilà, regardez-le plutôt... Il ramène les chevaux à l’écurie... Est-ce que c’est son affaire, ça ?... Non, son affaire, à lui, voyez-vous, c’est deux bonnes petites chambres à Paris : une pour son atelier... l’autre pour vous et les enfants quand il en viendra.

LOUISE.

Mais la ferme ?

ROUGEOTTE.

la vend, la ferme !... M. Lambert garde douze cents livres de rente, et il vit avec cela comme le roi d’Yvetot... Avec le reste, vous allez faire votre établissement à Paris ; et chacun suit sa vocation...

Flairant.

Bon ! voilà mon haricot de mouton qui brûle... Ah ! pour le coup, M. Lambert va joliment gronder !... il m’appellera encore mercenaire ! je ne sais pas ce que c’est, mais ça doit être un vilain animal. Songez à ce que je vous dis pour M. Gabriel, mademoiselle Louise !... Songez-y !

 

 

Scène III

 

LOUISE, seule

 

Hélas ! oui, j’y songe... je ne songe même qu’à cela... Comme elle a tout deviné avec son gros bon sens, la pauvre Rougeotte !...

À Gabriel.

Viens, mon cher Gabriel, viens !

 

 

Scène IV

 

LOUISE, GABRIEL

 

GABRIEL, distrait et l’embrassant au front.

Bonjour, Louise.

LOUISE.

Comme te voilà mouillé !

GABRIEL.

Il pleuvait à verse.

LOUISE.

Mais il fallait rentrer.

GABRIEL.

Et le labour ?... Qu’aurait dit le père Lambert ?... Est-ce que ce n’est pas à midi que rentrent les garçons de charrue ?

LOUISE.

Mais tu n’es pas un garçon de charrue !

GABRIEL.

Que suis-je donc ?

LOUISE.

Tu es leur maître.

GABRIEL.

Raison de plus pour leur donner l’exemple.

LOUISE.

Change d’habits, au moins !

GABRIEL.

Pour quoi faire ?

LOUISE.

Tu es tout mouillé.

GABRIEL.

Il faut bien que je m’habitue à la pluie comme au reste.

LOUISE.

Tu es cruel, Gabriel.

GABRIEL.

Moi ? je fais tout ce qu’on veut !

LOUISE.

Mais à contrecœur !

GABRIEL.

Du moment que je ne me plains pas.

LOUISE.

Voilà ce qui me désespère !... J’aimerais mieux que tu te plaignisses.

GABRIEL.

À quoi cela servirait-il ?... Ma pauvre Louise, il y a une destinée.

LOUISE.

Un cœur religieux dirait une Providence.

GABRIEL.

Je ne puis appeler Providence cette force invisible, et cependant implacable, qui me fait faire le contraire de ce que je veux !

LOUISE.

Ainsi, en m’épousant, tu fais le contraire de ce que tu veux ?

GABRIEL.

Je ne dis pas cela... sur un point particulier, mais en thèse générale. Je viens au monde faible et chétif ; ma mère, qui m’adore, me rattache à la vie à force de soins ; mon éducation, grâce à celle qu’elle avait reçue elle-même, devient celle d’un enfant destiné au monde et à la fortune. Mon père comprend que je ne suis pas bâti pour faire un homme de peine, il me consulte sur mes goûts ; pour ne pas trop m’élever au-dessus de ma position, je choisis un état moitié artisan, moitié artiste. Je choisis l’état de graveur ; en deux ou trois ans, j’y fais des progrès énormes... je reviens passer un mois chez mon père... Je t’y trouve, ma pauvre Louise, fille de sa sœur, adoptée par lui... La solitude... le tête-à-tête, l’entraînement nous poussent dans les bras l’un de l’autre.

LOUISE.

Vous oubliez l’amour, Gabriel !

GABRIEL.

L’amour, si tu veux !... Nous faisons les plus beaux projets du monde : un atelier à Paris pour mon travail, une jolie chambre à côté pour Louise, et, sur ces projets, je pars !... Une petite irrégularité dans notre correspondance te fait douter de moi !... tu avoues tout à mon père... même ce que tu n’eusses dû avouer à personne !... Mon père est un puritain... Il me rappelle à mon village, que, selon lui, j’ai eu le tort de quitter.

LOUISE.

Il t’ordonne de m’épouser, injonction que tu accomplis, bien à contrecœur.

GABRIEL.

Mais non, ma bonne Louise, je t’aime tendrement ! Obtiens de mon père qu’une fois mariés, nous retournions à Paris, et je serai l’homme le plus heureux du monde ! et ce que j’appelle destinée, je l’appellerai Providence !...

LOUISE.

Mais c’est donc un bien grand malheur, que d’avoir une jolie femme, dans un beau village, au milieu d’un pays magnifique ?

GABRIEL.

Ce n’est pas là le malheur, Louise !... le malheur, pour un homme d’imagination et d’espérance, comme je l’étais, et comme, hélas ! je le suis encore, c’est de voir un but restreint et rien au delà ! Tiens, ma pauvre Louise, il y a des jours où je regrette qu’au moment où j’ai failli passer sous la roue du moulin de M. Richard, il se soit trouvé là un brave garçon, nommé Gaspard, pour me tirer de l’eau.

LOUISE.

Gabriel !

GABRIEL.

Tiens, M. Richard, voilà un exemple de ce qu’un homme intelligent peut faire à Paris. C’était un paysan comme mon père... il était simple meunier, et n’avait que son moulin, celui sous la roue duquel j’ai failli périr... Sa fille était une jolie petite paysanne, qui m’appelait Gabriel, et que j’appelais Charlotte... Le hasard... la destinée... la Providence met M. Richard en contact avec un fournisseur de vivres. Ils obtiennent un marché du gouvernement pour faire passer du blé en Algérie... M. Richard a cent mille livres de rente... un hôtel à Paris... il est baron, chevalier de la Légion d’honneur ; sa fille ne s’appelle plus Charlotte, elle s’appelle Diane ; elle a des voitures, des chevaux, des robes de satin, des pelisses de renard bleu, et elle épousera qui elle voudra.

LOUISE, avec un soupir.

Ce qui est bien plus agréable sans doute que d’épouser qui l’on ne veut pas... Mais ne parlons plus de cela ! Voilà ton père.

Il passe un frisson à Gabriel.

Tiens ! va changer d’habits, je t’en supplie, tu grelottes !

GABRIEL.

Tu as raison, j’y vais.

 

 

Scène V

 

LOUISE, GABRIEL, LAMBERT, entrant

 

GABRIEL.

Bonjour, père !

LAMBERT.

Bonjour, garçon !

Gabriel entre dans le cabinet à côté.

Où va-t-il donc ?...

LOUISE.

Changer d’habits, mon oncle... Depuis une heure, il est exposé à la pluie, et, au mois de décembre, la pluie est glacée.

LAMBERT.

Douillet, va !... j’aurais bien voulu te voir à la retraite de Moscou ; mais non, je n’aurais pas voulu t’y voir, tu y serais resté.

À Gabriel.

Et où ça en est-il, le labour ?

GABRIEL, dans le cabinet.

Dans trois jours, ce sera fini, mon père ! La semaine prochaine, on pourra commencer les semailles.

Rougeotte rentre et sert le dîner.

LAMBERT.

Et, dans deux mois, on verra pousser le grain, au mois d’août les épis, et, à l’Assomption, on fera la moisson... Ah ! tu sais, Gabriel ?

GABRIEL.

Quoi, mon père ?

LAMBERT.

Ce mauvais sujet de Gaspard !...

GABRIEL.

Qui m’a sauvé la vie, tu sais, Louise.

LAMBERT.

Ça ne l’empêche pas d’être un mauvais sujet, ça.

GABRIEL.

Eh bien ?

LAMBERT.

Il a déserté, avec armes et bagages !

GABRIEL.

Pauvre diable !

LAMBERT.

Comment, pauvre diable ? Tu plains un déserteur ?

GABRIEL, rentrant habillé en bourgeois.

S’il a déserté, c’est qu’il n’avait pas de vocation pour être soldat, et je plains tous ceux qui n’ont point de vocation pour leur état.

Il se met à table.

ROUGEOTTE, à Gabriel qui se sert.

Est-il cuit ?

GABRIEL.

Qui vous a raconté l’histoire de Gaspard, mon père ?

LAMBERT.

Le brigadier de gendarmerie, qui a reçu des ordres pour l’arrêter s’il revenait au village.

ROUGEOTTE.

Est-il cuit ?

LAMBERT.

Et puis une autre nouvelle enfin.

GABRIEL.

Laquelle ?

LAMBERT, avec emphase.

M. le baron Richard est arrivé.

GABRIEL, vivement.

M. Richard, l’ancien meunier ?

LAMBERT.

Lui-même, avec mademoiselle Diane de Saint-Dolay, sa fille...

Gabriel pose sa fourchette sur son assiette, et est visiblement ému.

LOUISE.

De Saint-Dolay ! mais c’est le nom de notre village qu’ils ont pris ?

LAMBERT.

Bon ! ils ont pris bien autre chose, va !

ROUGEOTTE.

Est-il cuit ?

LAMBERT.

Quoi donc ?

ROUGEOTTE.

Le mouton.

LAMBERT, impatienté.

Dur comme notre âne ! es-tu contente ?

ROUGEOTTE.

Pas trop... j’aime notre âne... et vous l’injuriez, pauvre bête !... Oh !... ces maîtres, ces maîtres... c’est-il injuste !

GABRIEL.

Bon ! mon cher père, il faut bien passer quelque chose aux enrichis.

LAMBERT.

Je le vois encore, avec sa blouse blanche de farine et son bonnet de coton ! La dernière fois que nous nous sommes rencontrés, c’était pour une contestation à propos d’une borne qui, pendant la nuit, avait fait cinq ou six pas de son champ dans le mien... Je vous lui ai envoyé un petit papier aux armes de Sa Majesté... Le lendemain, la borne était à sa place. Il faut qu’il en ait diablement déplacé, des bornes, pour arriver à avoir cent mille livres de rente.

GABRIEL.

Il faut être indulgent, mon père ; tout le monde n’est pas un Cincinnatus comme vous.

LAMBERT.

Qu’est-ce que c’est que Cincinnatus ?

GABRIEL.

Un brave Romain, mon père, qui, étant consul, chassa les Sabins du Capitole ; qui, le jour où il ne fut plus consul, retourna à sa charrue, et que l’on alla reprendre, à sa charrue, pour le faire dictateur. Eh bien, je voulais dire, mon père, que vous êtes un homme de cette trempe-là.

LOUISE, en admiration.

Hein, mon oncle, est-il instruit !

LAMBERT.

Trop ! n’importe... Nous allons boire un verre de vin de la coulée de Géran à la santé de ton Cincinnatus !

GABRIEL.

Je vous ferai observer, mon père, qu’attendu qu’il y a deux mille deux cent soixante-douze ans, à peu près, qu’il est mort, cela ne lui fera pas grand bien.

LAMBERT.

En tout cas, si cela ne lui fait pas de bien, à lui, cela nous en fera, à nous. Tiens, Louise, va prendre la clef de la cave sur la cheminée de ma chambre ; j’ai oublié de la mettre dans ma poche, et, dans le troisième caveau à gauche...

LOUISE.

Je sais où, mon oncle !

LAMBERT.

Et comment sais-tu cela ?

LOUISE.

Parce que c’est le vin que vous préférez !

Elle sort avec Rougeotte.

LAMBERT.

Nous sommes seuls.

GABRIEL.

Oui, mon père.

LAMBERT.

Tu as dit de moi que j’étais un homme de la trempe de Cincinnatus.

GABRIEL.

Je l’ai dit.

LAMBERT.

Et tu as voulu dire, par là, que j’étais un honnête homme.

GABRIEL.

Certainement !

LAMBERT, lui tendant la main.

Mets ta main là !

GABRIEL.

La voilà, mon père.

LAMBERT.

Ta main tremble.

GABRIEL.

Votre façon de me parler...

LAMBERT.

Veux-tu que je te dise pourquoi ta main tremble, Gabriel ? C’est que, fils d’honnêtes gens, tu n’es pas sûr d’être un honnête homme.

GABRIEL.

Mon père, que dites-vous là !

LAMBERT.

Il n’est jamais sûr d’être un honnête homme celui qui n’est pas content de l’état de ses pères, et qui veut une position plus haute que celle que la Providence lui a faite... Désirer s’élever, Gabriel, c’est mépriser le point d’où l’on est parti ; et le fils qui, à tort, méprise ses parents, finit presque toujours par mériter justement leur mépris.

GABRIEL.

Mais, mon père, je n’ai rien dit, je n’ai rien fait...

LAMBERT.

La seule chose que je me rappelle dans cette histoire romaine dont tu me parlais tout à l’heure, c’est que le père, maître absolu de la famille, avait droit de vie et de mort sur ses enfants... Ne fais jamais une action déshonorante, Gabriel, car je te jure par l’âme de mon père que je me souviendrais de ce que tu m’as dit : que j’étais un homme de la trempe de Cincinnatus. Une fois pour toutes, c’est dit.

Rougeotte apporte une bouteille.

Souviens-toi que je n’ai pas l’habitude de répéter deux fois la même chose !

Gabriel s’essuie le front avec son mouchoir.

 

 

Scène VI

 

GABRIEL, LAMBERT, ROUGEOTTE

 

ROUGEOTTE, regardant au fond.

Ah ! monsieur Lambert ! monsieur Lambert ! une belle voiture qui s’arrête à la porte... un beau monsieur et une belle dame qui en descendent et qui viennent ici !

LAMBERT.

Comment ici ?

ROUGEOTTE.

Mais oui... les voilà !... Oh ! voyez donc la demoiselle, quel drôle de couvercle elle a sur la tête !

LAMBERT.

C’est M. Richard !

GABRIEL.

Mais alors, la jeune dame, c’est Diane !

ROUGEOTTE.

Oh ! elle est belle tout de même !... elle est belle tout de même !...

LAMBERT.

Comme ce n’est probablement pas pour moi qu’il vient... reçois-le, Gabriel... J’aime autant ne pas me trouver avec lui.

 

 

Scène VII

 

GABRIEL, LAMBERT, RICHARD, DIANE, puis LOUISE

 

RICHARD, avant que Lambert soit sorti.

Eh bien, ou allez-vous donc, monsieur Lambert ? Ne vous sauvez pas, c’est à vous que j’ai affaire.

LAMBERT, se retournant.

À moi ? vous avez affaire à moi ?

RICHARD.

Oui, mon cher monsieur.

LAMBERT.

Son cher monsieur !

RICHARD.

C’est votre fils, ce grand garçon-là, n’est-ce pas M. Gabriel ?

LAMBERT.

Lui-même.

RICHARD.

Mon cher Gabriel, occupez-vous de ma fille ; moi, j’ai à causer avec votre père.

GABRIEL.

Moi ?

DIANE.

Refusez-vous de vous occuper de moi ?

GABRIEL.

Grand Dieu, mademoiselle, trop heureux au contraire ! Mademoiselle veut-elle nous faire l’honneur de prendre quelque rafraîchissement ?

DIANE.

Merci ! débarrassez-moi seulement de mon chapeau !

Gabriel porte le chapeau sur une table.

RICHARD.

Vous êtes étonné de me voir chez vous, cher monsieur Lambert !

LAMBERT.

Je dois vous avouer, monsieur le baron, qu’après la contestation que nous avions eue ensemble...

RICHARD.

D’abord, je suis baron à Paris, dans mon salon... pour les Parisiens !... mais ici, monsieur Lambert, aujourd’hui comme autrefois... je suis le voisin Richard, ou Richard le meunier, comme vous voudrez. Ah ! je sais bien qu’il y a des gens qui oublient d’où ils sont partis... Moi, je m’en fais gloire ! Quant à notre contestation, j’avais tort ; voilà ma main : que voulez-vous de plus ?

DIANE.

Vous ne me reconnaissez pas, monsieur Gabriel ?

GABRIEL.

Si fait, mademoiselle ; seulement, je n’ose pas me souvenir !

DIANE.

Pourquoi cela ? la mémoire n’est-elle pas le don le plus précieux que nous ait fait le Seigneur ?

GABRIEL.

Mademoiselle Diane !

DIANE.

Je me souviens, moi.

GABRIEL.

Et de quoi pouvez-vous vous souvenir, mon Dieu ?

Louise entre sans être vue.

DIANE.

Je me souviens que nous avons été élevés et que nous avons joué ensemble, étant enfants ; que, comme vous étiez plus grand que moi, vous me traîniez dans ma petite voiture par les beaux chemins, et me portiez dans les mauvais. Je me souviens qu’un jour, sur un désir de moi, vous avez exposé votre vie... Je voulais un nymphéa qui flottait à fleur d’eau ; en essayant de l’attirer à vous, avec une branche d’arbre, vous êtes tombé dans la rivière ; à mes cris, un brave garçon nommé Gaspard... oh ! je n’ai pas oublié son nom ! est accouru, s’est jeté à l’eau, et vous a sauvé.

LOUISE, à part.

Ils se connaissent !

GABRIEL.

Il y a si longtemps de cela, mademoiselle Diane !

DIANE.

Je ne m’appelle pas Diane, je m’appelle Charlotte.

GABRIEL.

Oh ! oui, oui, vous vous appelez Charlotte.

DIANE.

Vous disiez ?...

GABRIEL.

Je disais qu’il y avait si longtemps que cela était arrivé... et que, ne nous étant pas revus depuis...

DIANE.

Vous vous trompez, monsieur Gabriel, nous nous sommes revus.

GABRIEL.

Nous !

DIANE.

Et vous m’avez bien reconnue... Vous, seulement, vous avez fait semblant de ne pas me reconnaître.

GABRIEL.

C’était à Paris, n’est-ce pas ? chez le maître graveur où je travaillais ; vous êtes venue pour faire des cartes au nom de mademoiselle de Saint-Dolay.

DIANE.

Une fantaisie de mon père... Je vous ai regardé pour voir si vous me parleriez... vous avez ouvert la bouche. J’attendais, et vous vous êtes remis à votre travail sans prononcer une parole.

GABRIEL.

Oh ! mademoiselle, mon silence ne tenait point à ce que je ne vous reconnaissais pas, comme vous l’avez supposé, mais à ce qu’au contraire, je vous reconnaissais trop ! Qu’aurais-je pu vous dire ?... sinon : » Charlotte ! chère Charlotte ! » 

DIANE.

Eh bien, il fallait me dire : » Charlotte ! chère Charlotte ! » Je vous aurais répondu : » Gabriel ! cher Gabriel ! » 

Elle lui tend la main.

LOUISE.

Mon Dieu !

DIANE.

Il y a huit jours, je suis retournée chez votre maître graveur... vous n’y étiez plus. Je lui ai demandé de vos nouvelles ; il m’a dit que votre père vous avait rappelé à la ferme pour vous céder son exploitation ; ce qui était un grand malheur, ajoutait-il, car vous aviez tant de dispositions pour votre état... je vous répète ses propres paroles... que vous fussiez devenu un des premiers graveurs de Paris. Aussi, quand mon père m’a fait part de son projet, qui était de se porter candidat à la députation dans le Morbihan, et quand il m’a demandé si je voulais l’accompagner, j’ai accepté avec joie, d’abord pour le plaisir de vous revoir, ensuite dans l’espérance de vous faire changer de résolution.

LOUISE.

Ah !

DIANE.

Quelle est cette jeune femme ?

GABRIEL, vivement.

Ma cousine.

LOUISE.

Sa cousine et...

GABRIEL, à Louise.

Ne vas-tu pas raconter nos détails d’intérieur à mademoiselle !...

DIANE, se levant.

Avez-vous fini, mon père ?

RICHARD.

Nous commençons à nous entendre, du moins ; j’explique à M. Lambert que je me porte à la députation.

LAMBERT.

Oui, et M. le baron me fait l’honneur de me demander ma voix.

RICHARD.

Entre voisins de campagne, il me semble que c’est bien simple...

LAMBERT.

Entre voisins de campagne qui ne sont plus voisins depuis douze ans.

RICHARD.

Oui, mais qui vont le redevenir. J’ai acheté le château de Saint-Dolay.

GABRIEL.

Pour l’habiter ?

RICHARD.

L’été, oui, surtout si je suis nommé dans le département. Je viendrais m’informer des besoins de mes électeurs. Maintenant, un service.

LAMBERT.

Lequel ?

RICHARD.

M. Gabriel a-t-il toujours sa belle écriture ?

LAMBERT.

Plus belle que jamais, surtout depuis qu’il a appris l’état de graveur.

RICHARD.

C’est que j’ai bien envie d’abuser de vous, monsieur Gabriel !

GABRIEL.

Faites en toute sécurité.

RICHARD.

S’il y avait une imprimerie dans le pays, je ne me permettrais pas une pareille importunité ; mais il n’y en a pas, et j’ai besoin pour demain de cinquante circulaires, pareilles à celle-ci. Voulez-vous vous charger de les faire ?

Gabriel étend la main.

Je vous les payerai bien.

GABRIEL, retirant sa main.

Pardon, monsieur, je ne suis pas écrivain public.

DIANE.

Comment ! vous refusez de rendre ce service à mon père ?

GABRIEL.

Je ne refuse pas de le lui rendre, je refuse de le lui vendre.

DIANE, à son père.

Donne-moi cette circulaire.

À Gabriel.

Monsieur Gabriel, je vous en prie.

GABRIEL.

Vous avez dit qu’il vous les fallait pour demain, vous les aurez, monsieur. LOUISE.

Quel empressement !

RICHARD.

Est-ce que vous ne pourriez pas, ce soir, m’envoyer toujours ce que vous aurez de fait ?

GABRIEL, tirant sa montre.

Deux heures !... je crois pouvoir vous promettre le tout pour ce soir, monsieur.

DIANE.

Déjà deux heures, et vous n’avez pas encore fait la moitié de vos visites, mon père.

GABRIEL, ouvrant un carton et prenant un papier.

Cette écriture-là vous paraît-elle assez lisible ?

RICHARD.

Je crois bien !

DIANE, feuilletant le carton.

Oh ! le joli paysage !... Mais c’est une gravure !

GABRIEL.

C’est un dessin à la plume.

DIANE.

De qui ?

GABRIEL.

De moi.

DIANE.

Un original ?

GABRIEL.

Hélas ! non, mademoiselle, une copie.

DIANE.

C’est vrai, vous avez toujours eu du goût pour le dessin... Quand j’étais petite, vous vouliez toujours faire mon portrait.

GABRIEL.

Vous étiez si jolie !...

DIANE.

Suis-je donc changée ?

GABRIEL.

Oui, vous êtes devenue belle !

LOUISE, à part.

Oh ! impossible, impossible !... Je souffre trop !

Elle sort.

 

 

Scène VIII

 

GABRIEL, LAMBERT, RICHARD, DIANE

 

RICHARD.

Il est donc convenu que vous vous mettez à mes circulaires tout de suite ?

GABRIEL.

À l’instant !

RICHARD.

Que, dans deux heures, j’envoie prendre ce qu’il y a de fait, et que, ce soir, vous m’apportez le reste ?

GABRIEL.

C’est convenu.

DIANE.

Adieu, monsieur Lambert... Adieu, mademoiselle... Tiens, elle n’est plus là ! Vous ferez mes compliments à votre cousine, monsieur Gabriel.

LAMBERT.

Je vais vous conduire par le clos, cela vous raccourcit au moins de cinq cents pas !

Elle sort avec Richard et Diane.

 

 

Scène IX

 

GABRIEL, seul

 

Oh ! je ne m’étais donc pas trompé ; à Paris, elle m’avait reconnu, et elle est revenue chez le graveur, et elle s’est informée de moi, et elle se souvient de tout, comme moi. Elle a voulu que je la nommasse Charlotte, comme autrefois. Quelle étrange chose ! Voilà une femme que je n’avais pas vue depuis douze ans, si ce n’est un instant, à Paris... Je la revois, et elle entre violemment dans mon cœur et en chasse tout ce qui s’y trouvait avant elle. Non ! pas avant elle ; la première, elle y est entrée, et jamais elle n’en est sortie ! Comme elle m’a, par pure coquetterie sans doute, un instant traité en égal ! À ce point que, si je l’avais voulu, j’aurais pu croire qu’elle était jalouse de Louise !... Pauvre Louise !... Heureusement que son père a eu la pitié de me faire comprendre que je n’étais qu’un valet qu’on payait !... car il me les payera, les circulaires, et je serai forcé d’accepter son argent, je suis son inférieur, je n’ai pas le droit de lui rendre un service. Allons, copiste, à l’œuvre !

Il se met au travail.

 

 

Scène X

 

GABRIEL, copiant, GASPARD, paraissant sur l’appui de la fenêtre ; il est vêtu d’une blouse, il porte un bonnet de police et un pantalon d’uniforme

 

 

GASPARD.

Par ma foi, je les ai distancés. Ce que c’est que d’avoir étudié le pas gymnastique !... Une fenêtre ouverte, pas de portier, inutile de demander le cordon. M’y voilà ! ouf ! Quelqu’un...

Il va sur la pointe du pied à une grande armoire, où il se blottit ; au moment où il ferme la porte sur lui, Gabriel se retourne.

GABRIEL.

Hein ! Qui va là ?... Personne !

Il se remet au travail.

GASPARD, ouvrant doucement l’armoire.

Cela sent terriblement le renfermé ici !... Heureusement qu’il y a du liquide.

GABRIEL.

Et quand on pense qu’il faut que j’écrive cinquante fois : « Monsieur, je viens solliciter l’honneur... » Sot métier que celui que je fais là !

Il écrit.

 

 

Scène XI

 

GABRIEL, GASPARD, UN BRIGADIER DE GENDARMERIE, UN GENDARME

 

LE GENDARME.

Brigadier, je vous affirme que je l’ai vu se diriger de ce côté.

LE BRIGADIER.

Explorons ! – Bonjour, monsieur Gabriel.

GABRIEL.

Ah ! c’est vous, monsieur Dumont !

LE BRIGADIER.

Personnellement !

GABRIEL.

Est-ce que vous viendriez m’arrêter, par hasard ?

LE BRIGADIER.

Vous ? Allons donc !... Les honnêtes gens comme vous et moi, monsieur Gabriel, ne sont point susceptibles d’être arrêtés... Non, nous sommes à la poursuite d’un déserteur.

GABRIEL.

Bah !... Ce n’est point à celle de Gaspard Durel ?

LE BRIGADIER.

Si fait, au contraire !... Vous savez donc qu’il a déserté ?

GABRIEL.

Mon père m’a dit vous avoir rencontré.

LE BRIGADIER.

C’est vrai ; cela me fera de la peine d’incarcérer le fils du vieux père Durel, qui est mon ami ; mais le devoir avant tout !

LE GENDARME.

Brigadier !

LE BRIGADIER.

Gendarme ?

LE GENDARME.

Je vous assure que s’il n’est pas dans la ferme du papa Lambert, il n’en est pas loin.

LE BRIGADIER.

Avez-vous vu quelque chose, monsieur Gabriel ?

GABRIEL.

Non ; mais vous êtes libre de chercher, brigadier. La maison est à vous, et si vous voulez commencer par cette chambre...

LE BRIGADIER.

Inutile de nous arrêter, monsieur Gabriel ; nous autres gendarmes, nous ne nous arrêtons jamais !... Il aura pris le petit chemin qui longe la ferme et qui conduit au bois Paulet.

GABRIEL.

Probablement.

LE GENDARME.

Brigadier !

LE BRIGADIER.

Gendarme ?

LE GENDARME.

Demandons à M. Gabriel la permission de traverser la ferme, cela nous raccourcira d’un demi-kilomètre.

GABRIEL.

Traversez, brigadier, traversez !

LE BRIGADIER, enjambant la fenêtre.

C’est permis ?

GABRIEL.

Je le crois bien !

LE BRIGADIER.

Escalade, mais sans effraction.

GABRIEL, au brigadier.

Comme vous avez chaud ! voulez-vous vous rafraîchir ?

LE GENDARME.

Brigadier !

LE BRIGADIER.

Gendarme ?

LE GENDARME.

Ce jeune homme vous fait une proposition, celle de vous rafraîchir ! – Bien volontiers, monsieur Gabriel.

LE BRIGADIER.

Gendarme, si ce jeune homme me fait une proposition, c’est à moi d’y répondre.

À Gabriel.

Monsieur Gabriel, vous êtes bien honnête.

Gabriel met la main à la clef de l’armoire, le brigadier l’arrête.

Mais, dans l’exercice de mes fonctions, je n’absorbe jamais ; redonnez-moi un tour de clef à cette armoire. Et nous, gendarme...

LE GENDARME.

Brigadier ?

LE BRIGADIER.

Au bois Paulet ! Bonjour au père Lambert, monsieur Gabriel.

Il sort, suivi du gendarme.

 

 

Scène XII

 

GABRIEL, travaillant, GASPARD, entr’ouvrant la porte de l’armoire

 

GASPARD, dans l’armoire, allongeant le bras au dehors.

Bonjour, Gabriel !

Il sort tout à fait.

GABRIEL, se retournant.

Gaspard ! toi ! toi ! ici ?

GASPARD.

Je n’ai plus une goutte de sang dans mon bonnet de police.

GABRIEL.

Comment ! tu étais caché là, dans cette armoire ? Et quand je pense que j’ai failli l’ouvrir !

GASPARD.

Et je dois même t’avouer que moi qui ne perdais pas une parole de ce qui se disait ici, j’ai trouvé que, pour un camarade, tu avais une bien mauvaise idée d’offrir la goutte à ce brigadier, qui me donnait la chasse... Dire que s’il avait eu la pépie, j’étais pincé !

GABRIEL.

Pardonne-moi, Gaspard ; qui pouvait deviner... ?

GASPARD.

Mais, en principe, est-ce que l’on offre jamais à boire à la force armée !...

GABRIEL.

Tu es donc réellement déserteur, mon pauvre Gaspard ?

GASPARD.

Les mauvaises langues disent cela parce que j’ai quitté le régiment deux ans avant mon temps fini ; mais il ne faut pas les croire, je suis en rupture de garnison.

GABRIEL.

En rupture de garnison ?

GASPARD.

Oui, c’est un mot que j’ai trouvé pour expliquer ma position sociale aux autorités.

GABRIEL.

Ainsi c’était bien toi qu’ils poursuivaient ?

GASPARD.

Tu l’as dit, mon fils.

Il semble chercher et ouvre les portes les unes après les autres.

GABRIEL.

Que diable fais-tu ?

GASPARD.

Ne t’inquiète pas, je cherche... Va toujours, j’ai trouvé ! Va donc voir si personne ne vient.

Gabriel remonte au fond, Gaspard disparaît dans le cabinet où Gabriel a changé d’habits.

GABRIEL.

Mais tu es perdu !

GASPARD, du cabinet.

Si je suis arrêté, mais je ne le suis pas encore !

GABRIEL.

Malheureux ! c’est qu’il y va tout bonnement de la vie.

GASPARD.

Cinq ou six balles dans l’estomac pour m’ouvrir l’appétit ; mais on ne me pincera pas !

GABRIEL, redescendant.

Avec ton bonnet de police et ton pantalon rouge ?

GASPARD.

Oui, je sais... C’est imprudent ; mais que veux-tu ! je n’avais pas encore trouvé l’occasion de m’en défaire avantageusement.

Sortant habillé en paysan.

Mais maintenant que je l’ai trouvée, je suis plus tranquille.

GABRIEL.

Mais ce sont mes habits que tu as là !

GASPARD.

Ne trouves-tu pas qu’ils me vont comme s’ils étaient faits pour moi ! Tu n’es pas malheureux d’avoir une garde-robe si bien montée, tout en double ! muscadin, va !

GABRIEL.

Mon pauvre Gaspard, si mes habits assuraient ta fuite, je serais trop heureux !

GASPARD.

En tout cas, ils y contribueront.

GABRIEL.

J’ai là un travail pressé... tu permets ?...

Il se remet au travail.

GASPARD s’approche de lui.

Mazette ! tu as une belle écriture, toi ! Oh ! c’est moulé !

GABRIEL.

Mais pourquoi donc as-tu déserté ?

GASPARD.

Pour une foule de raisons, toutes meilleures les unes que les autres... Les tambours avaient des figures qui me déplaisaient... la grosse caisse était trop maigre... le flageolet trop gras... la vivandière trop rouge, et les sapeurs trop pâles !... il n’y avait que le sergent qui m’allait ; mais dans une petite conversation, je lui offris deux soufflets, et... tu sais... au bout de cela... il y a le conseil de guerre... Ma foi, je ne l’attendis pas !... Ah ! sacristi ! que j’ai soif !

Gabriel fait un mouvement.

Non ! ne te dérange pas !

Il va prendre une bouteille et un verre dans l’armoire, puis il boit.

Hum ! il est bon, ce vin-là !

GABRIEL.

C’est le vin du papa Lambert. Ah çà ! d’où viens-tu ?

GASPARD.

De Vannes.

GABRIEL.

Et que comptes-tu faire ?

GASPARD.

Aller à Paris.

GABRIEL.

À Paris ! C’est là que tout le monde va !

GASPARD.

Parce que chacun y trouve chaussure à son pied ; parce que la femme, pourvu qu’elle soit gentille, l’homme, pourvu qu’il soit adroit, y font fortune, plus ou moins honnêtement, bien entendu ; mais s’il n’y avait que les honnêtes gens qui y fissent fortune, il y aurait trop de capitaux en souffrance.

GABRIEL.

Mais, pour aller à Paris, tu as donc de l’argent ?

GASPARD.

Pas un sou !

GABRIEL.

Comment vas-tu faire, alors ?

GASPARD.

Bon ! est-ce que le hasard n’est point là ? Tout à l’heure, je n’avais pas d’habits, ou, bien pis que cela, j’avais des habits compromettants : le hasard y a pourvu, comme tu vois ; il me faut combien pour aller à Paris ?

GABRIEL.

Il te faut trois jours.

GASPARD.

Non, il me faut cent francs... Eh bien, le hasard y pourvoira !... Prête-moi cent francs, Gabriel.

GABRIEL.

Mon pauvre ami, je n’ai jamais eu cent francs.

GASPARD.

Emprunte-les à ton père.

GABRIEL.

Sous quel prétexte ?

GASPARD.

Bah ! à un père, est-ce qu’on lui donne des prétextes ?

GABRIEL.

Impossible !

GASPARD.

Dis-lui que c’est pour un ami dans le besoin.

GABRIEL.

Il voudrait connaître l’ami, et, tu le sais, il ne t’a jamais porté dans son cœur, le papa Lambert.

GASPARD.

Que c’est drôle qu’il y ait des gens qui viennent au monde avec des idées comme celles-là !

GABRIEL.

Que veux-tu ! ce sont les siennes.

GASPARD.

Alors, ne demande pas, prends !

GABRIEL.

Un vol, Gaspard !

GASPARD.

Avancement d’hoirie, voilà tout, puisque tu es fils unique ; aussitôt mon arrivée à Paris, à la première affaire que je fais, je te renvoie tes cent francs.

GABRIEL.

Je te l’ai dit, Gaspard, impossible ! mes habits, c’est bien, ils sont à moi, tu les prends, à merveille ; mais l’argent du père, non.

GASPARD.

Oh ! Gabriel, de la part d’un ami, je n’aurais jamais cru cela, fi !... Bon ! qui est-ce qui nous arrive ?

 

 

Scène XIII

 

GABRIEL, GASPARD, UN DOMESTIQUE

 

LE DOMESTIQUE.

M. Gabriel Lambert !

GABRIEL.

C’est moi.

LE DOMESTIQUE.

Je viens, de la part de M. le baron Richard, prendre ce qu’il y a de circulaires faites, afin qu’elles puissent partir par la poste aujourd’hui.

GABRIEL.

En voici une trentaine ; dans deux heures, je lui porterai le reste.

LE DOMESTIQUE.

Mon maître m’a chargé de vous remettre ce petit paquet.

GABRIEL, l’ouvrant.

Soixante francs ! Merci, mon ami ; faites-moi le plaisir de rendre cet argent à votre maître.

LE DOMESTIQUE.

Il est sorti.

GABRIEL.

Mais mademoiselle Diane est-elle sortie, elle ?

LE DOMESTIQUE.

Non, monsieur.

GABRIEL.

Remettez ces soixante francs à mademoiselle Diane, alors, et dites-lui que je n’estime pas si haut mon travail de quelques heures.

LE DOMESTIQUE.

Ce sera fait, monsieur.

Il sort.

GASPARD, à part.

Presque la somme qu’il me faudrait, et il la refuse !... Ah ! je comprends, nous faisons le fier, à cause de la demoiselle.

 

 

Scène XIV

 

GASPARD, GABRIEL

 

GASPARD.

Tu ne seras jamais riche, mon pauvre Gabriel.

GABRIEL.

Que veux-tu ! on a des répugnances.

GASPARD.

Et cependant tu aurais pu me prêter cette somme que tu avais gagnée honnêtement et qui pouvait me sauver la vie ; si j’avais fait toutes ces réflexions-là pour me jeter à l’eau quand tu te noyais !...

GABRIEL, lui donnant la main.

Je le sais, mon ami, et crois que, s’il eût été possible... mais j’avais des raisons sérieuses pour refuser.

GASPARD.

Bon ! je les connais, tes raisons.

GABRIEL.

Tu les connais ?

GASPARD.

Veux-tu que je te les dise ? Tu es amoureux de mademoiselle Richard.

GABRIEL.

Moi ! qui t’a dit cela ?

GASPARD.

Et tu veux faire le généreux vis-à-vis d’elle.

GABRIEL.

Tais-toi, Gaspard ! si Louise t’entendait...

GASPARD.

Bien !... il y a mademoiselle Louise et mademoiselle Diane ! Oh ! Lovelace que tu es ! Veux-tu me prêter les cent francs ?

GABRIEL.

Mais puisque je ne les ai pas !

GASPARD.

Alors, je vais trouver mademoiselle Diane, et je lui rappellerai que, le jour où tu te noyais, parce que tu avais voulu cueillir une fleur qu’elle désirait...

GABRIEL.

Ne fais pas cela, Gaspard !

GASPARD.

Pourquoi donc ?

GABRIEL.

Parce que je ne veux pas.

GASPARD.

Alors, comme il me faut absolument cent francs, si tu ne veux pas que je les demande à mademoiselle Richard, prête-les-moi.

GABRIEL.

Je n’ai pas cent francs, Gaspard ; mais tout ce que j’ai, je vais te le donner : ma montre d’abord, tiens, prends... Avec la chaîne, elle vaut bien deux louis ; puis cette bague, un souvenir de Louise.

GASPARD.

Est-ce bien tout ce que tu as sur toi ?

GABRIEL, se fouillant et jetant tout ce qu’il a sur la table.

Tiens, juges-en toi-même !

GASPARD.

Brave cœur, tu te dépouilles pour moi ! Mais comme je ne suis pas fier et que je n’aime pas mademoiselle Richard...

GABRIEL.

Tais-toi !

GASPARD.

J’accepte tout, même ce billet de deux cents francs.

GABRIEL.

Non, ce billet n’est point à moi.

Il le prend des mains de Gaspard, le déchire, et le jette dans la cheminée.

GASPARD.

Comment ! tu déchires les billets de banque qui ne t’appartiennent pas !

GABRIEL.

Ne me demande pas d’explications, Gaspard ; j’ai fait tout ce que je pouvais pour toi ! Je t’ai donné mes habits, le peu que j’ai de bijoux, tout ce que j’avais d’argent ; va-t’en, Gaspard, va-t’en !

GASPARD.

C’est bien, je m’en vais ! Adieu, Gabriel !

Regardant les fragments du billet déchiré.

On reviendra !...

Il sort.

 

 

Scène XV

 

GABRIEL, DIANE, suivie du domestique

 

GABRIEL, avec un certain effroi.

Vous ! vous ici, mademoiselle !

DIANE.

Pourquoi pas ? N’y suis-je pas venue tantôt avec mon père ?

GABRIEL.

Sans doute, mais...

DIANE.

Mais j’étais avec mon père, voulez-vous dire ? Eh bien, maintenant, je me suis fait accompagner par un domestique ; d’ailleurs, je ne croyais point que ce fût pour le village et pour des amis que cette grande étiquette était faite.

GABRIEL.

Pardonnez-moi ! parfois, dans mes distractions, je ne sais ce que je dis.

DIANE.

Laissez-moi vous expliquer ma démarche, puisqu’elle vous paraît avoir besoin d’être expliquée. J’ai appris, par le domestique de mon père, que vous aviez refusé l’argent qu’il vous avait envoyé. Il ne faut pas en vouloir à mon père, Gabriel.

Gaspard rentre, et se glisse dans le cabinet aux habits.

GABRIEL.

Mademoiselle...

DIANE.

Les banquiers, voyez-vous, cela ne connaît qu’une chose, l’argent ; mais moi qui comprends votre délicatesse, cher monsieur Gabriel, et qui ne veux pas me brouiller avec vous pour les quinze jours que nous avons à passer à Saint-Dolay...

GABRIEL.

Ah ! vous restez quinze jours à Saint-Dolay, mademoiselle ? Quel bonheur !

DIANE, souriant.

C’est un bonheur ?

GABRIEL.

Pour moi, qui vous verrai pendant ces quinze jours.

DIANE.

Ne nous réjouissons pas trop cependant, cela dépendra des nouvelles que mon père attend ce soir ; peut-être serons-nous forcés de partir demain !

GABRIEL.

Oh ! vous n’étant plus là, que deviendrai-je ?

DIANE.

Vous épouserez mademoiselle Louise !

GABRIEL.

Diane !

DIANE.

Mais je ne suis pas venue pour tout cela, je suis venue pour vous dire que je comprenais votre conduite vis-à-vis de mon père et pour ajouter qu’en refusant de l’argent, vous accepteriez, je l’espère, un brimborion qui n’aurait d’autre mérite que de m’avoir appartenu... Donnez-moi votre montre, je veux y attacher moi-même ce cachet !

GABRIEL.

Ma montre ? je n’ai pas de montre, mademoiselle.

DIANE.

Je vous en ai vu une tout à l’heure !

GABRIEL.

Depuis que vous l’avez vue, je l’ai donnée à un ami qui est dans le besoin ; mais n’importe, je garderai précieusement ce cachet comme le souvenir d’un passé qui malheureusement ne peut pas revenir.

DIANE.

Et voici ma main, en mémoire du présent.

GABRIEL.

Oh ! mademoiselle, vous voulez donc me rendre fou !

Il lui baise la main.

 

 

Scène XVI

 

GABRIEL, DIANE, LOUISE

 

LOUISE.

Ah ! mon Dieu, pardonnez-moi, Gabriel, je croyais mademoiselle partie depuis longtemps !

DIANE.

J’étais partie, c’est vrai, mademoiselle ; mais je suis revenue pour remercier M. Gabriel de sa délicatesse envers mon père ; et comme le remercîment est fait, cette fois, je prends véritablement congé de lui et de vous. Adieu, monsieur Gabriel !... Mademoiselle !...

Elle fait un léger signe de tête et sort.

 

 

Scène XVII

 

GABRIEL, LOUISE

 

GABRIEL.

Tu avais quelque chose à me dire, Louise ?

LOUISE.

Oui ! une mauvaise nouvelle à te donner ; ce qui fait que je ne te gronde pas pour le mal que tu me causes, mon pauvre ami.

GABRIEL.

Du mal... moi ! et en quoi ?

LOUISE.

Rien ; pardon de ce qui m’amène. Je t’apporte une lettre que vient de recevoir ton père et qui le rend bien malheureux.

GABRIEL.

Qu’annonce donc cette lettre ?

LOUISE.

Elle annonce que l’homme d’affaires chez lequel ton père avait déposé les fonds pour payer ses acquisitions vient de disparaître.

GABRIEL.

Mon Dieu !

LOUISE.

De sorte qu’un voyage à Paris est indispensable.

GABRIEL.

Et pourquoi mon père n’y va-t-il pas lui-même, à Paris ?

LOUISE.

Ton père, Gabriel ? à peine sait-il lire et écrire ; il ne connaît point Paris, que tu connais. Est-ce un homme comme lui, voyons, qui peut poursuivre une semblable affaire ?

GABRIEL.

Mais qui ira donc, alors ?

LOUISE.

Mais il me semble qu’à défaut de ton père, il n’y a que toi.

GABRIEL.

Moi ? c’est impossible !

LOUISE.

Impossible ! et pourquoi ?

GABRIEL.

Difficile, je voulais dire : mon père ne m’a-t-il pas chargé des travaux de la ferme ?

LOUISE.

Ton absence ne sera pas longue, quinze jours tout au plus.

GABRIEL, à part.

Quinze jours ! juste le temps qu’elle a à rester ici.

LOUISE.

Tu dis ?

GABRIEL.

Je dis que décidément je ne partirai pas.

LOUISE.

Tu ne partiras pas, Gabriel ! quand il s’agit d’une somme qui comprend à peu près toutes les économies de ton père. Ah ! ce refus n’est point naturel, mon ami, et quelque chose que tu ne peux ou plutôt que tu ne veux pas dire te retient ici.

GABRIEL.

Ah çà ! mais, ce matin, tu avais si grand’peur que je ne te quittasse, et, ce soir, voilà que tu veux, bon gré mal gré, m’envoyer à Paris !

LOUISE.

Mon ami, je te parlais de la Providence ce matin ; qui te dit que ce n’est point la Providence qui nous envoie un malheur pour nous sauver ?

GABRIEL.

Je ne sais ce que tu veux dire, Louise, ni ce que la Providence a à faire dans tout ceci. En attendant, je vais voir le père et causer avec lui.

LOUISE.

C’est-à-dire que tu vas essayer de lui persuader que c’est à lui, et non à toi, de faire le voyage... Malheureux, n’était-ce donc pas assez de sacrifier l’un de nous sans sacrifier tous les deux !

GABRIEL.

Des reproches, Louise ! Ah ! si nous en sommes à nous quereller avant le ménage !

LOUISE, tombant sur une chaise.

Non, non ; va, mon ami ! il est important qu’une prompte décision soit prise d’une façon ou de l’autre, va !

GABRIEL, la regardant.

Pauvre Louise !

Il sort.

 

 

Scène XVIII

 

LOUISE, puis GASPARD, sortant du cabinet

 

LOUISE.

Comme il l’aime, mon Dieu !

GASPARD.

Je crois que voilà le moment !

LOUISE, à elle-même.

J’ai fait ce que j’ai dû pour l’éloigner d’elle, et je n’ai pu y réussir... Ah ! il a beau chercher des prétextes, c’est pour elle qu’il reste. Que faire ?

GASPARD.

Voulez-vous un bon moyen, mademoiselle Louise ?

LOUISE, se levant.

Qui êtes-vous ?

GASPARD.

Pas de crainte, je suis le fils du père Durel : Gaspard.

LOUISE.

Pas possible !

GASPARD.

Par malheur, je n’ai pas le temps de vous montrer mon acte de naissance. Les moments sont précieux ! Vous cherchez un moyen de l’éloigner, Gabriel, n’est-ce pas ?

LOUISE.

Oui, oui, et je n’en trouve point. En auriez-vous un, vous ?

GASPARD.

Infaillible ! dites-lui tout simplement, comme cela, en l’air, que mademoiselle Diane part demain, et il partira ce soir.

LOUISE.

Oh ! il est donc vrai que c’était pour elle !

GASPARD.

Je n’ai pas besoin de vous en dire davantage ; d’abord, je ne suis pas revenu pour cela.

À part, regardant le billet.

Il y est toujours !

Haut.

J’ai perdu mon briquet et je suis revenu pour allumer ma pipe. Voilà tout justement du papier à terre près de la cheminée.

Il ramasse les morceaux du billet déchiré par Gabriel.

En les recollant, cela vaudra du neuf !

Regardant.

Tiens... il était faux !... Comment ! comment ! Gabriel s’amuse à faire de faux billets de banque dans ses moments perdus ! ça ne m’étonne plus qu’il n’ait pas voulu me le donner. Allons, allons, ne vous désespérez pas, ma petite mère !...

À part.

Elle ne perdra pas grand’-chose en perdant Gabriel !... Il finira mal, ce garçon-là ! il finira mal !

Il sort. Louise n’a entendu que ce qui a rapport à Diane.

 

 

Scène XIX

 

LOUISE, puis GABRIEL et LAMBERT

 

GABRIEL, entrant avec Lambert.

Vous m’approuvez, n’est-ce pas, mon père ?

LAMBERT.

Tu me donnes de bonnes raisons, c’est vrai ! cependant, j’aurais mieux aimé que ce fût toi qui ailles là-bas ! un homme d’affaires, un étranger, ne prendra jamais nos intérêts comme toi ou moi.

LOUISE, à Lambert.

Mais pourquoi chargez-vous de cela un étranger ?

LAMBERT.

Qui veux-tu que nous en chargions ?

LOUISE.

Un ami, M. Richard, par exemple.

GABRIEL.

M. Richard ?... Impossible ! il reste ici quinze jours.

LOUISE.

C’était son intention d’abord, mais il paraît qu’il a changé d’avis, il retourne demain à Paris.

GABRIEL, à Louise.

Comment sais-tu ?...

LOUISE.

Le domestique est venu demander si les circulaires étaient faites, en disant que son maître avait reçu des nouvelles qui le forçaient de quitter immédiatement Saint-Dolay avec mademoiselle Diane ; ne m’en demandez pas davantage, je dis ce que je sais.

LAMBERT.

C’est une idée, ça, ma petite Louise, et je vais jusqu’au château.

GABRIEL.

Si cependant, mon père, j’étais sûr...

LAMBERT.

De quoi ?

GABRIEL.

Que ma présence ne fût point indispensable ici.

LOUISE.

Pour ma part, je ferai tout ce que je pourrai.

LAMBERT.

Quant à moi, il me semble qu’en moins de huit jours, on peut couler cette affaire.

GABRIEL.

Dame, mon père, si vous y tenez absolument !

LOUISE, à part.

Ô mon Dieu ! donnez-moi la force de ne pas pleurer.

GABRIEL.

Je n’insisterai pas davantage, je suis prêt à partir.

LOUISE, de même.

Oh ! Gaspard me l’avait bien dit !

LAMBERT.

Eh bien, alors, demain si tu veux.

GABRIEL.

Pourquoi attendre à demain ? Du moment que la décision est prise, le mieux est de l’exécuter tout de suite.

LOUISE, de même.

Mon Dieu !

LAMBERT.

Eh bien, donc, ce soir, si tu veux ?

GABRIEL.

Alors, je n’ai pas de temps à perdre pour faire ma valise.

LOUISE.

Veux-tu que je t’aide, Gabriel ?

GABRIEL.

On n’a pas besoin d’être deux pour cela !

LAMBERT.

Eh bien, moi, Gabriel, je vais chercher l’argent nécessaire à ton voyage.

Il sort.

LOUISE.

Oui, tu as raison, Gabriel, on n’a jamais besoin d’être deux quand il y en a un des deux qui n’aime plus l’autre.

Lambert revient.

Oh ! mon oncle, j’ai bien des choses à vous dire, allez !

 

 

Scène XX

 

LOUISE, LAMBERT

 

LAMBERT.

Parle, mon enfant, je t’écoute ; mais qu’as-tu donc, mon Dieu ? tu es tout en larmes !

LOUISE.

Oh ! je suis bien malheureuse !

LAMBERT.

Toi, malheureuse ! quelqu’un t’aurait-il offensée ? Je ne suis qu’un vieillard, mais malheur à celui qui oserait toucher à un cheveu de ta tête ! Parle, mon enfant ; que t’a-t-on fait ?

LOUISE.

Gabriel ne m’aime plus, mon oncle !

LAMBERT.

Tu es folle ! il y a une heure que, là, chez moi, il me disait qu’il ne voulait point aller à Paris à cause de toi.

LOUISE.

Il vous a trompé, il ne voulait point aller à Paris parce qu’il croyait que mademoiselle Richard restait ici.

LAMBERT.

Comment ?

LOUISE.

Mais quand, voulant l’éloigner d’elle, je lui ai dit qu’elle partait, vous avez vu avec quel empressement il se met en route !

LAMBERT.

Alors, ce départ de mademoiselle Richard ?...

LOUISE.

Est un mensonge inventé par moi ; Gabriel aime cette jeune fille, c’est moi qui vous le dis !

LAMBERT.

Et je n’ai rien vu, je n’ai rien deviné ! Ah !... Eh bien, c’est à moi qu’il va répondre de sa trahison !

LOUISE.

Mon oncle, pas un mot ! il ne reviendrait plus.

LAMBERT.

Eh bien, où serait le mal quand il ne reviendrait pas ? Crois-tu qu’une belle et bonne fille comme toi ne trouvera pas toujours l’équivalent d’un drôle comme lui !

LOUISE.

Oh ! vous ne savez pas tout, mon oncle, vous ne savez pas tout !

LAMBERT.

Qu’y a-t-il donc encore ?

LOUISE.

Mon oncle !...

LAMBERT.

Parle !

LOUISE, tombant à genoux.

C’est que je ne peux plus en épouser un autre !

LAMBERT.

Toi ! et c’est ce misérable !...

LOUISE.

Hélas ! ne le maudissez pas seul ! je suis aussi coupable que lui !

LAMBERT.

Mais alors, je ne veux pas qu’il parte ! je veux qu’il reste ! je veux qu’il t’épouse !

LOUISE.

Non, pour l’amour du ciel ! laissez-le aller à Paris. S’il reste ici, il la verra tous les jours. À Paris, au contraire, le souvenir de cette jeune fille s’effacera. Quand il reviendra, elle ne sera plus ici. Dans ce moment, mon père, je ne demande que votre pardon.

LAMBERT.

Viens dans mes bras, ma fille ! viens-y avec confiance ! Tu n’es ni la Madeleine ni la femme adultère, et le Seigneur leur a cependant pardonné à toutes deux.

Il l’embrasse.

Maintenant, du calme, je me retire, je ne veux pas le voir, je ne pourrais m’empêcher de lui dire ce que je pense de lui.

Il lui donne de l’argent.

Tiens, tu lui remettras cet argent en lui disant que je le dispense de me faire ses adieux. Mais toi ! oh ! embrasse-moi, Louise !

Il sort.

 

 

Scène XXI

 

LOUISE, puis GABRIEL et ROUGEOTTE

 

LOUISE.

Mon Dieu, pardonnez-moi le mensonge que j’ai fait à Gabriel, mon excuse est dans mon amour.

Entre Gabriel, le sac au dos, le bâton à la main ; Rougeotte le suit, portant une petite valise.

GABRIEL.

Me voici prêt. Louise, où est mon père ?

LOUISE.

Il est dans sa chambre.

GABRIEL.

Je vais lui dire adieu.

LOUISE.

Mon Gabriel, crois-moi, n’y va pas.

GABRIEL.

Pourquoi ?

LOUISE.

Au moment de se séparer de toi, le cœur lui a manqué, il m’a chargé de te remettre cet argent. Tout à l’heure, il voulait te retenir, c’est moi qui ai insisté pour qu’il te laissât partir. S’il te revoit, je ne réponds de rien.

GABRIEL.

Tu crois ?

LOUISE.

Si cependant le désir de l’embrasser est plus fort que la crainte qu’il ne te retienne, va, Gabriel, va !...

GABRIEL.

Non. Tu te chargeras de mes adieux pour lui, Louise. – Rougeotte, va en avant, ma fille, je te rejoins.

Rougeotte se met à pleurer.

GABRIEL.

Eh bien, qu’as-tu donc ?

ROUGEOTTE.

J’ai que cela me gribouille l’estomac de vous voir partir ; mais, que voulez-vous, quand il le faut, il le faut !

Elle sort.

 

 

Scène XXII

 

LOUISE, GABRIEL

 

LOUISE.

Et toi, Gabriel, es-tu donc le seul à qui cette séparation, si courte qu’elle doive être, ne tire pas des larmes des yeux ?

GABRIEL.

Ne pleure pas ainsi, Louise !

LOUISE.

Comment veux-tu que je ne pleure pas, quand je sens que tu emportes avec toi mon espérance, mon bonheur, ma vie !

GABRIEL.

Ah ! mon Dieu, tu vas m’ôter tout courage. À bientôt, ma Louise, à bientôt !

Il s’éloigne ; Louise tombe à genoux.

LOUISE.

Ô mon Dieu ! mon Dieu !

Ses yeux sont attirés par les morceaux du billet de banque déchiré.

Qu’est-ce que cela ? Gabriel ! Gabriel ! reviens !

GABRIEL, revenant.

Qu’y a-t-il ?

LOUISE.

Je suis toute tremblante, vois !

Lui présentant un fragment du billet de banque.

Qu’est-ce que c’est que cela, et d’où peut venir ce morceau de billet de banque ?

GABRIEL.

D’un billet de deux cents francs qui ne valait rien, et que j’ai déchiré.

LOUISE.

Comment ! il ne valait rien ? Il y a donc des billets de banque qui ne valent rien ?

GABRIEL.

Sans doute, les billets faux.

LOUISE.

Mais d’où vient celui-ci ?

GABRIEL.

L’autre jour, mon père a reçu un billet, un vrai, je l’ai imité à la plume.

LOUISE.

Oh ! ne me dis pas cela, tu me fais peur !

GABRIEL.

Ah ! par exemple, peur de quoi ?

LOUISE.

Je n’en sais rien, c’est comme un pressentiment.

GABRIEL, l’embrassant.

Tiens, voilà la monnaie de ce billet qui t’inquiète.

LOUISE, insensible à ses caresses.

Regarde, Gabriel !

GABRIEL, avec une certaine impatience.

Quoi ? que veux-tu que je regarde ?

LOUISE.

Regarde ce qui est écrit là : La loi punit de mort le contrefacteur.

GABRIEL.

C’est vrai ! mais que m’importe à moi cette menace terrible ? La punition est pour ceux qui en font un métier ! moi, je n’ai rien à craindre ! Adieu encore, Louise ! adieu, ou plutôt au revoir !

Il s’éloigne.

LOUISE, tombant sur une chaise.

La loi punit de mort le contrefacteur !

 

 

ACTE I

 

Un jardin éclairé somptueusement avec girandoles et verres de couleur. À droite, un pavillon praticable, ouvert face au public, et laissant voir des salons brillamment éclairés ; des tables de jeu sont à l’intérieur.

 

 

Scène première

 

FABIEN, DE LUSSAN, INVITÉS, HOMMES et FEMMES, se promenant dans le jardin

 

FABIEN.

Est-ce une consultation que tu désires, cher ami ?

DE LUSSAN.

Dieu merci, non... Je me porte assez bien pour n’avoir pas besoin de recourir à la science.

FABIEN.

Quoique médecin, je t’en félicite et de tout mon cœur.

DE LUSSAN.

Merci ; seulement, je désire savoir si, parmi tes nombreux clients, tu n’en aurais pas quelqu’un ayant habité la Guadeloupe.

FABIEN.

Dans quel but me demandes-tu cela ?

DE LUSSAN.

Oh ! mon Dieu, c’est simple comme bonjour... J’aime mademoiselle Richard.

FABIEN.

Diane ?...

DE LUSSAN.

Oui !

FABIEN.

Elle ou la cassette de son père ?

DE LUSSAN.

Je suis assez riche pour avoir le droit de ne pas être soupçonné de spéculation... quand je dis : J’aime !... J’ai tout lieu de croire que j’allais être payé de retour, comme on dit dans les romances, dans les devises de confiseur et dans les opéras comiques... lorsqu’un certain vicomte Henri de Faverne est venu se jeter dans mes amours...

FABIEN.

Et y a fait un trou ?

DE LUSSAN.

Justement !... Or, ce M. Henri de Faverne... qui joue un jeu d’enfer... qui a les plus beaux chevaux, qui parie aux courses, en attendant qu’il fasse courir... quand on lui demande qui il est et d’où il vient, dit appartenir à une riche famille de colons qui a des biens à la Guadeloupe.

FABIEN.

Et tu soupçonnes la vérité de ce récit ?

DE LUSSAN.

Mon cher docteur, rien n’est soupçonneux comme un prétendant évincé.

FABIEN.

Comment, tu en es là !... évincé ?...

DE LUSSAN.

Non, mais il y a eu balance.

FABIEN.

Donc, résumons-nous... Tu veux savoir ?

DE LUSSAN.

S’il y a en effet une famille de Faverne à la Guadeloupe... S’il y a une famille et qu’elle soit riche... il n’y a rien à dire. Mais s’il n’y en a pas, il est de mon devoir de démasquer un intrigant qui se présente sous un faux nom...

FABIEN.

Pour épouser une femme que tu aimes... C’est trop juste !...

DE LUSSAN.

Je n’aimerais pas Diane, qu’en semblable circonstance, je me ferais un devoir d’éclairer M. Richard.

FABIEN.

Oui ; seulement, tu y mettrais moins de passion.

DE LUSSAN.

Ah çà !... as-tu fini, toi ?

FABIEN.

Ne te fâche pas... j’ai ton affaire... D’abord, je suis médecin du directeur de la colonie... Tiens, mieux encore !... connais-tu Olivier d’Hornoy ?

DE LUSSAN.

Je l’ai connu beaucoup... autrefois, il y a quatre ou cinq ans... mais il a disparu tout à coup... Il a fait un grand voyage, il est allé en Chine, au Tibet, dans le royaume de Siam, je ne sais où...

FABIEN.

Non... il est tout simplement allé à la Guadeloupe, où il est resté trois ans, et d’où il est revenu il y a quinze jours. Voilà ton affaire... et comme il est au nombre des invités de M. Richard, tu pourras avoir tes renseignements ce soir même.

DE LUSSAN.

Merci.

FABIEN.

Chut ! voici le maître de céans, M. Richard en personne.

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, RICHARD

 

RICHARD.

Eh bien, messieurs, que faites-vous donc ainsi à l’écart ?

DE LUSSAN.

Nous parlions de votre fête.

RICHARD.

Comment la trouvez-vous ?

FABIEN.

Splendide !

DE LUSSAN.

Ce sont les Mille et une Nuits en action.

RICHARD.

Est-ce qu’un banquier ne doit pas tout mettre en actions, même les contes de fées ? puis, vous savez, quand on a une fille à marier...

FABIEN.

C’est un portrait que, si beau qu’il soit, il faut mettre dans un cadre digne de lui.

RICHARD.

Ce qui ne vous fera regarder ni le cadre ni le portrait, n’est-ce pas, cher monsieur Fabien ?

FABIEN.

Vous savez mes principes, un médecin ne doit pas se marier.

RICHARD.

Pour quelles raisons ?...

FABIEN.

Il est trop souvent dérangé la nuit.

RICHARD.

Eh bien, parole d’honneur, je regrette votre résolution...

FABIEN.

Pourquoi cela ?

RICHARD.

Je trouve très commode d’avoir un médecin dans ma famille.

FABIEN.

Oui, c’est une économie... Par malheur, cher monsieur Richard, je ne suis pas assez riche pour aspirer à la main de votre fille.

RICHARD.

Avec cela que je suis bien exigeant !... cent mille écus... Qui est-ce qui n’a pas cent mille écus ?...

FABIEN.

C’est votre chiffre ?

RICHARD.

Oui, par convention faite avec Diane, j’ai fixé la fortune. Elle s’est réservé le choix. Je ne crois pas que deux nouveaux mariés puissent être lancés dans le monde à moins de trente mille livres de rente.

FABIEN.

Eh bien, voici justement mon ami de Lussan qui a quinze mille livres de rente, quelle chance !

RICHARD.

Seize mille !... j’ai pris mes informations.

FABIEN.

Ah ! monsieur Richard, ce n’est pas mille livres de rente de plus qui peuvent lui faire du tort !... si c’était de moins...

RICHARD.

Mais aussi M. de Lussan est admis à concourir... M. de Lussan me va très bien... mais très bien... Il a la fortune voulue... un physique agréable... des faux-cols irréprochables, un de avant son nom... Il valse à deux temps, danse la mazourke, sait le cotillon sur le bout de son pied... Qu’il m’apporte un exeat signé de ma fille, et je l’appelle immédiatement mon gendre.

DE LUSSAN.

Hélas ! monsieur, j’ai eu un instant cet espoir... mais, depuis quelque temps, il me semble que les choses ont changé : mademoiselle Diane, je dois l’avouer à mon grand regret, n’est plus la même pour moi.

RICHARD.

Ah ! oui, le riche créole vous fait du tort, à vous et aux autres.

FABIEN, à demi-voix.

Reste là !... moi, je rentre au salon, et si je rencontre Olivier d’Hornoy... je te l’envoie.

DE LUSSAN.

Va.

FABIEN, en sortant.

Je vous laisse parler de vos petites affaires.

RICHARD.

Oh ! vous pouvez rester... vous ne nous gênez aucunement... je travaille au grand jour.

FABIEN.

J’ai une consultation à donner à une de vos danseuses qui s’est foulé le pied pour ne pas danser avec quelqu’un qui lui déplaisait, et qui désire être guérie pour danser avec quelqu’un qui lui plaît.

RICHARD.

Allez !... allez !

Fabien sort.

 

 

Scène III

 

DE LUSSAN, RICHARD

 

RICHARD.

Ah ! je comprends très bien que M. de Faverne fasse des conquêtes... Un beau nom précédé d’un beau titre, une fortune qu’on dit énorme... un joueur admirable qui perd ou gagne des vingt-cinq mille francs dans la soirée sans sourciller.

DE LUSSAN.

Eh bien, mon cher monsieur Richard, vous direz ce que vous voudrez... je n’aime pas la figure de cet homme.

RICHARD.

Oh ! par exemple !... je le trouve très beau garçon, moi !

DE LUSSAN.

Ce n’est pas précisément sa figure qui déplaît... c’est sa physionomie... Il ne vous regarde jamais en face... Je me suis toujours méfié des gens qui ne vous parlent pas franchement, les yeux dans les yeux.

RICHARD.

Je comprends tout cela de la part d’un rival... mais, en général, les beaux-pères voient d’une façon et les prétendants d’une autre... Quant à moi, cher monsieur de Lussan, j’ai, à son endroit... sur mon agenda, les meilleures notes. Il est accrédité près de moi par les premiers banquiers de la colonie ; et je vous avoue que ces recommandations-là sont les plus sérieuses pour nous autres hommes d’argent. Je vous laisse... J’ai besoin de veiller au bien-être de mes invités... Brillat-Savarin dit quelque part qu’on se charge du bonheur d’un invité pendant le temps qu’il reste chez vous. J’ai cinq cents invités ce soir, je suis donc chargé du bonheur de cinq cents personnes... Vous, restez dans l’ombre, comme un jaloux... Pensez à votre rival... mais prenez garde !... je le crois chatouilleux sur le point d’honneur.

DE LUSSAN.

C’est ce que nous verrons quand nous en serons là, mais nous n’y sommes pas encore.

RICHARD.

Au revoir, cher baron.

Olivier d’Hornoy entre en scène.

Voici M. d’Hornoy qui cherche le frais.

 

 

Scène IV

 

DE LUSSAN, RICHARD, OLIVIER

 

OLIVIER.

Non, monsieur... Je cherche un ancien ami à moi, M. le baron de Lussan, qui sera, dit-on, bien aise de me revoir et qui a quelque chose à me demander...

RICHARD.

Justement, il était là avec moi... Monsieur de Lussan, M. d’Hornoy qui vous cherche.

Il sort.

DE LUSSAN.

Merci... Ah ! mon cher Olivier !... imaginez-vous que c’est aujourd’hui seulement que j’ai appris tout à la fois, et votre départ pour la Guadeloupe, et votre retour à Paris.

OLIVIER.

Que voulez-vous, mon cher ! c’est un tel gouffre que Paris... qu’on disparaît un an, deux ans, trois ans, sans que l’on s’inquiète où vous avez été ni que l’on s’aperçoive même que vous avez disparu.

DE LUSSAN.

Vous avez été à la Guadeloupe ?

OLIVIER.

Oui, j’avais de grands intérêts à y régler ; ma mère est née à la Pointe-à-Pitre.

DE LUSSAN.

Alors, si vous êtes resté trois ans à la Guadeloupe, vous devez y connaître tout le monde.

OLIVIER.

Bon ! voilà que ça commence !

DE LUSSAN.

Que voulez-vous dire ?

OLIVIER.

Rien, allez toujours.

DE LUSSAN.

Alors, vous devez avoir connu là-bas, sinon lui, du moins la famille d’un certain vicomte...

OLIVIER.

De Faverne, n’est-ce pas ?

DE LUSSAN.

Comment savez-vous que c’était cela que je voulais vous demander ?

OLIVIER.

Parce que, depuis trois jours, vous êtes la cinquième personne qui me fait la même question.

DE LUSSAN.

Vraiment !

OLIVIER.

Si bien que vous finirez par me faire avoir un duel avec ce monsieur.

DE LUSSAN.

Comment cela ?

OLIVIER.

Eh ! mon cher, c’est parce que je l’ai échappé hier soir... que je ne l’échapperai probablement pas aujourd’hui, et que, si je l’échappe aujourd’hui, je ne l’échapperai pas demain...

DE LUSSAN.

Et depuis quand donc craignez-vous les affaires du genre de celle dont vous êtes menacé ?... Vous aviez autrefois, si je me le rappelle bien, la fatale réputation de les chercher plutôt que de les fuir.

OLIVIER.

Oui, sans doute, je me bats, quand il le faut ; mais, vous savez, on ne se bat pas avec tout le monde.

DE LUSSAN, joyeux.

Alors, à votre avis, cher ami, le vicomte de Faverne n’est pas tout le monde ?

OLIVIER.

Dame ! comme je vous l’ai dit, voilà quatre ou cinq fois que l’on vient aux informations auprès de moi, et c’est tout simple : ce monsieur a des chevaux superbes, il joue un jeu fou sans qu’on lui connaisse aucune fortune au soleil ; du reste, payant fort bien ce qu’il achète ou ce qu’il perd. De ce côté, il n’y a rien à dire... Or, comme on sait que j’arrive de la Guadeloupe, chacun vient me demander si j’ai connu un comte de Faverne ou une famille de Faverne à la Pointe-à-Pitre ; moi, naturellement, je réponds que non.

DE LUSSAN.

Alors, vous n’avez connu personne de ce nom-là dans l’île ?

OLIVIER.

Personne... Or, hier, au cercle, on m’a demandé mon avis sur ce monsieur, qui avait sollicité son admission : j’ai dit la vérité comme toujours ; sur ma réponse, il a été refusé... Probablement a-t-il su que c’était moi qui étais cause de ce refus ; car, hier, je l’ai rencontré à l’Opéra, où il a une loge, il m’a regardé avec des yeux féroces ; c’est tout au plus s’il ne m’a pas montré le poing. Et maintenant, cher ami, si vous pouvez vous dispenser de dire que c’est moi qui vous ai donné ces informations, vous me ferez plaisir... car, je vous le répète, rien ne me serait plus désagréable qu’un duel avec un de ces hommes contre lesquels on ne se bat pas...

DE LUSSAN.

Soyez tranquille... Maintenant, je sais ce que je voulais savoir. Vos renseignements me serviront de point de départ, et, grâce à eux, j’irai jusqu’au bout.

OLIVIER.

Chut ! Voici M. Richard et sa fille.

 

 

Scène V

 

DE LUSSAN, OLIVIER, RICHARD, DIANE

 

DIANE, à de Lussan.

En vérité, vous êtes charmant, monsieur de Lussan ! vous me demandez une contredanse, je vous cherche partout des yeux...

DE LUSSAN.

Oh ! mademoiselle, excusez-moi ! si vous saviez...

DIANE.

La musique donne le signal, je réclame mon danseur... Je demande à mon père s’il vous a vu, il me répond que vous êtes dans le jardin à causer avec M. Olivier d’Hornoy ; alors, je prends son bras, et je viens en personne vous remercier de votre empressement et vous inviter pour la prochaine.

DE LUSSAN.

C’est vrai ; mais si vous saviez de quoi je parlais avec mon ami...

DIANE.

Ce devait être, en effet, des choses fort intéressantes... Ne pourriez-vous m’en faire part ? Ce serait un dédommagement au déplaisir que j’éprouve de ne point danser avec vous.

DE LUSSAN.

Oh ! si monsieur votre père permettait que je vous disse tout ce que j’ai à vous dire, jamais meilleure occasion ne me serait offerte.

DIANE.

Oh ! mon père le permettra, mon père n’est point un tyran, monsieur ; et tandis qu’il causera avec votre ami, M. Olivier d’Hornoy, vous me direz comment on se dit le serviteur très humble d’une femme, et comment on oublie qu’on a invité cette femme à danser... Votre bras, monsieur de Lussan.

RICHARD, à Olivier.

Voilà comment j’ai élevé ma fille, en toute liberté, à l’anglaise !... Son mari sera sûr au moins de trouver en elle la première qualité d’une femme, à mon avis, la franchise.

Il s’éloigne avec Olivier, mais sans disparaître.

DIANE.

Eh bien, monsieur, j’attends vos excuses.

DE LUSSAN.

Hélas ! je n’en ai pas d’autres à vous faire que celle-ci : je vous ai oublié, mademoiselle, parce que j’étais trop préoccupé de vous.

DIANE.

Si j’ai dans mes paroles le mérite de la franchise, comme le disait tout à l’heure mon père, permettez-moi de vous dire que vous n’avez pas dans les vôtres celui de la clarté.

DE LUSSAN.

Et si je suis trop clair, me le pardonnerez-vous ?

DIANE.

Sans doute... Vous êtes trop bon gentilhomme, monsieur de Lussan, pour dire à une femme une chose dont elle puisse s’offenser.

DE LUSSAN.

Oui, surtout dans la situation que monsieur votre père vous a faite, et qu’il a eu la bonté de m’expliquer... Mademoiselle Diane, je vous aime. Dois-je le redire assez haut pour que votre père et mon ami l’entendent ?

DIANE.

Je vous dirais oui, monsieur de Lussan, si j’avais une réponse favorable à vous faire.

DE LUSSAN.

Oh ! je me doutais bien que j’étais l’homme le plus malheureux du monde.

DIANE.

Et j’ajouterai, monsieur, le moins fait pour être malheureux... Tout ce qu’il faut avoir pour plaire à une femme, vous le possédez : vous êtes jeune, riche, élégant, plus instruit que ne le sont d’habitude les gens du monde... Je vous apprécie, vous le voyez.

DE LUSSAN.

Les sacrificateurs antiques couronnaient de fleurs les victimes qu’ils allaient immoler, vous faites comme eux.

DIANE.

Que voulez-vous ! il y a une maxime banale à laquelle il faut toujours revenir, comme on revient aux choses banales qui expriment une grande vérité. Vous êtes l’élu de mon estime, mais vous n’êtes pas celui de mon amour.

DE LUSSAN.

Hélas ! je ne m’en étais que trop aperçu... Non, mademoiselle, vous ne m’aimez pas, mais vous ne m’aimez pas parce que vous en aimez un autre !

DIANE.

Je vous ai dit mon opinion... je pourrais refuser de vous dire mon secret ; mais avec un homme comme vous, monsieur, une femme qui n’a rien à se reprocher, qu’un penchant involontaire auquel elle n’a point cédé encore... cette femme peut tout dire, surtout si, en perdant un adorateur, elle tient à conserver un ami.

DE LUSSAN.

Vous aimez M. de Faverne, n’est-ce pas ?

DIANE.

J’ignore ce que c’est que l’amour, monsieur le baron, n’ayant pas aimé ; mais j’éprouve, je vous l’avoue, pour ce jeune homme, un invincible entraînement... Vous est-il arrivé parfois de rencontrer dans le monde une personne complètement inconnue, dont la vue vous a fait tressaillir, comme eût fait celle d’un ancien ami ?... et cependant vous aviez beau chercher, vous interroger, fouiller au plus profond de vos souvenirs, vous demander où vous aviez vu cette personne, votre mémoire rebelle n’avait point d’écho pour les interrogations de votre cœur, et vous en arriviez à croire que, dans un monde antérieur, dans une existence oubliée, vous aviez voyagé côte à côte avec le contemporain de votre existence actuelle... Eh bien, voilà l’effet que j’éprouve à la vue de cet homme ; au reste, sur ma parole, monsieur, et rien ne me force à vous le dire, pas un aveu n’a été fait de sa part, pas un encouragement n’a été donné de la mienne. Vous avez vu plus clair avec les yeux d’un rival qu’il n’a vu lui-même avec les siens... Vous m’avez dit : « Vous l’aimez », et lui ne m’a pas encore demandé : « M’aimez-vous ? » 

DE LUSSAN.

Vous devez comprendre, mademoiselle, que, devant un aveu si loyal, devant une confidence si franche, ma délicatesse veut que je me retire... Mais, vous le savez, une certaine obscurité mystérieuse plane sur cet homme heureux, qui a le bonheur d’être aimé de vous.

DIANE.

M. de Lussan n’est pas de ceux qui calomnient un honnête homme dans l’espoir de se débarrasser d’un rival...

DE LUSSAN.

Non... mais si, cependant, j’apprenais à n’en pas pouvoir douter que cet homme est indigne de vous...

DIANE.

Dans ce cas, il serait du double devoir d’un ami et d’un gentilhomme de prévenir mon père, et lui et moi deviendrions les juges de ce que nous aurions à faire...

DE LUSSAN.

M’en voulez-vous encore, mademoiselle, de ne pas m’être trouvé à temps pour être votre cavalier ?

DIANE.

Non, baron... et je crois que notre temps a été mieux employé qu’à une contredanse. Vous avez augmenté l’estime que j’avais pour vous, et j’espère n’avoir rien perdu de la vôtre.

DE LUSSAN.

Le vicomte de Faverne, mademoiselle... Dois-je vous laisser ?

DIANE, troublée.

S’il me demande une contredanse comme celle que je vous avais promise, ou une explication comme celle que je viens de vous donner, a-t-il moins droit que vous à l’obtenir ?...

DE LUSSAN.

Non, mademoiselle, et je vous laisse toute liberté...

Il se retire en saluant profondément et légèrement M. de Faverne, puis va prendre le bras d’Olivier, avec lequel il s’éloigne.

 

 

Scène VI

 

DIANE, RICHARD, DE FAVERNE

 

DIANE, à part, regardant de Faverne.

Oh ! c’est bien lui, je ne me suis pas trompée !

RICHARD.

Soyez le bienvenu, mon cher vicomte ! on s’étonnait de ne point encore vous avoir vu apparaître ; savez-vous qu’il est minuit et demi ?...

DE FAVERNE.

Votre montre avance d’une bonne demi-heure, monsieur Richard.

Il tire une montre très élégante.

Il est minuit moins cinq minutes...

RICHARD.

C’est bien possible, voilà plusieurs fois qu’elle me joue de ces tours-là...

À part.

C’est étonnant, plus je regarde ce garçon-là, plus il me semble l’avoir vu quelque part.

DE FAVERNE.

Mademoiselle Diane me fera-t-elle la grâce de me laisser croire qu’elle est au nombre des personnes qui se sont aperçues de mon retard ?

DIANE, très émue.

Mais oui, monsieur... Les danseurs, les vrais danseurs, bien entendu... deviennent plus rares de jour en jour, et l’absence de l’homme dévoué qui ne manque ni une contredanse ni une valse doit nécessairement être remarquée.

DE FAVERNE.

J’ai été retenu par un de mes bons amis qui arrive de la Guadeloupe, un créole comme moi... M. le marquis de Lestange... Le connaissez-vous, monsieur Richard ?

RICHARD.

J’ai dû entendre prononcer ce nom !... Je dois le connaître !

DE FAVERNE.

Mademoiselle Diane voudra-t-elle, pour m’aider à réparer le temps perdu, me faire l’honneur de m’accorder la première valse ?...

DIANE.

Avec grand plaisir, monsieur.

On entend la ritournelle d’une valse.

DE FAVERNE.

Je joue de bonheur !... vraiment, l’orchestre, comme s’il n’attendait que votre consentement, exécute un des plus charmants motifs de Strauss.

RICHARD.

Ma fille a déjà beaucoup dansé, et je crains...

DIANE.

Oh ! ne craignez rien, mon père... Si je me sens fatiguée, je le dirai à M. de Faverne, et nous nous reposerons...

À part.

Il faudra bien qu’il parle.

Ils sortent.

 

 

Scène VII

 

RICHARD, seul

 

Allons, allons, je crois que décidément le créole l’emportera. M. de Lussan s’est retiré avec une mine d’amant désappointé, qui m’a vraiment fait de la peine... Mais ce qui me console, c’est que je crois le vicomte de Faverne trois fois riche comme lui... Allons, à mes invités !

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

GASPARD, seul, s’avançant avec précaution

 

Il porte une pendule sous le bras. Je crois que le plus sûr est de m’en aller par ici ; à la porte de la rue, il y a trop de voitures, trop de lanternes, sans compter deux sergents de ville qui sont là pour faire prendre la file et qui auraient bien pu me la faire prendre, à moi. J’ai trouvé plus prudent de m’en aller par le jardin... Autant que j’en puis juger par la position de l’hôtel, le mur doit donner sur les Champs-Élysées... Une fois là, ni vu ni connu... Voyons le résultat de la soirée : il n’a pas été mauvais, une chaîne, deux montres, une pendule.

Il lit le nom de l’horloger sur le cadran.

Mahulot !

La pendule se met à sonner, il voudrait l’arrêter.

L’Arabe et son Coursier. J’aimerais assez, dans ce moment-ci, posséder le coursier !... Bon ! quelqu’un !

Il se heurte contre M. Richard.

 

 

Scène IX

 

RICHARD, GASPARD

 

RICHARD.

Pardon, monsieur !

GASPARD, à part.

Ouais !... le maître de la maison.

Haut.

C’est moi qui vous prie de m’excuser, monsieur ; je croyais vous avoir heurté avec ma pendule...

RICHARD.

En effet, vous avez une pendule !

GASPARD.

Oui, monsieur...

RICHARD.

Mais c’est ma pendule !

GASPARD.

Pardon, monsieur : c’est la pendule de mademoiselle votre fille.

RICHARD.

Et pourquoi diable emportez-vous la pendule de ma fille ?...

GASPARD, embarrassé.

Parce qu’elle retarde, monsieur.

RICHARD.

Ce n’est pas comme ma montre, qui avance... Mais enfin, qui êtes-vous ?

GASPARD.

Qui je suis ?

RICHARD.

Oui, qui êtes-vous ?

GASPARD.

Je suis le premier garçon de votre horloger, M. Mahulot... Vous ne me connaissez pas ?... Je suis cependant venu bien souvent remonter et régler vos pendules... Aujourd’hui, le patron m’a dit : « Il y a grand bal ce soir chez M. Richard... On aura besoin de savoir l’heure... tu iras dans la matinée régler les pendules... » 

RICHARD.

Et tu appelles minuit la matinée ? Pour un garçon horloger, l’erreur me paraît forte. Il me semble que tu es comme la pendule de ma fille... que tu retardes diablement !

GASPARD.

Attendez donc !... Grand bal chez M. Richard, cela doit être beau à voir... Moi qui n’ai jamais vu de bal, ma foi, je me suis dit : « J’irai le soir, au lieu d’y aller dans la matinée... » Ah ! monsieur, que c’est beau à voir chez vous, un bal ! faut-il que vous soyez riche pour donner un pareil bal ! Et vos invités, donc ! sont-ils beaux ! où avez-vous donc pu vous procurer de si beaux invités ! Et puis quel luxe ! Je suis sûr que, chez les princes, ce n’est pas plus splendide !

RICHARD.

Ne suis-je pas un prince de la finance ?

GASPARD.

Vous êtes un roi, monsieur ! C’est au point que je me suis laissé attarder jusqu’à minuit.

Regardant à la pendule et avançant les aiguilles.

Ma foi, oui, il est minuit dix minutes.

RICHARD, regardant à sa montre.

C’est-à-dire qu’il est une heure du matin.

GASPARD.

Ah ! vous avancez, monsieur Richard, vous avancez ! je vais vous dire l’heure au juste !... tenez un instant la pendule.

Il met la pendule sur les bras de Richard. Se fouillant.

Ah ! mon Dieu !... ah ! non ! la voilà ! c’est la montre d’un agent de change que je suis en train de régler ! Voyez, minuit trente-cinq, c’est l’heure de la Bourse.

Il remet la montre dans sa poche.

RICHARD repasse la pendule à Gaspard et tire sa montre.

Eh bien, mon garçon, puisque te voilà, prends ma montre... Tu la régleras et tu la rapporteras avec la pendule.

GASPARD.

Je n’y manquerai pas.

Embarrassé de la pendule.

Tenez, monsieur Richard, voulez-vous avoir la complaisance de mettre votre montre dans ma poche ?

RICHARD, s’exécutant.

Et maintenant, va, mon garçon, va ! Voilà nos danseurs qui n’ont plus assez de place dans le salon et qui débordent dans le jardin... Je ne veux pas qu’on te prenne pour un invité, tu comprends ?

GASPARD.

Cela ferait du tort aux autres.

RICHARD, à Gaspard qui s’éloigne.

Et quand me rapporteras-tu tout cela ?

GASPARD.

Je ne peux pas vous dire... C’est très capricieux, les objets d’horlogerie. Pardon, monsieur Richard, par où pourrais-je sortir pour ne pas passer par la grande porte ?

À ce moment, un domestique passe au fond.

RICHARD.

Tu sortiras par le jardin.

Au domestique.

Jean, reconduisez monsieur.

À Gaspard.

Tu ne veux rien prendre ?

GASPARD.

Merci, j’ai pris tout ce qu’il me fallait.

Il sort avec le domestique.

 

 

Scène X

 

DE FAVERNE et DIANE, sur le devant de la scène

 

Les danseurs ont débordé dans le jardin tout en valsant.

DE FAVERNE, s’arrêtant.

Vous êtes fatiguée, mademoiselle ?

DIANE, très agitée.

Non.

DE FAVERNE.

Et cependant votre main est agitée... votre poitrine est haletante, et je regrette de m’être laissé emporter par le bonheur que j’éprouvais de valser avec vous.

DIANE, le regardant en face.

Monsieur de Faverne, écoutez-moi... Depuis longtemps déjà, vous me suivez partout... Je ne puis hasarder un seul regard sans rencontrer le vôtre : au bois, aux courses, à l’Opéra, je vous retrouve fidèle comme mon ombre... Monsieur de Faverne, vous ne pouvez plus longtemps abuser mon cœur et mes yeux... tous deux vous ont reconnu... Vous êtes Gabriel Lambert !

DE FAVERNE.

Ainsi, vous m’avez reconnu ?

DIANE.

En vous revoyant. J’ai meilleure mémoire que mon père, qui vous reconnaît aussi, mais qui cherche depuis six mois où il vous a vu sans parvenir à se le rappeler.

DE FAVERNE.

Je suis perdu, alors !

DIANE.

Pourquoi cela ?

DE FAVERNE.

Comment me pardonnerez-vous ?

DIANE.

Vous pardonner de devoir votre fortune à vous-même, au lieu de la devoir à vos parents ? Mais mon père lui-même n’est-il pas le fils d’un pauvre meunier ? Seulement, reste à savoir comment vous avez gagné votre fortune et conquis votre titre.

DE FAVERNE.

Voulant m’élever jusqu’à vous, je résolus de faire fortune à quelque prix que ce fût, et je partis pour la Guadeloupe. Grâce à ma belle écriture, j’entrai chez un riche colon, M. de Faverne, comme son secrétaire ; il était seul, sans famille... Par les soins que j’eus de lui, je devins son fils ; au bout d’un an, il m’avait adopté en réalité. Un navire venant de Cayenne apporta la fièvre jaune dans le port, M. de Faverne en fut atteint des premiers ; trois jours après, il était mort ! Mais, en mourant, il s’était souvenu de moi, et, comme à son fils d’adoption, il me laissait sa fortune et son titre. Alors je régularisai ma position, et, ne pensant qu’à vous, je rentrai en France. Une crainte mortelle me poursuivait. – Étiez-vous mariée ? – Oh ! quel cri de joie et de reconnaissance je poussai au ciel en apprenant que vous ne l’étiez pas ! C’est alors, mademoiselle, que je vous suivis partout, que vous me rencontrâmes au bois, à l’Opéra, aux courses !... c’est alors qu’il me sembla que, de votre côté, vous m’aviez remarqué ! c’est alors, enfin, que je me fis présenter chez vous !... Vous savez le reste, vous savez de plus ce que personne ne sait, mon vrai nom, ma vraie origine... Que mon amour obtienne grâce pour mon humilité !

DIANE.

Mon père, voici M. de Faverne qui a à vous parler ; vous croirez à tout ce qu’il vous dira... même s’il vous disait que je l’aime.

Elle s’éloigne vivement.

DE FAVERNE, allant à Richard.

Oh ! monsieur, monsieur... vous voyez en moi le plus heureux des hommes.

RICHARD.

En effet, ma fille vient de me dire...

DE FAVERNE.

Que je l’aimais !... Oh !... oui, monsieur, avec passion...

RICHARD.

Cela ne m’étonne pas.

DE FAVERNE.

Je suis riche... je porte un beau nom... je viens vous demander la main...

RICHARD.

Vous êtes à peu près la cinquantième qui me fasse la même demande ; mais vous êtes le premier en faveur de qui ma fille se soit déclarée... C’est donc à mon tour de m’entendre avec vous... Comme homme, vous me plaisez... comme nom, vous m’allez... comme titre, vous me convenez... Vicomte, c’est coquet... c’est galant... « La vicomtesse de Faverne », cela fait bien quand on annonce. Maintenant, quelle est votre fortune ?...

DE FAVERNE, avec hésitation.

Je puis justifier de deux cent mille francs à l’instant même, et du double si l’on se fie à ma parole, ou si l’on me laisse six semaines.

RICHARD.

Très bien, cher monsieur... Justifiez du double, et Diane est à vous.

DE FAVERNE.

Oh ! monsieur, que de grâces !...

RICHARD.

Il n’y a pas de grâces là-dedans, ma parole est ma parole. Je suis régulier comme un carnet d’échéances... avec moi, ce qui est dit est dit... Réalisez, monsieur de Faverne ! réalisez, mon gendre !

Il s’éloigne.

Où diable ai-je donc vu ce garçon-là ?...

 

 

Scène XI

 

DE FAVERNE, seul

 

Réalisez !... mot terrible... Ah ! je croyais bien, en réalisant deux cent mille francs, avoir une somme suffisante... Ainsi donc, il faut se remettre à l’œuvre fatale ; pour devenir le mari de Diane, il faut reprendre le burin de l’infamie et deux cents fois encore graver de ma main ma propre sentence ; cette sentence que Louise m’a criée comme une malédiction le jour où je l’ai abandonnée. « La loi punit de mort le contrefacteur. » Et si je m’arrête... soit terreur, soit remords, au milieu du chemin, je ne puis épouser celle à qui j’ai sacrifié mon père... ma fiancée... mon enfant, mon honneur... Faussaire, il faut que je redevienne faussaire... Jamais !... non, jamais ! plutôt renoncer à Diane, plutôt mourir misérable que de repasser par les angoisses que j’ai souffertes, sans compter que voilà le jour qui commence à se faire sur mes mensonges... Hier, cet homme qui me fait refuser au club et qui m’évite à l’Opéra... sans doute pour avoir le temps de répandre ces deux mots qui appellent la mort : « Il ment. » Oh ! oui, je le tuerai. Ce n’est point inutilement que, depuis deux ans, j’ai consacré deux heures à l’escrime et au tir. Ce soir, ici, il m’a semblé le voir passer au fond d’un salon. Et Diane qui m’avait reconnu !... Cette histoire préparée à l’avance a fait plus d’effet que je ne l’espérais... Diane m’aime !... Allons, puisqu’elle m’aime, c’est que mon destin veut que j’aille en avant... Obéissons à notre destin.

 

 

Scène XII

 

DE FAVERNE, DIANE, puis DE LUSSAN

 

DIANE, très agitée.

Monsieur de Faverne, monsieur de Faverne, lavez-vous d’une odieuse calomnie... Le bruit court non-seulement que vous n’avez jamais été à la Guadeloupe, mais encore qu’il n’y a jamais eu à la Guadeloupe de riche colon du nom de Faverne.

DE FAVERNE.

Qui dit cela ?

DIANE.

M. de Lussan.

Bas, à de Faverne.

Au nom du ciel, justifiez-vous, Gabriel, je vous aime !

DE FAVERNE, se retournant vers de Lussan.

Pardon, monsieur !... Vous comprenez ma réserve avec vous : si je m’emportais, on attribuerait probablement mon irascibilité à tout autre motif que le véritable... Je n’ai jamais été à la Guadeloupe ?... Il n’y a jamais eu à la Guadeloupe de riche colon du nom de Faverne ?... Tenez, le hasard fait, disons mieux, la Providence veut que j’aie justement sur moi le passeport qui m’a été délivré, il y a cinq mois, quand j’ai quitté la Pointe-à-Pitre. Voyez, il est daté du 3 de janvier, délivré à M. le vicomte de Faverne, fils adoptif de M. Louis-Adrien de Faverne, et signé du gouverneur... de M. de Malpas.

DIANE.

Ah ! j’espère, monsieur, que voilà une preuve !

 

 

Scène XIII

 

DE FAVERNE, DIANE, DE LUSSAN, OLIVIER

 

OLIVIER.

Oui ; seulement, elle est fausse.

DE FAVERNE, à part.

Oh ! cet homme !...

DIANE.

Fausse ?

DE FAVERNE.

Fausse ! Savez-vous bien ce que vous avez dit là, monsieur ?

OLIVIER.

Parfaitement.

DE FAVERNE.

Et vous le soutenez ?

OLIVIER.

Je le pense.

DE FAVERNE.

Monsieur, vous me rendrez raison.

OLIVIER.

Quand vous voudrez.

DE FAVERNE.

À l’instant même...

OLIVIER.

Comme cela, devant mademoiselle, en plein bal ?... Vous êtes fou, monsieur !

DIANE.

La preuve !

DE FAVERNE.

Ne l’écoutez pas, Diane...

DIANE.

La preuve !... je vous demande la preuve, monsieur !

OLIVIER.

Le passeport porte la date du 3 janvier et est signé : de Malpas ?

DE FAVERNE.

De Malpas, gouverneur de l’île, mort depuis.

OLIVIER.

Non, mort auparavant ! Vous vous trompez, M. de Malpas est mort le 30 décembre, et, par conséquent, n’a pu signer votre passeport le 3 janvier.

DE FAVERNE.

Messieurs, il y a erreur.

OLIVIER.

Oui ; seulement, c’est vous qui l’avez faite. Dame, quand on est à dix-huit cent lieues, on ne peut pas savoir les choses comme lorsqu’on est là... Moi, j’étais là, et j’ai, le 1er janvier, été à l’enterrement de M. de Malpas ; enterrement où je ne vous ai pas vu et qui vous eût fixé sur la date précise de la mort.

DIANE.

Oh ! mon Dieu !

Elle s’enfuit.

 

 

Scène XIV

 

DE FAVERNE, DE LUSSAN, OLIVIER

 

DE FAVERNE.

Diane !... Diane !...

Il fait un signe de main à Olivier.

Monsieur, vous êtes un misérable !

OLIVIER.

Et vous un faussaire !

DE FAVERNE.

À demain, à six heures du matin, au bois de Boulogne, allée de la Muette. Et tenez, de peur que vous ne vous y trouviez pas...

Il lui jette son gant au visage.

DE LUSSAN.

Vous ne répondez rien ?

OLIVIER.

Je le tuerai demain !

 

 

Scène XV

 

DE FAVERNE, DE LUSSAN, OLIVIER, FABIEN

 

FABIEN.

Qu’y a-t-il donc, et que vient-il de se passer ?

OLIVIER, tranquillement.

Il y a que ce que j’avais prévu est arrivé... et que M. de Faverne vient de me jeter son gant au visage.

DE LUSSAN.

Et il va se battre avec lui !

OLIVIER.

Il le faut bien.

DE LUSSAN.

Mais c’est une scène de crocheteur que vient de faire ce monsieur.

OLIVIER.

Tout ce qu’il y a de plus sale ; mais que voulez-vous !...

DE LUSSAN.

Qu’est-ce que c’est donc que ce manant-là qui se croit forcé de donner un soufflet à des gens comme nous pour les faire se battre ?

OLIVIER.

Eh ! mon cher ami, un faussaire ne trouve pas toujours un honnête homme...

FABIEN.

Et vous vous battez ?

DE LUSSAN.

Demain, à six heures du matin.

OLIVIER.

C’est l’heure de ce monsieur. Voilà encore qui prouve que j’ai eu affaire à je ne sais quel manant. Ce monsieur a donc été garçon de charrue dans sa jeunesse pour se lever à de pareilles heures ; quant à moi, je sais que je serai demain d’une humeur massacrante et que je me battrai très mal.

DE LUSSAN.

Comment, vous vous battrez très mal ?

OLIVIER.

Sans doute ! c’est une chose sérieuse que de se battre... que diable ! On prend toutes ses aises pour une affaire d’amour et on ne s’accorde pas la plus petite fantaisie en matière de duel ; mais je sais une chose, c’est que je me suis toujours battu de onze heures à midi, et que je m’en suis toujours bien trouvé. À six heures du matin, on meurt de froid, on grelotte, on n’a pas dormi... J’aimerais mieux me battre ce soir sous un réverbère, comme un soldat aux gardes.

DE LUSSAN.

Aimez-vous mieux cela, en effet ?

OLIVIER.

Ma foi, oui. Pouvez-vous m’arranger la chose ainsi ? Vous me rendrez service.

DE LUSSAN.

À quoi vous battez-vous ? Vous êtes l’insulté... vous avez le choix des armes.

OLIVIER.

À quoi je me bats ? À l’épée, pardieu !... Cela tue aussi bien que le pistolet et n’estropie pas ; une mauvaise balle vous casse un bras, il faut vous le couper, et vous voilà manchot.

DE LUSSAN.

Je serai ici dans cinq minutes...

OLIVIER.

Avec des épées ?

DE LUSSAN.

Avec des épées !

OLIVIER.

Et vous le ferez se battre ce soir ?

DE LUSSAN.

J’ai un moyen.

OLIVIER.

Oh ! par ma foi, que votre moyen réussisse, je vous serai reconnaissant toute ma vie !...

De Lussan sort.

 

 

Scène XVI

 

OLIVIER, FABIEN

 

OLIVIER.

Ah çà ! mon cher Fabien, que le duel ait lieu ce soir ou demain, je compte sur vous ?...

FABIEN.

Parbleu !

OLIVIER.

Vous comprenez : ce monsieur, si je lui donne un coup d’épée, je n’ai pas envie de lui sucer la plaie... Non, j’aime mieux qu’on le saigne...

FABIEN.

Vous en parlez, mon cher, comme si vous étiez sûr de le tuer.

OLIVIER.

Ah ! vous comprenez, docteur, on n’est jamais sûr de tuer son homme. Il n’y a que les médecins qui puissent répondre de cela... Mais soyez tranquille, je lui donnerai un joli coup d’épée.

FABIEN.

Dans le genre de celui que vous donnâtes, la veille de votre départ pour la Guadeloupe, à cet officier portugais que j’ai eu toutes les peines du monde à tirer d’affaire ?

OLIVIER.

Oh ! mon cher, celui-là, c’était autre chose. Il avait choisi le mois de mai, et, au lieu de me jeter brutalement son heure au nez, il m’avait demandé la mienne... C’était une partie de plaisir, je me rappelle ! nous nous battions à Montmorency par une charmante journée, à onze heures du matin... Vous rappelez-vous, Fabien ? il y avait, dans le buisson qui se trouvait à côté de nous, une fauvette qui chantait. J’adore les oiseaux ! tout en me battant, j’écoutais chanter cette fauvette. Elle ne s’envola qu’au mouvement que vous fîtes en voyant tomber mon adversaire.

FABIEN.

Et comme il tomba bien, votre adversaire !

OLIVIER.

Oui, en me saluant de la main... c’était un homme très comme il faut que ce Portugais. L’autre tombera comme un bœuf, vous verrez, en m’éclaboussant.

FABIEN.

Voilà de Lussan et probablement les épées, car il a un manteau.

OLIVIER.

Et voilà notre homme qui le suit.

 

 

Scène XVII

 

OLIVIER, FABIEN, DE LUSSAN, DE FAVERNE

 

DE LUSSAN.

Mon cher Olivier, j’ai rencontré monsieur comme il allait monter en voiture, et je l’ai ramené en lui disant que nous avions, Fabien et moi, un mot indispensable à lui communiquer.

DE FAVERNE.

Ce n’est point pour me faire des excuses ? Je ne les accepterais pas, je vous en préviens.

DE LUSSAN.

Non, soyez tranquille... Éloignez-vous, Olivier... nous vous rappellerons quand il sera temps.

Olivier s’éloigne.

DE FAVERNE.

Voyons, que me voulez-vous, messieurs ? Je vous en prie, faites vite.

DE LUSSAN.

C’est justement pour faire vite que nous vous avons prié de venir nous trouver... Notre avis, à tous, c’est-à-dire à M. Fabien, à Olivier et à moi, c’est d’en finir tout de suite.

DE FAVERNE.

Qu’entendez-vous par en finir tout de suite ?

FABIEN.

C’est clair : de vous battre ce soir.

DE FAVERNE.

Et s’il me plaît de ne me battre que demain ?

DE LUSSAN.

Alors, cela changera complètement nos dispositions... Voici M. Fabien qui est médecin du directeur de la colonie.

DE FAVERNE.

Eh bien ?

DE LUSSAN.

Il ira réveiller le directeur et se fera donner une attestation officielle qu’il n’a jamais existé de vicomte de Faverne à la Pointe-à-Pitre et que M. de Malpas est mort le 30 décembre ; il en résultera qu’officiellement M. de Faverne sera reconnu pour un faussaire, et comme on ne se bat pas avec un faussaire, on assemblera un tribunal d’honneur qui défendra à M. d’Hornoy de se battre avec M. de Faverne... Puis alors la police, qui a la bonne habitude de se mêler de tout, se mêlera de cette affaire, et, ma foi... gare le bagne !... Tant pis, voilà le mot lâché... Si, au contraire, vous vous battez ce soir et vous battez galamment, nous vous donnons notre parole d’honneur que la cause du duel restera secrète.

DE FAVERNE.

Eh bien, soit ! monsieur, j’accepte... non pas que je craigne le directeur de la colonie, non pas que je craigne la police... non pas que je vous craigne, mais parce que plus vite je me battrai, plus vite je serai vengé.

DE LUSSAN.

Eh bien, voyez, cher ami, comme je vous l’avais dit, la chose a été toute seule.

DE FAVERNE.

Mais je mets une condition à ma complaisance.

DE LUSSAN.

Laquelle ?

DE FAVERNE.

Comme c’est ici, à cette place, que j’ai été insulté, c’est ici, à cette place, que je me battrai.

DE LUSSAN.

Je n’y vois aucun inconvénient.

FABIEN.

Tout le monde est à souper... personne dans le salon, nous sommes complètement libres !

DE LUSSAN.

Venez, Olivier !

DE FAVERNE.

Je vous ferai observer, messieurs, que le duel est irrégulier : M. d’Hornoy a deux témoins, et je n’en ai pas.

DE LUSSAN.

Fabien, passez du côté de M. de Faverne, ou, si cela vous répugne, j’y passerai.

FABIEN.

Non, non, les médecins n’ont pas de ces délicatesses-là... J’accepte, monsieur.

DE LUSSAN.

Voulez-vous examiner les épées, monsieur ? elles sont de même longueur, avec la garde en quarte. Elles sortent des ateliers de Lepage et sont montées par lui. Choisissez.

DE FAVERNE en prend une.

Celle-ci est excellente, messieurs.

Il jette bas son habit et son gilet.

DE LUSSAN.

Olivier... voici là vôtre.

OLIVIER.

Merci.

Il jette bas, comme M. de Faverne, son habit et son gilet.

DE FAVERNE.

Allons, défendez-vous, monsieur.

OLIVIER.

Oh ! soyez tranquille.

Ils se battent.

Vous avez appris à faire des armes un peu tard, monsieur de Faverne... cela se voit à votre pose anguleuse et à votre manière sèche d’attaquer l’épée.

Un domestique, qui s’aperçoit du combat, court vers la maison pour donner l’alarme.

DE FAVERNE.

Qu’importe ! pourvu que j’en aie appris assez pour vous tuer.

OLIVIER.

Oh ! mais faites-y bien attention, ce n’est pas comme cela que vous me tuerez... seulement, je vous en préviens, c’est comme cela que vous vous ferez tuer...

Le touchant légèrement.

Voyez, si je m’étais fendu.

DE FAVERNE.

Ah ! vous raillez !

OLIVIER.

Vous savez, vicomte, sous les armes, chacun a ses habitudes ; la mienne, comme vous dites, est de railler. Bon ! vous allez m’épargner, à présent !... Encore un coup comme celui-là, je vous en préviens, monsieur, vous êtes un homme mort.

DE FAVERNE, lui portant un coup.

Tiens !

OLIVIER.

Allons ! je vois qu’il faut en finir.

Il lui porte un coup.

DE FAVERNE.

Ah !

Il tombe.

 

 

Scène XVIII

 

OLIVIER, FABIEN, DE LUSSAN, DE FAVERNE, RICHARD, DIANE

 

RICHARD.

Un duel chez moi, dans mon jardin, le soir d’une fête ! le vicomte de Faverne... Un médecin !... un médecin !

FABIEN.

Eh pardieu ! j’y suis.

DIANE, dans la serre.

Que se passe-t-il donc, mon Dieu ?...

Voyant de Faverne à terre.

Lui... blessé ! mort peut-être !...

FABIEN.

Il n’est pas tué sur le coup.

DIANE, avec joie.

Ah !

FABIEN.

Mais j’ai bien peur que, dans une heure, il ne soit mort.

DIANE, tombant évanouie dans les bras de Richard.

Ah !...

 

 

ACTE II

 

Une chambre à coucher très élégante chez le docteur Fabien ; portières à droite et à gauche, cachant deux portes ; une troisième porte à droite ; un bureau du même côté, canapé, chaises.

 

 

Scène première

 

FABIEN, puis DE FAVERNE, couché sur un canapé

 

DE FAVERNE pousse un soupir, ouvre les yeux, regarde le docteur.

Ah ! c’est vous, docteur ! Je vous en supplie, ne m’abandonnez pas.

FABIEN.

Soyez tranquille, vous êtes gravement blessé, mais la blessure n’est pas mortelle.

DE FAVERNE.

Dites-vous la vérité, docteur ?

FABIEN.

Je ne mens jamais, monsieur.

DE FAVERNE.

Mentir pour tranquilliser un mourant n’est pas mentir.

Regardant autour de lui.

Où suis-je, docteur ?

FABIEN.

Chez moi.

DE FAVERNE.

Pourquoi chez vous ?

FABIEN.

Parce que la distance était trop grande du faubourg Saint-Honoré à la rue Taitbout, et que, mon logement n’étant qu’à quelques pas de l’hôtel de M. Richard, j’ai trouvé tout simple de vous conduire chez moi.

DE FAVERNE.

J’ai dû vous causer un grand dérangement, docteur...

FABIEN.

J’ai envoyé chercher un de vos domestiques pour qu’il aide le mien. Mais dites-moi, vous n’avez donc personne chez vous pour vous soigner ?

DE FAVERNE, d’une voix sourde.

Personne !

FABIEN.

Une maîtresse ?

DE FAVERNE, rappelant ses souvenirs.

Vous m’y faites songer !... la surveille et la veille de mon duel, j’ai vu une jeune fille... Si c’était... Combien de temps ai-je été sans connaissance ?

FABIEN.

Un jour et demi...

DE FAVERNE.

Et, pendant ces trente-six heures, M. Richard a-t-il envoyé chercher de mes nouvelles ?

FABIEN.

Non.

DE FAVERNE.

Docteur, vous et ces messieurs m’avez donné votre parole d’honneur qu’il ne serait pas dit un mot des causes de ce duel.

FABIEN.

Et pas un mot n’en a été dit.

DE FAVERNE.

Vous en êtes sûr ?

FABIEN.

Je vous l’affirme.

DE FAVERNE.

C’est étrange alors que ni Diane ni son père... Docteur, si ni l’un ni l’autre n’ont envoyé ce soir, eh bien alors... je vous parlerai d’une jeune fille qui, j’en suis sûr, me soignerait, elle, et tendrement !

Fabien se lève.

Vous me quittez, docteur ?

FABIEN.

Vous désirez quelque chose que vous hésitez à me dire ?...

DE FAVERNE.

C’est vrai.

FABIEN.

Dites !... et s’il est en mon pouvoir de vous rendre un service quelconque, je vous le rendrai.

DE FAVERNE.

Vous m’avez dit que ma blessure n’était pas mortelle.

FABIEN.

Je vous l’ai dit.

DE FAVERNE.

Je puis avoir confiance en votre parole, n’est-ce pas ?

FABIEN.

Il ne faut rien demander à ceux de qui l’on doute.

DE FAVERNE.

Non, je ne doute pas de vous. Pourquoi en douterais-je ? vous m’avez sauvé la vie. Vous passez devant chez moi, n’est-ce pas, rue Taitbout, n° 11 ?

FABIEN.

J’irai exprès.

DE FAVERNE.

Vous monterez au premier... Voici la clef de mon secrétaire ; vous prendrez un portefeuille rouge à serrure, et vous me l’apporterez.

FABIEN.

Voulez-vous que je vous renvoie ce portefeuille par votre domestique ?

DE FAVERNE.

Non, docteur, ne vous en dessaisissez pas une minute et ne le remettez qu’à moi.

FABIEN.

C’est convenu. Adieu !

DE FAVERNE.

Merci, docteur, merci.

Fabien sort.

 

 

Scène II

 

DE FAVERNE, seul, après un moment de faiblesse

 

Ah ! il n’y a pas à en douter, c’est Louise que j’ai vue : une première fois à la porte de l’Opéra ; une seconde fois au coin de la rue Taitbout, une troisième fois à ma porte... Comment m’a-telle retrouvé ?... que vient-elle faire à Paris ?... Me poursuivre, achever l’œuvre de ma perte commencée par ce misérable d’Hornoy.

 

 

Scène III

 

DE FAVERNE, UN DOMESTIQUE

 

LE DOMESTIQUE, entrant.

Monsieur !

DE FAVERNE.

Qu’est-ce ?

LE DOMESTIQUE.

Une dame voilée, qui refuse de dire son nom, demande à parler à M. le vicomte de Faverne.

DE FAVERNE, à part.

Une dame voilée ! serait-ce Louise ? Non... le domestique n’aurait pas dit une dame, il aurait dit une femme... Le docteur dit que je suis très malade et que la moindre émotion peut me tuer.

Haut.

Que cette dame donne un signe de reconnaissance quelconque. Allez, dites-lui cela.

Le domestique sort.

Une dame voilée...

LE DOMESTIQUE, rentrant.

C’est la dame au cachet.

DE FAVERNE.

La dame au cachet ! ah ! faites entrer.

 

 

Scène IV

 

DE FAVERNE, DIANE

 

DE FAVERNE.

Vous ! vous ! vous !

DIANE.

Oui, moi... Avez-vous donc oublié que vous aviez de par le monde une amie qui s’intéressait à vous ?

DE FAVERNE.

Voilà un jour et demi que je suis blessé et personne n’était venu ni de votre part ni de celle de votre père.

DIANE.

J’ai fait demander chez vous... on ne vous y avait pas vu... Il y a une demi-heure que je sais que vous êtes chez le docteur... je n’ai point envoyé... je suis venue.

DE FAVERNE.

Oh ! Diane, Diane, que vous êtes bonne !

DIANE.

J’ai eu, ce matin, une explication avec mon père. Je lui ai dit que, vous vivant, je n’appartiendrais jamais à un autre.

DE FAVERNE.

Diane ! si vous saviez combien je vous aime ! j’ai mis toutes mes espérances, tout mon bonheur, toute ma vie, toute mon âme en vous... Non, je ne mourrai pas... je ne veux pas mourir. Je veux vivre et vous aimer.

DIANE.

Taisez-vous !... non pas que je n’aie un immense bonheur à vous entendre, mais songez à votre faiblesse... songez au danger dont vous êtes à peine sorti.

DE FAVERNE.

Depuis que vous êtes là, je me sens renaître... Oh ! dites-moi que vous n’avez pas cru un mot des accusations de ces misérables !

DIANE.

Me voilà heureuse... ne me demandez pas autre chose... Ma présence vous absout dans mon cœur... Maintenant que je vous ai vu, que vous êtes hors de danger, une plus longue visite serait fatigante pour vous...

DE FAVERNE.

Non, non... restez, restez le plus que vous pourrez... Oh ! si vous pouviez rester toujours.

DIANE.

Vous ne m’avez pas laissée achever ma phrase. J’allais ajouter : et compromettante pour moi... Vous ne serez un prétendant sérieux pour mon père... je vous en demande pardon pour lui... que quand vous aurez justifié des cent mille écus qu’il exige... et...

DE FAVERNE.

Assez sur ce point, chère Diane !... dès que je pourrait tenir une plume, j’écrirai à la Guadeloupe... En attendant, gardez-moi votre cœur, si bon et si dévoué.

DIANE.

Henri, je vous l’ai gardé depuis le jour où je vous ai rencontré dans ce petit village de Bretagne où, après y avoir joué tout enfants, nous nous sommes retrouvés avec des cœurs pleins de souvenirs ! Et j’ai été heureuse de voir qu’en aimant l’élégant vicomte de Faverne, je n’étais point infidèle au pauvre Gabriel Lambert.

DE FAVERNE.

Votre main, Diane !... votre main chérie !

Elle lui donne sa main à baiser. En ce moment, par une porte intérieure, le docteur entre.

 

 

Scène V

 

DE FAVERNE, DIANE, FABIEN

 

DE FAVERNE, d’un ton de reproche.

Oh ! docteur !

FABIEN.

Excusez-moi, monsieur ; excusez-moi surtout, mademoiselle ! M. de Faverne me paraissait très pressé d’avoir un objet qu’il m’avait demandé, et, de peur de rencontrer quelques clients dans l’antichambre, je suis rentré par mon escalier particulier... Si j’eusse pu soupçonner, mademoiselle...

DIANE.

Je vous dois trop de remercîments, monsieur, pour recevoir vos excuses... Les médecins ont ce privilège des confesseurs, qu’il n’y a pas de secret pour eux... Monsieur Fabien, j’aime M. de Faverne, et j’espère avoir le bonheur un jour d’être sa femme ; c’est à ce titre que je suis venue visiter celui que je regarde déjà comme mon mari. Maintenant, je n’ai pas besoin de vous dire que ce voile avec lequel je suis venue et avec lequel je sors n’a pas été levé pour vous.

FABIEN.

Inutile de me recommander le silence, madame... Je ne vous ai pas vue et jamais un mot sorti de ma bouche ne fera allusion à l’honneur que j’ai eu de vous rencontrer chez moi.

Diane et Fabien se saluent ; de Faverne suit Diane des yeux, les bras étendus vers elle.

 

 

Scène VI

 

FABIEN, DE FAVERNE

 

FABIEN.

Voici le portefeuille que vous avez désiré, monsieur.

DE FAVERNE.

Vous voyez ce portefeuille. Il est plein de papiers de famille qui n’intéressent que moi... Docteur, faites-moi le serment que, si je mourais, vous jetteriez ce portefeuille au feu.

FABIEN.

Je vous le promets.

DE FAVERNE.

Sans lire les papiers qu’il contient.

FABIEN.

Il est fermé à clef.

DE FAVERNE.

Oh ! une serrure de portefeuille !

Fabien jette le portefeuille sur le lit du blessé.

Pardon ! cent fois pardon !... je vous ai blessé, docteur ; mais c’est le séjour des colonies qui m’a rendu si défiant. Là-bas, on ne sait jamais à qui l’on parle... Reprenez ce portefeuille, je vous en supplie ! Promettez-moi de le brûler si je meurs.

FABIEN.

Pour la seconde fois, je vous le promets ; d’ailleurs, je vous le répète, un médecin est un confesseur...

DE FAVERNE, lui tendant la main.

Merci !

FABIEN, se reculant.

J’ai déjà tâté votre pouls, il est aussi bon qu’il peut l’être.

DE FAVERNE.

Dites-moi, docteur ?

FABIEN.

Quoi ?

DE FAVERNE.

Vous a-t-on dit qu’il se fût présenté chez moi une jeune femme en mon absence ?

FABIEN.

Pardon !... j’avais oublié ! Une femme avec un enfant... oui. Elle a laissé son nom. Je l’ai pris pour vous l’apporter.

DE FAVERNE.

Donnez.

FABIEN.

Voici.

DE FAVERNE.

Louise Granger... c’est elle ! oh ! je ne me trompais pas. Je l’avais bien reconnue ; elle est quelque part, là dans la rue à m’attendre, sur quelque borne... Tout est conjuré contre moi... tout !...

Réfléchissant.

Docteur, croyez-vous que maintenant je sois trop faible pour être transporté ?

FABIEN.

En prenant de grandes précautions, je crois la chose possible.

DE FAVERNE.

Faites-moi porter chez moi, je vous en supplie.

FABIEN.

Attendez à demain.

DE FAVERNE.

Non, aujourd’hui... tout de suite, si vous n’y voyez pas d’inconvénient. Je suis un hôte insupportable... je vous gêne et je suis gêné.

FABIEN, souriant.

Cette dernière considération me détermine ; j’ai ici, pour les cas pareils au vôtre, un brancard couvert. Seulement, quand vous verrez cette femme... pas d’emportement : la moindre émotion peut vous être fatale.

DE FAVERNE.

Je ne la verrai pas.

FABIEN.

Comment, vous ne la verrez pas ? Mais si elle se représente chez vous ?

DE FAVERNE.

Je répéterai ce que j’ai déjà dit à mes gens, que je ne la connais pas.

FABIEN.

Mais enfin, qu’est-ce que c’est que cette femme, et que vous veut-elle ?

DE FAVERNE.

Elle veut probablement que je l’épouse, parce que nous avons un enfant ; comme si l’on était obligé d’épouser toutes les aventurières qu’on a connues !

FABIEN.

Eh bien, si c’est un de ces femmes que l’on peut désintéresser avec de l’argent... vous êtes assez riche, ce me semble.

DE FAVERNE.

Eh ! malheureusement, ce n’est pas une de ces femmes-là ! c’est une fille de village, une brave et honnête fille.

FABIEN.

Tout à l’heure, vous l’appeliez aventurière.

DE FAVERNE.

J’avais tort, docteur ; c’était la colère qui me faisait parler ainsi, ou plutôt c’était la peur.

FABIEN.

Cette femme peut donc influer d’une manière fatale sur votre destinée ?

DE FAVERNE.

Elle peut empêcher mon mariage avec mademoiselle Richard... rien que cela !

FABIEN.

Raison de plus pour la recevoir et pour la persuader... au lieu de renier votre enfant et de faire chasser la mère par vos laquais.

DE FAVERNE.

La revoir ?... Non, jamais !... soyez bon jusqu’au bout... voyez-la, vous, docteur... arrangez la chose avec elle !... qu’elle retourne dans son village, je lui donnerai ce qu’elle voudra... dix mille francs... vingt mille francs... cinquante mille francs.

FABIEN.

Et si elle refuse tout cela ?

DE FAVERNE.

Eh bien, alors, si elle refuse...

Fronçant le sourcil.

nous verrons !

FABIEN.

Cela suffit, monsieur. Je ferai ce que vous désirez.

Il sonne, un domestique entre.

Préparez la litière et trouvez deux porteurs.

Le domestique referme la porte.

DE FAVERNE.

Docteur, trouvez-moi quelque bonne et digne femme qui ne quitte pas le chevet de mon lit.

FABIEN.

J’ai l’habitude de conseiller à mes clients les sœurs de charité.

DE FAVERNE.

Cette femme se chargera de la dépense... Tenez, voilà cinq cents francs.

LE DOMESTIQUE.

La litière est prête.

DE FAVERNE.

Docteur, recommandez-leur d’entrer par la rue du Helder, n° 20, maison à deux portes ; je ne veux pas entrer par celle de la rue Taitbout, je la rencontrerais.

FABIEN, aux porteurs.

Vous avez entendu ! rue du Helder ! Le plus doucement possible.

DE FAVERNE, qu’on emporte.

Quand vous verrai-je ?

FABIEN.

Demain matin. En cas d’accident, envoyez-moi chercher.

DE FAVERNE.

Au revoir, docteur... Merci, cent fois merci !

 

 

Scène VII

 

FABIEN, puis LE DOMESTIQUE

 

FABIEN, écrivant sur son agenda.

Reçu cinq cents francs du vicomte de Faverne... Voilà certes, je puis l’affirmer sans connaître les causes de son malheur... voilà un des hommes les plus malheureux que j’aie rencontrés.

LE DOMESTIQUE.

Le tapissier de monsieur, qui a un payement pressé à faire à la banque, demande si monsieur peut lui donner un à-compte sur le reste de son mémoire, qui monte à quatre mille francs.

FABIEN.

T’a-t-il dit la somme qu’il désirait ?

LE DOMESTIQUE.

Il a fait d’avance une quittance de deux mille francs, pour déranger monsieur le moins possible.

FABIEN, regardant la quittance, donne d’abord le billet de cinq cents francs qu’il vient de recevoir de Faverne, et ensuite trois autres qu’il prend dans son tiroir.

Voilà deux mille francs.

LE DOMESTIQUE.

Je les lui porte tout de suite. Il n’a plus qu’une demi-heure... Il est trois heures et demie... à quatre, la banque ferme.

FABIEN.

Fais vite, alors.

 

 

Scène VIII

 

FABIEN, OLIVIER, entr’ouvrant la porte

 

OLIVIER.

Puis-je entrer ?

FABIEN.

Je crois bien !

OLIVIER.

Comment va mon homme ?

FABIEN.

M. de Faverne ?

OLIVIER.

Oui ; ne l’avez-vous pas fait transporter chez vous ?

FABIEN.

Si fait.

OLIVIER.

À la bonne heure... Si misérable que je le croie, j’ai pensé qu’il était de mon devoir d’aller prendre de ses nouvelles. On m’a dit qu’il était chez vous.

FABIEN.

Il y était encore il y a cinq minutes.

OLIVIER.

Il n’y est plus ?

FABIEN.

Non, il a voulu à toute force retourner chez lui.

OLIVIER.

Bon ! je lui amenais une famille, s’il n’en a pas.

FABIEN.

Que voulez-vous dire ?

OLIVIER.

Oui, une femme et un enfant... Mais je vais leur dire qu’il n’est plus ici, n’est-ce pas ?

FABIEN, l’arrêtant.

Attendez donc ! une femme et un enfant... Où les avez-vous trouvés ?... À sa porte, sur un banc ?

OLIVIER.

C’était là qu’on les avait pris, en effet ; mais ils étaient dans les mains d’un sergent de ville, qui, les ayant vus là pendant la nuit, qui les ayant vus là le matin, qui les voyant encore là dans l’après-midi, les conduisait au corps de garde.

FABIEN.

Oh ! la malheureuse !

OLIVIER.

Ma foi ! la pauvre créature avait l’air si honnête, que je fus pris de pitié ; je perçai la foule qui l’entourait et je demandai de quel crime elle était coupable... « Ça n’a commis aucun crime, répondit le sergent de ville, mais ça vagabonde... Il y a près de vingt-quatre heures que cette malheureuse est là, sur ce banc, avec son enfant. – Puis-je lui parler ? demandai-je au sergent de ville... – Si même vous voulez en répondre, on vous la donnera. » Elle jeta un regard suppliant sur moi. « Que faisiez-vous donc sur ce banc, pauvre femme ? lui demandai-je. – Je l’attendais, me répondit-elle. – Qui attendiez-vous ? – Gabriel Lambert. – Où demeure-t-il ? – Au numéro 11, je l’ai vu rentrer, puis sortir... seulement, on m’a dit qu’il ne s’appelait pas Gabriel Lambert, mais le vicomte Henri de Faverne... » Vous comprenez, cher ami, à ce mot, je devinai tout ! Je me crus obligé de réparer autant qu’il était en mon pouvoir le mal que j’avais fait. Et, m’adressant au sergent de ville : » Je m’appelle le baron Olivier d’Hornoy, lui dis-je ; je réponds de cette femme... « J’appelai un fiacre... » Où me menez-vous ? me demanda-t-elle au moment de monter dedans. – Près du vicomte Henri de Faverne... – Bien vrai ? dit-elle. – Parole d’honneur ! – Alors, monsieur, au nom du ciel, ne perdons pas un instant. » Et elle s’élança dans la voiture. Je donnai votre adresse, croyant le trouver chez vous... Il n’y est plus, je vais la reconduire chez lui.

FABIEN.

Gardez-vous-en bien ! La malheureuse serait jetée à la porte par les laquais de son amant.

OLIVIER.

Eh ! mais... c’est donc tout à fait une canaille, que ce monsieur ?

FABIEN.

J’en ai horriblement peur.

Ouvrant la porte.

Voulez-vous entrer, mon enfant ?

 

 

Scène IX

 

FABIEN, OLIVIER, LOUISE

 

LOUISE.

Où est-il, monsieur ?... où est-il ?

À d’Hornoy.

Vous m’aviez dit qu’il était ici.

FABIEN.

Il y était il y a dix minutes.

LOUISE.

J’ai entendu dire, par les domestiques, qu’il avait été blessé en duel. Mon Dieu ! serait-il mort ?

FABIEN.

Non, il va aussi bien que possible.

LOUISE.

Oh ! Dieu soit loué ! Où est-il ? Il faut que je lui parle ; vous comprenez, il faut qu’il voie son enfant.

FABIEN.

Oui, vous le reverrez... oui, il reverra son enfant, mais pas dans ce moment, il est trop faible encore ; une émotion le tuerait.

LOUISE.

Oh ! alors j’attendrai... Mais où attendrai-je ?

FABIEN.

Ici, si vous voulez.

LOUISE.

Mais où suis-je, ici ?

FABIEN.

Chez le médecin qui l’a soigné.

OLIVIER.

Et vous pouvez ajouter : qui lui a sauvé la vie.

LOUISE.

Oh ! laissez-moi vous baiser les mains, monsieur.

FABIEN.

Pauvre femme !

LOUISE.

Vous me plaignez, n’est-ce pas ?

FABIEN.

Oh ! oui, et profondément... Mais d’abord, où avez-vous laissé votre enfant ?

LOUISE.

Dans le salon qui précède, sur un canapé.

FABIEN.

Je vais le recommander à la femme de mon valet de chambre, qui en prendra soin.

LOUISE.

J’ai peur qu’il n’ait froid et faim, monsieur.

FABIEN.

Soyez tranquille, on pourvoira à tout.

OLIVIER.

Mon cher Fabien, comme madame a probablement à vous dire des choses que l’oreille d’un médecin et d’un confesseur peut seule entendre, je vous laisse avec elle, bien certain que je n’ai pas besoin de vous la recommander... Au revoir, mon cher Fabien !... Bon courage, madame !

Il sort.

 

 

Scène X

 

FABIEN, LOUISE

 

FABIEN.

Vous êtes bien Louise Granger, n’est-ce pas ?

LOUISE.

Oui, monsieur.

FABIEN.

Je suis chargé, par M. le vicomte de Faverne, de causer d’affaires avec vous.

LOUISE.

D’affaires, monsieur ?

FABIEN.

D’affaires vous concernant. Mais comme M. Henri était très faible, et que je lui avais défendu de parler, c’est donc de vous, mademoiselle, que je dois tenir les détails qu’il n’a pu me donner.

LOUISE, avec émotion.

Ainsi, aujourd’hui, il est vicomte ?... il s’appelle Henri de Faverne ?

FABIEN.

C’est du moins le nom sous lequel il est connu dans le monde.

LOUISE.

Autrefois, il s’appelait Gabriel Lambert ; c’est sous ce nom que je l’aimai et qu’il m’aima.

FABIEN.

Avez-vous assez de confiance en moi pour me dire comment vous avez quitté votre village... et comment, ne connaissant votre amant que sous le nom de Gabriel Lambert, vous l’avez pu retrouver sous celui de Henri de Faverne ?

LOUISE.

Hélas ! monsieur, il nous quitta, son père et moi.

FABIEN.

Il a toujours son père ?

LOUISE.

Oui, monsieur ; grande tristesse pour le vieillard ! Il nous quitta pour venir à Paris poursuivre un remboursement de dix mille francs, qui étaient tout l’avoir de son pauvre père... Après un mois, nous reçûmes une lettre nous annonçant que, résolu à faire fortune, il partait pour la Guadeloupe. Depuis ce jour, nous n’eûmes plus de ses nouvelles.

FABIEN.

Comment sûtes-vous alors qu’il était toujours à Paris.

LOUISE.

Le maire de notre village y vint. Le hasard fit qu’en revenant de Courbevoie, il rencontra Gabriel à cheval, vêtu en élégant et suivi d’un domestique à cheval comme lui. Malgré cette espèce de déguisement, le maire le reconnut, et l’appela... Gabriel se retourna à son nom, et le reconnut aussi, à ce qu’il paraît, car il mit son cheval au galop. Le brave homme alla le soir au parterre de l’Opéra, et reconnut, dans une des loges les plus élégantes de la salle, son cavalier de la journée ; il voulut en avoir le cœur net, il interrogea l’ouvreuse et apprit d’elle que le locataire de la loge était un habitué de l’Opéra, et ne manquait pas une représentation. Le soir même de mon arrivée, il y a juste, aujourd’hui mardi, huit jours, j’allai attendre avec mon enfant, rue Le Peletier, la sortie de l’Opéra ; au bout de quelques minutes, je vis Gabriel donnant le bras à une jeune personne fort belle et fort élégante, que je reconnus pour mademoiselle Diane Richard, c’est-à-dire la même pour laquelle il était venu à Paris.

FABIEN.

Mais il ne monta point en voiture avec elle ?

LOUISE.

Non. Il attendit son coupé, j’eus tout le temps de l’examiner... « Où va monsieur ? demanda le cocher. – Chez moi, parbleu ! » répondit Gabriel... Je courus derrière la voiture presque aussi vite qu’elle, et j’arrivai devant sa porte au moment où le concierge fermait les deux battants. J’insistai pour parler à Gabriel, on me repoussa brutalement en me disant : « C’est inutile que vous reveniez... M. le vicomte a défendu de vous recevoir... » Alors, je pris mon enfant dans mes bras et m’assis sur un banc à la porte... C’est à ce moment qu’un sergent de ville m’ordonna de le suivre. J’obéis machinalement, je ne savais plus ce que je faisais. Votre ami passa... eut pitié de moi, et m’emmena chez vous... Que pouvez-vous pour moi ?... que vous a-t-il chargé de me dire ?

FABIEN.

Hélas ! peu de choses consolantes. Il est irrité, aigri... Il en veut au genre humain tout entier... et, s’il ne paraissait pas tant tenir à la vie, je croirais qu’il a voulu se faire tuer pour échapper à quelque grand remords.

LOUISE.

Oh ! si j’étais près de lui, si je pouvais le soigner, le consoler, faire un appel à ses souvenirs, peut-être le rendrais-je à son père... peut-être le ramènerais-je à moi... peut-être referais-je de lui un honnête homme !

FABIEN.

Eh bien, écoutez ; voulez-vous tenter une chose ?

LOUISE.

Laquelle ?... oh ! monsieur, laquelle ?

FABIEN.

Consentiriez-vous à demeurer à son chevet sans être connue de lui jusqu’au moment où sa blessure sera assez bien guérie pour que vous puissiez sans danger vous faire reconnaître ?

LOUISE.

Oh ! oui, monsieur, je consentirai à tout, pourvu que je le revoie.

FABIEN.

Eh bien, dans sa défiance de tout le monde, ne voulant pas être servi par ses domestiques, il m’a demandé une femme de confiance de laquelle je puisse répondre... Voulez-vous être cette jeune femme et vous introduire aujourd’hui chez lui avec une lettre de recommandation de moi ? Vous vous arrangerez de façon qu’il ne voie pas votre visage... Une fois près de lui... c’est à vous d’essayer l’influence d’une bonne nature sur une mauvaise... Si vous réussissez, ce sera, ma foi, un beau triomphe de la moralité sur le vice.

LOUISE.

Oh ! je réussirai, monsieur, je réussirai ! mais mon enfant, monsieur, mon enfant ?...

FABIEN.

Rien n’empêche qu’il ne reste chez moi ; vous vous entendrez avec la femme de mon valet de chambre.

LOUISE.

Mais, monsieur, je n’ai pas d’argent, il me reste un louis à peine... Il est vrai que j’ai payé mon hôtel jour par jour.

FABIEN.

Sur ce point, je puis au moins faire cesser votre inquiétude. M. de Faverne désire que la personne se charge de la dépense, et, à cet effet, il m’a laissé un billet de banque de cinq cents francs.

LOUISE.

Un billet de banque !

FABIEN.

Oui... c’est bien le moins que, sur l’argent du père, vous préleviez la dépense de l’enfant.

LOUISE.

Mais ce billet de banque de cinq cents francs... Il y a donc des billets de banque de cinq cents francs, monsieur ? Je croyais qu’il n’y en avait que de deux cents.

FABIEN.

Il y en a de cinq cents, de mille et de cinq mille.

LOUISE.

Je disais que ce billet de banque de cinq cents francs, il faudrait le changer.

FABIEN.

Aussitôt reçu, je m’en suis servi pour faire part d’un payement... je vous en donnerai l’argent... Et, tenez...

Ouvrant son tiroir.

j’ai trois cents francs en or dans mon tiroir... prenez-les toujours... Je vous porterai le reste en allant faire visite à M. de Faverne.

On sonne en dehors.

Germain, voyez donc, c’est à ma sonnette particulière.

Il donne l’argent à Louise.

LOUISE.

Merci, monsieur. Je vais embrasser mon enfant et m’entendre avec celle qui, en mon absence, voudra bien lui servir de mère.

FABIEN.

Suivez ce corridor, ma chère enfant, il vous conduira juste près d’Armande.

Elle va pour sortir par la porte du corridor.

LE DOMESTIQUE.

C’est un agent de la police de sûreté qui désire parler à monsieur lui-même.

LOUISE, à part.

De la police !

FABIEN.

Un agent de la police de sûreté qui désire me parler ?... Ah ! probablement à propos du duel de l’autre nuit ! Faites entrer.

 

 

Scène XI

 

FABIEN, L’AGENT

 

FABIEN.

Vous avez demandé le docteur Fabien, monsieur... c’est moi.

L’AGENT.

Vous n’avez pas besoin de me le dire, j’ai l’honneur de vous connaître.

FABIEN.

Que me voulez-vous ?

L’AGENT.

Un simple renseignement, docteur.

Louise reparaît à la porte du cabinet.

Vous avez soldé aujourd’hui une partie de facture à votre tapissier avec quatre billets de banque de cinq cents francs chacun ?

FABIEN.

Oui, monsieur.

L’AGENT.

Votre tapissier, de son côté, a payé un billet de quatre mille francs qu’il avait à la Banque avec deux mille francs en or et les deux mille francs qu’il a reçus de vous en papier.

FABIEN.

C’est possible, monsieur.

L’AGENT.

Un des billets de banque de cinq cents francs était faux.

LOUISE, à part.

Mon Dieu !

FABIEN.

Vraiment ?... Attendez... je vais le remplacer.

L’AGENT.

Ce n’est point de cela qu’il est question, docteur, aujourd’hui du moins... Maintenant, il n’est besoin que de savoir si vous pourriez vous rappeler les personnes de qui vous tenez ces billets.

FABIEN.

Rien de plus facile ; je les ai reçus depuis quatre ou cinq jours seulement, et j’ai un registre spécial où j’inscris toutes mes recettes.

L’AGENT.

Ah ! vous rendrez un grand service à la Banque, docteur, si vous pouvez la mettre sur la voie des coupables...

FABIEN, pendant ce temps, a ouvert le carnet de recettes où on lui a vu inscrire le billet de cinq cents francs de Faverne.

Voyons cela !

L’AGENT, tirant un carnet de sa poche.

Permettez que j’inscrive au fur et à mesure les noms et les adresses.

FABIEN.

Faites, monsieur... « Madame de Mauclerc, maîtresse de pension aux Champs-Élysées, pour soins donnés à ses élèves, cinq cents francs. » Y êtes-vous ?

L’AGENT.

J’y suis.

FABIEN.

« M. Leclerc, marchand de bois, rue de l’Arcade, n° 10, pour soins donnés à son fils. » 

L’AGENT.

Deux.

FABIEN.

« M. Bourgeois, négociant, rue du Bac, n° 111, pour deux ans de soins donnés à lui-même... » 

L’AGENT.

Trois.

LOUISE, bas, à Fabien.

Au nom du ciel, ne nommez pas le quatrième !

Fabien la regarde.

Je vous en supplie !

FABIEN.

C’est bizarre !... je n’ai point inscrit le nom de la personne dont je tiens le quatrième.

L’AGENT.

Cherchez bien, docteur !

FABIEN.

J’ai beau chercher... il n’y est pas.

Il referme le carnet.

L’AGENT.

Oh ! je regrette cette omission, docteur... Je vais toujours transmettre à qui de droit les renseignements que vous avez eu l’obligeance de me donner.

Fabien sonne, un domestique entre.

Désespéré de vous avoir dérangé, docteur.

FABIEN.

Adieu, monsieur.

L’agent sort avec le domestique.

 

 

Scène XII

 

LOUISE, FABIEN

 

LOUISE, tombant aux pieds de Fabien et lui baisant la main.

Dieu vous récompensera, docteur !

FABIEN.

Que voulez-vous dire, mon enfant ?

LOUISE.

Rien !...

 

 

ACTE III

 

Un élégant boudoir chez de Faverne. Sofa au fond à droite ; une caisse à gauche ; panoplies au mur. Tableaux ; guéridon au milieu de la pièce ; pendules, vases, tapis, étagères ; fenêtre au fond à droite.

 

 

Scène première

 

FABIEN, LOUISE, en sœur de charité

 

FABIEN.

Eh bien, chère enfant, vous n’avez rien de nouveau à m’apprendre ?

LOUISE.

Rien, docteur... Depuis cinq jours que je suis ici, la fièvre et le délire n’ont pas quitté Gabriel... hier seulement, le calme est revenu, et j’ai dû m’éloigner de lui de peur qu’il ne me reconnaisse.

FABIEN.

Je vais le voir, tenter une dernière épreuve.

LOUISE.

Parlez-lui de son père, qui est arrivé hier et qu’il ne veut pas recevoir... Soyez éloquent ! dites-lui que, pour les blessures de l’esprit, il y a deux grands médecins, monsieur. Pour ceux qui souffrent injustement, il y a la prière ; pour ceux qui souffrent justement, il y a le repentir.

Elle sort.

 

 

Scène II

 

DE FAVERNE, FABIEN

 

DE FAVERNE.

Ah ! que c’est bon à vous d’être venu, docteur ! je ne vous ai point menti, allez, je suis horriblement souffrant.

FABIEN.

Qu’avez-vous ? Ce ne peut être votre blessure.

DE FAVERNE.

Non, grâce à Dieu, il n’y paraît pas plus maintenant que si c’était une simple piqûre de sangsue. Mais, vous allez vous moquer de moi, docteur... je crois que j’ai des vapeurs.

FABIEN.

Voyons votre pouls.

Il lui tâte le pouls.

Nerveux et agité !

On sonne, de Faverne tressaille.

Qu’avez-vous ?

DE FAVERNE.

Rien ! c’est plus fort que moi... Quand j’entends une sonnette, je tressaille, et puis, tenez, je dois pâlir. Je sens tout mon sang qui se retire vers le cœur.

FABIEN.

C’est évident... vous souffrez, mais ce n’est point une cause physique qui vous fait souffrir. Vous avez quelque douleur morale, une inquiétude grave, peut-être ?

DE FAVERNE.

Quelle inquiétude voulez-vous que j’aie ?... Tout va pour le mieux... Mon mariage avec mademoiselle Richard a lieu dans trois semaines.

FABIEN.

À propos de ce mariage, je vous apporte le portefeuille que vous m’aviez confié et dans lequel sont des papiers de famille.

DE FAVERNE.

Je vous avais dit de ne me le rendre que quand je serai guéri...

FABIEN.

Vous l’êtes... Calmez-vous seulement, et tout sera fini.

DE FAVERNE.

Calmez-vous ! c’est bien aisé à dire... Parbleu ! si je pouvais me calmer, je serais guéri...

FABIEN.

Il faut vous ménager, monsieur...

DE FAVERNE.

Au fait, je suis bien bon de me tourmenter ainsi... Bah ! je suis riche, je jouis de la vie... Cela durera tant que ça pourra. Ainsi, docteur, vous ne me conseillez rien ?

FABIEN.

Si fait : je vous conseille d’avoir confiance en moi et de me dire ce qui vous tourmente.

DE FAVERNE.

Vous croyez donc toujours que j’ai quelque chose que je n’ose dire ?

FABIEN.

Je dis que vous avez un secret que vous gardez pour vous, un secret terrible, peut-être !

DE FAVERNE, se laissant tomber sur une chaise.

Terrible !... Oui, docteur, oui : vous êtes un homme de génie, vous avez deviné cela. Oui, j’ai un secret et, comme vous le dites, un secret terrible !... un secret que j’ai toujours eu envie de dire à quelqu’un, et que je vous dirais à vous, si vous... si vous étiez confesseur au lieu d’être médecin.

FABIEN.

Si j’attendais que vous me disiez vos secrets, vous ne vous y décideriez pas ; je vais donc les dire, moi.

DE FAVERNE.

Vous ! vous savez mes secrets, vous ? Impossible !

FABIEN.

Ce qui vous tourmente... ce qui vous donne cette surexcitation nerveuse, c’est que votre père est arrivé à Paris hier.

DE FAVERNE.

Mon père ?

FABIEN.

Et que, comme votre père est un très honnête homme et qu’on ne chasse pas son père comme on chasse une maîtresse, surtout quand il est à peu près sûr que son fils le déshonore...

DE FAVERNE.

Docteur !

FABIEN.

Que son fils le déshonore ! Vous craignez qu’il ne dise que vous êtes né au village de Saint-Dolay, en Bretagne, et non à la Pointe-à-Pitre...

DE FAVERNE.

Monsieur !

FABIEN.

Que vous vous appelez Gabriel Lambert, et non le vicomte de Faverne.

DE FAVERNE.

Ah !

FABIEN.

Vous craignez, enfin, qu’il ne fasse manquer votre mariage avec mademoiselle Diane, en disant que vous vivez ici d’une industrie ténébreuse... qui vous donne cette maladie de nerfs pour laquelle vous me consultez. Eh bien, maintenant, le conseil que vous me demandez, le voici : Implorez le pardon de votre père, implorez le pardon de Louise, quittez Paris... Partez avec eux pour Saint-Dolay, cachez-vous à tous les yeux, car votre père et Louise ne vous pardonneraient peut-être pas.

De Faverne tombe anéanti.

À propos, monsieur de Faverne, j’ai toujours oublié de vous parler d’une chose d’un médiocre intérêt pour moi, mais que je crois d’un grand intérêt pour vous.

DE FAVERNE.

De quelle chose ?

FABIEN.

Le billet de cinq cents francs que vous m’avez donné, en quittant ma maison, était faux.

DE FAVERNE.

Faux ? C’est étrange !... je vais vous rendre cinq cents francs...

Il va au secrétaire, tire la clef de sa poche et la met dans la serrure. S’arrêtant.

N’y a-t-il pas une chose qui vous étonne comme moi, docteur ?

FABIEN.

Laquelle ?

DE FAVERNE.

C’est qu’on ait le courage de contrefaire un billet de banque.

FABIEN.

Cela m’étonne, parce que c’est une lâche et infâme action.

DE FAVERNE.

Infâme peut-être ; lâche, non ; savez-vous qu’il faut une main bien ferme pour écrire ces deux petites lignes : La loi punit de mort le contrefacteur ?

FABIEN.

Seulement, cette main n’a pas la force de prendre un poignard et de s’en frapper quand arrive la condamnation qui doit conduire le faussaire à l’échafaud...

DE FAVERNE.

À l’échafaud ! oui, je comprends que l’on envoie un assassin à l’échafaud ; mais avouez que guillotiner un homme pour avoir fait de faux billets, c’est bien cruel.

FABIEN.

Vous avez raison ; aussi je sais de bonne source que l’on doit incessamment adoucir cette peine et la borner aux galères.

DE FAVERNE.

Vous savez cela, docteur ! vous savez cela, en êtes-vous sûr ?

FABIEN.

Je l’ai entendu dire à celui de qui la proposition même viendra.

DE FAVERNE.

Au roi ?

FABIEN.

Au roi.

DE FAVERNE.

Au fait, c’est vrai, vous êtes médecin du roi par quartier. Ah ! le roi a dit cela ! Et quand la proposition doit-elle être faite ?

FABIEN.

Cela vous intéresse donc ?

DE FAVERNE.

Sans doute ; cela n’intéresse-t-il pas tout ami de l’humanité, d’apprendre qu’une loi trop sévère est abrogée ?

FABIEN.

Elle n’est point abrogée, monsieur ; seulement, les galères remplaceront la mort. Cela vous paraît-il une bien grande amélioration dans le sort des coupables ?

DE FAVERNE, donnant cinq cents francs en or à Fabien.

Tenez, voilà cinq cents francs en or.

FABIEN.

Merci ! mais ce qui me reste à vous dire est encore plus important que ce que je vous ai dit.

DE FAVERNE.

Que vous reste-t-il donc à me dire ?

FABIEN.

Il me reste à vous dire que, comme, le même jour, le billet est allé à la Banque et a été reconnu faux, sachant que c’était moi qui l’avais donné à mon tapissier, avec trois autres, on est venu aux renseignements chez moi ; et comme j’ai beaucoup d’ordre, grâce à un carnet sur lequel j’inscris toutes mes recettes, j’ai pu donner les noms et les adresses.

DE FAVERNE, épouvanté.

Des quatre personnes qui vous avaient donné ces billets ?

FABIEN.

Non, de trois seulement. J’allais donner le nom de la quatrième, lorsqu’une jeune femme est tombée à mes pieds, et m’a conjuré, au nom de son enfant, de me taire.

DE FAVERNE.

Et... ?

FABIEN.

Et j’ai dit qu’ayant oublié le nom et l’adresse de la quatrième personne, je ne pouvais les donner...

DE FAVERNE.

Vous avez fait cela, docteur !

FABIEN.

Oh ! pas pour vous !... mais pour cette jeune femme qui était à mes pieds.

DE FAVERNE.

Mais, cette jeune femme qui était à vos pieds, qui est-elle ?

FABIEN, montrant Louise, qui, pendant la fin de la scène, est entrée et s’est mise à genoux près de Faverne.

Celle qui est aux vôtres ! Adieu.

Il sort.

 

 

Scène III

 

LOUISE, DE FAVERNE

 

LOUISE, suppliante.

Gabriel !

DE FAVERNE, la prenant dans ses bras.

Louise ! Louise !

LOUISE.

J’ai pris pour te soigner ces pieux vêtements, afin que tu ne me reconnaisses pas.

DE FAVERNE.

C’était donc toi qui veillais jour et nuit à mon chevet ?

LOUISE.

N’était-ce pas mon devoir ?

DE FAVERNE.

Oh ! tu es une sainte, et moi, je suis un impie ! Va chercher mon père et reviens avec lui !

Louise s’élance hors de la chambre.

 

 

Scène IV

 

DE FAVERNE, seul, puis UN DOMESTIQUE

 

DE FAVERNE.

Maintenant, je dois fuir Paris, m’ensevelir dans mon village, m’abriter sous la chasteté de l’épouse et l’innocence de l’enfant... Mais Diane ! Diane !... Eh bien, je lui dirai que je n’ai pas pu réunir les derniers cent mille francs que son père exigeait... et elle m’oubliera !... Que va-t-elle dire ?... moi qui me suis fait passer à ses yeux pour millionnaire ! elle dira que je suis un honnête homme !

Il sonne.

Écrivons. 

« Chère Diane, 

« L’homme que j’avais chargé de réaliser ma fortune à la Guadeloupe a vendu toutes mes propriétés, et, après avoir réalisé plus d’un million, s’est enfui en Amérique. Il ne me reste, pour toute fortune, que deux cent mille francs, c’est-à-dire les deux tiers seulement de la somme exigée par votre père. Plaignez-moi, Diane ; je ne veux point rester à Paris pour être témoin du bonheur d’un autre. Oh ! croyez-en le cri de mon cœur, je pars bien malheureux ! 

« À vous pour la vie !

« DE FAVERNE. » 

Ah ! je respire en pensant que ce nom est le dernier faux que je ferai.

Il cachette la lettre et sonne.

UN DOMESTIQUE.

M. le vicomte a sonné ?

DE FAVERNE.

Oui... Portez cette lettre chez M. Richard. Vous la remettrez à mademoiselle Diane.

LE DOMESTIQUE.

Y a-t-il une réponse ?

DE FAVERNE.

Non, probablement... Allez !

Le domestique sort.

Et maintenant, les voilà, je les entends ; qu’ils viennent, le sacrifice est fait !

 

 

Scène V

 

DE FAVERNE, LAMBERT, LOUISE

 

DE FAVERNE.

Mon père, j’attends votre pardon à genoux...

LAMBERT.

Dans mes bras... le fugitif !... Oh ! te voilà donc, malheureux et cher enfant !

LOUISE.

Je vous le disais bien toujours, mon oncle, qu’il nous reviendrait.

LAMBERT.

Oui ; mais comment nous revient-il ? Mieux vaudrait que, comme l’enfant prodigue, il nous revînt en haillons qu’avec tout ce luxe, dont nous ignorons la source, qu’avec ce titre ramassé sans doute dans la fange des tripots.

LOUISE.

Pas de récriminations, mon oncle, pardon complet. La miséricorde d’un père est infinie comme celle de Dieu.

LAMBERT.

Cependant, j’y mets une condition, c’est qu’il quittera Paris aujourd’hui même.

DE FAVERNE.

Dans une heure, mon père. Oh ! ce Paris, ce pandémonium, cet enfer ! Si vous saviez ce que j’y ai souffert, loin de me faire des reproches, vous me plaindriez.

LOUISE.

Oui, nous te plaindrons, nous te consolerons, Gabriel ! Tu n’as pas vu ton fils ; quand tu le verras, tu oublieras tout. Il est beau comme un ange du bon Dieu ; il est chez le bon docteur Fabien, notre sauveur à tous. Tu vas le voir, tu vas l’embrasser. Au bout d’une heure, il t’aimera comme s’il avait toujours été près de toi. Puis nous partirons pour Saint-Dolay. Viens, Gabriel, viens !

LAMBERT.

Il faudra redevenir ce que tu n’aurais jamais dû cesser d’être, Gabriel, un laborieux paysan.

DE FAVERNE.

Oui ; mais, avant de quitter cet appartement, il y a des papiers qu’il faut que j’emporte, d’autres que je dois brûler...

LAMBERT.

Ce que tu as à faire sera-t-il bien long ?

DE FAVERNE.

Un quart d’heure tout au plus, mon père.

LAMBERT, s’asseyant.

Nous attendrons.

De Faverne va pour ouvrir une armoire en forme de caisse.

LOUISE, s’appuyant au fauteuil de Lambert.

Oui, nous attendrons. Oh ! c’est si bon de se revoir, de se retrouver et d’être sûrs de ne plus se quitter...

Entre un domestique.

 

 

Scène VI

 

DE FAVERNE, LAMBERT, LOUISE, LE DOMESTIQUE qui a porté la lettre à Diane

 

DE FAVERNE.

Quoi encore ?... J’avais défendu qu’on nous dérangeât.

LE DOMESTIQUE.

Pardon, monsieur le vicomte, c’est la réponse à la lettre que vous m’avez remise il y a un quart d’heure.

LAMBERT, avec ironie.

M. le vicomte !

LOUISE.

Patience, mon oncle, patience !

DE FAVERNE.

La réponse ! elle t’a donné la réponse ?

LE DOMESTIQUE.

La voici.

DE FAVERNE.

Ah ! mon Dieu, ma main tremble !... Qu’y a-t-il dans ce paquet ? Lisons la lettre d’abord.

LAMBERT.

Qu’y a-t-il ? Il semble bien agité.

LOUISE.

Mon Dieu, pourvu que ce ne soit pas quelque mauvaise nouvelle !

DE FAVERNE, après avoir décacheté la lettre d’une main tremblante, lit d’une voix entrecoupée.

« Mon cher Henri, je craignais, par pressentiment sans doute, quelque catastrophe dans le genre de celle qui vous est arrivée, et j’avais pris mes précautions d’avance en réalisant, moi aussi, grâce à quelques actions au porteur, grâce à quelques diamants dont je n’avais que faire, espérant bien que vous me trouveriez belle sans cela, cette somme de cent mille francs qui vous manque ; et je vous l’envoie dans le paquet ci-joint, par votre domestique, qui ne sait pas ce qu’il vous porte. J’espère que vous ne sacrifierez pas notre bonheur à une fausse délicatesse, et que vous ne vous ferez pas scrupule de recevoir, à titre de prêt, cent mille francs de celle qui, dans quinze jours, signera

« DIANE, vicomtesse DE FAVERNE. »

Voilà bien autre chose, maintenant ! Mon Dieu !... mon Dieu !

À son père et à Louise.

Attendez-moi ; cette lettre veut une réponse, je reviens. – Venez, François !

Il sort comme un fou.

 

 

Scène VII

 

LAMBERT, LOUISE, puis LE DOMESTIQUE

 

LAMBERT.

Qu’est-il arrivé ?

LOUISE.

Je ne sais ; vous avez vu quel terrible effet a produit sur lui cette lettre ?

LAMBERT.

Terrible, non, car il y avait dans ses yeux, tandis qu’il la lisait, plus de joie que de terreur.

LOUISE.

Il va revenir... et nous expliquer...

LAMBERT.

Il va revenir ?

LOUISE.

N’avez-vous pas entendu ?... il l’a dit.

LAMBERT.

Et s’il ne revient pas ?

LOUISE.

Ah ! mon oncle, vous êtes cruel pour lui... Tenez...

La porte s’ouvre.

Tenez, le voilà.

LAMBERT.

Non, c’est un domestique.

LOUISE.

Une lettre ?

LE DOMESTIQUE.

De M. le vicomte.

LAMBERT.

Pour qui ?

LE DOMESTIQUE.

Pour vous.

LAMBERT.

Louise ! Louise !

LOUISE.

Lisez, mon oncle !

LAMBERT, lisant.

« Mon cher père, ma Louise vénérée, plaignez-moi ! la lettre que je viens de recevoir a changé toutes mes résolutions : il n’est plus question pour moi de départ et de repentir, et la fatalité veut que je marche dans la vie, non pas telle que vous me l’aviez montrée, mais telle que je me la suis faite. Quittez Paris, emportez mon amour, Louise, ma reconnaissance, mon père, mais ne faites aucune tentative pour me ramener à vous et au bien, elles seraient inutiles ; je suis sur une pente glissante que je dois suivre jusqu’au bout, elle me mènera à la fortune ou à... 

« Oubliez-moi, ou plutôt, non, ne m’oubliez pas, et priez pour moi. 

GABRIEL. » 

Que t’avais-je dit ?

LOUISE.

Hélas ! notre dernière espérance !

LAMBERT.

Oh ! mes pressentiments.

Au domestique.

Je veux le voir !

LE DOMESTIQUE.

Qui cela, monsieur ?

LAMBERT.

Mon fils !

LE DOMESTIQUE.

Je ne sais si c’est M. le vicomte que vous appelez votre fils ?

LAMBERT.

C’est l’homme qui me quitte, c’est l’homme qui vient de sortir de cette chambre, c’est l’homme qui t’a remis cette lettre.

LE DOMESTIQUE.

Vous ne pouvez pas voir M. le vicomte.

LAMBERT.

Pourquoi cela ?

LE DOMESTIQUE.

Parce qu’il est monté en voiture en disant qu’il ne rentrerait pas.

LAMBERT, s’asseyant.

Je l’attendrai.

LE DOMESTIQUE.

Impossible, monsieur !

LAMBERT.

Comment impossible ?

LE DOMESTIQUE.

Des étrangers ne peuvent rester chez M. le vicomte quand M. le vicomte n’y est pas.

LAMBERT.

Des étrangers ? moi son père ? elle ?... Ah ! misérable !

LOUISE.

Mon oncle !

LAMBERT.

Le père ne peut rester chez son fils ! et quand je pense que tout à l’heure, là, là, à cette place, croyant à ses paroles, à ses promesses, à son repentir, je l’ai tenu entre mes bras, serré contre mon cœur ! et, quand je pouvais étouffer ce monstre d’ingratitude et de mensonge, je l’ai appelé mon enfant, mon Gabriel !...

LOUISE.

Cet homme obéit aux ordres qu’il a reçus.

LAMBERT.

Tu as reçu l’ordre de nous chasser ?

LE DOMESTIQUE.

J’ai dit à monsieur ce que j’avais à lui dire.

LAMBERT.

Ô mon Dieu ! aussi loin que vos regards peuvent s’étendre, avez-vous vu jamais chose plus impie qu’un fils faisant chasser son père par des valets !

LOUISE.

Venez, mon oncle, venez !

LAMBERT.

Ô fils dénaturé, je te maudis ! je maudis l’heure de ta naissance... je maudis l’heure où je t’ai appelé pour la première fois mon fils... je maudis l’heure où tu m’as appelé ton père pour la première fois !...

LOUISE.

Venez, mon oncle, venez !

LAMBERT.

Va donc loin de nous où la destinée t’entraîne ! et bénie soit l’heure de ma mort, si elle sonne avant celle de ton déshonneur !

LOUISE, l’entraînant.

Venez, mon oncle, venez !

LAMBERT.

Maudit dans ce monde ! maudit dans l’éternité !

Il sort entraîné par Louise.

Maudit ! maudit ! maudit !

Le domestique sort.

 

 

Scène VIII

 

DE FAVERNE, seul, complètement abattu et les bras pendants

 

Oh ! oui, terrible ! terrible ! soyez satisfait, mon père ; je n’ai pas perdu un mot de votre malédiction... De l’air !... j’étouffe !...

Il va à la fenêtre et l’ouvre.

Oh ! mon Dieu !

Il se couche sur un canapé.

Le sommeil ! l’oubli ! la mort ! Oh ! que, par un coin de cette fenêtre entr’ouverte, il voie... gémissant, irrésolu, tremblant, celui qui met le pied dans la route du crime... Mon Dieu !... mon Dieu !

La nuit s’est faite peu à peu sur le théâtre ; un homme apparaît à la fenêtre et l’escalade doucement ; il regarde autour de lui, tire de sa poche une lanterne sourde, et arme un pistolet qu’il tenait à la main.

 

 

Scène IX

 

DE FAVERNE, GASPARD

 

Faverne, au bruit du pistolet qu’on arme, ouvre les yeux, et voit un homme armé à quelques pas de lui.

DE FAVERNE.

Qu’est-ce que cela ?

Il referme les yeux et se tient immobile.

GASPARD, l’apercevant à la lueur de sa lanterne.

Un homme !

S’approchant.

Il dort ! Voyons donc ! voyons donc ! la maison me paraît bonne ! Ah ! une caisse ; la clef y est... Fenêtre ouverte... clef au secrétaire ; on a préparé ça pour moi.

Il regarde du côté de Faverne.

Bonne nuit !

Il ouvre le secrétaire de la main droite en passant le pistolet sous son bras gauche.

DE FAVERNE.

Et moi qui ai laissé la clef à ce secrétaire ! Je suis perdu !

Il se lève, et, sur la pointe du pied, va au voleur.

GASPARD.

Des billets de banque ! Mais qu’est-ce que cela ? La planche avec laquelle on les fabrique... Je suis volé !

DE FAVERNE, qui est arrivé derrière le voleur, tire le pistolet par la crosse et le lui applique sur le front, au moment où il se retourne.

Pas un mouvement, ou tu es mort !

GASPARD, dirigeant sur lui la lumière de sa lanterne.

Tiens, Gabriel !

DE FAVERNE, le regardant.

Gaspard !

GASPARD.

Rends-moi mon pistolet, il n’est pas chargé, c’est pour effrayer les clients.

Il reprend son pistolet.

GABRIEL.

Gaspard !

GASPARD rend la planche.

Oui, Gaspard, ton compatriote et ton ami. Ah ! nous contrefaisons les billets de banque ?... Ça rapporte, mais, tu sais, la loi...

DE FAVERNE.

Et bien, va me dénoncer.

GASPARD.

Moi ! me prends-tu pour un faux frère ?... Tu as embrassé un métier périlleux mais lucratif ; je ne t’en veux pas !

DE FAVERNE.

Tais-toi.

GASPARD.

Va fermer la fenêtre. Ce n’est pas pour te commander, mais, si j’y allais moi-même, on pourrait reconnaître mon profil.

DE FAVERNE.

Qui cela ?

GASPARD.

Les gens qui me poursuivent.

DE FAVERNE.

Tu étais donc poursuivi ?

GASPARD.

Depuis six mois, je ne fais que ça !... J’en ai des crampes dans les mollets. Aussi, je n’ai pas, comme toi, le temps de dormir sur mon canapé.

De Faverne ferme la fenêtre, puis le rideau.

Tu as raison, ferme les rideaux ; deux précautions valent mieux qu’une ! Maintenant, là, voyons, causons comme deux bons amis !

Il allume un candélabre.

DE FAVERNE.

Que fais-tu ?

GASPARD.

Je n’aime pas à causer dans l’obscurité, moi !

DE FAVERNE.

Mais tu disais que tu étais poursuivi.

GASPARD.

Bon !... Ils ne viendront pas me chercher ici, chez toi... Comment t’appelles-tu de ton nouveau nom ?

DE FAVERNE.

Que t’importe ?

GASPARD.

Oh ! à un ami, lui faire des cachotteries !

DE FAVERNE.

Le vicomte de Faverne.

GASPARD.

Ils ne viendront pas me chercher chez le vicomte de Faverne, un millionnaire.

DE FAVERNE.

Mais comment es-tu ici ?

GASPARD, emboîtant le pas à de Faverne, qui traverse la scène.

J’étais en train de flâner chez un joaillier pendant qu’il dormait. Il se réveille et se met à crier au voleur !... Moi, pas bête, au lieu de sortir dans la rue, où j’étais immanquablement pincé, j’enfile un escalier, je trouve une chambre à l’entresol, j’y entre, je ferme la porte derrière moi... Je vais à la fenêtre : douze pieds du sol !... je saute dans la cour... j’enjambe un mur, deux murs, trois murs... ça ne finissait plus, les murs... je me trouve dans ton jardin. Un pressentiment me dit que je suis dans le jardin d’un ami, et, vous le voyez, vicomte, je ne m’étais pas trompé.

DE FAVERNE, s’arrêtant.

Tu as fini ta narration ?

GASPARD.

Oui ! tu peux marcher maintenant ; je te dirai seulement : Cher ami, quitte le métier, quitte le métier, ou tu finiras mal.

DE FAVERNE.

Assez ; désires-tu autre chose ?

GASPARD.

Je crois bien que je désire autre chose ! je désire quitter la France ; mais pour cela, tu comprends, il faut de la monnaie blanche.

DE FAVERNE.

Combien te faudrait-il ?

GASPARD.

Pour gagner la frontière ?

DE FAVERNE.

Oui.

GASPARD.

En conscience, je ne peux pas à moins de mille francs.

DE FAVERNE, lui donnant un billet de banque.

Tiens, les voilà !

GASPARD.

Un billet ? Ah ! tu veux non-seulement voler un ami, mais encore le compromettre.

DE FAVERNE.

Gaspard !

GASPARD.

Ah ! nous essayons de glisser notre marchandise, même à notre petit ami !

DE FAVERNE.

C’est de l’or que tu désires ?

GASPARD.

J’ai toujours eu un faible pour ce qui brille, et pourtant le proverbe dit : « Tout ce qui brille n’est pas or. » 

DE FAVERNE, prenant un rouleau de mille francs dans le secrétaire qu’il referme.

Tiens, voilà un rouleau de mille francs.

GASPARD.

Un rouleau de mille ?

DE FAVERNE.

Compte si tu veux.

GASPARD.

Oh ! après toi, jamais !... Maintenant, je t’emprunte ce manteau.

Il s’enveloppe du manteau de Gabriel.

Demain, tu recevras une lettre de moi, datée de Bruxelles.

DE FAVERNE.

Inutile ! adieu.

Il sonne.

Reconduisez monsieur par la rue du Helder.

GASPARD.

Adieu, cher !

Bas.

Et, si tu m’en crois, suis le conseil que je t’ai donné : quitte ton métier, ou tu finiras mal !

LE DOMESTIQUE.

Par où diable est-il entré, celui-là ? Il a une singulière tournure.

GASPARD.

Au revoir, cher vicomte ! c’est convenu, à demain, au cercle.

Au domestique.

Montrez-moi le chemin, domestique.

Il sort avec le domestique.

LE DOMESTIQUE, rentrant, à de Faverne.

M. le vicomte est-il visible ?

DE FAVERNE.

Pour toute personne venant de la part de M. Richard ou de mademoiselle Diane seulement.

LE DOMESTIQUE.

Précisément, il y a là un monsieur qui vient de la part de mademoiselle Diane.

DE FAVERNE.

A-t-il dit son nom ?

LE DOMESTIQUE.

M. de Lussan.

DE FAVERNE.

Faites entrer !

 

 

Scène X

 

DE FAVERNE, DE LUSSAN

 

DE FAVERNE.

Soyez le bienvenu, monsieur.

DE LUSSAN.

Vous a-t-on dit, monsieur, que j’ai fait prendre, jusqu’au jour où il n’y a plus eu de danger, tous les jours, des nouvelles de votre blessure ?

DE FAVERNE.

Oui, monsieur ; je vous en suis reconnaissant... Ne me faisiez-vous pas dire, monsieur, que vous veniez de la part de mademoiselle Diane ?

DE LUSSAN.

Je la quitte à l’instant, monsieur, et elle m’a officiellement annoncé, après lecture d’une lettre qu’elle a reçue de vous, que, dans quinze jours, elle serait votre femme.

Les deux hommes se saluent.

Alors, j’ai cru que l’amour très violent que j’avais pour mademoiselle Richard, et l’amitié très sincère qui en sera la suite, m’imposaient un devoir sacré.

DE FAVERNE.

Parlez, monsieur, je vous écoute. Quel est ce devoir ?

DE LUSSAN.

Répondez-moi, monsieur, comme à un homme qui vient vous dire : Mademoiselle Diane était tout pour moi, j’aurais donné ma fortune, ma vie, mon honneur même pour la voir heureuse ; mais, en lui faisant le sacrifice de mon honneur, je n’aurais point voulu qu’elle portât un nom déshonoré, parce que, avant tout, la respectant, je la voudrais respectée de chacun. Eh bien, malgré tout ce que l’on dit sur vous, monsieur de Faverne, je veux bien vous croire un honnête homme.

DE FAVERNE.

Vous voulez bien... La forme n’est pas courtoise.

DE LUSSAN.

Eh bien, soit ! disons mieux : je vous crois honnête homme ; maintenant, elle va changer son nom contre le vôtre... Eh bien, permettez-moi une dernière question. Votre nom est-il bien Henri de Faverne ?

DE FAVERNE.

M. Richard sur ce point est renseigné, et les renseignements que je lui ai donnés lui suffisent.

DE LUSSAN.

Mais moi, monsieur, moi qui vous cède la place, moi qui renonce à la femme que j’aime, je ne suis pas renseigné, et je désire l’être. Votre nom, monsieur, est-il bien Henri de Faverne ?

DE FAVERNE.

Et vous demandez ?

DE LUSSAN.

Je vous demande votre parole d’honneur !

DE FAVERNE.

Eh bien, monsieur, je vous donne ma parole...

Un coup de sonnette retentit.

DE LUSSAN.

Qu’avez-vous ?

DE FAVERNE.

Rien ! un coup de sonnette inattendu.

LE DOMESTIQUE, entrant.

Je demande pardon d’interrompre monsieur, malgré son ordre ; mais monsieur a remonté ses écuries il y a trois mois... et c’est le garçon de banque qui vient...

DE FAVERNE.

À neuf heures du soir ?

LE DOMESTIQUE.

Il est venu trois fois dans la journée ; monsieur étant occupé, on lui a dit que monsieur n’y était pas, et comme, demain matin, il y aura protêt, et que monsieur nous a dit...

DE FAVERNE.

C’est bon. De combien est le billet ?

LE DOMESTIQUE.

De cinq mille francs.

DE FAVERNE, ouvrant le portefeuille que lui a tendu Fabien et y prenant cinq billets de banque.

Payez, et rapportez-moi le billet.

Le domestique sort.

DE LUSSAN, à part.

C’est singulier ! comme sa main tremble.

DE FAVERNE.

Vous voyez, monsieur, que je fais honneur à ma signature !

Le domestique rentre.

Eh bien, que me veut-on encore ?

LE DOMESTIQUE.

Le porteur du billet désirerait dire un mot à M. le vicomte.

DE FAVERNE.

Je n’ai point affaire à cet homme. Il a son argent, qu’il s’en aille.

 

 

Scène XI

 

DE FAVERNE, DE LUSSAN, L’AGENT qui s’est présenté le matin à Fabien

 

L’AGENT.

Pardon, monsieur, mais si vous n’avez point affaire à moi, moi, j’ai affaire à vous.

DE LUSSAN, à part.

Que signifie tout cela ?

DE FAVERNE, à l’Agent.

Parlez alors, monsieur ; mais parlez vite, je suis pressé.

L’AGENT.

Eh bien, j’ai affaire à vous pour vous dire que vous êtes un faussaire.

Lui sautant au collet.

Au nom de la loi, je vous arrête.

DE FAVERNE.

Je suis perdu !

DE LUSSAN.

Oh ! le malheureux !

L’AGENT.

Oh ! il y a longtemps que je te surveillais, Gabriel Lambert !

DE LUSSAN.

Gabriel Lambert !

DE FAVERNE.

Oh ! mieux vaut en finir tout de suite !

Il s’élance sur un poignard turc suspendu à la muraille, au milieu d’un trophée d’armes.

L’AGENT.

À moi !

Deux agents de police paraissent aux autres portes.

DE FAVERNE.

Oh ! je n’en veux pas à votre existence, vous n’avez rien à craindre, et c’est de moi seul que je veux faire justice.

DE LUSSAN.

Arrêtez, malheureux !

DE FAVERNE, se tordant les bras et laissant tomber son poignard.

Ah ! voilà donc la fin !

L’AGENT.

Allons, emparez-vous de ce gaillard-là !

DE FAVERNE.

Non, non, pourvu qu’on me laisse aller en voiture, je ne dirai pas un mot, je ne ferai pas une tentative d’évasion ! Monsieur de Lussan, un mot à ces messieurs !...

DE LUSSAN, à l’Agent.

Mais je n’ai aucune influence !

DE FAVERNE.

Essayez !

DE LUSSAN, à l’Agent.

Monsieur, ce malheureux me prie d’intercéder en sa faveur. Il est connu dans tout le quartier... il a été reçu dans le monde. Eh bien, je vous en supplie, épargnez-lui des humiliations inutiles.

L’AGENT.

J’y consens, monsieur !

DE LUSSAN.

Ayez la bonté d’envoyer chercher un fiacre.

DE FAVERNE.

Et faites-le approcher de la porte qui donne dans la rue du Helder.

L’AGENT, à l’un de ses hommes.

Soit ! faites avancer un fiacre.

Un Agent sort.

DE FAVERNE, à de Lussan.

Monsieur, c’est mon fatal amour qui m’a conduit où j’en suis. Monsieur, au nom de votre respect pour votre mère, ne dites pas l’affreuse vérité à mademoiselle Richard.

DE LUSSAN.

Mais que lui dirai-je enfin ?

DE FAVERNE.

Soyez noble et généreux jusqu’au bout. Dites-lui... dites-lui que ma blessure s’est rouverte et que je suis mort des suites de ma blessure.

DE LUSSAN.

Je vous donne ma parole que je le lui dirai.

DE FAVERNE.

Et dites-lui qu’avant de mourir je vous ai chargé de lui remettre ces papiers, qu’elle m’a envoyés il y a deux heures.

Il lui donne les billets de banque qu’il a reçus de Diane. L’homme de police rentre.

L’AGENT.

La voiture attend.

Faisant signe à ses hommes.

Allons !

 

 

ACTE IV

 

L’intérieur d’une prison. Porte à droite ; une table, un escabeau, un lit.

 

 

Scène première

 

GABRIEL, assis contre son lit, courbé en deux, la tête cachée entre ses mains, puis LAMBERT et LE GEÔLIER

 

GABRIEL.

À mort ! à mort ! Que faire ?... à qui m’adresser ?

LAMBERT, entrant avec le Geôlier.

C’est ici ?

LE GEÔLIER.

Oui, tenez, le voilà... – Voilà monsieur votre père.

Gabriel ne bouge pas.

Vous ne répondez pas !

Il sort.

LAMBERT.

Il sera mort avant que le bourreau ait exécuté la sentence.

Se rapprochant.

Gabriel ! Gabriel ! Il ne m’entend pas... C’est moi... C’est ton père !

Il lui touche l’épaule.

GABRIEL.

Vous savez, mon père, condamné à mort !

LAMBERT.

Aussi je viens t’aider à mourir. Le chemin qui conduit à l’échafaud est dur, mais ton père vient t’offrir son bras pour y monter.

GABRIEL.

Condamné à mort !... Comprenez-vous ce que ces trois mots ont de lugubre, et comme ils tintent à mon oreille ?... Mais moi, mon père, je ne suis pas un meurtrier... je ne suis pas un assassin... je n’ai pas répandu le sang. – Oh ! vous ne me dites rien ? mais trouvez donc une parole d’espoir !

LAMBERT.

Gabriel, les paroles d’espoir ne peuvent maintenant arriver à toi que venant du ciel... Dieu seul est tout-puissant... Dieu seul peut te faire miséricorde... Roi de la vie, il l’est aussi de la mort.

GABRIEL.

Mais la miséricorde de ce Dieu dont vous me parlez, mon père, n’empêchera pas que demain l’échafaud... Non... non... je ne veux pas !

LAMBERT.

Tu es bien coupable, mon pauvre enfant ; mais le repentir peut t’absoudre.

GABRIEL.

Le repentir m’absoudre ?... Mais cette absolution du repentir empêchera-t-elle que demain... ? Voyons, mon père ! cherchez un moyen ; une fois déjà vous m’avez donné l’existence... Permettrez-vous qu’on m’enlève ce souffle que je tiens de vous et de Dieu... de ce Dieu que vous dites tout-puissant ?

LAMBERT.

Le malheureux ! il blasphème quand il devrait prier.

GABRIEL.

Et quand je pense que je pouvais, au lieu de venir à Paris, rester dans notre beau village de Saint-Dolay, que j’ai dédaigné autrefois et que je regrette à cette heure, quand je pense que j’y pouvais vivre heureux et tranquille, de cette douce vie du fermier ! Oh ! mon Dieu Seigneur, cette vie méprisée, rendez-la moi ! rendez-moi ces mille bruits du matin qui m’éveillaient avec l’aurore... rendez-moi le travail, rendez-moi la fatigue... le soleil qui brûle, la pluie qui glace !... Mais non, non, non... Ce serait trop, mon Dieu !... ce serait la récompense au lieu de l’expiation... Non, punissez-moi, mon Dieu. Il y a en face de l’embouchure de la Vilaine, à deux lieues de la côte, un îlot dénudé, fouetté du vent, battu des vagues, presque entièrement couvert par l’Océan aux marées hautes... la tempête l’habite et y rugit pendant six mois de l’année. – Transportez-moi sur ce rocher, mon Dieu ! par pitié !... Les pêcheurs, en passant, m’y jetteront un morceau de pain et m’y tendront un verre d’eau. J’aurai faim... j’aurai soif... j’aurai froid... Mais je vivrai ! je vivrai !

LAMBERT.

Malheureux enfant, si tu ne nous avais point chassés il y a trois mois, Louise et moi, si tu nous avais suivis à Saint-Dolay, comme tu nous avais promis de le faire... la justice t’aurait oublié peut-être, et tu serais là-bas, avec nous, au milieu de nos amis, tandis qu’au contraire...

GABRIEL.

Mais ne me dites donc point cela... Vous voyez bien que vous me tuez !

Un Geôlier entre.

Qui entre ici ? qui vient ? qui est là ?

 

 

Scène II

 

GABRIEL, LAMBERT, LE GEÔLIER

 

LE GEÔLIER.

Voici votre souper... Voulez-vous autre chose ? Demandez ; tout ce que vous désirez, on vous le donnera.

GABRIEL.

Oui, je le savais ; oui, on m’avait dit que c’était ainsi, et qu’une fois l’arrêt prononcé... on ne refusait plus rien à l’homme à qui l’on allait enlever tout. Je ne demande rien, je ne veux rien... Est-ce que l’on peut désirer quelque chose quand on va mourir ? Mais dites-moi seulement : a-t-on fait passer à M. Fabien la lettre que l’aumônier des prisons lui a écrite en mon nom ?

LE GEÔLIER.

Elle est partie il y a deux heures.

GABRIEL.

Et la lui a-t-on bien remise à lui-même ?

LE GEÔLIER.

Oui, et il a dit qu’il viendrait à neuf heures.

GABRIEL.

Merci.

L’heure sonne.

Quelle heure est cela ?

LE GEÔLIER.

C’est huit heures... Quand demain vous entendrez sonner six heures...

GABRIEL.

Ce sera donc pour sept heures ? J’ai encore onze heures à vivre.

Au Geôlier.

Je vous en prie, mon ami, aussitôt que le docteur Fabien se présentera à la porte, amenez-le-moi.

 

 

Scène III

 

LAMBERT,  GABRIEL

 

LAMBERT.

Que lui veux-tu donc, au docteur Fabien, Gabriel ?

GABRIEL.

Moi ? Rien, mon père... Le voir une fois encore avant que de mourir.

LAMBERT.

Ne vaudrait-il pas mieux passer ces derniers instants avec l’aumônier de la prison ?

GABRIEL.

L’aumônier de la prison ne peut rien pour moi, et le docteur peut me sauver la vie.

LAMBERT.

Que veux-tu dire ?

GABRIEL.

Oh je m’entends !... je m’entends !...

LAMBERT.

Enfin, te voilà plus calme.

GABRIEL.

Je suis plus calme parce que j’espère... Oh ! vous ne savez pas quel homme c’est que le docteur Fabien... Il me semble que, s’il était là, je serais à moitié sauvé... Écoutez !

LAMBERT.

Quoi ?

GABRIEL.

Écoutez... Est-ce que vous n’entendez pas le bruit d’une voiture ?

LAMBERT.

Non.

GABRIEL.

Je l’ai entendu, moi !...

LAMBERT.

Il n’est que huit heures. Le docteur a fait dire dans une heure seulement.

GABRIEL.

Mon père, vous ne le connaissez pas... Un autre viendrait une demi-heure plus tard, lui viendra une demi-heure plus tôt. Tenez, on vient, des pas retentissent dans le corridor. La porte s’ouvre... c’est lui !

 

 

Scène IV

 

LAMBERT,  GABRIEL, FABIEN

 

FABIEN.

Vous m’avez fait demander et je me rends à votre prière, monsieur.

GABRIEL.

Oh ! soyez béni, vous qui n’avez pas craint de venir vers un misérable tel que moi !

FABIEN, au Geôlier.

Laissez-nous, mon ami.

GABRIEL, à Lambert.

Mon père, mon père ! c’est le docteur Fabien, dont je vous ai tant parlé.

Lambert, préoccupé, salue machinalement. Au docteur.

Vous savez, docteur, c’est pour demain !

À Lambert.

Mon père, laissez-moi un instant seul avec M. Fabien, vous reviendrez tout à l’heure. Je voudrais lui parler.

LAMBERT.

Eh bien, parle.

GABRIEL.

Mais lui parler seul. Docteur, dites-lui que je désire rester seul avec vous. Quant à moi, j’y renonce, mes forces sont brisées.

LAMBERT.

On m’avait promis que je resterais avec lui jusqu’au dernier moment... J’en ai obtenu la permission, pourquoi veut-on m’éloigner ?

FABIEN.

On ne vient pas vous arracher à votre fils, monsieur : c’est votre fils, au contraire, qui désire rester un instant seul avec moi.

LAMBERT.

Alors, je m’en vais ; mais je resterai tout près de son cachot.

Il sort. Le Geôlier referme la porte.

 

 

Scène V

 

GABRIEL, FABIEN

 

FABIEN.

Eh bien, monsieur, nous voilà seuls ; que puis-je faire pour vous ? Parlez.

GABRIEL.

Vous pouvez me sauver, docteur !

FABIEN.

Moi ?

Gabriel veut lui prendre la main, Fabien la retire.

GABRIEL.

C’était bon quand j’étais libre. Je suis condamné, laissez-moi votre main !

Il lui baise la main.

Écoutez !

FABIEN.

J’écoute.

GABRIEL.

Vous rappelez-vous, un jour que nous étions assis l’un près de l’autre, rue Taitbout, comme nous le sommes en ce moment, et que je vous montrais, écrits sur un billet de banque, ces mots : La loi punit de mort le contrefacteur ?

FABIEN.

Oui.

GABRIEL.

Vous rappelez-vous que je me plaignis alors de la dureté de cette loi, et que vous me dites que le roi avait l’intention de demander aux Chambres une commutation de peine ?

FABIEN.

Oui, je me le rappelle encore.

GABRIEL.

Eh bien, je suis condamné à mort ; avant-hier, mon pourvoi en cassation a été rejeté ; il ne me reste d’espoir que le pourvoi en grâce que j’ai adressé hier à Sa Majesté.

FABIEN.

Je comprends.

GABRIEL.

Vous êtes toujours médecin du roi par quartier ?

FABIEN.

Oui, et même, en ce moment, je suis de service.

GABRIEL.

Eh bien, docteur, en votre qualité de médecin du roi, vous pouvez le voir à toute heure ; voyez-le, je vous en supplie !... dites-lui que vous me connaissez, ayez ce courage. Demandez-lui ma grâce, demandez-la-lui !

FABIEN.

Mais cette grâce, en supposant que je la puisse obtenir... ne sera jamais qu’une commutation de peine.

GABRIEL.

Je le sais bien.

FABIEN.

Et cette commutation de peine, ne vous abusez pas ! ce sera les galères à perpétuité.

GABRIEL.

Que voulez-vous ! cela vaudra toujours mieux que la mort. Oui, oui, je comprends ce qui se passe en vous... Vous me méprisez, vous me trouvez lâche ! vous me dites qu’il vaut mieux mourir... une fois... dix fois... cent fois, que de traîner à perpétuité, quand on a trente ans surtout, le boulet de l’infamie. Docteur, j’ai peur de la mort... sauvez-moi... c’est tout ce que je demande... Ensuite, ils feront de moi tout ce qu’ils voudront...

FABIEN.

Je tâcherai !

GABRIEL, lui baisant la main malgré lui.

Ah ! docteur... Je le savais que mon unique, mon dernier espoir était en vous.

FABIEN, honteux, retirant sa main.

Adieu, monsieur !

GABRIEL.

Adieu ! Que me dites-vous là ? Ne reviendrez-vous point ?

FABIEN.

Je reviendrai si j’ai réussi.

GABRIEL.

Mais c’est au contraire si vous n’avez pas réussi qu’il faut revenir, mon Dieu ! que deviendrais-je, si je ne vous revoyais pas !... Jusqu’au pied de l’échafaud, je vous attendrais, et quel supplice qu’un pareil doute ! Revenez, je vous en supplie, revenez !

FABIEN.

Je reviendrai.

GABRIEL, se levant vivement.

Envoyez-moi mon père, docteur, envoyez-moi mon père. Je ne veux pas rester seul... La solitude, c’est le commencement de la mort !

FABIEN.

Faites rentrer le père du prisonnier.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

GABRIEL, LAMBERT, LOUISE

 

LOUISE, se jetant dans ses bras.

Gabriel ! mon Gabriel !

GABRIEL.

Louise, ici !

LAMBERT.

Oui, elle aussi a voulu te dire un dernier adieu.

LOUISE.

J’ai voulu t’apporter le dernier adieu de ton enfant... de notre fils.

GABRIEL, écoutant.

Ah ! voilà la voiture qui part.

LOUISE.

Tiens, Gabriel ! j’ai coupé, sur la tête du pauvre orphelin, cette mèche de cheveux que je lui ai fait embrasser, pour te l’apporter encore tiède de son baiser.

GABRIEL.

Merci, merci de cette pensée !

À part.

Si la voiture va bien, dans cinq minutes, il peut être aux Tuileries.

LOUISE.

Le pauvre enfant avait l’air de comprendre que je le quittais pour t’apporter notre dernier adieu. Il pleurait si fort, que j’ai hésité entre lui et toi. Je voulais te l’amener ; mais j’ai pensé que la vue de la pauvre petite créature t’ôterait le courage ; et puis je n’ai pas voulu que le pauvre enfant vît son père pour la première et la dernière fois dans un cachot.

GABRIEL, à part.

À cette heure, le docteur entre chez le roi ; s’il allait ne pas être reçu, si le roi n’était pas aux Tuileries... ou si même il avait fait défendre sa porte !... Ah ! cette attente est horrible.

Il se lève et marche à grands pas.

LOUISE.

Tu n’as rien à me répondre, Gabriel, même quand je te parle de notre enfant.

GABRIEL.

Notre enfant, oui, notre enfant ! Que dis-tu ? est-il là ?

LOUISE.

Mon Dieu ! mon Dieu !... Voudrais-tu le voir ?

GABRIEL.

Oui... On dit que la prière des enfants est toute-puissante sur le seigneur... Mais tu m’as dit que tu ne l’avais point amené.

LOUISE.

Je mentais ; j’avais peur que tu ne refusasses de l’embrasser. Il est là. Attends ! attends ! je vais le chercher.

LAMBERT.

Ah ! il y a donc encore un bon sentiment dans ce cœur-là !

LOUISE, rentrant avec l’enfant.

Tiens... c’est lui... le voilà...

GABRIEL.

Il te ressemble... Pauvre petit !...

LOUISE.

Louis... c’est ton père... embrasse-le...

GABRIEL.

Ah ! ma pauvre Louise !... avec toi et cet enfant-là dans une chaumière...

LOUISE.

Gabriel !... Gabriel !...

GABRIEL.

Lui as-tu appris à prier ?

LOUISE.

Avant qu’il pût parler, je lui avais appris à joindre les mains.

GABRIEL.

Je me souviens qu’un grand navigateur voguait sur une mer inconnue, cherchant l’Inde, lorsque son vaisseau fut assailli par une tempête ; haletant, éperdu, ne sachant à qui demander secours... Albuquerque jette un regard autour de lui... À ses pieds, sur le pont, à la lueur d’un éclair, il vit un enfant qui souriait... Il eut une révélation... prit l’enfant, le souleva entre ses bras... criant à Dieu : « Seigneur ! Seigneur ! en faveur de l’innocence de cet enfant... pardonnez à nous autres malheureux pécheurs !... » Et l’éclair s’éteignit... la foudre se tut, la tempête tomba... vaisseau et passagers, tout fut sauvé !...

Élevant l’enfant dans ses bras.

Seigneur !... Seigneur !... en faveur de l’innocence de cet enfant, pardonnez-moi !...

LOUISE, à genoux.

Pardonnez-lui, Seigneur !

GABRIEL, l’œil fixe, l’oreille tendue.

Écoute. N’as-tu pas entendu parler dans le couloir de la prison ?

LOUISE.

Non.

GABRIEL.

Le temps passe ! le temps passe ! Tiens, prends l’enfant et fais-lui joindre les mains.

LOUISE.

Mais qu’attends-tu donc ?

GABRIEL.

Ce que j’attends ?...

Il court à la porte et écoute.

Ce que j’attends ?... C’est ma grâce ! c’est la vie !... la liberté peut-être !

LAMBERT.

Ah ! que dit-il ? que dit-il ?

LOUISE.

Mon oncle, avez-vous entendu ?... il parle de sa grâce, de la vie, de la liberté !

GABRIEL.

Je dis que le docteur Fabien...

Le premier coup de dix heures sonne.

Écoutez, à cette heure, il a vu le roi ; à cette heure, mon sort est décidé. Oh ! le roi est bon, le docteur est puissant, il a obtenu ce qu’il demandait... Que c’est beau un honnête homme ! Il sort des Tuileries. Il revient vers la prison. Oh ! chaque seconde de retard est aussi longue qu’une année de tortures !...

LOUISE.

Mon oncle ! mon oncle ! Gabriel devient fou !

LAMBERT.

Je ne crois pas ; seulement, j’en suis à le désirer pour lui.

GABRIEL.

Le bruit de la voiture, je l’ai entendu !

Les repoussant et courant à la porte.

Écoutez... on vient, c’est lui ! sauvé !

On ouvre la porte du fond.

Est-ce vous, docteur ? Oui, oui, oui, parlez... j’attends... je meurs.

 

 

Scène VII

 

GABRIEL, LAMBERT, LOUISE, FABIEN

 

GABRIEL.

Vous ne me répondez pas ? Oh ! je suis toujours condamné.

FABIEN.

Du calme. J’ai vu le roi.

LAMBERT et LOUISE.

Le roi !

GABRIEL.

Parlez, parlez !

FABIEN.

Il vous fait grâce de la vie.

GABRIEL.

Ah ! cette fois, je puis vous remercier, mon Dieu !

Il embrasse Louise, et il embrasse l’enfant.

Enfant, enfant, le Seigneur a entendu ta prière. Le roi fait grâce, entendez-vous, mon père ?

Il veut embrasser Lambert qui le repousse.

LAMBERT.

Mais à quelles conditions le roi a-t-il fait grâce ?

FABIEN.

À quelles conditions ?

LAMBERT.

Oui. Vous avez dit que le roi lui faisait grâce de la vie ; on ne fait point grâce d’un pareil crime sans conditions.

FABIEN.

En faveur de son âge, d’abord. Puis il a été reconnu...

LAMBERT.

Ne mentez pas, monsieur, cela va mal à une nature loyale comme la vôtre. À quelles conditions ? Dites, je le veux.

FABIEN.

La peine a été commué en celle des travaux forcés à perpétuité...

LAMBERT.

C’est bien ; je me doutais que c’était pour cela qu’il voulait vous parler seul... l’infâme !

Il prend son chapeau et sort.

FABIEN.

Que faites-vous ?

GABRIEL.

Mon père !

LOUISE.

Mon oncle !

LAMBERT.

Il n’a plus besoin de moi... J’étais venu pour le voir mourir et non pour le voir marquer. Je lui offrais mon bras, c’est-à-dire le bras d’un honnête homme, pour monter à l’échafaud. Je le lui refuse pour monter au pilori. L’échafaud était une expiation : le lâche a préféré le bagne ; je donnais ma bénédiction au décapité : je donne ma malédiction au forçat !...

FABIEN.

Mais, monsieur...

LAMBERT.

Laissez-moi passer, monsieur ! vous êtes un homme d’honneur, et un homme d’honneur doit comprendre mon indignation !

LOUISE, prenant Gabriel à bras-le-corps.

Mais je reste, moi, je reste, Gabriel !

LAMBERT.

Toi ! tu restes ! et de quel droit ? Comme amante, il t’a trahie ; comme mère, il a déshonoré ton enfant ! Non ! tu ne restes pas ! suis-moi ! je le veux ! je te l’ordonne !

LOUISE.

Mon oncle !

GABRIEL.

Louise, mon enfant !...

Il tombe sur l’escabeau.

LOUISE.

Adieu, Gabriel, adieu !...

GABRIEL.

Seigneur, ayez pitié de moi !

 

 

ACTE V

 

La mer. Trois plans de plage. Une villa à gauche avec perron. À droite, une Madone devant laquelle une petite lampe est allumée. Une barque, conduite par des forçats, amène deux personnes qui prennent pied au fond, en face du spectateur.

 

 

Scène première

 

DIANE, FABIEN, CHIVERNY, GABRIEL, GASPARD, ROSSIGNOL, ces trois derniers en forçats, d’autres personnages muets, également en forçats

 

DIANE, à Chiverny.

C’est la villa Lavergne ?

CHIVERNY.

Oui, mademoiselle.

DIANE.

Qu’en dites-vous, cher docteur ? Il me semble que c’est bien ce que je cherche, simple et élégant tout à la fois.

FABIEN.

Si elle vous convenait, elle remplirait, par sa position, toutes les conditions nécessaires à l’amélioration de votre santé : exposition au midi et au couchant, belle vue, brise de mer, assez rapprochée de la ville pour y être en une heure.

DIANE.

Maintenant, il faut savoir si la distribution intérieure me convient, et si le jardin a de l’ombre.

FABIEN.

Entrons ; notre équipage se reposera pendant ce temps-là.

DIANE.

Et ils boiront au rétablissement de ma pauvre santé, qui en a grand besoin.

FABIEN.

Mais qui redeviendra aussi florissante que jamais quand vous le voudrez.

DIANE.

Vous vous obstinez, docteur !

FABIEN.

J’ai promis à de Lussan de vous guérir.

DIANE.

Physiquement ou moralement ?

FABIEN.

Physiquement et moralement !

DIANE.

La science est puissante, docteur, entre vos mains, surtout ; mais, croyez-moi, sa puissance ne va pas jusque-là !

FABIEN.

Bah ! nous verrons ! De l’autre côté de la science, il y a Dieu.

Ils entrent dans la villa.

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, hors DIANE et FABIEN

 

CHIVERNY.

Qui a les plus longues jambes ou l’estomac le plus creux ? Que celui-là aille chercher à boire à la buvette du fort Lamalgue.

GASPARD.

Moi !

CHIVERNY.

Alors, va ! Je permets ça pour aujourd’hui, mais pour aujourd’hui seulement, en faveur de cette demoiselle qui vous offre quarante francs.

GASPARD.

Donnez-moi un des deux louis de la demoiselle, et je ne fais qu’un bond.

CHIVERNY.

Inutile ; on enverra le garçon avec toi, et je réglerai le compte.

GASPARD.

Eh bien, justement, voilà ce que je ne voulais pas.

CHIVERNY.

Et pourquoi ?

GASPARD.

Parce que...

CHIVERNY.

Mais tu ne pourras donc jamais te taire ! Tiens, imite plutôt ton ami Gabriel ; en voilà un qui n’est pas bavard au moins !

GASPARD.

Voilà votre morale, à vous...

Il sort.

GABRIEL, à part.

À qui parlerais-je ? à ces hommes dont aucun ne peut me comprendre ; à qui me plaindrais-je ? à Dieu qui ne m’écouterait pas ? Oh ! n’étais-je pas assez malheureux ? n’étais-je pas assez humilié ?... Me retrouver sous cette livrée infâme... en face de Diane... de la femme que j’ai aimée et que j’aime toujours... Le docteur Fabien m’a regardé deux fois dans le trajet... la seconde d’une certaine façon... M’aurait-il reconnu ?... Oh ! non, surtout si je suis aussi changé physiquement que moralement... Hélas ! je ne crains pas la mort à présent, docteur : cinq années de bagne m’ont aguerri, et le jour n’est pas loin où je me débarrasserai de cette existence.

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, GASPARD

 

GASPARD.

Voilà !

CHIVERNY.

Tu n’y as pas été de main morte ! Trois bouteilles de vin !

GASPARD.

C’est pas trop pour six.

CHIVERNY.

Et moi, je vous regarderai faire ?

GASPARD.

Vous, voilà votre bouteille à part, du vin de cassis... On connaît votre goût.

CHIVERNY.

Câlin, va !

GASPARD.

Dites donc... vous aurez du retour !

CHIVERNY.

Veux-tu te taire, bavard !

GASPARD.

Bavard parce que je parle ! Est-il despote, le père Chiverny ! Je suis condamné, moi, mais ma langue ne l’est pas.

CHIVERNY.

Gaspard, mon ami, tu frises le cachot.

GASPARD.

De quoi ! le cachot pour une innocente plaisanterie ? allons, père Chiverny, ne vous faites pas plus méchant que vous n’êtes ; à votre santé, père Chiverny !

TOUS LES FORÇATS, moins Gabriel.

À votre santé !

CHIVERNY.

Attendez un peu que je vais trinquer avec vous !

Il boit à même la bouteille.

GASPARD, à Gabriel, qui écrit avec un crayon.

Eh bien, Gabriel, tu ne bois pas ?

GABRIEL.

Merci, je n’ai pas soif !

CHIVERNY.

Toujours loin des autres, comme un monsieur, la plume ou le crayon à la main. Avec cela que la chose t’a bien réussi !

GASPARD.

Ne faites pas attention, père Chiverny, il rédige son testament.

GABRIEL, bas.

Tu ne crois pas si bien dire.

GASPARD, à Chiverny, qui vide sa bouteille du second coup, et qui la repose à terre.

Vous y allez bien, père Chiverny : une bouteille en deux fanfares !

Renversant la bouteille.

Gabriel, bois donc un coup !

GABRIEL.

Je ne vous parle pas, Gaspard ; ayez pitié de moi, je vous en prie, et laissez-moi en repos !

GASPARD.

Bon ! je croyais que nous nous tutoyions dans le monde ! Mazette ! ça fait sa tête !... Est-ce que tu te crois encore dans ton rez-de-chaussée de la rue Taitbout ?

CHIVERNY.

Silence, et assez causé ! j’aperçois nos voyageurs.

GABRIEL, tirant son bonnet sur ses yeux.

Encore !

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, DIANE, FABIEN

 

DIANE.

Cette villa est charmante, docteur ; elle me convient beaucoup... si toutefois mon père se décide à quitter Paris.

FABIEN.

Vous savez bien que votre père fera tout ce que vous voudrez.

DIANE.

Je lui dessinerai un croquis de cette charmante habitation.

FABIEN.

N’y en a-t-il pas d’autres à visiter aux environs ?

CHIVERNY.

Faites excuse, docteur. Il y a, à deux cents pas d’ici, une petite bastide, que c’est un véritable nid qui n’attend que les oiseaux.

GASPARD.

C’est drôle comme le vin de cassis rend le père Ladouceur poétique !

FABIEN, à Diane.

Voulez-vous aller jusque-là ?

DIANE.

Volontiers.

GASPARD, à Gabriel.

Est-elle jolie, la Parisienne, hein ! Ça te rappelle le temps où tu fréquentais la so-ci-é-té, mon vieux !

DIANE.

Finissez tranquillement votre repas, vous avez encore près d’une demi-heure à vous.

GASPARD.

Père Chiverny, je vais préparer la barque ! – Viens-tu, Gabriel ?

À ce nom de Gabriel, Diane se retourne ; Fabien l’arrête.

FABIEN.

Désirez-vous quelque chose ?

DIANE.

Non, rien !

À part.

Gabriel !...

Elle continue sa route.

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, hors FABIEN et DIANE

 

GABRIEL.

Mais je n’en finirai donc pas avec la honte ! Si elle m’avait reconnu, cependant !... Mais non, c’est impossible ; qui reconnaîtrait, sous l’ignoble livrée du forçat, l’élégant vicomte de Faverne ?... Oh ! la vue de Diane !... Finissons-en ! – Gaspard !

GASPARD.

De quoi ?

GABRIEL.

J’ai à te parler.

GASPARD.

Ah ! tu as besoin de moi, n’est-ce pas ?

GABRIEL.

Eh bien, oui !

GASPARD.

Va, je suis bon frère.

Allumant sa pipe.

D’ailleurs, je vais en griller une tandis que tu vas me narrer tes infortunes... Vas-y gaiement, Gabriel.

GABRIEL.

Gaspard, je veux en finir avec la vie.

GASPARD.

Bon ! voilà déjà dix fois que tu me dis cela, et ça n’aboutit jamais.

GABRIEL.

Cette fois, j’y suis décidé.

GASPARD.

Bien vrai ?

GABRIEL.

Bien vrai.

GASPARD.

Et, sans être trop curieux, peut-on savoir qui a amené cette détermination ?

GABRIEL.

Elle.

GASPARD.

Qui cela, elle ?

GABRIEL.

La jeune fille que nous avons conduite ici ce matin.

GASPARD.

Celle qui vient de nous payer à boire ?

GABRIEL.

Oui.

GASPARD.

Tu la connais ?

GABRIEL.

J’ai manqué l’épouser... C’est mon amour pour elle qui a amené tous mes malheurs.

GASPARD.

Peste ! tu ne t’adressais pas mal, la fille d’un richard !

GABRIEL.

Silence ! si l’on nous entendait...

GASPARD.

La fille d’un banquier !... C’est égal, elle a eu un fier nez tout de même de renoncer à ta main.

GABRIEL.

Tu plaisantes toujours... Mais, depuis que je suis ici, moi, je n’ai pas envie de rire !

GASPARD.

Ah ! dame, oui.

GABRIEL.

En tout cas, dans une heure, tout sera fini pour moi.

GASPARD.

Je parie que non.

GABRIEL.

Que paries-tu ?

GASPARD.

Tout ce que tu voudras ; mais si par hasard je gagne, qu’est-ce que je gagnerai ?

GABRIEL.

Le peu que je possède sera à toi, et tous les objets que j’ai fabriqués t’appartiendront.

GASPARD.

Touche là !

GABRIEL.

Seulement, dis-moi, as-tu jamais songé, ayant le choix de la mort, de quelle mort tu préférais mourir ?

GASPARD.

Dame, il me semble que j’aimerais mieux mourir de vieillesse, parce que, autrement, il y a toujours un moment qui doit être dur à passer.

CHIVERNY.

Eh bien, avez-vous bientôt fini de jacasser comme deux pies qui n’auraient qu’un œil ?

GASPARD.

Bon ! histoire de tuer le temps. Tuer le temps ! on est en cas de légitime défense.

CHIVERNY.

Assez !

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, DIANE, FABIEN

 

DIANE.

Décidément, docteur, je fixe mon choix sur cette villa.

Elle montre la maison à gauche du spectateur. À Chiverny.

Vous pouvez repartir sans nous, monsieur : nous reviendrons à pied...

À Chiverny.

Quel est celui que vous avez appelé Gabriel tout à l’heure ?

FABIEN.

C’est le moment de l’épreuve !

CHIVERNY, poussant Gabriel.

Le voilà ! Allons, avance ! lève-toi donc !

GABRIEL.

Oh ! mon Dieu !

DIANE.

Tenez, prenez cette bourse... Vous donnerez un louis à chacun de vos compagnons, et le reste sera pour vous.

CHIVERNY.

Vous les gâtez, mademoiselle !

GASPARD.

N’influencez pas le client, père Chiverny.

DIANE.

Prenez... mais prenez donc !...

CHIVERNY.

Soyons fier... mais soyons poli, au moins. À bas le bonnet !

Il lui enlève son bonnet.

DIANE, poussant un cri.

Oh !

Elle laisse tomber sa bourse. Gaspard la ramasse.

GASPARD.

Soyez tranquille, ma belle dame, vos volontés seront exécutées.

DIANE, stupéfaite.

Gabriel ! le même nom ! serait-ce... ? Docteur, je deviens folle !... il n’était donc pas mort ?...

FABIEN.

Il ne l’était pas.

GABRIEL.

Oh ! misérable que je suis !

Il cache sa tête dans ses mains.

DIANE.

Impossible !

FABIEN.

Regardez-le !...

DIANE.

Lui !... lui !... lui !... ici, au bagne !

FABIEN.

Lui au bagne, oui.

DIANE.

Et vous le saviez ?

FABIEN.

Je le savais, et je vous ai amenée pour cela !

DIANE.

Oh ! c’est affreux !

À son tour, elle cache sa tête entre ses mains.

FABIEN.

Je le savais, je vous le répète ; c’est pour cela que je vous ai amenée ici. Je vous dirai tout. Vous aimiez toujours le vicomte de Faverne... Et vous vous obstiniez à vivre fidèle à la mémoire de celui que vous croyiez mort pour vous, et mort honorablement... Eh bien, vous vous trompiez, Diane ; il vit misérablement, il vit flétri !

DIANE.

Docteur, assez ! assez !... Ne voyez-vous pas que je meurs ?

Elle tombe dans les bras de Fabien.

Oh ! le malheureux !

GABRIEL, faisant un mouvement en avant.

Diane !

CHIVERNY.

Tu seras trois jours au cachot pour t’apprendre à interpeller les voyageurs !

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, LOUISE

 

LOUISE, à Gaspard.

Pardon, monsieur !

GASPARD.

Oh ! voilà une petite femme qui est bien polie. Qu’y a-t-il pour votre service, ma belle enfant ?

LOUISE.

Je viens de bien loin, monsieur, pour parler à un condamné... Et là-bas, au bagne, on m’a dit que je le trouverais ici.

GASPARD.

Comment le nommez-vous ?

LOUISE.

Gabriel !

GASPARD.

Gabriel Lambert ?

LOUISE.

Oui.

GASPARD.

Tenez, le voilà !

LOUISE.

Celui qui pleure ?

GASPARD.

Non, il respire de l’eau de Cologne dans son mouchoir... C’est étonnant, je connais ce visage-là, moi !

LOUISE, touchant Gabriel.

Gabriel !

GABRIEL.

Que me veut-on ?... Louise !

GASPARD.

Ah ! c’est cela, Louise Granger... celle qu’il devait épouser dans son village... Laissez-les un peu ensemble sans trop les taquiner, père Chiverny ! C’est sa payse, il devait l’épouser !

LOUISE, suppliante.

Oh ! oui, monsieur.

CHIVERNY.

Allons ! mais faites vite !

LOUISE.

Merci, monsieur.

GABRIEL.

Louise !... et que venez-vous faire ici, mon Dieu ? Je suis donc arrivé au jour de toutes les douleurs ?

LOUISE, lui montrant qu’elle est vêtue de deuil.

Hélas !

GABRIEL.

Mon père ?

LOUISE.

Mort.

GABRIEL.

M’a-t-il pardonné ?

Louise se tait.

Je te demande s’il m’a pardonné. Au nom du ciel, Louise, réponds-moi !

LOUISE.

Et n’est-ce pas te répondre, malheureux, que de garder le silence ?

GABRIEL.

Merci, Louise !... Tu es toujours la même, c’est-à-dire un ange. Et... notre enfant ?

LOUISE.

Il vit !

GABRIEL.

Pourquoi ne l’as-tu pas amené ?

LOUISE.

Mon oncle, qui lui a laissé tout ce qu’il possédait, m’a fait jurer sur son lit d’agonie qu’il ne te verrait jamais, et qu’il te croirait mort.

GABRIEL.

Et toi, alors, que viens-tu faire ici ?

LOUISE.

Tu me demandes cela, Gabriel ! Moi, je n’ai pas juré de ne pas te voir ; je viens te dire : Gabriel, puis-je faire quelque chose pour toi ?

GABRIEL.

Oui, tu peux me pardonner.

LOUISE.

Puisses-tu être pardonné au ciel comme tu l’es dans mon cœur !

GABRIEL.

Louise, toi et mon enfant, prierez-vous pour moi quand je serai mort ?

LOUISE.

Ah ! oui, et bien pieusement, je te jure.

GABRIEL.

Louise, tu as bien fait de venir. Tiens, il y a là une Madone ; je ne sais plus prier : prie pour mon père et pour moi !

LOUISE.

Mais pourquoi prier ?

GABRIEL.

J’ai une grande chose à accomplir, ta prière m’aidera.

LOUISE.

Quelle chose ?

GABRIEL.

Tout à l’heure, tu le sauras.

LOUISE.

Et quelle prière dois-je dire ?

GABRIEL.

Celle des agonisants.

LOUISE.

Pourquoi cela ?

GABRIEL.

Parce que ce doit être celle qui monte le plus directement aux pieds du Seigneur !

LOUISE.

Et toi ?

GABRIEL.

Je m’unirai à toi par la pensée.

Gabriel la conduit au pied de la petite chapelle.

LOUISE, s’agenouillant.

« Seigneur, je crie à vous du fond de l’abîme... » 

Elle continue tout bas.

GABRIEL.

Gaspard !

GASPARD.

Après ?

GABRIEL.

Combien contenait la bourse que m’a donnée mademoiselle Richard ?

GASPARD.

Vingt louis.

GABRIEL.

Cette somme est à toi tout entière, moins un louis à donner à chaque camarade, si tu veux m’aider.

GASPARD.

À quoi ?

GABRIEL.

Je te le dirai ; viens.

GASPARD.

Mais le père Chiverny ?

GABRIEL.

Nous serons, c’est-à-dire tu seras de retour dans cinq minutes.

GASPARD.

Ma foi, pour six louis, on peut bien risquer quinze jours de prison.

GABRIEL, à demi-voix.

Adieu, Louise ! adieu, Diane ! Mon père ! mon père, quand vous aurez vu de là-haut que je me suis fait justice, peut-être me pardonnerez-vous !

Ils sortent. Gabriel envoie un baiser à Louise.

 

 

Scène VIII

 

LES MÊMES, hors GASPARD et GABRIEL, FABIEN

 

FABIEN, paraissant.

Pouvons-nous retourner à Toulon ?

CHIVERNY.

Quand vous voudrez, monsieur le docteur ; nous retournons donc décidément par mer ?

FABIEN.

Oui ; mademoiselle Richard est trop faible pour risquer le trajet à pied.

CHIVERNY.

Elle va mieux pourtant ?

DIANE, paraissant.

Mieux, merci !... Docteur, faites que je ne le revoie plus.

FABIEN.

Rien de plus facile.

Il fait un signe à Chiverny.

Mademoiselle désire que le forçat nommé Gabriel Lambert ne fasse point partie des rameurs qui la ramèneront à Toulon.

CHIVERNY.

Comme il lui plaira !

Il descend et appelle Gabriel.

Eh ! Gabriel !... Où diable est-il passé ?... – Vois donc, Rossignol. – Eh bien, Gaspard n’est pas là non plus ! Ah çà ! ils se sont donné le mot pour me faire enrager !

ROSSIGNOL, accourant.

Venez voir là... tout près... venez !

Ils sortent.

 

 

Scène IX

 

FABIEN, DIANE, descendant, LOUISE, priant

 

DIANE.

Qu’y a-t-il donc ?

FABIEN.

Je ne sais.

DIANE.

Docteur !... docteur !... quelque chose me dit là...

Elle touche son cœur.

que ma plus grande douleur n’est pas encore épuisée.

 

 

Scène X

 

FABIEN, DIANE, LOUISE, CHIVERNY, poussant GASPARD

 

CHIVERNY.

Avance, drôle ! ton affaire est claire !

GASPARD.

Est-ce que j’ai pu l’empêcher, moi ?... Je ne savais pas pourquoi il m’emmenait... En un tour de main, ç’a été fait... crac !

FABIEN.

Que s’est-il donc passé ?

CHIVERNY.

Rien, monsieur le docteur : c’est un forçat qui vient de se pendre.

DIANE.

Ah !

LOUISE, se retournant.

Un forçat ?

FABIEN.

Et ce forçat ?

CHIVERNY.

C’est le compagnon de chaîne de ce drôle, qui l’a aidé, j’en jurerais !... c’est celui à qui vous avez donné votre bourse, c’est Gabriel Lambert !

DIANE.

Mon Dieu !

LOUISE, se redressant.

Mon Dieu !

CHIVERNY.

Mais cela te coûtera cher, si tu lui as prêté la main !

GASPARD.

Prêté la main !... moi ! peut-on dire !... la corde tout au plus ! Figurez-vous...

CHIVERNY.

C’est bon... tu raconteras cela devant le capitaine du port.

FABIEN.

Non, je vous prie, permettez qu’il dise comment cela s’est passé.

CHIVERNY.

Allons, parle, drôle !

GASPARD.

Est-ce que je sais comment cela s’est passé ? J’avais le dos tourné... Je l’avais bien vu accrocher une corde à la branche d’un mûrier... J’entends une espèce de soupir... je me retourne, c’était fini...

DIANE.

Ah !

LOUISE.

Oh ! voilà donc pourquoi il me faisait dire la prière des agonisants !

FABIEN.

Il est mort de la mort des criminels, et il est mort en présence de la femme qu’il avait trompée et de celle qu’il avait trahie !... C’est la justice de Dieu !

On entend une musique sourde et triste.

DIANE.

Qu’est-ce que cela ?

CHIVERNY.

Pardieu ! c’est son corps qu’on reporte au bagne !

FABIEN.

Du courage, chère enfant !

La barque passe au fond avec le corps de Gabriel, qui a le visage couvert d’un mouchoir.

DIANE.

Mon Dieu ! ayez pitié de lui !

LOUISE.

Mon Dieu ! pardonnez-lui comme je lui pardonne !

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