Le Gardien (Jean-François BAYARD - Eugène SCRIBE)

Comédie-vaudeville en deux actes.

Représentée pour la première fois, à paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 11 mars 1833.

 

Personnages

 

AURÉLIE DE BUSSIÈRES, femme d’un manufacturier

M. DE VARADES, jeune homme à la mode

DANIEL, commis de M. de Bussières

ZOÉ, femme de chambre de madame de Bussières

UN DOMESTIQUE de madame de Bussières

JULIEN, domestique de madame de Bussières

 

La scène se passe, au premier acte, à Paris, au second acte, à Bièvre.

 

 

ACTE I

 

Un salon ; porte au fond, portes latérales. Sur le devant, à droite de l’acteur, une table couverte de papiers, registres, etc. Une psyché au fond, du même côté.

 

 

Scène première

 

DANIEL, seul, assis près de la table, sur laquelle brûlent encore deux bougies presque consumées. Il tient une lettre à la main.

 

Il m’a dit en partant : « Je te laisse ma femme, je te la confie !... » Non ! elle ne verra pas cette lettre... il y a trop d’amertume et de tristesse ! et je veux lui épargner le chagrin et l’inquiétude que me cause la santé de son mari ! Encore s’il m’annonçait son retour des eaux !... il me tarde tant de le revoir chez lui, au milieu de nous !... Grâce au ciel, les intérêts de sa maison, qu’il a confiés à ma garde, ne réclament point sa présence !... mais il est d’autres biens pour lui plus précieux et plus chers !... une jeune femme qu’il laisse seule au milieu du monde !... si aimable !... si jolie ! et sans guide, sans ami... qu’un seul ; et elle ne doit jamais savoir à quel point elle est aimée !...

Air : Quand l’Amour naquit à Cythère.

Mais laissons ces tristes pensées,
J’ai de quoi m’occuper ici ;
Que mes peines soient effacées
Par le travail, mon seul ami.
Oui, plus que le plaisir fidèle,
Des chagrins il sait préserver...
Et le malheureux qui l’appelle,
Est toujours sûr de le trouver.

Il laisse tomber sa tête sur sa poitrine, et garde le silence.

 

 

Scène II

 

DANIEL, ZOÉ, entrant par le fond

 

ZOÉ, à la cantonade.

Je parlerai à Madame, quand elle sera levée... j’ai le temps, je ne repars que ce soir...

Apercevant Daniel.

Tiens !... c’est Daniel, le premier commis de Monsieur... il ne voit pas... il rêve... Eh bien ! par exemple, lui qui est si économe... brûler deux bougies quand il fait grand jour !...

Elle va souffler les deux bougies.

DANIEL, se levant.

Qui est là ?... Ah ! c’est vous Zoé !... vous, à Paris !... Pourquoi avez-vous quitté la manufacture ?... je vous croyais à Bièvre...

ZOÉ.

Eh mais ! comme vous dites ça !... ce n’est guère poli !...

DANIEL, brusquement.

Poli !... j’ai bien le temps !

ZOÉ.

C’est juste ! vous avez tant de choses à faire...

DANIEL.

Oui... j’étais là... je travaillais assez tard, à ce que je vois...

ZOÉ.

Ah ! mon Dieu !... vous ne vous êtes pas couché ?...

DANIEL.

C’est possible... Qui vous amène ?...

ZOÉ.

Est-ce que ça vous fait de la peine de me voir ?...

DANIEL.

Au contraire, Zoé, vous le savez bien ; mais qu’y a-t-il de nouveau ?...

ZOÉ.

Rien, que des étoffes qu’on tire à force, et dont j’apporte à Madame des échantillons, de quoi se faire des robes charmantes, dont elle aura l’étrenne.

DANIEL.

C’est juste.

ZOÉ.

Dame !... ça lui revient de droit... la femme d’un des premiers manufacturiers de France... si elle n’avait pas ce que son mari produit de plus beau et de plus cher... avec ça que Madame le fait valoir...

Air des Maris ont tort.

Il n’est pas d’étoffe nouvelle
Qu’elle ne fasse réussir ;
Tout ce qui fut porté par elle
Semble par elle s’embellir.
Chacun nous voit d’un œil d’envie,
Et l’on dirait que le patron
À pris femme jeune et jolie
Pour achalander sa maison.

DANIEL.

Vous l’aimez bien, Zoé ?

ZOÉ.

Cette demande !... j’ai été élevée avec elle ; créoles toutes deux, nous ne nous sommes jamais quittées ; et quand, il y a deux ans, on la maria, elle si jeune et si fraîche, à ce vieux monsieur de Bussières... un ancien militaire criblé de blessures, bourru, maussade...

DANIEL, d’un air sévère.

Zoé !...

ZOÉ.

Ah ! je sais bien que ça vous fâche de m’entendre parler ainsi... Un brave homme, du reste, un mari excellent, s’il avait quelques années, et surtout quelques rhumatismes de moins... Ah ! voyez-vous, en ménage, c’est terrible !...

DANIEL.

Vous êtes folle.

ZOÉ.

Vous ne voyez pas ça, vous !... c’est votre héros...

DANIEL.

C’est mon bienfaiteur, et désormais, Zoé, pas un mot contre lui, je ne le souffrirai pas ; et vous qui êtes bonne fille, vous ne voudriez pas me faire de la peine, et vous brouiller avec moi...

ZOÉ.

Vous l’aimez donc bien ?... c’est pire qu’une maîtresse.

DANIEL.

Ah ! cent fois plus, c’est un père !... Savez-vous que moi, pauvre enfant alors, je me le rappelle encore, j’étais là, dans la rue, mourant de froid et de faim... je tendais la main, et ils ne m’écoutaient pas, ils me repoussaient tous... lorsqu’un homme, qui voit couler mes larmes, s’approche de moi, et me dit : « Quel âge as-tu ? – Huit ans. – Quel est ton père ? – Soldat. – Où est-il ? – Mort à Champ-Aubert. – Et ta mère ? – Une pauvre ouvrière malade. – Allons la voir !... » Depuis ce moment elle n’a manqué de rien ; il a protégé ses jours ; elle est morte en le bénissant... et moi, orphelin, j’ai retrouvé un père, une famille... il m’a élevé, m’a placé près de lui comme son commis, dans cette maison, où, plus tard, il a voulu me donner un intérêt... il l’a exigé...

ZOÉ.

Et il a eu raison ! Est-ce qu’il pouvait, souffrant comme il l’est, diriger lui seul une maison aussi importante ?... tandis qu’avec vous, qui êtes jeune, actif, qui travaillez le jour et la nuit... cela va deux fois mieux qu’autrefois ; et il y a deux ans ce voyage en Angleterre... cette faillite que vous avez prévenue, et qui aurait peut-être entraîné la sienne...

DANIEL.

Tais-toi !... tais-toi !... je ne fais que mon devoir, rien que mon devoir !... je lui donnerais mon sang, ma vie, mon bonheur même... qu’il ne me devrait ni remerciement ni reconnaissance ; c’est mon devoir.

ZOÉ.

Est-ce aussi par reconnaissance que vous ne voulez pas vous marier, que vous restez garçon ?...

DANIEL.

Qu’est-ce que ça vous fait ?... est-ce que ça vous regarde ?

ZOÉ.

Est-il gentil ! comme il répond à l’intérêt qu’on lui porte !... Car enfin vous pourriez à présent trouver un bon parti... on vous en a proposé... Madame me l’a dit... et vous les avez refusés.

DANIEL.

De quoi se mêle-t-elle ?... et vous aussi ?... et pourquoi, je vous le demande ?...

ZOÉ.

Pourquoi ?... C’est que, voyez-vous, on m’a dit des choses... que je ne peux pas croire, parce que naturellement vous n’êtes pas galant ; au contraire, vous seriez même volontiers sévère, bourru, grondeur... C’est votre caractère, vous ne pouvez pas vous refaire. Eh bien ! malgré cela, on m’a dit que vous étiez amoureux.

DANIEL, avec colère.

Quelle indignité !... quelle calomnie !... qui a pu tenir un pareil propos ?...

ZOÉ.

Ce n’est donc pas vrai ?...

DANIEL, avec contrainte.

Moi... amoureux !... et de qui ?

ZOÉ.

De moi, Monsieur...

DANIEL, avec douceur.

De vous, Zoé !...

ZOÉ.

Comme il se radoucit ?...

DANIEL.

Vous êtes bien aimable et bien jolie ; mais, comme vous dites, je ne suis pas galant... je n’ai pas le temps d’être amoureux ; ça vous fâche ?...

ZOÉ.

Au contraire, ça me fait plaisir, parce que j’ai un conseil à vous demander.

DANIEL.

À moi ?...

ZOÉ.

Oui, j’ai peur, et pourtant j’ai confiance... vous êtes un si honnête homme !... mais, à cause des idées dont je vous parlais tout à l’heure, je n’osais pas... et cependant, monsieur Daniel, vous êtes le seul à qui je puisse m’adresser... car je ne peux dire ces choses-là à Madame.

DANIEL.

Parlez vite.

ZOÉ.

Vous savez bien que Monsieur et Madame, qui ne vont passer à Bièvre que les six mois de la belle saison, avaient besoin d’y laisser, le reste de l’année, une personne de confiance.

DANIEL.

C’est vous qu’on a choisie.

ZOÉ.

Ce qui est bien terrible ; car, depuis trois mois que j’y suis...

DANIEL.

Vous vous êtes ennuyée ?...

ZOÉ.

Pas tout le temps. Les deux premiers mois, il y avait dans le pays beaucoup de monde qui venait de Paris pour la chasse... Cette jeune comtesse, qui est notre voisine, avait dans son château plusieurs jeunes gens qui étaient si élégants, si distingués !... un, entre autres, qui venait toujours jusque dans le petit bois de Monsieur...

DANIEL.

Pour y chasser ?...

ZOÉ.

Non, il ne chassait pas, il causait avec moi... et il causait si bien !... il disait qu’il m’aimait, qu’il me trouvait plus jolie que toutes les belles dames, et il s’y connaît ; car c’est un noble, un grand seigneur.

DANIEL.

Et vous l’écoutiez ?...

ZOÉ.

Avec tant de plaisir !... Par exemple, il ne voulait plus de nos promenades du soir dans le bois... ça... c’est vrai ; car il faisait froid... Je n’y pensais pas ; mais lui, il me suppliait toujours de le recevoir... dans le petit boudoir, près de la chambre de Madame...

DANIEL.

Vous n’y avez pas consenti ?

ZOÉ.

Sans doute, à cause des ouvriers... ou des domestiques... sans cela...

DANIEL.

Vous l’auriez reçu ?

ZOÉ.

Certainement ; il voulait m’épouser...

DANIEL.

Et vous pouviez le croire ?...

ZOÉ.

Dame ! il me le disait... il me l’écrivait...

Lui donnant un papier qu’elle tire de sa poche.

Voyez plutôt ce billet, où il me prie de l’attendre chez moi, la nuit ; et que si je le refuse, il s’éloignera... il ne m’épousera pas...

DANIEL, vivement.

Vous avez refusé ?...

ZOÉ.

Hélas ! oui... J’ai eu tort, n’est-ce pas ?... car il n’est plus revenu... il est parti pour Paris ; et moi, depuis ce temps, je m’ennuie à Bièvre... je ne peux plus y rester. Ce mois-ci ne finira pas... et je viens prier Madame de me garder ici auprès d’elle ; sans cela, j’en tomberai malade.

DANIEL.

Ma chère Zoé !

ZOÉ.

Oh ! c’est sûr... Je suis si fâchée de l’avoir désolé, rebuté... aussi ça ne m’arrivera plus... et s’il revient jamais...

DANIEL.

Êtes-vous folle ?... Ne voyez-vous pas, Zoé, que ce jeune homme voulait vous tromper, vous abuser ?

ZOÉ.

Ce n’est pas possible !

Air de Céline.

Que n’étiez-vous là pour l’entendre !
Ah ! ce n’était pas un trompeur,
Car son regard était si tendre !
Sa voix avait tant de douceur !
Il jurait de mettre sa gloire
À me complaire, à me chérir...
Eh ! le moyen de ne pas croire
À ce qui fait tant de plaisir !

Apercevant Aurélie qui entre par la porte à gauche de l’acteur.

C’est Madame !...

DANIEL.

Silence !... nous reprendrons plus tard cette conversation ; et gardez-vous bien surtout...

 

 

Scène III

 

DANIEL, ZOÉ, AURÉLIE

 

AURÉLIE.

C’est toi, ma chère Zoé !... je te remercie des étoffes que tu m’as apportées ; je viens de les voir, elles sont charmantes, tu en feras mes compliments à tout le monde.

ZOÉ.

Madame est bien bonne...

AURÉLIE.

Bonjour, mon cher Daniel !...

À Zoé.

Tu diras aussi aux ouvriers qu’au premier soleil, je ferai mettre les chevaux, et, bien enveloppée de ma pelisse, j’irai faire un voyage à Bièvre.

ZOÉ.

Malheureusement ce ne sera que pour une matinée.

AURÉLIE.

Pourquoi donc ?... il y a encore de beaux jours... Bièvre est, dit-on, plus joli que jamais ; et quand j’y passerais une semaine par hasard...

DANIEL.

Cela reposerait Madame des plaisirs de Paris, et cela rendrait Zoé bien contente.

ZOÉ.

Du tout...

AURÉLIE.

Comment !

ZOÉ, vivement.

Je veux dire que j’aimerais mieux rester ici près de Madame...

DANIEL.

Cela me paraît assez difficile.

ZOÉ.

On ne vous demande pas votre avis.

À part.

Une autre fois, on s’adressera à lui !... c’est bien la peine d’avoir de la confiance !...

AURÉLIE.

Qu’est-ce donc ?

ZOÉ.

Rien, Madame... On m’a recommandé de voir s’il n’y avait pas de nouveaux dessins...

DANIEL.

Il y en a à l’atelier qui vous attendent.

ZOÉ, passant au milieu.

Mon Dieu ! je ne repars pas encore ; il sera assez temps ce soir... il y a des gens qui, parce qu’ils sont tristes et ennuyeux, veulent que tout le monde s’ennuie.

DANIEL.

Ma chère Zoé !...

ZOÉ.

Je m’en vais, Monsieur, je m’en vais ; car je sens que cela me gagne déjà ; et j’aime mieux que ça tombe sur Madame.

Elle lui fait la révérence, et sort en courant.

 

 

Scène IV

 

DANIEL, AURÉLIE

 

AURÉLIE.

Eh mais ! Daniel ! est-ce à vous que ce compliment s’adresse ?...

DANIEL.

Une plaisanterie, Madame.

AURÉLIE.

Et pourtant elle n’a pas tout à fait tort ; car, moi aussi, depuis quelques jours, je vous trouve l’air triste, inquiet... Qu’est-ce donc, mon ami ? qu’avez-vous ?

DANIEL.

Rien, Madame ; un peu de préoccupation... les affaires qui me sont confiées...

AURÉLIE.

Quelque mauvaise nouvelle ?...

DANIEL.

Au contraire, tout va bien, très bien.

AURÉLIE.

Mais alors vous avez donc reçu quelque lettre de M. de Bussières ?... vous ne m’en avez rien dit.

DANIEL.

Oh ! une lettre d’affaires, voilà tout ; sans cela, je l’aurais montrée à Madame.

AURÉLIE.

Qu’est-ce donc qui vous inquiète, si ce n’est sa santé ?

DANIEL.

Mais... la vôtre, peut-être...

AURÉLIE.

Comment !... que voulez-vous dire ?...

DANIEL.

Pardon ! Madame ; mais il me semble quelquefois que vous risquez un peu trop cette santé qui nous est si chère à tous !... les plaisirs, les bals, les soirées vous la font oublier ; et souvent ici, à trois heures du matin, quand je travaille au bureau, j’entends la voiture de Madame...

AURÉLIE.

Quoi !... vous ne dormez pas ?...

DANIEL.

Cela m’est impossible, tant que tout le monde n’est pas rentré.

AURÉLIE.

Tant de soins, d’amitié !... Pauvre Daniel !

Air d’Yelva.

Mais, je le sais, ce n’est pas tout encore :
Vous êtes là, toujours à mes côtés ;
Et loin de moi... croyez-vous qu’on l’ignore ?
Tous les périls sont par vous écartés.
Oui, les plaisirs dont le charme m’entraîne,
C’est à vous seul, à vous que je les dois...
Et s’ils n’ont plus de danger ni de peine,
C’est que vous y pensez pour moi.

DANIEL.

Ah ! je voudrais pouvoir les éloigner tous !

AURÉLIE.

J’entends... vous me blâmez, vous n’êtes pas content.

DANIEL.

Ah ! je ne me permettrais pas ; et pourtant, si j’osais dire à Madame tout ce que je pense...

AURÉLIE.

Dites, dites toujours. Je sais la confiance que M. de Bussières a en vous, et, malgré votre air mentor, je la partage. Voyons, je vous écoute.

DANIEL.

Eh bien ! puisque vous le voulez, c’est que Madame a rendu le monde si exigeant !... si sévère !

AURÉLIE.

Moi !...

DANIEL.

Oui, par cette tenue, cette conduite, que j’entendais admirer autour de vous. On disait que, riche, belle, et dans l’âge des plaisirs, liée à un époux déjà vieux et souffrant, vous étiez un modèle de la tendresse la plus prévenante, des soins les plus délicats.

AURÉLIE.

Passons, passons.

DANIEL.

M. de Bussières s’est absenté...

AURÉLIE.

Et je voulais le suivre, il ne l’a pas voulu... et vous savez qu’il faut obéir.

DANIEL.

Ah ! sans doute, en se privant de vos soins, si touchants et si doux, en vous laissant à Paris malgré vos prières, il n’a pas senti tout ce que le monde avait de dangers...

AURÉLIE.

Pour moi ? et en quoi donc ? Ces relations qui m’y attirent, c’est mon mari qui les a formées, qui me les a imposées, et si ses intérêts l’exigent...

DANIEL.

Oui, je le crois. Mais parmi les personnes que vous y voyez, que vous recevez souvent, pardon. Madame, n’en est-il pas dont les assiduités ?...

AURÉLIE.

Je ne vous comprends pas.

DANIEL.

Parmi les plus brillants, les plus répandus, n’en est-il pas dont le zèle indiscret ne s’attache à une femme que pour la compromettre ?

AURÉLIE.

Et qui donc ?... qui donc ? achevez...

DANIEL.

Madame !...

AURÉLIE.

Son nom !...

UN DOMESTIQUE, annonçant.

M. de Varades !...

AURÉLIE.

Ah !...

DANIEL, à part.

C’est ce que je voulais dire.

 

 

Scène V

 

DANIEL, AURÉLIE, M. DE VARADES

 

M. DE VARADES.

Madame, je viens, comme vous me l’avez permis, prendre vos ordres...

AURÉLIE, avec embarras.

Monsieur...

M. DE VARADES, apercevant Daniel, à part.

Ah ! toujours ce commis, toujours !...

À Aurélie.

Je les attendrai...

À Daniel.

Ah ! monsieur Daniel, je suis bien aise de vous voir ; j’ai une excellente nouvelle à vous apprendre.

DANIEL.

À moi !...

M. DE VARADES.

Vous avez de l’instruction, des connaissances, du zèle, vous êtes un honnête garçon. J’ai répété à mon frère, le secrétaire général, tout le bien que Madame m’a dit de vous ; car elle prétend, et je pense comme elle, que c’est un meurtre d’ensevelir dans le fond d’une manufacture des talents aussi distingués, et, sur ma recommandation, il vous place à un poste important, où vous êtes en passe d’arriver à tout. Ainsi préparez-vous...

DANIEL, ému.

À quitter cette maison ?...

M. DE VARADES.

Dès aujourd’hui, si vous voulez... Je sais quel intérêt on vous témoigne ici, et j’ai pensé qu’on serait trop heureux de vous voir dans une position plus digne de vous.

DANIEL, de même.

Est-ce que Madame vous a prié ?...

AURÉLIE.

Moi ! jamais !...

DANIEL.

Oh ! alors, je vous remercie, Monsieur, Je dois tout à M. de Bussières, et tant que lui et Madame ne m’ordonnent pas de porter ailleurs mes services, je sais quels sont mes devoirs, et je mourrais plutôt que d’y manquer.

AURÉLIE.

Bien, Daniel.

M. DE VARADES.

À la bonne heure ! c’est du dévouement. J’en suis fâché pour vous, et pour moi, qui vous veux du bien, oh ! beaucoup ! N’en parlons plus.

DANIEL.

Je n’en ai pas moins de reconnaissance...

À part.

Il veut m’éloigner.

Il va s’asseoir près de la table.

M. DE VARADES.

Mais vous, Madame, vous ne me refuserez pas, je l’espère. Il s’agit d’une brillante promenade au Raincy pour demain... Nous reviendrons dîner chez ma tante, qui compte sur vous.

AURÉLIE.

Cela m’est impossible. Présentez-lui mes excuses, je vous prie...

M. DE VARADES.

Pardon, elle ne les accepterait pas. Mais ce soir, ces dames vous décideront au bal.

AURÉLIE.

Au bal !... Mais je ne sais... c’est une invitation que j’ai acceptée un peu légèrement. Seule à Paris, et dans ma position, je dois craindre des remarques, des critiques peut-être.

M. DE VARADES.

Ah ! permettez. C’est moi qui doit venir vous offrir la main.

AURÉLIE.

Raison déplus...

M. DE VARADES, jetant un coup d’œil sur Daniel.

Ah ! je crois comprendre... je n’insisterai pas, Madame. Mais ne me permettrez-vous pas, du moins, de vous parler un instant, à vous ?

AURÉLIE.

Comment donc !... je vous écoute.

M. DE VARADES, appuyant.

À vous seule...

AURÉLIE, après un moment de silence.

Daniel...

Daniel se lève.

n’avez-vous pas un envoi à préparer pour Bièvre, aujourd’hui ?

DANIEL.

Si Madame l’ordonne...

AURÉLIE.

Je vous en prie...

Daniel salue et sort.

 

 

Scène VI

 

M. DE VARADES, AURÉLIE

 

M. DE VARADES.

Enfin il est parti !... c’est un zèle bien tenace !... un commis qui est toujours là, que je rencontre partout sur vos pas, ou sur les miens.

Air : De sommeiller encor, ma chère.

Eh mais ! c’est un état, sans doute ;
Car on a beau le renvoyer,
Il vous regarde, il vous écoute,
Il est là pour vous épier...
De ses pareils l’espèce abonde.

AURÉLIE.

Mais c’est l’ami de la maison.

M. DE VARADES.

On en voit beaucoup dans le monde :
Mais on leur donne un autre nom.

AURÉLIE, parlé.

Comment, Monsieur !...

M. DE VARADES.

On en voit, etc., etc.

En vérité, on le croirait chargé de vous surveiller, de vous garder à vue.

AURÉLIE.

Ah ! Monsieur !...

M. DE VARADES.

C’est une tyrannie pour vous !... et tout à l’heure encore j’ai cru qu’il ne sortirait pas.

AURÉLIE.

C’est qu’il ne comprenait pas, peut-être, l’importance de ce que vous avez à me révéler, car il parait que vous avez à me parler en secret.

M. DE VARADES, tristement.

Oui, Madame...

AURÉLIE.

C’est donc une confidence ?...

M. DE VARADES.

Oui, Madame...

AURÉLIE.

Que je puis recevoir ?

M. DE VARADES.

Et qui donc la recevrait, si ce n’est vous, qui m’accueillez avec tant de bonté... vous dont l’amitié a pour moi des conseils auxquels mon cœur aime à se rendre !...

AURÉLIE.

Des conseils !... je n’ai pas la prétention d’en donner...

M. DE VARADES.

Et moi, Madame, je viens vous en demander... jamais ils ne me furent plus nécessaires, et c’est vous seule...

AURÉLIE.

Eh mais ! Qu’est-ce donc, Monsieur ?... vous m’effrayez...

M. DE VARADES.

Ma mère, qui s’occupe de mon bonheur avec une tendresse si touchante, s’alarme trop peut-être d’un air contraint, abattu, que je n’ai pu lui cacher, mais dont elle ignore la cause ; et pour dissiper cette tristesse, elle s’est avisée d’un singulier moyen, elle veut me marier.

AURÉLIE.

Vous !...

M. DE VARADES.

D’abord, je me suis révolté à cette idée. Pour moi le bonheur n’est pas là ; c’est ailleurs que je l’ai rêvé, et cependant on insiste, on me presse... Vous voyez bien que j’ai besoin de conseils... des vôtres, vous ne me les refuserez pas.

AURÉLIE.

Mais il me semble que cela dépend de vous... si je savais ce qui peut vous plaire, je vous le conseillerais ; si la personne qu’on vous propose...

M. DE VARADES, vivement.

Je ne l’aime pas...

AURÉLIE.

Vous l’aimerez peut-être.

M. DE VARADES.

Croyez-vous, Madame, qu’on doive risquer son avenir sur une espérance aussi frêle, aussi légère ?... croyez-vous qu’on puisse s’enchaîner ainsi, et pour la vie, à un cœur qui, peut-être, ne comprendra jamais le vôtre ? Quel supplice de tous les jours, de tous les instants, de vivre sans amour, sans sympathie, près d’un être qui ne sait pas lire dans votre pensée !... dont le caractère âpre et froid refoule au fond de votre âme tous ces sentiments si doux, si tendres, qui cherchent à s’épancher, et qui ne sont alors qu’un malheur de plus !

AURÉLIE, entraînée.

Oh ! oui, je le sens comme vous, ce doit être affreux !... pour une femme surtout... créature faible, sans défense, forcée de baisser les yeux sous les regards d’un maître qu’on lui a donné, de subir ses brusqueries, ses caprices, ou d’aller se briser contre vos lois !... Ah ! si vous saviez...

M. DE VARADES.

Eh bien ! Madame, achevez.

AURÉLIE, se remettant.

Mais non, vous serez heureux, vous... libre dans votre choix, vous trouverez un cœur qui vous comprendra, une amie.

M. DE VARADES, vivement.

Ah ! voilà ce que je demande, une amie, une sœur à qui je puisse confier mes secrets, mes espérances... qui ait des larmes pour tous mes chagrins, de la joie pour tous mes plaisirs !... L’amitié d’une femme rassure, console et n’égare jamais !... Une fois, une seule fois, j’ai cru l’avoir trouvée, ici, dans ces lieux où le cœur le plus tendre s’ouvrait au mien, où nos âmes, qui s’étaient devinées, échangeaient entre elles des promesses de confiance et de bonheur !... et ces promesses, si on les tenait comme moi, ah ! jamais rien ne viendrait nous séparer.

Air de Coraly.

J’ai juré de l’aimer, je l’aime...
Comme un frère, comme un ami ;
Et si j’étais aimé de même,
Son cœur ne serait point trahi.
Vous voyez... mon sort dépend d’elle,
D’un seul mot !... Faut-il entre nous,
L’oublier, lui rester fidèle ?
Répondez !... que me conseillez-vous ?
Parlez, parlez... que me conseillez-vous ?

AURÉLIE.

Moi ! vous conseiller ! comme si votre bonheur dépendait de moi !...

M. DE VARADES.

Pouvez-vous en douter ?... et d’abord ne me refusez pas le plaisir d’être votre cavalier, ce soir... ah ! vous me l’avez promis !...

AURÉLIE.

Vous croyez ?...

M. DE VARADES.

C’est la première grâce que vous demande un ami.

AURÉLIE.

Un ami, bien vrai ?... j’irai...

M. DE VARADES.

Ah ! Madame !

 

 

Scène VII

 

M. DE VARADES, AURÉLIE, ZOÉ, sortant de la chambre à gauche

 

ZOÉ, à la cantonade.

Ça m’est égal... je le demanderai à Madame...

Apercevant M. de Varades.

Ah !...

M. DE VARADES.

Ciel !

AURÉLIE.

Eh bien !... qu’est-ce donc ?... qu’avez-vous ?...

ZOÉ.

Rien, Madame... rien...

À part.

M. Émile !...

M. DE VARADES, à part.

Cette petite Zoé en ces lieux !...

AURÉLIE, à M. de Varades.

Pardon... c’est une jeune fille à mon service...

À Zoé.

Qu’est-ce que tu veux ?...

ZOÉ.

Moi, je ne veux rien, je suis si contente, si heureuse, surtout à présent.

AURÉLIE.

Et pourquoi ?...

ZOÉ.

Je ne sais pas, mais je suis contente.

AURÉLIE.

Et c’est cela que tu viens m’annoncer ?

ZOÉ.

Oui, Madame, parce que M. Daniel veut qu’à l’instant je parte pour Bièvre... pour la manufacture...

M. DE VARADES, à part.

Il a bien raison, et pour la première fois de sa vie il m’aura servi !...

ZOÉ.

C’est pour rapporter ces dessins nouveaux qui ne sont pas si pressés, et puis pour une autre raison encore...

Regardant M. de Varades.

qu’il croit bonne... Je ne dis pas... il est si sévère ! mais il se trompe, j’en suis sûre, parce que bien certainement...

AURÉLIE.

Quel bavardage ! et à quoi bon ?...

À Varades.

Je vous demande si elle sait ce qu’elle dit ?

ZOÉ.

Oh ! oui, Madame, je le sais ! et la preuve, c’est que je vous demande en grâce de ne pas retourner ce soir à Bièvre...

M. DE VARADES, à part.

Air de la Ville et le Village.

Qu’entends-je !... que veut-elle ainsi ?...

AURÉLIE.

Pauvre Zoé ! quelle folie !

ZOÉ.

Désormais, près de vous, ici
Gardez-moi... je vous eu supplie !...
Oui, n’est-ce pas, je resterai ?

AURÉLIE.

Un caprice !...

ZOÉ.

Avant ce voyage,
Je l’avais toujours désiré...

Jetant un coup d’œil sur M. de Varades.

Et maintenant bien davantage !

M. DE VARADES, à part.

C’est fait de moi !

AURÉLIE.

Eh bien ! soit, et puisque tu le veux absolument... nous ne nous séparerons plus, je te garde.

ZOÉ.

Ah ! que je vous remercie ! quel bonheur !...

M. DE VARADES, à part.

Quel embarras ! et que devenir ?...

AURÉLIE.

Je vais à ma toilette, qui est pressée, et puis je donnerai des ordres pour que tu restes ici.

ZOÉ.

Ah !... que vous êtes bonne !

AURÉLIE, à M. de Varades.

À ce soir !...

M. DE VARADES, lui donnant la main.

Madame...

Il la reconduit jusqu’à la porte à gauche. Zoé traverse le théâtre et va à droite.

 

 

Scène VIII

 

ZOÉ, M. DE VARADES

 

ZOÉ.

C’est bien heureux, Monsieur ! vous voilà donc !... je vous revois enfin !...

M. DE VARADES.

Silence.

ZOÉ.

Moi qui étais seule dans cette campagne, à ne rien faire qu’à penser à vous !...

Air de l’Homme vert.

De votre silence étonnée.
Je vous attendais, mais en vain ;
Après une longue journée.
Je remettais au lendemain.
Je croyais toujours vous entendre...
Hélas ! non... Alors je pleurais,
Car c’est bien terrible d’attendre
Quelqu’un qui n’arrive jamais !

M. DE VARADES.

Pauvre Zoé !

ZOÉ.

Je croyais que vous ne m’aimiez plus, que vous m’aviez oubliée.

M. DE VARADES.

Ah !... je l’aurais dû... après votre rigueur et vos refus...

ZOÉ, vivement.

C’était cela !...

À part.

Et Daniel qui ne voulait pas croire !... moi, j’en étais sûre...

Haut.

Quoi ! vraiment, vous étiez en colère contre moi ?

M. DE VARADES.

Et je le suis encore.

ZOÉ.

Ah ! que je suis désolée de vous avoir fâché !... cela ne m’arrivera plus, et, dès aujourd’hui, je dirai tout à Madame...

M. DE VARADES.

Ô ciel !...

ZOÉ.

Vous voyez comme elle est bonne pour moi ; et quand elle saura que vous m’aimez, que vous voulez m’épouser...

M. DE VARADES.

Gardez-vous-en bien.

À part.

Je n’ai pas une goutte de sang dans les veines.

ZOÉ.

Et pourquoi donc ?

M. DE VARADES, avec embarras.

Pourquoi ?

À part.

Au moment de voir couronner tous mes vœux...

Haut.

Vous ne savez donc pas que Madame de Bussières, votre maîtresse, est liée avec ma mère, qu’elles sont amies intimes ; que toutes deux ont en vue pour moi un autre mariage, dont nous parlions tout à l’heure, quand vous êtes arrivée ?

ZOÉ.

Ô ciel !

M. DE VARADES.

Je refuse, vous vous en doutiez bien. Mais si on savait que c’est pour vous, on vous éloignerait de moi, nous serions séparés.

ZOÉ.

Et mais ! nous le sommes déjà, puisque je ne vous voyais plus. Heureusement que me voilà installée ici, à Paris.

M. DE VARADES.

C’est là le mal... Toujours près de votre maîtresse, là, sous ses yeux, comme tout à l’heure... ne la quittant pas d’un instant, impossible de se parler.

ZOÉ.

C’est vrai ; mais je vous venais du moins !

M. DE VARADES.

La belle avance ! Tandis qu’à Bièvre, seule tout l’hiver, loin des regards importuns, il me serait si facile, et sans éveiller les soupçons, de diriger mes promenades à cheval de ce côté.

ZOÉ.

Quoi ! vous viendrez ?

M. DE VARADES.

Tous les jours, je vous le promets.

ZOÉ, vivement.

Ah ! j’y resterai, monsieur Émile, j’y resterai !

M. DE VARADES.

Ah ! que vous êtes jolie !... c’est que c’est vrai, elle est charmante !

ZOÉ.

Vous trouvez ? Vous n’êtes donc plus fâché contre moi ?

M. DE VARADES, à demi voix.

Je t’aime plus que jamais...

ZOÉ.

C’est fini, je retourne à Bièvre.

Air d’Une Heure de Mariage.

Je repars, j’y serai ce soir ;
Mais vous tiendrez votre promesse,
Ou je reviens !...

M. DE VARADES.

J’irai te voir ;
Tu peux compter sur ma tendresse.
Mais reste bien en ce séjour !

ZOÉ.

Désormais j’y suis établie,
Dussé-je pour vous voir un jour
Vous attendre toute la vie !

M. DE VARADES.

Silence ! quelqu’un !...

ZOÉ, regardant à droite.

Je crois que c’est Daniel.

M. DE VARADES, à voix basse.

Raison de plus !... qu’il ne soupçonne pas ! c’est un jaloux.

ZOÉ, de même.

Un jaloux ! je le croyais comme vous, mais ce n’est pas vrai, il n’y pense pas.

M. DE VARADES.

N’importe ; qu’il ne nous voie pas ensemble... Laisse-nous...

ZOÉ.

Tout ce que vous voudrez... Je m’en vais... À bientôt...

Regardant Daniel qui entre par la droite en rêvant.

Ce pauvre Daniel, il ne s’y connaît pas du tout !

Elle sort par le fond.

 

 

Scène IX

 

DANIEL, M. DE VARADES

 

DANIEL, levant les yeux et apercevant M. de Varades.

Ah ! monsieur de Varades est seul !

M. DE VARADES.

J’étais bien sûr de ne pas l’être longtemps.

DANIEL.

Cela vous contrarie peut-être ?

M. DE VARADES.

Pas du tout : vous m’y avez habitué...

DANIEL.

Comment ?...

M. DE VARADES.

Je ne m’en plains pas... On peut s’attacher à mes traces, se retrouver sans cesse à mes côtés... que m’importe ?... Je ne crains rien, surtout quand c’est une personne aussi aimable que monsieur Daniel...

DANIEL.

Ah ! Monsieur...

M. DE VARADES.

Non ; vrai, je suis enchanté de vous voir.

DANIEL, s’inclinant.

Monsieur, je ferai mon possible pour que vous soyez toujours enchanté...

M. DE VARADES.

Trop bon... vous voyez que j’ai lu dans votre pensée...

DANIEL.

À charge de revanche...

M. DE VARADES.

À la bonne heure ! C’est une lutte de bon procédés ; c’est à qui causera le plus de plaisir à l’autre...

DANIEL.

J’accepte le défi !

M. DE VARADES.

Et moi, je ne le refuse pas.

DANIEL.

Air du Ménage de garçon.

J’en ai vu la preuve sincère
Dans cette place qu’aujourd’hui
Je devais, dans un ministère,
Occuper un peu loin d’ici.

M. DE VARADES.

Cette place, on en a rougi ;
Mais il n’est rien d’égal, je pense,
À l’amitié qui vous l’offrait...

DANIEL.

Si ce n’est la reconnaissance
De celui qui la refusait.

M. DE VARADES.

J’y comptais... Par malheur, nous ne pouvons nous rencontrer partout.

DANIEL.

Pourvu que j’aie cet honneur chez ceux qui me sont chers... chez des amis, et que je puisse me placer entre eux et vous.

M. DE VARADES.

Je vous remercie de vos attentions...

DANIEL.

Cela n’en vaut pas la peine.

M. DE VARADES.

Mais ce soir, par exemple, je crains d’en être privé.

DANIEL.

Et comment ?

M. DE VARADES.

Je ne crois pas que vous soyez invité au bal de la marquise d’Ervilly ; et nous serons forcés alors, ce qui me désole, d’y aller sans vous, moi et madame de Bussières, dont je suis le cavalier.

DANIEL.

Vous, Monsieur, ce soir ?

M. DE VARADES.

Ce soir même.

DANIEL.

Je ne pense pas.

M. DE VARADES.

Moi, j’ai de fortes raisons de le croire. Monsieur veut-il parier ?

DANIEL, vivement.

De grand cœur ; je suis certain de ne pas perdre.

M. DE VARADES.

Et moi, je suis sûr de gagner.

Mouvement de Daniel.

Aussi je vais, en attendant, m’occuper de ma toilette. Vous permettez. Rassurez-vous, je reviens à l’instant.

Il sort.

 

 

Scène X

 

DANIEL, seul

 

Le fat !... Lui, son cavalier !... lui la conduire ce soir à ce bal, en tête-à-tête ! il s’en vante, du moins... Eh ! que m’importe ?... je sais ce qu’Aurélie m’a dit ce matin... je la connais... elle se respecte trop elle-même pour s’exposer ainsi... elle n’ira pas ! et malgré cet air railleur et triomphant, nous verrons qui l’emportera du lâche qui ne s’approche d’une femme que pour la séduire et la perdre... ou de l’homme d’honneur... de l’ami véritable...

Apercevant Aurélie en robe de bal.

Ciel !...

 

 

Scène XI

 

DANIEL, AURÉLIE, entrant par la gauche

 

AURÉLIE, tenant un écrin.

C’est bien ; je n’ai plus besoin devons... Ah ! Daniel !...

Elle passe à la droite du théâtre, et se met devant la psyché.

DANIEL.

Madame... je ne m’attendais pas... cette parure...

AURÉLIE.

Eh bien ! Comment la trouvez-vous ?

DANIEL.

Très belle assurément ; surtout pour quelqu’un qui refuse d’aller au bal.

AURÉLIE.

J’ai changé d’avis. Vous qui êtes un sage, vous ne concevrez pas qu’on ait des caprices, vous allez encore me gronder ?

DANIEL.

C’est un droit que je n’ai pas, Madame...

AURÉLIE.

Mais que vous prenez quelquefois.

DANIEL.

Je ne le prendrai plus.

AURÉLIE.

Et pourquoi donc cela ?... Pauvre Daniel ! le voilà tout ému. Voyons, parlez, parlez... j’en profite souvent... pas aujourd’hui !...

Avec bonté.

Mais, que voulez-vous ?... un bal, c’est bien séduisant !.. le moyen de résister ?...

DANIEL.

C’est impossible, et je le vois bien ; et d’ailleurs, Madame est libre.

AURÉLIE.

Libre... pas toujours ; mais du moins jusqu’au retour de mon maître...

Mouvement de Daniel.

Oui, de mon maître... Oh ! ce mot vous déplaît, je le sais ; et pourtant il est si juste !... Quand M. de Bussières est ici, ce ne sont pas mes caprices qui gouvernent, mais les siens ; et ils sont rarement aimables... Forcée de me conformer à ses goûts bizarres, à son humeur fantasque ; bien me prend alors de ne pas résister !... Il faut donc que ses plaisirs soient les miens, que je le suive en esclave, couronnée de fleurs, couverte de diamants, dont sa vanité, à défaut d’amour, se plaît à me parer !... Ah ! voilà une vie bien heureuse, n’est-ce pas ?... et j’ai tort de profiter des derniers jours qu’il me laisse ?...

DANIEL.

Ah ! ce bonheur qui s’offre à vous, je n’ai pas dit qu’il fallût le laisser échapper. Je regrette de vous voir sortir seule...

AURÉLIE.

Seule... mais non.

DANIEL.

Ah ! Madame... et ce soir... un cavalier... En effet, M. de Varades m’a dit d’un air de triomphe...

AURÉLIE.

Quoi donc ?... que j’accepte son bras ?... mais il n’y a là de triomphe pour personne.

DANIEL.

Pas même pour lui ?...

AURÉLIE.

Daniel !... ah ! Daniel, ce n’est pas bien !... vous le jugez mal : M. de Varades est un ami sincère, dévoué, et mon estime pour lui devrait le justifier à vos yeux.

DANIEL.

Aux miens, soit ; mais à ceux du monde qui vous entoure... de ce monde où il y a tant d’indiscrets qui, lorsqu’ils ne voient plus rien... inventent...

AURÉLIE.

Eh ! que m’importe ?... À vous croire, à vous entendre, il faudrait m’interdire tous les plaisirs, toutes les distractions de mon âge... une soirée, un bal... éloigner mes amis, les fuir, comme si leur amitié était un piège, leur dévouement un danger !... Bientôt je ne pourrais faire un pas sans éveiller une curiosité, une défiance, qui finiraient par me blesser !... Oh ! non pas vous, Daniel, je ne vous en veux pas... Mais c’est assez, je vous remercie... Voyez, veuillez donner des ordres pour ma voiture.

DANIEL.

Oui, Madame...

Aurélie ouvre son écrin et va mettre son collier devant la glace. Il s’arrête.

J’oubliais... Cette lettre de M. de Bussières dont vous me parliez ce matin.

AURÉLIE.

Une lettre d’ affaires qui ne s’adresse qu’à vous.

DANIEL.

La voilà, Madame.

AURÉLIE, attachant son collier.

Merci... vous m’avez dit ce qu’elle contient... à peu près...

DANIEL, lisant.

« Qu’il me tarde, mon pauvre Daniel, de me retrouver près de toi ! »

AURÉLIE.

Il ne vous oublie pas, vous !

DANIEL, continuant.

« Près de ma femme, qui doit se plaindre de mon silence... Ah ! qu’elle en ignore la cause ! qu’elle ne sache pas que ma santé, qui s’affaiblit tous les jours, me fait défendre jusqu’à l’émotion dune correspondance que son esprit et sa bonté me rendent si chère !... »

AURÉLIE.

Ah !...

Elle cesse de s’occuper de sa toilette.

DANIEL, continuant.

« Hélas ! dans mes crises, des caprices, des impatiences, que mes douleurs excusent peut-être... tout cela, je le sais, je l’avoue, doit refroidir, froisser souvent le cœur d’une jeune femme que le monde et le plaisir réclament ; mais, un peu de patience encore, et bientôt, tout me le dit, tout me l’annonce, je ne serai plus là pour troubler son bonheur. »

AURÉLIE, très émue.

Daniel !...

DANIEL, lui tendant la lettre.

Air du Baiser au Porteur.

Si cet écrit, que vous deviez connaître.
Fut un secret, me pardonnerez-vous ?
Mais j’avais fait des lettres de mon maître,
Sans vous le dire, un partage entre nous.
J’en avais fait un partage entre nous.
Quand de bonheur pour vous elles sont pleines.
Je vous les donne et n’y prétends jamais ;
Dans celle-ci je n’ai vu que des peines,
Et c’est ma part que je gardais.

Cet amour dont vous doutiez, y croyez-vous maintenant ? Le punirez-vous des fautes dont il s’accuse ainsi ?... et, lorsqu’il reviendra, voulez-vous que des mots indiscrets, un éclat, peut-être..

AURÉLIE.

Oh ! non ; car son cœur est soupçonneux, jaloux...

DANIEL, avec abandon.

Jaloux ! et comment ne le serait-il pas d’un bien, d’un bonheur que tant d’autres lui envient ?... Mais il ne vous aimerait pas, il n’aurait jamais aimé, celui qui verrait de pareils hommages sans éprouver au fond de l’âme...

AURÉLIE.

Si vous croyez que ces plaisirs aient un danger pour moi... pour lui... eh bien ! j’y renoncerai... Ce bal, auquel je tiens beaucoup pourtant... eh bien ! je n’irai pas... êtes-vous content ?

DANIEL.

Ah ! Madame !... c’est trop, c’est trop ; qui pourrait exiger un pareil sacrifice ?... M. de Bussières ?... s’il était ici, il ne le voudrait pas ; et lui, si sévère sur les convenances, vous dirait tout le premier : « Allez à ce bal où l’on vous attend... » Mais en l’absence de votre mari, de votre protecteur naturel, n’accordez à aucun autre un droit qui n’appartient qu’à lui...

AURÉLIE.

J’entends et vous remercie, Daniel ; j’irai seule... Ce bal, du moins, sera le dernier... je n’y resterai qu’un instant, je vous le promets ; et de là, ce n’est pas ici que je reviendrai ; non, j’ai besoin de quitter Paris... C’est à Bièvre que j’attendrai M. de Bussières ; il le faut, je le veux ainsi !...

DANIEL.

Ah ! Madame ! vous êtes un ange de vertu, de bonté !... Pardon, si je vous ai causé un instant de peine, que je voudrais racheter au prix de ma vie entière !...

AURÉLIE.

M. de Varades !

DANIEL, à part.

Ah ! il peut venir à présent !...

 

 

Scène XII

 

DANIEL, AURÉLIE, M. DE VARADES

 

M. DE VARADES, en costume de bal.

C’est moi, Madame, qui, fidèle à ma promesse, me rends à vos ordres... Quel éclat, quel goût exquis !... jamais vous ne fûtes plus belle !... Je vois que je me suis fait attendre.

AURÉLIE, avec embarras.

Du tout, Monsieur... et même je ne sais comment vous dire... je suis vraiment confuse... mais je ne puis accepter...

M. DE VARADES.

Eh quoi ! ce bal où vous êtes attendue, où vous avez promis de paraître ?... Ah ! vous ne pouvez vous dégager...

AURÉLIE.

Aussi, j’espère bien y aller... mais seule...

M. DE VARADES.

Ô ciel ! vous révoquerez cet arrêt, dont je cherche en vain le motif...

Apercevant Daniel, il va à lui.

Monsieur Daniel...

DANIEL, froidement, et s’approchant de lui.

J’ai gagné !...

AURÉLIE.

De grâce, pardonnez-moi un caprice...

M. DE VARADES.

Que vous m’expliquerez à ce bal ; car si je ne puis vous y conduire...

Regardant Daniel.

au moins je vous y rejoindrai...

Avec chaleur.

J’y serai près de vous... vous ne me défendrez pas de vous y offrir ma main...

AURÉLIE, froidement.

Je ne danserai pas, et ne resterai qu’un instant...

M. DE VARADES, avec chaleur.

N’importe... j’y suivrai vos traces... je ne vous quitterai pas...

Daniel passe à droite.

AURÉLIE.

Ce serait encore pire !... Vous n’êtes pas raisonnable ; et ce n’est pas là cette amitié que vous m’avez promise.

M. DE VARADES.

Plût au ciel... que vous en exigeassiez des preuves !

AURÉLIE, avec franchise.

Eh bien ! j’en demande une...

M. DE VARADES.

Et laquelle ?

AURÉLIE.

N’allez pas ce soir à ce bal.

M. DE VARADES.

Ah ! Madame, un pareil sacrifice...

AURÉLIE.

Est-il trop grand ?... Je n’insiste pas ; c’est moi qui me priverai de ce plaisir... Je reste.

DANIEL, à part.

C’est bien !...

M. DE VARADES.

C’en est trop ! et quoi qu’il puisse m’en coûter... dès que vous vous défiez de moi... dès qu’un autre a votre confiance...

Voyant Zoé qui entre par la gauche.

C’est Zoé !

 

 

Scène XIII

 

DANIEL, AURÉLIE, M. DE VARADES, ZOÉ, apportant sur son bras une pelisse

 

ZOÉ.

La voiture de Madame est prête... on m’a dit de vous en prévenir.

AURÉLIE.

C’est bien... je sors... Ma pelisse ?

ZOÉ, la lui mettant sur les épaules.

Voici, Madame.

AURÉLIE, la regardant.

Eh mais ! ce châle, cette toilette... Est-ce que tu ne restes pas ici... comme c’est convenu ?...

ZOÉ.

Non, Madame, pas encore.

AURÉLIE.

Ah ! toi aussi... tu as des caprices ?...

ZOÉ, vivement.

Ce n’est pas moi... c’est...

S’arrêtant sur un coup d’œil de M. de Varades.

C’est M. Daniel qui prétend que ma présence est nécessaire à Bièvre...

DANIEL, brusquement.

C’est vrai... et puis on l’attendra...

ZOÉ.

Ne vous fâchez pas, mon bon monsieur Daniel ! le cabriolet de la manufacture est en bas, et je pars à l’instant avec Dubois, le contremaître...

Bas, à M. de Varades.

Mais vous viendrez ?...

M. DE VARADES, bas.

Dès ce soir... à minuit.

ZOÉ.

Quel bonheur !...

Final. Quatuor. Ensemble.

Air d’Hérold (du Pré aux Clercs).

DANIEL.

L’amitié la protège,
Et je dois à mon cœur
La défendre du piège
Où l’entraîne l’erreur.
Et pour prix de mon zèle,
Et pour prix de ma foi.
Quand je veille sur elle.
Que Dieu veille sur moi !

AURÉLIE.

L’amitié me protège ;
Son zèle, son honneur,
Me préservent du piège
Où m’entraîne mon cœur.
Plus de crainte nouvelle,
Bannissons mou effroi ;
L’amitié m’est fidèle.
Elle veille sur moi.

M. DE VARADES.

Contre moi la protège
Un austère censeur,
Qui l’entraîne et l’assiège,
Et me ferme son cœur.
Oublions l’infidèle
Qui se rit de ma foi ;
De l’amour qui m’appelle
N’écoutons que la loi.

ZOÉ.

Oui, l’amour nous protège :
Il délivre mon cœur
Du tourment qui l’assiège ;
Il me rend le bonheur.
D’un ami si fidèle
Je dois croire la foi ;
De l’amour qui m’appelle
N’écoutons que la loi.

M. DE VARADES, à part.

Oui, Zoé vaut mieux qu’elle ;
Vengeons-nous par dépit...

Haut.

À la raison fidèle,

Il passe auprès d’Aurélie.

Je renonce au bal cette nuit.

ZOÉ, bas, à Varades.

Ah ! que j’en suis ravie !
Que je vous en sais gré !

AURÉLIE, bas, à Varades.

Je vous en remercie,
Et je m’en souviendrai.

DANIEL, regardant Varades.

Oui, le ciel a daigné seconder mes projets,
C’en est fait ; les voilà... séparés désormais...

Ensemble.

ZOÉ et VARADES.

À ce soir !
Quelle ivresse !
Quel espoir !

AURÉLIE.

Oui, fidèle au devoir,
Je ne dois pins le voir.

Ensemble.

AURÉLIE.

Mais il me reste un seul espoir,
Je ne puis y penser sans le voir.

DANIEL.

Oui, désormais c’est mon espoir,
Ils ne peuvent plus se voir.

ZOÉ et M. DE VARADES.

Ce soir, ce soir, ah! quel espoir !
Enfin je pourrai donc te voir !
Enfin je pourrai donc vous voir !

Reprise de l’ensemble.

DANIEL.

L’amitié la protège, etc.

AURÉLIE.

L’amitié me protège, etc.

M. DE VARADES.

Contre moi la protège, etc.

ZOÉ.

Oui, l’amour nous protège, etc.

 

 

ACTE II

 

Un petit salon de campagne. Porte au fond ; deux latérales. La porte à gauche de l’acteur est celle de l’appartement d’Aurélie. La porte à droite est celle de la chambre de Zoé. Au fond, du côté droit, une cheminée avec du feu ; une petite table servie auprès de la cheminée. Du côté gauche un canapé. Sur le devant, un guéridon ; au fond, une croisée.

 

 

Scène première

 

ZOÉ, seule, assise sur le canapé

 

À minuit, a-t-il dit... et minuit vient de sonner. Tous les ouvriers sont rentrés, tout le monde dort... J’ai été ouvrir la petite porte du parc, et je tremblais en marchant, et, à chaque arbre, j’avais une frayeur ! Ah ! qu’il faut de courage pour s’aimer la nuit ! Aussi, je vous le demande, au lieu d’attendre à demain... Cette idée de venir à une pareille heure, par un temps affreux...

Elle se lève, va auprès de la cheminée, et arrange la table.

Il va s’enrhumer... il aura froid. Heureusement je lui ai fait un bon feu ; et puis ce petit souper, tout ce que j’ai pu trouver de mieux sans donner de soupçons... « Ah ! mademoiselle Zoé veut souper dans sa chambre ! – Oui, vraiment. – Et il lui faut un poulet entier ! » Et si j’ai faim pour deux ! De quoi se mêlent-ils ? est-ce que ça les regarde ?...

Regardant la pendule qui est sur la cheminée.

Minuit un quart...

Air : J’en guette un petit de mon âge.

Et dans cette vaste demeure,
Mon Dieu ! quel silence effrayant !
Du rendez-vous a sonné l’heure,
Il va venir dans un instant !
C’est étonnant !... inquiète et craintive,
Naguère encor j’ tremblais d’effroi
Qu’il ne vînt pas... et malgré moi.
Je tremble à présent qu’il n’arrive.

Aussi le cœur me bat comme la première fois où je l’ai attendu... Ah ! bien plus encore. Par cette belle soirée d’automne, et sous cette allée de tilleuls, ça ne me faisait rien ; mais ici dans cet appartement... Est-ce que M. Daniel aurait raison ? est-ce que j’aurais eu tort de lui promettre ?... Et pourquoi donc ? il me dira, comme autrefois, qu’il m’aime... qu’il veut être mon mari...

Avec joie.

Moi, sa femme !... moi, une grande dame comme ma maîtresse !... Oh ! je n’en serais pas plus fière... Et pourvu seulement que je lui plaise, qu’il me trouve jolie, et que ce bonnet m’aille bien, car voilà trois fois que je l’arrange...

Apercevant M. de Varades qui entre, elle pousse un cri, et s’éloigne de la glace.

Ah !...

 

 

Scène II

 

M. DE VARADES, couvert d’un manteau, ZOÉ

 

ZOÉ, toute tremblante.

Ah !... c’est vous. Monsieur ! On n’entre pas ainsi, sans prévenir...

M. DE VARADES.

Eh quoi ! Zoé... vous avez eu peur ?

ZOÉ.

Certainement : depuis une heure que je vous attends, je ne fais que cela. Mais ça n’est pas pénible, au contraire.

M. DE VARADES, lui prenant la main.

Comme ta main est froide !

ZOÉ.

C’est que, pendant cette nuit, je vous savais en route.

M. DE VARADES.

Et tu tremblais ?...

ZOÉ.

Oui, j’avais froid pour vous.

M. DE VARADES.

Ma chère Zoé !

ZOÉ.

Ne vous occupez pas de moi, Monsieur, mais de vous. Approchez-vous du feu; quittez ce manteau... et puis donnez-moi ce chapeau qui vous embarrasse.

Elle prend son chapeau et le met sur le canapé. M. de Varades été son manteau, et le met sur un fauteuil près de la porte à droite.

M. DE VARADES, à part.

Insensé que je suis ! je quitte Paris pour me venger de ses caprices, pour lui laisser des regrets. Je jure de ne plus la voir qu’elle ne m’ait rappelé !... Et son image est là !... Et vingt fois j’ai été près de retourner près d’elle, à ce bal... Non ; c’eût été perdre le fruit de mon sacrifice...

Pendant ce temps, Zoé est allée à la porte au fond, et a regardé un instant au dehors.

ZOÉ, revenant.

Eh bien ! si c’est ainsi que vous vous chauffez !... Vous trouvez-vous mieux ?

M. DE VARADES.

Certainement. Mais où sommes-nous, Zoé ? est-ce chez vous ?...

ZOÉ.

Non, ma chambre à moi est là.

Montrant la porte à droite.

C’est ici le boudoir de Madame.

Montrant la porte à gauche.

et là, sa chambre à coucher...

M. DE VARADES.

Que dis-tu ?... madame de Bussières !...

À part.

Je suis chez elle, voilà les lieux qu’elle habite... Ah ! j’éprouve une émotion...

ZOÉ.

J’ai pensé que vous m’aimeriez mieux ici.

M. DE VARADES, distrait.

Oui, oui, sans doute...

À part.

Pauvre fille !...

ZOÉ.

Êtes-vous bien sûr au moins qu’ici, dans la maison, personne ne vous ait vu ?...

M. DE VARADES.

Personne... J’ai laissé mes chevaux de l’autre côté du parc.

ZOÉ.

Et c’est pour moi que, cette nuit, vous avez renoncé à cette brillante soirée, à ces belles dames si élégantes ?...

M. DE VARADES.

Oui... oui... j’avais besoin d’éloigner toutes ces idées... j’avais besoin de vous voir, Zoé...

ZOÉ.

Et moi donc !...

M. DE VARADES.

Vous, si franche, si naïve, et ce n’est pas vous qui voudriez vous faire un jeu de mes tourments, me repousser, me dédaigner...

ZOÉ.

Oh !... bien au contraire. Mais vous devez avoir faim... est-ce que vous ne voulez pas vous mettre à table ?

M. DE VARADES.

Si vraiment.

ZOÉ.

Attendez, je vais vous chercher du vin de Xérès... Ce doit être du bon vin, n’est-ce pas ? et ça vous fera plaisir.

M. DE VARADES.

Oui, Zoé.

ZOÉ.

La clef est là... dans la chambre de Madame...

M. DE VARADES.

Là, sa chambre ?

ZOÉ.

Non... Monsieur... ne me suivez pas... je vous prie...

Elle entre vivement dans la chambre à gauche.

M. DE VARADES.

Quel supplice ! quelle existence !... pour oublier la maîtresse, venir tromper la femme de chambre ! et quand je crois me consoler, m’étourdir, je me retrouve chez elle... Ah ! si elle était ici ! si je pouvais la revoir un instant... Mais non, elle est au bal, plus jolie, plus séduisante que jamais. Entourée d’hommages, elle pense à moi, peut-être ; et moi, je viens profaner ces lieux, où tout me rappelle ses charmes et mon amour. Ah ! plutôt fuyons.

ZOÉ, rentrant et portant une bouteille.

Eh bien ! me voici... Où allez-vous donc ?

Lui montrant la table.

Tenez, Monsieur, mettez-vous là, auprès du feu. Je vais vous servir.

M. DE VARADES.

Y penses-tu ? Là, près de moi...

ZOÉ.

Oh ! non... je n’oserai jamais...

M. DE VARADES, la forçant de s’asseoir.

Et moi, je le veux, je l’exige.

ZOÉ, assise.

Ah ! que je suis contente ! Il est donc vrai, vous le voulez bien, vous me regardez comme votre femme, comme votre égale.

M. DE VARADES.

Comme ce qu’il y a de plus joli au monde... et comme tout ce que j’aime...

ZOÉ, à part.

Ah ! si M. Daniel l’entendait, lui qui ne veut pas croire...

M. DE VARADES.

Eh bien ! tu ne manges pas ?...

ZOÉ.

Oh ! Je n’ai pas faim... je n’ai pas le temps ; je suis si heureuse ! Vous vous rappelez donc vos promesses, celle que vous m’aviez écrite, et que j’ai toujours là...

M. DE VARADES.

Peux-tu penser que j’aie rien oublié.

À part.

Allons, tâchons de nous faire illusion ; et persuadons-nous que je suis auprès de sa maîtresse...

ZOÉ.

Ah ! ne me regardez pas comme ça. Il y a dans vos yeux quelque chose de si tendre...

M. DE VARADES, à part.

Air : Lui et Moi (de Plantade).

Premier couplet.

Lieux habités par Aurélie,
Charme magique et séducteur !

Montrant Zoé.

Ombre des nuits, femme jolie,
Tout vient aider à mon erreur.

À Zoé.

Je revois celle que j’adore,
Et grâce aux attraits que voilà.

À part.

Auprès d’elle je suis encore
Avec celle qui n’est pas là.

Zoé se lève et vient auprès de M. de Varades, qui la prend dans ses bras.

Deuxième couplet.

De ton amant qui te supplie,
Daigne enfin combler les souhaits ;
Un baiser... un seul... Aurélie...

Se reprenant.

Non, c’est Zoé que je disais.
Oui, voilà celle que j’adore ;
Et grâce à ce prestige-là.

À part.

Auprès d’elle je suis encore
Avec celle qui n’est pas là.

Il l’embrasse.

ZOÉ.

Monsieur, Monsieur... taisez-vous donc !

M. DE VARADES, écoutant.

Silence... une voiture vient d’entrer dans la cour.

ZOÉ, allant à la fenêtre.

Une voiture... Ah ! mon Dieu ! des lumières... une voix... celle du cocher de Madame...

M. DE VARADES.

C’est elle !

ZOÉ.

Je suis perdue !

M. DE VARADES.

Elle ici ! dans cette maison... Elle me fuyait donc ; et je la retrouve...

ZOÉ.

Partez, Monsieur, partez au nom du ciel !

M. DE VARADES.

Et par où ?... pour la rencontrer...

ZOÉ.

Restez alors ; mais que faire ? où vous cacher ?

M. DE VARADES, montrant la porte à gauche.

Là...

ZOÉ.

Y pensez-vous ? la chambre de Madame...

M. DE VARADES, montrant la porte du cabinet à droite.

Eh bien ! celle-ci.

ZOÉ.

La mienne !... non, Monsieur... je ne veux pas...

Varades s’élance dans la chambre à droite, et emporte son manteau.

Ah ! C’est Madame.

 

 

Scène III

 

ZOÉ, AURÉLIE

 

AURÉLIE, en robe de bal, et jetant en entrant sa pelisse sur le canapé où est le chapeau de M. de Varades, qui se trouve ainsi caché.

Non !... qu’il se couche !... qu’il se repose... je le veux !...

ZOÉ.

Quoi ! c’est vous, Madame ?

AURÉLIE.

Oui, j’ai quitté le bal de bonne heure... et au lieu de rentrer à Paris... à l’hôtel, je suis venue tout de suite ici, où je serai tout arrivée pour demain...

ZOÉ.

Comment ! Madame ?

AURÉLIE.

Certainement... tu n’as pas voulu rester avec moi à Paris... et moi je viens avec vous tous à Bièvre... comme je vous l’avais promis...

ZOÉ.

Oh ! nous serons tous bien contents... moi la première... certainement j’éprouve un plaisir !... mais seule, Madame, au milieu de la nuit !...

AURÉLIE.

Eh ! qu’importe ?... quel danger peut-il y avoir ? et quand il y en aurait eu... Daniel était là pour m’en préserver...

ZOÉ.

Daniel !...

AURÉLIE.

Oui... il m’escortait à cheval... d’un peu loin, je ne m’en doutais pas... je ne m’en suis aperçue qu’ici, en descendant de voiture. Il paraît qu’il avait des ordres à donner pour la manufacture... il le dit, du moins ; je ne le crois pas... c’est pour moi, moi seule ; mais le moyen de se fâcher d’un zèle si touchant, si dévoué !... et puis il était si content de me voir quitter Paris pour me réfugier ici ! car je lui ai promis d’y rester, et j’y resterai jusqu’au retour de mon mari...

ZOÉ.

Si longtemps !...

AURÉLIE.

Hein ?...

ZOÉ.

Si Madame voulait passer dans sa chambre ?...

Elle se place devant la table comme pour la cacher.

AURÉLIE.

Tout à l’heure... mais... laissez-moi.

ZOÉ.

C’est que... si Madame veut que je la déshabille...

AURÉLIE.

Non, pas encore... j’écrirai avant de me coucher... oui, j’écrirai...

Voyant la table.

Ah ! qu’est-ce donc ?... tu m’attendais ?...

ZOÉ.

Oui... Madame... oui...

AURÉLIE.

Comment !... tu savais ?... Ah ! je comprends, encore Daniel !... Il t’avait prévenue ?...

ZOÉ.

Oui... Madame... oui...

AURÉLIE.

Que d’attentions !... de dévouement !...

À Zoé.

C’est inutile, je ne prendrai rien...

Zoé porte la table vers la porte du fond.

Va, Zoé... va donner des ordres pour lui... qu’on lui fasse du feu, qu’on lui serve à souper... pauvre garçon !...

ZOÉ, regardant le cabinet.

Ce n’est pas lui qui est le plus à plaindre...

Hésitant à s’en aller.

Je vais vite, et je reviens près de Madame... Si Madame avait besoin de moi ?...

AURÉLIE.

Eh ! non... va donc, va... je veux être seule... va...

ZOÉ.

Oui, Madame... oui.

À part.

Ah ! mon Dieu ! est-ce qu’il va rester là toute la nuit ?

Elle sort et emporte la table.

 

 

Scène IV

 

AURÉLIE, ensuite M. DE VARADES

 

AURÉLIE, seule.

Oui, seule... j’en ai besoin... toute la soirée j’ai éprouvé un trouble, une agitation... Quitter Paris sitôt, sans le revoir, sans le remercier de ce qu’il a fait pour moi ; car c’était si bien, si généreux à lui de ne pas venir à ce bal... qui, du reste, était d’un ennui... et où j’étais si malheureuse... J’avais le cœur serré, en songeant que j’allais fuir loin de lui... mes yeux le cherchaient partout ; et là-bas comme ici, je me disais à moi-même...

Air : Faisons la paix.

Il n’est pas là, (bis.)
Cet ami qui pour moi respire ;
Ici tout me déplaît déjà,
Et tout à mon cœur semble dire :
Il n’est pas là.

M. DE VARADES, qui, pendant le couplet, est sorti de cabinet, passe derrière Aurélie, et lui dit à voix basse.

Si, Madame... il est près de vous.

AURÉLIE, poussant un cri.

Ah !

M. DE VARADES.

Pardon, Madame... pardon.

AURÉLIE.

Que faites-vous ici, Monsieur ?... quelle témérité !...

M. DE VARADES.

De grâce, écoutez-moi.

AURÉLIE.

Non, Monsieur, non... laissez-moi... sortez...

Elle passe à gauche.

M. DE VARADES.

Oh ! jamais, jamais !... et puisque je vous ai suivie jusqu’en ces lieux...

AURÉLIE.

Suivie !... vous étiez là ?...

M. DE VARADES.

Eh bien ! non ; j’ai précédé vos pas... je suis arrivé ce soir... il y a longtemps... j’étais instruit de tout... je savais que vous vouliez m’éviter, me fuir... je le savais, Madame !... Cette défense de vous accompagner, de vous retrouver au bal, de vous revoir... quelques ordres que j’ai surpris... me fallait-il davantage pour m’éclairer sur vos démarches, sur vos projets ?...

AURÉLIE.

Et vous avez osé ?...

M. DE VARADES.

J’étais si malheureux ! ma tête s’est égarée... mon cœur m’a conduit dans cette retraite, où j’ai pénétré en secret... en secret, Madame !... pour vous voir, vous parler, ne fût-ce qu’un instant !...

AURÉLIE.

Mais vous me perdez, Monsieur !...

M. DE VARADES.

Non, non... Dites-moi quel est mon crime, pour me chasser de votre présence, pour me fuir jusqu’en ces lieux !... Oh ! dites, dites, que je sache tout, que je me justifie !...

AURÉLIE.

Ah ! vous me faites trembler !...

M. DE VARADES.

Et que craignez-vous donc, quand mon respect vous répond de moi ?... quand, dans la crainte de vous offenser, de vous jamais malheureux, l’amour qui me consume ?...

AURÉLIE, traversant le théâtre.

Monsieur...

M. DE VARADES.

Pardon, pardon ! ce mot m’a échappé... c’est la première fois... Aurélie, oui, je vous aime, je n’aime que vous !... mon sort, mon bonheur, ma vie, tout dépend de vous !... jugez donc que je puis vous perdre !...

AURÉLIE.

Ah ! voilà ce que je craignais !... Vous voyez bien que j’avais raison de vous fuir… Songez donc que je ne suis plus libre, que je ne puis vous aimer sans être coupable...

M. DE VARADES.

Oh ! non, non, vous le l’êtes pas !... vous, si malheureuse, soumise à un esclavage... à une tyrannie qui, vingt fois m’ont fait rougir pour vous... Vous, coupable !... et de quoi !... d’écouter un ami qui donnerait sa vie plutôt que de vous causer un chagrin un regret... qui respecte en vous ce qu’il y a de plus pur et de plus parfait au monde... et qui en ce moment encore mourrait content s’il entendait de votre bouche  un mot d’espoir, un mot de pardon... Oh ! dites que vous me pardonnez !...

AURÉLIE.

Entendez-vous ?... on monte l’escalier...

M. DE VARADES.

Je m’éloigne... mais un mot... un seul mot... et si vous m’aimez...

On frappe à la porte du fond.

AURÉLIE.

On frappe !

M. de Varades, au fond, et montrant la porte du cabinet de droite, dont il se rapproche doucement, et qu’il ouvre. On frappe encore.

AURÉLIE, allant vers le fond.

Qui est là ?...

DANIEL, en dehors.

Moi... Daniel.

M. DE VARADES, sur la porte du cabinet.

toujours lui...

Il entre dans le cabinet, dont il ferme la porte. Aurélie va ouvrir la porte du fond.

 

 

Scène V

 

AURÉLIE, DANIEL, puis ZOÉ, qui entre un instant après

 

DANIEL.

Pardon, Madame, c’est moi...

AURÉLIE, troublée.

Vous, Daniel !... Eh mon Dieu ! que me voulez-vous ? qu’avez-vous à me dire, à l’heure qu’il est ?...

DANIEL.

J’ai su que Madame n’était pas rentrée chez elle ; et comme je craignais qu’elle ne fût inquiète, je venais la prévenir...

AURÉLIE.

Et de quoi ?

DANIEL.

Voilà ce que c’est : quelqu’un s’est introduit dans le parc, ce soir, avant notre arrivée...

AURÉLIE.

Ah ! vous penseriez...

ZOÉ, qui vient d’entrer.

Ah ! mon Dieu !

DANIEL.

Oui, Madame, un homme qui s’est glissé du côté du moulin en se dirigeant par ici...

AURÉLIE, troublée.

Par... ici...

DANIEL.

Ne tremblez pas ainsi, Madame.

AURÉLIE.

Moi !... en effet, vous me faites une peur... mais peut-être s’est-on trompé...

ZOÉ.

Madame a raison, on s’est trompé, j’en suis sûre.

DANIEL, brusquement.

Qu’en savez-vous ?... du reste, nous verrons bien, car tous les ouvriers sont sur pied... il ne peut leur échapper ; et s’ils le rencontrent, malheur à lui !..

AURÉLIE.

Ah ! mon Dieu !...

DANIEL.

Ils sont armés, et s’il résiste...

ZOÉ.

Quelle horreur !

Air de Turenne.

Ah ! j’en suis plus morte que vive !

AURÉLIE.

Y pensez-vous ! moi je défends ici
Qu’on l’attaque ou qu’on le poursuive !

ZOÉ.

Madame a raison... Dieu merci !

AURÉLIE.

Certainement ! Quelque étourdi,
Quelque imprudent, qui, dans la nuit profonde,
Peut-être en ces lieux s’égara !

DANIEL, avec humeur.

S’égarer ?

ZOÉ.

Sans doute ! cela
Peut arriver à tout le monde.

Et si c’était quelque chasseur des environs...

DANIEL.

À cette heure !... quelle idée !...

AURÉLIE, avec impatience.

Enfin, un chasseur, un braconnier... qu’importe ? quel qu’il soit, je ne veux pas qu’on expose pour cela les jours d’un homme, d’un malheureux ; d’ailleurs, quel danger ? voici le jour...

À Zoé.

Portez cette pelisse dans ma chambre, où je vais rentrer.

ZOÉ, vivement, en prenant la pelisse sur le canapé.

Oui, Madame...

À part.

Quel bonheur !

AURÉLIE.

Vous, Daniel, allez, qu’on lui fasse grâce.

DANIEL.

Puisque Madame le veut... et au fait, elle a raison : le bruit, l’éclat, pourraient compromettre...

Apercevant sur le canapé le chapeau de M. de Varades. À part.

Ciel !... il est ici...

AURÉLIE.

Que tout le monde rentre ; et vous-même, je vous en prie... reposez-vous... allez... Viens-tu, Zoé ?

ZOÉ.

Oui, Madame, je vous suis...

À part.

Et je reviens... Ce vilain Daniel, qui ne s’en va pas !...

AURÉLIE, à Daniel qui gagne la porte de sortie.

Adieu, Daniel ! songez à ce que je vous ai dit.

DANIEL.

Soyez tranquille... fiez-vous à moi...

Il sort par la porte du fond, qu’il referme. Zoé est déjà rentrée dans l’appartement. Aurélie, restée seule, fait quelques pas vers le cabinet, lorsque Zoé revient, et lui dit.

ZOÉ.

Madame, tout est prêt.

AURÉLIE.

Allons, c’est bien, Mademoiselle, j’y vais.

Elles rentrent dans l’appartement, en jetant un regard sur le cabinet.

 

 

Scène VI

 

DANIEL, seul

 

Il rentre vivement.

Il est ici... j’avais cru déjà reconnaître près des murs du parc ses deux chevaux et son domestique... mais je craignais de me tromper... à présent, j’en suis sûr... c’est lui... Il a trompé ma surveillance, mais il est en mon pouvoir... ici... oui, ici !... et si je m’en croyais...

S’arrêtant.

Que vais-je faire ? un éclat, du scandale... Ah ! plutôt mourir !... Et pourtant ce déshonneur, c’est bien lui qui l’apportait, le lâche !... c’est lui qui osait... Ah ! jamais je n’ai souffert ce que je souffre en ce moment.

Air de Colalto.

Que ne puis-je, au gré de mes vœux,
Lui dire : Viens, je te défie !
En ce moment que je serais heureux
De lui donner la mort, ou de perdre la vie !
Mais il faut se taire et souffrir !
Ô honte !... ô crainte cruelle !
Pour elle, hélas ! il peut vivre... et pour elle
Moi je n’ai pas le droit de mourir !
Je n’ai pas même le droit de mourir !

Allons... ce n’est pas lui, c’est elle que je sauve... Oui, au prix de ma vengeance, il faut l’aider à s’évader... qu’il parte, qu’il s’éloigne... et plus tard, peut-être... plus tard...

Allant au cabinet à droite.

Allons...

 

 

Scène VII

 

DANIEL, ZOÉ

 

Zoé est rentrée, et s’est arrêtée dans le fond pendant les derniers mots ; et au moment où Daniel va tourner la clef, elle s’élance, et tombe à genoux.

ZOÉ.

Ah ! n’ouvrez pas !...

DANIEL.

Zoé !...

ZOÉ.

N’ouvrez pas !...

DANIEL.

Grand Dieu !...

ZOÉ.

Grâce !... grâce... ne me perdez pas !...

DANIEL.

Vous perdre !...

ZOÉ.

Il y a là...

DANIEL.

Qui donc ?...

ZOÉ.

Vous, qui êtes sévère, vous allez être furieux contre moi...

DANIEL.

Achevez... qui donc ?

ZOÉ.

Eh bien ! quelqu’un... celui dont je vous parlais hier... M. de Varades, qui est venu ici... pour moi...

DANIEL, vivement.

Pour vous !... c’était vous !... vous ne me trompez pas, c’était...

L’embrassant.

Ah ! Zoé ! ma petite Zoé ! vous me rendez la vie...

ZOÉ.

Vrai !... par exemple, c’est bien sans intention !

DANIEL.

Pour vous, un amant !... Ah ! c’est bien... c’est très bien !...

Se reprenant.

Non, c’est mal... Zoé... c’est très mal...

ZOÉ.

Dame !... entendez-vous !... lequel des deux !... et puisqu’au fait il veut m’épouser...

DANIEL.

Imprudente que vous êtes !... pouvez-vous le croire ?... il ne veut que vous tromper, je vous le prouverai...

ZOÉ, pleurant.

Jamais !... il m’épousera...

DANIEL.

Silence, voici Madame ; ne craignez rien, j’obtiendrai votre pardon, je m’en charge ; laissez-nous seulement...

ZOÉ.

Oui, monsieur Daniel. Que de bonté !... que d’amitié !...

En s’en allant.

C’est égal, il m’épousera...

Elle sort par le fond.

 

 

Scène VIII

 

DANIEL, AURÉLIE, en négligé

 

DANIEL.

Je respire !...

AURÉLIE.

Daniel !... encore ici... je croyais... je vous avais dit...

DANIEL.

Pardon, Madame !... je suis resté, heureusement ; car cet homme dont je vous ai parlé, qui s’est introduit dans le parc... que j’avais ordonné de poursuivre...

AURÉLIE.

Grand Dieu !...

DANIEL, montrant le cabinet à droite.

Il est là, dans ce cabinet !...

AURÉLIE.

Quoi ! vous savez ?...

DANIEL.

Oui, je sais qu’il venait ici pour tromper, pour séduire...

AURÉLIE.

Qui donc ?

DANIEL.

Zoé, votre femme de chambre.

AURÉLIE.

Ah ! quelle indignité !...

DANIEL.

N’est-ce pas, Madame ? c’est affreux, c’est infâme !... s’introduire dans une maison où il est accueilli avec tant de bonté, pour y apporter la séduction, la honte...

AURÉLIE.

Zoé !... non, non, c’est impossible, cela ne se peut pas...

DANIEL.

S’il ose le nier, Madame, c’est moi qui me charge de le convaincre. Mais je vous demande grâce pour elle ; réservez toute votre colère pour le coupable.

AURÉLIE.

C’est bien, Daniel, laissez-moi...

À part.

Zoé !

DANIEL.

Il faut qu’il sorte, Madame ; mais en secret, car personne ne doit savoir...

AURÉLIE.

Air : Ne vois-tu pas, jeune imprudent.

À vos conseils judicieux,
À votre amitié je me fie ;
Dans ce secret rien que nous deux ;
Mais laissez-moi, je vous en prie.

DANIEL.

C’est bien... je sors... point de pitié !

AURÉLIE.

Ah ! je punirai tant d’audace !

DANIEL.

Qu’il vienne à présent... l’amitié
Peut sans crainte céder la place...

Il sort.

 

 

Scène IX

 

AURÉLIE, ensuite M. DE VARADES

 

AURÉLIE, seule.

Oh ! qu’il m’a fait souffrir !... Je n’ai jamais éprouvé ce que je sens là... Zoé... Oh ! c’est un supplice que je ne puis supporter plus longtemps !...

Courant à la porte du cabinet.

Monsieur !... Monsieur !...

M. DE VARADES, venant à elle avec empressement.

Aurélie !... enfin vous êtes seule, je puis tomber à vos pieds.

AURÉLIE, reculant.

Aux miens ! prenez garde, vous vous trompez.

M. DE VARADES.

Qu’est-ce donc ?... d’où vient ce trouble ?...

AURÉLIE.

Vous me le demandez... vous qui n’avez pénétré jusqu’à moi que pour me tromper ; qui, tout à l’heure encore, me juriez amour... ah ! j’en rougis de honte ! un amour dont une autre était l’objet.

M. DE VARADES.

Madame...

AURÉLIE.

Je la connais... une jeune fille dont vous avez égaré la raison par ce langage, ces serments peut-être qui ont égaré la mienne !... une malheureuse que vous me donniez pour rivale, à moi !... Zoé, ma femme de chambre !... ah ! Monsieur !...

M. DE VARADES.

Aurélie !... ah ! je vous en supplie, au nom de mon honneur, du vôtre, calmez ces transports jaloux...

AURÉLIE.

Jaloux !... eh bien, oui !... Vous avez arraché de mon âme une paix que rien, jusqu’à vous, n’avait troublée. J’étais heureuse, ou plutôt j’étais soumise à mon sort, résignée à souffrir, mais pure, mais tranquille du moins... C’est alors que vous m’avez entourée de pièges, de séductions... Mon faible cœur, qui n’a jamais trompé, pouvait-il croire à la trahison ?... Il s’abandonnait avec confiance à ces charmes enivrants d’un langage nouveau pour lui ; je croyais à votre franchise, à votre tendresse... je vous aimais enfin !...

M. DE VARADES.

Vous... ô ciel !...

AURÉLIE.

Oui, je vous aimais ; c’était mon premier, mon seul amour... Je puis l’avouer à présent, car vous m’avez rendue à moi-même.

Air nouveau (Musique de M. Hormille).

Premier couplet.

Vous m’avez rendu tous mes droits,
Mon repos, mon indifférence ;
Aussi, j’en conviens, je vous dois
Une grande reconnaissance.
Car, grâce à ce soin complaisant,
Dont mon honneur vous remercie,
Je ne vous aimai qu’un moment,
Je vous hais pour toute la vie.

Deuxième couplet.

M. DE VARADES.

Ah ! je ne puis encore, hélas !
Croire à ce que je viens d’entendre,
Et de vous mon cœur n’osait pas
Espérer un aveu si tendre.
Je bénis un ressentiment
Dont mon âme vous remercie...
Et pour moi l’erreur d’un moment
Fera le bonheur de ma vie.

AURÉLIE, étonnée.

Que dites-vous ?

M. DE VARADES.

Que, grâce au ciel, ma ruse a réussi ; et que ce Daniel, toujours attaché à vos pas comme un mauvais génie, pour vous effrayer et pour vous épier...

AURÉLIE.

Eh bien !

M. DE VARADES.

Il a fallu lui donner le change... et il est persuadé maintenant que je venais ici pour Zoé.

AURÉLIE.

Ô ciel ! la compromettre !

M. DE VARADES.

À ses yeux seulement, et pour vous sauver ; mais il se taira, j’en réponds, et plus tard mes bienfaits pour cette pauvre enfant...

AURÉLIE.

Zoé ! c’est donc ainsi qu’il a pu croire... Ah ! vous ne me trompez pas... non, non, c’est impossible ; ce serait infâme, savez-vous ?

M. DE VARADES.

Moi, en aimer une autre ?...

AURÉLIE, vivement.

Non, je vous crois... j’ai besoin de vous croire... j’ai été injuste envers vous, que j’ai outragé, méconnu ; mais aussi, j’étais si malheureuse ; j’avais le cœur brisé. Moi qui n’avais qu’un ami au monde, il fallait douter de lui, le perdre, le haïr ; c’était un supplice au-dessus de mes forces, un mal affreux, horrible, que je n’avais pas encore senti... Ah ! c’est que je n’avais jamais aimé...

M. DE VARADES.

Air : Ainsi que vous, je veux, Mademoiselle.

Qu’entends-je, ô ciel !

AURÉLIE.

Ah ! par pitié ! par grâce !
Ah ! laissez-moi !

M. DE VARADES.

De vous dépend mon sort.
Ce mot, par qui tout mon crime s’efface,
Que de vous je l’entende encor.
Oui, cet aveu qui tous deux nous enchaîne,
Et que j’implore dans ce jour,
Je le devais tout à l’heure à la haine,
Que je le doive à votre amour,
Que je le doive enfin à votre amour !

AURÉLIE.

Que me demandez-vous ?... Savez-vous que de ce mot-là dépend ma vie tout entière ?... savez-vous que ce mot est fatal à prononcer... que s’il était entendu par un autre que par vous, si j’étais trahie, il me perdrait, et vous peut-être avec moi... le savez-vous ?

M. DE VARADES.

Et qu’importe !... mon sort n’est-il pas enchaîné au tien ? doutes-tu de mon courage, Aurélie ?... Me crois-tu incapable de te suivre, de te défendre, de t’arracher aux mains d’un tyran ? Ah ! je tombe à tes pieds, ne me repousse pas... m’aimes-tu ?...

Il se jette à ses genoux.

AURÉLIE.

Ah oui !... je suis coupable... je vous aime !

M. DE VARADES.

Aurélie !...

En ce moment paraît Daniel à la porte du fond, qu’il a ouverte.

AURÉLIE, apercevant Daniel et poussant un cri.

Ah !...

M. DE VARADES, se relevant.

Il devait être là...

 

 

Scène X

 

AURÉLIE, M. DE VARADES, DANIEL

 

DANIEL.

Madame, pardonnez-moi... j’accours.

Apercevant M. de Varades.

Je... je...

AURÉLIE, vivement.

Que venez-vous faire ici ?... qui vous a appelé ?... que cherchez-vous ?...

DANIEL.

Madame...

AURÉLIE, hors d’elle-même.

Parlez... parlez... qui vous amène chez moi ?

DANIEL, regardant M. de Varades.

Madame... cette personne dont je vous parlais... et que Zoé...

AURÉLIE.

Cette personne s’est justifiée. Je n’accuse pas Zoé, je ne lui en veux plus, et je défends que désormais il en soit question devant elle, ou devant moi.

DANIEL, anéanti, à part.

Ah ! mon Dieu !... elle a tout pardonné... ils sont d’accord...

AURÉLIE.

Mais parlez donc !... sous quel prétexte venir ainsi chez moi, toujours sur mes pas, âmes côtés ?... que voulez-vous ?...

DANIEL.

Pardon... c’est une nouvelle que j’apportais à Madame... et que je reçois à l’instant par Julien, qui vient d’arriver à cheval...

AURÉLIE.

Julien ?... le domestique de mon mari ?...

DANIEL.

Il m’annonce le retour de M. de Bussières à Paris.

AURÉLIE.

Ô ciel !

M. DE VARADES.

Que dit-il ?

DANIEL.

En arrivant ce matin, il a su que Madame était à Bièvre ; il vous prie de l’y attendre, car dans deux heures il y sera lui-même...

AURÉLIE.

Ici... M. de Bussières !... Ah ! je comprends maintenant le motif de cette surveillance dont vous m’entouriez tous les jours, à tous les instants... de cet espionnage...

Mouvement de Daniel.

oui, de cet espionnage continuel... insupportable... Loin de moi, loin de ces lieux, il me persécutait encore, par vous, qui vous êtes chargé de lui rendre compte de mes démarches, de ma conduite, de mes plaisirs : c’est un devoir que vous avez rempli, trop bien peut-être.

DANIEL.

Ah ! Madame !...

AURÉLIE.

À son retour, vous l’attendiez avec impatience pour lui faire votre rapport... Eh bien ! allez, faites-le... dites-lui ce que vous avez si bien épié... inventez encore... que m’importe ?...

M. DE VARADES, à demi voix.

Aurélie !...

DANIEL.

Ah ! vous ne croyez pas...

AURÉLIE.

Ou plutôt... c’est un plaisir que vous n’aurez pas... je saurai en prévenir l’effet ; et s’il faut qu’il l’apprenne... ce sera par moi, par moi seule... je lui dirai tout avant vous...

DANIEL.

Madame !...

AURÉLIE.

Laissez-moi, sortez, je vous chasse !

DANIEL.

Moi !... moi... chassé !... comme un valet... après tant de zèle, de dévouement... chassé !...

AURÉLIE.

Sortez, vous dis-je...

DANIEL.

J’obéis, Madame... je sors...

Il s’éloigne, à part, au moment de sortir.

Partir !... oh ! pas encore.

Il sort.

M. DE VARADES, à demi voix.

Elle est à moi !

 

 

Scène XI

 

AURÉLIE, M. DE VARADES, ensuite JULIEN

 

AURÉLIE, dans le plus grand désordre.

Ici, dans deux heures... Oh ! je ne l’attendrai pas !

M. DE VARADES.

Que voulez-vous faire ? grand Dieu !...

AURÉLIE.

Après l’aveu que vous avez reçu de moi, qu’il a entendu... Oh ! oui, il était là... il sait tout, je n’ai plus à hésiter, c’en est fait !...

M. DE VARADES.

Aurélie... que dites-vous ?... votre mari...

AURÉLIE.

Mon mari... il me tuerait...

M. DE VARADES.

Ô ciel !...

AURÉLIE.

Ce matin, je pouvais l’attendre, le revoir... maintenant c’est impossible... Je fuirai ces lieux... Il faut partir...

Elle traverse le théâtre.

M. DE VARADES.

Partir ?

AURÉLIE.

Eh ! oui, sans doute... mon amour, vous le savez... je vous l’ai dit, je suis coupable... coupable aux yeux de mes gens, de mon mari... aux vôtres peut-être ?...

M. DE VARADES.

Oh ! jamais, jamais !

AURÉLIE.

Oui, j’ai reçu vos serments ici tout à l’heure... vous les tiendrez. Que mon sort s’accomplisse !...

Elle court vers la porte du fond.

Holà ! quelqu’un !

À M. de Varades.

Sonnez, Monsieur...

M. de Varades hésitant.

Sonnez donc !...

M. de Varades tire le cordon qui est auprès de la cheminée. Aurélie court au guéridon, prend une plume et écrit.

M. DE VARADES.

Que voulez-vous faire ?...

AURÉLIE, écrivant.

Mon devoir... ce que vous me conseilleriez vous-même... ce que j’ai dit à Daniel enfin...

Écrivant.

Du moins, je ne tromperai pas mon mari en le quittant... je le préviens de ma fuite... il saura tout, et mes aveux...

Julien entre.

Ah ! c’est vous, Julien, vous attendez ma réponse ?... Tenez, remontez à cheval à l’instant... repartez pour Paris... remettez cette lettre à votre maître...

Il sort. Elle retombe accablée.

M. DE VARADES.

Aurélie, oh ! revenez à vous, calmez ce trouble où je vous vois... oui, je suis à vous... et bientôt...

AURÉLIE, se levant.

Oui, dans deux heures... je serai partie... avec vous... et Zoé...

M. DE VARADES.

Ô ciel !

AURÉLIE.

Elle seule m’accompagnera.

M. DE VARADES.

Zoé ?

AURÉLIE.

C’est la seule en qui j’aie confiance, elle a été élevée avec moi ; elle ne m’abandonnera pas.

M. DE VARADES.

Mais, Madame...

AURÉLIE.

D’ailleurs, nous l’avons compromise ; elle ne peut rester en ces lieux ; et, complice de notre fuite, son sort désormais me regarde... Adieu, je vais tout disposer... Vous, hâtez notre départ.

Elle entre dans son appartement.

 

 

Scène XII

 

M. DE VARADES, ZOÉ, qui entre avec crainte et lentement

 

M. DE VARADES, à part.

Partir, partir ! je n’y pensais pas d’abord ; mais, ma foi ! n’importe... allons tout préparer.

ZOÉ, avec timidité.

Eh bien ! monsieur Émile ?...

M. DE VARADES, à part.

Elle, nous accompagner, nous suivre !... oh ! tout serait perdu, il faut l’éloigner.

ZOÉ.

Madame vous a vu... vous a parlé... elle sait tout...

M. DE VARADES.

Oui, sans doute, et vous ne pouvez plus rester ici, vous ne pouvez plus la revoir.

ZOÉ.

Elle est donc bien en colère ?

M. DE VARADES.

Certainement ! et il faut quitter cette maison... il faut partir à l’instant même.

ZOÉ.

Est-il possible !... Et où aller ?...

M. DE VARADES, à part.

Pauvre fille !...

À Zoé, à demi-voix.

À Paris... chez ma mère... chez moi.

ZOÉ, effrayée.

Chez vous ?...

M. DE VARADES, vivement.

Silence !... Rien qui puisse vous compromettre... je ne vous accompagnerai pas ; vous partirez seule... Ma mère, à qui je vais écrire, vous recevra... veillera sur vous...

ZOÉ.

Mais vous me disiez hier que votre mère ne consentirait pas à notre mariage ?...

M. DE VARADES.

Aussi ne faudra-t-il pas lui en parler. Je ne vous présente à elle que comme une jeune fille qu’elle doit protéger ; et là, cachée à tous les yeux, vous attendrez ou ma présence, ou un mot de moi.

ZOÉ.

Sera-ce bien long ?

M. DE VARADES.

Demain... après-demain... que sais-je !... pourvu que vous partiez... que votre maîtresse ne vous aperçoive pas.

ZOÉ.

Soyez tranquille... Mais notre mariage, qui s’en occupera ?

M. DE VARADES.

Moi... moi seul.

ZOÉ.

Quoi ! vraiment... et l’église, et la mairie ?

M. DE VARADES.

Je m’en charge.

ZOÉ.

Ah ! que je suis contente !... C’est donc bien vrai ? Et les témoins ?

M. DE VARADES, avec impatience.

Qui vous voudrez... nous avons le temps d’y penser...

ZOÉ, fâchée.

Comment ! Monsieur ?...

M. DE VARADES.

Tout ce qu’il vous plaira... parlez... commandez... l’or... les bijoux...

Lui remettant un portefeuille.

Tenez, prenez.

ZOÉ, refusant.

Du tout.

M. DE VARADES.

De la part d’un mari...

ZOÉ.

Ah ! oui, vous avez raison.

M. DE VARADES, vivement.

Mais éloignez-vous sur-le-champ...

À part.

Et mon départ, à moi... des ordres à donner...

Haut, à Zoé.

Adieu... adieu... songez à ce que je vous ai dit, et que dans un instant vous soyez loin de ces lieux.

ZOÉ.

Je pars...

M. de Varades sort par la porte du fond.

 

 

Scène XIII

 

ZOÉ, puis DANIEL

 

ZOÉ.

Ah !... quel bonheur !... c’est comme un songe, moi sa femme... j’en étais bien sûre, je l’ai toujours dit... et ce Daniel, qui prétendait...

DANIEL, à la cantonade.

Oui, Julien, attendez-moi.

ZOÉ.

C’est lui, ah ! que c’est bien fait !

D’un air triomphant.

Eh bien ! monsieur Daniel ! eh bien !...

DANIEL, brusquement.

Eh bien ! qu’y a-t-il ?

ZOÉ.

Il y a que je suis pressée... que je m’en vais... que je n’ai pas le temps de causer ; mais que je suis bien contente, car, grâce au ciel, c’est moi qui avais raison... il m’épouse.

DANIEL.

Cet amoureux de tantôt ?...

ZOÉ.

Eh oui ! M. de Varades.

DANIEL.

Est-il possible ?...

ZOÉ.

Silence !... c’est encore un secret. Vous serez un de mes témoins... d’abord, parce que vous avez toujours été si bon pour moi ! et puis ensuite pour vous prouver... et j’espère que maintenant vous n’en douterez pas...

DANIEL.

Plus que jamais...

ZOÉ.

Est-il obstiné !... Quand il me fait partir à l’instant pour Paris, où il ira me rejoindre pour notre mariage.

DANIEL.

Quoi ! cette voiture de poste que Madame a donné ordre de préparer... c’est pour vous ?

ZOÉ.

Nullement, je pars à l’insu de Madame, et il ne faut pas le lui dire.

DANIEL, à part, et vivement.

Il veut l’éloigner, je comprends.

Haut, avec chaleur, à Zoé.

Et vous ne voyez pas que dans ce moment une autre...

ZOÉ, vivement.

Quoi !... qu’est-ce que c’est ?...

DANIEL, se reprenant.

Rien !... rien...

À part.

Qu’allais-je faire ?

À Zoé.

Je vous crois.

ZOÉ.

C’est bien heureux.

À part, en s’en allant.

Pauvre garçon !... il est si étonné, qu’il ne peut pas en revenir.

Elle rentre dans sa chambre.

 

 

Scène XIV

 

DANIEL, seul

 

Compromettre Aurélie aux yeux de sa femme de chambre... ah ! ce serait la perdre que de la sauver à ce prix... Il est un autre moyen d’éclairer madame de Bussières malgré elle, et sans exposer son honneur... un moyen qui n’exposera que moi, et pour récompense, je n’ai à attendre que sa haine, son mépris. Encore ce sacrifice...

 

 

Scène XV

 

DANIEL, sur le devant du théâtre à droite, M. DE VARADES, venant du fond, et allant à la porte de l’appartement d’Aurélie, puis entr’ouvrant la porte, et s’adressant à AURÉLIE, qui parait en costume de voyage

 

M. DE VARADES.

Venez, nous n’avons pas de temps à perdre, et puisque la chaise de poste est prête...

Daniel remonte le théâtre jusqu’à la porte du fond.

AURÉLIE.

Je me soutiens à peine...

M. DE VARADES.

Songez qu’à chaque instant M. de Bussières peut arriver.

AURÉLIE.

Et Zoé, pourquoi ne vient-elle pas ?

M. DE VARADES.

J’ai tout arrangé... elle nous rejoindra plus tard ; partons...

Daniel à la porte du fond, et se croisant les bras.

AURÉLIE.

Daniel ! Daniel !...

M. DE VARADES.

Encore lui !...

DANIEL.

Pardon, Madame, de paraître encore dans ces lieux, d’où vous m’avez chassé... je voulais parler à Monsieur.

M. DE VARADES.

En d’autres temps. Monsieur, je suis pressé... je pars.

DANIEL.

Justement !... je n’ai donc que ce moment pour vous demander raison d’une injure qui m’est personnelle.

M. DE VARADES.

Tout ce que vous voudrez, mais dépêchons-nous. De quoi s’agit-il ?

AURÉLIE.

Ô ciel !

DANIEL.

Mille pardons. Madame, de m’occuper devant vous d’une affaire qui ne vous concerne en rien ; mais Monsieur va épouser une jeune personne que j’aime...

M. DE VARADES.

Ô ciel !

DANIEL.

Et je ne souffrirai pas...

AURÉLIE.

Qu’est-ce que cela signifie ?...

M. DE VARADES, à Aurélie.

J’ignore ce qu’il veut dire, et quelque erreur l’abuse, vous le savez mieux que personne.

DANIEL.

À d’autres... vous voulez en vain me tromper, et la perfide aussi...

À Aurélie.

Car c’est moi que l’on trompe, Madame, et celle qui s’entend avec lui pour me trahir... pour m’abuser... c’est Zoé.

AURÉLIE.

Zoé !...

DANIEL.

La voici...

 

 

Scène XVI

 

DANIEL, M. DE VARADES, AURÉLIE, ZOÉ, sortant de sa chambre

 

DANIEL, courant à Zoé, qu’il prend par la main.

Venez... venez, Mademoiselle.

ZOÉ.

Eh ! qu’est-ce donc ? qu’y a-t-il de quoi vous plaignez-vous ?

DANIEL.

Je me plains de ce que vous l’aimez... de ce qu’il vous aime... de ce qu’il veut vous épouser.

ZOÉ.

Mais taisez-vous donc, devant Madame.

DANIEL, vivement.

Peu importe à Madame, qui ne vous en veut pas, qui vous pardonne ; mais moi, je ne pardonnerai ni à vous, ni à lui, car vous ne savez pas, que moi aussi, je vous aime ?...

ZOÉ, vivement, à M. de Varades.

Ô ciel !... quelle trahison !... et moi qui lui ai tout confié !...

AURÉLIE, vivement, à Zoé.

Eh ! quoi donc ?... que savez-vous ?... il y a donc quelque chose ?... parlez.

DANIEL, arrêtant Aurélie.

Pardon, Madame ; c’est à moi de l’interroger.

ZOÉ.

Et de quel droit, s’il vous plait ?

DANIEL.

De quel droit ?... ah ! vous ne voulez pas que je sois furieux, que je sois jaloux, quand je sais qu’il vous fait la cour !

M. DE VARADES.

Madame sait bien...

DANIEL.

Depuis trois mois.

AURÉLIE.

Depuis trois mois !

ZOÉ.

Eh bien, quand il serait vrai...

M. DE VARADES, en colère.

Monsieur !...

DANIEL.

Vous l’entendez, Madame ! et on veut que je me contraigne... quand elle a encore là, sur elle, une lettre où il la prie de céder à ses vœux, où il lui promet de l’épouser !

M. DE VARADES, furieux.

C’en est trop !

DANIEL, avec colère.

C’est cette lettre-là, Monsieur, dont je vous demande raison ; voilà l’injure dont je veux me venger.

ZOÉ, pleurant.

Eh ! est-ce que cela vous regarde ?... vous ai-je jamais rien promis ?... et est-ce ma faute, à moi, si je ne vous aime pas... et si je l’aime... si j’en suis aimée ?...

M. DE VARADES, voulant la retenir.

Zoé...

ZOÉ, pleurant.

Non, Monsieur, il vaut mieux tout dire, tout avouer à Madame, aussi bien, c’est d’elle que je dépends, et non pas de ce vilain jaloux.

Tombant aux genoux d’Aurélie.

Oui, Madame, je suis coupable, que voulez-vous ? il m’aimait tant, il n’aimait que moi...

M. DE VARADES, voulant l’arrêter.

Zoé !...

ZOÉ.

Puisque Madame le sait, pourquoi le nier ?... pourquoi vous en cacher encore ?...

AURÉLIE.

Lui ! M. de Varades...

ZOÉ.

Eh ! ne l’accusez pas, il me disait vrai ; il n’a jamais voulu me tromper, ni m’abuser... c’est l’honneur, la loyauté même ; il voulait m’épouser... il me l’a promis.

Lui donnant la lettre.

Tenez... tenez, voyez plutôt.

M. DE VARADES.

Je ne le souffrirai pas...

ZOÉ, se relevant.

Et moi... je le veux, pour vous justifier à ses yeux, pour qu’elle vous rende son estime, et à moi son amitié. Oui, Madame, je ne partirai maintenant, et je ne l’épouserai, que si vous y consentez, que si vous m’en donnez la permission.

AURÉLIE, froidement, après un instant de silence, et après avoir regardé la lettre.

Ma permission, je la donne, Zoé, mais je doute que Monsieur veuille en profiter ; ce serait supposer qu’il est digne de vous...

Avec mépris.

et je ne le pense pas...

ZOÉ.

Comment ? Madame...

AURÉLIE, froidement, à Zoé.

Laissez-nous, je vous parlerai plus tard.

ZOÉ, en s’en allant, à M. de Varades.

Soyez tranquille, nous nous marierons !... comptez sur moi, toujours.

Elle rentre dans sa chambre.

M. DE VARADES, à Aurélie.

Un mot seulement.

AURÉLIE, avec dignité.

Sortez, Monsieur...

M. DE VARADES, bas, à Daniel, en sortant.

Je compte sur vous !...

DANIEL, de même.

Quand vous voudrez !... vous ne partez plus maintenant.

 

 

Scène XVII

 

AURÉLIE, DANIEL, puis JULIEN

 

AURÉLIE, le retenant.

Non, Daniel, non, vous n’irez pas !...

DANIEL, avec joie.

Qu’importe ?... je puis mourir à présent.

AURÉLIE.

Vous vivrez pour vos amis, pour Zoé, qui est encore digne de vous, et puisque vous l’aimez...

DANIEL, froidement.

Non, Madame, je ne l’aime pas... je n’aime personne ; mais j’ai voulu vous éclairer, vous sauver, et c’est pour en avoir le droit que j’ai supposé des projets...

AURÉLIE.

Pour me sauver... ah ! vous ne le pouvez plus... mon sort est décidé...

JULIEN, entrant vivement.

La voiture de Monsieur entre dans la cour.

AURÉLIE.

Ah !... je ne reparaîtrai jamais devant lui !...

DANIEL, à Julien.

C’est bien, c’est bien !...

Julien sort. 

Allez le recevoir, Madame... allez...

AURÉLIE.

Moi !... mais vous ne savez pas... perdue, perdue sans retour ! je lui ai tout écrit, il sait tout, et dans mon délire, une lettre que je lui ai envoyée...

DANIEL, la tirant de sa poche.

La voilà...

AURÉLIE.

Ma lettre !...

DANIEL.

J’ai empêché Julien de partir, et sous prétexte que votre mari allait arriver, j’ai repris cette lettre.

Air : Un jeune Grec.

Non pas pour lui, mais pour vous... la voici.

AURÉLIE.

D’un tel ami j’ai mérité le blâme !
Pour me punir, Monsieur, donnez-la-lui.

DANIEL.

Je ne le puis... c’est le tromper... Madame :
Dans cet écrit vous-même lui disiez
Que la vertu n’était plus qu’un vain songe...
Qu’oubliant tout, désormais vous n’étiez
Plus digne de lui... Vous voyez
Que cette lettre est un mensonge.

AURÉLIE.

Ah !... c’est à vos genoux...

DANIEL, la retenant.

Écoutez... écoutez la voix de M. de Bussières... C’est lui ; allez, Madame, allez.

AURÉLIE.

Mon mari !...

Elle s’arrête un instant, essuie ses larmes, et sort précipitamment par le fond.

DANIEL, seul.

Je la remets pure et chaste dans ses bras.

Avec une expression douloureuse.

mon bienfaiteur !... nous sommes quittes maintenant ! 

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