Froufrou (Henri MEILHAC - Ludovic HALÉVY)

Comédie en cinq actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase, le 30 octobre 1869.

 

Personnages

 

GILBERTE

LOUISE

LA BARONNE DE CAMBRI

PAULINE

LA GOUVERNANTE

ZANETTO

GEORGES

SARTORYS

BRIGARD

VALRÉAS

LE BARON DE CAMBRI

PITOU

 

De nos jours. Le premier acte à la campagne ; le second, le troisième et le cinquième, à Paris ; le quatrième, à Venise.

 

 

ACTE I

 

Aux Charmerettes, chez Brigard. Un salon du château, donnant de plain-pied sur la terrasses du parc par deux portes. Table entre les deux portes. Guéridon à gauche. Canapé à droite.

 

 

Scène première

 

PAULINE, puis GILBERTE et VALRÉAS

 

Quand le rideau se lève, Pauline est en train de ranger au fond de la scène. Au bruit qu’elle entend, elle retourne la tête vers le fond à droite.

PAULINE.

Qu’est-ce qui nous arrive là ?

Elle regarde par la porte.

Mademoiselle Gilberte et monsieur de Valréas... Qu’est-ce qu’ils ont donc à faire galoper leurs chevaux comme ça ?... Ah ! c’est mademoiselle qui est en avant, tout de même, et la voilà arrivée... Bon ! il aura beau donner des coups de cravache, c’est mademoiselle qui est arrivée la première.

GILBERTE, en amazone, très essoufflée.

C’est moi, c’est moi !...

Elle court à la table du fond et y prend un journal. Entre Valréas. Elle va à lui.

Voici le Moniteur !

VALRÉAS.

C’est vrai, je suis battu.

GILBERTE, pouvant à peine parler.

Tout à l’heure, Pauline, tout à l’heure je m’habillerai...

Elle lui donne sa cravache et se laisse tomber sur le canapé. Pauline sort.

 

 

Scène II

 

GILBERTE, VALRÉAS

 

VALRÉAS.

Je suis battu, je le reconnais.

GILBERTE.

Vous prenez comme cela un air... Est-ce que je n’ai pas gagné sérieusement ?

Elle plie le Moniteur en éventail et s’évente.

VALRÉAS.

Oh ! si fait, très sérieusement ! Mais je ne regrette pas d’avoir perdu.

GILBERTE.

Parce que ?...

VALRÉAS.

Parce qu’il est infiniment plus agréable de galoper derrière vous que devant vous : vous avez une si adorable petite façon d’être à cheval !... et vous voir ainsi...

GILBERTE.

Oh ! joli ! très joli !

VALRÉAS.

C’est vous qui êtes jolie, très jolie... et beaucoup plus que très jolie... Et puis, quand vous avez sauté ce fossé, tout à l’heure, votre jupe s’est un peu enlevée, et j’ai vu un si joli petit, petit pied !...

GILBERTE.

Vous dites ?...

VALRÉAS.

Je dis que vous avez le pied petit...et j’ai bien raison, regardez !...

Il regarde le pied de Gilberte, qui dépasse un peu le bord de sa jupe.

GILBERTE.

Ah !...

Elle retire son pied.

VALRÉAS.

Osez donc un peu dire qu’il n’est pas tout petit ; osez le dire, mademoiselle Froufrou !

GILBERTE.

D’abord, je vous défends de m’appeler Froufrou.

VALRÉAS.

Puisque c’est votre nom !...

GILBERTE.

C’est mon nom pour papa, c’est mon nom pour ma sœur Louise... mais pas pour vous.

VALRÉAS.

Si, pour moi aussi, pour moi... De quel nom vous appellerai-je, qui, mieux que celui-là, convienne à la délicieuse petite personne pour laquelle il semble avoir été inventé ? N’est-ce pas vous tout entière, Froufrou ? Une porte qui s’ouvre, et, tout le long de l’escalier, un bruit de jupe qui glisse et descend comme un tourbillon... Froufrou... Vous entrez, tournez, cherchez, furetez, rangez, dérangez, bavardez, boudez, riez, parlez, chantez, pianotez, sautez, dansez, et vous vous en allez, Froufrou, toujours Froufrou, et je suis bien sûr que, pendant que vous dormez, l’ange qui vous garde agite doucement ses ailes, avec ce joli bruit : froufrou ! froufrou !

GILBERTE.

Voyons, finissez, et soyez convenable.

VALRÉAS.

Vous choisissez bien votre jour pour me recommander cela !... Moi qui, justement, aujourd’hui, ai à vous dire quelque chose de si étonnamment sérieux et de si prodigieusement convenable...

En riant.

que je ne sais vraiment comment m’y prendre !...

GILBERTE, riant aussi.

Si sérieux que cela ?

VALRÉAS.

Vous allez voir...

GILBERTE, se levant.

Plus tard, n’est-ce pas, plus tard... parce que, si vous avez quelque chose de très sérieux à me dire, j’ai, moi, à faire quelque chose de bien plus sérieux encore... j’ai à m’habiller...

VALRÉAS.

Est-ce que vous n’auriez pas de cœur, Froufrou ?

GILBERTE.

Voilà papa, voilà papa !...

Entrent Brigard et la baronne.

 

 

Scène III

 

GILBERTE, VALRÉAS, BRIGARD, LA BARONNE, en amazone, elle aussi

 

BRIGARD.

Qu’est-ce que cela signifie, Gilberte ? qu’est-ce que c’est que cette façon de te sauver et de nous laisser seuls tous les deux ? Je ne m’en plains pas, au moins !...

LA BARONNE.

Il ne manquerait plus que cela !

GILBERTE.

Je vais te dire, papa... C’était un pari... à qui, de monsieur de Valréas ou de moi, arriverait ici le premier et prendrait le Moniteur sur cette table... Et c’est moi qui l’ai eu, le Moniteur !...

BRIGARD, le lui prenant des mains.

Et tu l’as bien arrangé, le Moniteur !

GILBERTE.

Tu ne le lis jamais, sois juste !...

BRIGARD.

Et ce fossé, que je t’avais défendu de sauter ?...

GILBERTE.

Voyons, papa... ne grondez pas, cela vous ennuie. Et puis, va, si ma conduite a été imprudente, j’en ai été bien punie. Viens, il faut que je te parle...

Elle lui prend le bras.

J’ai beaucoup à me plaindre de monsieur de Valréas... Tout à l’heure encore, il m’a dit des choses !...

BRIGARD.

Comment !...

VALRÉAS.

Je n’ai rien dit, monsieur Brigard !...

GILBERTE.

Papa jugera ; une jeune fille bien élevée doit tout répéter à son père... Viens, papa, viens... Il m’a dit que je n’avais pas de cœur, et il m’a appelée Froufrou.

Elle sort avec son père par la droite.

 

 

Scène IV

 

VALRÉAS, LA BARONNE

 

VALRÉAS, les suivant jusqu’à la porte.

C’est mademoiselle qui m’a poussé, monsieur Brigard, c’est mademoiselle qui m’a poussé !...

LA BARONNE, assise.

Ah ! monsieur de Valréas, monsieur de Valréas !...

VALRÉAS.

Qu’est-ce que j’ai encore fait ?

LA BARONNE.

Voilà bientôt quatre ans que je vous connais, et, s’il me fallait dire ce que vous êtes...

VALRÉAS.

Ce que je suis, baronne ?...

LA BARONNE.

Oui.

VALRÉAS.

Je suis un pauvre diable qui se meurt d’amour pour vous.

LA BARONNE.

Depuis quatre ans ?

VALRÉAS.

Depuis quatre ans, sans désemparer.

LA BARONNE, se levant.

En attendant, il y a deux jours que vous êtes ici, et, pendant ces deux jours, vous ne vous êtes occupé que de mademoiselle Gilberte.

VALRÉAS.

C’est une manœuvre, baronne, il ne faut pas le dire, c’est une manœuvre.

LA BARONNE.

Pour me rendre jalouse ?

VALRÉAS.

Oui ! Et puis, ça vous apprendra... Tiens, au fait, tout cela ne serait pas arrivé, si la première déclaration que je vous ai adressée avait été accueillie par vous avec... avec empressement... mais pas du tout !... vous m’avez traîné...

LA BARONNE.

Ah ! décidément, vous avez une façon... Vous ne parleriez pas autrement à la personne qui, maintenant, pendant que vous êtes ici, est installée là-bas, chez vous...

VALRÉAS, d’un air très étonné.

La personne ?...

LA BARONNE.

Eh oui !... la grande Charlotte du Palais-Royal... N’est-elle pas chez vous depuis plusieurs jours ?

VALRÉAS.

La grande Charlotte, chez moi !...

LA BARONNE.

Ne niez donc pas... je sais...

VALRÉAS.

Vous savez ?...

La baronne lui fait signe que oui.

Qui est-ce qui a pu vous dire ?...

LA BARONNE.

Ah !...

VALRÉAS.

Je parierais que c’est ce brigand de Brigard !... Il aura tourné autour du château, et, avec son nez, comme cela, il aura senti...

LA BARONNE.

Vous avouez ?

VALRÉAS.

Puisqu’il n’y a pas moyen de faire autrement !... Mais je suis désolé...

D’un air contrit.

Maintenant, j’en suis sûr, il ne me reste aucune chance de jamais vous convaincre de mon... de ma... non, n’est-ce pas ?...

LA BARONNE.

Oh ! non !

VALRÉAS.

Décidément ?

LA BARONNE.

Décidément.

VALRÉAS, avec entrain.

Vous voyez bien, alors, que j’ai entièrement raison de me rejeter sur la petite Brigard... Et puis, qu’est-ce que vous voulez ? un jour ou l’autre, il faut bien finir par là.

LA BARONNE.

Je ne comprends pas.

VALRÉAS.

Point de bonheur réel hors de la vérité, voilà où j’en suis... et la vérité, ce n’est ni ceci, ni cela... ce n’est ni la grande Charlotte, ni... c’est le mariage !

LA BARONNE, suffoquée.

Vous avez dit ?...

VALRÉAS.

J’ai dit : la vérité, c’est...

LA BARONNE.

Vous avez envie de vous marier ?...

Valréas incline la tête.

et vous songez à épouser ?...

VALRÉAS.

Complètement !... La ravissante petite comtesse que nous aurons là, baronne, et, le jour où, elle et moi, nous nous marierons, quel joli mariage !

LA BARONNE.

Musique d’Offenbach !

VALRÉAS.

Pourquoi pas ?... Et puis j’ai, pour prendre ce parti, des raisons... comment dirai-je ? des raisons topographiques.

Remontant vers la gauche.

Là-bas, à droite, qu’est-ce que vous voyez ? le château de notre ami Sartorys ; là-bas,

Montrant la droite.

à gauche, mon château, à moi, et ici un troisième château, les Charmerettes, qui, il y a deux ans, était à vendre et que Brigard a acheté. Est-ce que cela ne vous frappe pas, baronne, ce père venant, avec deux filles à marier, s’installer au beau milieu de... deux célibataires ? Si, n’est-ce pas, vous êtes frappée...

La baronne s’assied sur le canapé.

Vous trouvez comme moi que jamais la Providence n’a d’une façon plus claire manifesté ses intentions... Ni Sartorys, ni moi ne les contrarierons : nous épouserons... et quel spectacle, si, d’aventure, nous épousons le même jour ! Premier mariage : mademoiselle Louise Brigard avec monsieur Henri de Sartorys... musique de Haydn... admirable assemblage de raison et de sagesse... Deuxième mariage : mademoiselle Gilberte et votre serviteur... admirable assemblage de... tout le contraire !

LA BARONNE.

Ah çà ! mais je tombe des nues... où prenez-vous d’abord que monsieur de Sartorys aime Louise, et qu’il veuille l’épouser ?

VALRÉAS.

Où je prends ?...

LA BARONNE.

Oui.

VALRÉAS.

Et pourquoi, lui, qui jamais ne passait à Sartorys plus de quinze jours, y aurait-il passé, cette année, quatre grands mois ?... Pourquoi, s’il n’aimait pas Louise, et s’il ne voulait pas l’épouser, viendrait-il ici tous les jours ?

LA BARONNE, se levant.

En êtes-vous là ?... Ce serait à croire que réellement vous êtes amoureux !

VALRÉAS.

Que voulez-vous dire ?

LA BARONNE.

Rien !

Entre le baron par le fond à gauche. Il porte en sautoir une boîte de fer-blanc comme en ont les botanistes.

 

 

Scène V

 

VALRÉAS, LA BARONNE, LE BARON

 

LE BARON.

Me voilà, moi !

VALRÉAS.

Bonjour, mon cher baron. Qu’est-ce que vous nous rapportez là ?

LE BARON.

Quelques pierres et quelques fleurs.

À la baronne.

En voici une que j’ai choisie pour vous, chère amie...

LA BARONNE.

C’est très bien, mais qu’est-ce que je vous avais dit ?

LE BARON.

À moi ?

LA BARONNE.

Ne vous avais-je pas défendu de paraître devant moi avec cette abominable boîte de fer-blanc ?

LE BARON.

Parfaitement exact, ma chère amie ! vous me l’aviez défendu de la façon la plus formelle. Je vais la déposer dans l’antichambre.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

VALRÉAS, LA BARONNE

 

VALRÉAS.

Voyons, baronne, voyons... vous vouliez dire quelque chose, tout à l’heure...

LA BARONNE.

Quand cela ?

VALRÉAS.

Quand je vous ai parlé d’un mariage prochain entre mademoiselle Louise Brigard et Sartorys.

LA BARONNE.

Mon Dieu ! il n’est pas impossible que Louise rende en effet justice aux éminentes qualités de monsieur de Sartorys...

VALRÉAS.

Eh bien, alors, il me paraît évident...

LA BARONNE.

Oui, alors, cela est évident...

En riant.

Vous êtes amoureux, décidément... il n’y pas à dire, vous êtes amoureux !

Elle lui fait une belle révérence et sort à gauche en riant.

 

 

Scène VII

 

VALRÉAS, puis LE BARON

 

VALRÉAS.

Mais, certainement, je suis amoureux !

LE BARON rentre, sans sa boîte.

Vous voyez, ma chère amie, qu’il vous suffît d’exprimer un désir pour que je m’empresse...

Voyant que la baronne n’est pas là.

Eh bien ?

VALRÉAS.

Elle est partie...

Il s’assied à gauche.

LE BARON.

Elle est partie, cela ne m’étonne pas ; la baronne est là tout entière... On vient : « Sortez, dit-elle, et ne revenez que lorsque vous aurez, pour me plaire, subi telles ou telles épreuves... » On sort, on subit, on revient ; quand on revient, ma femme n’est plus là. Voilà ma femme.

VALRÉAS.

Ah !

LE BARON.

Eh ! vous le savez bien !

VALRÉAS.

Moi ?

LE BARON, s’asseyant près du guéridon.

D’autres que nous le savent aussi... bien des gens ont fait la cour à la baronne, j’ai suivi leur manège.

VALRÉAS.

Avec intérêt ?

LE BARON.

Et avec compassion... Les malheureux ! Si je voulais vous raconter... mais cela serait trop long ; ne parlons que de vous...

VALRÉAS, se défendant.

Jamais ! moi, jamais !

LE BARON.

Trois fois, vous, trois fois !... Vous avez fait trois tentatives. La première, naturellement, le lendemain du jour où je vous ai présenté. La seconde, deux ans plus tard, aux courses de Blois... Sans doute, vous aviez espéré qu’en vous montrant avec une casaque orange... Ah ! mon ami, avec une autre femme, je ne dis pas, mais avec la baronne !... La troisième tentative, vous l’avez faite, ici même, il y a deux jours, et c’est parce que cette troisième tentative a été accueillie comme les deux premières, que vous vous êtes mis à adorer mademoiselle Gilberte.

VALRÉAS.

C’est une somnambule qui vous a dit tout ça ?

LE BARON.

Et vous avez bien fait de renoncer... Voyez-vous, mon ami, nous n’arriverons jamais à rien avec ma femme ! J’en ai pris mon parti, moi, depuis longtemps...

Il se lève.

car, en somme, le caractère de la baronne a bien son bon côté : il me chagrine quant à moi ; mais il me rassure quant aux autres.

VALRÉAS, se levant.

Je comprends ça !

LE DOMESTIQUE.

Voici des lettres.

Il remet au baron un paquet de huit ou dix lettres.

LE BARON, étonné.

Pour moi ?...

Regardant les adresses des lettres.

La baronne, la baronne, la baronne...

Riant.

Pauvres gens !... Je vais lui porter ça.

Il sort à gauche.

 

 

Scène VIII

 

VALRÉAS, BRIGARD

 

BRIGARD, venant de la droite.

Ah ! vous êtes encore là, monsieur ? J’en suis fort aise : il faut que je vous parle.

VALRÉAS.

Moi aussi, monsieur, j’ai à vous parler.

BRIGARD.

Il faut qu’une bonne fois nous ayons une conversation.

VALRÉAS.

Je crois bien, qu’il le faut !

BRIGARD.

Qu’est-ce que vous avez encore dit à Gilberte ?

VALRÉAS.

Rien qu’une jeune fille ne puisse entendre.

BRIGARD.

Vous trouvez cela, vous ?

VALRÉAS.

Certainement ! Et puis, en admettant même que cela fût un peu... qu’est-ce que cela fait ? quand on a l’intention de réparer ses torts.

BRIGARD.

Hein ?

VALRÉAS.

Quand on a l’intention d’épouser.

BRIGARD.

Épouser, vous !...

VALRÉAS.

Moi.

BRIGARD.

Voilà qui est plus fort que tout.

VALRÉAS.

Je vous assure, mon cher monsieur Brigard, que jamais de ma vie je n’ai parlé plus sérieusement.

BRIGARD.

Mon Dieu ! cela ne prouverait pas encore... Écoutez-moi, mon ami. Je vous aime beaucoup, oh ! mais, là... beaucoup. Nous nous sommes connus à l’Opéra, nous avons soupé ensemble, vous m’avez pris Toto, je vous ai pris Tata...

VALRÉAS.

Quant à cela, par exemple !...

BRIGARD.

Allons, bon ! maintenant, voilà que je ne lui ai pas pris Tata !

VALRÉAS.

Bien ! bien !...

BRIGARD, avec énergie.

Je ne vous ai pas pris Tata ?

VALRÉAS.

Si fait !... vous comprenez bien que ce n’est pas au moment où je vous demande quelque chose, que je m’amuserai à vous contrarier.

BRIGARD.

Je vous ai pris Tata, et je vous aime de toutes mes forces... mais quant à vous donner ma fille, jamais de la vie !

VALRÉAS.

Ah !... Eh bien, vous avez tort, mon cher monsieur Brigard ; je la rendrais parfaitement heureuse, votre fille... D’abord, elle serait comtesse...

BRIGARD.

Oh ! quant à cela !...

VALRÉAS.

Comment, « quant à cela » !...

BRIGARD, mettant ses mains dans ses poches et se renversant sur le canapé.

Vous savez bien, mon ami, que s’il me plaisait d’avoir un duc...

VALRÉAS, avec compassion.

Ah ! monsieur Brigard, monsieur Brigard !...

BRIGARD.

Qu’est-ce que c’est ?

VALRÉAS.

Que cela est donc de mauvais goût !... faire sonner son argent dans sa poche !...

BRIGARD, se levant.

Mais qu’est-ce que vous dites ?... Je n’ai pas songé du tout à faire sonner mon argent dans ma poche. Je vous demande un peu, d’abord... quel sens cela aurait-il avec vous, qui êtes plus riche que moi ?

VALRÉAS.

Ah !...

BRIGARD.

Et puis, là, voyons, je retire la phrase.

VALRÉAS.

Je suis navré !

BRIGARD.

Mais puisque je vous dis que je la retire !... Vous ne pouvez pas me demander plus, je la retire...

VALRÉAS.

Et vous me donnez votre fille ?

BRIGARD.

Ah ! non, par exemple !

VALRÉAS.

Mais pourquoi cela, à la fin, puisque vous m’aimez ?

BRIGARD.

Eh ! c’est justement parce que je vous aime, ou, pour mieux dire, c’est justement à cause des motifs qui me font vous aimer... Et puis on n’a pas idée de venir parler mariage à un père, au moment même où l’on a chez soi...

VALRÉAS.

Où l’on a chez soi ?...

BRIGARD.

La grande Charlotte du Palais-Royal.

VALRÉAS.

Ah ! vous savez ?...

BRIGARD.

Oui, je sais qu’elle est chez vous depuis quatre jours.

VALRÉAS.

Depuis quatre jours ! Et depuis combien de temps, moi, ai-je déserté mon toit pour me réfugier sous le vôtre ? Depuis quarante-huit heures... Si cela ne prouve pas que j’ai l’intention de rompre avec ma vie passée...

BRIGARD.

Qui de quatre ôte deux... reste... Il y a toujours les premières quarante-huit heures dont nous ne parlons pas.

VALRÉAS.

Je me suis trouvé comme Hercule, monsieur Brigard... comme Hercule assis entre deux chemins... La Volupté, je l’ai laissée chez moi... Pour suivre la Vertu qui m’a paru plus belle. Car elle est diablement gentille, votre fille !

BRIGARD.

Je crois bien, qu’elle est gentille !

VALRÉAS.

Et, avec cela, un certain...

BRIGARD.

Oui, c’est de famille... Ah ! mais ça ne fait rien, je le répète, venir parler de mariage à un père, au moment où l’on a chez soi...

VALRÉAS.

Là, vous avez raison ; quand on me dit des choses raisonnables, moi, j’en conviens tout de suite.

BRIGARD.

C’est heureux !

VALRÉAS.

Il est évident qu’il faut avant tout engager la grande Charlotte à... mais comment nous y prendre ?

Avec austérité.

Je suis bien décidé, quant à moi, à ne plus jamais me retrouver en face d’elle.

Reprenant le ton bon enfant.

Il faudrait qu’un ami voulût bien se charger à ma place...

BRIGARD.

Un ami ?...

VALRÉAS.

Oui, un ami, qui lui-même aurait assez l’habitude d’un certain monde pour savoir quelles paroles il faut dire...

Jeu de scène. Ils se regardent tous les deux et finissent par éclater de rire.

BRIGARD.

Mon Dieu !... si vous y tenez...

VALRÉAS.

Vraiment, vous iriez ?

BRIGARD.

Pour vous être agréable.

VALRÉAS.

Ah ! c’est bien, cela !

BRIGARD.

Mais n’en parlez pas à Antonia Brunet...

VALRÉAS.

Antonia Brunet ? qu’est-ce que cela, Antonia Brunet ? Est-ce que je connais des Antonia Brunet maintenant ?... Quand irez-vous là-bas ?

BRIGARD.

J’y vais tout de suite.

VALRÉAS.

C’est ça... À votre retour, je vous adresserai officiellement ma demande.

BRIGARD.

Quelle demande ?

VALRÉAS.

Mais, pardieu... ma demande !

BRIGARD, stupéfait.

Comment, il y revient !

Entre Louise par la droite.

 

 

Scène IX

 

VALRÉAS, BRIGARD, LOUISE

 

BRIGARD.

Louise arrive à merveille... vous allez lui en parler, de ce beau projet...

LOUISE.

Quel beau projet ?

BRIGARD.

Voyons, parlez un peu...

VALRÉAS.

Vous aurez beau essayer de m’intimider...

BRIGARD.

N’est-il pas convenu depuis longtemps que c’est dans cette petite cervelle que réside toute la sagesse de la maison Brigard, et que c’est à Louise qu’il faut s’adresser quand il s’agit d’affaires sérieuses ?

LOUISE.

Eh bien ?

VALRÉAS.

Eh bien ! je viens de demander à monsieur Brigard la main de mademoiselle Gilberte.

LOUISE, suffoquée.

Oh !

VALRÉAS.

Votre réponse, mademoiselle ?

LOUISE.

Ma réponse est que vous n’êtes pas encore habillé et qu’il va vous arriver aujourd’hui ce qui vous est arrivé hier : vous serez en retard pour le dîner.

BRIGARD.

Là !...

VALRÉAS.

Ah bien ! si tout le monde se met contre moi...

LOUISE.

Allez vous habiller.

BRIGARD, bas, à Valréas.

M’autorisez-vous toujours à aller de votre part ?...

VALRÉAS, avec dignité.

Certainement, monsieur !

BRIGARD.

J’y vais, alors...

Il sort par le fond à droite.

 

 

Scène X

 

LOUISE, VALRÉAS, puis SARTORYS

 

LOUISE.

Vous n’êtes pas encore parti ?

VALRÉAS.

Pas avant que vous m’ayez énuméré, sans en excepter une, toutes les raisons qui vous paraissent s’opposer...

LOUISE.

Allons, il faut en prendre son parti, vous ne serez jamais prêt !

LE DOMESTIQUE, entrant du fond à droite.

Monsieur de Sartorys.

SARTORYS, entrant.

Mademoiselle...

LOUISE.

Vous avez vu mon père ?

SARTORYS.

Je viens de le rencontrer...

À Valréas.

Cela va bien, Paul ?

VALRÉAS.

Très bien.

Prenant un air triste.

Quand je dis « très bien... » Ah ! mon ami, si vous saviez comme on me traite dans cette maison !

LOUISE.

Vous ne serez pas prêt...

VALRÉAS, à Louise, qui le regarde en riant.

Je vais m’habiller, mademoiselle, je vais m’habiller...

Il sort par la gauche.

 

 

Scène XI

 

SARTORYS, LOUISE

 

LOUISE.

Comme vous arrivez tard, aujourd’hui !

Elle lui montre une chaise et s’assied.

SARTORYS.

Cela tient peut-être à ce que je suis parti de chez moi beaucoup plus tôt que les autres jours...

LOUISE, riant.

Trop fort pour moi !...

SARTORYS, s’asseyant.

Je vais vous expliquer... Je suis parti de chez moi au grand galop, tant j’avais hâte d’arriver ici... et cependant, à cent pas de la grille, je me suis arrêté ; j’ai fait tourner mon cheval et, pendant une grande heure, je me suis promené au pas, dans les environs... Trois fois je suis revenu à cette grille, et, trois fois, je m’en suis éloigné... La quatrième fois, enfin, j’ai fait comme les poltrons qui se décident à être braves : je me suis jeté tète baissée... et me voici... un peu plus tard que d’habitude, cela est vrai, mais me voici.

LOUISE, riant encore, mais commençant à être émue.

Et le motif de ces hésitations ?...

SARTORYS.

Ah ! c’est que j’étais décidé à dire aujourd’hui quelque chose... que j’ai grande envie de dire depuis trois mois... Voilà pourquoi je tremblais tout à l’heure, et pourquoi maintenant encore...

LOUISE.

Mais si vraiment ce que vous avez à dire est si grave...

SARTORYS.

Ah !...

LOUISE.

Peut-être vaudrait-il mieux attendre.

SARTORYS.

Oh ! non, il faut absolument qu’aujourd’hui... Je me le suis promis... Mais, avant de parler, j’ai besoin de me rappeler comme vous avez toujours été bonne pour moi...

LOUISE.

Sans doute... mais cependant j’aimerais mieux... Vous devez bien comprendre que si, vous, vous avez peur... il est tout naturel que moi...

SARTORYS.

Non, je parlerai... d’ailleurs, votre père m’y a autorisé...

LOUISE.

Ah ! si mon père vous a...

SARTORYS.

Je dis qu’il m’a autorisé... je ferais mieux de dire qu’il m’a signifié qu’il fallait, avant tout, vous parler, à vous...

LOUISE.

Alors ?...

SARTORYS.

Ne l’avez-vous pas deviné ? j’aime...

LOUISE.

Vous aimez ?

SARTORYS.

Comme un fou, votre sœur Gilberte.

LOUISE.

Gilberte !...

SARTORYS.

Ne le saviez-vous pas ?

LOUISE.

Non, je ne le savais pas.

SARTORYS, sans regarder Louise et comme se parlant à lui-même.

Il me semblait, à moi, que tout le monde devait s’en apercevoir...

LOUISE.

Vous aimez ma sœur...

SARTORYS.

Oui... Et voilà où je fais appel à cette amitié que vous m’avez toujours montrée... Vous êtes la personne du monde en qui j’ai le plus de confiance... Dites-moi ce que vous pensez de cet aveu que je viens de vous faire et si vous approuvez ce mariage.

LOUISE, à part.

Gilberte !...

SARTORYS.

Vous ne répondez pas...

LOUISE.

Si fait, j’ai bien entendu... Vous aimez Gilberte, et vous me demandez, à moi...

SARTORYS.

Si vous approuvez ce mariage.

LOUISE, se levant.

Mais... sans doute... je n’ai rien dit, n’est-ce pas, qui pût vous faire croire que je n’étais pas disposée...

SARTORYS.

Non, mais...

LOUISE.

J’approuve... j’approuve...

SARTORYS.

Vous serez pour moi, alors ?

LOUISE.

Oui... car je ne connais pas d’homme plus digne... je n’en connais pas qui puisse mieux que vous...

SARTORYS, se levant et lui prenant les mains, qu’elle retire avec une sorte de souffrance.

Merci... merci...

LOUISE, lentement et regardant Sartorys avec un sourire un peu triste.

Dans le premier moment, j’ai été comme étourdie, vous savez... on a besoin de se faire à une idée... maintenant, j’y suis faite. Et même, en y songeant, il me semble que vous êtes justement le mari que j’aurais choisi pour elle... Le mariage de Gilberte... bien souvent j’y avais pensé, et quelquefois j’avais peur. Malgré moi, cette frivolité qui est en elle m’inquiétait pour l’avenir...

SARTORYS.

Oh !

LOUISE.

Et cette idée ne m’était pas venue que, pour que cette frivolité ne fût plus dangereuse, il suffisait de faire épouser à Gilberte un homme tel que vous.

Elle s’assied sur le canapé.

SARTORYS.

Ne disons pas de mal de ce que vous appelez sa frivolité : je dois avouer que c’est un peu à cause de cette frivolité que je l’ai aimée... Je m’efforcerai cependant de l’en guérir, si vous voulez, mais doucement, bien doucement...

LOUISE.

Comme vous l’aimez !

SARTORYS.

Oui.

LOUISE.

Mais pourquoi est-ce à moi que vous venez ?...

SARTORYS.

Votre père m’a dit que c’était à vous qu’il fallait m’adresser.

LOUISE.

Ah !... Eh bien ! vous m’avez dit ce que vous aviez à me dire, je vous ai répondu... maintenant...

SARTORYS.

Ce n’est pas tout. J’ai quelque chose encore à vous demander...

Il s’assied.

LOUISE.

Quoi donc ?

SARTORYS, suppliant.

Vous lui... vous lui parlerez...

LOUISE.

Ah !

SARTORYS.

Si j’essayais de parler moi-même, il m’arriverait ce qui m’est arrivé tout à l’heure... je n’oserais pas, je me sauverais... ou bien, si je me décidais... ce que je dirais serait plus désastreux peut-être que mon silence... elle serait capable de rire, et alors... J’aime mieux que vous lui parliez, vous. Dites-lui de moi tout le bien que vous pensez, et même un peu davantage, cela ne peut pas faire de mal ; mais, je vous en prie, n’insistez pas trop sur le sérieux et le sévère de ma personne... c’est là qu’est le danger, voyez-vous. Dites-lui qu’en dépit de mon air grave, en dépit de ma gaucherie, je l’aime aussi follement que le pourrait faire le plus écervelé de ces jeunes gens qui l’entourent.

Se levant.

Ah ! si vous saviez combien de fois il m’est arrivé de porter envie à Valréas !... Dites à Gilberte qu’il ne faut pas trop me juger sur l’enveloppe, et que ce n’est pas ma faute, après tout, si, par une fatalité malheureuse, ceux qui aiment le mieux sont presque toujours ceux qui savent le moins bien parler d’amour.

LOUISE, se levant.

Oui... oui... je vous le promets...

SARTORYS.

Vous lui parlerez ?

LOUISE.

Oui.

SARTORYS.

Quand cela ?

LOUISE.

Mais... dès que je la verrai... tout à l’heure, avant le dîner...

SARTORYS, avec émotion.

Tout à l’heure ?

LOUISE.

Vous ne voulez pas ?

SARTORYS.

Si fait... si fait !... seulement, pas devant moi, n’est-ce pas ?

LOUISE.

 Non, sans doute... mais que ferez-vous alors, pendant que je parlerai pour vous ?

SARTORYS.

Tenez, je m’en irai là-bas... et je marcherai de long en large... Je ne perdrai pas cette fenêtre de vue. Si c’est oui, vous n’aurez qu’un signe à me faire... si c’est non...

LOUISE.

Si c’est non ?...

SARTORYS.

Je remonterai à cheval et je retournerai chez moi...

LOUISE, tristement.

Comme cela ?...

SARTORYS.

Un oui ou un non... toute ma vie est là, maintenant.

Entre Gilberte comme un tourbillon ; elle tient à la main un bracelet.

 

 

Scène XII

 

SARTORYS, LOUISE, GILBERTE

 

GILBERTE.

Ah ! Louise, attache-moi donc...

LOUISE.

Quoi ?

GILBERTE.

Ce bracelet... je ne peux pas.

Louise lui attache son bracelet.

Mon Dieu ! qu’est-ce que tu as donc ?... Comme ta main tremble !... Votre servante, monsieur de Sartorys...

Pendant que Louise lui attache son bracelet à la main droite, elle tend la main gauche à Sartorys.

SARTORYS.

Mademoiselle...

GILBERTE.

Mais vous aussi, votre main tremble...

Sartorys et Louise se regardent.

Comment ! tous les deux ?... Ah ! mais ! Qu’est-ce qui se passe donc ?... ah mais ! ah mais !...

LOUISE.

Eh bien ! monsieur, puisqu’il vous serait impossible de rester en place...

GILBERTE.

Vraiment ?

LOUISE.

Allez marcher un peu.

SARTORYS.

Oui, mademoiselle, je vais... je vais marcher un peu.

Il sort par le fond à gauche.

 

 

Scène XIII

 

LOUISE, GILBERTE

 

GILBERTE.

Oh ! petite sœur, comme je te demande pardon !

LOUISE.

Pardon ?

GILBERTE.

Oui, d’être entrée comme cela sans crier gare et d’avoir dérangé un tête-à-tête... Mais pourquoi est-il parti ? Tu aurais vu, moi... j’aurais fait deux tours en ayant l’air de chercher quelque chose et puis pffff !... où cela Froufrou ? plus de Froufrou !... Et le tête-à-tête aurait repris de plus belle...

LOUISE.

Tu as très bien fait d’arriver, au contraire, et très bien fait de rester... car c’est de toi qu’il était question.

GILBERTE.

De moi ?

LOUISE.

Monsieur de Sartorys demande ta main.

GILBERTE.

Tu dis ?...

LOUISE.

Je dis que monsieur de Sartorys demande ta main. Il en a parlé à notre père déjà, et c’est notre père qui, sachant l’affection que j’ai pour toi, ma chère Gilberte, l’a engagé à m’en parler, à moi...

GILBERTE.

Ma main ! monsieur de Sartorys ?...

LOUISE.

Oui.

GILBERTE.

C’est impossible... tu te trompes...

LOUISE.

Je ne me trompe pas.

GILBERTE.

Alors, il se trompe, lui... c’est toi qu’il doit aimer.

LOUISE.

C’est toi qu’il aime.

GILBERTE, avec une profonde stupéfaction.

Ah !

LOUISE.

Il me l’a dit ; il m’a priée de te le répéter et...

GILBERTE.

Et ?...

LOUISE.

Et il attend que tu répondes.

GILBERTE.

Vraiment ?... comme cela ?... tout de suite ?... sans avoir le temps de respirer, seulement !... Et tu dis qu’il en a parlé à papa ?

LOUISE.

Sans doute !...

GILBERTE.

Malin, papa ! il n’a rien répondu, il s’est débarrassé sur toi du soin de...

LOUISE.

Notre père ne pouvait pas répondre... il n’y a que toi...

GILBERTE.

Que moi ?

LOUISE.

Que toi, absolument..

GILBERTE.

Oh ! c’est trop sérieux pour moi, cela. Je me suis toujours promis que, lorsqu’il serait question de mon mariage, je m’en irais trouver ma sœur Louise, qui est une personne raisonnable, et que je la prierais...

LOUISE.

Mais...

GILBERTE.

Je fais comme papa, moi... décide toi-même, je prendrai le parti que tu me conseilleras de prendre.

LOUISE.

S’il en est ainsi, je te conseille...

GILBERTE.

Tu me conseilles ?...

LOUISE.

Je te conseille de répondre oui.

GILBERTE.

Ce que tu dis là, tu le penses ?

LOUISE.

Mais sans doute !... Le mérite de Monsieur de Sartorys est assez universellement reconnu !...

GILBERTE.

Je sais bien qu’il en a, du mérite... et beaucoup trop, peut-être !

LOUISE.

Comment ?...

GILBERTE.

Je vais parler sérieusement. Je rends tout à fait justice à monsieur de Sartorys ; je conviens que c’est un homme à qui il est à peu près impossible de répondre non... et c’est peut-être un grand malheur ; je sais quelle hante opinion le monde a de lui... Qu’est-ce que l’on m’a donc dit déjà qu’il pouvait devenir ?...

LOUISE.

Que sais-je, moi ! ministre quelque part, ambassadeur.

GILBERTE.

Ambassadrice !... comme j’aimerais... si l’on pouvait l’être à Paris !... Il est bien évident que tant d’avantages promis caressent un peu mon amour-propre ; mais si je lui rends justice, à lui, je me rends également justice, à moi : je suis criblée de défauts, petite sœur, tu le sais bien, et moi aussi, et ces défauts me paraissent justement de ceux qu’un homme comme monsieur de Sartorys devrait souhaiter chez sa femme, dans le cas où il tiendrait à être complètement malheureux...

Mouvement de Louise.

Il m’en corrigera ? Je n’en suis pas sûre... J’ai toujours été gâtée, moi... par papa d’abord, et puis par toi... plus encore que par papa... oh ! si, plus encore... Et ce qu’il y a de tout à fait inquiétant, c’est que ces charmants défauts, je suis absolument décidée à ne pas m’en laisser corriger... étant, telle que je suis, absolument satisfaite de ma petite personne... La bataille entre lui et moi sera plus grave que tu ne veux croire... Ah ! il est très fort, je sais bien... mais quand il le serait cent fois plus encore, quand il me serait prouvé qu’il est de force à mener l’Europe, il ne me serait pas du tout prouvé, pour cela, qu’il est de force à mener Froufrou.

LOUISE.

Il t’aime.

GILBERTE.

Es-tu bien sûre ?...

LOUISE.

Ne l’as-tu pas vu tout à l’heure ?

GILBERTE.

Il est incontestable que, tout à l’heure, il avait l’air un peu... Ainsi, c’est moi qu’il aime... Quelle drôle d’idée il a !

LOUISE, s’animant malgré elle.

Comment ! est-ce que cela ne te fait rien d’être aimée par un homme comme lui ? Est-ce que cela ne te fait rien de voir qu’il tremble devant toi comme un enfant, et balbutie, et ne sait plus ce qu’il faut dire ?...

GILBERTE, observant sa sœur.

C’est vrai, pourtant...

LOUISE, s’animant de plus en plus.

Ah ! moi, il me semble que si l’on me demandait quel est l’homme aimé par moi, je serais heureuse de répondre : « Regardez, cherchez celui qui est supérieur à tous ceux qui l’entourent... c’est celui-là ! »

GILBERTE.

Si supérieur que cela ?

LOUISE.

Sans doute !...

GILBERTE.

Sais-tu une chose, petite sœur ?

LOUISE.

Quoi donc ?

GILBERTE.

Je n’épouserai pas monsieur de Sartorys.

LOUISE.

Parce que ?...

GILBERTE.

Parce que, jusqu’à présent, j’ai cru que tu l’aimais et que maintenant encore...

LOUISE.

Moi ?

GILBERTE.

Toi.

LOUISE, très simplement.

Si je l’aimais, je ne te conseillerais pas de l’épouser.

GILBERTE.

Est-ce que l’on est jamais sûr de rien avec toi ?... Comme si je ne te croyais pas très capable de te sacrifier pour moi, et de te griser avec ton sacrifice !...

LOUISE.

Oh ! pour le coup, petite sœur, tu vas trop loin... Certes, l’affection que j’ai pour toi est grande ; mais, si grande qu’elle soit, je t’assure bien que, si j’aimais, je ne me laisserais pas...

GILBERTE, ne sachant plus que penser.

Bien vrai ?

LOUISE, gaiement.

Bien vrai, et si tu n’as pas d’autre objection...

GILBERTE.

Ah ! les objections... ce n’est pas cela qui manque... J’en ni... j’en ai... Signifient-elles quelque chose ? par exemple, voilà ce que je ne sais pas ! Ai-je raison, ai-je tort ? Dans le doute, je ferai comme j’ai toujours fait, ma chère Louise... je me mets dans tes mains : sois pour moi sage ou folle, cela te regarde. Faut-il, oui ou non, consentir à ce mariage ?

Louise veut parler.

Ah ! ne parle pas trop vite... Sois sérieuse, à ton tour, et, avant de répondre, pense à tout.

LOUISE.

J’ai pensé à tout...

GILBERTE.

Et ton avis ?

LOUISE.

Mon avis est que monsieur de Sartorys sera trop heureux avec toi pour que tu ne sois pas heureuse avec lui.

GILBERTE.

Il faut répondre oui, alors ?

LOUISE.

Il faut répondre oui.

Entre Brigard.

 

 

Scène XIV

 

LOUISE, GILBERTE, BRIGARD

 

BRIGARD, à Louise.

Eh bien ! tu lui as parlé ?

LOUISE.

Oui.

BRIGARD.

Et ?...

LOUISE.

Elle consent.

BRIGARD, embrassant Gilberte.

Ah ! tu es gentille !

GILBERTE.

Alors, papa, tu es content ?

BRIGARD.

Enchanté !... d’autant plus que cela va me permettre de faire une réponse catégorique à mon cher Valréas...

GILBERTE.

Comment ?

BRIGARD, riant.

Ne s’avisait-il pas de demander ta main, lui aussi ?...

LOUISE, riant.

Tiens, c’est vrai !...

GILBERTE, à son père.

Et cela t’a fait rire ?

À Louise.

et toi aussi ?... et il est bien probable que moi, s’il m’en avait parlé, j’aurais ri encore plus fort que vous deux... Qui sait, cependant, si cette folie ne serait pas plus raisonnable ?... Enfin, c’est décidé ?...

BRIGARD.

Mais...

GILBERTE.

Si c’est décidé, n’en parlons plus... me voilà ambassadrice !...

BRIGARD.

Je puis, alors, appeler ce pauvre Sartorys, qui est là-bas en train d’arpenter...

GILBERTE.

Là-bas ?...

BRIGARD, montrant le fond à gauche.

Tiens, vois...

GILBERTE, un peu émue, avec douceur.

Pauvre garçon !... Oui, oui, appelez-le.

BRIGARD.

Sartorys !... hé !... venez un peu par ici, mon ami... on a deux mots à vous dire.

 

 

Scène XV

 

LOUISE, GILBERTE, BRIGARD, VALRÉAS, puis SARTORYS, puis LE BARON et LA BARONNE

 

VALRÉAS, en habit, un énorme camélia à la boutonnière.

Eh bien ! vous voyez que je ne suis pas en retard pour le dîner...

S’apercevant que tout le monde est silencieux.

Oh ! oh ! il se passe quelque chose.

Entre Sartorys.

LOUISE, à Sartorys.

Vous dînerez au château, monsieur : Gilberte vous prie de rester.

GILBERTE, lui tendant la main.

Oui, je vous prie.

SARTORYS, baisant la main de Gilberte.

Ah ! si vous saviez... je suis...

GILBERTE.

Oui, oui, je vois.

VALRÉAS, bas, à Brigard.

Eh bien, et moi ?

BRIGARD, bas, à Valréas.

Ah ! j’espère que maintenant vous allez me laisser un peu tranquille !

VALRÉAS.

Dites donc, alors, je crois que je ne ferais pas mal d’aller retrouver la grande Charlotte...

BRIGARD.

Elle est partie, mon ami.

VALRÉAS.

Partie !

BRIGARD.

Oui.

VALRÉAS.

Furieuse ?

BRIGARD.

Mais non, mais non... consolée !

Entrent le baron et la baronne.

VALRÉAS.

Ah ! baronne, quelle toilette !

LA BARONNE, bas, à Valréas.

Eh bien ! qu’est-ce qu’il y a ?

VALRÉAS, bas, à la baronne.

Il y a que les plus beaux yeux du monde sont aussi ceux qui y voient le plus clair.

LA BARONNE.

Cela veut dire ?...

VALRÉAS.

Vous aviez bien vu... moi, je n’avais rien vu du tout.

LA BARONNE, observant tout le monde.

Ah ! Sartorys et Gilberte ?...

VALRÉAS.

Oui.

LA BARONNE.

C’est décidé ?

VALRÉAS.

Cela m’en a tout l’air... Musique de qui, ce mariage-là ?

LA BARONNE.

Musique de l’avenir... il faudra voir ça...

VALRÉAS.

En attendant, vous savez que je vous adore !..

LE BARON, s’approchant de Valréas.

Quatrième tentative !...

 

 

ACTE II

 

Chez madame de Sartorys. À gauche, canapé vu de face, et, derrière, piano vu de profil. À droite, guéridon et cheminée. Fleurs, jardinières, etc.. etc.

 

 

Scène première

 

PAULINE, PITOU, puis GILBERTE

 

PAULINE, entrant du fond avec Pitou.

C’est vous qui venez du théâtre ?

PITOU.

Oui, mademoiselle... Pitou, souffleur en second... c’est moi... avec ce que monsieur de Valréas m’a dit d’apporter...

PAULINE.

Attendez, alors.

PITOU.

J’attendrai, mademoiselle... j’attendrai autant que l’on voudra...

Pauline sort à gauche.

C’est très bien ici... pas tout à fait aussi bien que chez mademoiselle Charlotte, mais c’est plus distingué... On sent que l’on est chez des personnes...

Entre Gilberte.

GILBERTE, à la cantonade.

Pauline, envoie tout de suite rue de la Paix... je ne dîne pas chez moi et j’ai besoin de cette robe... il me la faut avant six heures...

 

 

Scène II

 

GILBERTE, PITOU

 

GILBERTE.

Vous n’avez pas perdu de temps, monsieur.

PITOU.

Dès que j’ai su que c’était à madame qu’il s’agissait d’être agréable...

GILBERTE.

Vous me connaissez ?

PITOU.

Oh ! très bien, madame.

GILBERTE.

Comment ?

PITOU.

Un soir, pendant un entr’acte, mademoiselle Charlotte examinait la salle par le trou de la toile ; elle a appelé monsieur Greluche et lui a dit, en lui montrant une avant-scène : « Tiens, voilà madame de Sartorys... »

GILBERTE.

Ah !...

PITOU.

Alors, moi...

Avec respect.

quand monsieur Greluche a eu fini de regarder, j’ai regardé à mon tour... Voilà comment je connais madame... Je connais aussi le père de madame, je l’ai vu bien des fois chez le concierge de notre théâtre. Il attendait...

GILBERTE, l’interrompant.

Et, vous m’apportez ?...

PITOU.

Indiana et Charlemagne... J’apporte à madame le rôle d’Indiana écrit de ma main. Si madame ne connaît la pièce que par la brochure, il est bien évident que madame ne peut pas se faire une idée... Voici le rôle vrai... j’ai mis les traditions en marge...

GILBERTE.

Les traditions ?...

PITOU.

Comme qui dirait les farces que les artistes qui ont joué la pièce ont ajouté à leur rôle.

GILBERTE.

Ah !... c’est très bien... Il nous faudrait aussi la musique.

PITOU.

Je l’ai fait copier.

GILBERTE, parcourant le rôle.

Air... Galop du Tourbillon... Qu’est-ce que c’est que cet air-là ?

PITOU.

C’est de monsieur Musard... le père !... Voici, madame...

Il fredonne quelques mesures.

GILBERTE.

Est-ce que je saurai chanter cela, moi ?

PITOU.

Oh ! la voix de madame ne peut pas être plus fausse que celle de mademoiselle Charlotte, et vous voyez cependant...

GILBERTE.

Mais je n’ai pas du tout la voix fausse !

PITOU.

Alors...

Montrant le piano.

Du reste, si madame voulait...

GILBERTE.

Comment ! vous savez ?

PITOU.

Mais oui, madame, je tapote un peu... On ne se doute pas de tous les talents que l’on peut avoir dans noire état sans arriver à rien.

Il ouvre le piano et s’installe.

GILBERTE.

Alors, monsieur...

PITOU.

Quand madame voudra...

Il joue le galop. On frappe légèrement à la porte de droite.

GILBERTE.

Eh bien ! qu’est-ce que c’est ?... on n’entre pas !

SARTORYS, en dehors.

Mais c’est moi, ma chère !...

GILBERTE.

Ah !... c’est vous... Eh bien, entrez, vous !...

Entre Sartorys.

 

 

Scène III

 

GILBERTE, PITOU, SARTORYS

 

GILBERTE.

Mon ami, c’est monsieur Pitou.

SARTORYS.

Ah !

GILBERTE.

Vous savez, c’est pour cette pièce que je dois jouer au Conservatoire : Indiana et Charlemagne.

Mouvement de Sartorys.

Vous avez consenti : c’est pour les pauvres... Monsieur Pitou a la bonté de me faire répéter les airs.

SARTORYS.

C’est que j’avais, moi, quelque chose à vous dire... mais je regrette vraiment d’être tombé...

GILBERTE.

Oh bien !... mais alors, monsieur Pitou... ce sera pour une autre fois, monsieur Pitou, ce sera pour une autre fois.

PITOU, se levant.

Quand madame voudra... Madame n’aura qu’à me faire parvenir un mot... 22, rue des Dames, à Batignolles...

Saluant.

Madame... Monsieur...

SARTORYS.

Bonjour, monsieur...

 

 

Scène IV

 

SARTORYS, GILBERTE

 

GILBERTE.

Vous savez bien... c’est pour cette représentation, cette magnifique représentation organisée par madame de Cambri.

Elle se met sur le canapé.

SARTORYS.

Et que jouera-t-elle, madame de Cambri, dans cette magnifique représentation ?

GILBERTE.

Madame de Cambri ?... elle ne jouera rien.

SARTORYS.

Rien du tout ?

GILBERTE.

Rien du tout. Elle ne peut pas jouer, puisqu’elle organise.

SARTORYS.

Je la reconnais bien là !...

GILBERTE.

Comment ?...

SARTORYS.

Très forte pour faire jouer la comédie aux antres, madame de Cambri ; mais, quant à la jouer elle-même...

GILBERTE.

Cela veut dire ?...

SARTORYS.

Cela veut dire que, pendant que vous serez, vous, sur la scène, elle sera, elle, bien tranquillement dans son fauteuil à vous regarder et à faire ses réflexions.

GILBERTE.

Vous ne l’aimez pas...

SARTORYS.

Je ne l’aime ni ne la hais, je constate que c’est une personne habile, voilà tout !

GILBERTE.

Alors, moi, je suis...

SARTORYS.

Vous êtes la plus adorable petite comédienne qu’il y ait au monde.

GILBERTE.

À la bonne heure !... Vous aviez à me parler ?

SARTORYS.

Oui.

GILBERTE, tout en étudiant le rôle qui lui a été apporté par Pitou.

Eh bien, parlez-moi.

SARTORYS.

C’est qu’il s’agit de choses qui vont tant nous éloigner de monsieur Pitou !...

GILBERTE.

De choses sérieuses, alors ?

SARTORYS.

Très sérieuses...

GILBERTE, toujours étudiant son rôle.

Ah ! tant mieux !

SARTORYS.

Ma chère amie, je voulais...

GILBERTE, l’interrompant.

Qu’est-ce que c’est que cela, un costume de débardeur ?

SARTORYS.

Mais...

GILBERTE.

Voyons, si grave que vous soyez, vous ne me ferez pas croire que vous ne savez pas...

SARTORYS.

Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise, moi ? un costume de débardeur, cela se compose d’une chemise de soie... flottante... et d’une petite... d’un petit pantalon de velours ou de satin... je ne sais pas trop...

GILBERTE.

Et puis ?

SARTORYS.

Et puis des boutons, des boutons...

GILBERTE.

Et puis ?

SARTORYS.

Et puis un bonnet de police.

GILBERTE.

Et puis ?

SARTORYS.

Et puis, c’est tout.

GILBERTE.

Jamais je ne mettrai ce costume-là... même pour les pauvres !... Il faudra que je trouve quelque chose... j’y penserai. Allez, mon ami, je vous écoute...

SARTORYS.

J’ai vu le ministre, ce matin.

GILBERTE, très vivement.

Lui avez-vous dit de venir ?

SARTORYS.

Où ça ?

GILBERTE.

Mais... à la représentation !

SARTORYS.

Je ne lui ai pas dit, mais je le lui dirai... Ce matin, nous avons parlé de moi ; il insiste beaucoup pour que j’accepte un poste à l’étranger.

GILBERTE, effrayée.

À l’étranger !...

SARTORYS.

Il n’y a pas d’avenir à Paris pour moi...

GILBERTE.

Et que vous offre-t-on à l’étranger ?

SARTORYS.

La Haye... ministre à La Haye.

GILBERTE.

Ministre à La Haye !... c’est beau, ça, d’être ministre à La Haye ?

SARTORYS.

C’est très beau !

GILBERTE.

Ah !... Et combien y a-t-il de Paris à La Haye ?

SARTORYS.

Je ne sais pas au juste... cent cinquante lieues, peut-être... dix ou douze heures de chemin de fer.

GILBERTE.

Eh bien ! j’irai passer l’été avec vous et, le reste de l’année, vous viendrez me voir aussi souvent que vous pourrez.

SARTORYS.

Ah !...

GILBERTE.

Et même... je ne promets rien... mais il ne serait pas impossible du tout que j’allasse, de temps en temps, vous faire une surprise... je ne promets rien...

SARTORYS.

C’est fort bien, mais...

GILBERTE, étonnée.

Mais vous ne comptiez pas sans doute m’emmener avec vous à La Haye ?

SARTORYS.

Si fait.

GILBERTE.

Seuls... tous les deux... là-bas... tout le long de l’année ?...

SARTORYS.

Eh bien ?

GILBERTE.

Mais, mon ami, ce serait à mourir... de bonheur, je le veux bien, mais enfin à mourir... Voyons, mon ami, cela n’est pas sérieux. Est-ce que vous comprenez Paris sans Froufrou et Froufrou sans Paris ?

SARTORYS.

Mon Dieu ! à la rigueur, je comprendrais peut-être Paris sans Froufrou.

GILBERTE, d’un air de doute.

Ah !...

SARTORYS.

Mais Froufrou sans Paris, non, décidément !

GILBERTE.

Alors ?...

SARTORYS.

Alors, je vois bien qu’il n’y a que deux partis à prendre... m’en aller à La Haye sans vous, ou refuser ce que l’on me propose.

GILBERTE.

Et ?...

SARTORYS.

Et, je suis décidé.

GILBERTE, un peu inquiète.

Vous partez sans moi ?

SARTORYS.

Non, je refuse !

GILBERTE.

Ah ! c’est bien, ce que vous faites là !

SARTORYS.

Est-ce vraiment bien ? Voilà ce dont je ne suis pas sûr ; ce dont je suis bien sûr, par exemple, c’est que je n’aurais pas la force de faire autrement.

GILBERTE.

Vous m’aimez donc encore un peu... après quatre ans de mariage ?

SARTORYS.

Oui, je vous aime, et beaucoup, mais je crois bien que je ne sais pas vous aimer.

GILBERTE.

Mais si... mais si... vous savez très bien... La meilleure façon d’aimer sa femme, c’est de faire tout ce qu’elle veut... parce qu’alors la femme se pique d’honneur et fait, de son côté, tout ce que veut son mari.

SARTORYS.

Eh bien, si je vous demandais ?...

GILBERTE.

Après ce que vous venez de faire pour moi, pouvez-vous douter ?...

SARTORYS.

Vraiment ?

GILBERTE.

Vraiment.

SARTORYS.

Si je vous demandais de ne pas jouer dans cette pièce ?

GILBERTE, laissant tomber ses deux bras.

Ah ! mon ami !

SARTORYS.

Eh bien ?

GILBERTE.

Je croyais, moi, que vous alliez me demander quelque chose de raisonnable !... Est-ce que je peux refuser maintenant ? c’est impossible !... Et puis vous verrez comme je serai jolie !... ce sera bien un costume de débardeur, si l’on veut, mais ce sera autre chose... je serai tout à fait jolie et j’aurai un succès !... et vous, dans votre coin, vous vous direz : « C’est ma femme, pourtant... »

SARTORYS.

« ...Ce petit débardeur-là !... »

GILBERTE.

Et vous serez fier !...

SARTORYS.

Allons, je m’en vais.

GILBERTE.

Vous allez ?...

SARTORYS.

Au ministère, porter cette belle réponse... En passant, je verrai Georges aux Champs-Élysées.

GILBERTE.

Il n’est pas ici, Georges ?

SARTORYS.

Non : on a profité de ce beau soleil pour le faire sortir... il était un peu souffrant, ce matin...

GILBERTE.

Il a été un peu souffrant ?

SARTORYS.

Vous ne le saviez pas ? Ce n’était rien, d’ailleurs...

GILBERTE.

Comment pouvais-je le savoir ? J’avais dit qu’on me l’amenât, tous les matins, dans ma chambre...

Elle sonne vivement.

et, ce matin, je me le rappelle, on ne me l’a pas amené.

PAULINE, entrant par le fond.

C’est pour la robe, madame ? elle est là...

GILBERTE.

Non, il ne s’agit pas... Pourquoi ne m’a-t-on pas amené Georges, ce matin ?

PAULINE.

Mon Dieu, madame, mademoiselle Simson est venue, ce matin, avec monsieur Georges... mais madame dormait... et comme, hier, en faisant entrer monsieur Georges, nous avions réveillé madame et que madame nous avait mal reçues...

GILBERTE.

Comment !...

SARTORYS.

C’est bien !... laissez-nous !...

Pauline sort.

GILBERTE.

« Mal reçues !... » cette façon de parler...

SARTORYS.

Aussi vous avez vu comme je l’ai...

Souriant.

À part cela, elle avait entièrement raison.

Mouvement de Gilberte.

Allons, je vais au ministère.

GILBERTE.

Allez... et embrassez-moi, au moins, avant de partir...

SARTORYS, l’embrassant.

Ah ! Gilberte ! Gilberte !...

GILBERTE.

Vous me direz ce que vous aura répondu le ministre.

SARTORYS.

Oui, à tout à l’heure.

GILBERTE.

Ne revenez pas trop tard... vous savez que je dîne chez madame de Cambri...

SARTORYS.

Ah ! oui... ce dîner...

GILBERTE.

Oui, monsieur, ce dîner d’où nous avons exclu les maris, afin de pouvoir, en toute liberté, parler de nos costumes...

SARTORYS.

De vos costumes ?... Mais puisqu’elle ne joue pas, elle !...

GILBERTE.

Décidément, vous lui en voulez.... Et vous, vous dînerez au club ?

SARTORYS.

Non : j’ai à écrire, ce soir, je dînerai ici.

GILBERTE.

Tout seul, alors ?

SARTORYS.

Oh ! avec Georges, je ne suis pas seul... Allons, à tout à l’heure.

Il sort.

 

 

Scène V

 

GILBERTE, seule

 

« Avec Georges...avec Georges... » je comprends bien ce qu’il veut dire, mais rien n’est plus injuste.

Regardant la pendule.

Déjà trois heures moins dix...

S’asseyant sur le canapé.

Il semblerait, en vérité, que je n’aime pas mon fils !... Je l’aime comme toutes les femmes que je connais aiment leurs enfants. Je ne peux pas aller moi-même le promener aux Champs-Élysées en portant son cerceau...

En riant.

Qui sait, pourtant ? cela serait gentil, peut-être... il faudra que... Trois heures moins dix !... et madame de Cambri doit venir à trois heures avec monsieur de Valréas... pour la répétition... et je ne saurai pas un mot de mon rôle... Allons, soyons sérieuse !...

Elle ouvre le rôle qui lui a été donné par Pitou.

Duo. Mimique nouvelle de Bérat.

Elle va au piano, cherche dans le cahier de musique laissé par Pitou, et chante en s’accompagnant.

 

 

Scène VI

 

GILBERTE, BRIGARD

 

GILBERTE.

J’possède une taille assez piquante...

BRIGARD, entrouvrant la porte du fond.

Des cheveux noirs et des yeux bleus.

GILBERTE.

Ah ! papa !...

BRIGARD, entrant.

Indiana et Charlemagne !... ah !... C’est Déjazet qui chantait ça...

Avec enthousiasme.

Déjazet !...

GILBERTE.

Eh bien, papa !

BRIGARD, modestement.

Et Achard.

Il reprend.

Moi, j’possède une âme brûlante
Dans un physique avantageux.

Parlé.

À toi !

GILBERTE.

J’possède un lit peu confortable,
Un’ table, un’ chaise, un’ boîte à thé.

BRIGARD.

J’ai comm’ vous un lit, une table ;
J’ai bien des chos’s... au Mont-d’-Piété.

Parlé.

Ensemble !

BRIGARD.

Ah ! Dieu ! qu’ j’ai d’chos’s au Mont-d’-Piété !

GILBERTE.

Dieu ! qu’il a d’chos’s au Mont-de-Piété !

TOUS DEUX.

Le joli mariage !...

Ils s’arrêtent, en riant.

BRIGARD, avec orgueil.

Ah ! c’est que les gens de cette époque-là !...

GILBERTE, se levant et riant.

Taisez-vous donc, papa... on va croire que vous parlez pour vous !... Merci, papa, et maintenant, bonjour... je suis enchantée de vous voir... Louise va bien ?

BRIGARD.

Très bien.

GILBERTE.

Et, vous venez ?...

BRIGARD.

T’annoncer mon départ.

GILBERTE.

Vous partez ?

BRIGARD.

Demain soir.

GILBERTE.

Et vous allez ?...

BRIGARD.

En Bohème.

GILBERTE.

Alors, vous ne serez pas là pour m’applaudir ?

BRIGARD.

Non, je le regrette...

GILBERTE.

Et qu’est-ce que vous allez faire en Bohême ?

BRIGARD.

Mais je vais passer trois mois à Prague...

GILBERTE.

Vous êtes nommé ministre ?

BRIGARD.

Ministre !...

GILBERTE.

Une mission... chorégraphique ?

BRIGARD.

En vérité, ma fille, tu as quelquefois des façons avec moi...

GILBERTE.

Non, là... voyons, je vous demande pardon.

BRIGARD.

Écoute-moi un peu... C’est de Louise que je viens te parler...

GILBERTE.

Ah !... c’est vrai... vous ne pouvez pas l’emmener...

BRIGARD.

Naturellement... parce que...

Regards échangés, sourires, jeu de scène.

Enfin, je ne l’emmène pas... et c’est justement pour cela...

GILBERTE.

Eh bien, mais... qu’elle vienne ici, qu’elle vienne tout de suite !

BRIGARD.

Certainement, c’est ce qu’il faudrait ; mais ne s’avise-t-elle pas de vouloir aller passer dans un couvent les trois mois que durera probablement mon absence ?

GILBERTE.

Dans un couvent ?... voilà une idée, par exemple !... Il faut qu’elle vienne ici, non pour trois mois, ni pour six... mais pour toujours, puisqu’elle s’entête à ne pas vouloir se marier... Tu sais comme j’aime Louise...

En embrassant Brigard.

et toi aussi, papa... et comme je deviens sérieuse quand il s’agit de vous aimer. Tu sais toutes mes instances pour la décider à venir ; tu dois savoir aussi que ces instances ont toujours été repoussées avec une fermeté de résolution qui parfois m’a étonnée...

BRIGARD.

Cela n’a rien d’étonnant : la peur de vous gêner !...

GILBERTE.

Nous avons quatre fois la place !...

BRIGARD.

Ce n’est pas de cela qu’il s’agit... je veux dire qu’elle craint de gêner votre bonheur.

GILBERTE.

Ah !... j’aurais compris ça pendant les quinze premiers jours... mais, au bout de quatre ans !...

BRIGARD.

Ne va pas lui dire des choses comme ça, à elle !...

GILBERTE.

Je lui dirai ce qu’il faudra pour la faire rester... Envoyez-la-moi, ou bien, si vous voulez, je vais moi-même...

BRIGARD.

C’est inutile : elle doit venir te voir aujourd’hui ; il n’y aura qu’à ne plus la laisser sortir...

GILBERTE.

Quand je devrais fermer les portes !... Et qu’elle n’ait pas peur, elle ne nous gênera pas...

BRIGARD, prenant un air grave.

Comme tu me dis cela !... Est-ce que tu ne serais pas heureuse, ma fille ? est-ce que ton mari ?... Il serait de mon devoir ?...

GILBERTE, riant.

Oh ! papa... papa !...

BRIGARD.

Je dis que mon devoir de père...

GILBERTE.

Dis-moi avec qui tu vas en Bohême !

Nouveau mouvement de Brigard. Un domestique ouvre la porte. Entre madame de Cambri.

 

 

Scène VII

 

GILBERTE, BRIGARD, LA BARONNE

 

LA BARONNE.

On peut entrer ?

GILBERTE.

Mais certainement !...

BRIGARD.

Je suis enchanté de vous voir, madame : cela m’aura permis de vous serrer la main avant mon départ.

LA BARONNE.

Vous allez à Prague, décidément ?

BRIGARD.

Oui.

LA BARONNE.

Et vous avez raison... à votre place, j’en ferais autant... après le passe-droit qu’on vous a fait dans le dernier ballet !...

BRIGARD, embarrassé.

Madame... je vous en prie...

GILBERTE, éclatant de rire.

J’en étais sûre !...

BRIGARD, à Gilberte.

Ne crois pas un mot de ce que te dit la baronne... et au revoir !

Embrassant sa fille.

Je viendrai vous dire adieu, à toi et à Louise, puisque tu es sûre de la garder.

GILBERTE.

Oui, j’en suis sûre !...

BRIGARD.

À demain, alors...

Saluant la baronne.

Madame...

LA BARONNE.

Au revoir, Bohémien !...

BRIGARD.

Mes cheveux blancs, madame...

LA BARONNE, regardant les cheveux de Brigard qui sont teints.

Comment ! vos...

BRIGARD.

C’est vrai... j’oublie toujours que je ne me suis pas trouvé digne de les porter !...

GILBERTE, se rapprochant.

Qu’est-ce que vous dites ?

BRIGARD.

Rien. Adieu.

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

GILBERTE, LA BARONNE

 

LA BARONNE, s’asseyant sur le canapé.

Que disait donc votre père tout à l’heure... que vous êtes sûre de garder Louise ?... où cela... la garder ?

GILBERTE.

Mais... ici...

LA BARONNE.

Ici !...

GILBERTE.

Oui. Louise va passer près de nous le temps que papa ira passer... là-bas... et, une fois qu’elle sera ici, j’espère bien...

LA BARONNE.

Vous espérez ?...

GILBERTE.

J’espère bien qu’elle n’en sortira plus.

LA BARONNE, très marqué.

Ah !...

Un silence.

Et à La Haye, vous l’emmènerez ?

GILBERTE.

À La Haye ?...

LA BARONNE.

N’y allez-vous pas ? Monsieur de Sartorys est nommé.

GILBERTE.

Non, certes, je ne vais pas à La Haye.

LA BARONNE.

Il y va seul ?

GILBERTE.

Il n’y va pas, il refuse.

LA BARONNE.

Ah ! mes compliments, ma chère... voilà ce qui s’appelle être aimée !...

En riant.

Il me paraît inutile, maintenant, de vous demander s’il consent à ce que vous paraissiez dans cette représentation.

GILBERTE, hochant la tête.

Oh ! quant à cela... hum !... il est bien évident qu’il consent, mais...

LA BARONNE.

Vous savez votre rôle ?

GILBERTE.

Pas bien encore ; la dernière scène...

LA BARONNE.

Nous allons la répéter.

GILBERTE.

Je crois bien ! j’ai déjà répété la musique...

LA BARONNE.

Avec qui donc ?

GILBERTE.

Avec papa.

LA BARONNE.

Ah mais ! c’est un trésor qu’un père comme celui-là !... Vous savez que ça va être très bien, et que c’est votre pièce, que c’est vous qui ferez la recette...

GILBERTE.

Vrai !... et elle sera belle, la recette ?

LA BARONNE.

Elle sera énorme... et, à ce propos, il faut absolument que je vous raconte quelque chose.

GILBERTE.

Et quoi donc ?

LA BARONNE.

Figurez-vous... il y a une heure... j’étais chez moi, bien tranquille... on m’annonce un monsieur que je ne connais pas et qui venait, me dit-on, pour prendre des billets... C’était pour les pauvres : je le fais entrer. Alors, ce monsieur me dit qu’il vient de la part de l’agence des théâtres....

GILBERTE.

Oh !

LA BARONNE.

Et que si je veux lui laisser vendre un certain nombre de billets, il me remettra, d’abord le prix des places, bien entendu... et puis, écoutez donc...

Avec orgueil.

une prime de trois mille francs !

GILBERTE.

Oh !

LA BARONNE.

Qu’est-ce que vous voulez ? moi... c’était pour les pauvres... j’ai pris les trois mille francs et je vous les apporte.

GILBERTE.

Oh !... ma chère !...

LA BARONNE, se levant.

Les voici... car c’est bien vous...

Elle donne les billets à Gilberte.

GILBERTE.

Eh bien !... là... vrai !... c’est le premier argent que je gagne... Il faut nous dépêcher d’envoyer cela à ce bon abbé.

LA BARONNE.

Avec un petit mot.

Gilberte se place devant la table et écrit.

GILBERTE, tout en écrivant.

Mais, dites-moi, ma chère, est-ce que nous lui avouerons d’où vient cet argent ?

LA BARONNE, assise en face d’elle.

Hum !

GILBERTE.

N’est-ce pas ? il vaut mieux ne pas lui parler... pour le moment ?...

LA BARONNE.

Si vous voulez, nous attendrons... et, la première fois que cet excellent abbé dînera chez vous ou chez moi...

GILBERTE.

Nous lui dirons la chose, tout gentiment...

LA BARONNE.

Au dessert...

GILBERTE.

C’est entendu !...

Elle a cacheté sa lettre et sonne. Entre un domestique.

Tenez, qu’on porte cela tout de suite.

Le domestique sort.

Mais alors, les gens qui auront pris des billets à l’agence et qui auront payé très cher...

LA BARONNE, qui s’est levée.

Eh bien ?

GILBERTE.

Ils seront difficiles !

LA BARONNE.

Qu’est-ce que cela peut vous faire ?... vous serez charmante.

GILBERTE.

C’est votre avis ?

LA BARONNE.

Certes !

GILBERTE.

Eh bien !... c’est le mien aussi.

Elle se lève.

LA BARONNE.

Un grand succès, alors, car monsieur de Valréas, qui jouera Charlemagne...

GILBERTE, l’interrompant.

Quand il se sera décidé à apprendre son rôle !

LA BARONNE.

Oh ! il jouera très bien... Vous m’accorderez qu’il a, au moins, une des choses qu’il faut avoir pour jouer très bien...

GILBERTE.

Qu’est-ce qu’il a ?

LA BARONNE.

Il est amoureux fou de la personne avec laquelle il joue... Il paraît que c’est excellent, cela...

GILBERTE.

Mais qu’est-ce que vous dites ? « amoureux fou » !...

LA BARONNE.

Sans doute.

GILBERTE.

Comment, vous qui le connaissez si bien, pouvez-vous faire semblant de croire ?...

LA BARONNE.

Mais c’est justement parce que je sais très bien comment est monsieur de Valréas quand il est amoureux... pour de rire... que je suis sûre... Maintenant il est amoureux pour de bon, maintenant, pour tout de bon... et c’est la première fois que cela lui arrive.

GILBERTE.

Vous êtes folle, ma chère !...

LA BARONNE.

Croyez-vous ?

LE DOMESTIQUE, entrant.

Monsieur de Valréas.

Entre Valréas.

LA BARONNE.

Eh bien ! nous allons voir...

 

 

Scène IX

 

GILBERTE, LA BARONNE, VALRÉAS

 

VALRÉAS.

Madame...

LA BARONNE.

Arrivez donc, monsieur, et faites vos compliments.

VALRÉAS.

Mes compliments ?...

LA BARONNE.

La nouvelle était vraie : votre ami est nommé à La Haye et madame de Sartorys part dans huit jours.

VALRÉAS.

Oh !

LA BARONNE.

Immédiatement après la représentation.

VALRÉAS, à Gilberte, très ému.

Vous partez ?

LA BARONNE, bas, à Gilberte.

Eh bien ! qu’en dites-vous ?

GILBERTE, un peu embarrassée.

Voyons, répétons...

LA BARONNE, à Valréas.

Eh ! non, on ne part pas... Est-ce qu’on pouvait partir !

GILBERTE.

Répétons... répétons...

VALRÉAS.

Oui !...oui !... répétons... Qu’est-ce que nous répétons ?

GILBERTE.

Moi, je voudrais bien voir la dernière scène... Que nous n’avons pas vue encore.

VALRÉAS.

Va pour la dernière scène !

GILBERTE.

Oh ! vous... cela vous est bien égal... Comme vous ne savez ni la première, ni la dernière !...

VALRÉAS.

Comment, je ne sais pas ?... Si on peut dire !... moi qui ai passé la nuit !... Tenez, sans rôle, moi, je vais répéter sans rôle.

À la baronne.

Mais vous me soufflerez.

LA BARONNE, riant.

Soyez tranquille !...

GILBERTE.

Le décor !

VALRÉAS.

Tout de Suite, le décor !

Plaçant deux chaises au milieu du théâtre.

Voilà le mur qui sépare les deux chambres... là, entre ces deux chaises, la porte.

Il place une troisième chaise.

Indiana chez elle, Charlemagne chez lui...

GILBERTE.

Pas du tout... Dans la dernière scène...

LA BARONNE.

Indiana est chez Charlemagne...

VALRÉAS.

Et Charlemagne chez Indiana... vous avez raison. Nous y sommes ?

GILBERTE.

Nous y sommes !...

À la baronne.

Et vous, ma chère...

LA BARONNE.

Moi, comme d’habitude, je serai le régisseur. Donnez-moi la brochure.

On la lui donne ; elle s’assoit sur un pouf.

Là, allez maintenant.

GILBERTE.

Nous prenons quand le garde du commerce est parti...

VALRÉAS.

Pour aller chercher le commissaire.

GILBERTE.

C’est cela.

VALRÉAS.

Et on dit que je ne sais pas !

GILBERTE, cessant de parler naturellement et jouant d’une façon un peu gauche.

« Il est parti !... »

VALRÉAS, jouant.

« Bravo !... hourra !... »

GILBERTE, jouant.

« Mais s’ils reviennent... et le commissaire... ils forceront la porte... Pristi ! monsieur, pas de plaisanterie !... »

LA BARONNE.

Ah !... très bien !...

GILBERTE.

N’est-ce pas ? « Pristi, monsieur, pas de plaisanterie !... »

S’arrêtant.

Et vous verrez : à la représentation... je le dirai encore mieux.

LA BARONNE, à Valréas.

À vous... « Ah ! un éclair... »

VALRÉAS.

Oui, oui, je sais... sans rôle... « Ah ! un éclair qui me traverse... Je vais déménager mon appartement... je transporte mes meubles chez vous. »

GILBERTE.

« Par exemple, chez moi ! »

VALRÉAS.

« Puisque je vous épouse !... »

GILBERTE.

« Devant monsieur le maire ? »

LA BARONNE.

Dans la brochure, il y a qu’il faut dire cela vivement.

GILBERTE.

Quoi vivement ?

LA BARONNE.

Il faut dire : « Devant monsieur le maire ? » vivement.

GILBERTE.

Ah ! je n’ai pas dit assez ?...

LA BARONNE.

Oh ! non... Vous avez dit :

Imitant Gilberte.

« Devant monsieur le maire ? »

GILBERTE.

Voulez-vous que nous recommencions, monsieur ?

VALRÉAS.

Mais très volontiers, madame !

GILBERTE.

Alors, ayez la bonté...

VALRÉAS, jouant.

« Puisque je vous épouse !... »

GILBERTE, avec éclat.

« Devant monsieur le maire ?... » J’espère que, cette fois...

LA BARONNE.

Ah ! cette fois, c’est très bien !

GILBERTE, avec le même éclat.

« Devant monsieur le maire ?... »

VALRÉAS.

« Parbleu !... Ouvrez vite !... »

GILBERTE.

« Mais non ! »

À la baronne.

Qu’est-ce que je fais là ?

LA BARONNE.

Vous regardez par la fenêtre.

GILBERTE.

C’est vrai !...

Jouant.

« Ah ! voilà le commissaire... orné de son écharpe... Dieu ! a-t-il le nez long !... »

VALRÉAS.

« Je vais le lui allonger encore. Ouvrez ! »

LA BARONNE, à Gilberte.

Là, vous ouvrez la porte de communication.

GILBERTE.

Bien, j’ouvre la porte de communication et... qu’est-ce que je dis ?

LA BARONNE.

Vous dites : « Ah ! ma foi, tant pis !... »

GILBERTE, renversant la chaise qui représente la porte.

« Ah ! ma foi, tant pis !... sauve qui peut !... et vite !... dépêchez !... »

VALRÉAS.

« Bravo ! et d’abord... »

Il veut embrasser Gilberte.

GILBERTE, s’échappant.

Eh bien !...

LA BARONNE.

Qu’est-ce donc ?

VALRÉAS.

C’est madame qui ne veut pas...

LA BARONNE, regardant la brochure.

Ah ! il a raison... il a raison... il y a sur la brochure : « l’embrassant au passage. »

GILBERTE.

Il y a ça ?

La baronne lui montre la brochure : Gilberte s’approche, prend son lorgnon et regarde la brochure.

Eh bien ! Nous passerons le passage, voilà tout !

VALRÉAS.

Comment, nous passerons ?... et moi qui n’ai accepté le rôle qu’à cause de cela !...

GILBERTE.

Ah bien ! le jour où nous jouerons la pièce, je ne dis pas...

VALRÉAS.

C’est cela... et, ce jour-là, moi, je serai mauvais, parce qu’on ne m’aura pas laissé répéter.

GILBERTE.

Voyons, continuons.

VALRÉAS, s’asseyant dans un fauteuil.

Non, non, je ne répète plus.

GILBERTE, à la baronne.

Monsieur le régisseur...

LA BARONNE.

Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise, moi ?... Il est dans son droit !

GILBERTE.

Dans son droit ?

LA BARONNE.

Absolument !

GILBERTE.

Alors, il faut ?...

LA BARONNE.

C’est pour les pauvres...

GILBERTE, plus émue qu’elle ne veut le laisser paraître.

Eh bien ! voyons... puisque le régisseur...

VALRÉAS, très ému également.

Ah ! nous reprenons...

Jouant.

« Bravo !... et d’abord... »

Il s’arrête, très troublé.

LA BARONNE.

Eh bien ! c’est vous qui maintenant... ?

VALRÉAS, à la baronne.

Si fait, si fait !... C’est vous qui m’empêchez...

LA BARONNE.

Comment, c’est moi !...

VALRÉAS, à Gilberte.

Je vous demande pardon, madame... Je reprends...

Tout à fait ému.

« Bravo !... et d’abord... »

Il effleure de ses lèvres les cheveux de Gilberte. La porte du fond s’ouvre : paraît Louise.

 

 

Scène X

 

GILBERTE, LA BARONNE, VALRÉAS, LOUISE

 

Moment d’embarras. Louise descend jusqu’à la chaise renversée et s’arrête, un peu surprise.

VALRÉAS.

Ah !... prenez garde, mademoiselle, prenez garde !...

Il remet tous les meubles en place.

LOUISE.

Merci, monsieur...

GILBERTE, à Louise.

Tu vois, nous répétions.

LOUISE.

Je suis fâchée, vraiment, d’avoir interrompu...

LA BARONNE.

Et moi, je vous en remercie, car nous étions si bien lancés que nous serions allés jusqu’à la fin de la pièce et j’aurais oublié que je dois être chez moi...

À Gilberte.

N’oubliez pas, vous, que vous dînez...

GILBERTE.

Je n’oublie pas...

LA BARONNE.

À tout à l’heure !

Bas, en montrant Louise qui a descendu la scène.

Et alors, vous allez tâcher de la retenir ?

GILBERTE.

Certes !

LA BARONNE.

Ah !... Au revoir, Louise.

À Valréas.

Venez-vous ?

VALRÉAS.

Je viens.

LA BARONNE, à Gilberte.

Et à quand la prochaine répétition ?

GILBERTE.

Mais !... nous conviendrons de cela ce soir.

LA BARONNE, montrant Valréas.

Et on le préviendra...

GILBERTE.

On le préviendra.

VALRÉAS, sortant avec la baronne.

J’attendrai mon bulletin.

Sortent Valréas et la baronne.

 

 

Scène XI

 

GILBERTE, LOUISE

 

GILBERTE, embrassant sa sœur.

Ah ! Louise... Louise...

LOUISE.

Eh bien, Gilberte...

GILBERTE, l’embrassant avec plus de tendresse encore.

Ma chère Louise !...

LOUISE, un peu étonnée.

Qu’est-ce que tu as donc ?

GILBERTE.

Tu ne sais pas ?

LOUISE.

Non...

GILBERTE.

Il m’arrive un bonheur, ma chère Louise, un grand bonheur.

LOUISE.

Et lequel ?

GILBERTE.

Je voudrais bien te laisser deviner... mais comme, après tout, je crois que tu ne devinerais pas, j’aime autant te le dire.

LOUISE.

Parle donc !...

GILBERTE.

Suppose que j’aie une sœur... Une sœur chérie, une sœur adorée... et qu’après avoir été séparée d’elle pendant quatre ans, je la retrouve tout d’un coup et qu’il se présente une occasion de la garder près de moi, toujours, toujours...

LOUISE.

Mais qu’est-ce que tu dis ?...

GILBERTE.

Je dis ce qui est, petite sœur : tu es ici pour toujours, maintenant... Tu es ici et tu n’en sortiras plus... c’est convenu avec papa.

LOUISE.

Comment ?...

 

 

Scène XII

 

GILBERTE, LOUISE, SARTORYS

 

SARTORYS.

On vient de me dire que vous étiez ici, Louise...

Sartorys et Louise se donnent la main.

GILBERTE.

Vous avez vu le ministre ?

SARTORYS.

Je l’ai vu.

GILBERTE.

Et vous lui avez dit ?...

SARTORYS.

Oui... c’est fini.

GILBERTE.

Ah !... je vous aime !... et tenez, pour vous consoler de ne pas avoir de mission à remplir là-bas, je vais vous en confier une que vous aurez à remplir ici, chez vous...

SARTORYS.

Une mission ?

GILBERTE.

Et bien importante, je vous assure... Papa quitte Paris pour trois mois... il faut décider Louise à passer, ces trois mois près de nous... ces trois mois d’abord, et après ces trois mois...

SARTORYS.

Oh ! quant à cela...

GILBERTE.

Il faut la décider... c’est vous qui la déciderez.

LOUISE.

Mais...

GILBERTE.

Vous savez comment il faut la prendre et que vous obtiendrez tout d’elle en lui persuadant qu’elle a ici quelques devoirs à remplir... Dites-lui qu’il y a un tas de choses sérieuses à faire ici... ennuyeuses même... Cela l’amuse, elle, de s’occuper des choses ennuyeuses, tandis que moi !...

À Louise.

Tu t’en occuperas à ma place... J’espère que c’est gentil, ce que je te propose, et que maintenant tu ne refuseras plus !...

À son mari.

Dites-lui encore...

Brusquement.

dites-lui tout ce que vous trouverez de plus fort ; je n’ai, moi, plus le temps de lui rien dire... Ah ! si, pourtant.

À Louise.

Georges, notre enfant, t’adore.

Montrant Sartorys.

Et quant à lui... vois comme tu as bien fait de venir aujourd’hui... tu dîneras avec lui... moi, je l’abandonne, tu me remplaceras...

Louise fait un mouvement pour parler.

Pas un mot... c’est entendu... je vais dire que l’on mette ton couvert.

Elle embrasse sa sœur en disant ces derniers mots et sort par la gauche après les avoir dits.

 

 

Scène XIII

 

SARTORYS, LOUISE

 

SARTORYS.

Vous savez que je n’admets pas de discussion sur ce point. Vous resterez près de nous. Voilà qui est dit.

LOUISE.

Cela n’est pas dit du tout.

SARTORYS, riant.

Même si je me fâche ?

LOUISE.

Oh !...

SARTORYS.

Même si je supplie ?

LOUISE.

Même si vous suppliez.

SARTORYS, sérieux.

Vous nous rendriez cependant un bien grand service à tous les deux en restant, et ce qui manque ici cesserait enfin d’y manquer.

LOUISE.

Que manque-t-il donc ici ?

SARTORYS.

Une femme.

LOUISE.

Vous dites ?...

SARTORYS.

Je dis que ce qui manque ici, c’est une femme !... Et vous le savez bien, tout en faisant semblant de ne pas comprendre.

Moment de silence.

LOUISE.

Voyons, que se passe-t-il ?

SARTORYS.

Tout et rien... toujours la même chose.

LOUISE.

Quoi, enfin ?

SARTORYS.

J’adore Gilberte...

LOUISE.

Je le sais de reste, mais je ne vois pas quel grand mal...

SARTORYS, s’asseyant.

Vous ne voyez pas ?

LOUISE.

Non.

SARTORYS.

Vous allez voir... Ce matin, j’étais nommé... vous savez peut-être ?...

LOUISE.

Oui, je le sais...

SARTORYS.

Je l’ai annoncé à Gilberte... Et Gilberte, elle, m’a immédiatement annoncé que jamais elle ne consentirait à partir.

LOUISE.

Alors, vous ?...

SARTORYS.

Alors, moi, j’ai refusé le poste que l’on m’offrait.

LOUISE.

Vous avez refusé !...

SARTORYS.

J’ai fait cela pour elle, tout tranquillement, comme je lui aurais donné un bouquet, et cependant, en refusant, je savais...

LOUISE.

Vous saviez ?...

SARTORYS.

Je savais que je brisais mon avenir... J’ai refusé parce que j’aime Gilberte, et elle m’a laissé refuser, elle, parce qu’elle ne m’aime pas.

LOUISE.

Mon ami !...

SARTORYS.

Quand vous m’avez donné Gilberte... car c’est vous qui me l’avez donnée...

LOUISE.

Oui, c’est moi...

SARTORYS.

« Vous êtes le mari qu’il lui faut, me disiez-vous, et sa folie me fera moins peur quand elle sera la femme d’un sage tel que vous... » Vous ne vous doutiez pas alors de ce que pouvait devenir un sage tel que moi !... Ces défauts légers qui étaient en elle, et qui vous faisaient peur, et dont je l’aurais si vite pu guérir avec un peu de fermeté, je refusais de les voir, alors parce que je l’aimais... Je l’aime aujourd’hui comme au premier jour, et voilà pourquoi, après quatre ans passés, vous retrouvez Gilberte avec ces mêmes défauts... un peu grandis...

LOUISE.

Mais son enfant ?...

SARTORYS.

Elle l’adore... Georges a été sérieusement malade : elle a passé huit nuits près de lui, dormant à peine une heure, de temps à autre. Il y a des jours où elle ne le quitte pas... après cela, des semaines entières pendant lesquelles elle le voit cinq minutes le matin et cinq minutes le soir...

LOUISE.

Qui donc s’occupe de lui ?

SARTORYS.

La gouvernante... moi, quand je peux...

LOUISE.

C’est effrayant, tout ce que vous me dites là !...

SARTORYS.

Oui, certes, c’est effrayant, et si Gilberte et moi devons rester seuls, abandonnés l’un à l’autre, qui sait comment cela finira ?... mais, si une personne...

LOUISE.

Une personne ?...

SARTORYS.

Une personne sage, vraiment sage, celle-là, venait se mettre entre nous deux et prendre le gouvernement de cette maison que personne ne tient... ces devoirs que Gilberte évite et auxquels, moi, je n’ai pas la force de la rappeler...

LOUISE.

Mais il faudrait l’avoir, cette force !...

SARTORYS, se levant.

Eh ! je le sais bien, qu’il faudrait l’avoir, mais je sais aussi que je ne l’aurai pas. Est-ce que cela m’est possible d’avoir de la force contre elle ?... Ces devoirs qui l’effrayent et qui doivent être remplis cependant, si une autre se trouvait là... pour les accepter... Voyez comme alors le danger qui nous menace, et que, moi, je n’ai pas su écarter, deviendrait moins grand... Il est des situations, en vérité, dont il est difficile de parler sans sourire : une femme frivole, un mari faible et se complaisant dans sa faiblesse, cela s’est vu, cela se verra encore, et c’est en somme tout ce qu’il y a ici... Le danger est là, cependant, un danger contre lequel Gilberte ni moi ne pouvons rien, et contre lequel, très sincèrement, je crois que, vous, vous pouvez quelque chose.

LOUISE.

Mon Dieu !...

SARTORYS.

Ah ! nous vous tenons !... Et le moyen indiqué par Gilberte était le bon !... Maintenant que vous savez qu’en restant vous avez une tâche à accomplir...

LOUISE, se levant.

Cela est-il vrai ?

SARTORYS.

Oui, Louise, oui, de quelque façon que je m’y prenne pour vous le dire, cela est vrai, terriblement vrai, et jamais hasard n’aura été plus heureux que celui qui vous envoie vers nous.

LOUISE.

C’est bien, je resterai !

SARTORYS.

Merci !

Entre un domestique ; il apporte une lampe, des lettres, des journaux.

LOUISE, à part, tout en ôtant son chapeau.

Voilà donc leur bonheur !...

Entre Gilberte, en grande toilette un peu tapageuse.

 

 

Scène XIV

 

SARTORYS, LOUISE, GILBERTE, GEORGES, perdu dans les jupes de sa mère

 

GILBERTE, au domestique.

Je suis en retard... La voiture... faites avancer la voiture.

Le domestique sort. À son mari.

Elle reste, n’est-ce pas ?

SARTORYS.

Oui.

GILBERTE.

Ah ! voilà une bonne journée !...

Elle veut aller vers Louise et s’aperçoit que Georges a le pied sur sa robe.

Prends donc garde !... tu vas me déchirer !...

Elle le repousse un peu brusquement.

LOUISE.

Viens avec moi, Georges, viens.

GILBERTE.

Oui, va avec ta tante.

GEORGES.

Je veux bien, moi !...

Il court embrasser sa tante.

GILBERTE, à Louise.

Tu vois comme tu as bien fait de rester !... Vous allez dîner tous les trois bien gentiment... Avant de partir, il faut que je vous installe.

À son mari.

Tenez, voilà vos lettres, vos journaux, votre chère politique.

Elle étale sur la table devant Sartorys les lettres et les journaux apportés par le domestique.

Et toi... Louise... là... au coin du feu... à ma place...

Entre le domestique. Sartorys et Louise s’asseyent.

LE DOMESTIQUE.

La voiture de madame est avancée.

GILBERTE.

Bien !... Je me sauve...

Elle s’arrête à la porte du fond, se retourne et les regarde.

Vous êtes charmants ainsi, tous les trois !...

Envoyant trois baisers du bout des doigts ; à Louise.

Pour toi !...

Montrant l’enfant qui, à genoux sur une chaise basse, devant la table, prépare ses jouets.

pour lui...

À Sartorys.

et pour vous !

Elle sort, au milieu d’un grand froufrou de jupes. Sartorys et Louise se regardent ; Louise embrasse l’enfant.

 

 

ACTE III

 

Même décor.

 

 

Scène première

 

GILBERTE, puis LA BARONNE

 

Gilberte en scène. Entre un domestique.

GILBERTE.

On n’est pas revenu encore de chez monsieur de Valréas ?

LE DOMESTIQUE.

Pas encore, madame.

GILBERTE.

C’est bien.

Le domestique sort.

Que va-t-il répondre ?... à une pareille lettre il ne peut faire qu’une seule réponse : il répondra qu’il m’obéit et qu’il part...

Entre la baronne.

LA BARONNE.

Bonjour, c’est moi... Vite, vite, un chapeau : je vous emmène.

GILBERTE.

Où cela ?

LA BARONNE.

Rue du Petit-Hurleur.

GILBERTE.

Rue du ?...

LA BARONNE.

Vous avez bien entendu... Il y a un hôtel garni dans cette rue, et, dans cet hôtel garni, une chambre... la chambre dans laquelle madame de Rions a eu la déplorable idée de se laisser surprendre, il y a deux jours.

GILBERTE.

Ah ! oui, je sais...

LA BARONNE.

Et tout Paris va la voir, cette chambre... historique ! C’est un pèlerinage. Allons, vite... Je ne sais pas bien le numéro, mais nous trouverons tout de même... Il paraît qu’il y a des voitures... presque autant que dimanche dernier à Saint-Thomas... et, de fait, c’est là un sermon qui en vaut bien un autre !...

GILBERTE.

Vous irez sans moi, ma chère...

LA BARONNE.

Comment ?

GILBERTE.

Moi, je n’irai pas.

LA BARONNE.

Sérieusement ?

GILBERTE.

Très sérieusement... mais, je vous en prie, que cela ne vous empêche pas... Vous irez sans moi....

LA BARONNE, étonnée du ton et de l’air de Gilberte.

Je crois bien que j’irai !... mais tout à l’heure. Je veux d’abord... venez un peu ici, mignonne, et laissez moi vous regarder.

GILBERTE.

Eh bien ?...

LA BARONNE.

Hum !... voilà qui ne me satisfait pas. Trop de sérieux sur ce joli front ; beaucoup trop de sérieux !

GILBERTE.

C’est cela qui vous inquiète ?

LA BARONNE.

C’est très mauvais signe, le sérieux, chez les personnes qui n’en ont pas l’habitude... Ce qui m’inquiète surtout, c’est qu’il ne m’est pas très difficile de deviner le motif...

GILBERTE.

Oh ! vous vous trompez...

LA BARONNE.

Je me trompe ?...

GILBERTE.

Oui, je vous assure....

LA BARONNE.

Tant mieux si je me trompe vraiment, et si certain écervelé de ma connaissance, nommé Valréas, n’est pour rien...

GILBERTE.

Monsieur de Valréas ?

LA BARONNE.

Non ?...

GILBERTE.

Eh bien ! si fait, c’est de lui qu’il s’agit.

LA BARONNE.

Voyons, Gilberte, voyons...

GILBERTE.

C’est de lui qu’il s’agit, mais vous vous trompez fort si vous vous imaginez qu’il faille craindre... Dans un instant, sans doute, je pourrai vous prouver...

Entre le domestique, apportant une lettre.

C’est la réponse ?

LE DOMESTIQUE.

Oui, madame.

GILBERTE.

Ah !...

Le domestique sort. Gilberte, après avoir lu, tend la lettre à la baronne.

Tenez !...

LA BARONNE, lisant.

« Vous m’ordonnez do partir ; je partirai ce soir. »

GILBERTE.

Vous voyez bien !

LA BARONNE.

Je vois... je vois que le mal est bien plus grand encore que je ne supposais !... Pour qu’il vous envoie une pareille réponse, il faut que vous lui ayez écrit, vous, une lettre...

GILBERTE.

Une lettre dans laquelle je lui ordonnais de partir, naturellement !

LA BARONNE.

Dans laquelle vous lui ordonniez de ?... Voilà où vous en êtes !... Voyons, Gilberte, voyons... Ah ! vous vous rappelez comme cela m’a amusée dans les commencements, pendant ces répétitions, il y a combien ?... deux mois. Tant que j’ai pu croire que ce n’était là qu’un jeu, une façon agréable de passer le temps... Est-ce que je pouvais supposer, moi ?... Je croyais avoir affaire à une femme raisonnable... à une femme comme moi... parce que, moi, voyez-vous, si l’on venait me parler d’aimer sérieusement un autre homme que monsieur de Cambri, ce serait absolument comme si, après que j’aurais reçu cinquante coups de bâton par devoir, on venait me proposer d’en recevoir cinquante autres par plaisir... Voilà mes principes !... Qui eût pu deviner que ces principes n’étaient pas les vôtres ?... qui eût pu deviner surtout que ce Valréas, ce charmant garçon, cet amoureux pour rire, s’aviserait d’inspirer un sentiment réel, et de devenir... je ne dis pas dangereux...

GILBERTE, souriant.

Vous pourriez le dire !...

LA BARONNE.

Mais non, je ne le dis pas... je ne veux pas le dire.

GILBERTE.

Si fait, dangereux ! bel et bien dangereux !... et je lui en suis presque reconnaissante... car, il faut l’avouer, le sentiment de ce danger que je courais est la première idée sérieuse qui me soit entrée dans la tête. Par exemple, une fois celle-là entrée, il s’en est glissé plusieurs autres à la suite...

LA BARONNE.

Oh ! mais... il faut prendre garde...

GILBERTE.

Une foule de choses, auxquelles je n’avais pas fait attention, me sont alors revenues à l’esprit, pour m’apparaître avec leur signification véritable... Ainsi, tenez, quand je vous ai annoncé que Louise allait vivre ici, près de nous, vous rappelez-vous ce que vous avez dit ?

LA BARONNE.

J’ai dit quelque chose, moi ?... qu’est-ce que j’ai pu dire ?

GILBERTE.

Vous avez dit : « Ah ! »

LA BARONNE.

Voilà tout ?

GILBERTE.

Voilà tout. Eh bien ! quand, après que Louise a été installée ici, je me suis aperçue que cela m’était, en somme, moins agréable que je n’avais cru d’abord ; quand, en la voyant prendre tout doucement, et malgré elle, sans doute, ma place auprès de mon enfant, auprès de mon mari, j’ai senti naître là de certaines pensées... desquelles il vaut mieux que je ne parle pas... je me suis souvenue de votre : « Ah ! » et je l’ai compris.

LA BARONNE.

Vous savez... peut-être n’y fallait-il pas voir tant de choses !

GILBERTE.

J’y ai vu ce qu’il fallait y voir, rien de plus. Vous aviez, vous, tout de suite deviné ce qui se passerait ; mais peut-être n’aviez-vous pas deviné de quoi, moi, je serais capable, et que, pour couper court à tout cela, je prendrais un grand parti.

LA BARONNE.

Un grand parti ?

GILBERTE.

Mon Dieu, oui.

LA BARONNE.

Et lequel ?... J’ai une peur maintenant, à chaque parole que vous prononcez !...

GILBERTE.

Cette place qui est à moi, je suis décidée à la reprendre. Je suis décidée à vivre maintenant tout autrement que je n’ai vécu jusqu’à ce jour.

Mouvement de la baronne.

Vous ne me croyez pas ?

LA BARONNE.

Si fait... si fait...

GILBERTE.

Que vous me croyiez ou que vous ne me croyiez pas, je n’en suis pas moins décidée.

LA BARONNE.

Un conseil, ma chère Gilberte... Venez avec moi ; faites cent mille francs de dettes d’ici à quinze jours ; montrez-vous à l’Opéra en costume de Circassienne, ou bien habillez-vous en homme, allez aux courses et promenez-vous dans ce costume au pesage... faites ce que vous voudrez enfin, mais dans l’ordre d’idées que je vous indique !... Les petits journaux parleront de vous ; on vous nommera peut-être, et l’on fera entendre que vous êtes perdue... vous serez sauvée !... La voiture qui vous emporte vous paraît aller trop vite, vous avez peur et vous voulez sauter ?... C’est vous tuer !... « Je me rattraperai ! » dites-vous... À qui ?...à votre mari ?... Le pauvre homme !... vous le culbuterez avec vous... Ne sautez pas ! fouettez les chevaux, au contraire, et faites courir la voiture plus follement qu’elle n’a jamais couru...Là est la sagesse ! là est le salut !... Voilà mon conseil, profitez-en... Voulez-vous mettre un chapeau, maintenant, et venir avec moi voir la chambre dans laquelle madame de Rions, qui avait un amant, a été surprise par son mari ?

GILBERTE.

Non, je n’irai pas.

LA BARONNE.

Eh bien ! vous avez tort. Adieu, ma chère.

GILBERTE.

Adieu.

LA BARONNE.

Gilberte, je vous en prie... Vous ne voulez pas suivre mon premier conseil, qui est le bon... écoutez au moins celui-ci... Si j’étais à votre place, je resterais enfermée chez moi quarante-huit heures... et, pendant ces quarante-huit heures, je ne songerais à rien... je ne m’occuperais de rien. Je vous assure que vous m’effrayez et que vous n’êtes pas en état maintenant...

GILBERTE.

Que dites-vous donc ? Jamais je n’ai été plus calme, plus tranquille.

LA BARONNE.

Oh ! adieu, alors, adieu !...

Elle sort. Gilberte sonne. Pauline entre.

 

 

Scène II

 

GILBERTE, PAULINE

 

PAULINE, venant de la gauche.

Madame ?...

GILBERTE.

Monsieur de Sartorys n’est pas sorti ?

PAULINE.

Je ne crois pas.

GILBERTE.

Faites-lui dire que je désire lui parler.

PAULINE.

Bien, madame.

Elle sort par la droite.

GILBERTE, regardant la lettre de Valréas.

Pauvre garçon !... La baronne avait bien raison tout à l’heure : qui eût dit qu’un jour il aimerait sérieusement ?... car il m’aime, et il partira. C’est bien... je suis contente de lui... et contente de moi... allons !...

Elle déchire la lettre en tout petits morceaux et jette les morceaux dans la cheminée.

C’est fini... Le tout maintenant est de savoir si ma chère sœur voudra bien consentir à me la rendre, cette place qui est à moi !... Nous verrons bien.

Entre Louise.

 

 

Scène III

 

GILBERTE, LOUISE, puis SARTORYS

 

LOUISE, en train de mettre ses gants, vient de la gauche.

Bonjour, petite sœur.

GILBERTE.

Tu sors ?...

SARTORYS, entrant.

Vous avez à me parler, ma chère ?

GILBERTE.

Oui, mon ami.

À Louise.

Où vas-tu ?

LOUISE.

Chez madame de Lussy : elle doit me donner des renseignements sur la nouvelle gouvernante que nous prenons pour Georges.

GILBERTE, à part.

« Nous prenons » !...

Haut.

Je pourrais aller moi-même...

SARTORYS.

Si vous allez chez madame de Lussy, je sais d’avance ce qui arrivera : vous inventerez à vous deux quelque toilette nouvelle... mais, quant à la gouvernante, il n’en sera pas plus question... Laissez Louise se charger...

GILBERTE.

Soit !...

LOUISE, à Sartorys.

Et n’oubliez pas, vous, que vous devez sortir à trois heures pour cette terre que nous voulons acheter.

SARTORYS, en riant.

Je n’oublierai pas, mademoiselle, je n’oublierai pas.

GILBERTE, à part.

« Nous voulons » !...

LOUISE.

Est-ce tout ?... Oui, c’est tout...

Embrassant sa sœur.

À tout à l’heure, Froufrou !

GILBERTE, se laissant embrasser.

À tout à l’heure !

Louise sort par le fond.

 

 

Scène IV

 

SARTORYS, GILBERTE

 

Sartorys paternel, un peu trop paternel, pendant toute la scène qui suit.

SARTORYS.

Eh bien ?...

Il s’assied sur un fauteuil et la fait asseoir sur une chaise basse.

GILBERTE.

Eh bien ! mais...

SARTORYS.

Il paraît que c’est difficile à dire...

GILBERTE.

Oh ! oui... très difficile... c’est quelque chose comme une confession.

SARTORYS.

Une confession !

GILBERTE.

Oui, je viens m’accuser devant vous.

SARTORYS, souriant.

Nous avons des dettes, Froufrou !

GILBERTE, avec un mouvement d’impatience.

Non, ce n’est pas cela.

SARTORYS.

De quoi donc, alors, vous accuser ?

GILBERTE.

Ne le devinez-vous pas ?... d’avoir été un peu frivole, un peu légère, même après notre mariage, même après la naissance de Georges... d’être restée Froufrou, en un mot, de n’avoir pas su devenir...

SARTORYS.

Voilà tout ?... Vous m’aviez presque fait peur !

GILBERTE.

Ah !... Et maintenant ?...

SARTORYS.

Maintenant je me rassure... Rassurez-vous aussi : tout cela n’est pas bien grave.

GILBERTE.

Pas bien grave ?

SARTORYS.

Pas grave du tout.

GILBERTE.

Mais... il y a quelque temps, ce n’est pas ainsi que vous parliez.

En souriant.

Je me trompe... vous n’osiez pas parler... Mais, à défaut de paroles, l’air de votre visage, votre silence même semblaient me dire le contraire de ce que vous dites maintenant... Cette façon de vivre, dans laquelle aujourd’hui vous ne voyez rien de grave, vous inquiétait alors, et, autant que vous le permettait la crainte de me déplaire, vous essayiez de m’en montrer les dangers.

SARTORYS.

Oui, il y a deux mois... mais depuis ces deux mois...

GILBERTE.

Depuis ces deux mois ?...

SARTORYS.

Eh ! oui, depuis que Louise est ici.

GILBERTE.

Louise !...

SARTORYS.

Tous ces dangers ont disparu... et quand même, à présent, il plairait à Froufrou d’être plus Froufrou que jamais, le mal ne serait pas bien grand, puisqu’à votre place...

GILBERTE, l’interrompant.

Et ce dont s’occupe ma sœur, si je tenais à m’en occuper moi-même ?...

SARTORYS.

Quelle idée, maintenant que les choses vont à merveille, de vouloir...

GILBERTE.

Ah ! vous trouvez que les choses vont... ?

SARTORYS.

Sans doute !... Regardez autour de vous, ma Gilberte, et dites-moi si maison a jamais été mieux gouvernée que la vôtre, depuis que Louise en a pris le gouvernement !... Voyez comme elle a soin de Georges, et comme elle l’élève bien, cet enfant !...

GILBERTE.

Si j’y tenais, cependant ? si, à toutes forces, je tenais à gouverner moi-même ?...

SARTORYS.

Ce zèle me paraîtrait assurément trop louable pour ne pas être encouragé, et je l’encouragerais de toutes mes forces, mais...

GILBERTE.

Mais ?...

SARTORYS.

Mais si, en dépit de mes résolutions et de mes encouragements, cette belle ardeur ne se soutenait pas, si, au bout de huit jours... ou de quinze, vous vous aperceviez de quelque lassitude, ne vous croyez pas obligée de lutter quand même, et retournez vite à vos plaisirs, à vos triomphes. Je vous jure que l’air de mon visage ni mon silence ne vous reprocheront plus rien. Pourquoi vous tourmenterai-je maintenant, puisque cela est devenu inutile ? Je ne gâterai point mon bonheur et je me contenterai d’être le mari de la plus gentille, de la plus fêtée, de la plus admirée et de la plus adorée petite femme qu’il y ait au monde.

Silence.

GILBERTE, se levant.

Ce poste qu’on vous offrait, et que vous avez refusé à cause de moi...

SARTORYS.

La Haye ?

GILBERTE.

Oui... ne pourriez-vous pas y aller maintenant ?... Là ou autre part, je vous suivrais volontiers.

SARTORYS.

Mais non, je ne puis pas y aller... On aurait pu être froissé de mon refus ; on m’a, au contraire, traité avec une bienveillance particulière... J’ai maintenant, à Paris, une situation à peu près équivalente à celle que j’aurais eue là-bas... Tout est bien qui finit bien, et vous voyez que vous n’avez vraiment pas autant de reproches à vous faire que vous le croyez.

Gilberte regarde son mari d’une façon singulière et va s’asseoir sur une chaise à gauche du guéridon.

GILBERTE.

Ce que je vois le mieux, c’est que tous mes beaux projets...

SARTORYS, se levant.

Ah ! je vous en tiens compte.

GILBERTE.

Vrai ?

SARTORYS.

Et je veux vous en récompenser... Ces deux chevaux qui vous plaisaient tant et que, moi, j’avais, ma foi, trouvés trop chers, je vous les donnerai aujourd’hui.

GILBERTE, se levant.

Je n’en veux pas !...

SARTORYS, étonné.

Vous n’en voulez pas ?

BRIGARD, passant sa tête par la porte entrebâillée.

Bonjour, fillette !...

 

 

Scène V

 

SARTORYS, GILBERTE, BRIGARD

 

SARTORYS.

Monsieur Brigard...

BRIGARD.

Bonjour, mon cher...

SARTORYS.

Ma foi, vous arrivez à merveille ! Gilberte est un peu nerveuse, à ce qu’il me semble ; mais vous saurez la remettre en belle humeur...

BRIGARD, à sa fille.

Un peu nerveuse, vraiment ?

GILBERTE.

Bonjour, mon père.

BRIGARD.

Cela ne durera pas... Il faut me rendre un grand service, fillette. Il paraît qu’il y a trois jours, au patinage, tu avais une sorte de toque...

GILBERTE.

Eh bien ?...

BRIGARD.

Madame de Lauwereins... tu vois, je te dis le nom afin que tu n’ailles pas te figurer... madame de Lauwereins meurt d’envie de s’en faire faire une semblable... Elle m’en a parlé et j’ai pensé que tu ne refuserais pas à moi, ton père...

Gilberte sonne.

Vraiment, tu vas ?...

GILBERTE.

Je vais dire qu’on vous l’apporte...

BRIGARD.

Ah ! tu es gentille !...

Entre Pauline, Gilberte lui parle bas.

BRIGARD, emmenant Sartorys dans un coin.

Eh bien ! on vous a dit ?... ils l’ont sifflée !... C’est même à cause de cela que je suis revenu un mois plus tôt... ils l’ont sifflée !

SARTORYS.

Qui ça, sifflé ?...

BRIGARD.

Antonia Brunet... que j’avais menée à Prague. Cabale, mon cher ami, cabale !... si vous entendez parler de cela, vous pouvez hardiment soutenir que c’est une cabale.

SARTORYS.

Je n’y manquerai pas.

BRIGARD.

Merci.

Pauline est sortie. Gilberte est revenue s’asseoir sur le canapé.

SARTORYS, à Brigard, après avoir regardé sa montre.

Je vous laisse avec Gilberte... Je vous en prie, ne la quittez pas avant qu’elle soit redevenue gaie... Je ne sais pas ce qu’elle a aujourd’hui...

BRIGARD.

Soyez tranquille !...

Il remonte vers la cheminée et s’arrange les cheveux devant la glace.

SARTORYS, à Gilberte.

Ainsi, vraiment, là... ces deux chevaux ?...

GILBERTE.

Non ! non !... combien de fois faudra-t-il vous dire ?...

SARTORYS.

Vous n’en voulez pas, décidément ?... Eh bien ! un jour, au moins, j’aurai montré du caractère... Que vous les vouliez ou non, madame, vous les aurez.

BRIGARD, répondant à quelques mots que Sartorys lui dit tout bas en sortant.

Eh bien, donnez-lui en quatre !...

 

 

Scène VI

 

GILBERTE, BRIGARD

 

GILBERTE, à part.

Quand je veux revenir à lui, être sa femme... voilà comment...

BRIGARD, allant au piano.

Sais-tu bien qu’il est très gentil, ton mari ?

GILBERTE, à part.

Après tout, il a raison... Puisque Louise est ici... il est bien inutile que moi... Il me parle comme à une enfant, ou comme à une maîtresse !...

BRIGARD, tapotant sur le piano.

Très gentil, très gentil !...

GILBERTE, ne pouvant plus se contenir et fondant en larmes.

Ah !...

BRIGARD, stupéfait, se levant.

Eh ! mais... des larmes ?... qu’est-ce que cela veut dire, Gilberte, qu’est-ce que cela veut dire ?...

GILBERTE.

Non, mon père, non...

BRIGARD.

Rien de grave, sans doute... Quand même ce serait grave, est-ce que je ne suis pas là, moi, ton père ?

GILBERTE.

Ah !

BRIGARD.

Comment, « ah ! »... il ne faut pas dire : « ah !... » Je sais bien que par-ci par-là j’ai pu te paraître un peu... et puis ces diables de cheveux... mais, sac à papier ! tout cela n’empêche pas que je ne sois un père, après tout !...

Entre Pauline apportant la toque.

et comme père...

PAULINE.

Est-ce cela, madame ?

GILBERTE.

Qu’est-ce que c’est ?... Ah ! oui, c’est cela...

Elle prend la toque et la donne à son père.

Tenez, voilà ce que vous m’avez demandé...

BRIGARD, tenant la toque, d’un air très embarrassé.

Comme père... Oui, c’est cela, merci...

Reprenant son air grave.

Comme père...

GILBERTE.

Eh bien !... qu’avez-vous ? N’est-ce pas là ce que vous vouliez ?

BRIGARD.

Si fait, mais...

GILBERTE, souriant malgré elle.

Mais ?...

BRIGARD, prenant son parti.

Enfin, ce n’est pas de cela qu’il s’agit maintenant...

Rendant la toque à Pauline.

Faites, je vous prie, porter cela dans ma voiture...

Pauline sort.

Le diable m’emporte, il ne sera pas dit que je n’aurai pas joué mon rôle de père une fois dans ma vie !... Viens ici, fillette, et, très résolument, dis-moi pourquoi tu pleurais tout à l’heure ?

GILBERTE, qui s’est levée.

Mais pour rien, mon père.

BRIGARD.

Pour rien ?...

GILBERTE.

On a des jours comme cela, vous savez...

BRIGARD.

Oui, je sais... il y a des moments... et moi-même quelquefois... pas souvent... mais enfin, au milieu de tout ça, il y a quelque chose de sérieux, fillette, c’est l’affection que j’ai pour toi ; tu n’en doutes pas, je pense, et ni tu avais besoin d’un guide, d’un soutien, tu n’hésiterais pas... hum !... Rien, vraiment ?... ces larmes ? une petite contrariété sans importance ?... les nerfs... oui, n’est-ce pas ? j’en étais sûr... Alors, il n’y a plus besoin de penser à toi... n’y pensons plus. Embrasse-moi, et maintenant...

GILBERTE.

Maintenant ?...

BRIGARD.

Parlons de mademoiselle Louise. Je ne serais pas fâché de m’occuper un peu d’elle aussi pendant que je suis en train !...

GILBERTE.

Louise !...

BRIGARD, s’asseyant dans le fauteuil à droite du guéridon.

Monsieur de Villaroël vient souvent ici, n’est-ce pas ?

GILBERTE.

Monsieur de Villaroël ?

BRIGARD.

Oui.

GILBERTE.

Il vient... assez souvent.

BRIGARD.

Très souvent ?

GILBERTE, souriant.

Je veux bien...

BRIGARD.

Et tu n’as rien supposé ?...

GILBERTE.

Que voulez-vous que j’aie supposé ?... Qu’il me faisait l’honneur de me trouver jolie...

BRIGARD, riant.

Et qu’il était amoureux de toi ?... Oh ! je ne peux pas t’en vouloir... je l’ai cru comme toi...

Se levant.

C’est une chose dont je ne peux pas me corriger, moi ; dès que j’entends raconter que quelqu’un fait la cour à l’une de mes filles, je n’hésite pas, je me dis : « C’est à Gilberte. »

GILBERTE.

Eh bien ?...

BRIGARD.

Eh bien, j’ai tort... Cela est d’un mauvais père... Car enfin j’ai deux filles, et il serait de mon devoir de supposer que de temps à autre... C’est justement ce qui arrive cette fois-ci... J’ai reçu tout à l’heure la visite de monsieur de Villaroël... Ce n’est pas du tout pour toi qu’il vient ici tous les jours... c’est pour Louise...

GILBERTE, avec joie.

Pour Louise !

BRIGARD, allant s’asseoir sur le canapé.

Oui, il l’aime et il est venu me demander sa main.

GILBERTE, s’asseyant sur ses genoux.

Ah !...petit père !...

Elle l’embrasse.

Ah ! que je suis contente !... Vous ne pouvez pas savoir comme je suis... Monsieur de Villaroël... il n’y a vraiment aucune bonne raison à donner pour refuser un pareil mariage.

BRIGARD.

Non, je ne vois pas... Grand nom, grande fortune...

GILBERTE.

Aucune bonne raison ! Monsieur de Villaroël est un homme charmant... Vous en avez parlé à Louise ?

BRIGARD.

Pas encore ; je lui en aurais parlé si elle avait été ici... et, une fois de plus, probablement, elle m’aurait répondu... ce qu’elle me répond toujours : qu’elle ne veut pas se marier.

GILBERTE, se levant.

Il ne faut pas qu’elle réponde cela !

BRIGARD.

Non, sans doute... il ne faudrait pas, mais... Singulière femme que ta sœur... est-ce que tu ne trouves pas ? Cette horreur du monde, cette inexplicable résolution de ne pas se marier... Elle n’était pas ainsi, autrefois.

GILBERTE.

Non, certes...

BRIGARD.

Veux-tu que je te dise, moi, tout ce que je pense ? Louise a dû aimer quelqu’un...

GILBERTE, très émue.

Ah !...

BRIGARD.

Louise a dû rêver un bonheur qui, tout d’un coup, d’une façon que nous ne savons pas, lui aura échappé...

GILBERTE.

Mon père !...

BRIGARD, se levant brusquement, après avoir regardé sa montre.

Songe à tout cela, réfléchis, et vois toi-même si ce que je te dis ne te paraît pas vraisemblable.

Il va à la cheminée prendre son chapeau et arrange ses cheveux devant la glace.

GILBERTE, le suivant.

En effet, mon père, en effet...

BRIGARD.

Eh bien... Tu dois comprendre que moi, je ne peux pas... un père... mais toi, tu pourrais parfaitement... Entre femmes, entre sœurs, on se dit bien des choses que l’on ne dirait pas... Tu devrais, toi, l’interroger doucement...

GILBERTE.

Moi ?...

BRIGARD.

Tu devrais essayer de le découvrir, ce gros secret...

GILBERTE.

Moi ! vous voulez que moi !...

BRIGARD.

Tu devrais enfin lui répéter ce que tu disais tout à l’heure, que monsieur de Villaroël est un homme charmant et qu’il faut absolument qu’elle consente à ce mariage...

GILBERTE, avec résolution.

Oh ! quant à cela...

BRIGARD.

Tu le lui diras...

Ils redescendent.

GILBERTE.

Oui, je le lui dirai.

BRIGARD.

Tu feras tout au monde pour la décider ?

GILBERTE.

Oui, tout au monde, et je la déciderai.

BRIGARD.

Tu crois ?

GILBERTE.

J’espère !...

BRIGARD.

Et de deux, alors !... voila qui est arrangé... Puisque tu te charges de tout, je n’ai plus, moi, besoin de m’occuper de rien... Voilà encore que tu ris...

Mouvement de Gilberte.

Ne me dis pas non, tu as ri... Oh ! je ne t’en veux pas... va ! Cela me remue si doucement le cœur de te voir rire !... Quand je te vois pleurer, par exemple, comme tout à l’heure... oh ! alors je me sens tout... Il ne faut pas que tu sois malheureuse, Gilberte, il ne le faut pas... Tu vas comprendre pourquoi. Je ne me fais pas d’illusions, quant à moi ; je sais très bien que, comme père, je manque un peu de... mais enfin, tant que tu es heureuse, je ne suis qu’un père... léger... tandis que, si tu t’avisais d’être malheureuse...

Très furieusement.

Sais-tu bien que si tu t’avisais d’être malheureuse, je serais, moi, un père abominable... Tu ne le voudras pas, tu m’aimes trop, tu seras heureuse... Si ce n’est pas pour toi, ce sera pour ton père !

En l’embrassant.

Oui, n’est-ce pas ?... Tu me le promets ? tu es gentille... Adieu, n’oublie pas de parler à ta sœur dès qu’elle sera rentrée... Ah ! et la toque !... qu’est-ce que j’ai fait de la toque ?... ah ! je n’y pensais plus... elle est dans la voiture.

Il sort.

 

 

Scène VII

 

GILBERTE, UN DOMESTIQUE

 

GILBERTE.

Elle ne refusera pas, cette fois... elle ne peut pas refuser !... Pourtant, si elle allait... Non, cela est impossible... Mais pourquoi, au moment même où je dis qu’elle ne pourra pas refuser, me vient-il à l’esprit ?... Qui donc, mon Dieu, me défendra ?... Ni mon mari, ni mon père... Ah ! il me reste mon fils... il est là... et près de lui, au moins, il faut espérer...

Entre un domestique.

Qu’y a-t-il encore ?...

LE DOMESTIQUE.

Monsieur le comte de Valréas... Monsieur le comte fait demander si madame...

GILBERTE, à mi-voix.

Lui !... je ne veux pas....

Elle croit s’apercevoir que le regard du domestique est fixé sur elle d’une façon singulière. Au domestique.

Eh bien ! faites entrer monsieur de Valréas et dites à Pauline d’habiller Georges tout de suite et de me prévenir dès qu’il sera habillé : je sortirai avec lui.

Entre Valréas. Le domestique sort.

 

 

Scène VIII

 

VALRÉAS, GILBERTE

 

GILBERTE, durement.

Savez-vous pourquoi je vous ai reçu ?... Parce que ce domestique était là... parce qu’il m’a regardée... parce que j’ai eu peur qu’il ne se demandât pourquoi je vous fermais ma porte.

VALRÉAS.

Je n’ai que peu de mots à vous dire...

GILBERTE.

Tant mieux ! car je n’ai, moi, que peu d’instants à vous donner.

Silence.

Pourquoi êtes-vous venu ?... Comment, après la lettre que je vous avais écrite, n’avez-vous pas compris ?...

VALRÉAS.

Vous m’ordonniez de partir... dans cette lettre.

GILBERTE.

Eh bien ?...

VALRÉAS.

Eh bien ! ce soir même, je partirai... ne vous l’ai-je pas dit ?

GILBERTE, d’une voix plus dure encore.

Je le sais bien, que vous me l’avez dit... mais qui me prouve ?...

VALRÉAS.

Vous n’avez pas le droit de ne pas me croire. Je vous ai toujours dit la vérité.

GILBERTE, d’une voix plus douce.

Eh bien, soit ! vous partirez, je le veux bien... mais il fallait partir sans chercher à me voir.

VALRÉAS.

Cela, par exemple, je n’ai pas pu.

GILBERTE.

Ah !...

VALRÉAS.

Il ne faut pas trop me demander, non plus !... Songez donc à ce que j’étais... et à ce que je suis... Qui me reconnaîtrait ? Je plaisantais autrefois, et maintenant !... Il m’eût fait rire, celui qui m’eût prédit que moi, j’éprouverais un jour... ce que j’ai éprouvé tout à l’heure après avoir lu votre lettre. Dans le premier moment, il m’a pris comme une rage d’être fort, d’être héroïque... Je voulais me sacrifier complètement, partir sans vous parler, sans vous voir...

GILBERTE, d’une voix faible.

C’est cela qu’il fallait faire... pourquoi ne l’avez-vous pas fait ?

VALRÉAS.

Je n’en ai pas eu le courage... Après quelques moments, ce premier enthousiasme est tombé ; je n’ai plus pensé qu’à une chose, c’est que j’allais être séparé de vous... Et alors, j’ai été vaincu... et alors, il m’a semblé que si vous aviez, vous, le droit de me demander un pareil sacrifice, j’avais bien, moi, le droit de venir vous demander quelques paroles, au moins... quelques paroles qui me donneraient la force de l’accomplir.

GILBERTE.

Eh bien !... je...

PAULINE, entrant.

Madame...

GILBERTE, avec un cri de joie.

Mon fils ! Georges est prêt ? Amenez-le-moi... tout de suite...

PAULINE.

Mais, madame...

GILBERTE, à Valréas.

Je sors... vous entendez... je sors avec mon fils.

PAULINE.

Monsieur Georges n’est pas ici, madame.

GILBERTE.

Il n’y est pas !...

PAULINE.

Non, madame : mademoiselle Louise, en sortant, l’a emmené avec elle.

GILBERTE, avec violence.

Louise !...

Tâchant de se contenir.

C’est bien, Pauline... puisque mademoiselle Louise l’a emmené, c’est très bien...

Pauline sort. À elle-même.

Mon enfant non plus... rien pour me défendre... rien... rien...

VALRÉAS.

Gilberte !...

GILBERTE.

Oh ! vous partirez, n’est-ce pas, vous partirez ? Maintenant, plus que jamais, il le faut... Vous partirez, jurez-le-moi.

VALRÉAS.

Oui, je vous le jure, je partirai.

GILBERTE.

Vous savez que, moi, je ne vous aime pas, que je ne vous aimerai jamais... Vous devez le savoir... Et vous, vous m’aimez... Voilà pourquoi je veux que vous partiez... Comprenez-moi bien. Si j’étais frivole, comme on dit, et coquette, et mauvaise... je vous garderais près de moi, et cela m’amuserait de vous faire souffrir... Que de femmes se conduiraient ainsi !... moi... je ne veux pas... Vous partirez, vous m’oublierez... Si fait, il le faut, oubliez-moi... mais pas trop vite...

VALRÉAS, lui prenant les mains.

Ah ! Gilberte !... Gilberte !

GILBERTE, se dégageant.

Ce soir, n’est-ce pas ?... vous partirez ce soir.

Entre Sartorys.

 

 

Scène IX

 

VALRÉAS, SARTORYS, GILBERTE

 

SARTORYS.

Vous ici, mon cher Paul ? on ne m’avait pas dit...

GILBERTE.

Monsieur de Valréas vient nous faire ses adieux : il part ce soir.

SARTORYS.

Vous partez ?

VALRÉAS.

Oui... ce soir même j’aurai quitté Paris.

SARTORYS.

Pas pour longtemps, je pense... car Paris ne se consolerait pas de votre absence, si elle se prolongeait.

En lui tendant la main.

Au revoir !

VALRÉAS.

Oui... au revoir !

Saluant Gilberte.

Madame...

GILBERTE.

Adieu, monsieur.

Valréas sort.

 

 

Scène X

 

GILBERTE, SARTORYS

 

GILBERTE, à part.

Maintenant, moi, j’ai fait mon devoir ; voyons si les autres feront le leur.

SARTORYS, venant s’asseoir sur le fauteuil.

Eh bien, ma chère Gilberte... votre père est-il parvenu à vous égayer un peu ? Il m’avait bien promis de ne pas vous quitter avant...

GILBERTE.

Ce que m’a dit mon père n’était pas précisément de nature à...

Appuyée sur le dossier du fauteuil où Sartorys est assis, et regardant son mari bien en face.

Louise nous quitte.

SARTORYS, se levant brusquement.

Comment ?...

GILBERTE.

Monsieur de Villaroël demande sa main... Elle nous quitte pour se marier.

SARTORYS, très vivement.

C’est impossible !

Moment de silence.

GILBERTE.

Vous avez fait tout à l’heure un singulier mouvement et... vous venez de dire une parole plus singulière encore !

SARTORYS.

J’avoue que, dans le premier moment, je n’ai pu me défendre d’un sentiment d’égoïsme... Je m’étais si bien fait à l’idée que Louise ne nous quitterait jamais... Enfin... j’avais tort et je m’en repens.

GILBERTE.

Alors, vous allez lui parler quand elle rentrera ?

SARTORYS.

Lui parler ! Tout n’est donc pas décidé encore ?

GILBERTE.

Non, pas encore : Monsieur de Villaroël a vu mon père, voilà tout... Louise ne sait rien.

SARTORYS.

Il me semble que ce serait à vous plutôt...

GILBERTE, passant devant lui.

À moi ? est-ce que cela me regarde, moi, les choses sérieuses ?... Est-ce que je m’y entends ?... Froufrou... vous savez bien ; ah ! s’il s’agissait d’inventer quelque nouvelle toilette...

S’étendant et se pelotonnant sur sa chaise longue comme un enfant.

Non, ce n’est pas moi qui parlerai, c’est vous, et si j’ai un conseil à vous donner, c’est de parler bien et de décider Louise...

SARTORYS, étonné du ton sur lequel Gilberte a dit sa dernière phrase.

Comment ?...

 

 

Scène XI

 

GILBERTE, SARTORYS, LOUISE

 

Gilberte, immobile et silencieuse pendant toute la scène, et n’y prenant part que par des regards que de temps à autre elle jette sur Louise.

LOUISE.

Là... j’ai vu madame de Lussy... j’ai même vu la gouvernante... elle est très bien... elle viendra dans quelques jours...

À Sartorys.

Et vous ?...

SARTORYS.

J’ai vu la personne que je devais voir. Mais nous avons maintenant à parler d’une chose plus sérieuse.

LOUISE.

Plus sérieuse ?

SARTORYS.

Surtout pour vous.

LOUISE.

Pour moi ?

SARTORYS.

Oui.

LOUISE.

Et quoi donc ?

SARTORYS.

Un mariage.

LOUISE.

Oh ! encore ?...

SARTORYS.

Monsieur de Villaroël... Vous ne dites plus : « Oh ! « encore !... »

LOUISE.

Dame !... écoutez donc, monsieur de Villaroël passe, à juste titre, pour un des hommes les plus distingués... Pourquoi n’avouerais-je pas qu’à me savoir recherchée par lui, j’éprouve un peu d’orgueil... et surtout beaucoup de joie ?

GILBERTE.

Ah !

LOUISE.

Oui, beaucoup de joie... car, lorsqu’on saura que je n’ai pas voulu épouser un homme tel que lui, il sera enfin bien entendu que je ne veux épouser personne, et j’espère qu’alors on me laissera tranquille.

SARTORYS.

Vous refusez ?

LOUISE.

Mais, certainement, je refuse !

SARTORYS.

Cela n’est pas possible...

LOUISE, s’asseyant près du guéridon.

Ah ! rappelez-vous... il y a deux mois, je ne voulais pas, moi, venir ici... c’est vous qui m’y avez forcée...

Gaiement.

Tant pis pour vous ! maintenant que j’y suis, il faudra m’y garder.

SARTORYS.

Cependant, voyons...

LOUISE, avec tendresse, se levant.

À moins que vous ne soyez mécontents de moi, tous les deux... à moins que ces devoirs

En souriant.

ennuyeux, dont vous m’aviez dit que j’aurais à me charger si je venais ici, vous ne trouviez que je les ai mal remplis, à moins que vous ne déclariez qu’en restant je serais inutile à votre bonheur...

SARTORYS.

Non, certes ! et s’il ne s’agissait que de notre bonheur à nous... mais c’est du vôtre qu’il s’agit.

LOUISE.

Du mien ?

SARTORYS.

Oui, Louise, du vôtre.

LOUISE.

Laissez-moi donc entre vous deux, si vous vous intéressez à mon bonheur... car je ne serai nulle part plus heureuse que je ne le suis ici. Mon bonheur, c’est justement de m’occuper, pour vous, de toutes ces choses dont vous m’avez permis de m’occuper : par exemple, de chercher une gouvernante pour Georges.

Avec une espèce de violence.

Je l’adore, moi, ce Georges !... J’ai toujours pensé que le rôle complet de la femme a deux côtés : l’un qui est tout de jeunesse, de grâce et de plaisir...

Montrant Gilberte.

c’est le sien, à elle ; l’autre, qui est tout de raison, d’ordre... avec un peu d’ennui, c’est bien possible, je ne dis pas le contraire... eh bien ! c’est cela qui me plaît, à moi ; elle vous l’a dit... Et cette partie du rôle, cette partie ingrate et nécessaire, dont vous m’avez demandé comme un service de me charger, je vous demande, moi, comme une grâce de me la laisser... D’ailleurs, si vous vouliez me renvoyer, à présent, je ne m’en irais pas.

SARTORYS, à Gilberte.

Vous avez entendu ?

GILBERTE.

Oui.

SARTORYS.

Vous la connaissez aussi bien que moi : je crois que maintenant il serait inutile...

LOUISE.

Tout à fait inutile.

SARTORYS.

Cependant si vous voulez essayer, vous...

GILBERTE, d’un ton bref.

Oui, je vais essayer.

SARTORYS.

Je n’ai pas changé d’avis, ma chère Louise, et je pense que vous devriez consentir... Mais vous me faites tant de plaisir en refusant que je ne me sens pas la force d’insister... maintenant, du moins.

LOUISE.

Ni maintenant, ni plus tard !...

SARTORYS, lui serrant la main.

Ah ! quant a cela...

LOUISE.

À quoi bon ? Ce que je dis aujourd’hui, vous savez bien que je le dirai toujours.

Sartorys rentre chez lui, à droite.

 

 

Scène XII

 

LOUISE, GILBERTE

 

Gilberte s’est redressée, s’est levée, a passé derrière le piano et se trouve en face de sa sœur qui va sortir à gauche.

GILBERTE.

Où vas-tu ?

LOUISE.

Chercher un livre que Georges me demande et qu’il a laissé dans ta chambre.

GILBERTE.

Georges attendra son livre.

Louise s’arrête et recule étonnée de ce ton et du regard de Gilberte.

Ainsi, ce mariage... tu refuses ?

LOUISE.

Mais... oui, je refuse.

GILBERTE.

Ah !... Et c’est pour continuer à veiller sur notre bonheur à tous les deux ?

LOUISE.

Gilberte !...

GILBERTE, descendant.

En vérité, cela est fort méritoire... et je dois t’en remercier. Ce que je te reprocherai cependant, c’est de ne pas avoir également partagé tes soins... entre nous deux... et de t’être occupée de l’un plus volontiers que de l’autre.

LOUISE, qui est descendue aussi.

Mon Dieu !...

GILBERTE.

Tu t’es occupée de mon mari... tu t’es occupée de mon enfant... mais moi ?... tu m’as un peu négligée, moi... et tu as eu tort... car, si tu avais bien regardé, tu aurais vu que de tous les dangers qui pouvaient menacer cette maison que tu t’étais chargée de défendre, le plus grave assurément était de mon côté.

LOUISE.

Je ne te comprends pas.

GILBERTE.

Il y a une heure, monsieur de Valréas était ici, près de moi, me jurant qu’il m’aimait... Je lui disais, moi, que je ne l’aimais pas...

LOUISE.

Eh bien ?...

GILBERTE.

Cela n’était pas vrai ; je l’aime.

LOUISE.

Ah !

GILBERTE.

Voilà ce que tu n’avais pas vu, ma sœur... et ce que tu aurais dû voir cependant, si tu l’avais bien rempli, ce rôle accepté par toi avec une si héroïque abnégation !

LOUISE.

Gilberte !...

GILBERTE.

Mais peut-être que le trop d’attention que tu apportais d’un côté t’empêchait de regarder de l’autre.

LOUISE.

Ce que tu viens de dire... que tu aimes monsieur de Valréas, cela n’est pas ?

GILBERTE.

Cela est. Il y a deux mois, cela n’était pas... mais, pendant ces deux mois, bien des choses se sont passées... Cet amour a eu le temps de naître et de grandir. Ce qui d’abord n’était qu’un jeu a eu le temps de devenir un danger, un danger tellement sérieux que, voyant que décidément tu ne songeais pas du tout à me sauver, j’ai essayé de me sauver moi-même. Mon mari, mon enfant... j’ai voulu revenir à eux... c’était le meilleur moyen, n’est-ce pas ?... Mais mon enfant n’était plus à moi... Entre lui et moi, toi, toi toujours !...

LOUISE.

Je partirai, Gilberte, je partirai !

GILBERTE.

Tu m’as pris mon enfant, et quant à mon mari...

LOUISE.

Ton mari ?...

GILBERTE.

Sais-tu qu’en te voyant là, près de lui, en me rappelant le passé, en réunissant mes soupçons d’autrefois à mes soupçons d’aujourd’hui ?...

LOUISE.

Tes soupçons ?...

GILBERTE.

Allons, c’est bien ! ne me force pas à dire ce que je ne veux pas...

LOUISE.

Eh ! dis-le donc, ce mot qui te brûle les lèvres !... Ton mari, il y a quatre ans, je l’aimais, n’est-ce pas ?

GILBERTE.

Mais...

LOUISE.

Eh bien ! oui, je l’aimais.

GILBERTE.

Ah !

LOUISE.

Mais lui, c’était toi qu’il aimait ! Alors, croyant que ton bonheur, à toi, serait dans cet amour, j’ai pris moi-même sa main et je l’ai mise dans la tienne, et je l’aimais ! Pour que rien ne t’empêchât de consentir à ce mariage, j’ai fait semblant d’être gaie... j’ai dit que je n’aimais pas... et cependant, oui, au moment où je me sacrifiais ainsi pour vous deux... oui, je l’aimais !

GILBERTE.

Et, du jour au lendemain, n’est ce pas ? cet amour a disparu.

LOUISE.

Non, pas du jour au lendemain... J’ai souffert longtemps, très longtemps...et peut-être que ces souffrances, peut-être que les efforts que j’ai dû faire pour triompher de moi méritaient une récompense autre que celle... Mais tu as donc tout oublié... et tes instances si souvent répétées pour me décider à venir vivre auprès de vous... et l’étonnement que te causaient mes refus ?... Tu as donc oublié que, moi, je refusais toujours ?

GILBERTE.

Mais tu as fini par consentir !

LOUISE.

Parce qu’alors j’étais sûre de moi, parce que je n’aimais plus.

GILBERTE.

Ou parce qu’alors tu pensais que le moment était mieux choisi.

LOUISE.

Gilberte... ce n’est pas toi qui parles ainsi ?...

GILBERTE.

Oui, oui, c’est moi !

LOUISE.

À quel épouvantable sentiment es-tu en proie pour qu’il te vienne de pareilles pensées ?... Voyons... rappelle-toi, est-ce que je voulais venir, moi ? Cette fois comme les autres, est-ce que je ne refusais pas ? Est-ce que ce n’est pas toi qui as voulu ?...

GILBERTE.

Ah ! comme tu as bien su me faire vouloir ce que tu voulais !... Comme tu es habile, ma sœur, et comme je ne suis, moi, qu’une enfant près de toi ! Comme tu savais bien ce que tu faisais, quand, après nous avoir mariés tous les deux, après t’être sacrifiée pour nous, tu refusais tous les mariages que l’on te proposait, à toi !... et comme il t’a suffi d’un instant pour reprendre tout ce que tu te vantais de m’avoir donné !... Comme il est bien à toi, maintenant !

LOUISE, épouvantée.

Je partirai, Gilberte, je partirai !

GILBERTE.

Tu partiras ?... vraiment !... Encore te sacrifier !... Non, ma sœur, ce n’est pas toi qui partiras...

LOUISE.

Comment ?...

GILBERTE.

Le ciel m’est témoin que j’étais sincère en essayant de résister, de me défendre !... Mais je ne suis pas la femme des longs efforts... Et quand je succomberais, j’ai bien le droit d’aimer qui m’aime, après tout, puisque lui et toi..

LOUISE, atterrée.

Que vas-tu faire ?

GILBERTE.

Je m’avoue vaincue... je te cède la place.

Elle remonte.

LOUISE.

Où vas-tu ?...

GILBERTE.

Tu m’en demandes trop !

LOUISE.

Gilberte !...

GILBERTE, furieuse.

Mari, enfant, tu m’as tout pris... c’est bien, garde tout !

Elle se jette dans sa chambre et s’y enferme.

LOUISE, frappant à la porte.

Gilberte ! Gilberte !...

 

 

ACTE IV

 

À Venise, six semaines après. Une salle dans un vieux palais. Sur le devant de la scène, à gauche, une petite table très élégamment dressée ; deux couverts. À droite, fauteuil et petit guéridon ; contre le mur, canapé. Au fond, fenêtres et console. Porte dans le pan coupé à droite ; porte à gauche.

 

 

Scène première

 

ZANETTO, puis PAULINE

 

Au lever du rideau, Zanetto, étendu dans un fauteuil. Entre Pauline par la gauche.

PAULINE.

Vite, Zanetto, vite !... il faut aller chez monsieur de Valréas. Vous lui direz qu’il devait venir déjeuner et qu’on l’attend.

ZANETTO.

Et où avez-vous pris, mademoiselle Pauline, que le métier de Zanetto fût de faire des courses ?

PAULINE, riant.

Mais quel est donc au juste le métier de Zanetto ?

ZANETTO.

Le métier de Zanetto est de porter avec grâce le costume national de Venise ; le métier de Zanetto est de chanter avec une jolie voix les vieux airs du pays... Cependant j’irai chez le seigneur comte pour vous être agréable..

PAULINE.

Et parce que, là, vous êtes bien sûr d’attraper un peu d’argent...

ZANETTO.

Quand cela serait ?... Pauvre Venise !...

Il se lève et regarde autour de lui.

Comme tout cela est beau maintenant, comme tout cela est magnifique ! En moins de six semaines, la signora votre maîtresse a su rendre à ce palais sa splendeur d’autrefois... Ah ! si les Barberini pouvaient revenir, ils seraient flattés... Seulement...

PAULINE.

Seulement ?...

ZANETTO.

Grandes habitudes, la signora... Acheter beaucoup, et, pour le prix, faire attendre... C’est très bon à Paris, cela, parce qu’à Paris les marchands sont riches... mais ici... Ah ! pauvre Venise !... Il y a surtout ce malheureux... un vieil ami de mon père... Matteo Stromboli...

PAULINE.

Est-ce qu’il vous a chargé de ?...

ZANETTO.

Ah ! povero !... Voici sa note.

PAULINE.

Ah !

ZANETTO.

Douze cents francs... une misère pour la signora... une fortune pour ce pauvre Matteo...

PAULINE.

Bien.

Elle prend la note.

Et maintenant, allez où je vous ai dit.

ZANETTO.

J’y vais, vous voyez bien, j’y vais...

PAULINE.

Pas trop vite...

ZANETTO.

Bon !... En ne me pressant pas, je risque de rencontrer le signor comte sur les marches mêmes du palais... et, je le connais, il me paiera tout aussi bien pour la moitié de la course que pour la course tout entière.

Il sort à droite.

 

 

Scène II

 

PAULINE, puis GILBERTE

 

PAULINE.

Ils sont très aimables, les gens d’ici, mais très nets... Il n’y a pas à dire, on commence à nous réclamer ce que nous devons...

Imitant Zanetto.

Douze cents francs... une misère... Oui, mais douze cents francs ici...

Prenant d’autres factures dans un tiroir.

et trois mille francs là... et puis encore deux mille, et puis, et puis... tout cela finit par faire une petite somme...

Entre Gilberte par la gauche. Pauline cache les factures dans sa poche.

GILBERTE.

Tu as envoyé ?...

PAULINE.

Oui, madame, mais Zanetto vient seulement de partir.

GILBERTE.

Ah !... bien.

PAULINE, à part, regardant la note remise par Zanetto.

Il faut pourtant que je me décide à parler.

GILBERTE.

Pauline.

PAULINE.

Madame ?...

GILBERTE.

Tu es une excellente fille, Pauline, et c’est vraiment bien à toi d’être venue me retrouver...

PAULINE.

Je n’ai jamais été qu’au service de madame... alors, dès que j’ai su où était madame, j’ai pensé que je devais...

GILBERTE.

Je t’en suis reconnaissante... Mais qu’est-ce qui se passe ? voyons, tu es là à tourner... tu as quelque chose !

PAULINE.

Mon Dieu, madame...

GILBERTE.

Qu’est-ce que ce papier que tu tiens ?

PAULINE.

C’est une note, madame...

GILBERTE.

Une note ?

PAULINE.

Je suis désolée d’avoir à parler à madame... mais il y a de petites réclamations d’argent...

GILBERTE.

Des réclamations ?...

À part, avec un sourire un peu triste.

C’est vrai, je n’avais pas pensé à cela...

Haut.

Eh bien, donne...

PAULINE.

Voilà, madame...

Elle lui remet la note.

Mais il y en a encore d’autres, qui montent bien à une dizaine de mille francs.

GILBERTE.

Où sont-elles ?

PAULINE, tirant les factures de la poche de son tablier.

Je les ai là.

GILBERTE.

Donne, alors, donne tout cela...

Regardant les factures.

Me voilà avec des dettes, moi !... Je n’avais pas songé à cela quand j’ai renvoyé au notaire... Enfin, je m’adresserai à mon père... N’aie pas peur, Pauline, nous paierons, nous paierons...

Entre un domestique apportant des journaux qu’il met sur une console et une lettre que Pauline donne à Gilberte.

Ah !... c’est du docteur...

Le domestique sort. Gilberte prend la lettre et la lit avec émotion ; quand elle a lu, elle s’aperçoit que Pauline n’est pas sortie et semble attendre quelque chose.

PAULINE.

Pardonnez-moi, madame... c’est que madame a dit que cette lettre était du docteur, et alors... pardonnez-moi...

GILBERTE, très émue.

Alors, tu désirerais savoir ?...

PAULINE.

Oui... si monsieur Georges...

GILBERTE.

Il va bien... les nouvelles sont bonnes, très bonnes...

PAULINE.

Très bonnes ?

GILBERTE.

Oui... Georges va bien... et...

Avec effort et rapidement.

et son père, qui pendant près d’un mois a été en danger de mort, est sauvé maintenant... C’est cela que tu avais envie de savoir, n’est-ce pas, Pauline ?... Eh bien, mais... je le comprends... et tu avais bien le droit de me le demander.

PAULINE.

Ah ! madame... madame...

GILBERTE.

C’est bien, Pauline, c’est bien...

Pauline sort. Silence. Gilberte promène lentement ses regards autour d’elle.

Une heure de colère, et voilà où j’en suis arrivée !... ah !... Enfin, il n’est plus temps maintenant...

 

 

Scène III

 

GILBERTE, VALRÉAS

 

VALRÉAS.

Gilberte !....

GILBERTE.

Ah !

ZANETTO, entrant avec le domestique.

Leurs Excellences sont servies...

GILBERTE.

C’est bien, Zanetto, c’est bien.

Zanetto sort.

Allons, venez...

VALRÉAS.

Je suis un peu en retard...

GILBERTE, allant à la table.

Cela n’est rien...

Ils s’asseyent.

VALRÉAS.

Mais, si fait, cela est quelque chose... Pouvez-vous croire que s’il n’y avait pas des raisons ?... Je vais vous dire...

GILBERTE, inquiète.

Vous allez me dire ?...

VALRÉAS.

Sans doute... Ma mère est ici depuis trois jours... Vous ne pouviez pas savoir...

GILBERTE.

Je le savais.

VALRÉAS.

Comment ?

GILBERTE.

Oui, rappelez-vous... il y a trois jours, comme aujourd’hui, vous étiez arrivé en retard... c’était la première fois, et vous aviez un air si singulier !... Je n’ai pas pu y tenir, et, une fois que vous avez été parti...

VALRÉAS, souriant.

Une fois que j’ai été parti ?...

GILBERTE.

Eh bien, mais... une femme se cachant dans une gondole et suivant un jeune homme qui s’en va dans une autre gondole... qu’y a-t-il de plus vénitien ?... Et c’est comme cela que j’ai découvert que votre mère était à Venise.

VALRÉAS.

Vous le saviez... et vous ne m’en parliez pas !

GILBERTE.

Je n’osais pas... j’avais si peur !

VALRÉAS.

Si peur ?...

GILBERTE.

Oh ! oui... Et si je suis un peu rassurée maintenant, c’est que je vous vois rire, et que je me doute bien que, puisque vous riez, je n’ai rien à craindre...

VALRÉAS.

Et de quoi donc aviez-vous peur ?

GILBERTE.

Elle me hait, n’est-ce pas ?

VALRÉAS.

Oh ! ma mère m’aime tant qu’elle ne saurait haïr ceux qui me...

GILBERTE.

...Ceux qui vous aiment. Pourquoi ne le dites-vous pas ?

VALRÉAS.

Ceux qui m’aiment, là !...

GILBERTE.

Mais elle voudrait nous séparer ?

VALRÉAS.

Ma mère va passer une partie de l’hiver à Rome, elle avait espéré, m’a-t-elle dit, que je l’accompagnerais...

GILBERTE.

Ah !... Et alors, vous ?...

VALRÉAS.

Comment pouvez-vous douter de moi ?... Ma mère doit partir demain matin ; elle partira seule.

GILBERTE.

Bien vrai ?

VALRÉAS.

Mais sans doute !...

GILBERTE.

 Comment partira-t-elle seule ?... Monsieur et madame de Cambri, qui sont venus avec elle, la laisseront donc ?...

VALRÉAS.

Ah ! vous savez aussi que monsieur de Cambri ?...

GILBERTE.

Monsieur et madame... mon Dieu, oui, je sais...

Avec tristesse.

Et pourquoi ne l’avouerais-je pas ?... j’avais presque espéré que la baronne viendrait.

VALRÉAS.

Gilberte...

GILBERTE.

Mais, que m’importe, après tout ?... pourvu que vous me restiez, vous !... Toute ma vie est en vous maintenant, je ne dois pas l’oublier, et je serai heureuse tant que vous non plus ne l’aurez pas oublié.

VALRÉAS.

Pourquoi dire de semblables paroles ?... Vous savez bien que, moi, je ne l’oublierai jamais.

GILBERTE.

Oui, je le sais.

ZANETTO, apportant un plateau.

Le café et le thé de Leurs Excellences.

VALRÉAS.

Bien, Zanetto, bien... et donne-nous ce journal.

ZANETTO.

Le Figaro ?

VALRÉAS.

Oui.

Il prend le journal.

Tiens ! une première au Palais Royal... On commencera à huit heures demie.

GILBERTE.

Nous n’aurons jamais le temps d’arriver.

VALRÉAS.

Oh ! non... nous sommes un peu loin, d’abord... et puis, comme c’est le journal d’il y a deux jours...

GILBERTE, se levant.

Et qu’y avait-il de nouveau, il y a deux jours ?...

VALRÉAS.

Voyons un peu, voyons....

Lisant.

« L’Isthme de Suez... » Ça vous est égal ?...

GILBERTE.

Complètement !

VALRÉAS.

Tiens... tiens...

Lisant.

« La pluie a fait le plus grand tort aux premières courses du printemps... »

GILBERTE.

Après ?...

VALRÉAS.

Encore l’Isthme... Ah ! là... voyez... là... une chose assez drôle prise dans la Vie Parisienne... vous avez lu ?

GILBERTE, après avoir lu par-dessus l’épaule de Valréas.

Oui !

Tous deux rient légèrement.

VALRÉAS.

Et, les théâtres... qu’est-ce qu’ils jouent maintenant, les théâtres ?... La Juive...

GILBERTE, lisant.

Les Faux Ménages...

VALRÉAS.

Le Premier Jour de Bonheur.

GILBERTE.

Britannicus à l’Odéon... à la Porte-Saint-Martin, Patrie...

À mesure qu’ils lisent le titre des pièces, leur voix devient grave, triste même à la fin. Le journal tombe des mains de Valréas. Tous deux restent un instant silencieux, puis se regardent.

VALRÉAS.

Eh bien ! Gilberte ?...

GILBERTE.

Comme c’est drôle qu’en lisant ce journal !...

VALRÉAS.

C’est vrai, pourtant !

GILBERTE.

Vous ne regrettez pas, au moins...

VALRÉAS.

Moi !...

GILBERTE.

Dites... vous ne regrettez pas ?...

VALRÉAS.

Par exemple !...

GILBERTE.

Vous m’aimez bien, n’est-ce pas ?

VALRÉAS.

Oui, je vous aime !

Entre Pauline.

 

 

Scène IV

 

GILBERTE, VALRÉAS, PAULINE, puis LE BARON et LA BARONNE

 

PAULINE, venant de la droite.

Ah ! madame...

GILBERTE.

Qu’est-ce donc ?

PAULINE.

Monsieur de Cambri, madame !... monsieur de Cambri avec madame !

GILBERTE, avec joie.

Ah !

Entre la baronne ; les deux femmes s’embrassent longuement. Pauline sort.

LA BARONNE.

Ah ! ma chère...

GILBERTE.

Que vous êtes bonne d’être venue !

LA BARONNE.

D’abord, si monsieur de Cambri n’avait pas consenti à venir avec moi, je me serais échappée et je serais venue toute seule...

Elles vont s’asseoir sur le canapé.

VALRÉAS, au baron.

Je vous remercie.

LE BARON, bas.

Ne me remerciez pas... je suis venu parce que ce que j’étais chargé de vous dire devait vous être dit tout de suite...

VALRÉAS, bas.

Ce que vous étiez chargé ?...

LE BARON.

Sartorys est ici depuis ce matin.

VALRÉAS.

Sartorys ?... Ah ! je vois maintenant pourquoi vous avez laissé venir la baronne. Comme cela, au moins, s’il arrive quelque chose, Gilberte aura près d’elle...

LE BARON.

Oui, c’est à cela que j’ai pensé.

VALRÉAS, à lui-même.

Sartorys !...

LE BARON.

Ne vous attendiez-vous pas ?...

VALRÉAS.

Il y a des choses que l’on est sûr de voir arriver, et auxquelles cependant on ne pense presque jamais...

En souriant, à lui-même.

La mort, par exemple.

Il va vers les deux femmes.

Que de choses vous devez avoir à vous raconter !

Elles se lèvent.

LA BARONNE.

Je crois bien !...

VALRÉAS.

Nous allons, si vous le voulez, vous laisser bavarder un peu ensemble.

GILBERTE.

Vous allez chez votre mère ?

VALRÉAS.

Oui.

GILBERTE.

Mais... vous reviendrez ?...

VALRÉAS.

Sans doute !... Monsieur de Cambri, tout a l’heure, reviendra chercher madame... et moi, je reviendrai avec lui.

GILBERTE.

À bientôt, alors !...

VALRÉAS.

Oui, à bientôt !...

À la baronne.

Madame...

Bas, au baron qui l’attend.

Mais si la baronne allait lui dire !...

LE BARON, bas.

La baronne ne sait pas que Sartorys est ici.

VALRÉAS, revenant à Gilberte et contenant avec peine son émotion.

Adieu !...

GILBERTE.

À tout à l’heure.

VALRÉAS.

Oui, à tout à l’heure.

Valréas et le baron sortent.

 

 

Scène V

 

GILBERTE, LA BARONNE

 

GILBERTE, la faisant asseoir dans un fauteuil.

Mettez-vous là, maintenant, et... Paris... dites-moi ce qui se passe à Paris ?

Elle a pris une chaise.

LA BARONNE.

À Paris ?

GILBERTE.

Mon fils ?...

LA BARONNE.

Il va très bien ; je l’ai vu...

GILBERTE.

Vous l’avez vu ?

LA BARONNE.

Oui... il y a huit jours ; la veille même de mon départ... Je l’ai vu avec sa gouvernante ; je l’ai embrassé, une fois pour moi et je ne sais combien de fois pour vous.

GILBERTE, embrassant la baronne.

Merci ! et... Louise ?...

LA BARONNE.

Elle était chez son père, vous savez...

GILBERTE.

Je sais...

LA BARONNE.

Dès qu’il a été bien certain que monsieur de Sart...

Se reprenant.

Dès qu’il a été bien certain que tout danger avait disparu... Louise et monsieur Brigard ont quitté Paris ; ils sont retournés aux Charmerettes...

GILBERTE, tristement.

Aux Charmerettes ?...

LA BARONNE.

Oui.

GILBERTE.

Et moi... que dit-on de moi, là-bas ?

LA BARONNE.

Mais... on ne dit plus rien.

GILBERTE, après un silence.

Plus rien !

LA BARONNE.

Songez donc !... au bout de six semaines !... Par exemple, pendant les quinze premiers jours... mais n’ayez pas peur... il y a eu comme un mot d’ordre donné tout de suite... il a été de bon goût de vous défendre...

GILBERTE.

Ah !

LA BARONNE.

Et puis le notaire de monsieur de Sartorys a été bavard... on a su ce que vous aviez fait : ces deux millions, votre dot, que ce notaire vous avait envoyés ici... on a su que vous les aviez renvoyés immédiatement, courrier par courrier...

GILBERTE.

N’était-ce pas mon devoir ?... Cette fortune appartenait, non à moi, mais à mon fils.

LA BARONNE.

Enfin vous avez renvoyé deux millions... Et bien des femmes dans ce monde... Ça a fait le meilleur effet. Les plus sévères, après cela, vous plaignaient ; les autres vous admiraient presque...

Gilberte la regarde.

C’est si beau, le courage, et c’est si rare !...

GILBERTE.

Ainsi, là, vraiment, on ne m’a pas trop accablée ?

LA BARONNE.

Mais non, et plus d’une peut-être vous a enviée tout bas, et n’a pas eu tort... car vous êtes heureuse ?...

GILBERTE.

Heureuse ?

LA BARONNE.

Oui ?...

GILBERTE.

Certes je suis heureuse...

Avec une sorte de terreur.

Et que deviendrais-je, mon Dieu, si je ne l’étais pas !

Elles se lèvent.

LA BARONNE.

Savez-vous que vous êtes bien ici et que c’est charmant, ce vieux palais !...

Regardant par une fenêtre.

Et qu’est-ce que l’on voit là-bas ?...

GILBERTE.

C’est le Lido.

LA BARONNE.

Le Lido !... À la bonne heure !... voilà comment je comprends...

S’arrêtant et changeant de ton.

Ah ! je vous aime trop, moi, pour vous juger, mais ceux qui vous jugeront, et vous jugeront le plus sévèrement, seront au moins forcés d’avouer que vous avez su éviter les deux choses les plus haïssables qui soient au monde : vous n’aurez pas menti et vous n’aurez pas été ridicule !... Je me rappelle, après le premier éclat de madame de Rions, être allée visiter la chambre d’hôtel garni... vous savez... la chambre... Ah ! ma chère... c’était navrant ! de vilains vieux meubles, et sur les murs... quel papier !... Poniatowski sautant dans l’eau avec son cheval... Ce sujet était reproduit je ne sais combien de fois autour de la chambre... Vous imaginez-vous cette malheureuse femme, au milieu de ces deux ou trois cents Poniatowski !... Navrant ! navrant !... tandis qu’ici...

GILBERTE.

Voyons, ma chère, voyons...

LA BARONNE.

Pardonnez-moi... mais c’est qu’en vérité j’ai beau faire, je ne peux pas arriver à vous trouver si à plaindre !... Il vous aime... Ah ! vous n’avez pas besoin de répondre... je l’ai bien vu là... tout à l’heure, quand il vous a quittée.

GILBERTE.

Oui, il m’aime...

LA BARONNE.

Lui !... Qui est-ce qui aurait jamais dit que lui ?...

GILBERTE.

Pourquoi n’est-ce pas lui que j’ai épousé ? J’ai pensé à cela, quand vous avez parlé des Charmerettes... Vous rappelez-vous... il y a cinq ans ?...

LA BARONNE.

Je me rappelle...

GILBERTE.

Il avait demandé ma main, lui aussi... Et, tout naturellement, comme c’était lui... on ne s’était pas même donné la peine... Pourtant, si je l’avais épousé, lui, je ne serais pas ici...

LA BARONNE, d’un air de doute.

Heu ! heu !...

GILBERTE.

Qu’est-ce que vous dites ?

LA BARONNE.

Moi ? rien...

GILBERTE.

Mais, si fait, j’ai bien entendu...

Entre Pauline, très émue.

 

 

Scène VI

 

GILBERTE, LA BARONNE, PAULINE, puis SARTORYS

 

PAULINE.

Madame !... madame !...

GILBERTE.

Eh bien ! Pauline... Mon Dieu ! Pauline, qu’y a-t-il donc ?

PAULINE.

C’est...

Elle lui parle bas.

GILBERTE.

Ah !...

PAULINE.

Il est là, madame !

GILBERTE, à la baronne.

Venez... je vous en prie.

LA BARONNE.

Que vous arrive-t-il, ma chère ?

GILBERTE, lui montrant la porte de sa chambre.

Vite, je vous en prie, entrez là. Et n’en sortez pas avant que moi-même j’aille vous le dire !

LA BARONNE.

Gilberte, ma chère Gilberte !...

GILBERTE.

Mais ne partez pas, au moins !... J’aurai besoin de vous, sans doute... Vous me le promettez, n’est-ce pas ?... vous resterez... Ne m’abandonnez pas !

LA BARONNE.

Certes, je resterai...

GILBERTE.

Bien.

Ouvrant la porte.

Là... alors... et attendez-moi...

La baronne entre dans la chambre.

Maintenant...

Pauline va au fond de la scène. Sartorys paraît, pâle, maigri, effroyablement changé. Silence. Sur un geste de Gilberte, Pauline sort.

 

 

Scène VII

 

GILBERTE, SARTORYS

 

GILBERTE.

Vous ?

SARTORYS.

Moi.

GILBERTE.

J’ai su que vous aviez été très malade, mais que depuis... heureusement...

SARTORYS.

Oui, j’ai failli mourir... Je ne suis pas mort... alors... dès que j’ai eu la force... comme j’avais quelque chose à terminer avec vous... je suis venu.

GILBERTE.

Quelque chose à terminer ?...

SARTORYS.

Oui... Il s’agit de...

Il chancelle, s’appuie sur le dossier du fauteuil : Gilberte veut aller à lui ; il l’arrête du geste.

Ce n’est rien... Je vous demande pardon... je suis encore très... J’ai la gorge en feu... je puis à peine parler... de l’eau... je voudrais...

GILBERTE.

De l’eau ?...

Elle va à la table, met de l’eau dans l’un des deux verres et vient vers son mari. Celui-ci a vu les deux couverts : il les montre à Gilberte et repousse le verre. Gilberte recule, désespérée, et remet le verre sur la table.

Mon Dieu !

SARTORYS.

Il s’agit de votre fortune.

GILBERTE.

De ma fortune ?...

SARTORYS.

Oui... de votre dot... Cet argent que vous avez renvoyé, il faut que vous le repreniez. Je ne veux pas que vous soyez exposée à...

GILBERTE.

J’ai répondu déjà...

SARTORYS.

Je sais... je sais... il faudra cependant...

GILBERTE.

Non, vous dis-je, je ne reprendrai rien...

SARTORYS.

Me forcerez-vous donc à vous donner une autre raison ?

Gilberte le regarde d’un air effrayé.

Je ne veux pas que mon fils ait un sou de cette fortune... Je ne veux pas... vous entendez !

GILBERTE.

Ah !...

SARTORYS.

Et comme il ne fallait pas qu’une autre personne eût à vous dire... je suis venu moi-même... et je vous laisse ceci.

Il dépose un pli cacheté sur le guéridon et fait un pas pour sortir.

GILBERTE.

Vous partez ?

SARTORYS.

Oui... maintenant que tout est terminé comme je le voulais...

GILBERTE.

Vous allez vous battre ?...

SARTORYS.

Oui, certes, je vais me battre !... Et je vous jure bien que si j’avais eu assez de force pour venir plus tôt... Vous n’en doutez pas, je suppose ?...

GILBERTE.

Vous battre !... à cause de moi... Deux hommes s’entre-tuer... à cause de moi, Froufrou !... Est-ce que cela est possible ?... Songez donc... Froufrou !... des fêtes, des chiffons... toute ma vie était là... C’est pour cela que j’étais faite... pour cela seulement. Qui donc m’a jetée au milieu de ces choses terriblement sérieuses et qui m’épouvantent !

Il veut sortir, elle l’arrête.

Vous ne vous battrez pas !... Un homme comme vous se battre à cause d’une femme comme moi !... Voyez-vous, vous m’avez toujours placée beaucoup plus haut qu’il ne fallait... Je m’en apercevais bien... et je ne disais rien... j’avais tort. Mais je ne vous laisserai pas aller jusqu’à tuer un homme... Non, je ne veux pas !... je ne veux pas... Ah ! je n’oublie rien... mon Dieu ! Ce que j’ai fait, je pourrais dire cependant que je ne l’ai fait que dans un moment de folie... Cette scène avec Louise... ah ! je sais maintenant que j’avais tort et j’en demande pardon... pourtant, si cette scène n’avait pas eu lieu, moi, je n’aurais pas... Mais je ne veux pas chercher à me défendre... Vous devez vous venger... oui, je le comprends... vengez-vous donc, mais autrement... Vous battre ?... non... quant à cela, je vous l’ai dit, je ne veux pas !... Mais n’est il pas d’autres moyens de satisfaire votre honneur ?...

SARTORYS.

Mon honneur !...

GILBERTE.

Le monde !... mais vous savez bien que, quoi que vous puissiez faire, le monde ne doutera jamais de votre courage.

SARTORYS.

Ah ! vous vous trompez bien si vous croyez que c’est de mon honneur qu’il s’agit maintenant, et que je m’occupe un instant de ce que le monde a pu penser de votre faute et de ce qu’il pourra penser de ma vengeance !... Je ne suis pas un mari qui vient tuer l’amant de sa femme... Je vous aimais ; vous m’avez trahi parce que vous en aimiez un autre... et je vais essayer de tuer cet autre. Voilà tout. Cela est net.

Il se dirige vers la porte.

GILBERTE.

Non, non... je ne veux pas... Moi seule, je suis coupable ! Écrasez-moi... mais moi, moi seule !...

Elle se cramponne à lui. Il essaye de se dégager.

SARTORYS.

Laissez-moi !...

GILBERTE.

Quelle vengeance vous faut-il ?... Voulez-vous que moi je disparaisse ?... Ah ! je ne parle pas de mourir... je n’en aurais pas le courage... mais il y a des couvents... Tenez... tout près d’ici, justement, il y en a un... plusieurs fois, en passant devant, j’en ai regardé lu porte... J’y puis aller frapper... Vous-même vous pourrez m’y conduire... Cette porte retombera sur moi... et jamais, plus jamais, on n’entendra parler de la femme qui vous a offensé.

SARTORYS, essayant toujours de se dégager.

Voyons... je vous ai dit...

GILBERTE.

N’est-ce pas assez, cela ? mon Dieu !... Si ce n’est pas assez, cherchez un autre châtiment... J’accepte tout. Oui, tout, vous entendez... Mais ne me condamnez pas à vivre avec cette horrible pensée qu’un homme est mort à cause de moi !...

SARTORYS, essayant d’écarter les doigts de Gilberte.

Tout cela est inutile...

GILBERTE.

Par grâce !... par pitié !...

SARTORYS.

Non !

GILBERTE.

Henri !...

SARTORYS, cherchant à se débarrasser d’elle par la force.

Ah !

GILBERTE, folle, mourante.

N’y va pas, je t’aimerai !...

SARTORYS.

Ah ! ah !

Elle s’est évanouie en tenant toujours les mains de son mari. Celui-ci fait quelques pas avec elle ; il finit par écarter les doigts crispés de Gilberte. Elle, alors, tombe sur le canapé. Il va pour sortir ; au fond de la scène il s’arrête, revient, regarde Gilberte évanouie et, pendant quelques instants, demeure éperdu. La baronne paraît sur le seuil de la porte. Sartorys  alors, sans rien dire, lui montre Gilberte et sort.

LA BARONNE.

Gilberte !... Gilberte !...

 

 

Scène VIII

 

GILBERTE, LA BARONNE, puis LE BARON

 

GILBERTE.

Elle revient lentement à elle et ouvre les yeux. Où est-il ?

LA BARONNE.

Parti...

GILBERTE.

Parti !...

Elle veut se lever.

LA BARONNE.

Calmez-vous !

GILBERTE, se levant.

Il est allé se battre...

Regard de la baronne.

Il me l’a dit !

LA BARONNE.

Ah !...

GILBERTE.

Je veux aller... Je veux empêcher...

LA BARONNE.

Aller où ?... vous ne savez pas...

GILBERTE.

Je trouverai.

LA BARONNE.

Et quand même vous trouveriez !... Non... restez ici... Je comprends maintenant... monsieur de Cambri savait tout... Il a voulu que je fusse près de vous... Il a bien fait.

GILBERTE.

Je vous en prie... laissez-moi...

LA BARONNE.

Non !... je ne vous laisserai pas sortir...

Elle la fait asseoir sur le fauteuil.

GILBERTE.

Mais que faire, alors ?

LA BARONNE.

Attendre... Monsieur de Cambri viendra tout à l’heure.

GILBERTE.

Attendre ?

LA BARONNE.

Oui.

GILBERTE.

Ah !

LA BARONNE.

Ce n’est qu’un duel, après tout... Combien en avons-nous déjà vu, de duels !... et jamais...

GILBERTE.

Oh ! mais celui-là...

Frappée d’une idée.

Ah !...

Elle se lève.

LA BARONNE.

Quoi donc ?

GILBERTE, marchant agitée.

Il ne se défendra pas !... j’en suis sûre... Pourquoi tout à l’heure n’ai-je pas dit qu’il ne se défendrait pas ?... C’est cela qu’il fallait dire... Si j’avais dit cela, il n’y aurait pas eu de duel !...

Elle rencontre une chaise, et, machinalement, la traîne derrière elle.

LA BARONNE.

Gilberte !...

GILBERTE, se laissant tomber sur la chaise, la baronne se met à genoux devant Gilberte et l’embrasse.

Mon Dieu ! être là... inutile... attendre... et ne pouvoir faire autre chose qu’attendre !...

Silence, prolongé autant qu’il est possible.

Il y a trois mois, tout au plus... vous rappelez-vous ?... dans je ne sais quel petit théâtre... on avait réuni les deux avant-scènes... et nous étions là, avec la comtesse Ismaïl et madame de Lauwereins... Nous étions là toutes les quatre... en rang... et l’on nous regardait...Tout à coup, dans un entr’acte... sans aucune raison... je me suis mise à rire et à battre des mains en disant : « Comme je m’amuse !... Comme je suis heureuse !... » Vous ne vous rappelez pas ?...

LA BARONNE.

Oui... je me rappelle !...

GILBERTE.

Monsieur de Cambri ne revient pas... on les aura empêchés de se battre, peut-être...

Encore un silence.

Ah ! Écoutez...

LA BARONNE.

Je n’entends rien.

GILBERTE.

Si fait, quelqu’un vient...

Elle se relève brusquement.

J’ai bien entendu.

Entre le baron, très pâle.

Mon Dieu... Je n’ose pas...

Au baron.

Mon mari ?...

LE BARON.

Rien, lui...

GILBERTE.

Et ?...

Le baron ne répond pas.

Il est mort ?...

LE BARON.

Non, blessé seulement, mais...

GILBERTE.

Mais ?...

LE BARON.

Dangereusement blessé !

GILBERTE.

C’est bien... je vais...

LE BARON.

Non... vous ne pouvez pas.

GILBERTE.

Comment, je ne peux pas !... Ah bien ! si vous croyez que quelque chose m’empêchera !

LE BARON, l’arrêtant.

Sa mère... Elle est près de lui...

GILBERTE.

Sa mère ?...

LE BARON.

Oui.

GILBERTE.

Ah ! vous avez raison... Si sa mère est... moi, je ne peux pas, alors...

Elle chancelle, la baronne approche une chaise. Gilberte tombe anéantie.

C’est bien... c’est très bien !...

 

 

ACTE V

 

Même décor qu’aux deuxième et troisième actes. Air d’abandon : plus de fleurs, plus de jardinières, plus de musique sur le piano. Le noir : une lampe allumée sur le guéridon.

 

 

Scène première

 

LA GOUVERNANTE, GEORGES, puis PAULINE, enfin SARTORYS

 

LA GOUVERNANTE, lisant, assise près du guéridon avec Georges.

« Le prince était parvenu jusqu’à la porte du jardin. Cet obstacle aurait terminé sa course, puisque tout l’art et toutes les forces du monde ne pouvaient faire ouvrir une porte que l’enchantement tenait fermée, sans la bague que ce prince avait au doigt, et que la fée lui avait donnée pour le garantir des supercheries de l’enchanteur Merlin. Il posa, par hasard, la main sur cette porte : dès que le talisman l’eut touchée, elle s’ouvrit, et le prince se mit à courir les champs pour retrouver la princesse. Après l’avoir cherchée pendant deux ans par toute la terre, il eut le bonheur de la rencontrer, et il la ramena chez elle. »

GEORGES.

Et pourquoi le prince courait-il comme ça après la princesse ?

LA GOUVERNANTE.

Mais... parce qu’il l’aimait bien.

GEORGES.

Et il a fini par la retrouver ?

LA GOUVERNANTE.

Vous avez entendu... Après l’avoir cherchée pendant deux ans par toute la terre, il a eu le bonheur...

GEORGES.

Dites donc... si vous vouliez... mais il ne faudrait en parler à personne !...

LA GOUVERNANTE.

Si je voulais ?...

GEORGES.

Si vous vouliez, nous partirions tous les deux.. et nous irions chercher maman par toute la terre !

La gouvernante embrasse l’enfant. Entre un domestique.

LE DOMESTIQUE.

Mademoiselle...

LA GOUVERNANTE.

Qu’est-ce que c’est ?

LE DOMESTIQUE.

C’est Pauline, l’ancienne femme de chambre de madame...

LA GOUVERNANTE.

L’ancienne femme de chambre ?...

LE DOMESTIQUE.

Oui, elle est là... Elle dit qu’elle voudrait voir monsieur Georges...

LA GOUVERNANTE.

Mais... je ne sais pas si je dois permettre...

LE DOMESTIQUE.

Elle ne resterait qu’une minute...

LA GOUVERNANTE.

Vraiment, je ne sais pas si je dois permettre...

Un peu émue.

Je ne sais pas non plus si je dois empêcher...

Entre Pauline. Elle s’arrête an fond.

PAULINE.

Ah ! mademoiselle, je vous en prie...

Le domestique sort.

GEORGES, courant à Pauline.

C’est Pauline !...

PAULINE.

Vous m’avez reconnue, monsieur Georges ?

GEORGES.

Je t’ai reconnue tout de suite.

PAULINE.

Comme vous voilà grand, maintenant, et comme vous êtes gentil !

GEORGES.

Il y a longtemps que je ne t’avais vue...

PAULINE.

Oui, longtemps... il y a plus de six mois...

GEORGES.

Tu étais partie ; pourquoi ça ?

PAULINE.

Pourquoi ?...

GEORGES.

Et maman ?...

PAULINE.

Ah !...

Moment de silence. Entre Sartorys par la droite.

SARTORYS, à la gouvernante.

Emmenez Georges, mademoiselle.

Il embrasse son fils.

LA GOUVERNANTE.

Mon Dieu, monsieur... j’ai eu tort peut-être...

SARTORYS.

Je ne vous adresse aucun reproche. Emmenez Georges.

La gouvernante sort par la droite avec l’enfant.

 

 

Scène II

 

SARTORYS, PAULINE

 

PAULINE.

Je vous demande pardon, monsieur...

SARTORYS.

Bien, bien... Depuis quand êtes-vous à Paris ?

PAULINE.

Depuis hier...

SARTORYS.

Et vous y êtes... seule ?

PAULINE.

Non, monsieur... mademoiselle Louise y est aussi, avec monsieur Brigard et...

SARTORYS.

Et ?...

PAULINE.

Oui, monsieur.

SARTORYS, à lui-même.

Près de moi... à Paris !...

PAULINE.

Oh ! nous ne faisons que traverser... Nous repartons demain pour aller dans le Midi : les médecins ont dit qu’il fallait absolument...

SARTORYS.

Les médecins ?...

PAULINE.

Oui, monsieur ; nous nous sommes arrêtés ici pour les consulter, et c’est alors que, moi, j’ai pensé que si madame pouvait avoir des nouvelles de son fils, cela lui ferait plus de bien que tout ce que diraient les médecins... et je suis venue sans en parler à personne...

SARTORYS.

Ainsi, Pauline, elle est en danger ?

PAULINE.

Oui, monsieur...

SARTORYS.

Pas en danger de mort, cependant... pas en danger de mort ?

PAULINE.

Je ne pense pas...

SARTORYS.

Vous ne pensez pas ?...

PAULINE.

J’ai eu bien plus peur, évidemment, bien plus peur, il y a six mois, le jour où monsieur...

Elle s’arrête.

SARTORYS.

Parlez, Pauline, je vous en prie, parlez...

PAULINE.

J’ai bien cru, alors, que madame était perdue... Cela a duré trois jours... Madame de Cambri et moi, nous la soignions comme nous pouvions, mais, à chaque instant, il nous semblait qu’elle allait mourir... Après ces trois jours, mademoiselle Louise est arrivée. Madame ne la reconnaissait pas, d’abord ; à la fin, elle l’a reconnue... Mademoiselle Louise l’a prise dans ses bras, et madame a pleuré... Mademoiselle Louise la tenait embrassée, et toutes deux elles pleuraient sans rien dire... À dater de ce moment, madame a commencé à aller mieux. Au bout de quelque temps, nous avons pu partir et retourner aux Charmerettes, où le père de madame nous attendait.

SARTORYS.

Et là-bas, n’est-ce pas ? elle a continué à aller mieux ?...

PAULINE.

Oui, pendant les deux premiers mois, on a pu croire... Elle était cependant bien pâle et elle avait un sourire bien triste... Ah ! monsieur, si vous saviez quel effet cela faisait de la voir ainsi... et avec une méchante petite robe noire qu’elle ne quitte jamais, elle qui autrefois !...

SARTORYS.

Autrefois !...

PAULINE.

Et puis madame était toujours chez les pauvres, chez les malades... À la fin, il est arrivé ce qui devait arriver : après avoir passé plusieurs nuits auprès d’une pauvre vieille femme qu’elle a sauvée, elle est tombée à son tour... Quand elle a voulu se relever, elle n’a pas pu. Alors, les médecins sont venus. Ceux de là-bas l’ont renvoyée à ceux d’ici ; ceux d’ici ont décidé, ce que j’ai dit à monsieur tout à l’heure, qu’il fallait aller dans le Midi... que là, madame se remettrait sans doute...

Entre un domestique.

LE DOMESTIQUE.

Monsieur, c’est mademoiselle Louise.

SARTORYS.

Louise !...

PAULINE.

Ah ! monsieur, pour que mademoiselle Louise vienne ici, il faut...

SARTORYS.

Que dites-vous ?

PAULINE.

Il faut que madame soit bien mal !

SARTORYS, lui montrant une porte.

Par là... Vous trouverez Georges... Vous pourrez l’embrasser avant de partir... Par là... allez vite.

Pauline sort par la droite. Sartorys a fait un signe au domestique : celui-ci est sorti par le fond ; Louise paraît presque aussitôt.

 

 

Scène III

 

SARTORYS, LOUISE

 

LOUISE.

L’enfant !

SARTORYS.

Louise...

LOUISE.

Son enfant... Vous ne vous opposerez pas à ce qu’elle voie son enfant avant de mourir !...

SARTORYS.

Avant de ?...

LOUISE.

Oui, avant de mourir.

SARTORYS.

Ah !...

LOUISE.

Vous ne m’avez pas répondu...

SARTORYS.

Georges est là.

Il fait un mouvement pour sonner.

Il va venir, vous l’emmènerez.

LOUISE.

Je l’emmènerai ?...

SARTORYS.

Sans doute... N’est-ce pas cela que vous m’avez demandé ?

LOUISE.

Oui ! c’est cela que je vous ai demandé, mais j’espérais que, vous, vous trouveriez autre chose à me répondre.

SARTORYS.

Et quoi donc ?

LOUISE.

Son enfant... ce serait trop vous demander peut-être... j’espérais que vous le lui amèneriez vous-même, que vous la verriez... et qu’une parole de pardon...

SARTORYS.

De pardon !...

LOUISE.

Henri...

SARTORYS.

Ah ! si c’est cela que vous voulez !...

LOUISE.

Elle va mourir.

SARTORYS.

Mourir... ah ! Louise... Ah ! si je pouvais... J’ai le cœur déchiré par la plus effroyable souffrance qu’un homme puisse éprouver... Si, en donnant ma vie, je pouvais sauver la sienne, je suis sûr que je la donnerais sans hésiter. Je ne mens pas en disant cela ; je mentirais en disant que je pardonne.

LOUISE.

C’est par vous qu’elle meurt...

SARTORYS.

Par moi ?...

LOUISE.

Oui... par vous... frappée par vous ! Vous vous êtes vengé... c’est bien ; mais, après s’être vengé, on pardonne.

SARTORYS.

Je ne le peux pas.

LOUISE.

L’expiation n’a-t-elle pas été assez dure ? et ce qu’elle a souffert...

SARTORYS.

Ce qu’elle a souffert !... Regardez...la maison déserte, l’enfant abandonné... Regardez-moi et dites, d’elle ou de moi, lequel vous paraît avoir souffert le plus !...

LOUISE.

Le bien qu’elle faisait autour d’elle...

SARTORYS.

Eh ! que m’importe le bien qu’elle a fait à d’autres ? Cela l’empêche-t-il de m’avoir fait du mal, à moi ?... Pourquoi lui pardonnerais-je à cause du bien qu’elle a fait aux autres ? Iriez-vous demander aux pauvres qu’elle a soutenus, aux malades qu’elle a soignés, de la maudire à cause du mal qu’elle m’a fait ?

LOUISE.

Elle vous attend, et elle meurt...

SARTORYS.

Est-ce un mensonge que vous me demandez ?... Oui, si c’est un mensonge, je puis faire ce que vous voulez. Je puis dire que je pardonne, bien que le pardon ne soit pas dans mon cœur... Mais si vous exigez autre chose... non, c’est impossible : la blessure fut trop cruelle et ma douleur est trop grande...

LOUISE.

Une douleur plus grande a pardonné, cependant !...

SARTORYS.

Une douleur plus grande que la mienne ?

LOUISE.

Plus grande que la vôtre.

SARTORYS.

De qui parlez-vous donc ?

LOUISE.

La faute en est à vous, si je dis de telles choses et si j’évoque de tels souvenirs ! Je parle de cette mère...

SARTORYS.

Louise...

LOUISE.

Dont vous avez tué le fils...

SARTORYS.

Ah !

LOUISE.

Elle a vu Gilberte mourante... Et Gilberte mourante l’a suppliée de lui pardonner, à elle, et de vous pardonner, à vous...

SARTORYS.

Et cette mère a pardonné ?...

LOUISE.

Elle a pardonné.

SARTORYS.

Non. Cela n’est pas !...

LOUISE.

Elle a juré devant Dieu qu’elle pardonnait !

SARTORYS.

Ah ! vous autres femmes, vous avez la religion qui vous aide à faire ces choses-là...

LOUISE.

Henri !...

SARTORYS.

Prenez l’enfant et emmenez-le !...

Entre Brigard.

 

 

Scène IV

 

SARTORYS, LOUISE, BRIGARD

 

LOUISE.

Mon père !...

SARTORYS.

Vous, monsieur !...

BRIGARD.

Elle a voulu venir...

LOUISE.

Gilberte ?

BRIGARD.

Elle est là...

Louise sort.

BRIGARD, à Sartorys.

Vous ne refuserez pas de la recevoir... ce n’est que pour mourir qu’elle revient ici...

Gilberte paraît au fond soutenue par Louise. Elle fait quelques pas et tombe à genoux. Brigard fait un pas vers elle pour la relever.

GILBERTE.

Pas vous, mon père, pas vous !...

Sartorys s’élance, la relève et la prend dans ses bras.

SARTORYS.

Ah ! Gilberte !... Gilberte !

GILBERTE.

Merci !

Gilberte sur le canapé, Sartorys à genoux près d’elle.

 

 

Scène V

 

SARTORYS, LOUISE, BRIGARD, GILBERTE

 

GILBERTE, regardant autour d’elle.

Chez moi, chez moi !...

SARTORYS.

Oui, chez vous, Gilberte... chez vous... Et vous ne mourrez pas, et vous resterez ici, toujours...

GILBERTE, souriant.

Toujours !...

SARTORYS.

Gilberte, ma Gilberte !...

GILBERTE.

Vous me pardonnez, n’est-ce pas ?...

SARTORYS.

Oui... oui... Je vous pardonne, et vous ne mourrez pas.

GILBERTE.

Oh ! quant à cela !... Mon fils ! allez me chercher mon fils.

SARTORYS.

Oui... je vais...

GILBERTE.

Tout de suite, et amenez-le-moi vous-même... Tu pleures, pauvre père ?

Sartorys revient avec Georges.

GEORGES, avec un cri de joie.

Maman !... maman !...

Louise est agenouillée devant le canapé ; Sartorys est derrière, ainsi que Brigard, la gouvernante, et Pauline.

GILBERTE.

Georges !... mon fils !...

Elle prend Georges et le tient longuement embrassé.

GEORGES.

Te voilà revenue !...

GILBERTE.

Oui... mais pas pour bien longtemps, je crois, mon Georges... Laisse-moi t’embrasser encore... Encore une fois...

Elle embrasse son fils à plusieurs reprises.

Et maintenant, Louise... Viens ici, Louise...

Elle met Georges dans les bras de Louise.

Il est à toi... je te le donne...

LOUISE.

Gilberte !...

GILBERTE.

Oui, à toi...

Montrant Sartorys.

Et lui aussi... prends-les tous les deux... Déjà une fois, ici même... je t’ai dit une phrase pareille... Pardonnez-moi tous...

LOUISE.

Ah !

GILBERTE.

Tous les deux... venez ici et promettez-moi...

Montrant Georges.

À cause de lui, il le faut...

SARTORYS.

Vous ne mourrez pas... c’est impossible !

GILBERTE.

Ne pas mourir !...

Regardant tous les siens qui l’entourent en pleurant.

Ah ! maintenant, ce serait vraiment dommage !...

BRIGARD.

Ma fille !...

GILBERTE.

Ne me plains pas... pauvre père... À quoi devais-je m’attendre ? à mourir abandonnée, désespérée... Au lieu de cela, je meurs au milieu des miens, tranquille, heureuse, pardonnée...

SARTORYS.

Ah ! ce n’est pas à vous qu’il faut pardonner, c’est à moi... à moi qui n’ai pas su...

GILBERTE.

Vous pardonner ! quoi ?... de m’avoir trop aimée ?...

Montrant Louise et Brigard.

Cela aura été mon malheur, à moi, tout le monde m’aura trop aimée...

LOUISE.

Gilberte !...

GILBERTE.

Et c’est à cause de cela que je meurs... Et c’est à cause de cela aussi que je meurs si doucement !...

Se laissant aller.

Ah !

TOUS, la croyant morte.

Gilberte !...

GILBERTE, relevant un peu la tête.

Est-ce cela qui est la mort, mon Dieu ? comme cela me paraît peu de chose !... Louise... où es-tu, Louise ?... Viens que je te dise tout bas... Quand je serai morte, il faudra me faire belle comme je l’étais autrefois...

Montrant sa robe noire.

Cette robe noire... non... Tu prendras parmi mes robes de bal... une robe blanche... la jupe est toute couverte de petites roses... C’est celle-là que je veux... et vous verrez comme je serai jolie et comme une fois encore vous retrouverez Froufrou !

SARTORYS.

Ah !

GILBERTE.

Vous voyez, toujours la même... Mon fils !... Vous me pardonnez, n’est-ce pas ?...Froufrou ! pauvre Froufrou !

Elle meurt.

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