Fernand Cortès (Alexis PIRON)

Tragédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 6 janvier 1744.

 

Personnages

 

CORTÈS, conquérant du Mexique

MONTÉZUME, roi du Mexique

LE GRAND-PRÊTRE du Mexique

DON PÈDRE, gouverneur de la Jamaïque

ELVIRE, fille de Don Pèdre

AGULAR, parent de Don Pèdre

TROUPES D’ESPAGNOLS et D’AMÉRICAINS

 

La scène est à Mexico, dans un des palais de Montézume, occupé par les Espagnols.

 

 

AU ROI D’ESPAGNE[1]

 

Monarque issu du sang de Charles et de Louis,

Héritier de la gloire et de l’aigle et des lis,

Dont l’empire étendu sur les deux Amphitrites,

Est, ainsi que le ciel, sans nuit et sans limites ;

PHILIPPE, s’il est vrai que nos chants quelquefois

Ont mérité l’oreille et la faveur des rois,

Permets qu’au pied du trône, où le saint hyménée

Fait seoir à tes côtés la Vertu couronnée,

Du cothurne français l’aimable amusement,

De tes nobles travaux te délasse un moment.

Il est, à cet hommage, aisé de reconnaître

Le cœur d’un citoyen des lieux qui t’ont vu naître.

Pour le sang de nos rois notre zèle est fameux.

Tout pût-il prendre exemple et sur nous et sur eux !

Bientôt du monde entier, bientôt serait bannie

La peur des attentats et de la tyrannie ;

Et l’amour unissant partout le faible au fort,

Du prince et du sujet confondrait l’heureux sort.

Rare félicité, délices enviées,

Qu’à tant de nations l’Olympe a déniées,

Précieuse faveur que nous lui dérobons,

Et dont on ne jouit qu’où règnent les Bourbons.

Combien de fois nos cœurs, depuis quarante années,

Ont, pour voler vers toi, franchi les Pyrénées !

Comme à la voix du sang, ton tendre cœur aussi

N’aura pas moins souvent revolé jusqu’ici !

Ce grand cœur, je le sais, est tout à l’Ibérie !

Père de tes sujets, leur terre est ta patrie ;

Ainsi que de LOUIS le sceptre glorieux,

Rend toute autre puissance étrangère à nos yeux.

Mais LOUIS aux Français ne faisant pas un crime

D’oser aimer en toi le beau sang qui l’anime ;

Ta dignité non plus, ni tes peuples jaloux,

Ne t’en sauraient faire un d’un souvenir si doux.

L’exigeassent-ils même, et tentant l’impossible,

Au rigoureux effort d’un oubli si pénible,

Voulusses-tu plier ta constante vertu ;

Quel que fût ton courage, y réussirais-tu ?

Verrais-tu tes drapeaux suivis de la victoire,

Sans qu’un si beau destin remît en ta mémoire

Cet aïeul immortel, ce héros, ce grand roi,

Dont l’astre et la sagesse ont influé sur toi ?

Lui ressemblerais-tu, sans trouver quelques charmes

À songer que tu fus le digne objet des larmes

Que ton auguste père, en ses derniers adieux,

Sur ton front couronné, répandit à nos yeux ?

Sans, de tes jeunes ans, te retracer l’histoire ;

Sans t’écrier enfin du faite de ta gloire :

France ! ai-je mérité ton amour et mon rang ?

Reconnais-tu PHILIPPE ; et suis-je ton vrai sang ?

Oui, tu l’es ; et jamais de la faveur céleste

Elle et son roi n’ont eu gage plus manifeste,

Que le jour solennel où l’hymen, à leur gré,

Aux liens de ce sang joignit son nœud sacré.[2]

Aussi, quand à ce dieu rendit-on plus d’hommage ?

Quand vit-il plus jeter de fleurs sur son passage ?

Et quand de plus d’encens son temple a-t-il fumé ?

De l’aurore au couchant l’air en fut parfumé ;

Et, des bords arrosés de la Seine et de l’Èbre,

L’odeur en exhala jusqu’à l’antre funèbre

De celle qui n’a ri qu’au moment malheureux

Où Pandore sur nous pencha son vase affreux.

Ce monstre dont nos pleurs font l’espoir et la joie,

De soi-même à la fois le vautour et la proie,

L’Envie intéressée à la désunion,

Court de son souffle impur infecter Albion ;

Allume, en secouant ses serpents homicides,

Le flambeau de la guerre au feu des Euménides ;

Et, de sa voix terrible, anime, en peu de mots,

Le superbe insulaire à traverser les flots.

« Armez et paraissez ; l’Amérique est soumise.

« Le Tage va céder son or à la Tamise.

« Pour vous, pour vos neveux, CORTÈS aura vécu.

« Anglais ! venez, voyez, et vous aurez vaincu. »

Elle dit : on la suit ; et ce fléau du monde,

De sa torche fumante empestant l’air et l’onde,

Au Mexique, de loin, sur l’humide élément,

Annonce les horreurs d’un vaste embrasement.

 

La flotte arrive ; on mouille, et Cybèle effrayée,

Dans le sang espagnol se croit déjà noyée.

La Mort lève sa faux ; le Tartare est ouvert.

De ses feux éclatants le rivage est couvert ;

Mais l’enfer tonne en vain : c’est le ciel qui foudroie.

De l’Espagne à ce bruit l’étendard se déploie ;

L’Anglais pâlit, recule, et tout fuit dispersé.

Le lion a rugi : la peur a tout chassé.

Tel, imposant silence au tonnerre qui gronde,

D’un coup de son trident Neptune aplanit l’onde ;

Et, réprimant des airs les tyrans vagabonds,

D’un mot les fait rentrer dans leurs antres profonds.

Roi vainqueur, laisse-moi des Mexicains sauvages

À ton char de triomphe attacher les images ;

Vois-les tels qu’autrefois Charles se les soumit,

Et partage l’éclat du nom qu’il s’en promit.

Tu n’as pas moins que lui pour toi Mars et Minerve ;

Ce que CHARLES conquit, PHILIPPE le conserve.

Rome, qui mit le prix à toutes les vertus,

N’égala-t-elle pas Camille à Romulus ?

Enfin, du grand CORTÈS célébrant la victoire,

Je chante le guerrier qui prépara ta gloire ;

Qui, sous un autre maître, a signalé son nom.

Mais que dans Carthagène a retrouvé Vernon.

Phénomène, au surplus, digne des yeux d’un prince.

La valeur d’un soldat change un monde en province.

De l’histoire espagnole admire un trait si beau ;

Et d’un héros si rare aime à voir le tableau.

À l’aspect de celui du vainqueur de l’Asie,

Le premier des Césars pleura de jalousie :

De son noble dépit quel eût été l’excès,

Si le grand Alexandre eût égalé CORTÈS ?

Que le Grec, le Romain, se compare à l’Ibère.

Celui-ci, presque seul, subjugue un hémisphère ;

Et, s’il a réussi dans de si hauts projets,

Quel doit être le prince où sont de tels sujets ?

Que doit être le sang de ce prince invincible ?

Et que n’en pas attendre après le soin visible

Que le ciel en a pris par les plus sages mains

Qui pouvaient de l’Espagne assurer les destins !

Grand roi, c’est désigner, c’est nommer l’héroïne

Qui partage ton trône et ta noble origine,

Chaste épouse, l’honneur du plus sacré des nœuds,

Reine dont le grand cœur et l’esprit lumineux

Savent de la fortune asservir les caprices ;

Ta gloire, ton conseil, ta force, tes délices,

L’amour des nations que soumet ton pouvoir,

Des Deux-Mondes enfin l’ornement et l’espoir.

PHILIPPE, ÉLISABETH, couple uni, couple auguste,

Puisse votre génie, et triomphant et juste,

Régir longtemps encore un peuple à qui nos yeux

Doivent une moitié de la terre et des cieux !

Puissiez-vous, sans quitter vos dignités suprêmes,

Les partager longtemps avec d’autres vous-mêmes ;

Et de vos petits-fils par vos mains couronnés,

Le diadème an front, vous voir environnés !

Que FARNÈZE et BOURBON soient un cri d’allégresse ;

Et que tous vos sujets se rappellent sans cesse,

Pleins des biens que sur eux votre union répand,

La célèbre ISABELLE, et l’heureux FERDINAND.

 

 

PRÉFACE

 

À remonter de nos jours jusqu’à la naissance des temps, la découverte de l’Amérique est, je crois, l’événement le plus frappant et le plus mémorable de tous ceux dont l’histoire profane ait embelli ses fastes.

Que pouvait-il arriver, en effet, de plus digne de mémoire ici-bas, et de plus intéressant pour la totalité du globe, que la communication de ses deux moitiés, l’une à l’autre inconnues depuis leur création ? Quelle époque pour toutes les deux, que le coup du ciel qui découvrit à celle-ci les trésors de la terre ; à l’autre, ceux de la raison ! en quoi tout l’avantage, comme on le voit, demeura du côté des Américains, puisqu’ils passèrent en un moment des ténèbres de la barbarie au peu de notions et de clarté que nous avions si laborieusement accumulées depuis trente ou quarante siècles ; au lieu que nous ne gagnâmes à cette pénible découverte que celle des bornes de l’esprit humain, qui, jusqu’alors, avait erré si lourdement en fait de géographie. Et cependant qu’eûmes-nous en dédommagement d’une si triste connaissance ? Ce que méprisaient ces Américains, de l’or ; et, qui pis est, ses suites contenues ici dans les imprécations du Grand-Prêtre, Acte III, Scène IV.

Mais si l’époque fut humiliante pour les lumières de nos écoles, elle ne le fut pas moins pour ces anciens foudres de guerre, qui depuis si longtemps se disputaient la prééminence ; et qui, depuis Cortès, n’eurent plus rien à se disputer. Ce n’est point une hyperbole. Toute prévention cessant, rendons hommage à la vérité. La grandeur des périls surmontés, le nombre et la singularité des exploits, l’étendue et la nouveauté des conquêtes, n’est-ce pas là tout ce qui constitue parmi nous l’héroïsme belliqueux ? Et dès lors peut-on refuser à Cortès, parmi les héros de son genre, le rang que la découverte de l’Amérique obtient parmi les événements ?

Parcourons le champ de Mars, depuis Sésostris et Cyrus jusqu’à Thamas-Koulikan, et comparons la conquête du Mexique avec toutes celles qui l’ont précédée et suivie. Qu’ont-ils conquis, ces guerriers si vantés ? quelques régions méditerranées de notre continent, et les bords du golfe de la vaste mer que notre Espagnol a traversée. Observons de plus, que ces autres conquérons marchaient armés de l’autorité souveraine, et soutenus des grandes ressources qui l’accompagnent. Le Sarrazin, le Goth, le Vandale, étaient même suivis de nations entières que la nécessité de l’émigration emprisonnait, pour ainsi dire, sous leurs étendards ; torrents impétueux dont les débordements, après tout, pour se répandre, n’avaient à renverser que des digues déjà mille et mille fois rompues en pareil cas. Rien dans tout cela que de très possible et que de répété. Voici de l’unique et du merveilleux. Un simple armateur, avec quelques brigantins, cinq ou six cents hommes de pied, quinze chevaux et six pièces de canon, sans autres ressources par-delà que son génie et que son épée, ose affronter un espace de mers inconnues, pour toucher ensuite à un continent plus grand et plus peuplé que le nôtre, nommé depuis par nous assez plaisamment le Vieux Monde, comme s’il y avait un droit d’aînesse entre les deux hémisphères. Le nouvel Hercule, en abordant, passe sur le ventre à deux armées qui se présentent l’une après l’autre, et coup sur coup, pour l’arrêter ; la première, de quatre-vingt-dix mille ; la seconde, de cent cinquante mille sauvages aguerris à leur manière. Ce début jette partout l’épouvante : Cortès, plus sage qu’Annibal, en sait profiter. Il avance avec sa poignée d’hommes ; ne donne pas à des millions d’autres le temps de se reconnaître ; presse, attaque et soumet tout. En adroit politique ensuite, il cimente ses succès par des traités ; s’insinue, gagne la confiance des premiers vaincus, s’en fait des alliés, et parvient à poser enfin, chez ces peuples sans nombre, au nom d’un prince qu’ils ignorent et dont même ils sont ignorés, une domination qui, depuis près de trois siècles, s’est accrue et s’affermit de plus en plus. Ainsi, un simple cavalier, presque seul, et pour son prince, fait plus que tous les conquérants et les souverains du monde, à la tête de leurs armées, n’avaient encore fait pour eux-mêmes.

Je n’écrirais qu’en poète et qu’en romancier si je dissimulais que, pour opérer ces merveilles, il fallut qu’une première merveille y contribuât. C’eût été peu de toute la valeur imaginable, jointe au dernier raffinement de l’art et des ruses militaires ; c’eût été peu de nos hommes à cheval pris pour des centaures, du tranchant, de la pointe et de l’éclat de nos épées, quoique toutes choses aussi peu connues sous ce nouveau ciel, que nos barbes et nos boussoles ; tous ces avantages, dis-je, à les supposer encore soutenus de la tête et du bras des Turenne, des Condé, et de tant d’autres grands capitaines dont la liste, en France, se grossit tous les jours, n’eussent eu que peu d’effet, sans le secours d’une force bien supérieure à toutes celles-là. On sent assez que je veux parler de la grande et terrible découverte faite avant celle de l’Amérique, de la poudre à canon. Les armes à feu, sans contredit, jouent ici le rôle essentiel et principal. Leur atteinte prompte, invisible et mortelle, le bruit, la lueur seule arrêtait, renversait, dissipait des armées innombrables, qui, pour la défensive et l’offensive, ne connaissaient que le bouclier de cuir, l’arc et la massue. L’Européen, sa foudre à la main, était une espèce de divinité dont la présence suffisait pour glacer les plus fermes courages. En un mot, Cortès, en débarquant, avait les terreurs paniques à sa disposition ; à peu près comme en s’embarquant, le fabuleux Ulysse, au sortir d’Éolie, eut les vents à la sienne ; ou pour mieux dire, passant de l’antique au moderne, et d’Homère à l’Arioste, Cortès avait le cor d’Astolphe. C’était beaucoup ; mais était-ce assez ? Un peu de justice ; pesons les équivalents, et nous verrons que ceci n’enlevant de l’exploit que le surnaturel et l’impossible, n’en laisse pas moins à mon héros tout l’éclat et toute l’unité de sa gloire.

Quelle grandeur de courage ne fallut-il pas pour entreprendre, quelle longanimité pour pousser des navigations et des marches de si long cours à travers tant de tempêtes et de bonaces, de villes et de solitudes, de guerres et d’alliances, toutes également périlleuses ! Quels talents supérieurs, pour se faire suivre si constamment, non par des gens plies à la subordination, ni soumis à quelque discipline, mais par autant de compagnons que de soldats, par des volontaires fondés à se rebuter sans crainte, et qui plus d’une fois, en effet, attentèrent à la vie de leur conducteur ! Quelle intrépidité ne devait pas avoir un chef si mal obéi, pour oser, à la faveur d’une expérience physique, attendre et combattre de pied ferme des millions d’hommes en bataille rangée ? Quelle adresse et quelle vigilance, pour prolonger l’illusion jusqu’au terme de tout l’effet qu’on en désirait ! Enfin, quelle habileté, quelle sagesse et quelle force de génie, pour en tirer le parti qu’il en tira, qui fut d’introduire et d’établir en ce nouveau monde la domination, les lois, les mœurs et la religion de celui-ci ! Belle matière aux spéculations du guerrier, du philosophe et du politique !

Il existe parmi nous une petite secte de faux moralistes, qui, sans avoir peut-être été jamais bons fils, bons pères de famille, bons amis, ni bons patriotes ; que dis-je, qui, sans avoir jamais senti peut-être, ni seulement soupçonné ce que c’est que le prochain, se donnent gravement pour des citoyens du monde ; et qui s’arrogeant à ce titre le ton des Socrate et des Montesquieu, prennent hautement le genre humain sous leur protection. Parlez-leur de l’Amérique : « À quoi bon, s’écrieront-ils, et de quel droit avoir été chez eux inquiéter ces bonnes gens ? Le ciel avait mis dix-huit cents lieues de mers entre eux et nous. C’était une barrière sacrée qu’on aurait dû respecter jusqu’à la fin des siècles. L’avoir osé franchir, ce fut insulter aux décrets de la Providence. Attaquer, soumettre et civiliser ces hommes, quels qu’ils fussent, c’était déraison, injustice et tyrannie ! » Mais, messieurs les zélés cosmopolites, est-ce être bien bons amis du genre humain, que de vouloir exclure de notre commerce des peuples misérables, à qui depuis cinq ou six mille ans manquaient morale, agriculture, beaux-arts, métiers, vêtements, premières teintures des lois humaines et divines, en un mot, tous biens spirituels et temporels ? Sont-ce bien même des hommes que vous plaignez en plaignant des barbares, des espèces d’animaux sauvages, des monstres qui massacraient religieusement et de sang-froid leurs semblables au pied des autels, en jetaient avec cérémonie le cœur palpitant au nez d’une idole, en servaient les membres sur table et le sang au buffet, tapissaient les temples de leurs peaux, et pour se récréer la vue, de leurs ossements élevaient des tours et décoraient les frontispices de ces temples ? De bonne foi, cela se doit-il appeler des hommes ? Vous nous le soutiendrez sans doute, en beaux raisonneurs, prêts à nous supposer des vices qui dans le fond, direz-vous, peuvent bien aller de pair avec de pareilles horreurs. Passons : mais dans l’espérance que ces pauvres gens pourraient ne pas contracter nos vices, ayez donc pour eux une pitié plus raisonnable. Vous voyez qu’anthropophages, impies et sanguinaires, en déshonorant l’humanité, ils n’en vivaient que plus à plaindre de toutes façons. Désirez charitablement qu’on les tire de la condition des brutes ; qu’on les éclaire des lumières de la raison et de la foi ; qu’on leur indique, qu’on leur enseigne à perpétuer chez eux les douceurs d’une vie telle que la vôtre. C’est ce qu’a fait Cortès. Le premier, au hasard mille fois de la sienne, il leur tend une main victorieuse et bienfaisante, pour les engager à venir partager ces douceurs avec nous. Il y réussit. De victimes qu’ils étaient les uns des autres, il en fait des frères ; d’imbéciles esclaves d’une liberté honteuse et sans frein, des sujets sensés, paisibles et fidèles de son prince et de Rome. Enfin, Cortès a pour lui la valeur, la prudence, l’humanité, la fortune et la religion. À quels titres plus justes méritera-t-on jamais les honneurs de l’héroïsme ? Vous l’aurez quelque part ouï nommer cruel, avare, exterminateur. Hyperboles et mauvaise foi ! jalousie nationale qui se plaît à confondre Pizarre et ses pareils avec Cortès ; ou bien vaines déclamations, supportables tout au plus dans la bouche du furieux amant d’Alzire et de mon fripon de Grand-Prêtre ! Enfin, c’est au lecteur équitable à prendre Cortès pour tel que je le présente ici fidèlement, et qu’à son amour près, je le reçois de la main des plus graves historiens de sa nation. Et qui sait si l’Amérique n’était pas une terre de Canaan, destinée à devenir une terre de promission ? Ne devrions-nous pas même regarder les conquêtes de ce grand homme comme l’ouvrage de la sagesse et de la justice d’en haut ? les regarder du même œil dont il les voyait lui-même, ainsi qu’il l’a témoigné par cette inscription si digne d’un guerrier chrétien[3], qu’il avait fait mettre autour de ses armes et de ses tapisseries : Judicium domini apprehendit eos ; et

fortitudo ejus corroboravit brachium meum.

Le caractère élevé de Cortès, et le Mexique presque aussitôt conquis que découvert, sont donc le principal objet de cette tragédie, dont la mort de Montézume est la catastrophe. Quel événement et quel personnage à mettre sur la scène ! Si pour l’honneur de la nôtre je fus sincèrement fâché que Molière n’eût pas traité la Métromanie, je ne dus pas l’être moins de voir un dessin si riche exécuté par un aussi faible pinceau que le mien. Le génie ami de la France, qui, entre autres couronnes littéraires, lui destinait la dramatique, devait bien offrir à la muse du grand Corneille une matière si susceptible de sublime, et ne la pas remettre, non plus que tant d’autres matières premières des deux genres, à des temps de décadence. Ainsi j’appelle à regret, mais puis-je appeler autrement les jours d’un Parnasse énervé, où partout, excepté dans les courageuses préfaces du Glorieux et du Dissipateur, j’entends se plaindre et s’écrier sans cesse que tout est dit. Telle est l’opinion générale. Sujets, épisodes, incidents, sentiments, caractères, le meilleur et le plus beau de tout cela, dit-on, est enlevé ; tout est fait, tout est épuisé ; l’art est à sa fin. Pure illusion de l’insuffisance ou de la paresse, et source malheureuse de ces prétendues nouveautés qui, dans le tragique surtout, ne sont depuis si longtemps qu’une puérile répétition des mêmes choses, et presque des mêmes paroles un peu différemment combinées, et reproduites à la faveur d’un titre inouï ou de quelques personnages factices. Consultons l’oracle de Gascogne : Selon Montaigne, loin que tout soit dit, il s’en faut presque tout, que tout ne le soit. Et pour moi, qui n’ai que trop osé me mêler de parler et d’écrire, j’ai senti mille fois, et j’éprouve tous les jours que presque rien ne l’est encore, en fait seulement de sentiments bons, tendres, généreux ou reconnaissants. L’art ayant, en effet, la nature pour ressource et pour objet, il ne saurait tarir qu’avec elle qui ne tarit jamais. Ce n’est donc point l’art, c’est l’artiste qui manque : Ars longa, musa brevis. Que de trésors de moins en Europe, si, après la première fouille des mines du Pérou, on avait pensé là comme on pense aujourd’hui sur notre Parnasse ! Heureusement pour les affamés d’or et d’argent, la cupidité n’est pas une passion qui s’endorme ni qui se relâche ; elle fait encore et fera creuser, s’il se peut, jusqu’au centre de la terre. Que la poésie de même ne redouble-t-elle aussi de courage ? Et tandis que l’avarice, sous le fouet de cette cupidité, descend et s’enfonce au Tartare ; que de son côté le génie poétique, piqué du plus noble des aiguillons, ne s’élance-t-il aux nues sur les ailes du pur amour de la gloire ? J’avoue que ce pur amour de la gloire dont j’ai toujours été embrasé laisse bien un libre essor aux talents, mais qu’il n’ajoute rien à leur étendue, et que je dois craindre d’avoir tenté au-delà de mes forces ; et certes, le poids ici grossissant à chaque pas, eut bien dû me faire à chaque pas sentir que je les avais mal mesurées. Qu’on daigne jeter un coup d’œil sur la carrière où je m’étais engagé, on s’apercevra bientôt de la disproportion que je reconnais trop tard, et que me cachaient le piquant du neuf et l’amour du travail.

Il ne s’agissait pas moins d’abord que de répandre d’un bout à l’autre dans la pièce, et de laisser après elle une idée suffisante et claire de la plus rare des conquêtes et du plus grand des conquérants. Il fallait après mettre en action plus qu’en récit quantité de faits, de mœurs et de caractères d’un genre tout nouveau ; parler presque une langue étrangère ; attacher de la vraisemblance à des vérités qui n’en ont point ; jeter un intérêt vif et quelque aménité dans tout ce barbaresque ; faire enfin marcher avec grâce et dignité notre Melpomène française par les chemins les moins du monde frayés et les plus raboteux pour elle. Il fallait tout à la fois narrer, agir, étonner, persuader, toucher et plaire. Quelle énorme entreprise pour moi, sans parler de l’espace étroit de trois unités, non plus que du labeur ingrat de notre épineuse versification, dans laquelle, qui pis est, les inutilités sonores et brillantes, nommées récemment beautés de détail, l’emportent aujourd’hui tout d’une voix sur la précision, la régularité, la justesse et la force ; sur le bel ensemble, sur ce qu’Horace appelle séries juncturaque !

Voilà, dis-je, une terrible tâche, et n’en voilà toutefois que la moitié. L’usage me prescrivait l’autre. L’impitoyable usage, ce tyran devant qui tout raisonnement tombe, a statué qu’il y aurait de l’amour dans nos tragédies.

Comment, sans détonner, fondre une couleur si tendre et si douce avec d’autres si dures et si fières ? Tout ce que j’y sus, pour conserver quelque harmonie dans l’ordonnance et dans le coloris du tableau, ce fut, en construisant ma fable avec toute la précision dont j’étais capable, de faire que l’amour, cet accessoire embarrassant, devînt la base même du sujet principal. Il est en effet le ressort primitif et continuel de l’action. Pour en juger, on ne sera peut-être pas fâché de voir cette fable, où tout, hormis l’amour, est purement historique.

 

FABLE DE L’AVANT-SCÈNE.

 

Cortès, mal partagé des biens de la fortune, devient amoureux en Espagne, et parvient à se faire aimer d’Elvire, fille de Don Pèdre, irréconciliable ennemi de la maison des Cortès. L’inégalité des fortunes et la haine invétérée des deux familles, forment deux grands obstacles au bonheur de cet amour. Le brave et passionné Castillan ne voit qu’un moyen de les surmonter : déterrer des trésors, et les déterrer par des voies si glorieuses pour lui et si avantageuses en même temps aux Espagnols, qu’en lui donnant des droits sur l’estime de Don Pèdre, elles pussent lui mériter encore la médiation du monarque auprès de ce père inflexible. L’Amérique venait d’être découverte. Il y porte ses vues, y passe, y combat, y conquiert, y triomphe. Omnia vincit amor. De prodiges en prodiges, Cortès ayant pénétré jusqu’au Mexique, y fait son entrée dans la capitale en vainqueur pacifique, et revêtu du caractère sacré d’ambassadeur de Charles V. Il y demande en cette qualité l’hommage que tout l’univers, dit-il, doit et rend à son maître, l’obtient et le reçoit solennellement. Mais ce n’était de la part de ces barbares qu’une vaine déférence, pour mener à maturité le complot d’un massacre général des Espagnols. Cortès ayant éventé l’orage, le conjure, ou du moins le suspend par un coup de vive force et d’éclat qui n’eut jamais d’exemple ; témérité, si l’on veut ; mais témérité nécessaire, et qui, de plus, fut heureuse. Il fait mourir publiquement, et dans toutes les formes de la justice, les chefs de la conspiration. Tout de suite, à la tête des siens bien armés, il passe de son quartier au palais du roi ; l’interroge au milieu de ses gardes, le fait charger de fers, et l’emmène en cet état jusqu’au logement des Espagnols, à travers un peuple que la terreur semblait avoir pétrifié.

 

FABLE DE LA PIÈCE.

 

Cortès est informé quelques jours après que, sans le ménager, on se dispose au temple à sacrifier deux Européens que la tempête avait jetés sans armes sur ces bords. Patriotisme, humanité, bravoure, honneur, son propre intérêt, tout veut qu’une seconde fois il ose encore au-delà des bornes. Il se remet donc sans balancer à la tête de ses déterminés, vole aux autels, et, le pistolet à la main, enlève les deux victimes de dessous le couteau des sacrificateurs. Ces deux victimes étaient Elvire et Don Pèdre ; Cortès ne les reconnaît point d’abord, par des circonstances ajustées très naturellement au théâtre. Le tissu des événements qui d’Espagne conduisent ici deux personnages si nécessaires à ma scène, se développe à l’ouverture du second acte ; mais ce n’est qu’à la fin du troisième que Cortès reconnaît Elvire, au moment fatal où, par sa propre entremise, et de l’aveu de Don Pèdre, Montézume est prêt à l’épouser. La dernière hostilité commise au temple, quoique plus dangereuse encore pour lui que la précédente, puisqu’elle intéressait au vif les prêtres et leur sorte de religion, n’a que des suites heureuses. Après bien de nouveaux obstacles, suscités d’un côté par la fureur des prêtres, de l’autre par la parole donnée à Montézume et par, le dépit courageux de l’infortuné Don Pèdre, mais levés tous par la tendre magnanimité de son libérateur, par sa vaillance et par la mort du roi ; ce nouvel exploit, dis-je, occasionne et détermine le triomphe de l’amour et de l’héroïsme. Le Mexique achève de se soumettre ; le cœur du vieil Espagnol de se rendre, et Cortès d’être heureux.

L’amour ici me paraît d’autant plus artistement imaginé, que tout intrus qu’il y est, au lieu d’y nuire, il y préside ; et que c’est lui qui prépare, qui noue et qui dénoue tout le reste. L’héroïsme et lui se donnent mutuellement la main d’un bout à l’autre de la pièce. Il a même encore cet avantage, qu’il ne forme point de ces unions subites, monstrueuses, et mal-assorties, que l’imagination peu réglée d’un auteur, fait naître quelquefois entre deux cœurs et deux personnes effroyablement étrangères l’une à l’autre, par le climat et par la Religion. Ici la sympathie, source ordinaire de cette passion, émane au moins du sein de la parfaite vraisemblance Elvire et Cortès transportés séparément et se retrouvant dans un nouveau monde, sont nés sous le même ciel, élevés dans les mêmes principes, et depuis longtemps épris l’un de l’autre. Ici le théâtre, la nature et la morale se rapprochent et se concilient. Rien n’est violenté. Aussi l’héroïsme et l’amour se trouvent-ils nécessairement couronnés ensemble à la fin, légitimement couronnés ; et ce qui n’en est que mieux, couronnés sans le secours de la machine usée, je veux dire du mélange politique et rebattu des droits de l’héritière avec ceux du conquérant d’un trône. Ferai-je encore observer dans cet amour dont je m’applaudis peut-être un peu trop, une circonstance qui devrait, ce me semble, le rendre agréable du moins aux premières loges ? C’est qu’ainsi que le vraisemblable, comme on vient de le voir, a sa part au pouvoir de cet amour ; le beau-sexe de l’Europe a la sienne aussi aux lauriers des victorieux, et que ses charmes ayant été le mobile de la valeur et le but de la conquête, participent à la gloire du conquérant. Tant d’heureuses convenances n’étaient pas faciles à rassembler avec ordre et précision. J’en fais juge la galerie, et le célèbre auteur de Zaïre et d’Alzire lui-même, tout le premier.

Mais aussi, de tant de difficultés à vaincre, il pourrait bien être arrivé, comme j’ai dit, que j’eusse plié sous le fardeau ; je saurais à quoi m’en tenir à cet égard, si le public eût voulu m’éclairer : car mon ouvrage, quoique joué plusieurs fois, ne fut jamais entendu ni vu. Voici comment.

Il essuya d’abord un furieux contretemps. Ce fut d’être donné dans le cours des répétitions de Mérope. La juste impatience publique ou particulière, dès qu’il s’agit des nouvelles productions du célèbre auteur de cette pièce, est un torrent qu’il est très-dangereux pour ses compétiteurs d’avoir derrière eux. Il n’est digue, tant forte soit-elle, qui bientôt rie rompe, et nous voilà submerges. Gustave eût eu le sort de Cortès, s’il eut eu le malheur de précéder Zaïre. Il la laissa prudemment passer devant, et s’en trouva bien.

Mais un désavantage moins équivoque et plus réel, qui du reste pouvait fort bien être une suite assez naturelle de celui que je viens de dire, c’est que la première représentation fut le jouet du tumulte extraordinaire d’une assemblée trop nombreuse et mal à son aise. De ce tumulte se devait ensuivre, et ne s’ensuivit que trop aussi, le désordre de la mémoire et du jeu des acteurs ; de manière que l’auditoire, en sortant, n’emporta que l’idée d’une grande foule et de bien du bruit. Telle fut la première représentation, qui, par conséquent, n’en fut point une. On va voir que toutes les autres en méritèrent encore moins le nom.

La toile baissée, les comédiens ne s’imputant rien, non plus qu’aux circonstances, s’en prirent uniquement à la pièce. Ils la remirent sur leur bureau, et croyant y voir des longueurs, conclurent à des retranchements considérables, et les firent d’un jour à l’autre, à tort et à travers, sans me consulter. Par cette belle opération disparurent du théâtre trois ou quatre cents vers qui ne pouvaient manquer d’être fort essentiels à l’intelligence d’un poème déjà si concis selon mon pouvoir, et si précis dans son tout, ses parties et ses détails. Que penser en effet de ces coupures faites à la hâte, et de pareille main, quand, pour le faire sous œuvre et sans endommager l’édifice, l’auteur eût au moins demandé autant de temps que tout l’ouvrage en a pu coûter ? Les ténèbres le couvrirent donc. Je devins chaos. Je n’avais pu me faire écouter la première fois ; toutes les autres je fus inintelligible. J’offre donc ici au lecteur la tragédie de Cortès telle que je l’ai faite, sans aucune correction ; puisque, comme je viens de le dire plus haut, le public ne m’ayant point entendu, ses avis n’ont pu m’éclairer. Ainsi j’ose la produire comme une ébauche qui pourrait, avec le temps, parvenir à quelque chose de mieux. Peut-être se trouvera-t-il quelqu’un de ces lapidaires élégants qui, pour n’avoir pas eu le bonheur de déterrer une belle pierre, et l’avoir façonnée les premiers, ne dédaignent pas la peine et l’honneur de la repolir et de la brillanter au goût du temps. Un troisième artiste, plus habile encore que le second, peut le suivre et renchérir. Ainsi, de degrés en degrés, cette tragédie s’embellissant, il en resterait au théâtre un bon ouvrage de plus. Mes successeurs se l’approprieront, et le premier metteur en œuvre, tandis qu’ils triompheront, sera dans l’oubli.

Je ne mets donc pas, comme on a vu, ce mauvais succès si fort sur le compte d’autrui, qu’avec justice et franchise je ne m’en attribue une bonne partie à moi-même ; et dès lors je serais bien peu raisonnable si, loin de me lamenter sur une si petite disgrâce, au contraire je ne m’en félicitais pas ; puisqu’on m’avertissant de mon déclin, elle m’a fait prendre le sage et paisible parti de la retraite ; au lieu qu’un peu de bonheur, en m’encourageant mal à propos, n’eût servi qu’à prolonger l’égarement, et qu’à me faire tenter encore de vains et pénibles efforts dont assurément je me passe très bien, et le public encore mieux ; revenu surtout, comme je commence à m’apercevoir qu’il l’est, des ouvrages de pur agrément. La bagatelle en effet, si je ne me trompe, est un peu sur le côté. Les esprits me semblent avoir passé du blanc au noir ; d’hier ou d’avant-hier, pour jusqu’à je ne sais quand, le goût, sur l’aile étendue des sciences utiles, nous abandonne et tire droit au solide. Du moins je vois qu’aux tables, dans les cafés, aux promenades, aux toilettes, tout est déjà physicien, négociant, guerrier et ministre. On ne parle plus qu’électricité, finance, agriculture, commerce, industrie, population, politique et marine. Quel rôle, à travers de si grands objets, veut-on que joue bientôt la malheureuse poésie, et surtout la française ? Ne toucherions-nous pas même au moment où les bibliothèques vont se débarrasser de son poids immense, et nous réduire tous au nombre de quatre ? Ce seraient sans doute Molière, Corneille, Racine et La Fontaine. C’est assez d’eux, dira-t-on, pour le besoin qu’on a de ces sortes d’écrivains : Corneille sera le poète des hommes, Racine celui des femmes, La Fontaine celui des enfants, et Molière celui de tout le monde. Si le grand Despréaux n’en est pas, qu’il s’en prenne à son chef-d’œuvre : sa Poétique est son titre d’exclusion. À quoi pourrait-elle servir, qu’au progrès tout au plus d’un art puéril et superflu ? Adieu, mes confrères ; adieu, lecteurs ; adieu, muses :

Vixi : et quem dederat cursum fortuna peregi.
Voilà ma course terminée,
Et j’ai rempli ma destinée.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

MONTÉZUME, les fers aux mains, LE GRAND-PRÊTRE

 

MONTÉZUME.

Ministre des faux dieux que l’Amérique encense,

Témoins de mon opprobre et de leur impuissance,

De quelle paix encor, sur de pareils appuis,

Me viendrais-tu flatter dans le trouble où je suis ?

Toi-même, laissant là ces dieux que je méprise,

Calme tes propres sens ; reviens de ta surprise ;

Au rapport de tes yeux tâche d’ajouter foi ;

Ils ne t’abusent point. Oui : c’est moi, c’est ton roi ;

Le roi des Mexicains, l’orgueilleux Montézume

Qu’à ces fers que tu vois sa tristesse accoutume ;

Et qui, d’un esclavage incroyable à jamais,

Fait cette épreuve horrible en son propre palais.

LE GRAND-PRÊTRE.

Quel spectacle en effet ! quel exemple effroyable

Du céleste courroux qu’allume un roi coupable !

Du pouvoir de nos dieux faut-il d’autres témoins ?

Malheureux Montézume, instruisez-vous du moins.

Reconnaissez la main dont les coups vous étonnent.

Vous méprisiez nos dieux : nos dieux vous abandonnent ;

Et jouet d’un pouvoir dont vous osez douter,

Vous leur servez vous-même à le faire éclater.

MONTÉZUME.

Où serait leur justice ? Et pourquoi leur vengeance

Aurait-elle éclaté longtemps avant l’offense ?

De l’astre dont le cours mesure ici les mois,

La face entière à peine a resplendi six fois,

Depuis que du soleil les enfants invincibles

Touchèrent, sous Cortès, nos bords inaccessibles ;

Et, maîtrisant la mer et les vents en courroux,

Sur des châteaux flottants voguèrent jusqu’à nous.

Quel autre, avant ce jour pour nous si mémorable,

Fut plus que moi fidèle au culte abominable

Que, du sang des captifs à l’autel égorgés,

Consacrent par tes mains d’aveugles préjugés ?

Toutefois, tu le sais, en fus-je plus tranquille ?

Ma piété toujours fut un crime inutile.

C’en était fait déjà. Les sources de l’effroi,

Du fond du noir abîme avaient jailli sur moi.

Déjà persécuté de visions funestes,

Je tombais sous le poids des vengeances célestes.

Au pied de tes autels, au sein des voluptés,

Un spectre, jour et nuit, debout à mes côtés,

D’un avenir affreux me présentant l’image,

Abattait, comme encore il abat mon courage.

Le doigt d’un invisible, au milieu de ma cour,

Sur ce lambris superbe appuyé nuit et jour,

Offrait à mes regards, me peignait à l’idée,

De rivières de sang l’Amérique inondée ;

Devant un homme seul tous les miens effrayés,

Nos villes, mes palais, tes temples foudroyés,

Mon peuple disparu. Voilà de quels auspices

Tes dieux, depuis un an, payaient mes sacrifices ;

Et faux ou vrai, ton zèle ardent à m’égarer,

Veut encore à ce prix me les faire adorer ?

LE GRAND-PRÊTRE.

Oui : croyez-en ce zèle et pieux et sincère.

Nul espoir qu’en tâchant de fléchir leur colère.

Nulle trêve aux terreurs dont vous êtes atteint,

Qu’en rallumant l’encens que vous avez éteint.

Qu’osez-vous reprocher à ces dieux tutélaires ?

Ils vous ouvraient les yeux. Leurs avis salutaires

Vous annonçant des maux aisés à prévenir,

De sa fatalité désarmaient l’avenir.

Que n’en profitiez-vous ? L’ennemi qui domine

Exterminera tout, si l’on ne l’extermine.

Un démon destructeur, et qu’a vomi l’enfer,

L’amène exprès armé de la flamme et du fer.

Vil rebut du couchant ainsi que de l’aurore,

Sur l’onde, au gré des vents, que n’erre-t-il encore ?

Ou que, pour expirer sous le couteau mortel,

N’a-t-il été traîné du rivage à l’autel ?

Vous avez mieux aimé, roi faible et trop facile,

Entre ces murs sacrés l’honorer d’un asile.

Et de quel air encor vint-il s’en emparer ?

C’est lui qui, l’acceptant, semblait vous honorer.

Mais que n’a pas depuis attenté son audace ?

C’est peu que du Mexique il ait changé la face ;

C’est peu qu’il ait, au nom de je ne sais quel roi,

Demandé votre hommage, exigé votre foi ;

Et, de l’abaissement de votre rang suprême,

Relevé la splendeur d’un autre diadème.

Violant tous les droits des hommes et des dieux,

Il pille vos trésors, les disperse à vos yeux,

Ose porter sur vous une main sacrilège ;

Et, par un charme enfin qui tient du sortilège,

Pour ne vous rien laisser dont vous puissiez jouir,

Il vous restait des dieux, il vous les fait trahir.

MONTÉZUME.

Non, je n’ai rien trahi, quand j’ai de l’Amérique

Abjuré pour jamais le culte chimérique.

De folles visions tu m’avais infecté ;

Et ton zèle, entre nous, n’est qu’un zèle affecté.

Conviens-en. J’en appelle à tes propres lumières ;

À ce qui brille en toi de ces clartés premières

Que refusa le ciel à nos Américains ;

Tu fais craindre des dieux que tu n’as jamais craints.

Ta bouche les annonce, et ton cœur les réprouve :

Tu les jugeas toujours tels que je les éprouve,

Muets, sourds, impuissants, simulacres affreux,

Teints d’un sang mille fois plus respectable qu’eux.

Mais leur fable servant de base à ta fortune,

Tu hais la vérité, son flambeau t’importune ;

L’intérêt et l’orgueil sont les dieux que tu sers ;

Et tu sacrifierais pour eux tout l’univers.

Pour moi je me conduis par un plus beau principe,

Je ne peux fuir le jour quand l’ombre se dissipe.

Je n’examine plus ce qu’il peut m’en coûter ;

L’erreur est le seul mal que j’aie à redouter.

J’aime, je plains mon peuple ; et ma plus chère envie

Serait, dussé-je y perdre et le trône et la vie,

Qu’il sentît, comme moi, les horribles abus

Dont ta secte odieuse aime à nous voir imbus.

Cours à tes zélateurs étaler mes faiblesses ;

Peins-leur avec mépris l’état où tu me laisses ;

Étonne-les du joug où je suis attaché ;

Dis-leur bien plus, dis-leur que j’en suis peu touché.

Non que je ne pensasse en vrai roi ; mais pour l’être,

D’un vaste continent suffit-il d’être maître ?

Il faut encore avoir des hommes pour sujets.

À ce compte, le suis-je, et l’ai-je été jamais ?

Ah ! si, comme il est vrai, les mortels sont l’image

De la divinité qui reçoit leur hommage,

À des monstres de sang votre hommage adressé

Ne dit que trop le nom de mon peuple insensé !

LE GRAND-PRÊTRE.

Juste ciel ! Et quel nom donner à des barbares

Qui, du pouvoir magique armant leurs mains avares,

Et répandant partout le ravage et l’effroi,

Eux seuls ont déjà plus versé de sang...

MONTÉZUME.

Tais-toi.

Voyons-les d’un autre œil. Je pèse et considère

Ce qu’ils disent du ciel et de leur hémisphère.

J’y découvre, j’y sens d’utiles vérités ;

Et nous serions heureux s’ils étaient écoutés.

Peux-tu les comparer à nous tels que nous sommes,

Sans reconnaître en eux de véritables hommes

Faits pour nous inspirer le respect et l’amour,

Et dignes d’être nés à la source du jour ?

Si leurs coursiers fougueux, leur fer et leur tonnerre,

En font dans le combat les démons de la guerre ;

Leurs sciences, leurs arts et leurs lois, désormais

Vous feraient voir en eux des dieux pendant la paix.

Tlascala, dont le prince est un exemple au vôtre,

S’est ressenti de l’une, et refleurit sous l’autre.

Mieux conseillé que vous, le fier Sicotenfal

S’en est fait un appui qui vous sera fatal.

C’est à nos ennemis laisser trop d’avantage,

Que de ne pas entrer avec eux en partage

D’un bien inestimable, et que ne paierait pas

Tout l’or que je possède, et qui naît sous vos pas.

LE GRAND-PRÊTRE.

Ainsi, lasse du sceptre, et jurant notre perte,

D’elle-même, à ces fers, votre main s’est offerte ?

MONTÉZUME.

J’ai vu fondre sur moi cent guerriers plus qu’humains,

Dont le moindre est l’effroi de mille Américains.

Leur général, aux yeux de ma garde interdite,

Se venait plaindre à moi d’un complot qu’on médite,

Me demandait raison de qui l’osait trahir,

Et, la foudre à la main, se faisait obéir.

J’ai cédé. Qui de vous m’a creusé cet abîme ?

Tu dis que l’infortune est un effet du crime :

Celui-ci n’étant pas dans le nombre des miens,

Serais-je, par hasard, la victime des tiens ?

LE GRAND-PRÊTRE.

Le salut de l’état, lorsque son roi succombe,

Pour apaiser nos dieux, demande une hécatombe.

De cent Tlascaliens, ceints du bandeau mortel,

Demain, le sang va donc arroser leur autel.

Un sang plus rare encor rougira leurs images.

La peur a parmi nous glacé bien des courages ;

Mais son vol inconstant peut se tourner ailleurs ;

Et vos maîtres bientôt reconnaîtront les leurs.

 

 

Scène II

 

MONTÉZUME, seul

 

Va, retourne à ton temple ! égorge, tue, immole ;

Baigne-toi dans le sang ; souilles-en ton idole,

Et, digne ordonnateur d’exécrables festins,

Hâte, par tes forfaits, nos malheureux destins !

Incertain, agité, plongé dans la tristesse,

Sans cesse y résistant, y retombant sans cesse,

Le désir de la mort est le seul sentiment

Qui demeure à mon âme attaché constamment.

 

 

Scène III

 

CORTÈS, MONTÉZUME, AGUILAR, SOLDATS ESPAGNOLS

 

MONTÉZUME continue.

C’est me trop épargner ; innocent ou coupable,

Cortès ! lève sur moi ton fer impitoyable !

Je déteste les jours que tu m’as conservés :

Frappe !

CORTÈS, lui ôtant ses fers.

Roi de Mexique, espérez mieux ; vivez :

Soyez libre, régnez, je le veux ; et j’ordonne

Qu’à ce titre on respecte ici votre personne.

Je devais un exemple à la témérité,

Fertile en attentats sous votre autorité.

Vous n’avez part à rien ; j’aime et veux vous en croire.

Mettez à le prouver vos soins et votre gloire.

En arrivant ici, j’ai des droits les plus saints

Confié le dépôt en vos royales mains :

Qu’elles en prennent mieux désormais la défense ;

Et quand on nous attaque, apprenez qu’on offense

La majesté d’un roi souverain de ces mers,

Et dont le bras s’étend au bout de l’univers.

N’allumez pas la foudre en ses mains pacifiques ;

Allez en informer vos prêtres, vos caciques.

En tumulte ici près ils désirent vous voir ;

Allez, et les rangez vous-même à leur devoir.

Qu’ils ne se flattent pas non plus que ma justice

Laisse achever demain l’horrible sacrifice

Dont j’apprends que déjà l’appareil est dressé,

Surtout si Tlascala s’y trouve intéressé.

Songez-y. Paraissez ; parlez-leur en monarque ;

Reprenez-en le ton, le pouvoir et la marque.

À sa suite.

Et vous, qu’on l’accompagne, et que votre fierté

Réprime ici l’audace et la férocité.

 

 

Scène IV

 

CORTÈS, AGUILAR

 

CORTÈS.

Hé bien, brave Aguilar, ai-je écarté les traîtres ?

Oseront-ils encore agir au gré des prêtres,

Après avoir souffert l’enlèvement du roi ?

AGUILAR.

La fureur se rallume et succède à l’effroi.

Le zélé Mexicain, déjà chrétien dans l’âme,

Qui de tous leurs complots nous découvre la trame,

Dit que les mécontents se rassemblent sans bruit.

Leur rage n’attend plus que l’ombre de la nuit.

Dans les bras du sommeil ils comptent nous surprendre ;

Et ce palais et nous, réduire tout en cendre.

Tous en ont fait serment. Demain, à son lever,

Le soleil sous leur ciel ne doit plus nous trouver.

CORTÈS.

Ceux qu’a vus Tabasco dans sa plaine sanglante

À cent mille guerriers inspirer l’épouvante,

Contre un peuple en désordre, et par des coups plus sûrs,

Sauront bien se défendre à l’abri de ces murs.

AGUILAR.

Nous n’avions là, seigneur, nul espoir de retraite.

Nous vainquîmes, croyant venger notre défaite ;

Mais ce jour mit un terme à nos calamités,

Et nous n’en sommes plus à ces extrémités.

Le lac, où vous avez cent barques toutes prêtes,

Lavant le pied des murs du palais où vous êtes,

Vous peut faire aisément regagner Tézeuco.

Ses ports nous sont ouverts. D’ailleurs à Tabasco,

Vous le savez, seigneur, l’ardeur était nouvelle,

Et d’un premier butin l’espérance était belle ;

Mais le soldat, courbé sous le poids des trésors,

Craint de perdre aujourd’hui ce qu’il cherchait alors.

CORTÈS.

Quand le soldat sous moi marchait à la victoire,

S’il cherchait des trésors, moi je cherchais la gloire ;

Et m’en étant couvert, je crains, ainsi que lui,

Ce que j’acquis alors, de le perdre aujourd’hui.

Sur ce soldat enfin j’ai d’autant plus d’empire,

Qu’il partage avec moi cette gloire où j’aspire ;

Et que, jusqu’à présent, la peine et le danger

Sont tout ce qu’avec lui l’on m’a vu partager.

AGUILAR.

À vouloir trop voler de victoire en victoire,

Plus d’un ambitieux diminua sa gloire.

La fortune en ces lieux vous a fait un accueil

Qui du grand Alexandre eût assouvi l’orgueil.

De l’Hydaspe et du Gange ayant traversé l’onde,

Sa valeur à l’étroit désira plus d’un monde.

Les vœux qu’il fit pour lui, pour vous sont exaucés.

L’Océan l’arrêtait, et vous le franchissez.

Qu’opposez-vous encore à des millions d’hommes ?

Mesurez votre gloire à ce peu que nous sommes.

Quatre ou cinq cents, tant chefs, soldats que matelots,

Qui, transformés sous vous en autant de héros,

Ont si bien secondé votre main triomphante,

Qu’on nous prend pour des dieux que le soleil enfante ;

Et que de Tlascala le roi, presque à genoux,

S’est cru trop honoré de traiter avec vous.

Sur tous ses devanciers César a l’avantage.

Le Tibre disparaît sous les lauriers du Tage.

L’aigle a du globe entier fini presque le tour,

Et l’Espagne est partout où luit l’astre du jour.

Qu’espériez-vous de plus ? D’ailleurs que sert de feindre ?

Ce peuple nous a craints plus qu’il n’a dû nous craindre :

Mais il craint de ses dieux encor plus le courroux.

Des deux illusions la moins forte est pour nous.

Ne le bravons donc pas. Risquons moins ; et que Charles

En maître désormais se présente et lui parle.

Nous, de tant d’heureux jours ménageons mieux le fruit,

Et ne les rendons pas le jouet d’une nuit.

Dans votre cœur enfin, s’il est fidèle et tendre,

La fille de don Pèdre eût dû se faire entendre.

Elvire vous rappelle, et reste à conquérir.

Que dis-je ? Elle est à vous ; et vous voulez périr ?

CORTÈS.

Elvire !

AGUILAR.

Eh quoi ! l’aurai-je en vain nommée ?

CORTÈS.

Elvire !

AGUILAR.

N’est-elle plus le prix où votre cœur aspire ?

CORTÈS.

Ne songeons qu’à la guerre, elle est notre métier ;

Aguilar, laissez-moi m’y livrer tout entier.

AGUILAR.

Ainsi donc en partant, vous m’auriez fait injure

De me prendre à témoin du plus affreux parjure ?

CORTÈS.

Oui, je voulus vous voir présent à nos adieux !

Oui, je vous fis témoin d’un parjure odieux !

Mais, encore une fois, souffrez que je l’oublie.

AGUILAR.

Un sang digne du vôtre, Elvire et moi nous lie ;

Et je rappellerai, malgré vous, un serment

Que je ne verrais pas trahir impunément.

CORTÈS.

Rappelez-le-moi donc ; parlez : je vous écoute.

AGUILAR.

Déjà vous soupirez. Vous ferez plus, sans doute,

En vous ressouvenant d’Elvire tout en pleurs,

D’Elvire qui semblait présager ses malheurs.

L’effet aurait-il donc justifié ses craintes,

Et répondu si mal aux propos que vous tîntes ?

Je ne puis l’oublier : par de plus nobles traits,

Le guerrier amoureux ne s’exprima jamais.

« Elvire, dites-vous, j’ai pour astre contraire,

« Et de nos deux maisons la haine héréditaire,

« Et le désavantage auquel est exposé

« L’homme que la fortune a peu favorisé.

« Mais que ne peut un cœur que le vôtre seconde ?

« Le ciel, à ma valeur, présente un nouveau monde :

« J’y vole ; et cette épée y fera des exploits

« Dont se glorifieront et l’Espagne et nos rois.

« Que Charles à mon Elvire en doive la conquête !

« Que de myrtes lui-même il couronne ma tête ;

« Et que, pour s’acquitter envers de si beaux feux,

« Il contraigne don Pèdre à nous unir tous deux. »

Vous parliez de la sorte en prenant congé d’elle.

CORTÈS.

Vous me voyez muet à ce récit fidèle.

AGUILAR.

Vous rend-il à vous-même, ou si vous nous bravez ?

CORTÈS.

Que me répondit-elle, Aguilar ? Achevez.

AGUILAR.

Tout ce que la tendresse et l’honneur peut répondre.

CORTÈS.

Tout ce qui doit servir un jour à la confondre !

AGUILAR.

À la confondre ? Ô ciel ! aurais-je bien ouï ?

CORTÈS.

Elvire m’abandonne.

AGUILAR.

Elle, seigneur ? elle ?

CORTÈS.

Oui.

Interrogez Henrique. Oui, cette Elvire même

Que vous vîtes, au fort de sa douleur extrême,

Déplorer sa naissance, injurier le sort,

Détester mon courage, et désirer la mort ;

Qui jura, si l’arrêt de notre destinée

Détruisait entre nous tout espoir d’hyménée,

Que du moins à nul autre aucun pouvoir humain

N’engagerait jamais ni son cœur ni sa main ;

Cette Elvire aujourd’hui n’est plus qu’une infidèle ;

Et quand de nos succès l’Espagne a la nouvelle,

Quand de notre bonheur l’univers s’entretient,

Don Sanche est amoureux, la demande, et l’obtient.

AGUILAR.

Je ne m’étonne plus de la mélancolie

Où votre âme a paru toujours ensevelie,

Depuis que parmi nous Henrique et de retour.

CORTÈS.

Don Pèdre avec Henrique arrivait à la cour.

Rappelé de l’exil où, depuis vingt années,

Sa fierté gémissait au pied des Pyrénées,

Il venait exercer on ne sait quel emploi ;

Mais à peine avait-il entretenu le roi,

Qu’au trop heureux don Sanche, en accordant sa fille,

Il se vit suivre d’eux, et quitta la Castille.

AGUILAR.

Elvire sans douleur n’aura pas obéi ;

Et c’est son devoir seul qui vous aura trahi.

CORTÈS.

Ah ! quand nous chérissons les chaînes qui nous lient,

Nos cœurs et nos devoirs bientôt se concilient.

Libre ou non, qui le veut garde aisément sa foi.

Elvire a tout pu faire, et n’a rien fait pour moi.

De son rigoureux père alléguant la puissance,

Vous ne m’alléguez rien, hélas ! pour sa défense.

Élevée à la cour, Elvire, loin de lui,

Put du pouvoir suprême interposer l’appui.

Son rang et la faveur l’attachaient à la reine.

L’ingrate pour asile avait sa souveraine.

Contre un père, du moins, un abri si puissant

Présentait des délais l’artifice innocent.

En ressources l’amour est-il si peu fertile ?

Ce que j’ai fait pour elle était-il plus facile ?

Mais réservé, moi seul, aux feux les plus constants,

Seul je subis l’effet de l’absence et du temps.

Sa flamme s’est éteinte ; et moi je brûle encore !

Oui, telle est ma faiblesse, Aguilar : je l’adore !

Je la vois, je lui parle ; elle existe en ces lieux.

Plus j’en suis éloigné, plus elle est sous mes yeux.

La difformité même, en ce climat sauvage,

Ne sert qu’à rapprocher sa triomphante image.

Mon cœur de tant d’appas occupé malgré moi,

Les compare sans cesse à tout ce que je vois.

Mais enfin c’en est fait. J’oublierai la cruelle !

Mon courage indigné se révolte contre elle.

Quels soins pour votre chef, en des lieux où le sort

Nous laisse pour tout choix le triomphe ou la mort ;

Où reculer d’un pas, quoi que vous puissiez dire,

Est de tous les périls le dernier et le pire !

Sentons mieux désormais ce que nous nous devons.

J’aimais : j’ai voulu vaincre, et j’ai vaincu. Suivons

Des exploits que le ciel voudra que j’accomplisse.

L’amour les commença : que l’honneur les finisse !

Qu’Elvire, qui partout les entend publier,

Trouvant partout mon nom, ne me puisse oublier ;

Et compare à son tour, non sans regret peut-être,

Avec l’heureux époux, l’amant qui devait l’être !

 

 

Scène V

 

MONTÉZUME, CORTÈS, AGUILAR

 

MONTÉZUME.

J’ai de vos volontés instruit les Mexicains,

Seigneur, en y joignant mes ordres souverains.

Mais le ciel veut ma chute et leur ignominie.

La soif du sang les livre à leur mauvais génie.

Le grand-prêtre, appuyé du cri des anciens,

Les provoque au mépris de vos droits et des miens ;

M’appelle votre esclave, et traite de chimère

Votre force invincible et votre caractère.

Loin de révoquer donc l’appareil inhumain

Du sacrifice impie ordonne pour demain,

Il presse avec ardeur cette fête funèbre :

Aujourd’hui, dans une heure, il veut qu’on la célèbre.

CORTÈS.

J’en réglerai la pompe ; il m’y verra marcher.

MONTÉZUME.

Ce que mon zèle encor ne saurait vous cacher,

Soigneux d’accumuler nos malheurs et ses crimes,

Entre vos alliés il choisit cent victimes,

Et d’un horrible deuil menace Tlascala.

CORTÈS.

C’est assez.

MONTÉZUME.

Sa fureur n’en demeure pas là.

CORTÈS.

À quel excès plus grand peut monter son audace ?

MONTÉZUME.

À massacrer des gens de votre auguste race,

Trouvés dans nos déserts, errants et désarmés,

Et, depuis quelques jours, dans le temple enfermés.

CORTÈS, à Aguilar.

Des Espagnols ! qu’entends-je ?

MONTÉZUME.

Oui, seigneur ; et sa rage

Prétend même par eux commencer le carnage.

D’un pareil attentat plus indigné que vous,

Je n’adoucirai point votre juste courroux.

Qu’il éclate à son gré sur un peuple barbare

Que je voudrais conduire, et que le crime égare.

Pour moi, captif ici, moins honteux de mes fers,

Que d’avoir été roi d’un peuple si pervers,

Je vais, ne doutant pas du succès de vos armes,

Honorer les ingrats de mes dernières larmes.

 

 

Scène VI

 

CORTÈS, AGUILAR

 

CORTÈS.

Je vous ai vu pâlir, moi je frémis d’horreur.

Ami, plus de conseils que de notre fureur !

Pour empêcher demain ce qu’on ose entreprendre,

Sicotenfal ici, la nuit, se devait rendre ;

Nous devions de concert semer ici l’effroi :

On le prévient ; n’importe ; osons tout ; suivez-moi.

Verrons-nous égorger nos amis et nos frères,

Sans qu’il en soit parlé sous les deux hémisphères ?

Le sang a trop souillé vos sacrilèges mains,

Monstres, soyez rayés du nombre des humains !

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

DON PÈDRE, AGUILAR

 

AGUILAR.

Si notre course heureuse est ici terminée,

Au moins ne pouvait-elle être mieux couronnée.

Qui nous eût dit, seigneur, tantôt, quand aux autels

Nous courions désarmer ou punir les cruels,

Que don Pèdre serait la première victime

Que leur enlèverait cet effort magnanime,

Et qu’on aurait, avant d’abandonner ces lieux,

Le bonheur de sauver des jours si précieux ?

DON PÈDRE.

La vie est quelquefois le plus grand des supplices ;

De la fortune aveugle admirons les caprices,

Ami : Cortès et moi nous les signalons bien.

La gloire est son partage, et la honte est le mien.

AGUILAR.

La honte est un malheur ; mais, s’il ne nous surmonte,

Aucun autre malheur n’est, je crois, une honte ;

Et les vôtres...

DON PÈDRE.

Les miens les réuniront tous,

Quand tu m’auras, d’un mot, porté les derniers coups.

Sous le bandeau mortel, depuis une heure entière,

J’étais, comme tu sais, privé de la lumière.

Ce jeune Castillan qui partageait mon sort,

Il ne reparaît plus ; et sans doute il est mort ?

AGUILAR.

Vous allez vous revoir dans les bras l’un de l’autre.

Le ciel à son salut veillait ainsi qu’au vôtre.

D’instruments et de cris un mélange infernal

Du meurtre avait déjà donné l’affreux signal ;

Un satellite, monstre indigne du nom d’homme,

Que du saint nom de Prêtre ici pourtant l’on nomme,

Le bras levé sur vous, paisible en sa fureur,

Déjà de votre sang s’abreuvait dans son cœur.

Nos armes tout à coup nous faisant faire place,

Reportent l’épouvante où renaissait l’audace.

Cortès, que rien n’arrête et qui semble voler,

Fond sur le scélérat prêt à vous immoler ;

Tandis que non moins prompt, je relève et délie

L’Espagnol à vos pieds, pâle et presque sans vie.

Le nom de notre chef lui fait rouvrir les yeux.

Que deviens-je à mon tour, quand, l’examinant mieux.

Dans ses traits délicats où la couleur expire,

Je démêle... je vois... je reconnais... Elvire !

DON PÈDRE.

Que veux-tu ? ni la mort, ni toutes ses horreurs

Ne sont, cher Aguilar, le comble des malheurs ;

Et du moins, de la sorte Elvire travestie,

Des outrages du sort sauvait plus que sa vie.

AGUILAR.

Voudriez-vous, seigneur, m’instruire à votre tour ?

Une brigue vous fit éloigner de la cour.

Un rappel honorable a réparé l’injure ;

Mais depuis ce rappel, quelle étrange aventure

A de vous et d’Elvire ici conduit les pas ?

DON PÈDRE.

Eh ! mon astre partout ne me poursuit-il pas ?

Le conseil informé du pouvoir tyrannique

Dont l’avare don Diègue use à la Jamaïque,

De cette île en secret me nomma gouverneur.

Mais je fus moins flatté de ces marques d’honneur.

Que révolté d’entendre en cette cour funeste,

Élever jusqu’au ciel un nom que je déteste ;

Et de n’y revenir que pour voir de plus près

Le triomphe insultant du père de Cortès.

Aussi ne désirais-je approcher cette plage

Que pour y disputer l’honneur de l’avantage ;

Une carrière immense offrant encor de quoi

Partager la fortune entre Cortès et moi.

Venant donc affronter ce qu’ont de redoutable

La guerre, un nouveau ciel, et la mer indomptable,

De cent préparatifs je dus être occupé.

Malgré le peu de temps, j’y pourvus ; j’équipai.

Don Sanche vint alors me demander Elvire.

Je n’eus, où j’en étais, que deux mots à lui dire :

« Je cours à des périls dignes de vous tenter,

« Jeune homme ; en me suivant, venez la mériter. »

Il y consent ; je pars, et des mers inconnues

Ne nous montrent longtemps que leurs flots et les nues.

J’arrivais, quand la nuit et l’orage à nos yeux

Dérobent à la fois l’eau, la terre et les cieux.

De la vague et des vents le caprice et la rage

Prolongent plusieurs jours les horreurs du naufrage ;

Sur un écueil enfin mon vaisseau retentit :

D’un second choc il s’ouvre, et l’onde l’engloutit.

Le généreux don Sanche, en ce péril extrême,

Fait tout pour nous sauver en périssant lui-même.

Quelques débris flottants et ses derniers efforts

Mettent ma fille et moi sur ces malheureux bords.

C’est là que la fortune et ce peuple exécrable

Trouvent l’art de me rendre encor plus misérable,

En nous jetant au pied des autels, où Cortès

A, par notre salut, couronné ses succès.

AGUILAR.

Vous vous consolerez en revoyant Elvire.

DON PÈDRE.

L’infortunée ! Enfin, tu dis qu’elle respire ?

AGUILAR.

Revenu d’un premier et juste étonnement,

L’état où je la vois m’occupe uniquement ;

Et, tandis que Cortès tonne, abat, met en fuite,

Elvire, en ce palais, sous ma garde est conduite,

Et remise en des mains qui, pour la secourir,

Seules, sans l’offenser, avaient droit de s’offrir.

Son retour à la vie est un effet du zèle

Des femmes qu’adorait Montézume avant elle ;

Car il ne l’a pu voir sans témoigner d’abord

Une admiration qui va jusqu’au transport.

Je ne suis pas surpris du pouvoir de ses charmes :

Leur prodige est égal à celui de nos armes ;

Et maîtresse du cœur des peuples et des rois,

La beauté brille ici pour la première fois.

DON PÈDRE.

Que ne te suivait-elle ; et qui l’arrête encore ?

AGUILAR.

Elle reprend l’habit d’un sexe qu’elle honore.

Les femmes qui d’abord prenaient soin de ses jours,

À l’envi maintenant l’ornent de leurs atours ;

Et bientôt, parmi nous, on va la reconnaître

Sous l’éclat convenable au sang qui l’a fait naître.

DON PÈDRE.

Grâce à vingt ans d’exil, heureusement pour moi,

Je ne puis être ici reconnu que de toi ;

Du fils de l’ennemi dont le seul nom m’irrite,

Et de cette jeunesse attachée à sa suite,

Les yeux n’étant au jour qu’à peine encore ouverts,

Lorsque l’on m’envoya vieillir dans les déserts.

AGUILAR.

La nouvelle est qu’on sauve et la fille et le père.

Voilà tout ce qu’on sait : le reste est un mystère...

DON PÈDRE.

Que je prétends qui dure encore un jour ou deux.

AGUILAR.

Cortès, loin de vous être importun ni fâcheux...

DON PÈDRE.

Garde un profond secret, c’est moi qui t’en supplie.

Donne-m’en ta parole, ou m’arrache la vie.

AGUILAR.

Je le garderai ; mais, de grâce, écoutez-moi.

Cortès...

DON PÈDRE.

Bientôt ma mort dégagera ta foi.

Un jour ou deux encore écarte de ma fille

Ceux qui l’auraient pu voir à la cour de Castille :

Cortès plus que tout autre.

AGUILAR.

Il suffit... Le voici.

DON PÈDRE.

Dès qu’il m’aura laissé, conduis Elvire ici.

 

 

Scène II

 

CORTÈS, DON PÈDRE

 

CORTÈS, lui présentant une épée.

Seigneur (car à ce front peint d’une noble audace,

D’un sang illustre en vous on reconnaît la trace),

Reprenez, en guerrier plein de ressentiment,

De votre liberté le signe et l’instrument.

Qu’il serve à vous venger ! qu’il serve à notre gloire !

Un Espagnol de plus nous vaut une victoire.

Oui, le jour d’un combat, tout l’or des Mexicains

Nous vaut moins que ce fer en de vaillantes mains.

Votre salut, sans doute, a grossi la tempête.

Venez, ou mériter part à notre conquête,

Ou vendre cher un sang qui ne doit pas couler

Sans tenir de sa source, et sans la signaler.

DON PÈDRE.

Marchons. Conduisez-moi, seigneur, où la justice

Veut que pour m ‘acquitter je vainque, ou je périsse.

CORTÈS.

Dans le tumulte encor d’un premier mouvement,

Nous pouvons, vous et moi, respirer un moment.

Des sacrificateurs le zèle mercenaire

N’armera que trop tôt ce peuple sanguinaire ;

Et d’ennemis sans nombre alors environnés,

Nous mourrons glorieux, ou vivrons couronnés.

Mais, seigneur, qui l’eût cru, qu’une telle journée

Ferait naître en son cours des projets d’hyménée ?

Le roi met sa couronne aux pieds de la beauté

Que soumet la naissance à votre autorité.

Accablé d’autres soins, je n’ai pu voir encore

Ces charmes si puissants que Montézume adore :

Mais j’ai vu Montézume ; et de son cœur ému

Le trouble me peint bien tout ce que j’aurais vu.

N’osant rien espérer, pensif, hors de lui-même,

Il n’a trésors, amis, foi, sang, ni diadème,

Rien qui ne soit à nous, si d’un heureux lien,

Au sort de votre fille on veut joindre le sien.

Seigneur, m’honorez-vous d’un peu de confiance ?

N’hésitez point. Formez une auguste alliance,

Qui, nous rendant bientôt plus forts en ce palais.

Assure aux Espagnols le Mexique à jamais.

Le vulgaire insensé vole aux ordres du prêtre ;

Mais le noble n’en prend que de la voix du maître ;

Ou, s’il nous faut périr, votre fille, après nous,

N’a du moins rien à craindre avec un tel époux.

DON PÈDRE.

Que ma religion s’immole à ma patrie ?

Non, seigneur. Point de pacte avec l’idolâtrie.

CORTÈS.

Et qui vous dit que j’aie, en cette occasion,

Négligé l’intérêt de la religion ?

Montézume méprise et déteste la sienne.

Sa grande âme en secret dès longtemps est chrétienne ;

Et deux engagements pris au pied des autels

L’attacheraient à nous par des nœuds éternels.

Hélas ! peut-être aussi, quand je sers sa tendresse,

Peut-être est-ce l’effet d’un reste de faiblesse !

J’éprouve ce qu’il sent, j’aime ; et, n’espérant rien,

Comme je plains mon sort, je plains aussi le sien.

Qu’il vous parle. Pour moi, plein d’une ardeur plus belle,

Il est temps que je courre où le devoir m’appelle.

Vous, de votre côté, consultez-vous, seigneur ;

Vous avez des amis, une épée, un grand cœur,

Un trône à votre sang présenté pour asile ;

De quoi mourir enfin glorieux et tranquille.

 

 

Scène III

 

DON PÈDRE, seul

 

Oui, je mourrai ! tu peux t’en reposer sur moi :

Oui, Cortès ; je hais trop le jour que je te dois,

Pour ne pas rencontrer la mort que je désire.

Au trône cependant faisons monter Elvire ;

Et qu’au moins en ces lieux il soit, si j’y péris,

D’une vertu si pure et l’asile et le prix.

 

 

Scène IV

 

DON PÈDRE, ELVIRE, AGUILAR

 

ELVIRE.

Mon père, entre vos bras, souffrez que je déploie

Une âme qui succombe à l’excès de sa joie !

Puis-je, sans en mourir, passer en un moment

De l’adieu le plus triste à cet embrassement ?

Vous traiterez encor mes larmes de faiblesse :

Pardonnez-les, mon père, à ma tendre allégresse !

Hélas ! puissent mes yeux, après tant de malheurs,

Ne plus jamais verser pour vous que de ces pleurs !

DON PÈDRE.

Ma fille, enfin le ciel termine vos disgrâces.

Applaudissons-nous-en ; mais, en lui rendant grâces,

Félicitez-vous moins de ce que je lui dois :

Ses faveurs sont pour vous, et son courroux pour moi.

ELVIRE.

En quoi vous plaignez-vous encor de sa colère ?

DON PÈDRE.

En prolongeant ma vie, il accroît ma misère.

ELVIRE.

Quel discours ! est-ce donc, est-ce à ma faible voix

À vous rendre un courage admiré tant de fois ?

Je vous ai vu tranquille au milieu de nos pertes,

Sur les flots en fureur, dans des îles désertes,

Sous le couteau fatal qu’une barbare main,

Sans celle de Cortès, plongeait dans votre sein...

DON PÈDRE.

Sans celle de Cortès ? Ah ! comble d’infamie !

ELVIRE.

Eh ! cette main n’est pas une main ennemie

Dont le secours ait dû vous paraître un affront !

Le sang se purifie ainsi qu’il se corrompt ;

Et comme il est souvent tel fils qui dégénère,

En vertus quelquefois tel autre efface un père.

Cortès n’a jamais eu l’injustice du sien ;

Aguilar peut vous dire...

DON PÈDRE.

Il ne me dira rien

Dont ma confusion ne renaisse et n’augmente.

Je veux que de Cortès la haine se démente ;

Mais de quelque façon qu’il prétende en agir,

De mon abaissement ai-je moins à rougir ?

Je le venais braver, et c’est lui qui me brave !

Je m’embarque en rival, et j’aborde en esclave !

Je lui dois cette épée. Enfin, cher Aguilar,

Moi-même je me viens attacher à son char.

Ô honte ! heureusement la mort nous environne.

Je combattrai pour lui ; mais avant qu’il soupçonne

Un trait de sa fortune et si rare et si beau,

Je me serai caché dans la nuit du tombeau.

ELVIRE.

Non, mon père ; il rendra votre perte impossible ;

Malgré vous, avec lui, vous serez invincible ;

Il vous devra sa gloire ; et je prétends vous voir

Tous les deux...

DON PÈDRE.

Par pitié, laissez-moi mon espoir !

Heureux, en terminant ma triste destinée,

De vous laisser ici paisible et couronnée !

ELVIRE.

Quelle paix, quels honneurs nous réserve le sort,

Si votre inimitié nous dévoue à la mort ?

DON PÈDRE.

Non, vous ne mourrez point : vous régnerez, ma fille,

Et vous honorerez mon sang et la Castille.

Montézume vous aime. En lui donnant la main,

Vous devenez sacrée à son peuple inhumain.

Cet hymen glorieux illustre ma mémoire,

Des conquérants de l’Inde achève la victoire,

Va m’acquitter envers nos fiers libérateurs,

Et remplir l’univers de vos admirateurs.

Notre sort coûtera des larmes à l’envie.

À ce prix, sans regret, j’abandonne la vie ;

Et vais à Montézume annoncer un aveu

Qu’il m’a fait demander, et qu’il espérait peu.

ELVIRE.

Qu’ai-je ouï ? quel aveu ! moi, seigneur ! moi, l’épouse...

DON PÈDRE.

De vos premiers devoirs vous connaissant jalouse,

Je devais en effet vous tirer d’une erreur

Qui fait avec raison naître en vous cette horreur.

Vous croyez Montézume imbu de l’imposture

D’une religion dont gémit la nature.

Non, ma fille ; et c’est même un des fruits les plus doux

Que produiront les nœuds qui vont l’unir à vous.

Ce prince abolira, par de pieux exemples,

Le paganisme affreux qui souille ici les temples.

Du flambeau de la foi son cœur est éclairé.

J’ai frémi, comme vous : Cortès m’a rassuré...

ELVIRE.

Cortès ! quoi ! c’est Cortès ?...

DON PÈDRE.

Oui, qui sert Montézume.

Oui, c’est lui qui promet tout ce que j’en présume.

Calmez l’émotion d’un zèle impétueux.

Cortès est, dites-vous, un homme vertueux.

Un semblable garant mérite qu’on l’en croie.

ELVIRE.

Seigneur, un seul instant souffrez que je le voie ;

Et que, pour mon repos, j’ose l’interroger !

DON PÈDRE.

Le voir avant ma mort ! Gardez-vous d’y songer.

Mais plutôt, pour cacher votre malheureux père,

Vous-même, jusque-là, cachez-vous la première.

Aguilar nous seconde, et j’obtiendrai du roi

Que vous ne soyez plus visible ici qu’à moi.

 

 

Scène V

 

ELVIRE, AGUILAR

 

ELVIRE.

Vous voyez, Aguilar, à qui l’on m’abandonne !

Cortès adore Elvire ; et c’est lui qui la donne.

C’est lui qui m’assassine ! Informez-l’en ; courez :

Un moment peut tout perdre. Eh quoi ! vous demeurez !

AGUILAR.

Madame, je vous plains. Je conçois vos alarmes ;

Mais je ne vois pour vous de secours que vos larmes,

Et c’est à votre père à s’en laisser fléchir.

Pour moi, de mes serments je ne puis m ‘affranchir.

Il veut être inconnu. J’ai promis de me taire ;

Et je manque à l’honneur si j’ose vous complaire.

ELVIRE.

Vous, le seul confident, le témoin de la foi

Que me donna Cortès, et qu’il reçut de moi !

AGUILAR.

Oui : j’ai flatté des feux environnés d’obstacles ;

Mais qui devant conduire à de si grands miracles,

Pour vous de quelque espoir me flattaient à leur tour.

Aujourd’hui même encor je servais votre amour.

Oui, madame ; à Cortès je rappelais vos charmes,

Quelques instants avant que nous prissions les armes,

Pour voler où jamais nous n’eussions cru vous voir.

À son ambition j’opposais son devoir.

Cortès est trop avide aussi de renommée.

Je voulais l’arrêter : et je vous ai nommée.

Ne me demandez point ce qu’il m’a répondu.

Don Pèdre est près du roi. Vous l’avez entendu.

Sa parole à présent se donne, et vous engage.

Madame, il faut s’armer de tout votre courage.

Votre douleur profonde ébranle trop le mien,

Et je sens qu’il s’épuise à ce triste entretien.

 

 

Scène VI

 

ELVI RE, seule

 

De quelles cruautés redeviens-je victime ?

Ô ciel ! par où sortir de ce nouvel abîme ;

Et qui dissipera le trouble où je me vois ?

Cher amant ! qu’as-tu fait contre moi, contre toi ?

Aux ondes, à don Sanche, à l’autel échappée,

Du coup mortel enfin je me verrai frappée !

Et ce coup (qui jamais eût dû le pressentir !),

Ce coup, c’est de ta main qu’on l’aura vu partir !

L’amour n’a-t-il en toi nulle voix qui t’inspire ?

Ton cœur est-il muet, si près de ton Elvire ?

Le vaste sein des mers, leurs gouffres spacieux,

Nous séparaient-ils moins que ces murs odieux ?

Cortès ! mon cher Cortès !... Mais sais-je qui j’appelle ?

Tout couvert de lauriers, Cortès est-il fidèle ?

L’amour partage-t-il les soins d’un conquérant ?

Que sais-je même, hélas ! n’est-il qu’indifférent ?

A-t-il innocemment conclu cet hyménée ?

Non, non ! ouvre les yeux, amante infortunée !

De l’éclat d’un grand nom Cortès est enivré.

Au seul désir de vaincre on te le peint livré.

On l’en blâme ; on me nomme ; on me tait sa réponse.

Ah ! c’est sa perfidie et la mort qu’on m’annonce !

L’ingrat me sait présente, et feint de l’ignorer,

Pour me manquer de foi sans se déshonorer !

Pour me vanter après peut-être sa constance,

Oser me reprocher mon peu de résistance,

Et couronner ainsi ses infidélités,

En m’accablant des noms qu’il aura mérités !

Ô crime ! à trahison !... Mais je lui fais injure.

Cortès n’est ni cruel, ni lâche, ni parjure.

Un soupçon contre lui si funeste et si noir,

Est un monstre qu’enfante en moi le désespoir.

Malheureuse ! ne crains que ce que tu dois craindre.

Chère encore à Cortès, en es-tu moins à plaindre,

Si tes cris ne pouvant arriver jusqu’à lui,

À son insu lui-même il t’immole aujourd’hui ?

 

 

Scène VII

 

MONTÉZUME, ELVIRE

 

MONTÉZUME.

Rare et céleste objet, le plus beau que l’aurore

De son sein lumineux pût jamais faire éclore ;

Mortelle incomparable, où cesseront vos pleurs,

Si ce n’est où l’amour vous soumet tous les cœurs ?

Mon âme à qui s’offraient mille images funèbres

Languissait abattue en d’épaisses ténèbres.

Vous brillez en ces lieux ; l’horreur en disparaît.

L’astre ennemi s’éclipse, et la clarté renaît.

Du ciel persécuteur la haine ralentie

Suspend enfin mes maux, me laisse aimer la vie.

Cependant vous pleurez ; et ce calme si doux,

Quand vous me le rendez, reste éloigné de vous.

Pour vous en rapprocher, joignez mon sort au vôtre.

Devenons désormais le bonheur l’un de l’autre.

Unissez-vous à moi... Votre père y consent.

Il vient de m’en donner un gage en m’embrassant.

Parlez. Tout m’est ici moins soumis qu’à vos charmes.

Que faut-il faire encor pour essuyer vos larmes ?

ELVIRE.

N’espérez pas, seigneur, qu’elles puissent tarir ;

Ignorez-en la source, et me laissez mourir.

MONTÉZUME.

Je me croyais encor d’un rang dont le partage

Aurait dû relever un généreux courage ;

Et qu’avoué d’un père, en m’offrant pour époux...

ELVIRE, à part.

Ô mon père ! ô Cortès ! où me réduisez-vous ?

MONTÉZUME.

Est-ce l’adversité qui me rend méprisable ?

À des cœurs vertueux rien n’est plus respectable.

ELVIRE.

Daignez, si ce respect sied bien à de grands cœurs,

Daignez donc respecter ma misère et mes pleurs.

MONTÉZUME, à part et haut.

Que devient ma constance et cet orgueil extrême

Qui méprisait la mort, qui la demandait même ?

Puis-je, en un même jour, si peu me ressembler ?

Une femme a le don de me faire trembler !

Grand Dieu de qui déjà le courroux se rallume,

À quel peuple étonnant livres-tu Montézume ?

La foudre est dans leurs mains, et jusqu’à la beauté,

Tout semble fait chez eux pour être redouté !

Retenant Elvire, qui veut rentrer précipitamment.

Eh ! ne me fuyez point ! Simple encore et sauvage,

Si mon amour n’a pas un assez doux langage,

Non plus par des discours, mais par de tendres soins,

Mieux exprimé, peut-être il vous déplaira moins.

Vos yeux laissent trop voir les maux que je m’apprête ;

Ces superbes vainqueurs dédaignent leur conquête ;

Roi d’un peuple odieux qu’ignorait l’univers,

Je ne suis qu’un barbare indigne de vos fers.

Mais si le désaveu de l’erreur et du crime

Peut de vous toutefois mériter quelque estime,

Un rayon d’espérance a de quoi me flatter.

L’invincible Cortès pourra vous l’attester.

Des dieux qu’idolâtraient mes crédules ancêtres,

J’ai tantôt, devant lui, désavoué les prêtres.

C’est moi dont les avis l’ont fait voler vers vous.

J’ai contre eux imploré ses redoutables coups,

Comme si j’avais su que leur troupe inhumaine

Attaquait une vie où s’attachait la mienne ;

Aussi Cortès est-il favorable à mes feux.

Ainsi que votre père, il me souhaite heureux.

Vous seule cependant dont l’aveu m’intéresse,

Vous seule défendez l’espoir à ma tendresse...

Mexique ! aurais-tu cru qu’un jour ton souverain

Supplierait en aimant, et supplierait en vain !

Tremble de ce prodige. Un si nouvel outrage

De ta ruine entière est le dernier présage.

ELVIRE.

La passion vous livre à d’aveugles transports :

Ne me reprochez rien. Quand l’état d’où je sors,

Quand l’état où je rentre, et la perte prochaine

D’un père infortuné dont la mort est certaine ;

Quand de tant de malheurs et la suite et le cours

Ne me fermeraient pas l’oreille à vos discours,

Il ne serait pas temps encor de les entendre.

Mon père vainement vous a nommé son gendre ;

Si notre auguste prince, informé de son choix,

Ne le rend légitime en y joignant sa voix.

Oui, de nos rois sur nous tels sont les droits suprêmes ;

Nous ne saurions, sans eux, disposer de nous-mêmes.

Cette prérogative est un droit naturel

Que leur acquit sur nous leur amour paternel.

Ce droit nous suit partout ; rien ne nous en exempte.

Charles n’est point absent : Cortès le représente.

Vous avez, dites-vous, obtenu son aveu ;

C’est sans doute beaucoup, mais c’est encor trop peu.

Qu’amené devant moi, lui-même il me l’annonce.

Cet arrêt confirmé réglera ma réponse.

Allez ; et flattez-vous que vos soins empressés

M’obligeront, seigneur, plus que vous ne pensez.

MONTÉZUME.

De votre père ici, la défense absolue

À tous les Espagnols interdit votre vue ;

Mais en des lieux où j’ose encor donner des lois,

S’il y faut obéir, ce n’est qu’à votre voix.

 

 

Scène VIII

 

ELVIRE, seule

 

Et vous, pardonnez-moi, cher auteur de ma vie,

Si votre haine injuste est si mal obéie ;

J’oppose à votre perte un obstacle puissant,

Et du moins je vous sauve, en désobéissant.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

CORTÈS, AGUILAR

 

AGUILAR.

Ce vestibule ouvert conduit chez l’Espagnole :

Vous pourrez la trouver. Mais de quel soin frivole

S’occupe ici Cortès, en ce moment fatal,

Où tout demande ailleurs les yeux du général ?

CORTÈS.

Le soin dont je m’occupe est de mon ministère.

Elle croit que c’est peu de l’aveu de son père,

S’il n’est autorisé de celui de son roi ;

Et puisque, parmi vous, Charles réside en moi,

Je dois la satisfaire, et servir avec zèle

Un monarque amoureux qui fera tout pour elle ;

Et qui, sous nos drapeaux, de ses plus fiers sujets

Rassemblera l’élite en ce vaste palais.

AGUILAR.

Si pourtant...

CORTÈS.

Mes raisons auraient dû vous suffire.

Des vôtres, à mon tour, voudriez-vous m’instruire ?

Vous êtes inquiet, et peut-être jaloux ;

De la jeune Espagnole envieriez-vous l’époux ?

AGUILAR.

L’indifférence en vous fut-elle aussi parfaite !

Mais vous avez aimé, c’est ce qui m’inquiète.

Vers celle dont l’hymen importe à nos destins,

Vous portez un esprit nuisible à vos desseins.

Ce que vous avez fait, vous allez le détruire.

Dans le fond de son cœur elle m’a laissé lire.

Un tendre engagement, contraire à son devoir,

Arrache des soupirs qui vont vous émouvoir.

Moi qui suis si peu fait à ces sortes d’alarmes,

Moi-même je la fuis, attendri de ses larmes :

Et vous, dont le cœur saigne encor des mêmes coups,

Vous, qui pensez comme elle, y résisterez-vous ?

CORTÈS.

Elle est bien malheureuse en effet dès qu’elle aime,

Et je la plains déjà : mais cette pitié même

Fait que de plus en plus je veux l’entretenir,

Pour l’engager à perdre un si doux souvenir.

Je lui peindrai l’abus d’une flamme constante ;

Elle le sentira. Qu’elle se représente

Les horreurs qui pourraient accompagner sa fin ;

Le lieu, le temps, un trône, et mon exemple enfin.

AGUILAR.

Je laisserais agir l’autorité d’un père,

Sans vouloir...

CORTÈS.

Parlerai-je en ami plus sincère,

Ou plutôt en amant qui n’écoute plus rien ?

Mon cœur, mon faible cœur vole à cet entretien.

Il suppose, il espère, il croit ce qu’il désire.

L’Espagnole a pu voir, a pu connaître Elvire,

Savoir plus de son sort qu’on n’en a publié,

Et si Cortès est plaint, ou s’il est oublié.

Ah ! si, comme tantôt vous le disiez vous-même,

Le devoir seul eut part à mon malheur extrême,

Si j’apprends qu’elle en ait seulement soupiré...

Vous voyez les périls dont je suis entouré,

Vous verriez sur mon front la victoire assurée,

Justifier la foi qu’elle m’avait jurée ;

Et, plus présente encore en ces lieux que jamais,

Elvire à l’Amérique étaler tout Cortès.

Entrons.

Aguilar sort d’un côté ; et Cortès sortant de l’autre, est rencontré et retenu par don Pèdre.

 

 

Scène II

 

CORTÈS, DON PÈDRE

 

DON PÈDRE.

L’eau salutaire est prête et l’encens fume.

Ma fille, à nos autels, va suivre Montézume.

Moi, je vous suis, seigneur ; hâtez-vous de m’ouvrir

La carrière où je dois m’acquitter ou mourir.

CORTÈS.

Combattrai-je avec vous, seigneur, sans vous connaître ?

Car ne fussiez-vous point ce que vous semblez être,

Quel que soit votre sang, recommandable ou non,

Ce cœur que vous montrez vous a dû faire un nom.

Que ce nom désormais ne soit plus un mystère.

Prêt de l’éterniser, daignez ne le plus taire.

Non pourtant que je veuille insister là-dessus.

Si c’est trop exiger, seigneur, n’en parlons plus.

DON PÈDRE.

Oui, seigneur, attendez la fin de la journée.

Ignorez jusque-là mon nom, ma destinée.

Je saurai, si je vis, réparer ce refus ;

Ma fille, si je meurs, vous dira qui je fus :

Et si nous périssons et vous et moi, qu’importe

Un nom plus ou moins grand que je laisse ou j’emporte ?

CORTÈS.

Changeons donc de propos. Étiez-vous à la cour

Quand don Pèdre y parut, et n’y parut qu’un jour ?

DON PÈDRE.

Oui, seigneur.

CORTÈS.

Et de grâce encor, daignez m’apprendre

Où, de là, sont allés lui, sa fille et son gendre.

DON PÈDRE.

Don Sanche, avant l’hymen, a terminé son sort.

Ici Cortès reprend un air de tranquillité que remarque don Pèdre.

Leur vaisseau fit naufrage ; et par un bel effort,

En sauvant sa maîtresse, il y perdit la vie.

De quels événements sa perte fut suivie,

Où don Pèdre et sa fille ont depuis respiré,

C’est ce qui dans Tolède est encore ignoré.

CORTÈS.

Mais ceux dont le rapport attesta leur naufrage,

Auront pu dire aussi quelles mers, quel rivage,

Quelle contrée enfin...

 

 

Scène III

 

CORTÈS, DON PÈDRE, MONTÉZUME, TROUPE D’ESPAGNOLS et D’AMÉRICAINS

 

MONTÉZUME, à Cortès.

Mes plus braves soldats,

Pour vaincre à mes côtés, suivent ici mes pas.

Déjà mon même esprit les éclaire et les guide.

Le grand-prêtre à leurs yeux n’est plus qu’un parricide,

Qu’un rebelle, qu’un fourbe et qu’un séditieux,

Qui, pour trahir son roi, s’arme du nom des dieux.

Consacrons ce moment par une double fête ;

Et du pied de l’autel revolant à leur tête,

Forçons ce peuple ingrat d’accepter un traité

Dont le premier objet est sa félicité.

CORTÈS.

Allons.

MONTÉZUME.

Auparavant, écoutons le grand-prêtre.

Devant nous, un instant, il demande à paraître.

Mes yeux ouverts peut-être ont dessillé les siens.

De se plaindre, du moins, ôtons-lui tous moyens.

Qu’il entre et sorte exempt de péril et de crainte.

Il me l’a fait promettre, et ma parole est sainte.

Que sa liberté donc et ses jours soient sacrés.

CORTÈS.

Vous le voulez ainsi ; qu’il se présente.

MONTÉZUME, à ses gardes.

Ouvrez.

 

 

Scène IV

 

CORTÈS, MONTÉZUME, LE GRAND-PRÊTRE, DON PÈDRE,  TROUPE D’ESPAGNOLS et D’AMÉRICAINS

 

LE GRAND-PRÊTRE.

Mes cris sont descendus au centre de la terre ;

Ils en ont évoqué le démon de la guerre ;

Devant lui vont s’ouvrir les portes de l’enfer ;

Et la flèche sacrée[4] est prête à fendre l’air.

Déjà l’arc est tendu ; mais avant qu’avec elle

La mort vole, et consacre à la nuit éternelle

Des ennemis souillés du plus grand des forfaits,

Je veux bien être encore un ministre de paix.

CORTÈS.

On voudra bien t’entendre, et pardonner peut-être :

Se montrant.

Mais en parlant,

Montrant Montézume.

respecte un vainqueur, et ton maître.

LE GRAND-PRÊTRE, au Roi.

Ô toi que sans combat la terreur a vaincu,

Prince aveugle, réponds : n’as-tu pas trop vécu ?

Quand tu montas au trône, à tes dieux qu’on offense,

De nos droits et des leurs tu juras la défense ;

Jusqu’en leur sanctuaire on vient nous égorger ;

Et quand tous les sujets s’arment pour nous venger,

(La honte de leur roi peut-elle être plus grande ?)

Ce roi les désavoue : un autre les commande ;

Un prêtre est à leur tête, et toi, dans les liens ;

C’est moi qui les anime, et toi qui les retiens.

Oui, tous prêts à frapper, ils ont craint pour ta vie,

Qui reste abandonnée au glaive de l’impie.

Ma vengeance était sûre : un traité l’interrompt ;

Et ton intérêt seul en fait subir l’affront.

MONTÉZUME.

Ta vengeance était sûre ! Eh, sur quoi, téméraire,

En osais-tu fonder l’espoir imaginaire ?

LE GRAND-PRÊTRE.

Un monde armé, nos dieux m’en avaient répondu.

CORTÈS.

Tes dieux t’auraient vengé comme ils t’ont défendu.

LE GRAND-PRÊTRE.

Ne m’ont-ils pas déjà vengé, quand leur justice

A, par tes propres mains, creusé ton précipice ?

Ton crime a réveillé les Mexicains séduits.

En vain je les poussais où tu les as réduits ;

Montrant le Roi.

Et s’ils ne s’alarmaient pour un pareil otage...

MONTÉZUME.

Sont-ce là tous leurs soins ? Sors : je les en dégage.

LE GRAND-PRÊTRE.

Je n’entends plus ta voix ; je ne vois que tes fers ;

Et je te méconnais en des lieux où tu sers.

CORTÈS.

Il y siège en monarque ; et sa seule présence

Montrant les armes à feu de ses Espagnols.

Des foudres que tu vois sauve ton insolence.

Et quel autre qu’un maître eût eu droit, sur sa foi,

D’introduire où je suis, un monstre tel que toi ?

LE GRAND-PRÊTRE.

Rebut des éléments, auteur de nos divorces,

Tremble toi-même, et crains ta faiblesse et nos forces.

Ici pour un moment la surprise et la peur

D’abord t’ont couronné par les mains de l’erreur.

Mais le charme a cessé ; ce peuple enfin m’écoute ;

La foudre de ses dieux est celle qu’il redoute ;

Et pour les apaiser, mais sans retardement,

Il prononce ta mort, ou ton éloignement.

Fuis donc, on le permet. Abandonne une terre

Qui ne tremblerait plus du bruit d’un vain tonnerre.

Notre nombre se rit de ton fer, de tes feux,

Et de l’agilité de tes coursiers fougueux.

Disparais à nos cris ; et revole en arrière,

Comme au souffle des vents volerait la poussière.

Qu’es-tu venu chercher en ces paisibles lieux ?

Je ne sais quels métaux d’un vil prix à nos yeux ;

Source de mille abus que l’Amérique ignore ;

Parmi vous, je le vois, les seuls dieux qu’on adore.

À leur éclat trompeur en esclave asservi,

Accablé de leur poids, sans en être assouvi,

Fuis, dis-je, et porte au loin, nous laissant nos victimes,

Ce fruit de tes exploits, ou plutôt de tes crimes.

Puisse l’or, chez les tiens de ta soif embrasés,

Reporter tous les maux que tu nous a causés ;

Désunir alliés, parents, peuples et princes,

Rendre incultes vos champs, dévaster vos provinces,

Et faire enfin régner partout l’impunité,

L’injustice, la fraude, et l’inhumanité !

CORTÈS.

Imposteur ! où t’égare une fougue insensée ?

Oses-tu bien parler d’humanité blessée,

Toi qui, nourri de meurtre, et l’érigeant en loi,

T’en es fait un paisible et sacrilège emploi ?

Pris à témoin par nous, que Tlascala réponde.

Le premier il me vit sortir du sein de l’onde.

Qu’arborèrent dès lors mes nobles étendards ?

La vérité, la paix, l’abondance et les arts.

De qui nous attaqua je foudroyai l’audace ;

À qui s’est repenti, ma clémence a fait grâce ;

Et la proie à tes dieux enlevée aujourd’hui,

Prouve à nos alliés ce que vaut notre appui.

Les mœurs ayant d’entre eux chassé l’instinct sauvage,

Vinrent, de leur lumière, éclairer ce rivage ;

Ton souverain la vit, et ne l’évita pas.

De là tes cris, ta rage, et tes noirs attentats.

Tu ne pouvais souffrir qu’en lui peignant mon maître,

Je lui peignisse un roi, je l’instruisisse à l’être ;

Qu’il apprît que le trône est l’autel éminent

D’où part du roi des rois l’oracle dominant ;

Que le sceptre est la verge et haute et redoutable

Sous laquelle ici-bas doit trembler le coupable ;

Qu’ici tout l’est, soldats, prêtres et citoyens,

Et que tous leurs forfaits désormais sont les tiens.

LE GRAND-PRÊTRE.

Et qui t’a confié, d’où te naît la puissance

De décider ici le crime et l’innocence ?

Quelles que soient nos lois, prétends-tu les changer ?

Ce droit fut-il jamais le droit de l’étranger ?

Es-tu l’ange du ciel ? est-ce à nous à t’en croire ?

Et t’oses-tu flatter...

CORTÈS.

Oui, j’en aurai la gloire ;

Oui, la nature entière, outragée en ce lieu,

Me demande vengeance, et l’obtiendra dans peu.

Apprends d’elle aujourd’hui sur quels droits je me fonde.

Des temples infectés du sang qui les inonde,

Leur enceinte et leurs tours, triste amas d’ossements,

De tes impiétés barbares monuments ;

D’exécrables festins, et leur scandale atroce

Qui du convive impur fait un monstre féroce ;

Le sacrifice affreux qui s’achevait sans moi ;

Voilà ce qui soumet l’Amérique à ma loi.

Veux-tu bien épargner et du sang et des larmes ?

À ce peuple effréné fais mettre bas les armes.

Ferme un temple où déjà ton prince n’entre plus ;

Sinon, plus de clémence, et malheur aux vaincus !

Et bientôt, sous tes yeux, déserte et ravagée,

Si dans des flots de sang l’Amérique est plongée,

Et ne prononce plus mon nom qu’avec effroi,

Pleure sur ton pays, mais ne t’en prends qu’à toi.

LE GRAND-PRÊTRE.

On t’accordait la fuite, et c’est toi qui menaces !

Puisque tu ne sais pas autrement rendre grâces,

Puisque ce roi captif est content de son sort,

Attendant la rigueur de la loi du plus fort,

Tenons-nous-en tous deux à nos droits légitimes.

Garde ton prisonnier, et rends-moi mes victimes.

CORTÈS, un pistolet à la main.

Ah ! ma fureur...

MONTÉZUME, lui haussant le bras.

Avant de la laisser agir,

Qu’il sache tout son crime, et voyez-l’en rougir.

Tout barbare en effet que l’autel t’ait fait naître,

Quand d’assouvir ta rage on t’eût laissé le maître,

La seconde victime, en présentant son sein,

Cruel ! t’eût fait tomber le couteau de la main.

De ce noble étranger c’est la fille adorable.

Vois de quel attentat tu te rendais coupable.

Tu voulais, et tu veux être encor le bourreau

De tout ce que le ciel a formé de plus beau,

D’un objet dont la vie est désormais la mienne,

D’une tête sacrée, en un mot de ta reine.

Je l’épouse.

LE GRAND-PRÊTRE.

Qu’entends-je ? Ah, comble de l’horreur !

L’épouser !

CORTÈS.

À tes yeux.

Au Roi.

Amenez-la, seigneur.

Le Roi sort.

DON PÈDRE, à Cortès.

Ma fille frémirait à son aspect. Qu’il sorte.

Du palais cependant nous défendrons la porte,

Et l’on célébrera les deux fêtes sans nous.

Venez.

CORTÈS.

Non, devant elle il pliera les genoux.

C’est à lui de frémir.

Arrêtant le Grand-Prêtre qui se disposait à sortir.

Oui, demeure ; oui, toi-même,

Tu verras sur son front poser le diadème.

Le premier tu rendras hommage à la beauté,

Que jusque dans nos bras poursuit ta cruauté ;

Et ne compte échapper au courroux qui m’anime,

Qu’en implorant l’appui de ta propre victime.

S’avançant au-devant d’Elvire qui paraît.

 

 

Scène V

 

CORTÈS, MONTÉZUME, ELVIRE, DON PÈDRE, LE GRAND-PRÊTRE, TROUPE D’ESPAGNOLS et D’AMÉRICAINS

 

CORTÈS continue.

Venez, madame...

Bas.

Ciel ! que vois-je ?

LE GRAND-PRÊTRE.

Dieux vengeurs !

Qu’attendez-vous ? tonnez sur ces profanateurs !

CORTÈS, à part.

Ah, perfide Aguilar !

LE GRAND-PRÊTRE.

Tonnez, dieux du Mexique,

Avant qu’un tel outrage ait flétri l’Amérique !

CORTÈS, à part.

Que faisais-je ?

LE GRAND-PRÊTRE, voyant le trouble de Cortès.

Déjà, tel qui m’a menacé,

Frappé d’un coup subit, en parait terrassé.

Au Roi.

Et toi, tombe à ma voix, tombe du rang suprême,

Vil époux d’une esclave ! esclave ici toi-même !

Et l’autel, et nos lois, et le trône, et ton lit,

Rien ne te fut sacré ; tu n’es plus qu’un proscrit.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

CORTÈS, MONTÉZUME, ELVIRE, DON PÈDRE

 

CORTÈS, au Roi, surpris de le voir immobile.

Laissons pour un moment son audace impunie.

Je songe à différer une cérémonie

Qui veut plus d’appareil et de solennité.

À don Pèdre.

Il en eût en effet souillé la majesté.

Au Roi.

Choisissons mieux, seigneur, et l’heure et la journée :

Il s’agit d’un combat, et non d’un hyménée.

Qu’auraient pensé de nous vos soldats et les miens ?

À Elvire.

Madame, avec ardeur j’ai tissu vos liens ;

Nous saurons les serrer, mais dans un temps plus calme :

Le myrte ne se doit cueillir qu’après la palme.

Les premiers soins remplis, d’autres auront leur tour ;

Et la victoire ici ramènera l’amour.

Au Roi.

Allons, prince, flattés d’espérance si belle,

Allons, en paraissant, disperser les rebelles.

Se découvrant.

Vous, don Pèdre, croyez que rien ne m’est plus doux

Que d’avoir à combattre à vos yeux et sous vous.

 

 

Scène VII

 

DON PÈDRE, ELVIRE

 

DON PÈDRE.

Que les flots ne m’ont-ils caché dans leur abîme,

Ou que le Mexicain n’a-t-il pris sa victime !

Tout ce que je craignais, ma fille, est arrivé ;

Cortès m’a reconnu vivant, et m’a bravé.

ELVIRE.

Faudra-t-il qu’une haine irréconciliable,

Où tout me semble heureux, vous rende inconsolable ?

Ces vifs ressentiments qu’un aïeul irrité

Transmet de père en fils à sa postérité,

Que la destruction, que le meurtre accompagne,

N’ont que trop jusqu’ici déshonoré l’Espagne.

Si quelque grandeur d’âme aide à les étouffer,

Qui mieux que vous, mon père, en pourrait triompher ?

DON PÈDRE.

Oui, j’en triompherais si, quand je le retrouve,

Le superbe éprouvait le destin que j’éprouve,

Et que je fusse au faîte où je le voir briller ;

Mais quel instant fatal pour me le conseiller !

Quand son inimitié hautaine et satisfaite

Pleinement, devant tous, jouit de ma défaite ;

Et, pour mieux m’enfoncer le poignard dans le cœur,

D’un respect outrageant prend le voile imposteur !

ELVIRE.

Lui, de l’inimitié ! la vôtre vous abuse.

Eh ! sur quoi donc, seigneur, faut-il qu’on l’en accuse ?

Je l’observais ; ses yeux, ses gestes n’ont eu rien...

DON PÈDRE.

N’ont eu rien qui démente un sang tel que le sien.

L’ai-je moins observé ? Les sentiments du traître

N’avaient pas attendu si longtemps à paraître.

Avant que vous vinssiez, près de moi s’informant

Des lieux où nous étions, moi, vous et votre amant,

Il a su mon naufrage et la mort de don Sanche.

Mon âge est clairvoyant, et la jeunesse est franche.

J’ai vu, j’ai vu la joie éclater dans ses yeux ;

Il prenait à m’entendre un plaisir odieux.

L’inhumain comparait sa gloire à ma misère ;

Et pour lui cette gloire en devenait plus chère.

« Sont-ce là les vertus, m’étais-je déjà dit,

« Que me vante Aguilar, et qu’Elvire applaudit ? »

Et quand votre présence annonce enfin la mienne,

Son propre honneur n’est plus un frein qui le retienne.

Le perfide aussitôt vous enlève un époux,

Jette un frivole obstacle entre le trône et vous,

(Simple délai d’abord, bientôt rupture entière)

Rend ma parole un jeu de sa puissance altière,

Et s’imagine encor qu’après un tel affront,

Jamais à le servir je ne serai trop prompt.

Moi, te suivre, Cortès ! ta voix en vain m’appelle ;

Cette main s’armerait plutôt pour la querelle

Du ministre insolent de la barbare loi

Qui, demandant ma mort, demande moins que toi.

ELVIRE.

Que diriez-vous, seigneur, si ce jeune courage,

De tout ce qu’il a fait vous réservait l’hommage ?

Si revenant à nous, avec empressement...

DON PÈDRE.

Nous préserve le ciel d’un tel abaissement !

Je le désire encor moins que je ne l’espère ;

Non, non ! qu’il soit pour nous ce que serait son père ;

Et que se repentant de son dernier exploit,

Il signale à son gré la haine qu’il nous doit.

C’est le seul sentiment que nous puissions lui rendre,

Le seul aussi de lui que nous devions attendre.

Il nous le prouve assez. Mais peut-être à son tour,

Me connaîtra-t-il mieux avant la fin du jour.

De mon sort croit-il être impunément l’arbitre ?

Ne suis-je donc ici qu’un vagabond sans titre ?

Honoré des secrets de mon maître et du sien,

Pour la fierté du rang je ne lui cède en rien :

Reconnu des soldats, j’en deviens l’espérance ;

Sa course téméraire a lassé leur vaillance :

À ne pas reculer lui seul est obstiné ;

Et si je dis un mot, il est abandonné.

ELVIRE, effrayée.

Votre courroux, voulant du moins être équitable,

S’instruira mieux, avant un coup si redoutable.

DON PÈDRE.

Quelque soit mon courroux, je vois qu’il vous déplaît.

Serions-nous donc ici divisés d’intérêt ?

ELVIRE.

Moi, mon père, en avoir de plus chers que les vôtres !

DON PÈDRE.

J’ai pourtant mes projets, et vous en avez d’autres.

ELVIRE.

Je crois que mes projets sont les vôtres, seigneur,

Quand ils sont animés du soin de votre honneur.

D’un sentiment si pur c’est la force invincible

Qui m’affermit la voix en ce moment terrible,

Où j’ose ouvrir la bouche en faveur de Cortès,

Et porter, malgré vous, votre cœur à la paix.

Il a sauvé vos jours et ceux de votre fille.

Tout ce qui désunit l’une et l’autre famille,

Ne saurait plus en nous balancer, un instant,

De cet heureux guerrier le service important.

Ses soldats mécontents sont tout prêts à vous suivre :

Un mot, quand vous voudrez, le perd et vous les livre :

Mais que publierait-on d’un pareil attentat ?

« Cortès fut généreux, et don Pèdre un ingrat.

« Le conquérant orné des vertus les plus rares,

« Sauva son ennemi de la main des barbares ;

« Et lui-même à son tour, d’eux tous environné.

« Par celui qu’il sauva leur fut abandonné ! »

Ah ! plutôt rejetons un bienfait si funeste ;

La vie est, à ce prix, un bien que je déteste.

Désapprouveriez-vous des sentiments d’honneur

Que vos leçons, mon père, ont gravés dans mon cœur ?

DON PÈDRE.

Conservez-en la noble et constante habitude ;

Mais débarrassez-vous de cette inquiétude :

Quand je ne m’en sens point, est-ce à vous d’en avoir ?

Reposez-vous sur moi des règles du devoir.

Cortès fut généreux, faute de nous connaître.

Dès qu’il nous a connus, il a cessé de l’être,

Et s’est peu soucié que j’eusse, sur ma foi,

Engagé votre main et ma parole au roi.

En disposant de l’une, il s’est joué de l’autre ;

Dès lors il a blessé mon honneur et le vôtre ;

Dès lors je méconnais notre libérateur,

Et l’offenseur efface en lui le bienfaiteur.

ELVIRE.

Seigneur !... que j’ose enfin...

DON PÈDRE.

N’ose rien d’inutile.

ELVIRE.

Mon père, écoutez-moi d’un esprit plus tranquille.

DON PÈDRE.

Peut-être ai-je écouté plus que je n’aurais dû.

ELVIRE.

Ah ! vous jetez l’effroi dans un cœur éperdu,

Qui pourrait vous fléchir par un aveu sincère.

DON PÈDRE.

Vous avez des secrets qu’ignorait votre père ?

ELVIRE, tombant à ses genoux.

Mon cœur entre vos mains ne saurait être mieux ;

Mais la moindre faiblesse est un crime à vos yeux.

DON PÈDRE, la relevant.

Rassurez-vous. Parlez : quelle est cette faiblesse ?

ELVIRE.

C’est la douleur de voir que d’un jour d’allégresse,

Qui pouvait de mes jours être le plus heureux,

Votre haine inflexible en fait le plus affreux.

J’espérais...

DON PÈDRE.

Être reine, et j’approuve tes larmes.

Mais crois-tu, si le trône eut pour toi quelques charmes,

Qu’à mes yeux ta fortune ait offert moins d’appas ?

Je mourrais de douleur, si tu ne régnais pas ;

Si tu perdais l’honneur d’effacer dans l’histoire

L’ennemi qui nous croit offusqués de sa gloire ;

Et si l’on ne devait à mon sang, à ta main,

Un monde que sans nous il eût conquis en vain.

Je rejoins Montézume. Espère tout encore

D’un père ambitieux, et d’un roi qui t’adore.

ELVIRE.

Juste ciel !

DON PÈDRE.

Les moments sont précieux. Rentrons.

Vous régnerez, ma fille, et nous triompherons.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

MONTÉZUME, seul

 

Lugubres messagers des vengeances célestes,

Spectres persécuteurs, tableaux noirs et funestes,

L’amour vous avait fait disparaître un moment ;

L’amour vous fait renaître avec acharnement.

Quel surcroît à mes maux ! l’amour ! une faiblesse

Dont j’eusse rougi, même au sein de la mollesse ;

Un lien qui des rois doit être détesté ;

L’écueil de la sagesse et de la majesté ;

L’amour ! Égarement d’autant plus déplorable,

Que je m’y laisse aller, hélas ! quand tout m’accable :

Quand pour moi, quelque vœu que je forme en mon sein,

Le ciel et tous les cœurs sont devenus d’airain.

De nos autels sanglants le défenseur impie

Livre au bras sacrilège et mon trône et ma vie ;

Mon peuple qu’il séduit devient sourd à ma voix.

Je m’étais fait du moins un bonheur à mon choix.

Il m’eût suffi de plaire à la belle étrangère,

Et je lui fais horreur ! Qu’importe que son père

En ma faveur exerce un pouvoir inhumain !

Dès qu’elle se refuse, il me l’accorde en vain.

Pour la première fois je ressens, quand on aime,

Qu’un vain titre d’époux n’est pas le bien suprême ;

Et que l’on n’est qu’à peine à demi possesseur,

Si, maître de la main, on ne l’est pas du cœur.

Le temps m’eût obtenu l’un et l’autre, peut-être ;

Mais mon plus ferme appui, le fléau du grand-prêtre,

Le même à qui tantôt cet hymen avait plu,

Cortès, dit-on, s’oppose à ce qu’il a voulu.

Je le cherche, et crois voir en effet qu’il m’évite.

D’un mot il calmerait le trouble qui m’agite.

Il vient. Retirons-nous pour observer de loin

L’instant où je pourrai l’aborder sans témoin.

 

 

Scène II

 

CORTÈS, AGUILAR

 

AGUILAR.

L’honneur, vous le voyez, me forçait au silence ;

J’eusse à vos feux, du moins, prêté quelque assistance :

Mais don Pèdre est rempli de tout autres desseins ;

Vous-même, en l’y portant, m’avez lié les mains ;

Et vous savez d’ailleurs la haine invétérée

Que de vos deux maisons les chefs se sont jurée.

De fléchir celui-ci j’ignore le moyen ;

Trouvez-le toutefois, ou n’espérez plus rien.

CORTÈS.

Oui, je le fléchirai ; mais veuillez me le dire,

Sera-ce prendre un soin qui touche encore Elvire ?

AGUILAR.

Repassant de chez lui dans son appartement,

Elvire va paraître ici dans un moment.

Vous vous expliquerez.

Il sort.

 

 

Scène III

 

CORTÈS, seul

 

Que faut-il que j’en croie ?

Ma vive inquiétude est égale à ma joie.

J’ai revu ce que j’aime. Heureux si je revois

Celle qui mérita mes travaux et ma foi !

 

 

Scène IV

 

CORTÈS, MONTÉZUME

 

MONTÉZUME.

Je vous cherchais, seigneur, avec impatience,

Pour apprendre de vous ce qu’il faut que je pense

Des bruits nouvellement parmi nous répandus.

CORTÈS, à part.

Elvire ! loin de vous, que de mômes perdus !

MONTÉZUME.

L’art de feindre dans l’une et dans l’autre fortune

N’étant que l’art d’une âme ou perfide ou commune,

Je demande et je cherche un éclaircissement,

Sans employer ni craindre aucun déguisement.

Vous pressiez le bonheur de l’ardeur la plus tendre ;

Et tout à coup, seigneur, on vous le voit suspendre.

Les choses ont leur temps sans doute et leurs saisons,

Et vous m’avez donné de plausibles raisons,

Qui d’abord ont plié mes volontés aux vôtres :

Mais don Pèdre me dit que vous en avez d’autres,

Et d’une vieille haine, en le reconnaissant,

Que vous avez suivi l’intérêt tout puissant.

Ma médiation ne peut-elle être offerte ?

Pour le désobliger, conjurez-vous ma perte ?

Et le haïssez-vous avec tant de fureur,

Qu’à ce prix vous vouliez...

CORTÈS.

Don Pèdre est dans l’erreur ;

Je l’estime et l’honore, et l’aime et le respecte.

L’assurance bientôt n’en sera plus suspecte ;

Et vous verrez alors combien il est peu vrai

Qu’un mouvement de haine ait eu part au délai.

Sont-ce là cependant, puisqu’il faut le redire,

Sont-ce les soins d’un roi contre qui l’on conspire ?

Le grand-prêtre prétend vous avoir détrôné :

De sa main, dans le temple, un autre est couronné ;

Et du peuple, aux autels, la barbare allégresse

Fait que, pour un moment, toute hostilité cesse.

À quoi le perdez-vous ce précieux moment ?

Au lieu d’agir en prince, à vous plaindre en amant ;

À laisser refroidir la valeur incertaine

De ceux que sur vos pas quelque pudeur entraîne,

Et qui seront bientôt les premiers attaqués

Dans les postes d’honneur que je leur ai marqués.

S’ils vous doivent leur foi, vous leur devez l’exemple.

Courez donc à leur tête, et qu’au sortir du temple,

Le peuple, en vous voyant, éprouve cet effroi

Qu’inspire aux factieux l’auguste front d’un roi.

Non qu’ici, contre tous, seul je ne vous suffise ;

Mais ayez quelque part à ma noble entreprise :

Ne tenez pas le sceptre à titre de bienfait ;

Et qu’il ne soit pas dit que mon bras a tout fait.

MONTÉZUME.

Non, seigneur, non ; le mien aura part à la gloire.

Je n’ai pas jusqu’ici donné lieu de le croire.

Par un prodige affreux, dès longtemps menacé,

D’une secrète horreur je me sentais glacé.

J’avais pris en dédain et le trône et la vie ;

Grâce à plus d’un espoir dont mon âme est ravie,

L’un et l’autre m’étant devenu précieux,

Je saurai mériter l’un et l’autre à vos yeux...

Allant au-devant d’Elvire qui entre.

 

 

Scène V

 

MONTÉZUME, CORTÈS, ELVIRE

 

MONTÉZUME continue.

Reine (car vous régnez, puisque je vis encore),

Que d’un regard plus doux votre bonté m’honore !

L’amant avait du prince oublié le devoir.

Sur un trône ébranlé je vous faisais asseoir.

Le refus était juste, et l’offre téméraire :

C’est à moi de rougir d’avoir osé la faire ;

À moi de ramener mon peuple à vos genoux.

Et de ne revenir qu’en roi digne de vous.

 

 

Scène VI

 

CORTÈS, ELVIRE

 

CORTÈS, se voyant libre, et tombant aux pieds d’Elvire.

Ô présage assuré du triomphe où j’aspire !

Au moment du combat, je suis aux pieds d’Elvire !

D’Elvire qui, de loin, m’anima tant de fois,

Et dont l’image seule a fait tous mes exploits !

Elvire ! chère Elvire ! est-ce vous ?

ELVIRE.

Malheureuse !

Sous quel ciel ennemi, dans quelle terre affreuse,

Au pied de quels autels m’a conduite le sort !

CORTÈS.

Après un long orage, il nous montre le port.

ELVIRE.

Hélas ! qu’il me vend cher sa faveur imprévue !

CORTÈS.

Ne bénissez-vous pas une heureuse entrevue,

Que notre amour jamais ne devait espérer ?

ELVIRE.

L’amour n’entre en nos cœurs que pour les déchirer.

CORTÈS.

Que pour les déchirer ! Pour qui donc cette plainte ?

ELVIRE.

Pour qui !

CORTÈS.

Faites cesser mon espoir ou ma crainte.

Au-delà du trépas, don Sanche est-il heureux ?

Le regretteriez-vous ?

ELVIRE.

Ingrat ! qui de nous deux,

En ce funeste jour de trouble et d’épouvante,

Dut à l’autre inspirer une crainte offensante ;

Ou de moi, qu’un monarque aime et poursuit en vain,

Ou de vous, qui pour lui disposiez de ma main ?

CORTÈS.

Ah ! ne vous armez pas de cette erreur extrême ;

J’étais moins traître à vous mille fois qu’à moi-même.

Moi, céder votre main ! moi qui, pour l’obtenir,

Ai fait plus que jamais n’en croira l’avenir ;

Moi qui, ce jour encor, vous croyant infidèle,

Arrêtais mes soldats, dont la valeur chancelle,

Sans rien envisager dans mes nouveaux projets,

Que le stérile honneur d’exciter vos regrets.

ELVIRE.

Que je me plaigne au moins de cette erreur extrême

Qui vous rendait injuste à vous comme à moi-même.

Mon cœur est-il un cœur, pour qui sut l’acquérir,

Moins facile à garder qu’un monde à conquérir ?

Ne m’aviez-vous pas dit, en essuyant mes larmes,

Que notre flamme aurait même sort que vos armes ?

Chacun de vos exploits serrait donc nos liens ;

Et, remplissant vos vœux, vous répondait des miens.

Ah ! quand des Mexicains la splendide ambassade

Étonna de sa pompe et Tolède et Grenade,

Que du tribut d’un monde ignoré jusqu’alors,

Le Tage enorgueilli vit grossir ses trésors ;

Et qu’un si beau triomphe, avant-coureur du nôtre,

Reporta votre nom d’un hémisphère à l’autre,

Que ne me voyiez-vous ! Quel état ravissant !

Je vous tendais les bras : vous n’étiez plus absent.

Un grand homme est partout où se répand sa gloire.

Nous nous réunissions au sein de la victoire ;

Sur son char que suivaient mille peuples domptés,

Déjà je me croyais assise à vos côtés,

D’où j’entendais de Charles et l’un et l’autre empire

Porter aux cieux les noms de Cortès et d’Elvire.

La nuit la plus profonde éclipsa ce beau jour.

Mon père en ce moment reparaît à la cour,

Et dans le désespoir me rejette et me plonge.

Nous fûmes un instant couronnés par un songe.

Le plus mortel poison distilla de ses fleurs.

Ce ne fut plus qu’ennuis, qu’amertumes, que pleurs,

Qu’abîmes sous nos pieds, que foudres sur nos têtes ;

Que ce que je retrouve ici même où vous êtes.

CORTÈS.

Il n’est plus, où je suis, qu’ennemis foudroyés,

Que lauriers sur nos fronts, et que rois à nos pieds.

Que parlez-vous d’ennuis, de pleurs et d’amertumes ?

Comparez notre état à l’état où nous fumes.

Que d’obstacles se sont depuis aplanis tous !

Plus de mers, de rivaux, d’infortune entre nous.

Voici de nos malheurs le terme désirable.

Elvire ici présente est l’astre favorable

Dont l’aspect me devait en garantir la fin.

Ce miracle manquait à mon heureux destin.

Ma passion pour vous, échauffant mon courage,

D’une vaste conquête a commencé l’ouvrage ;

Pour l’achever, sans doute, il ne fallait pas moins

Que vos jours à défendre, et vos yeux pour témoins.

ELVIRE.

Vantez moins de mes yeux l’effet et la puissance.

Témoins de tant d’amour et de tant de vaillance,

Ils n’en auront été qu’un instant mieux ouverts

Sur ce que vous valez, et sur ce que je perds.

CORTÈS.

Me perdre !

ELVIRE.

Pour jamais.

CORTÈS.

Que craignez-vous, madame ?

L’aveu dont j’ai du roi favorisé la flamme,

Fragile engagement que l’erreur a formé !

Quand il en sera temps, de mes droits informé,

Croyons, pour son honneur, que se rendant justice,

Il nous fera des siens le noble sacrifice ;

Ou, pour plus de repos et de tranquillité,

Croyez que s’il usait de pleine autorité,

Bientôt à sa ruine il l’aurait usurpée.

Usait ce que le sceptre ici doit à l’épée ;

Il saurait, s’il osait jusque-là m’offenser,

Qu’un trône qu’on relève, on peut le renverser :

Et je n’avance rien en soldat téméraire.

Ce que j’ai fait répond de ce que je puis faire.

L’amour a fait ma force ; et la force, à son tour,

S’il y faut recourir, fera tout pour l’amour.

ELVIRE.

Quand du roi, secondé par un père inflexible,

L’amour pourrait pour vous se rendre aussi terrible,

Que pour lui jusqu’ici vos armes l’ont été ;

Croyez qu’ainsi que vous j’ai de la fermeté,

Et là-dessus vous-même ayez l’âme tranquille.

Eh ! n’ai-je pas toujours le temple pour asile,

Et ces mêmes autels, où, sans votre valeur,

En offrande à l’idole on présentait mon cœur ?

Vous m’y verriez rentrer, et rentrer avec joie.

Ce cœur s’y ferait voir tel qu’il veut qu’on le voie,

Vraiment digne du vôtre. Honneur, hélas ! moins doux,

Mais aussi grand pour moi que celui d’être à vous.

CORTÈS.

Loin de nous cette image et funeste et frivole !

La victoire m’attend, chère Elvire, et j’y vole.

ELVIRE, le retenant.

Trop de sécurité ne vous séduit-il point ?

Craignez...

CORTÈS.

J’espère tout du ciel qui nous rejoint.

ELVIRE, le rappelant encore.

Écoutez-moi, Cortès !

Bas.

Est-ce à moi de lui dire

Que mon père peut-être en ce moment conspire ?

CORTÈS.

Eh quoi ! toujours des pleurs !

ELVIRE.

Vous ne l’ignorez pas,

Le danger ici naît et renaît sous vos pas.

CORTÈS.

Encore un coup de foudre, et l’hydre est étouffée.

ELVIRE.

Des héros ont péri couverts de leur trophée.

CORTÈS.

Contre quels ennemis vais-je donc m’éprouver ?

Ne me les vit-on pas cent et cent fois braver ?

Mon courage inactif se lasse de leur fuite.

ELVIRE.

Connaissez-vous tous ceux que ce jour vous suscite ?

CORTÈS.

Dût toute l’Amérique armer contre mon bras,

J’ai pour moi la fortune, Elvire et mes soldats.

ELVIRE.

La fortune toujours à nos vœux répond-elle ?

Des soldats, dites-vous, le courage chancelle ;

Ils voulaient vous quitter.

CORTÈS.

Il est vrai ; mais depuis

On les a vus au temple où je les ai conduits.

Que sera-ce, don Pèdre étant leur capitaine ?

ELVIRE.

Ce que nous vous devons semble accroître sa haine.

CORTÈS.

Appelez autrement un courageux dépit.

Don Pèdre a l’âme haute, et sa fierté gémit.

Mais il va me connaître, et je veux qu’il oublie

Les chagrins dont mon père empoisonna sa vie.

Je sortirai pour lui d’un sang moins odieux,

Lui prouvant à quel point le sien m’est précieux.

Il ne verra qu’amour, respect, obéissance.

En ce climat barbare il n’a pas pris naissance.

Chrétien, père d’Elvire, Espagnol et guerrier,

Sans doute il est encor plus généreux qu’altier.

En Espagne, après tout, d’une sainte promesse,

Chaque jour votre bouche honorait ma tendresse.

J’y vivais trop heureux, vivant à vos genoux :

J’ai donc passé les mers plus pour lui que pour vous,

Et cherchant les dangers, je cherchais son estime.

Je l’aurai méritée ; il sera magnanime.

Nations, éléments, j’ai tout vaincu pour lui,

Et devant son grand cœur j’échouerais aujourd’hui !

ELVIRE.

Ce que pour nous a fait votre valeur insigne

De toute notre amour ne vous rend que trop digne :

Mais du fatal hymen conclu sur vos avis,

Sa grande ambition s’était beaucoup promis.

En nous reconnaissant, vous faites que tout cesse ;

Et ne soupçonnant rien du motif qui vous presse,

Il impute à la haine un changement si prompt ;

Se le peint des couleurs du plus sanglant affront,

Et de là ne met plus de borne à sa colère.

CORTÈS.

Et je n’ai pas trouvé la fille aux pieds du père,

Ardente en ma faveur à le désabuser ?

ELVIRE.

M’a-t-il laissé le temps, la force de l’oser ?

À vous justifier tantôt déterminée,

Ici même à ses pieds, tremblante et prosternée,

Cent fois j’ai voulu dire : Il m’aime, et ne l’ai pu.

Je ne sais dans mon cœur s’il avait déjà lu ;

Je ne sais s’il ne suit qu’un sentiment farouche :

Mais d’un mot effrayant il m’a fermé la bouche.

Ah, Cortès ! quel dessein roule dans son esprit !

CORTÈS.

Il cherche un beau trépas : Aguilar me l’a dit.

Ne vous alarmez point de sa funeste envie ;

On saura, malgré lui, prendre soin de sa vie...

Adieu, madame : mais que vient-on m’annoncer ?

 

 

Scène VII

 

CORTÈS, ELVIRE, AGUILAR, OFFICIERS ESPAGNOLS

 

CORTÈS.

Hé bien ! faut-il combattre ?

AGUILAR.

Il y faut renoncer.

Nos soldats apprenant l’offre qu’on vous a faite,

Acceptent le parti d’une prompte retraite.

Il faut, Cortès, il faut vous y résoudre aussi,

Ou vous déterminer à rester seul ici.

ELVIRE, à part.

Père cruel !

CORTÈS, aux Espagnols.

Amis, je doute si je veille.

On dit que vous fuyez ; et l’on me le conseille.

L’affront puisse-t-il être à jamais ignoré !

Suivez-moi, venez vaincre ; et tout est réparé.

AGUILAR.

De votre voix, longtemps le pouvoir invincible

Leur fit braver la mort et tenter l’impossible ;

Ce jour, au temple encore ils vous ont suivi tous :

Mais le danger présent l’emporte enfin sur vous.

Profitez de l’asile et du temps qu’on nous laisse ;

Compagnons, ennemis, amis, tout vous en presse.

Voulez-vous nous conduire ? On vous obéira.

Si vous le refusez, don Pèdre y suppléera.

CORTÈS.

Lui ! don Pèdre ! On l’outrage en le croyant capable

De se rendre le chef d’un complot si coupable.

AGUILAR.

Ce n’est point un complot ; c’est un projet sensé,

Par ma voix, ce jour même, à vous-même annoncé.

CORTÈS.

J’ai dit ce que j’en pense ; et quand je le rejette,

Don Pèdre, pour me perdre, y défère et s’y prête !

Don Pèdre ! sans douleur je n’y puis réfléchir.

Lui que j’avais armé ! lui que j’allais fléchir !

Juste ciel ! qui l’eût cru ? Votre père ! ah, madame !

ELVIRE.

Ne vous étonnez plus du trouble de mon âme,

Ni de ces pleurs qu’ici vous m’osiez reprocher :

Ils m’étouffent la voix, et je vais les cacher.

 

 

Scène VIII

 

CORTÈS, AGUILAR, OFFICIERS ESPAGNOLS

 

CORTÈS.

Mon âme, je l’avoue, interdite et confuse...

AGUILAR.

Que dirai-je aux soldats ?

CORTÈS.

Dites que je refuse,

Comme j’ai refusé toujours l’indigne emploi

De trahir et leur gloire, et la mienne, et mon roi.

Allez ; ils murmuraient : ils rougiront peut-être.

AGUILAR.

De quoi rougiraient-ils ? Vous devez me connaître.

S’ils osaient proposer rien qu’il leur fût honteux,

Je ne porterais pas la parole pour eux.

Il est beau d’affronter un péril nécessaire ;

Mais la honte accompagne un malheur volontaire ;

Et ce malheur n’est plus, dès qu’il est mérité,

Qu’un juste châtiment de la témérité.

Je porte mes regards sur l’effet et les suites

Qu’aurait notre courage aveugle et sans limites,

En s’opiniâtrant sur ce funeste bord.

Je vois, pour tout succès d’un long et rare effort,

Dans ces lieux investis la flamme se répandre,

Nos noms ensevelis avec eux sous la cendre,

Et sur l’affreux sommet des temples et des tours,

Par ces monstres pour nous moins hommes que vautours,

Nos armes, nos drapeaux, nos têtes exposées,

Pour y servir d’objets d’éternelles risées.

Est-ce là donc un prix si glorieux, si doux,

Que l’orgueil espagnol en doive être jaloux ?

Seigneur, je n’ai ni l’art ni le talent frivole

De plier les esprits au joug de la parole ;

Mais elle est inutile où tout parle à vos yeux.

Osez les arrêter sur ce temple odieux,

Sur ces murs empestés où s’offre en étalage

Du sort qui nous attend l’épouvantable image ;

Sur ce peuple innombrable armé pour ses autels,

Cruel émulateur des prêtres plus cruels

Dont la vengeance voue à l’idole insultée,

De nos cœurs palpitants l’offrande ensanglantée,

Et déjà se dispose à l’horrible festin

Où nos membres épars... Vous frémissez enfin.

Tremblez donc ; et sachez ralentir votre course.

Contre tant d’ennemis quelle est votre ressource ?

De guerriers mutilés un reste languissant,

Qui ne regarde plus ce ciel qu’en gémissant,

Pour qui la gloire et l’or ne sont plus des amorces.

Dont le dernier exploit vient d’épuiser les forces,

Et qui de tant d’horreur, las d’être le témoin,

Même au-delà des mers, s’en croirait trop peu loin ;

Et quand pour y voler sous vos heureux auspices,

Nous avons le moment, l’onde et les vents propices ;

Quand votre amour pour nous se devrait signaler,

C’est vous qui, le premier, nous voulez immoler ?...

Vous ne m’écoutez plus. Il est temps de me taire ;

Déjà l’ombre se mêle au jour qui nous éclaire.

La nuit fera tomber les coups que l’on suspend.

Aux Chefs.

Songez-y ; près du lac don Pèdre nous attend ;

Partons ; et lassons-nous d’un zèle qu’on méprise.

CORTÈS.

Arrêtez ! La retraite est encore indécise ;

Et quand vous serez prêts tous à m’abandonner,

Peut-être aurai-je encor des ordres à donner.

Voilà donc ces guerriers qui, de l’Andalousie,

Devaient, par le couchant, débarquer en Asie,

Et qui ne concevaient, dans leur premier désir,

De borne à la valeur que le dernier soupir !

« Des mers, s’écriaient-ils, franchissons la barrière,

« Et parcourons du jour l’une et l’autre carrière.

« Nous te suivons, Cortès ; conduis-nous à travers

« Les frimas, les rochers, les bancs et les déserts.

« Remontant sous nos cieux, que de fleurs couronnée,

« Vers l’Orient encor la poupe soit tournée,

« Et trace autour du globe un glorieux sillon,

« Qui fixe le soleil sur notre pavillon ! »

Tels étaient vos projets. Je vous crus ; nous partîmes.

Les ai-je mal remplis ces projets magnanimes ?

Ne respirons-nous pas sous des astres nouveaux ?

Une richesse immense a payé vos travaux.

Je ne me réservais que la gloire en partage :

Le bruit en a volé jusqu’aux rives du Tage.

Quelle honte pour vous, quand on y va savoir

Qu’une peur insensée a trahi mon espoir !

Car enfin votre peur peut-elle être excusable ?

Et qui redoutez-vous ? Un peuple méprisable,

Faible, mal aguerri, lâche autant qu’inhumain.

Vous fuyez ! et fuyez les armes à la main !

Quelles armes encore ? À peine elles éclatent,

Que pour vous le désordre et la terreur combattent.

Ce ne sont plus vos coups ni de simples hasards :

C’est Dieu lui-même assis sur vos saints étendards,

Qui, d’un feu meurtrier, image du tonnerre,

Épouvante et ravage une coupable terre,

Aussi digne d’horreur par son peuple assassin,

Qu’indigne des trésors qu’elle enferme en son sein.

Eh quoi ! la faim, la soif, les ondes surmontées,

De tant de nations si vaillamment domptées,

L’alliance, l’hommage, et les tributs offerts ;

Au milieu de sa cour le roi mis dans les fers ;

L’idole, aux yeux du peuple, à nos pieds renversée ;

De ses prêtres impurs la foule, ou dispersée,

Ou, sous le fer vengeur, expiant ses forfaits ;

Sont-ce là des exploits à laisser imparfaits ?

À vos engagements soyez donc plus fidèles ;

La victoire sur nous a déployé ses ailes.

Achevons notre ouvrage, et ne reculons pas,

Quand, pour le couronner, il ne faut plus qu’un pas.

Des fiers Américains l’hostilité sauvage

Ose nous annoncer la flamme et le ravage ;

Audace contre audace ! Imitons le Romain

Qui se rendit l’effroi du rivage africain ;

Que notre flotte, espoir d’une honteuse fuite,

Par nous-mêmes en cendre à leurs yeux soit réduite ;

Et que l’ennemi juge à cet embrasement,

Si de sa fermeté l’Espagnol se dément...

Est-ce ainsi que la vôtre aujourd’hui se signale ?

Quelle glace ! Où donc est cette ardeur martiale ?

Où sont ces cris de joie et ces nobles transports

Si constamment suivis de tant d’heureux efforts ?

L’abattement partout se présente à ma vue !

Ma voix dans un désert semble s’être perdue !

Du chemin de l’honneur tous se sont écartés !

Je reste seul ! Hé bien ! je serai seul ; partez.

L’or fut l’unique objet pour qui vous soupirâtes !

Vous me suivîtes moins en guerriers qu’en pirates !

Vous êtes enrichis, et vous vous effrayez !

Partez ! d’autres auront l’honneur que vous fuyez.

Les cent Tlascaliens sauvés du sacrifice,

Ceux des leurs qui devaient m’aider à cet office,

Le peu de Mexicains resté fidèle au roi ;

Pour la gloire du mien je ne veux qu’eux et moi.

Mettez bas toute honte, étouffez tous scrupules ;

Allez désabuser des nations crédules

Qui, tant qu’on vous a vus hardis et triomphants,

Du soleil adoré vous nommaient les enfants !

Allez, d’un nom si beau démentant la noblesse,

Montrer à Tézeuco toute votre faiblesse ;

Gémir en suppliants où vous parliez en rois,

Et demander asile où vous donniez des lois !

Partez ! Et si pour vous l’estime refroidie

Ne va pas du mépris jusqu’à la perfidie,

Glorieux d’un butin dont je fus peu jaloux,

Retournez en Espagne alors, et vantez-vous

D’avoir abandonné votre chef aux barbares :

Ce chef à qui l’on dut des dépouilles si rares,

Qui vous fit surmonter tant de périls divers,

Qui de son propre corps vous a cent fois couverts,

Qui veut même, en partant, vous en couvrir encore.

Oui, que ce dernier trait vous confonde et m’honore.

Venez ; c’est moi qui veille à votre embarquement,

Et qui vous défendrai jusqu’au dernier moment.

AGUILAR, tombant avec tous les autres à ses pieds.

Vous triomphez, Cortès ! disposez de nos vies ;

Tenez lieu de trésors, d’asiles, de patries.

Allons combattre, amis ; et la flamme à la main,

Annonçons aux soldats notre noble dessein.

CORTÈS, à Aguilar.

Prévenons un malheur. Croyant se satisfaire,

Don Pèdre exposerait ses jours en téméraire :

Sachez le retenir éloigné du combat.

C’est nous servir, lui, moi, vous, Elvire et l’état.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

DON PÈDRE, AGUILAR

 

DON PÈDRE.

Perfide, laissez-moi !

AGUILAR.

Du moins daignez m’apprendre...

DON PÈDRE.

D’un homme tel que vous je ne veux rien entendre ;

Tous vos propos seraient des propos superflus.

Cortès est votre ami : je ne vous connais plus.

AGUILAR.

Mais connaissez Cortès.

DON PÈDRE.

C’est mon juge et mon maître.

Captif et désarmé, puis-je le méconnaître ?

On ne me verra pas devant lui m’oublier

Jusqu’à prendre le soin de me justifier.

Mais qui pourrais-je mieux attester que vous-même ?

Ai-je usé contre lui du moindre stratagème ?

Ai-je, malgré l’affront que vous n’ignorez pas,

Le premier à la fuite animé ses soldats ?

J’ai su vos volontés, et je les ai suivies.

Vos trésors, disiez-vous, vos honneurs et vos vies,

Tout, sans ce prompt départ longtemps prémédité,

Devenait le jouet de sa témérité.

Pour chef, à son défaut, il vous plaît de m’élire ;

Et quand je n’attends plus que les adieux d’Elvire,

Je vous revois sans elle, et la flamme en vos mains,

De la gloire à Cortès rouvrir tous les chemins.

C’est lui que l’on quittait : c’est moi qu’on abandonne.

Qui mérite le mieux tous les noms qu’il me donne ?

Pour vous en avoir crus, suis-je un homme sans foi,

Et coupable envers lui, comme vous envers moi ?

AGUILAR.

J’ai cessé tout à coup, seigneur, d’être le même ;

Mais ne vous en prenez qu’à l’ascendant suprême

D’un chef à qui, pour peu qu’il se fasse écouter,

Plus on est courageux, moins on peut résister.

En fissiez-vous bientôt une épreuve éclatante ;

Cortès est né pour vaincre : il peut tout ce qu’il tente.

Il parle, on se ranime ; il marche, tout le suit ;

Son bras se lève ; il frappe, et le Mexicain fuit.

Enfin...

DON PÈDRE.

Devant un roi que son peuple redoute,

Et non devant Cortès, on aura fui, sans doute.

Le prince, en me quittant, s’en était bien flatté ;

Et votre chef heureux en aura profité.

AGUILAR.

Détrompez-vous. Cortès doit tout à son courage.

Loin que l’aspect du prince ait dissipé l’orage,

Sur le plus haut portique à peine a-t-il paru,

Qu’ainsi que la clameur, le péril s’est accru.

Sa voix aux factieux se voulait faire entendre ;

Mais leurs cris insolents n’ont daigné se suspendre,

Qu’au signal absolu que leur en a donné

Celui que dans le temple ils avaient couronné.

Le rebelle s’avance, accompagné des prêtres :

« Meurs, a-t-il dit au Roi, meurs fidèle à tes maîtres !

« Expie aux yeux de tous ton forfait et le leur ;

« Et dès que cette flèche aura percé ton cœur,

« Tombe en cendre aussitôt l’autel où je t’immole ! »

À ces mots, levant l’arc, il tire ; le trait vole,

Et mille coups de feu, prémices du combat,

Du barbare à l’instant punissent l’attentat.

Le grand-prêtre entouré de coupables victimes,

Lui-même, aux yeux de tous, expie aussi ses crimes.

Mais cette hardiesse, au lieu d’épouvanter,

Ne rend nos ennemis que plus à redouter.

Pour la première fois, leur nombre ne s’étonne

Ni de l’acier qui luit, ni de l’airain qui tonne.

Du salpêtre enflammé le ravage avec soi

Répand la mort au loin, sans répandre l’effroi.

Tous nos efforts sont vains : la foule plus épaisse,

Sous nos coups redoublés se reproduit sans cesse.

Déjà l’ardeur en nous semblait se ralentir,

Et de Cortès enfin l’astre se démentir,

Quand le temple du haut de sa voûte allumée,

A vomi des torrents de flamme et de fumée.

C’était Sicotenfal et ses Tlascaliens

Qui, volant au secours de leurs concitoyens,

À la ville, en ce lieu déserte et sans défense,

Par ce début terrible annonçaient leur présence.

L’espoir en nous alors s’étant renouvelé,

La terreur à sa source a bientôt revolé.

Nous sortons. L’ennemi que la mort environne,

Aveugle ou furieux, s’y livre ou se la donne.

Tlascala dans le meurtre assouvit son courroux ;

Sa détestable soif s’étanche malgré nous.

La flamme aussi résiste, et les vents la secondent.

Nous voyons ruisseler les métaux qui se fondent ;

Et du temple embrasé, parmi d’horribles cris,

L’or et le sang mêlés inonder les débris.

DON PÈDRE.

Quel étrange désastre ! et de quels traits l’histoire

Gravera-t-elle un jour une telle victoire ?

AGUILAR.

Ce qu’elle a d’héroïque est l’œuvre de nos mains ;

Que le reste s’impute à des Américains.

Cortès, ainsi que nous, en a versé des larmes.

Des mains des alliés il arrachait les armes,

Et de les méconnaître osait les menacer,

S’il ne voyait l’horreur et le meurtre cesser.

Les barbares enfin gardent quelque mesure ;

Le peuple, près de nous, se range, se rassure ;

Et de nos soins heureux, témoin reconnaissant,

Songe à les mériter en nous obéissant.

DON PÈDRE.

J’aurais dû, ce me semble, apprendre par tout autre

Une gloire, Aguilar, si funeste à la nôtre.

AGUILAR.

La gloire est générale, et se répand sur tous.

DON PÈDRE.

Mais le Roi n’étant plus, avec un tel époux,

L’espérance d’un trône à ma fille est ravie.

AGUILAR.

Montézume est toujours plein d’espoir et de vie.

Le trait n’a de son sang qu’à peine été rougi,

Et partout sa valeur n’en a pas moins agi.

Mais oubliez...

DON PÈDRE.

Cortès me fait-il interdire

L’entretien consolant de ce prince et d’Elvire ?

AGUILAR.

Vous brûliez de périr les armes à la main ;

Il n’a voulu que mettre obstacle à ce dessein.

Il vous rend maintenant plus libre que lui-même,

Puisqu’il vous cède ici l’autorité suprême.

DON PÈDRE.

Ah ! que m’apprenez-vous ?

AGUILAR.

Plus que vous n’espériez...

DON PÈDRE.

Plus que je ne craignais.

AGUILAR.

Quoi ! vous préféreriez...

DON PÈDRE.

Oui, la mort ; oui, les fers, à l’offre humiliante

Dont je sens qu’il insulte à ma haine impuissante.

AGUILAR.

C’est connaître bien mal un cœur tel que le sien.

DON PÈDRE.

Pour y lire, Aguilar, il me suffit du mien.

AGUILAR.

Son respect est sincère.

DON PÈDRE.

Il a su vous séduire.

AGUILAR.

Qu’un mot suffise. Il aime, il idolâtre Elvire.

DON PÈDRE.

Lui ?

AGUILAR.

L’amour le plus vif est garant de sa foi.

DON PÈDRE.

Ne nous flattez-vous pas, Elvire, vous, et moi ?

AGUILAR.

Cortès impatient, comme on Test quand on aime,

À vos pieds va bientôt vous le jurer lui-même.

 

 

Scène II

 

DON PÈDRE, seul

 

Plut au ciel ! Quelle joie, au moment qu’à l’envi

Tout concourt à flatter son orgueil assouvi ;

Quel plaisir de lui faire éprouver quelque honte,

En dédaignant l’aveu d’une flamme aussi prompte !

Qu’ose-t-il espérer ? Quand de justes raisons

Ne désuniraient pas à jamais nos maisons ;

Quand je voudrais payer un bienfait (dont peut-être

Il se fût abstenu, s’il m’eût pu reconnaître) ;

Quand enfin le délai qui tantôt m’a blessé

N’intéresserait pas mon honneur offensé :

Ma parole aujourd’hui plus d’une fois donnée,

Permet-elle qu’on rompe un auguste hyménée,

Pour des feux qui ne sont que l’effet violent

De la présomption d’un vainqueur insolent ?

Conquérant fortuné de ces sanglantes rives,

Il met déjà ma fille au rang de ses captives,

Et ne me regardant que d’un œil de dédain,

Moins en amant qu’en maître il ose offrir sa main.

Tu t’abuses, Cortès ; et mon âme charmée

Te prépare...

 

 

Scène III

 

DON PÈDRE, ELVIRE

 

DON PÈDRE.

Ah, ma fille ! êtes-vous informée...

ELVIRE.

Oui, je sais, et pourquoi vous étiez arrêté,

Et l’honneur qu’on attache à votre liberté.

Hé bien, sur vos malheurs gémissez-vous encore ?

Est-ce là ce rival, seigneur, qui vous abhorre ?

Fait-il de sa fortune un criminel abus ?

Et m’étais-je trompée en vantant ses vertus ?

Je vous l’avais bien dit, que ce jeune courage

De ses heureux exploits vous réservait l’hommage ;

Et qu’un si noble trait les couronnerait tous.

DON PÈDRE.

Oui ; mais à quoi, ma fille, à quoi le devons-nous,

Ce trait, qui de Cortès effaçant la naissance,

Est si digne à tes yeux de ma reconnaissance ?

À la plus folle audace, au plus indigne espoir

Que nos malheurs pouvaient lui laisser concevoir !

À l’amour ! si pourtant c’est ainsi que se nomme

Une frivole ardeur qui naît au cœur de l’homme ;

Quand du sein corrompu de la prospérité,

Il donne un libre essor à la cupidité.

À ta possession le téméraire aspire ;

Et d’égards apparents payant la main d’Elvire,

Il pense que je n’ose... Ah ! j’aime, à cet affront,

J’aime à voir la rougeur qui s’élève à ton front !

Oui, ma fille ; tel est l’intérêt qui l’anime.

Le voilà donc ce cœur si pur, si magnanime !

J’eusse été bien surpris que du sang dont il sort

La vertu seule eût eu l’honneur d’un tel effort.

ELVIRE.

Du moins s’il se plaisait au récit du naufrage

Où don Sanche a pour nous signalé son courage,

Et si me retrouvant prête à donner ma foi,

Il s’est jeté, seigneur, entre l’autel et moi,

Du moins, de votre cœur la fierté mécontente

N’en dut pas accuser une haine insultante ;

Et vous ne direz plus que nous ayant trouvés,

S’il nous eût reconnus, il nous eût moins sauvés.

DON PÈDRE.

Je vous entends. Tolède a vu naître sa flamme ;

Et c’était le secret qui pesait à votre âme,

Quand vous avez tantôt embrassé mes genoux,

Et que ma bonté, prompte à mieux penser de vous,

À la perte d’un trône imputait vos alarmes ?...

Tu ne me réponds rien. Il t’échappe des larmes !

ELVIRE.

Mon père !...

DON PÈDRE.

Elvire !...

ELVIRE.

Eh quoi ! n’être pas désarmé...

DON PÈDRE.

Ah ! je n’ai plus de fille, et Cortès est aimé !

 

 

Scène IV

 

DON PÈDRE, CORTÈS, ELVIRE

 

CORTÈS.

Le Mexique à genoux devant l’aigle arborée

Reconnaît de César la majesté sacrée,

Seigneur ; et Charles ayant à se manifester,

C’est à vous désormais à le représenter.

Il fallait, dans un champ d’horreur et de carnage,

Vous sauver de vous-même et de votre courage.

Vous étiez un dépôt dont, après le combat,

M’eussent demandé compte Elvire et tout l’état.

N’osant donc un moment vous y laisser paraître,

Je commandais encore où vous ne pouviez être ;

Mais d’un calme assuré n’ayant plus qu’à jouir,

Où vous êtes alors je ne sais qu’obéir.

DON PÈDRE.

Si je m’étais laissé du sein de la disgrâce

Par toi-même élever aux honneurs de ta place ;

Mon malheur est extrême, il serait consommé.

Je dois n’être que plaint, je serais diffamé.

Cortès, ne me rends pas l’opprobre des deux mondes !

Fais-moi sur une barque abandonner aux ondes,

Où, ne dépendant plus que d’elles et du sort,

Je puisse retrouver ou mon rang ou la mort.

À Elvire.

Suivez-moi.

CORTÈS.

Quoi, seigneur...

DON PÈDRE.

Laissez-nous.

CORTÈS.

Chère Elvire,

Vous n’avez donc pas dit ce que vous deviez dire ?

ELVIRE.

Hélas !

DON PÈDRE.

Je veux partir, et ne plus rien savoir.

CORTÈS.

Qui pensez-vous donc voir en moi ?

DON PÈDRE.

Que puis-je y voir ?

Qu’un dernier instrument des cruautés célestes

Qui veulent de mes jours empoisonner les restes !

Va ! je mérite bien que de l’inimitié

Ton cœur passe au mépris, et même à la pitié.

Souille ma vie au gré des mânes de tes pères !

Qu’est-elle, qu’un tissu d’affronts et de misères ?

Mon âge, dans l’oubli d’un exil de vingt ans,

A vu sécher sa fleur, et perdre l’heureux temps

Qui de l’homme éternise et fonde la mémoire.

Rappelé, j’entrevois une route à la gloire ;

J’y vole sur la foi d’un perfide élément

Dont toutes les faveurs sont pour toi seulement.

En me ravissant tout, il me laisse la vie ;

Et c’est pour me jeter sur une rive impie,

Où m’attend l’appareil d’un sacrifice affreux !

Que dis-je ! Où je te trouve ! où je te trouve heureux !

Où tout astre pour moi pire que le naufrage,

Nous sauve à des autels, à d’autres nous outrage !

Jouet infortuné du chef et des soldats,

Ma fille me restait du moins...

ELVIRE.

N’achevez pas !

Elvire est votre fille ; elle vous reste encore,

Seigneur ; et n’est pas seule ici qui vous adore...

CORTÈS.

Écartez en effet, seigneur, de votre esprit

Tout ce qui l’indispose, ou l’abat, ou l’aigrit ;

Et, voyant d’un autre œil le rang qu’on vous défère...

DON PÈDRE.

Et de quel œil veux-tu que je le considère,

Ce rang, le juste fruit d’une rare valeur

Dont le bruit seul m’a fait courir à mon malheur !...

Oui, d’une ambitieuse et noble jalousie,

Mon âme, je l’avoue, à ce bruit fut saisie,

Et de le partager forma le vain projet.

T’égaler, t’obscurcir était mon seul objet.

J’avais mis là ma gloire ; et ma honte en résulte.

Jouis-en. Mais plus loin ne pousse pas l’insulte,

À ma fierté confuse offrant en ce pays

Un rang qui n’y convient qu’à ceux qui l’ont conquis.

CORTÈS.

À vous l’offrir aussi c’est ce qui me convie.

Oui, si ce que j’ai fait mérite quelque envie,

Que Charles, et non don Pèdre, en daigne être jaloux !

Quel est le conquérant ici, si ce n’est vous ?

DON PÈDRE.

Moi !

CORTÈS.

Vous, en qui le droit de disposer d’Elvire

Rassemble, et par-delà, tous les droits de l’empire !

Vous, dont je ne pouvais par de moindres exploits

Chercher à mériter et l’estime et le choix.

De ces exploits moins dus à mon bras qu’à ma flamme,

Elvire étant l’objet, vous seul en étiez l’âme.

Mes lauriers sont à vous, comme aux fronts couronnés

Ceux qu’un sujet fidèle a pour eux moissonnés.

Elvire ici voyant son père ému, se jette a ses pieds.

Ne voyez que la gloire ici qui vous est due ;

N’y voyez que les pleurs d’une fille éperdue ;

Que l’amour d’un guerrier qui tombe à vos genoux,

Dont tout le sang offert...

DON PÈDRE, tendrement.

Ma fille, levez-vous.

CORTÈS.

Ah ! je vous fléchirai. Ce regard favorable

Semble avouer déjà qu’Elvire est moins coupable !

J’achèverai, seigneur, de la justifier.

À vos nobles travaux daignez m’associer !

Cher à tous nos soldats, marchez à notre tête !

Sous vos ordres partout l’aigle à voler est prête.

Parlez ; et nos vaisseaux fendant l’onde et les airs,

Du sud auront bientôt franchi les vastes mers.

Et qu’ai-je donc tant fait sur ce vaste hémisphère,

Que ne puisse effacer ce qu’il y reste à faire ?

Le cirque s’ouvre à peine ; et la palme encor loin,

M’engageant à vous suivre...

DON PÈDRE.

Il n’en est plus besoin.

Dans cet embrassement jouis de ta victoire ;

Puisque tu m’as vaincu, rien ne manque à ta gloire.

Triomphe, heureux Cortès ! et triomphe, assuré

Que je t’ai moins haï mille fois qu’admiré...

Mais de quel prix payer un dévouement si tendre ?

CORTÈS.

De quel prix ? Ah, seigneur ! tout vous le fait entendre ;

Du prix dont je m’osais flatter auparavant,

Du prix que se promit don Sanche en vous suivant.

DON PÈDRE.

Je croirais préférable à tous les rois du monde

Un héros qui pour moi soumet la terre et l’onde,

Si d’un si juste choix le droit m’était rendu.

Mais, généreux Cortès, l’espoir en est perdu.

Vous le savez : Elvire est au pouvoir d’un autre ;

J’ai donné ma parole, et même sur la vôtre.

CORTÈS.

Ah ! vous n’ignorez plus...

DON PÈDRE.

J’ignore aveuglément

L’art de se dispenser de la foi d’un serment.

Que l’honneur ici parle à tous les trois en maître.

Vous êtes, vous, mon sang : et vous, digne d’en être,

Je vous perds à regret : je m’y résous pourtant.

Imitez-moi ; sachez, d’un œil ferme et constant,

Envisager...

CORTÈS.

Non, non ; le prince est équitable.

Je saurai, sans m’y prendre en rival redoutable,

Et n’opposant qu’honneur, que raison, qu’amitié...

Mais, que vois-je ? est-ce lui ? Quel objet de pitié !

 

 

Scène V

 

MONTÉZUME, mourant, CORTÈS, DON PÈDRE, ELVIRE, GARDES

 

CORTÈS.

Monarque infortuné ! nommez le parricide

Dont la main...

MONTÉZUME.

Vous avez foudroyé le perfide ;

C’est celui qui tantôt, ceint du bandeau royal,

À sur moi levé l’arc, et donné le signal.

Du coup peu craint, telle est la suite inopinée.

La flèche du barbare était empoisonnée.

L’effet de veine en veine a pénétré mon sein,

Et l’ange de la mort étend sur moi sa main.

CORTÈS.

Monstres que ne dût pas épargner ma clémence !

Peuple ingrat ! que le fer, que le feu recommence !

Tremble ! Ton prince à peine aura fermé les yeux,

Que ta destruction purifiera ces lieux !

MONTÉZUME.

Au nom du Dieu de paix, j’ose vous le défendre.

CORTÈS.

Quoi ! votre cœur encor voudrait...

MONTÉZUME.

Daignez m’entendre,

Et recueillir du fond de ce cœur paternel,

Quelques mots que doit suivre un silence éternel.

Oui, j’imite en mourant votre Dieu que j’adore.

Sacrifié par eux, pour eux je vous implore ;

Pour eux je vous demande, en ce dernier moment,

Une pitié bien due à leur aveuglement.

Vous m’avez fait connaître et plaindre leur misère.

Vous fûtes mon ami ; daignez être leur père.

Ils peuvent être heureux, vous m’en êtes garant ;

Que ce flatteur espoir me suive en expirant.

À Elvire.

Faites-en souvenir l’époux que je vous laisse,

Ô vous, dont je n’ai pu mériter la tendresse !

Je n’en murmure plus, connaissant mon rival.

Heureux que ce ne soit qu’après le coup fatal !

Quelque hommage de moi que sa valeur obtienne,

Ma main vous eût osé disputer à la sienne :

Du moins, par un des miens à vos pieds renversé,

Je meurs sans vous avoir l’un ni l’autre offensé.

On l’emporte.

DON PÈDRE.

Il expire. Sa mort est digne de nos larmes.

Mais enfin l’Amérique est soumise à vos armes.

Que d’un exploit si rare Elvire soit le prix ;

Possédez-la, Cortès, et devenez mon fils.


[1] Philippe V.

[2] Mariage de l’Infant don Philippe avec madame Louise-Élisabeth de France.

[3] François Lopès de Gomara, Histoire des Indes.

[4] Cérémonie qui donnait le signal du combat chez les barbares.

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