Fanfan la Tulipe (Paul MEURICE)

Drame en sept actes.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Ambigu-Comique, le 6 novembre 1858.

 

Personnages

 

FANFAN LA TULIPE

FITZ-ONNALL

ANGÉLUS

LE COMTE DE MAUREPAS

LE MARÉCHAL DE SAXE

RAMPONNEAU

QUESNAY

HONORIN

BOUCHER, le peintre

LE PÈRE ANTOINE

MONSIEUR DE SOUVRÉ

LE BAILLI

JEAN LOGNE

PATOCHE

MADAME DE POMPADOUR

BLANCHE DE ROSEL

GUILLEMETTE

MADAME DE SOUVRÉ

ALISON

BASTIENNE

URLURE

OFFICIERS

SOLDATS

PAYSANS, etc.

 

Mai - Juillet, 1747.

 

 

ACTE I

 

La grand’ place du village de Rosel, aux environs de Caen. Allée de pommiers au fond. À gauche, au premier plan, maison de paysan, avec fenêtre et porte élevée de deux marches ; au troisième plan, par delà une haie d’aubépine, la lisière d’un pré. À droite, au premier plan, un bouquet de bois ; une église rustique au second.

 

 

Scène première

 

Entre le BAILLI, une pancarte à la main, précédé d’un TAMBOUR qui bat, et suivi des GENS DU VILLAGE, ANTOINE, JEAN LOGNE, PATOCHE, ALISON, BASTIENNE, URLURE, etc., plus tard, ANGÉLUS et GUILLEMETTE

 

LE BAILLI, lisant.

« Habitants et habitantes de Rosel ! Au nom du Roi et par ordre de Monsieur le grand bailli de la ville de Caen. Vu les requêtes et assignations, notamment de maître Gerpré, collecteur, et de Monsieur de Fitz-Onnall, agissant comme tuteur de noble demoiselle Blanche de Rosel, envers et contre François Gredelu, cultivateur ; attendu que ledit Gredelu, sommé de payer ses redevances et autres dettes, s’est déclaré incapable et insolvable ; il sera procédé devant l’église, aujourd’hui dimanche 4 mai 1747, à cinq heures de relevée, à la vente de la maison et du champ dudit Gredelu, lesquels seront adjugés au plus offrant et dernier enchérisseur. » Roulez, tambour !

Le tambour exécute un roulement. Le Bailli va pour poser l’affiche de la vente.

ANGÉLUS, sortant de la maison.

Halte-là ! Moi présent, on n’affichera pas la ruine du pauvre père François, pendant qu’il est là, gisant sur son lit de peine !

ANTOINE et LES AUTRES, retenant Angélus.

Angélus ! – Qu’est-ce que tu fais ? – Prends garde !

GUILLEMETTE, s’élançant vers lui.

Angélus ! Eh bien ! Vas-tu te rebeller contre la loi ?

ANGÉLUS.

Ah ! Guillemette ! ah ! mes amis ! c’est qu’il me semble que c’est une honte pour moi, cet écriteau-là !

GUILLEMETTE.

Pour toi ! Qu’est-ce que tu dis donc ?

ANGÉLUS.

Je dis, Guillemette, que deux orphelins, deux enfants trouvés, ont l’un après l’autre été recueillis et élevés par tes parents dans ce logis du bon Dieu. Le premier, c’est Fanfan. Et quand tu as perdu dans la même année ton père et ta mère, Guillemette, et que tu es restée seule avec ton grand-père, qu’est-ce qu’il a fait, lui, ce brave Fanfan, pour payer sa dette ? Il s’est enrôlé, afin de pouvoir vous acheter la maisonnette et son champ, et il est parti gaiement pour l’armée, croyant avoir assuré votre existence et votre tranquillité...

GUILLEMETTE.

Oui, mais la maladie, six mois durant, a cassé les bras du grand-père, et on va nous reprendre le don de ce cher Fanfan. C’est un malheur, Angélus, mais mon oncle que voilà et tous nos gens d’ici te diront que ce n’est une honte pour personne.

ANTOINE et AUTRES PAYSANS.

Pour personne ! – Pour personne, bien sûr !

ANGÉLUS.

C’est une honte pour moi, pour moi l’autre orphelin, qui aurais dû, comme Fanfan, venir en aide aux braves cœurs qui m’ont adopté.

GUILLEMETTE.

Eh ! tu as fait aussi tout ce que tu pouvais, Angélus.

ANTOINE, avec une pointe de malice.

Mais oui ! tu es un savant, toi, instruit, à cause de tes belles dispositions, par Monsieur le recteur du collège de Caen ; ce n’est point ta faute si tu ne saurais différencier le blé du seigle, et d’autant moins donner une façon à la terre.

GUILLEMETTE.

Mais tes épargnes, l’argent de tes leçons, est-ce que tu n’ASTÉRIE. pas tout apporté ?...

ANTOINE.

Pour payer Monsieur le médecin et ses ordonnances ?...

GUILLEMETTE.

Si bien que le grand-père se lève depuis trois jours, et qu’il pourra travailler la semaine prochaine.

Les cloches sonnent.

ANTOINE.

Ah ! le dernier coup de vêpres !

Les groupes se dispersent.

Au bout du compte, ne te désole pas, va ! et laisse faire la petite Guillemette : elle a son idée, l’enfant !

ANGÉLUS, à demi-voix.

Oh ! j’ai aussi la mienne !

ANTOINE.

Tiens, la vois-tu rire sous cape, la malice ? Laisse-la faire !

ANGÉLUS.

Guillemette ! est-ce que, sans me le dire, tu aurais reçu des nouvelles de Fanfan ?

GUILLEMETTE, secouant la tête.

Oh ! non ! Fanfan est ton grand ami... à toi, Angélus ! Tu es allé, l’an dernier, le voir à sa garnison de Paris, et vous avez renouvelé votre tendresse d’enfance, qui est restée fameuse dans le pays. Mais moi, depuis le temps, il m’a oubliée, et jamais, jamais, il ne m’a fait écrire.

ANGÉLUS.

Alors, qu’espères-tu donc, Guillemette ? Pourquoi riais-tu ?

GUILLEMETTE.

Bah ! tu sais bien qu’on nous a élevés comme ça à faire contre fortune bon cœur. Le grand-père dit que ce qui l’a guéri c’est mon froufrou d’alouette. Et je me rappelle que Fanfan était tout de même autrefois, gai comme avril et chantant comme le matin.

ANGÉLUS.

Oui, moi j’ai trop vécu dans l’isolement et dans l’étude !

GUILLEMETTE.

Et je parie pourtant, Monsieur le savant, que je vas te faire sourire.

Lui montrant le chemin de gauche.

Tiens, tu n’as qu’à regarder là-bas, s’en venant à l’église, la demoiselle de Rosel, Blanche la bien nommée, fraîche et jolie malgré, elle sous son deuil.

ANGÉLUS.

Tais-toi, oh ! tais-toi, Guillemette ! c’est trop vrai qu’en la voyant venir, je ne pourrais m’empêcher de sourire... si je la voyais venir seule... Mais regarde, elle est accompagnée de ce baron net, son parent, qui est arrivé ici pour faire vendre ton bien, de ce Monsieur de Fitz-Onnall, qui se dit devenu le tuteur de mademoiselle Blanche par la mort de sa mère, et qui veut la contraindre à le suivre à Paris. Nous n’allons seulement pas pouvoir lui adresser la parole !

GUILLEMETTE.

Bah ! laisse faire la petite Guillemette, comme disait mon oncle...

Elle lui parle bas.

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, BLANCHE, FITZ-ONNALL, RAMPONNEAU, derrière eux

 

FITZ-ONNALL, à Blanche.

Je vais retourner au château donner les derniers ordres ; n’oubliez pas, ma chère pupille, que nous partons pour Paris dans la soirée.

BLANCHE.

Vous vous êtes engagé, Monsieur le baronnet, à me montrer l’ordre du roi.

FITZ-ONNALL.

Madame de Souvré, une des dames de la reine, arrive aujourd’hui, et doit apporter cet ordre et vous accompagner elle-même à Versailles. J’espère, dès lors, qu’il n’y aura plus de votre part ni doute ni résistance.

ANGÉLUS, bas à Guillemette.

Tu entends.

À part.

Ah ! il n’y a pas à hésiter !

FITZ-ONNALL, à Ramponneau, qui fait mine de vouloir s’échapper.

Mons Ramponneau, je reviens...

RAMPONNEAU s’incline, et, à part.

Oh ! moi, Si je pouvais m’en aller !

Fitz-Onnall, tenant Blanche par la main, passe devant Angélus et les groupes de paysans qui saluent Blanche avec respect. Entrée à l’église.

JEAN LOGNE, à d’autres jeunes gens.

Qui est-ce qui s’en vient faire un tour au mail ?

RAMPONNEAU.

Qui est-ce qui veut que je lui paye un coup de vin, pour la bienvenue de ma nouvelle propriété ?...

À lui-même.

Il faut s’étourdir !

JEAN LOGNE.

Quelle propriété, donc ? le trou aux Belettes ? la succession de la tante Graindorge ?

PATOCHE.

Oh ! ce tas de cailloux-là, Monsieur l’héritier, ne vaut point la chopine dont vous feriez la dépense.

JEAN LOGNE.

C’est pourquoi, excusez, maître Ramponneau, on vous flaire racoleux, mais point du tout propriétaire !

Ils s’en vont en riant.

GUILLEMETTE, tenant Alison par la main, s’approche de Ramponneau.

Hein ! mon pauvre Monsieur, dans ce pays-ci, les linots sont joliment farouches à la pipée !

RAMPONNEAU.

Ah ! si au moins les linottes ne l’étaient pas tant !

GUILLEMETTE, chantant et le narguant.

La bell’ si nous étiom’ dedans çu haut bois
On’ z’y mangeriom’ fort bien des noix...[1]

RAMPONNEAU.

Car, enfin, à ces gars-là je ne promets que le bâton de maréchal...

GUILLEMETTE.

On’ z’y mangeriom’ à note loisi,
Nique nac no muse...

RAMPONNEAU.

Tandis que si vous vouliez de ma main qui... de mon cœur que...

GUILLEMETTE.

Belle, vous m’avez t’embarlifi-t’embarlificoté
Par votre biauté !

Elle s’échappe en riant avec Alison.

RAMPONNEAU, à lui-même.

Décidément, il n’y a pas grand’ chose à gagner ici. Pourvu qu’il n’y ait rien à y perdre !

ANGÉLUS, bas et vite, à Ramponneau.

Monsieur, vous maintenez les propositions que vous m’avez faites ?

RAMPONNEAU.

Certainement !

ANGÉLUS.

Restez là. Dans un quart d’heure, je vous rapporte mon engagement Signé.

Il entre dans la maison.

RAMPONNEAU, seul.

Une petite fiche de consolation ! Mais, s’il faut que le baronnet mette sur moi la griffe ! – Ah ! mon Dieu ! le voilà !

 

 

Scène III

 

FITZ-ONNALL, RAMPONNEAU

 

FITZ-ONNALL.

À nous deux, maître Ramponneau. Je suis ravi de vous avoir retrouvé.

RAMPONNEAU.

Monsieur le baronnet est bien bon !

FITZ-ONNALL.

Vous croyez, Monsieur mon ancien sommelier ?

RAMPONNEAU, à part.

Diable !

FITZ-ONNALL.

On vous avait tout à fait perdu de vue, depuis un an que vous avez quitté ma maison pour avoir voulu regarder de trop près dans mes affaires. De pourvoyeur de vivres, vous vous êtes donc fait fournisseur d’hommes ?

RAMPONNEAU.

À l’entrée d’une campagne, mon nouveau métier n’est pas mauvais...

FITZ-ONNALL.

Oh ! vous êtes ingrat pour l’ancien ! – Mon cher, parmi plusieurs irrégularités qu’on a relevées dans vos additions après votre départ, il en est une assez hardie : vous aviez reçu pour moi deux quartauts de vin d’Espagne, et vous n’en avez mis dans mes caves qu’un seul, mais en me faisant payer le prix des deux.

RAMPONNEAU.

Monsieur le baronnet me croit capable !...

FITZ-ONNALL, tirant un papier d’un portefeuille.

Tenez, j’ai apporté, pour vous la remettre sous les yeux, cette petite preuve signée de votre main, et qui ne laissera guère de doute aux juges.

RAMPONNEAU.

Aux juges ! – Monseigneur ! monseigneur ! je m’étais figuré qu’étant de votre maison, j’avais le droit d’appliquer à ma consommation particulière ce peu de vin généreux, nécessaire à ma santé.

FITZ-ONNALL.

Fort bien ! Mais savez-vous ce qu’on réserve aux serviteurs d’une santé si... exigeante ?

RAMPONNEAU.

Non, je ne le sais pas. On les met en prison pour quelques jours peut-être ?

FITZ-ONNALL.

On les pend, mon cher.

RAMPONNEAU.

Oui, je le sais bien, monseigneur !

FITZ-ONNALL.

Vous le saurez encore mieux un jour.

RAMPONNEAU.

Monsieur le baronnet, grâce ! Quand vous m’aurez envoyé au gibet, quel profit en retirerez-vous ?

FITZ-ONNALL.

Oh ! j’aime la justice pour la justice. Vous êtes averti. À revoir.

RAMPONNEAU, à lui-même.

Il part ! Ah ! je ne peux rien risquer de pis que d’être pendu !

Haut.

Monsieur le baronnet, par pitié ! un mot.

FITZ-ONNALL.

Qu’est-ce encore ?

RAMPONNEAU.

Monseigneur !... la fortune de monseigneur n’est pas à la hauteur de son génie, et j’ai pu deviner, étant à son service, que monseigneur avait de grandes visées. Il est mêlé à de vastes desseins, il aide Monsieur de Maurepas dans sa lutte-contre Madame de Pompadour. Pour l’exécution de ses plans, il lui faut des créatures aveugles, des instruments dociles dont il puisse disposer sans réserve et sans scrupule...

FITZ-ONNALL.

Oh ! comme vous êtes donc pénétrant, mon cher ! Par bonheur, vous ne pouvez pas être dangereux.

RAMPONNEAU.

Non ! et je me flatte que je pourrais être utile. Monsieur le baronnet comprendra que j’aie un peu hésité...

FITZ-ONNALL.

En vérité !

RAMPONNEAU.

Mais, maintenant, plutôt que de me donner à la potence, eh bien ! qu’il me prenne pour lui, qu’il fasse de moi à son gré : je lui appartiens à la vie... à la mort.

FITZ-ONNALL.

Eh ! à quoi diable êtes-vous bon ?

RAMPONNEAU.

À tout, monseigneur ; j’ai bien des cordes à mon arc... trop de cordes !

FITZ-ONNALL.

Il est certain qu’on pourrait compter sur votre discrétion. Allons ! on verra donc à vous utiliser autrement que comme épouvantail aux moineaux.

RAMPONNEAU.

Monseigneur accepte ?...

Avec mélancolie.

Ah ! je suis bien content !

FITZ-ONNALL.

Pour commencer, votre nouvel état vous fournit justement une occasion de me servir.

RAMPONNEAU.

Oui, j’ai appris avec joie que Monsieur de Fitz-Onnall, malgré son origine étrangère, venait d’entrer, avec le grade de major-général, au service de la France. Monsieur le baronnet aurait-il besoin d’hommes pour quelque compagnie ?

FITZ-ONNALL.

J’aurais besoin d’un homme.

RAMPONNEAU.

D’un seul !

FITZ-ONNALL.

D’un seul. Dans la tourbe inconnue des pauvres diables qui se laissent vendre ou prendre, je voudrais choisir et vous acheter un de ces êtres qui ne comptent pas, ce que nous appelons « une espèce. »

RAMPONNEAU.

Mais je l’aurai déjà enrôlé au nom du roi ?

FITZ-ONNALL.

Oh ! je tiens à ce qu’il soit soldat ; j’aimerais même qu’il l’eût déjà été.

Comme à lui-même.

D’abord c’est un état honorable, et puis qui habitue à l’obéissance. Comprenez donc ! l’homme ne peut être réellement en mon pouvoir que s’il l’ignore, et c’est le premier secret que vous devrez garder sur votre vie. – Voyons, qu’est-ce que vous avez pour le moment dans vos filets ?

RAMPONNEAU.

J’ai embauché à Caen, il y a trois jours, un garçon brasseur.

FITZ-ONNALL.

Sans antécédents fâcheux ?

RAMPONNEAU.

Non, si ce n’est que, dans une querelle de cabaret, il a cassé trois ou quatre dents à un camarade.

FITZ-ONNALL.

Autre chose.

RAMPONNEAU.

Je puis vous offrir un berger de Louvigny, muni des meilleurs certificats.

FITZ-ONNALL.

A-t-il une famille ?

RAMPONNEAU.

Il a son père, sa mère et douze frères.

FITZ-ONNALL.

Cela ne me va pas.

RAMPONNEAU.

J’ai un batteur en grange de Bretteville, qui ne connaît ni son père ni sa mère, lui.

FITZ-ONNALL.

Bon ! et point marié assurément ?

RAMPONNEAU.

Veuf, avec un marmot d’un an.

FITZ-ONNALL, avec impatience.

Ce n’est pas encore mon affaire !

RAMPONNEAU.

Si Monsieur le baronnet daignait me dire ce qu’il lui faut ?

FITZ-ONNALL.

Il me faut... il me faut quelque chose comme un enfant perdu, qui n’ait ni famille ni lien d’aucune sorte, soit dans le passe, soit dans le présent.

RAMPONNEAU.

Alors j’aurai peut-être tantôt l’homme que monseigneur désire.

FITZ-ONNALL.

Diantre ! j’espérais que vous m’offririez plus de choix.

RAMPONNEAU.

Dame ! en m’adressant à des confrères, et si on n’était pas trop pressé ?

FITZ-ONNALL.

Eh bien, écoutez. Je vous donne cinq jours. Dans cinq jours, soyez à Paris, à l’adresse que voici.

Écrivant sur ses tablettes.

« Madame Bontemps, rue des Étuves-Saint-Honoré. » C’est la célèbre tireuse de cartes, une femme dans la dépendance de Monsieur de Maurepas, mon ami.

Il remet l’adresse à Ramponneau.

Ayez à me présenter là au moins deux recrues. Vous entendez ? Je vous dirai alors ce que je veux faire de l’homme... et de vous.

RAMPONNEAU.

Ah ! de moi aussi ! – Mais quand j’aurai fait ce que me commandera Monsieur le baronnet, il daignera me rendre mon... manuscrit ?

FITZ-ONNALL.

Oh ! oh ! il faudra, vous comprenez, que le service en vaille la peine : il s’agit de racheter votre vie !

RAMPONNEAU.

Oui, j’entends, je serai très cher !

FITZ-ONNALL.

Maître Ramponneau, est-il quelque chose au monde que vous souhaitiez autant que vous craignez la potence ?

RAMPONNEAU.

Oh ! oui, monseigneur, j’ai une ambition, une vocation !

Avec un accent profond.

Je voudrais être marchand de vin ! marchand de vin à mon compte ! marchand de vin sans remords !

Rêveur.

Je sais un cabaret à la Courtille, à l’enseigne du Tambour royal. Si jamais je possédais les trois mille écus qu’il faut pour l’acheter, ah ! je n’aurais pas seulement le bonheur, je sens que j’aurais la gloire !

FITZ-ONNALL, lui faisant guigner son reçu.

Eh bien, d’ici à trois mois, selon votre docilité, vous serez cabaretier du Tambour royal... ou pendu.

RAMPONNEAU.

Ah ! monseigneur, je suis votre âme damnée !

FITZ-ONNALL.

Pendu... ou cabaretier.

Il sort.

RAMPONNEAU, seul.

Oh ! mon choix est fait ! Mais, c’est égal, tu ne t’appartiens plus, mon bon Ramponneau ! tu as aliéné et donné à bail ton pauvre individu. Et quelles choses terribles va-t-il faire de toi ? j’en frémis d’avance !

 

 

Scène IV

 

ANGÉLUS, RAMPONNEAU, puis GUILLEMETTE

 

ANGÉLUS, sortant de la maison.

Il est entendu, n’est-ce pas, Monsieur, que nous partons pour Paris aujourd’hui même ?

RAMPONNEAU.

D’ici à deux heures.

ANGÉLUS.

Voici ma signature.

RAMPONNEAU.

Voilà votre argent.

ANGÉLUS, voyant Guillemette sortir de l’église.

Silence !

GUILLEMETTE, sur les marches.

Il n’est plus là ?

ANGÉLUS.

Non, vous pouvez venir.

RAMPONNEAU, à lui-même, serrant l’engagement d’Angélus.

Enfin, j’ai toujours devant moi un peu de temps pour avoir peur ! et puis, l’espérance de voir un jour cette enseigne en lettres rouges : Au Grand Ramponneau ! – Allons dire au revoir à ma propriété.

Il sort par le fond.

 

 

Scène V

 

ANGÉLUS, BLANCHE, GUILLEMETTE

 

BLANCHE.

Le bon Dieu ne m’en voudra pas, il faut bien que j’embrasse une dernière fois mon pauvre père François, il faut bien que je lui demande pardon ! Il refuse fièrement mes bijoux, la seule valeur qu’on m’ait laissée, et c’est en mon nom qu’on vend son bien, et on le persécute pour m’avoir soutenue de ses bons conseils.

GUILLEMETTE.

Attendez une minute, notre chère demoiselle, que j’aille le prévenir.

Elle entre dans la maison.

ANGÉLUS.

Ainsi, mademoiselle, il n’y a plus d’espoir, vous allez quitter Rosel ?

BLANCHE.

Oui, Monsieur Angélus, je vais quitter ma chère vallée, le château où a respiré ma mère, ce petit salon bleu...

ANGÉLUS.

Près de la fenêtre s’asseyait votre mère vénérée, travaillant à quelque ouvrage pour les pauvres ; vous à sa droite, devant votre petite table ronde ; moi à gauche, feuilletant mes cahiers sur mes genoux...

BLANCHE.

Et cela chaque soir, pendant tout un été et le commencement du dernier hiver. Vous m’appreniez l’histoire...

ANGÉLUS.

C’est votre mère et vous qui m’appreniez à apprendre. Je vous disais ce qu’avaient fait les hommes, les rois, les peuples, et, selon votre approbation ou votre blâme, je les jugeais.

BLANCHE.

Vous nous lisiez les poètes...

ANGÉLUS.

Et je les comprenais à votre émotion. Madame de Rosel, un esprit si bienveillant, si élevé ! vous un cœur si charmant ! Près de vous, dans ces douces causeries qui rapprochaient nos pensées, j’oubliais presque que j’étais un pauvre orphelin sans nom, j’oubliais presque que je n’étais pas votre égal.

BLANCHE.

Moi, Monsieur Angélus, j’étais, je suis votre obligée ! Le peu que je sais, je vous le dois. Ah ! vous ne voulez pas ?... Enfin, je vous dois toujours de savoir ce que c’est qu’une âme vraiment noble et belle !

ANGÉLUS.

Oh !... le soleil là-haut, quand il regarde notre monde, le trouve beau peut être... seulement c’est lui qui le fait beau !

GUILLEMETTE, rentrant.

Le grand-père vous attend.

ANGÉLUS, retenant Blanche du geste.

Mademoiselle !... ah ! je me rappelle ce que madame de Rosel nous disait un soir de Monsieur de Fitz-Onnall : « Son père était on ne sait quel aventurier Irlandais, qui, après avoir trompé pour l’épouser la sœur de votre mère, avait fait mourir sa femme de douleur ! – et, en fait de ruse et d’audace, le fils dépassait encore le père ! » Mon Dieu ! Est-ce qu’un tel homme ne vous contraint pas si obstinément à le suivre à la cour du roi Louis XV sans quelque odieuse arrière-pensée ?

BLANCHE.

Hé ! comment résister encore ? Je suis seule au monde. J’avais un grand-oncle aux Indes, Monsieur le duc d’Armentières ; on a reçu, il y a un mois, la nouvelle de sa mort. Seule ! oui, je vais me trouver seule, perdue dans ces dangers et ces intrigues, sans avoir même près de moi une figure connue.

GUILLEMETTE.

Allez, mademoiselle, il y en aura toujours une !

BLANCHE.

Laquelle ?

GUILLEMETTE.

Qu’est-ce que vous diriez si c’était celle de Guillemette ? si Guillemette partait avec vous ? si le baronnet l’avait acceptée pour votre service ? si le grand-père se contentait des soins d’Alison, sa petite-nièce, afin de pouvoir vous prêter sa petite-fille ?

BLANCHE, avec joie.

Est-il possible !

ANGÉLUS.

Et qu’est-ce que vous diriez si, de loin et caché dans l’ombre, Angélus vous suivait aussi là où vous allez ?

BLANCHE.

Vous aussi ! Oh ! alors, il me semblerait que je n’aurais pas tout à fait quitté Rosel !

GUILLEMETTE.

On sort de l’église. Allez toujours près du grand-père. J’ai à parler à l’oncle Antoine.

Angélus et Blanche entrent dans la maison.

 

 

Scène VI

 

GUILLEMETTE, ANTOINE, PAYSANS et PAYSANNES sortant de l’église, ensuite RAMPONNEAU

 

GUILLEMETTE.

Eh bien, mon oncle ?

ANTOINE.

Eh bien, c’est convenu : personne du pays ne mettra en chère sur toi, c’est-à-dire sur moi, et, à nous deux...

GUILLEMETTE.

Bien ! Tenez, voilà les trois mois de gages que le baronnet m’a remis.

RAMPONNEAU, au loin.

À moi !

ANTOINE.

Eh ! qui est-ce qui crie donc là, au lointain ?

ALISON.

Tiens ! c’est ce Monsieur Ramponneau. Comme il court !

RAMPONNEAU, se rapprochant.

À moi !

Il s’élance en scène effaré.

ANTOINE.

Eh bien ! Qu’est-ce que c’est donc ? Qu’est-ce qu’il y a ?

RAMPONNEAU.

Il n’est pas là ? il n’est pas après moi ?...

TOUS.

Qui ça ?

RAMPONNEAU.

Lui ! lui ! le diable !

GUILLEMETTE.

À quoi donc vous êtes-vous fêlé, Monsieur Ramponneau ?

RAMPONNEAU.

Ah ! mes amis, gardez-moi, je vas tout vous dire. J’étais allé pour faire un tour à ma terre, vous savez... Comme j’y arrivais, je vois de loin, au beau milieu de la propriété, quelque chose de gros qui bouge : c’était une bête étrangère, une espèce de forte jument, toute harnachée de cuivreries et d’autres affutiaux barbares. Et savez-vous ce qu’elle faisait ? Elle broutait à même mon beau gazon tout frais, l’intrigante !

ALISON.

Pauvre bête ! des orties !

RAMPONNEAU.

Ah ! je ne suis pas méchant, mais on n’aime pas à voir manger son bien en herbe. Je m’élance à la jument, et je veux la tirer par la bride. Mais elle me montre les dents, en faisant hin ! hin ! et en me dévisageant d’une façon quasi humaine. Je vas la pousser par l’autre côté, elle me détache une ruade à m’ouvrir le bec plus grand qu’un four ! Oh ! alors la colère, l’amour de la propriété me monte aux yeux, j’empoigne un échalas, et pif ! paf ! je vous lui assène deux ou trois bons coups. Là-dessus, il éclate derrière moi un tonnerre : – Attends, gredin !

ANTOINE, le poussant.

Bien dit !

RAMPONNEAU, sautant en arrière.

Ah ! vous m’avez fait peur, vous ! j’ai cru que c’était lui ! Oh ! mes enfants, quand il viendra, il faudra pourtant qu’il y en ait un qui me cache pendant trois jours et trois nuits, en me donnant à boire et à manger.

ANTOINE.

Mais, à la parfin, qui était-ce ?

RAMPONNEAU.

Qui c’était ? Un être soldatesque et sauvage, haut de sept pieds, corné de noir, queuté de blanc, et des moustaches tout autour de la tête. Ah ! dame ! je ne l’ai vu qu’en bloc, vous pensez ! Je suis parti comme une arbalète. Mais le tonnerre a couru après moi, avec un tremblement de ferraille, de jurons et de grosses bottes de sept cents lieues. Trédieu ! je m’essoufflais d’une belle peur ! Mais, crac ! voilà devant moi votre satanée rivière, une enjambée de quinze pieds. Et, comme j’y regardais à plusieurs fois, boum ! je sens par derrière la grosse botte qui me touche... à même. Oh ! la botte, la peur, l’élan, tout ça a fait une si belle poussée, que, je ne sais pas comment, je me suis trouvé collé à pic sur l’autre berge.

GUILLEMETTE, riant.

Impossible, du coup, aux grosses bottes de s’envoler par le même chemin !

RAMPONNEAU.

Oui, mais pendant que je m’accrochais et que je m’écorchais aux ronces du talus, savez-vous ce que me criait la grosse voix ? « Je te rattraperai à Rosel, misérable ! quand je devrais, pour te retrouver, y mettre tout à feu et à sang ! »

TOUS, avec épouvante.

Oh !

RAMPONNEAU.

Et, à présent, où est-il, le brave qui va sauver ma pauvre peau ?

ANTOINE.

Pas moi, ni personne.

GUILLEMETTE.

C’est votre faute.

ALISON.

Payez votre méchanceté.

RAMPONNEAU.

Mais c’était pour garder nos herbages !

ALISON, regardant au loin.

Ah ! le cheval et l’homme !

RAMPONNEAU.

À moi !

TOUS.

Sauve qui peut !

On voit Fanfan arrivants cheval au grand trot. Cris d’effroi. Bouleversement général. Tous prennent éperdument la fuite. La place est vide et nette en un clin d’œil. Ramponneau seul, repoussé de tous côtés, ahuri, défaillant, tombe la face renversée sur la margelle de l’abreuvoir.

FANFAN, arrêtant son cheval et regardant autour de lui.

Jolie rentrée !

 

 

Scène VII

 

FANFAN, RAMPONNEAU

 

FANFAN, apercevant Ramponneau.

Hé ! hé ! ma botte ! il me semble que voilà une paire de haut-de-chausses qui ne nous est pas inconnue. – A-t-il peur !

RAMPONNEAU, d’une voix étranglée.

Pardon !

FANFAN.

Moi, je n’ai rien à vous pardonner, mon tout doux : ce n’est pas moi que vous avez chagriné, c’est Zémire que voilà. Voulez-vous demander pardon à Zémire ?

RAMPONNEAU, toujours éteint.

Oui, volontiers.

FANFAN.

Ah ! Eh bien ! voyons, parlez, soyez éloquent ; dites : Mademoiselle...

RAMPONNEAU, le regardant.

Mademoiselle ?...

FANFAN.

Quand je te le dis !

RAMPONNEAU.

Oui ! oui !

À Zémire.

Mademoiselle, je... vous ai battue... je vous demande pardon... d’avoir pris cette liberté.

FANFAN, mettant pied à terre.

Voilà tout ? ce n’est guère ! et je devrais te... Mais non, moi, je n’aime pas maltraiter les bêtes. Et puis Zémire est généreuse. Et puis je suis heureux. Tu es bien heureux que je sois heureux ! – Va-t’en.

Ramponneau s’élance.

Reste... Tiens voir un peu Zémire.

RAMPONNEAU, effrayé.

Moi ! oh !

FANFAN.

Veux-tu bien !

Ramponneau prend la bride de Zémire. Fanfan fait rapidement quelques pas vers la maison du père François, s’arrête ému une seconde, puis fait les derniers pas plus vite encore, et regarde haletant dans l’intérieur par les carreaux de la fenêtre.

Ah ! le voilà ! assis au soleil ! hé ! la mine n’est pas mauvaise ! Cher homme !... Ah ! Angélus !... Ah ! comme le cœur vous bat !... Ce n’est pas la petite Guillemette ?... Je vois, ce doit être cette belle demoiselle du château ?... Oh ! mais alors je n’oserai pas, devant elle, les embrasser à bouche que veux-tu. J’attendrai qu’elle sorte, et, quand ils la reconduiront, je vas les provoquer en les regardant pour voir s’ils sauront me reconnaître. Une babiole, quoi ! une babiole !...

Revenant à Ramponneau.

Eh bien ! Zémire ne vous a pas mangé ?

RAMPONNEAU, morne.

Non. Vous la tenez ? Bonsoir.

Il tourne les talons.

FANFAN, le rattrapant.

Ah çà ! tu boudes encore, toi ?

RAMPONNEAU, résistant.

Moi ?

Il regarde Fanfan qui rit.

Eh bien, non, au fait, vous avez tout de même l’air d’un bon enfant.

FANFAN, lui tendant la main.

Oui, assez bon et pas mal enfant. Tapez là !

RAMPONNEAU.

Ça va !

FANFAN.

Et, comme je suis pressé, aidez-moi vite à déshabiller Zémire.

RAMPONNEAU.

Vous aider ?...

FANFAN.

Parbleu ! je ne vais pas entrer dans les maisons sur son dos. Défaites les bridons de votre côté. Y êtes-vous ?

RAMPONNEAU.

Oui, j’y suis. Vous êtes de ce pays-ci, hein ? – Holà, ma belle ! – Jolie bête, au moins ! Est-ce qu’elle est à vous ?

FANFAN.

Comme Versailles est au roi.

RAMPONNEAU.

Vous avez donc votre congé définitif ?

FANFAN.

Gagné, signé, pataraffé.

RAMPONNEAU.

Mais alors savez-vous, mon cavalier, que Zémire et vous, vous valez quatre-vingts écus, l’un portant l’autre.

FANFAN.

Tiens ! vous avez été dans la partie, vous ?

RAMPONNEAU.

J’y suis encore. Oh ! comme marchand.

FANFAN.

C’est ça, et moi comme marchandise.

Allant à la fenêtre.

Ils jabotent toujours !

RAMPONNEAU.

Et, tenez, si vous voulez renouveler un petit bail avec la cavalerie, je vous offre cent écus.

FANFAN.

Friand !

RAMPONNEAU.

Ah ! vous ne voulez pas ? vous venez retrouver ici père et mère ?

FANFAN.

Je n’ai jamais eu de père ni de mère.

RAMPONNEAU.

Bah ! enfant de fortune ! Vous êtes garçon, ça va sans dire ?

FANFAN.

Tout ce qu’il y a de plus garçon.

RAMPONNEAU.

Vous me plaisez, vous ! Pourquoi diable quittez-vous le service ? Est-ce que vous n’y avez pas eu d’agrément ?

FANFAN.

Tout l’agrément qu’on peut avoir : trois campagnes, deux sièges et quatre batailles rangées.

RAMPONNEAU.

Bravo pour Mars ! Mais Vénus, hein ? comment étiez-vous avec Vénus ?

FANFAN.

Bah ! j’ai eu du guignon, je n’ai pas été enlevé par une seule duchesse.

RAMPONNEAU.

Badin !... Oh ! vous êtes ne soldat, vous !

FANFAN.

C’est vrai, le fifre m’a toujours marqué le pas dans la vie !

Retournant à la fenêtre.

Bougeront-ils donc ? bougeront-ils ?

RAMPONNEAU.

Eh bien, écoutez. Partez avec moi pour Paris ce soir et pour l’armée de Flandre dans quinze jours, et je vous donne... oui je vous donne quatre cents livres. Et je vous nourris, et je vous loge à Paris. Et je vous promets une affaire qui... vous venez ! Et, – j’aime la bombance, moi, – si vous voulez, nous ferons sauter vos quatre cents livres lestement et gaiement.

FANFAN, lui mettant la selle et les brides sur la tête.

Lestement et gaiement, tenez, portez toujours ça à l’écurie.

RAMPONNEAU.

À l’écurie ? ah ! oui ! – Je suis comme votre valet, moi.

FANFAN.

Ça vous amuse !

Ramponneau, portant la selle, entre dans la cour de gauche.

Dis donc, Zémire ! il nous offre quatre cents livres pour repartir. Mais, sois tranquille ! nous avons rudement trimé, nous nous sommes bravement battus, nous avons été au feu comme... deux papillons, j’ai attrapé une balle à Fontenoy, tu ASTÉRIE. reçu un coup de lance à Rocoux... Pauvre biche, baisez ce maître ! – nous avens bien gagné de nous reposer un peu, n’est-ce pas, mignonne ? – Et puis, il est si gentil mon village ! c’est si bon, les bouffées d’air natal ! ce serait trop triste de vous dire encore adieu, mon pays ! mes chemins ! mes ruisseaux ! les vaches ruminantes dans les prés ! les métairies au mitant de leurs quatre haies ! et vous, mes doux pommiers, avec vos feuilles tout verts, avec vos fleurs tout blancs, avec vos fruits tout roses !

RAMPONNEAU, revenant.

Voilà qui est fait.

FANFAN.

El vous n’avez vu personne par là ?

RAMPONNEAU.

Non, ils se sont tous sauvés, les poltrons ! On n’est guère curieux dans ce pays-ci.

Rires et chuchotements dans la charmille de droite.

FANFAN.

Ah ! heureusement, il me semble qu’on est curieuse ! Tenez, pour votre peine, mon cher, je vas vous donner une vraie marque de confiance.

RAMPONNEAU.

Vous allez me dire qui vous êtes ?

FANFAN.

Je vas vous confier Zémire. Offrez-lui galamment la main jusqu’au pré, et laissez-la libre et au frais, la pauvre bête.

RAMPONNEAU.

Mais ?...

FANFAN, le faisant tourner.

Par file à gauche, au trot !

 

 

Scène VIII

 

FANFAN, GUILLEMETTE, ALISON, BASTIENNE, URLURE et DEUX AUTRES FILLETTES s’approchant pas à pas et venant tourner autour de Fanfan

 

ALISON.

M’sieu le militaire ! C’est-y point vous qu’êtes le fils à mame Battement ?

FANFAN, les poursuivant pour les embrasser.

Peut-être bien ? Vous le connaissez donc ?

BASTIENNE.

Vous vous appelez-t’y point Thomas ?

FANFAN.

Je ne dis point non. Regardez-moi bien.

GUILLEMETTE.

Mais nous ne vous reconnaissons point.

FANFAN, avec émotion.

Oh ! je vous connais bien, moi. Elle s’appelle Guillemette, pas vrai, Alison ?

ALISON.

Il sait nos noms !

GUILLEMETTE, cherchant à le reconnaître.

Attendez ! Oh ! c’est impossible !

FANFAN.

Impossible de m’embrasser ?

URLURE.

Voyons, êtes-vous parent ?

ALISON.

Voisin ?

GUILLEMETTE.

Cousin ?

FANFAN.

Cousin du côté du cœur. Parent au trente-deuxième degré Réaumur.

GUILLEMETTE.

Non, ça ne peut être Fanfan !

FANFAN.

Alors vous devez un gage !

ALISON.

Vous nous devez d’abord votre nom, vous.

FANFAN.

Comment ! vous ne pouvez pas me faire crédit d’un petit baiser ! Ah ! vertujeu ! voilà deux heures que le cœur me saute à reconnaître et à saluer les arbres, les pierres, les bêtes et les gens, et rien ne me répond ! Ah ! tant pis ! il faut à la fin que j’embrasse quelque chose !

Il saisit deux ou trois fillettes.

GUILLEMETTE.

Et il faut donc que ça soit nous ?

FANFAN.

Mettons que ça n’est pas vous. Bonjour, mon pays !

Il l’embrasse.

Bonjour, mon printemps !

Il embrasse Alison.

Toi la jeunette, je t’embrasse pour les prés ; toi la mignonne, pour les fleurs ; toi, la rebondie, pour les pommes...

RAMPONNEAU, rentrant et lui tendant la joue.

Et moi ?

FANFAN, le faisant passer sous son bras.

Et toi, mon gars, pour les prunes.

Roulement de tambour.

 

 

Scène IX

 

LES MÊMES, LE BAILLI, RAMPONNEAU, LE PÈRE ANTOINE, JEAN LOGNE, PATOCHE, tous les GENS DU VILLAGE arrivant les uns après les autres, plus tard, ANGÉLUS

 

FANFAN.

Tiens ! le tambour ! ce n’est pas le rappel, j’espère.

ALISON.

C’est pour la vente.

FANFAN.

Quelle vente ?

ALISON.

Eh donc ! de la maison et du champ du père François.

FANFAN.

Qu’on va vendre ?

ALISON.

Mais dame ! oui, pour payer ce qu’il doit.

FANFAN, à lui-même.

Ah ! et on m’a caché ça ! Le père François travaillerait chez les autres ! Ah ! si j’avais su ! est-ce que je serais revenu ? On voulait encore de moi, là-bas !

À Ramponneau.

Hé ! vous, le marchand d’hommes ! regardez-moi ce gars-là, c’est solide ! et sa jument avec son harnais, c’est tout neuf ! et l’habit avec les fournitures, c’est tout bon ! Je vends tout ça.

RAMPONNEAU.

Je ne boudais pas contre.

FANFAN.

Venez vous en arranger !

Il l’entraine dehors.

Le Bailli est au milieu du théâtre, le tambour derrière lui, tous les paysans faisant foule ; Angélus, Guillemette, Antoine, groupés près de la maison ; Fanfan, quand il revient, est à l’autre extrémité, caché par Ramponneau. Deuxième roulement de tambour.

LE BAILLI.

Nous allons procéder à la vente du bien de François Gredelu. Pour la facilité des acheteurs, nous ferons deux lots séparés : le champ et la maison. Nous mettons d’abord en vente le champ clos de haies, et ce sur la mise à prix de cent cinquante livres. Voyons, personne ne parle ? Eh bien, à cent livres ? à quatre-vingts ? à soixante ?

ANTOINE.

À cinquante.

LE BAILLI, répétant.

Cinquante livres. Des enchères ! des enchères !

RAMPONNEAU, poussé par Fanfan, qui lui donne de côté de petits coups de pied dans le mollet, pour l’avertir.

Soixante.

ANTOINE, à Guillemette.

Le Ramponneau ! Ah ! nous n’avions pas pensé à celui-là !

Murmure général.

RAMPONNEAU.

Dame ! si je veux, moi, être propriétaire d’autre chose que de mes orties ?

ANTOINE.

Soixante-cinq livres.

RAMPONNEAU.

Quatre-vingts.

ANTOINE.

Quatre-vingt-cinq.

RAMPONNEAU.

Quatre-vingt-dix.

Antoine hésite.

Ah ! ah !

LE BAILLI.

À quatre-vingt-dix livres ? Pas d’autre enchère ?

ANGÉLUS, s’avançant.

Moi, je mets cent livres !

GUILLEMETTE et ANTOINE.

Vous ! – Toi, Angélus !

RAMPONNEAU.

Et moi, je mets...

FANFAN, bas à Ramponneau.

Chut ! c’est Angélus qui a mis l’enchère !

RAMPONNEAU.

Je ne mets rien.

LE BAILLI.

Cent livres... cent livres ? Personne ne dit mot ? – Adjugé.

GUILLEMETTE.

Bon Dieu ! mais où prendras-tu cet argent-là, Angélus ?

ANGÉLUS.

Sois tranquille !

FANFAN.

Où diable Angélus a-t-il trouvé la somme ?

RAMPONNEAU.

Hé ! hé ! dans ma poche, parbleu !

FANFAN.

Comment ?

RAMPONNEAU.

Je l’ai acheté tantôt au nom du roi.

FANFAN.

Ah ! mon brave Angélus !

LE BAILLI.

La maison, à présent. À cinquante écus, elle ne sera pas chère, j’estime. Comment ! on ne dit mot ? Eh bien ! à cent livres ?

FANFAN, bas, à Ramponneau.

Il n’a plus le sou. Allez !

RAMPONNEAU.

Oui, à cent livres.

ANTOINE.

Cent cinq.

RAMPONNEAU.

Cent cinquante.

ANTOINE.

Cent cinquante-cinq.

RAMPONNEAU.

Deux cents.

ANTOINE, supplié par Guillemette.

Oh ! mais, c’est terrible ! – Deux cent cinq.

RAMPONNEAU.

Deux cent cinquante.

ANTOINE.

Allons, mon va-tout ! Deux cent cinquante-cinq.

FANFAN.

Enlevez ! enlevez !

RAMPONNEAU.

Trois cents livres !

ANTOINE, à Guillemette.

Ah ! j’ai fait tout ce que j’ai pu.

LE BAILLI.

Trois cents livres ? C’est bien vu, bien entendu ? – Adjugé.

GUILLEMETTE.

C’est donc fini ! – Adieu, notre pauvre chère maison ! Mon oncle, vous recevrez chez vous le grand-père, n’est-ce pas ? –

Au Bailli.

Voilà les clefs, Monsieur ; donnez-les au nouveau propriétaire.

LE BAILLI, offrant les clefs à Ramponneau.

Monsieur, les clefs de votre maison.

RAMPONNEAU, les passant à Fanfan.

Mon cher, si vous voulez entrer chez vous.

FANFAN, les rendant à Guillemette.

Si tu veux rentrer chez toi, ma petite Guillemette.

ANGÉLUS, se jetant au cou de Fanfan.

Fanfan !

GUILLEMETTE et TOUS.

C’était Fanfan !

FANFAN.

Angélus ! encore et encore ! à deux bras trois cœurs, mon ami, mon copain, mon frère ! – Eh bien ! petiote, tu vois que je t’avais reconnue.

GUILLEMETTE.

J’ai pourtant bien grandi !

FANFAN.

Euh ! euh !

GUILLEMETTE.

Comment ! euh ! euh !

FANFAN.

Tandis que toi, tu ne m’as pas remis du tout.

GUILLEMETTE, le regardant de côté avec admiration.

Oh ! dame ! vous...

FANFAN.

Au père François, à présent !

Blanche sort de la maison.

Ah ! mademoiselle de Rosel, n’est-ce pas, Angélus ?

 

 

Scène X

 

LES MÊMES, FITZ-ONNALL, BLANCHE

 

FITZ-ONNALL, arrivant du fond, à Blanche.

Il faut donc qu’on vienne vous chercher, mademoiselle ! Madame de Souvré vous attend au château. Nous partons pour Paris dans une heure.

FANFAN, à Angélus.

Elle part pour Paris ?

GUILLEMETTE.

Et moi aussi !

ANGÉLUS.

Et moi aussi !

FANFAN.

Eh bien, et moi aussi !

RAMPONNEAU, à part.

Si Monsieur de Fitz-Onnall veut choisir, maintenant il y en a deux.

 

 

ACTE II

 

Salle d’attente chez la Bontemps. Aspect très simple d’un ancien logis bourgeois. Portes latérales, grande porte au fond. À droite, au second plan, fenêtre dans un pan coupé ; dans le pan coupé opposé, un grand escalier de bois. Buffet et table.

 

 

Scène première

 

MAUREPAS, près de la fenêtre, FITZ-ONNALL, RAMPONNEAU, plus tard, MADAME DE POMPADOUR, QUESNAY

 

FITZ-ONNALL, à Ramponneau.

Vous m’avez bien compris ? dès que vous verrez cette petite bourgeoise et son compagnon, précédez-les pour nous avertir.

Ramponneau s’incline et sort par la droite.

MAUREPAS, quittant la fenêtre.

Oh ! elle viendra, baronnet ! mais j’ai tenu à m’assurer du fait par moi-même. Décidément, voyez-vous, c’est ici, chez la tireuse de cartes, que j’ai mes meilleures fenêtres sur tout ce qui se passe à la cour et à la ville. La Bontemps est à ma dévotion ; on vient chez elle pour savoir l’avenir, et on me donne les moyens d’arranger le présent à ma guise. Ainsi notre chère ennemie ne se doute pas que son incognito va me fournir la plus belle occasion de la desservir auprès du roi.

FITZ-OHNALL.

Cependant, Monsieur le comte, l’idée de venir consulter la sorcière est d’elle ?

MAUREPAS.

Mais soufflée indirectement par moi. La pauvre marquise ! elle se croit libre, elle se croit puissante, et combien de fois a-t-elle dit et fait, sans le savoir et sans le vouloir, ce que son ennemi Maurepas lui faisait dire et faire !

RAMPONNEAU, entrant le premier.

Par ici, Monsieur, madame.

MAUREPAS.

Ah ! venez, Fit ?-Onnall, venez.

Maurepas et Fitz-Onnall se dérobent derrière la porte de gauche. Ramponneau introduit Madame de Pompadour, vêtue en petite bourgeoise, et Quesnay.

QUESNAY, à Ramponneau.

Quand je vous dis, mon cher, que j’ai envoyé hier mon garçon de boutique prendre l’heure de madame Bontemps. On lui a même indiqué cette entrée particulière. Madame Bontemps doit nous attendre.

RAMPONNEAU.

Pour lors, Monsieur, madame, si vous voulez passer dans la Chambre aux Oracles ?...

Il les fait sortir par la porte du fond.

MAUREPAS, rentrant avec Fitz-Onnall.

À merveille ! Elle s’est fait accompagner de son docteur Quesnay ; mais un philosophe n’est pas de défense. Allons ! tout va bien ! Le maréchal de Saxe pousse la campagne en Flandre avec une activité du diable ; il va falloir que le roi rejoigne l’armée plus tôt qu’on ne croyait, sous deux ou trois jours, peut-être...

FITZ-ONNALL.

Et Monsieur le comte pense que d’ici là nous aurons le temps ?...

MAUREPAS.

N’avez-vous pas remarqué, baronnet, que le roi ne manque plus une soirée chez la reine, depuis l’arrivée de votre charmante cousine ? Il m’en parlait hier encore avec ravissement ! Allez, nous touchons enfin au but. Avant quinze jours, ma dame de Pompadour ne sera plus rien, et votre fortune sera faite.

FITZ-ONNALL.

Oh ! ma fortune !... Monsieur le comte sait que je suis ruiné. Il se peut que j’arrive à quelque crédit, mais le crédit ne refait pas une fortune.

MAUREPAS.

Eh bien mais, et ce parent que vous avez si heureusement retrouvé ?

FITZ-ONNALL.

Ce parent, son héritage lui revient tout entier, et je n’ai rien à y voir.

MAUREPAS.

Sans doute, mais un garçon qui n’avait rien, qui n’était rien, et qui tout à coup, grâce à votre découverte, se trouve noble et millionnaire ! il ne peut pas, enfin, ne pas être reconnaissant ! Où est-il donc ? Quel homme est-ce ?

FITZ-ONNALL, avec embarras.

Quel homme c’est ?... Eh ! mais... une espèce de paysan, assez ignorant et assez empêché... Monsieur le comte le verra d’ailleurs, puisqu’il m’a permis de le lui présenter.

MAUREPAS.

Quand vous voudrez. Je suis curieux de voir la figure qu’il fait. – Partons-nous ? il est bon d’être présent quand on donne des sérénades, mais non quand on donne des charivaris.

FITZ-ONNALL.

J’aurais à dire quelques mots à cet homme à mon service.

MAUREPAS.

Alors à ce soir, à Versailles. – Bah ! c’est amusant, n’est-ce pas, baronnet, de tenir les fils qui font mouvoir toutes ces marionnettes humaines ?

Il sort par la droite.

 

 

Scène II

 

FITZ-ONNALL, seul

 

Vous avez raison, Monsieur le comte ! Seulement, vous n’imagineriez jamais qu’un des fils qui vous font mouvoir vous-même peut se trouver dans cette main. C’est amusant, dites-vous ?

Oui, pour vous, esprit élégant et superficiel, c’est un amusement, mais pour moi, volonté ardente et profonde, c’est comme une passion de jouer des hommes, de leurs sottises, de leurs qualités, de leurs vices ; de les tenir les uns par les autres : par Monsieur de Maurepas madame de Pompadour, par le roi Monsieur de Maurepas, par Blanche de Rosel le roi ! À celle-ci je devrai mon crédit ; cet autre – que je ne connais pas – me vaudra ma fortune. Et j’aime à les faire tous contribuer en aveugles à mon dessein clairvoyant !

 

 

Scène III

 

FITZ-ONNALL, RAMPONNEAU

 

FITZ-ONNALL.

Ah ! mons Ramponneau... vous êtes donc arrivé hier soir à Paris, et vous avez installé vos deux drôles là-haut ?

RAMPONNEAU.

Oui, Monsieur le baronnet, dans le grenier de madame Bontemps. Ils y sont mal, mais ils y sont.

FITZ-ONNALL.

Je veux les voir.

RAMPONNEAU.

Mon Dieu ! je n’attendais pas Monsieur le baronnet, et je n’ai pu les empêcher de sortir.

FITZ-ONNALL, désappointé.

Ah ! maladroit ! J’ai besoin d’avoir à ma disposition dès ce soir celui que je vais choisir ! et je n’ai plus même le loisir de m’arrêter longtemps au choix. – Voyons, vous me disiez que l’un de vos individus ?...

RAMPONNEAU.

Je disais qu’il y en a un des deux préférable de beaucoup à l’autre : c’est un bon garçon, facile et jovial à plaisir, et, si monseigneur me permettait d’avoir une opinion...

FITZ-ONNALL.

Mais non, je ne vous le permets nullement.

RAMPONNEAU.

Pardon !

FITZ-ONNALL.

Répondez à mes questions, rien de plus. Ils sont l’un et l’autre, n’est-ce pas, sans famille et sans racines ?

RAMPONNEAU.

Oui.

FITZ-ONNALL.

Lequel des deux a déjà servi ?

RAMPONNEAU.

Fanfan la Tulipe.

FITZ-ONNALL.

Lequel a été recueilli et instruit au collège de Caen ?

RAMPONNEAU.

Angélus.

FITZ-ONNALL.

Et l’autre est suffisamment ignorant ?

RAMPONNEAU.

Je crois qu’il sait lire et voilà tout.

À part.

Tu ne veux pas que j’aie mon opinion, je te fais la tienne.

FITZ-ONNALL.

Allons ! il n’y a pas à hésiter. J’enverrai ici tantôt cette petite Guillemette, vous savez ? Vous vous arrangerez pour que votre soldat ne sorte qu’après l’avoir vue.

RAMPONNEAU.

Mais Fanfan la connaît, Guillemette !

FITZ-ONNALL.

Ah ! diable ! – Bah ! ce n’est peut-être pas un mal : il en mordra plus aisément à l’hameçon. – Cependant, soyez là, pour qu’elle ne dise que ce qu’il faudra dire. Ensuite, vous prendrez la voiture de Versailles, et vous viendrez, au logement que j’occupe dans le château, me rendre compte de ce qui se sera passé. Je veux vous attacher à l’homme en question. Pour lui, vous serez son majordome.

RAMPONNEAU, flatté.

Oh !

FITZ-ONNALL.

Et, pour moi, son surveillant.

RAMPONNEAU, moins content.

Ah !

FITZ-ONNALL.

Vous serez payé comme il convient.

RAMPONNEAU.

J’aurai mon autographe ?

FITZ-ONNALL.

Pour si peu ! vous ne vous estimez pas assez ! Je vous tiens en réserve quelque emploi moins ordinaire.

Comme à lui-même.

Dans les combinaisons les plus habiles, il y a souvent un point faible, une brèche, une lacune... Il se peut que j’aie besoin de votre témoignage... il se peut... Enfin, je ne me gênerai pas avec vous, comme bien vous pensez ! En attendant, votre consigne se réduit à ceci : vous taire et observer. À ce soir. – Ah ! si tout à l’heure il y avait dehors quelque brouhaha, ne vous en mêlez pas... vous entendez ?

RAMPONNEAU.

Sans bien comprendre.

FITZ-ONNALL.

Inutile !

Lui jetant une bourse.

Voici les arrhes de votre salaire.

Il sort par la droite.

 

 

Scène IV

 

RAMPONNEAU, puis FANFAN et ANGÉLUS

 

RAMPONNEAU, seul.

La belle insolence ! On a toujours envie de l’exécrer, ce seigneur, et puis il vous méprise tant... qu’on le respecte. Que diable manigance-t-il avec Fanfan et avec moi ? Bah ! je le saurai toujours assez tôt. – Oh ! diable ! je crois que j’entends nos locataires de la soupente. Mon futur maître, comment a-t-il dormi... en plein vent ? Il aurait le droit d’être hargneux Celui-là, par exemple !

Entrent d’en bas, par l’escalier de gauche, Fanfan, un panier plein de pommes sous le bras, et Angélus.

FANFAN, à Angélus.

Sois donc calme, mon fieu ! nous savons déjà où est le nid, nous trouverons bien l’oiseau. Mais il faut déjeuner d’abord : Zémire a sa ration, je demande la mienne.

Angélus, sans lui répondre, va s’asseoir pensif près de la table ; Fanfan apercevant Ramponneau.

Ah ! bonjour, notre cher hôte !

RAMPONNEAU, embarrassé.

Bonjour ! bonjour !

FANFAN.

Hé ! vous avez l’air tout gêné ! Vous ne nous demandez pas comment nous avons passé la nuit... sous votre toit ?

RAMPONNEAU, à part.

Aïe ! nous y voilà.

Haut.

Oui, vous n’êtes peut-être pas content, parce que...

FANFAN.

Moi ! mais je suis ravi ! Notre chambre à tabatière est petite, mais parfaitement aérée. Figurez-vous que mon matelas était situé juste sous la lucarne, et que j’avais le vrai ciel pour ciel de lit. J’assistais, tout couché, au lever des étoiles. Il y en avait surtout une, au-dessus de ma tête, une petite blonde charmante ! qui me faisait toutes sortes de jolis signes d’amitié. Ah ! je ne sais pas si c’était la mienne, mais, ma foi, tant pis ! j’ai répondu à ses agaceries, et, j’avais beau m’assoupir, chaque fois que mes paupières s’entr’ouvraient, je la revoyais qui me clignait de l’œil, la coquette ! Ne me demandez donc pas si je suis content, j’ai dormi avec une étoile !

RAMPONNEAU.

En voilà un heureux caractère ! il faut qu’on vous aime, vous ! Aussi, je vous prépare quelque chose d’heureux.

FANFAN.

Ah ! bah !

RAMPONNEAU.

À une condition : c’est que de tout le jour vous ne bougerez pas d’ici.

FANFAN.

Oh ! écoutez, Ramponneau, nous revenons pour déjeuner et pour récapituler nos petites affaires, Angélus et moi ; mais après j’aurai des inquiétudes dans les jambes, et je me remettrai à courir, comptez-y.

RAMPONNEAU.

Eh bien, déjeunez et causez toujours, et ne vous en allez pas sans m’avertir, voilà tout ce que je vous demande. Est-ce dit ?

FANFAN.

C’est dit.

Ramponneau sort par le fond.

 

 

Scène V

 

FANFAN, ANGÉLUS

 

FANFAN, venant s’appuyer sur l’épaule d’Angélus.

Angélus !

ANGÉLUS.

Mon ami !

FANFAN.

Eh bien, voyons, nous savons qu’elle est à Versailles, au Château, puisque ce Fitz-Onnall y demeure. C’est déjà quelque chose.

ANGÉLUS.

Oui, quelque chose qui m’épouvante ! quelque chose qui m’exaspère !

FANFAN.

Enfin, qu’est-ce qu’il t’a donc dit, ton ancien camarade du collège de Caen, avec qui, sans reproche, tu es resté deux grandes heures ?

ANGÉLUS.

Il est un des secrétaires de Monsieur de Soubise, et par conséquent au courant de tout ce qui se passe à la cour.

FANFAN.

Et qu’est-ce qu’il s’y passe donc d’intéressant pour nous, à la cour ?

ANGÉLUS.

Tu n’es pas sans savoir qu’un grand parti s’agite à Versailles, dont Monsieur de Maurepas est le chef, et qui veut à tout prix renverser et remplacer madame de Pompadour, la favorite régnante ?

FANFAN.

Ma foi ! non, je n’en savais rien, et je t’avoue que ça m’est égal. Je n’éprouve pas du tout le besoin de changer de maîtresse du roi !

ANGÉLUS.

Mais ce que j’ai appris aujourd’hui et ce qui me remplit d’une inquiétude terrible, c’est que, dans cette intrigue et dans cette lutte, Monsieur de Maurepas a pour second et pour bras droit, tu devines qui ?

FANFAN.

Le Fitz-Onnall !

ANGÉLUS.

Et cette affreuse question retombe sans cesse sur ma pensée : Pourquoi a-t-il, presque de force, entraîné mademoiselle Blanche à la cour ?

FANFAN.

Eh bien, nous le saurons, Angélus ; nous irons demain à Versailles, nous verrons Guillemette ; nous avons à nous trois jours : on fait énormément de choses en trois jours ! – En attendant, si nous déjeunions ?

ANGÉLUS.

Eh ! mon pauvre garçon, que ferons-nous ? sans argent, puisque nous avons dû tout laisser au brave père François ; sans liberté, puisque nous voilà enrôlés tous deux ! Qu’est-ce que nous pouvons ?... Et qu’est-ce que nous sommes ?

FANFAN.

Comment ! qu’est-ce que nous sommes ? Ah ! dis donc ! parle pour moi si tu veux ! moi, on m’a trouvé dans le chemin nu comme un saint Jean, mes parents inconnus avaient totalement renoncé à moi, évidemment je ne dois pas être grand’chose. Mais toi, Angélus, toi ! je trouve justement que tu as cet avantage-là sur le commun des mortels qu’ils sont tout de suite, eux, casés, fixés et bornés dans leur naissance ; leur lot est tiré, quoi ! Tandis que toi, c’est sans limites ton espérance ! on ne sait pas ce que tu peux être ! je ne te donnerais pas pour un duc et pair !

ANGÉLUS.

Mon espérance, ami ?

Tirant de son sein un chapelet.

tiens, la voilà, toute mon espérance : c’est ce chapelet en émail que je portais à mon cou, quand on m’a recueilli pleurant auprès de ma nourrice morte... Il y a là gravés les mots qui précèdent la Salutation angélique : Angelus Domini nuntiavit Mariœ, c’est ce qui m’a donné mon nom d’Angélus ; les notables du village ont signé là-dessus une relation contenant les dates et les faits, et voilà mon titre... Eh bien ! sais-tu, ce matin, pendant que tu m’avais quitté, j’ai failli la vendre, mon espérance, oui, 120 livres, à un brocanteur !

FANFAN, lui retirant vivement le chapelet des mains.

Es-tu fou ! Comment ! voilà un gage, un moyen de reconnaissance par lequel tu peux devenir, un de ces quatre matins, l’égal de... n’importe qui ! et ce trésor sans prix, qui me fait faire à moi toutes sortes de rêves étonnants, tu allais le donner pour un morceau de pain ! Ah ça ! mais tu ne penses donc qu’à toi !

ANGÉLUS.

Non, Fanfan, je sais quel cœur tu as pour moi, et c’est dans cette bonne réalité-là qu’est ma seule confiance.

FANFAN.

Merci, mon enfant ! Ah ! oui, c’est bien vrai, tu es ma première, ma grande amitié...

Riant.

parce que Zémire me comprend bien, mais elle ne veut pas me répondre !... oui ma grande, ma seule amitié, c’est toi, Angélus !

ANGÉLUS.

Eh bien, et Guillemette ?

FANFAN.

La petiote ? oh ! un enfant ! – Mais toi, tu es un homme ; tu es mon bon compagnon, mon autre moi instruit et riche de belles idées ; tu es ma fierté ; mon esprit, mes jours de dimanche. Moi, si tu veux, je serai ton bras, ton ouvrier, tes jours de semaine. Et, en attendant mieux, nous serons l’un pour l’autre un frère, un père et une mère... au lait près. – Tiens, reprends le trésor.

ANGÉLUS.

Eh bien, non, garde-le-moi, Fanfan, c’est plus sûr : je pourrais me laisser tenter. Quand je pense qu’il nous faudrait en ce moment tout pouvoir, tout avoir... et que nous n’avons pas de quoi aller à Versailles !

FANFAN.

Et tu as besoin de picaillon pour ça ! ou pour toute autre chose ! tu as de ces idées-là ! Ah ! je crois bien que je garde le trésor, là, dans mon coffre-fort, et tu ne l’auras qu’à bonne enseigne ! Mais es-tu bête ! qui est-ce qui a besoin d’argent ? Ces pauvres riches peut-être, parce qu’ils n’ont pas autre chose. Mais moi, je n’ai jamais eu seulement l’idée de me servir de ma bourse. Il est vrai que je n’en ai pas. Fi de ce qui se paye ! il n’y a de bon que ce qu’on a gratis ! Est-ce qu’on achète l’amour, l’honneur, l’esprit, le bon cœur, la bonne grâce, la santé, la joie... et l’appétit ? – Cordieu ! j’ai décidément très faim ! Allons ! allons ! mangeons ce qui nous reste de notre Normandie, et, après, tu n’auras qu’à me suivre : Paris est à nous, et Versailles avec !

ANGÉLUS.

Oui, ami, je m’abandonne à toi. Je monte chez nous écrire au père François, je le lui ai promis, tu sais ; et puis je reviens te prendre.

FANFAN.

Et ta part de pommes ?

ANGÉLUS, montant l’escalier.

Je n’ai besoin de rien. Merci.

Il disparaît.

FANFAN.

Ah ! ces amoureux ! Qui dort dîne, mais qui aime déjeune !

 

 

Scène VI

 

FANFAN, seul, puis MADAME DE POMPADOUR et QUESNAY, plus tard RAMPONNEAU

 

FANFAN, entendant la porte du fond s’ouvrir.

Ah ! voilà le Ramponneau ! Arrivez, vilain être !

Entrent la Marquise et Quesnay.

Oh ! diantre ! je me trompais !

QUESNAY, en passant, à la Marquise.

Eh bien ! vous en a-t-on donné pour votre argent ? êtes-vous contente de l’horoscope ?

MADAME DE POMPADOUR.

Mon Dieu ! c’est comme les nuages, on y peut lire tout ce qu’on veut.

Madame de Pompadour et Quesnay sortent par la gauche.

FANFAN, seul.

Voilà une petite femme à qui on aimerait offrir une pomme ! On serait sûr de ne pas y perdre son paradis, – au contraire ! Ah ! ça fleure tout bon après elle !

Rumeur au dehors.

Tiens qu’est-ce que c’est ? on dirait une échauffourée !

Allant à la fenêtre.

Un attroupement ! Eh ! mais c’est ma jolie beauté qu’on entoure ! Vive Dieu ! il me semble qu’on la menace !... Ah ! mon aiguille à tricoter !

Il saisit son épée et s’élance dehors.

RAMPONNEAU, passant la tête par la porte du fond.

Je ne m’en mêlerai pas, mais je peux bien y regarder.

Il va à la fenêtre.

Allons ! bon ! mon Fanfan la Tulipe dans la bagarre !

Écoutant les cris.

Oh ! oh ! qu’est-ce qu’on crie ? À bas ia !... Miséricorde ! cette petite marchande, si c’était ?... Oh ! mais oui, c’était... Et la voilà qui revient ici ! Aïe ! c’est le cas ou jamais de ne pas s’en mêler !

Il sort précipitamment par le fond.

 

 

Scène VII

 

MADAME DE POMPADOUR, QUESNAY, puis FANFAN

 

QUESNAY.

Votre belle fantaisie nous a jetés dans une belle aventure !

MADAME DE POMPADOUR.

Quesnay, je reconnais là encore la main de Maurepas ! C’est lui qui, pour me faire tort dans l’esprit du roi, m’a ménagé cette avanie !

QUESNAY.

Mais, madame, vous m’aviez assuré que vous étiez seule hier avec le roi, quand Monsieur de Bernis vous a parlé de la Bontemps et quand vous avez fait la partie de la venir consulter ?

MADAME DE POMPADOUR.

Eh ! docteur, on ne compte pas les valets ! voilà trois fois que je change nos gens !

Bruit au dehors.

Ce brave soldat ! Que devient-il ?

QUESNAY, à la fenêtre.

Il leur parle.

Éclats de rire au dehors.

Tiens ! il les fait rire !

MADAME DE POMPADOUR.

Mon bon Quesnay, il va falloir que, par cette autre porte, vous retourniez vite me chercher une autre voiture, sans armoiries et sans livrée, celle-là ! Faites-vous accompagner d’Honorin seulement. Vous ferez arrêter à la Halle au Blé, et vous viendrez me reprendre ici, n’est-ce pas ? ô le plus complaisant et le plus bourru des philosophes !

QUESNAY.

Oui, vous la fourvoyez singulièrement ma philosophie ! Enfin, je suis à vos ordres, madame. – Ah ! notre héros !

FANFAN, rentrant essoufflé.

Ouf ! que voilà des gens têtus ! – Quand on vous répète, butors, que ce n’était pas madame de Pompadour ! – Mais le carrosse est aux armes de la marquise ? – Eh bien, la marquise a fait reconduire dans un de ses carrosses cette jolie marchande, qui lui était venue livrer quelque fourniture.

Se tournant vers Quesnay.

C’est ce que vous m’aviez dit, Monsieur, et ce à quoi rechignaient ces braillards – Non ! Si ! Mais !... – Quels cris de ménagerie !

MADAME DE POMPADOUR.

Et contre tous ces forcenés vous étiez seul ?

FANFAN.

Non, heureusement j’avais avec moi mon épée.

MADAME DE POMPADOUR, bas à Quesnay.

Ce mot-là n’est pas d’un vilain, dites donc, Quesnay !

FANFAN.

Ils étaient une vingtaine, j’ai couru sur eux et je les ai environnés...

QUESNAY.

Et il a fallu dégainer ?

FANFAN.

Non, je me suis moqué d’eux.

MADAME DE POMPADOUR.

Que de remercîments ne vous dois-je pas, Monsieur ! Vous m’avez sauvée !

FANFAN.

Moi, ma petite dame ? je vous ai tendu la main pour passer un ruisseau, voilà tout. Enfin, maintenant, le chemin est libre.

MADAME DE POMPADOUR.

Pardon ! j’ai le droit de n’être pas brave, moi, et, si vous le permettez, je vais attendre encore quelques minutes !

FANFAN.

Si je le permets !

MADAME DE POMPADOUR, à Quesnay.

Eh bien, mon cher oncle, vous allez faire ce dont nous sommes convenus, n’est-ce pas ?

QUESNAY, à voix basse.

Songez cependant, madame...

MADAME DE POMPADOUR, haut, l’interrompant.

Allez ! je n’ai rien à craindre, je suis avec Monsieur... et avec son épée !

Quesnay sort par l’escalier de gauche.

 

 

Scène VIII

 

FANFAN, MADAME DE POMPADOUR

 

FANFAN.

Ah ! c’est gentil, ce que vous dites là !

MADAME DE POMPADOUR.

Est-ce que j’ai tort d’avoir confiance ?

FANFAN.

Oh ! ma parole, non ! je ne suis pas timide, mais je ne suis pas téméraire.

MADAME DE POMPADOUR.

Deux qualités de soldat ! Vous servez le roi dans la cavalerie ?

FANFAN.

Oui, madame.

MADAME DE POMPADOUR.

Peut-on vous demander votre nom ?

FANFAN.

Au pays, – je suis Normand... il y a de bonnes gens partout ! – au pays, de mon nom de François, on m’appelait Fanfan ; au régiment, ils m’ont surnommé la Tulipe.

MADAME DE POMPADOUR, riant.

Fanfan la Tulipe. Moi, je...

FANFAN.

Oh ! vous, pas encore ! ne me dites pas encore qui vous êtes, voulez-vous ?

MADAME DE POMPADOUR.

Pourquoi ?

FANFAN.

Pour rien. Vous ne vous asseyez pas ?

MADAME DE POMPADOUR, s’asseyant près de la table.

Ô les jolies pommes ! – Mon Dieu ! vous étiez en train de déjeuner peut-être ?

FANFAN.

Tiens, c’est vrai, j’allais déjeuner.

MADAME DE POMPADOUR.

Eh bien, mais que je ne vous gêne pas !

FANFAN.

Devant vous ! oh ! non !

À lui-même.

Hé ! mon idée de tout à l’heure !

Haut.

Non, non, pas devant vous ! À moins pour tant que...

MADAME DE POMPADOUR.

À moins que ?...

FANFAN.

À moins que vous ne vouliez bien partager.

MADAME DE POMPADOUR, riant.

Merci ! j’ai déjeuné.

FANFAN, lui tendant le panier.

Eh bien, je vous offre le dessert. Oh ! je vous en prie, là, sans façon ! C’est de bien bon cœur ! Vous-ne voulez pas ? non ? Allons ! je n’oserai jamais manger seul devant vous, et je vous avouerai que je meurs de faim !

MADAME DE POMPADOUR.

Oh ! je ne peux pourtant pas laisser mourir mon sauveur !

FANFAN, joyeux.

Vous acceptez ? c’est charmant ! il n’y a de bon que ce qu’on partage. Je vous servirai, je vous soignerai, je vous... Vous verrez, vous verrez !

MADAME DE POMPADOUR.

Quel grand fou !

Lui touchant le front.

Vous avez là un petit coup de marteau, pas vrai ? Vous êtes un peu ?...

FANFAN.

Étoile ! depuis cette nuit, j’en ai le soupçon !

MADAME DE POMPADOUR.

Par bonheur, notre festin ne va pas vous monter à la tête !

FANFAN.

Hum ! je n’en réponds pas ! les pommes c’est très capiteux, depuis... avant le déluge. Tenez, voilà la plus jolie, et, comme disent les images du pont Neuf :

La lui offrant.

À la plus belle !

MADAME DE POMPADOUR.

Merci.

FANFAN.

Si vous voulez du pain, coupez à la miche. Vous cherchez quelque chose ? Ah ! vous n’avez peut-être pas votre couteau sur vous ?

Tirant un eustache et l’ouvrant.

En voilà un.

MADAME DE POMPADOUR.

Mille grâces !

S’interrompant pour rire.

Ha ! ha ! ha !

FANFAN.

Vous riez ?

MADAME DE POMPADOUR.

Mais oui... est-ce que ce n’est pas drôle ?

FANFAN.

Quoi donc ? qu’un Normand et une fille d’Ève mangent des pommes ? Je ne trouve rien d’étonnant à ça, moi... rien d’étonnant !

Avec surprise, à lui-même, voyant madame de Pompadour peler sa pomme.

Elle pèle sa pomme !

Haut, se levant.

Sapristi ! est-ce que vous seriez réellement la marquise de Pompadour ?

MADAME DE POMPADOUR.

Moi ? Quelle idée !...

FANFAN.

Hé ! c’est ce que j’y vais de confiance, moi ! – Mais, en vous voyant rire, et puis... peler votre pomme...

MADAME DE POMPADOUR.

Je ne suis pas plus marquise que vous n’êtes marquis. Je me nomme...

FANFAN.

Attendez ! ne me le dites pas encore !

MADAME DE POMPADOUR.

Comme il vous plaira. – Il paraîtrait que vous ne la connaissez pas, madame de Pompadour ?

FANFAN.

Non, Dieu merci ! je ne l’ai jamais vue.

MADAME DE POMPADOUR.

Vous la méprisez ?

FANFAN.

Oh !... je la plains.

MADAME DE POMPADOUR.

Oui, c’est la façon de mépriser des cœurs généreux. – Pourtant, j’ai eu quelquefois l’occasion de la voir, la marquise, et je vous assure qu’elle n’est ni méchante, ni fière.

FANFAN, mangeant.

Ni même ambitieuse, hein, qui sait ?...

MADAME DE POMPADOUR.

Ambitieuse ! si fait ! elle l’a été follement quand elle a souhaité d’être aimée du roi, mais aujourd’hui elle voudrait l’être noblement, et elle ne rêve plus que le roi glorieux et la France heureuse. Ah ! bien oui ! Le roi s’ennuie, la cour corrompt le roi, la nation souffre et accuse le roi, sa cour et sa maîtresse. Rien de grand n’est possible, rien de bon. Tenez, un brave cœur, franc et désintéressé comme le vôtre, serait un sujet d’étonnement à Versailles ! Le roi voudrait le voir qu’il ne pourrait y croire ! Et si je vous présentais à la marquise, je...

FANFAN.

Pardon ! pardon ! je ne suis pas ambitieux, moi ! je ne tiens pas du tout à voir le roi, et je renonce à connaître madame de Pompadour. – Allez ! de confiance, je jurerais bien une chose...

MADAME DE POMPADOUR.

Laquelle ?

FANFAN.

C’est qu’elle n’est pas plus jolie que vous.

MADAME DE POMPADOUR.

Oui-dà ! oui, vous jureriez, Normand !

Contrefaisant l’accent normand.

mais vous ne gageriez point ?

FANFAN.

Si ! je gagerais !

Tendant la main.

Topez !

MADAME DE POMPADOUR, mettant sa main dans la main de Fanfan.

Et mettriez-vous beaucoup au jeu ?

FANFAN.

Tout ce que j’ai, pas grand’chose, ma vie.

MADAME DE POMPADOUR.

En vérité ! – Pardon ! ma main, s’il vous plaît ?

FANFAN.

Laissez donc ! laissez donc ! vous venez bien de la donner à la Bontemps ! En voilà une main ! Vous ne faites pas un état trop dur, vous !

MADAME DE POMPADOUR.

Qu’est-ce qui vous le dit ?

FANFAN.

Hé donc ! cette petite menotte ! est-elle-assez mignonne et blanche et douce ! Tenez, à la cour, pour marquer son respect aux duchesses, on fait semblant de poser ses lèvres sur le bout de leurs doigts, comme ceci. Mais moi, vilain, je fais un nid à mon baiser dans la paume, – comme ça.

MADAME DE POMPADOUR, retirant vivement sa main.

Ah !

FANFAN.

Vous ai-je blessée ?

MADAME DE POMPADOUR.

Non, mais...

FANFAN.

Ah ! je vous ai dit que je n’étais pas téméraire, mais que je n’étais pas timide.

MADAME DE POMPADOUR.

Je m’en aperçois !

FANFAN.

Eh bien ! non, vous ne vous apercevez de rien du tout. Depuis un quart d’heure, je suis plus que timide, je suis poltron ! j’ai peur, mes paroles tremblent derrière mes moustaches. Et pourquoi tant barguigner ? et qu’est-ce qu’il y a d’offensant pour vous dans mon idée ? En avant ! tant pis ! écoutez ! – Je vous trouve jolie comme un ange. Il y a dans vous, comment dire ?... un charme. Je me suis senti tout de suite étourdi par vos grands yeux, votre bouche de rien, votre je ne sais quoi de pimpant, d’invitant, de souriant. Bref, en deux mots comme en mille, vous m’avez pris tout vif, – je le vois, je le sens, je le dis !... Et vous, et vous, qu’est-ce que vous dites ?

MADAME DE POMPADOUR, riant.

Bonté divine ! il me fait une déclaration, le malheureux !

FANFAN.

Ah ! ne rions plus ! Maintenant, vite, vite, vite, votre nom ?

MADAME DE POMPADOUR.

Antoinette Werneau, pour vous servir.

FANFAN.

Ça me convient. Votre état ?

MADAME DE POMPADOUR.

Je vends de la cire à cacheter... de la vraie cire d’Espagne, à toute la cour de France.

FANFAN.

Ça me va. Mais, la grosse question : Avez-vous ?... avez-vous un mari ? ou un amoureux ?

MADAME DE POMPADOUR.

Aïe ! aïe !

FANFAN.

Ne rions plus ! ne rions plus ! et ne faites pas la coquette ! C’est sérieux ! j’en ai le respirer coupé !

MADAME DE POMPADOUR.

Pauvre garçon ! c’est vrai qu’il a l’air tout ému. Eh bien...

FANFAN.

Eh bien ?

MADAME DE POMPADOUR.

Je n’ai plus le cœur libre, voilà la vérité.

Elle va s’asseoir.

FANFAN.

Brrr ! envolée ! C’est toujours la même chose ! Fanfan, mon ami, tu n’as pas de chance ! tu as beau mettre écriteau là : Cœur à prendre, on te fait toujours la même réponse : J’appartiens. Ah ! saperlotte ! c’est dommage ! vous êtes encore le plus gentil oiseau bleu que j’aie vu filer à tire d’ailes.

MADAME DE POMPADOUR, se levant.

Ah ! vous avez eu déjà plusieurs amours ?

FANFAN.

Plusieurs oui, mais pas encore un seul. Mais, de ce coup-ci, mon cœur, pour tout de bon, battait la diane. Oui, là ! vous m’alliez ! – et il me semble que je vous allais !

MADAME DE POMPADOUR.

Qui sait ?

FANFAN.

Il n’y faut plus penser, n’est-ce pas ?

MADAME DE POMPADOUR.

Non.

FANFAN.

N’y pensons plus ! – Chantons lætamini ! chantons lætamini !

MADAME DE POMPADOUR.

Au moins, vous en prenez votre parti gaiement !

FANFAN.

Gaiement ! vous croyez ? Je me rappelle toujours une parole de feu la mère Panel, qui a été ma nourrice : – Fanfan, tu es né en bas, tu seras pauvre, tu n’es point sot et point mauvais, et, pour toutes ces raisons-là, je prévois une chose, c’est qu’en ce monde, ton mot d’ordre va être : Souffrir. Eh bien, sais-tu, mon garçon, ajoutes-y un autre petit mol, et dis-toi : Souffrir gaiement. On assaisonne de sel les mauvais ragoûts, assaisonne les chagrins de bonne humeur, chante au danger et ris à la peine ! – Et, tant que je peux, je suis le conseil de la bonne femme, je souffre, mais je souffre gaiement !

MADAME DE POMPADOUR.

Brave cœur ! Tenez, faute de mieux, voulez-vous mon amitié ?

FANFAN.

Votre amitié ! oh ! de toute mon âme ! – Mais, méchante, vous me faites ce que je vous ai fait, vous ne m’offrez que le dessert !

 

 

Scène IX

 

FANFAN, MADAME DE POMPADOUR, QUESNAY, rentrant par la gauche en même temps que RAMPONNEAU par le fond

 

QUESNAY.

Me voici ! Quand vous voudrez venir...

FANFAN.

Vous partez ! Oh ! est-ce que je ne vous verrai plus ?

MADAME DE POMPADOUR.

Si, vraiment ! Je veux... je veux vous présenter à... quelqu’un.

FANFAN.

Où ça ?

MADAME DE POMPADOUR.

Je vous le ferai savoir.

FANFAN.

Quand ça ?

MADAME DE POMPADOUR.

Plus tôt que vous ne le pensez. Au revoir !

Elle sort avec Quesnay par l’escalier de gauche.

FANFAN, tombant sur une chaise.

Ah ! c’est fini ! ces pommes vous montent terriblement à la tête !

 

 

Scène X

 

FANFAN, RAMPONNEAU, GUILLEMETTE

 

RAMPONNEAU, au fond, à part.

Il me semble que ceci intéressera assez le baronnet !

Il ouvre la porte du fond à Guillemette, qui entre, le visage caché par un voile.

Voilà celui que vous demandez, ma reine.

GUILLEMETTE.

Eh bien, annoncez-moi.

RAMPONNEAU.

Aurai-je un baiser pour la peine ?

GUILLEMETTE.

Turlututu ! sans savoir qui je suis ?

RAMPONNEAU, la lutinant.

Oh ! Guillemette ! est-ce que mon cœur ne vous a pas devinée ? Monsieur le baronnet a dû vous dire que vous pouviez me faire toutes vos confidences. Ainsi je suis prêt à recevoir...

GUILLEMETTE, lui allongeant une gifle.

Reçois.

FANFAN, au bruit.

Entrez.

RAMPONNEAU.

Merci.

FANFAN.

Ah ! c’est vous, Ramponneau, qui faites ce bruit ?

RAMPONNEAU, se tâtant la joue.

Moi-même. Il y a là une soubrette qui aurait quelque chose à vous dire en particulier.

FANFAN.

À moi ! Dieu ! est-ce que ce serait déjà ?... Oh ! je suis fou !

 

 

Scène XI

 

FANFAN, RAMPONNEAU, GUILLEMETTE, puis HONORIN, plus tard ANGÉLUS

 

GUILLEMETTE, changeant sa voix.

Vous vous nommez Fanfan la Tulipe ?

FANFAN.

Oui, belle dame... J’ai entendu cette voix-là quelque part !

GUILLEMETTE.

Défense de chercher à me reconnaître !

HONORIN, qui vient d’entrer par l’escalier de gauche.

Monsieur Fanfan la Tulipe ?

FANFAN, se retournant.

Tiens ! un écho ! – Présent !

HONORIN.

Un mot à l’oreille, je vous prie.

FANFAN.

Lui aussi ! – Dans une minute.

RAMPONNEAU, à part.

Qu’est-ce que c’est que celui-là ?

FANFAN, à Guillemette.

Nous disions, ma toute belle ?

GUILLEMETTE.

Une voiture vous attendra, ce soir, entre neuf et dix heures, au bas du pont Royal, près du mur qui fait le coin de la rue du Bac. Montez dedans, et laissez-vous conduire. Votre bonheur en dépend.

FANFAN.

Oui dà ! mais, ma charmante ?...

GUILLEMETTE.

Rien qu’un mot. Viendrez-vous ?

FANFAN.

J’irai.

GUILLEMETTE.

Bien ! Adieu, et bonne chance !

Elle sort par le fond.

FANFAN, sifflant joyeusement.

Hou ! hou ! hou !

À Honorin.

Et vous, qu’est-ce qu’il y a pour votre service, l’ami ?

HONORIN, mystérieusement.

À l’angle de la rue des Vieilles-Étuves et de la Halle au Blé, une voiture fermée vous attendra ce soir.

FANFAN.

Ah bah ! encore ! – À quelle heure ?

HONORIN.

À dix heures.

FANFAN.

Saperlotte ! dites donc, on ne pourrait pas remettre la chose à demain ?

HONORIN.

Impossible ! Il s’agit de votre fortune.

FANFAN.

Ma fortune ici ! mon bonheur là-bas ! Je ne peux pourtant pas me couper en deux ! Comment faire ?

Voyant Angélus qui descend l’escalier.

Ah ! Angélus !

HONORIN.

Eh bien ?

FANFAN.

Eh bien, on y sera.

HONORIN.

Suffit !

Il s’inclina et sort.

FANFAN, à Angélus.

Angélus, il s’agit de notre fortune ! Ce soir, à dix heures précises, à l’angle de la rue des Vieilles-Étuves et de la Halle au Blé, une voiture fermée t’attendra.

ANGÉLUS.

Moi ?

FANFAN.

Oui, toi, moi, c’est la même chose ! et si on te demande ton nom, tu diras : Fanfan. Tu monteras dans cette voiture...

ANGÉLUS.

Et puis ?

FANFAN.

Et puis, demain, tu m’en diras des nouvelles.

 

 

ACTE III

 

À Versailles. Riche salon dans le goût du temps de Louis XV. Grande porte au fond ; portes latérales. Fenêtre à droite, au premier plan ; guéridon du même côté. Au lever du rideau, il fait nuit.

 

 

Scène première

 

FANFAN, endormi sur un canapé, puis ANGÉLUS

 

FANFAN, rêvant.

Antoinette ! je ne rêve pas, vous m’aimez ! vous m’aimez pour tout de bon, comme je vous aime ! Non ! non ! je ne rêve pas !...

S’éveillant.

Hé ! pardieu ! si, je rêvais. Toujours dans les étoiles ! – Mais, sur terre, où donc suis-je ? Ah ! oui, voilà que je me souviens. Combien de temps ai-je dormi ? – Ah ! on ouvre une porte, il me semble...

ANGÉLUS, entrant à tâtons par la gauche.

Je finirai bien par trouver une âme à qui parler.

FANFAN.

Du bruit ! un pas léger ! enfin !

ANGÉLUS, reconnaissant la voix.

Fanfan !

FANFAN, avec une galanterie supérieure.

Or çà, belle dame !...

ANGÉLUS.

Tais-toi donc ! c’est moi !

FANFAN.

Angélus !

ANGÉLUS.

Tu es donc ici !

FANFAN.

C’est ici qu’on t’a amené !

ANGÉLUS.

Hé ! oui, sous ton nom.

FANFAN.

Voilà qui est fort !

ANGÉLUS.

Hier soir, le laquais qui m’a ouvert la voiture m’a demandé comment je m’appelais, et, selon tes instructions, j’ai répondu : Fanfan la Tulipe !

FANFAN.

Ah ça ! on me voulait donc deux fois dans ce logis ! Qu’est-ce que cette aventure en partie double ?

ANGÉLUS.

Quand on m’a fait descendre de carrosse, je n’ai pu rien voir dans la nuit. Et toi, sais-tu où nous sommes ?

FANFAN.

Nous sommes à Versailles.

ANGÉLUS.

Et chez qui ?

FANFAN.

Chez le roi de France donc ! au château ! J’espère que le Fanfan est demandé à la cour !

ANGÉLUS.

Au château ! oh ! mais tu sais que mademoiselle Blanche y demeure. Dieu ! je serais si près d’elle !

FANFAN.

Quand je te disais que je te ferais transporter et héberger gratis ! Mais voyons, tâchons de nous y retrouver un peu dans ce colin-maillard. Qu’est-ce qui t’est arrivé à toi ? Moi, quand la voiture s’est arrêtée, on m’a fait monter deux étages, on m’a introduit dans ce salon, on a exigé ma parole d’honneur de ne pas en sortir. Ma bougie s’est éteinte, je me suis assoupi, et tu m’as réveillé. – À ton tour !

ANGÉLUS.

Mon histoire n’est pas plus avancée que la tienne. On m’a logé au rez-de-chaussée dans un cabinet sans fenêtre, et on a tiré sur moi les verrous. Ennuyé de veiller et d’attendre, j’ai découvert dans la muraille la porte dérobée d’un escalier de service, j’ai grimpé deux étages, traversé trois pièces, et me voilà.

FANFAN.

Très bien ! Sais-tu l’heure qu’il est ?

ANGÉLUS.

Le jour commence à poindre. Mais tout dort encore.

FANFAN.

Et pourrais-tu retrouver ton chemin jusqu’à ta chambre ?

ANGÉLUS.

Parfaitement. Trois pièces à traverser et cinquante-six marches à descendre.

FANFAN.

Eh bien, vite et vite, Angélus, redescends-moi tes cinquante-six marches et rentre dans ta cage.

ANGÉLUS.

Mais mademoiselle Blanche ! mademoiselle Blanche !

FANFAN.

Hé ! si tu dois la retrouver, est-ce que ma présence ne te chiffonnera pas un peu ? De même, tu m’ennuierais beaucoup, toi, si par miracle un gentil rêve que j’ai là se faisait femme.

ANGÉLUS.

Cependant, du moment que nous nous sommes rejoints...

FANFAN.

Séparons-nous, c’est ça. Je sais où tu es, tu sais où je suis, c’est une bonne chose. Si tu es embarrassé, viens me chercher, puisque moi je suis lié par ma parole. Mais en attendant, jarnidieu ! nous sommes embarqués dans un... qu’est-ce que je dis ? dans deux mystères très intéressants ; ne bougeons pas, ou nous allons faire chavirer nos barques, et nous ne saurons pas même où on nous menait.

ANGÉLUS.

Ah ! le grand curieux !

FANFAN, le poussant dehors.

Tu es bon, toi ! je joue deux fortunes sans avoir un sou, je tiens à ma mise ! À mon poste, Angélus ! à mon poste !

Angélus sort par la gauche.

 

 

Scène II

 

FANFAN, puis BLANCHE et GUILLEMETTE

 

FANFAN, seul.

Maintenant me voilà prêt à tous les contes de fée !

Entre par la porte de droite un vieux domestique.

Ah ! là, un bruit de pas !

Le Domestique ouvre le volet de la fenêtre. Demi-jour.

On ouvre un volet.

Le Domestique pose un doigt sur ses lèvres.

Oui, oui, chut !

Le Domestique va faire un signe à la porte, et sort par le fond.

Ah ! dans l’ombre, une femme ! Or çà, belle dame !...

GUILLEMETTE, du dehors.

Savez-vous à qui vous parlez ?

FANFAN.

Cette voix, oui, je la connais.

GUILLEMETTE, sans entrer.

Mais non.

FANFAN.

Vous m’excuserez, mademoiselle, je vous ai entendue hier chez la Bontemps,

Patoisant.

et je t’avions entendue ben des fois à Rosel ; c’est-il point ça, ma petite Guillemette ?

GUILLEMETTE.

Allons ! il a gagné ! – Vous pouvez venir, mademoiselle.

FANFAN.

Mademoiselle Blanche !

À lui-même.

Décidément, Angélus avait raison de vouloir rester !

BLANCHE, entrant.

Oui, je veux me fier sans réserve à votre loyauté, Monsieur. C’est pourtant bien hardi, cette démarche que Guillemette me fait faire. Mais vous allez savoir ce qui me donne vis-à-vis de vous le droit de la tenter, et vous le savez peut-être déjà.

GUILLEMETTE.

Oui, savez-vous, Fanfan, pourquoi et comment vous êtes ici ?

FANFAN.

Ah ! bon ! c’est toi qui me le demandes ! et c’est toi qui es venue me chercher hier ! Qui est-ce donc qui t’envoyait ?

GUILLEMETTE.

C’est Monsieur de Fitz-Onnall.

FANFAN.

Et qu’est-ce qu’il me veut ? Est-ce qu’il va me mystifier, celui-là ?

GUILLEMETTE.

Hier, j’ai bien été forcée d’obéir en ne comprenant qu’à moitié...

BLANCHE.

Mais nous espérions que vous comprendriez le reste.

FANFAN.

Moi ! je n’y comprends rien de rien, partons de là.

BLANCHE.

Mon Dieu ! et on peut venir à toute minute !

GUILLEMETTE.

S’il faut tout vous expliquer, jamais nous n’aurons le temps !

FANFAN.

Commence par la fin !

GUILLEMETTE.

C’est ça. En deux mots, mademoiselle Blanche est dans un grand danger. Il faut que vous la secouriez, Fanfan.

FANFAN.

De tout mon cœur, chère demoiselle, mais...

BLANCHE.

Guillemette m’a parlé de vous, Monsieur, comme d’une âme si bonne, si courageuse, si dévouée !

GUILLEMETTE.

Oui, j’ai dit ça !

FANFAN.

Oh ! mademoiselle, je ne suis qu’une bien petite bonté, et je peux encore moins que je ne vaux, voilà le diable ! Mais, écoutez, j’ai un ami, qui est aussi votre bien respectueux serviteur, et c’est celui-là qui est capable et vaillant ! Il n’est pas si loin qu’on pourrait croire. Et il serait si heureux de...

BLANCHE.

Non ! non ! qu’il ne sache rien ! Monsieur Angélus ne pourrait que se perdre ; et vous seul pouvez me sauver.

GUILLEMETTE.

Au nom du ciel, Fanfan, ne refusez pas ! n’hésitez pas !

BLANCHE.

Je vous bénirai !

GUILLEMETTE.

Je vous aimerai !

FANFAN entre elles deux, les regardant tour à tour, attendri.

Sont-elles gentilles toutes deux ! – Tu embaumes le pays, toi, petite ! – Et puis, de sentir là, contre soi, battre deux petits cœurs si purs, si doux, ça donne une fière force, allez ! Comptez sur moi ! disposez de moi ! Simple soldat, c’est vrai, – mais tout feu, tout braise pour ce qu’il aime ! et qui, même, au régiment, a peut-être un certain pouvoir... sur le trompette ! – Voyons, de quoi s’agit-il ?

BLANCHE.

Il s’agit de lutter contre mon prétendu tuteur, Monsieur de Fitz-Onnall.

FANFAN.

Le major-général ! ah ! bien !

BLANCHE.

Oui, je sais trop qu’il est puissant !

GUILLEMETTE.

Et encore plus méchant !

FANFAN.

Bah ! ce n’est rien ! – Qu’est-ce qu’il veut donc, ce méchant parent ? qu’est-ce qu’il veut ?

BLANCHE.

Il veut... – ah ! les craintes de Monsieur Angélus ne se trompaient guère ! – il veut abuser de sa parenté et de son pouvoir pour me contraindre à me marier. Il veut que j’épouse dès demain, pour le suivre au camp le jour même, un homme dont il n’a seulement pas osé me dire le nom, mais que dans tous les cas je méprise, et qu’il doit mépriser aussi.

GUILLEMETTE.

Oui, car si vous saviez dans quelle intention abominable il fait cet affreux mariage !

FANFAN.

Eh bien, mais il n’y a pas deux chemins à prendre, il faut s’adresser au ministre.

BLANCHE.

À Monsieur de Maurepas ? Eh ! Monsieur, il est du complot avec le baronnet !

GUILLEMETTE.

Certainement ! pour renverser madame de Pompadour !

FANFAN.

Ah ! oui, oui, oui ! – Alors, moi, je ne vois plus qu’un moyen, c’est d’aller carrément au roi !

GUILLEMETTE.

Au roi ! mais c’est pour le roi que le baronnet est censé agir !

BLANCHE.

C’est là, Monsieur, cet odieux dessein auquel on ne peut songer sans frémir.

GUILLEMETTE, baissant la voix.

Devinez-vous, Fanfan, à quelle noble et pure jeune fille ce maudit a osé penser pour en faire... la rivale de madame de Pompadour !

FANFAN, avec un cri d’indignation.

À elle ! c’est à elle !

Serrant Blanche contre lui.

Ah ! chère petite !... Ah ! pardon ! je vous parle comme à une sœur, mais aussi je suis prêt à me dévouer pour vous comme un frère !

BLANCHE.

Merci !

FANFAN.

Ne me remerciez pas ! vous verrez ! – Quoique le baronnet, le ministre, le roi !... j’ai de la besogne.sur les bras, – même avec mon trompette !

BLANCHE.

Attendez ! D’après quelques mots que m’a dits le baronnet, j’ai lieu de supposer que vous avez, en ce qui me concerne, un pouvoir égal au sien.

FANFAN.

Un pouvoir égal ?...

GUILLEMETTE.

Oui, c’est le commencement, ça !

FANFAN.

Eh bien, une lueur sur le commencement !

BLANCHE.

Voici. J’avais aux Indes un grand-oncle, le duc d’Armentières...

GUILLEMETTE, prêtant l’oreille.

Alerte, mademoiselle ! on vient !

FANFAN.

Qui donc ?

BLANCHE.

Oh ! tout est perdu si on nous trouve ici !

FANFAN.

Rien qu’un mot !

GUILLEMETTE, entraînant Blanche.

Venez ! venez !

FANFAN.

Mais qu’est-ce que je dois faire ?

GUILLEMETTE.

Vous verrez bien !

Blanche et Guillemette sortent vivement par la porte dérobée.

 

 

Scène III

 

FANFAN, puis RAMPONNEAU et FITZ-ONNALL

 

FANFAN.

Je verrai !,je verrai ! qu’est-ce que je vais voir maintenant ?

Ramponneau entre par le fond.

Ramponneau ! Allons ! décidément je connais tout le monde à Versailles !

RAMPONNEAU, sur le seuil.

Monsieur le baronnet peut entrer.

FANFAN.

Ah ! c’est le baronnet !

Entre Fitz-Onnall, un dossier à la main.

RAMPONNEAU, bas au Baronnet, montrant Fanfan.

Voilà notre homme !

FITZ-ONNALL, au fond, examinant Fanfan.

Oui, c’est assez celui que je voyais. Il n’a pas l’air méchant.

FANFAN, sur le devant, à part.

Hum ! mauvais regard, sourire insolent ! Tenons-nous bien !

FITZ-ONNALL, à Ramponneau.

Et vous êtes sûr que c’est lui qui a eu ce tête-à-tête avec madame de Pompadour ?

RAMPONNEAU.

Parfaitement sûr, monseigneur.

FITZ-ONNALL, à lui-même.

Bravo ! de cette façon mon dessein ne va plus en faire qu’un avec celui de Monsieur de Maurepas.

Il congédie du geste Ramponneau, qui sort. Redescendant vers le guéridon, où il pose ses papiers.

L’histoire que je vais raconter à ce lourdaud est vraie, ce sera bien le diable si je n’arrive pas à lui faire accroire que cette histoire est la sienne.

FANFAN, à part.

Il rit tout seul ! Est-ce de moi ? Oh ! mais je ne suis pas si aisément moquable !

FITZ-ONNALL, s’avançant vers Fanfan.

Bonjour, mon cher marquis !

FANFAN.

Marquis ! Ce n’est pas à moi peut-être bien que vous parlez, Monsieur ?

FITZ-ONNALL.

Si fait, vraiment !

FANFAN.

Je suis marquis, moi ?

FITZ-ONNALL.

Sans aucun doute.

FANFAN.

Le marquis de la Tulipe ?

FITZ-ONNALL, riant.

Mieux que cela ! beaucoup mieux ! Je suis Monsieur de Fitz-Onnall, et nous sommes cousins.

FANFAN.

Ah ! nous sommes ?...

FITZ-ONNALL.

Cousins issus de germains. Cela vous étonne ?

FANFAN.

Oui dà ! ça étonne toujours un peu mon gilet de buffle.

FITZ-ONNALL.

Bon ! aussi allez-vous quitter cette défroque.

FANFAN.

Oh ! est-ce que ce sera vraiment nécessaire ?

FITZ-ONNALL.

Eh mais, songez donc ! Monsieur de Maurepas veut, dès ce matin, venir vous visiter lui-même.

FANFAN.

Il est bien honnête !

FITZ-ONNALL.

Puis, nous vous présentons à...

L’observant.

à madame de Pompadour. Ne l’avez-vous pas déjà vue, madame de Pompadour ?

FANFAN.

Où diantre voulez-vous que je l’aie rencontrée ?

FITZ-ONNALL, à part.

Il ne savait pas que c’était la marquise !

Haut.

Enfin, tantôt, avant le départ du roi pour l’armée, je vous présente à Sa Majesté.

FANFAN.

Au roi !

FITZ-ONNALL.

Vous êtes annoncé ; j’ai tout disposé, tout prévu, vous n’avez qu’à vous laisser conduire.

FANFAN.

Par la main ! mais les yeux bandés, toujours ?

FITZ-ONNALL.

Il paraît que vous aimeriez mieux y voir clair ?

FANFAN.

S’il n’y avait pas trop d’indiscrétion ?

FITZ-ONNALL.

Eh ! je suis venu, mon cher, pour vous donner toutes les explications que vous pouvez désirer.

FANFAN.

Ah ! eh bien, franchement, vous me ferez plaisir. Je ne serais pas fâché de savoir au juste où je vais.

F1TZ-ONNALL.

Asseyez-vous donc.

FANFAN.

Pardon ! si ça vous est égal, je suis plus à mon aise debout.

FITZ-ONNALL, s’asseyant.

Tout le monde, à la cour, pourra vous confirmer ce que j’ai à vous apprendre. Cela remonte à un grand-oncle maternel à moi, – un vieux nom de Bretagne, – le duc d’Armentières...

FANFAN.

Le duc d’Armentières ? est-ce que ce n’est pas aussi un parent à mademoiselle Blanche ?

FITZ-ONNALL.

En effet. C’était un seigneur violent et bizarre, qui ne vivait que pour deux sentiments, un amour et une haine : il adorait sa fille unique Armande, et il exécrait les la Tour-d’Avon. Or, un jour, comme il rentrait en France d’une mission que le Régent lui avait confiée pour le Portugal, on ne sait quel ami ou quel ennemi, venu exprès au Havre à sa rencontre, l’écrasa d’une révélation foudroyante : pendant son absence, Armande avait aimé et avait épousé secrètement le dernier héritier de la race détestée, le jeune marquis de la Tour-d’Avon.

FANFAN.

De la Tour-d’Avon ?

FITZ-ONNALL se lève.

Deux jours après, le duc se présentait devant sa fille, et, rien qu’à l’aspect de son visage, elle s’écria : – Ah ! vous savez tout ! vous savez que je suis mariée ! Il répondit : – Vous êtes veuve ! j’ai forcé votre mari à se battre et je l’ai tué ! – Armande tomba de sa hauteur évanouie, elle fut saisie par la fièvre et par le délire, et elle expira le surlendemain. Mais, au moment de rendre l’âme, elle retrouva une lueur de raison terrible, et, reconnaissant son père, elle lui cria : – Et mon enfant ? avez-vous tué aussi mon enfant ?

FANFAN.

Pauvre femme ! elle avait un enfant ?

FITZ-ONNALL.

Oui, un fils, né depuis dix jours. En apprenant le retour du duc d’Armentières, le marquis de la Tour-d’Avon avait voulu lui-même mettre à l’abri son plus cher trésor, et précisément il revenait de confier sou fils à des mains sûres, quand il fut provoqué et tué par le duc.

FANFAN.

En sorte que lui seul avait pu savoir ce qu’était devenu l’enfant ?

FITZ-ONNALL.

Lui seul ! et le duc d’Armentières au désespoir eut beau fouiller durant deux années toute la France, son petit-fils ne se retrouva pas. Alors il partagea tout son bien entre ses deux nièces : l’une était ma mère, l’autre la mère de Blanche de Rosel ; puis il alla rejoindre Dupleix dans l’Inde, et s’y jeta à corps perdu dans la lutte et dans le danger. Il n’a pourtant réussi à y mourir que l’année dernière.

FANFAN.

Oh ! c’est une aventure terrible ! mais quel rapport a-t-elle avec Fanfan la Tulipe ?

FITZ-ONNALL, l’œil fixé sur Fanfan.

Le duc a trouvé dans l’Inde la richesse plus aisément que la mort. L’avis est arrivé, il y a un mois, qu’il laisse une fortune de quatre millions. Il la lègue tout entière à la Compagnie des Indes. À moins, dit son testament, à moins qu’on n’ait découvert et reconnu en France son petit-fils et son héritier légitime.

FANFAN.

Eh bien ?

FITZ-ONNALL.

Vous n’osez pas encore deviner ? Eh bien, mon cher, l’héritier du duc d’Armentières, le dernier marquis de la Tour-d’Avon, c’est vous.

FANFAN.

Moi !

FITZ-ONNALL.

Vous-même.

FANFAN.

Allons donc !

FITZ-ONNALL.

Eh ! mais n’étiez-vous pas ce qu’on appelle un enfant trouvé ?

FANFAN.

C’est vrai.

FITZ-ONNALL.

Connaissez-vous votre père ou votre mère ? votre famille enfin ?

FANFAN.

Non.

FITZ-ONNALL.

Alors, quand on vous retrouve une famille et un nom, pourquoi vous étonnez-vous ?

FANFAN.

Pourquoi ? pourquoi ? je ne sais pas, moi. Il me semble que si la chose était, je la croirais.

FITZ-ONNALL, fronçant le sourcil.

Ah ! et vous ne me croyez pas !

FANFAN.

Là, sans être trop curieux, à quoi m’avez-vous reconnu ?

FITZ-ONNAL.

Le hasard m’a fourni des indices, puis des preuves, des preuves irrécusables.

FANFAN.

Quelles preuves ?

FITZ-ONNALL.

Je les ai là, ces preuves. Les voici.

Il va au guéridon, sur lequel se trouve le chapeau de Fanfan, et, en cherchant dans ses papiers, il pousse le chapeau à terre.

Seulement, convenons que les rôles sont singulièrement intervertis entre nous ! On vous fait riche et noble, et vous vous rebiffez comme si on vous ruinait ! C’est vous qui doutez et qui chicanez ! c’est vous qui êtes défiant !

FANFAN.

Dam ! moi je me croyais normand !

Il ramasse son chapeau, l’essuie avec sa manche, et le replace sur le guéridon.

FITZ-ONNALL, à part.

Butor !

Marchant avec agitation.

Après tout, quel est là-dedans mon intérêt à moi ?

FANFAN.

Ah ! ça, oui, quel est votre intérêt ?

À part.

c’est ce que je me demande.

FITZ-ONNALL.

Au contraire, j’agis plutôt contre mon intérêt dans tout ceci.

FANFAN, l’étudiant à son tour.

Oh ! cependant, ces grands biens qui allaient tout droit à des étrangers ?...

FITZ-ONNALL.

Ils ne sont pas à moi, ces biens : ils sont à vous !

FANFAN.

Oui, mais je ne saurai pas me diriger, moi, dans toutes ces dignités, dans toutes ces richesses, et vous alors...

FITZ-ONNALL, s’irritant toujours.

Et moi, je n’en serai pas moins forcé, en mainte occasion, de vous céder et de respecter vos vouloirs ! Car enfin, dans la hiérarchie de la famille, vous êtes mon supérieur. Par le testament du duc d’Armentières, que voilà, tenez... Ah !...

Retrouvant sur le guéridon le chapeau de Fanfan, il le jette encore à terre avec impatience.

Par ce testament, vous devenez le chef.

FANFAN, qui, de côté, a suivi le mouvement du baronnet.

Oh ! pour lors, décidément, vous y mettez trop de cordialité et de bonhomie ! je ne chicane plus ! je ne marchande plus ! Embrassons-nous, cousin ! embrassons-nous !

Il l’embrasse avec frénésie.

FITZ-ONNALL.

Vous vous abandonnez à moi ?

FANFAN.

Tête baissée !

FITZ-ONNALL.

À la bonne heure !

FANFAN, ramassant son chapeau.

Je suis comme un enfant, moi : vous ferez de moi ce que vous voudrez. D’abord, je me trouve bien dans ce château, et je m’y installe auprès de vous.

Pendant l’entrée et l’annonce de Ramponneau qui suivent, il prend le chapeau à galon d’or, que le baronnet a posé sur un fauteuil, le remplace subtilement par sou chapeau à galon de laine, puis le plante au beau milieu du guéridon.

RAMPONNEAU, entrant par la porte du fond.

Monsieur le comte de Maurepas fait avertir Monsieur le baronnet qu’il va monter ici tout à l’heure.

FITZ-ONNALL, à Fanfan.

Que vous disais-je ?

FANFAN.

Ah ! Ramponneau !

À Fitz-Onnall.

Vous allez voir si je fais comme chez moi. – Ramponneau, partez pour Paris tout de suite, et tout de suite amenez-moi ici ma Zémire.

FITZ-ONNALL, se méprenant.

Votre Zémire !... Oh ! marquis, vous êtes chez le roi !

FANFAN.

Qu’est-ce que ça peut faire au roi qu’on m’amène ma jument ? – Dis donc, cousin, as-tu sur toi ta bourse ?

FITZ-ONNALL.

Sans doute.

FANFAN.

Prête voir. – Tiens, Ramponneau, pour ta course.

RAMPONNEAU.

Oh ! monseigneur ! – Il est magnifique !

FANFAN.

Va donc ! puisque j’ai des millions !

Ramponneau sort.

Mais c’est vous qui les manierez, cousin. Bon Dieu ! qu’est-ce que j’en ferais donc, moi ? – Seulement, j’ai un ami, Angélus, un nouveau soldat qui n’est pas fait pour l’être, et je voudrais racheter son engagement.

FITZ-ONNALL.

Soit ! pour quelques centaines de livres...

FANFAN, prenant Fitz-Onnall sous le bras, et le ramenant au guéridon.

Oui, avec quelques sous de poche dont il a besoin, mettons cinquante mille livres. – Seulement, il me les faudrait tout de suite.

FITZ-ONNALL.

Allons ! je vais vous faire un billet.

FANFAN, le faisant asseoir.

C’est ça ! El, pendant que vous y êtes, écrivez donc cinquante mille livres pour le père François, qui m’a élevé. Et puis, cinquante mille livres pour doter la petite Guillemette...

FITZ-ONNALL, avec une grimace.

Peste ! vous êtes généreux !

FANFAN.

Puisque je suis gentilhomme !

FITZ-ONNALL, en colère, retrouvant sur le guéridon l’éternel chapeau sous sa main.

Animal !

Il flanque son propre chapeau par la fenêtre ouverte.

FANFAN, riant sous cape.

Pour ce qui est d’Alison, d’Antoine et des autres, en voilà assez pour un jour ; nous verrons demain.

 

 

Scène IV

 

FANFAN, RAMPONNEAU, FITZ-ONNALL, MAUREPAS

 

FITZ-ONNALL, allant au-devant de Maurepas.

Ah ! Monsieur le comte ! – mon cousin, le marquis de la Tour-d’Avon, dont je vous ai parlé.

FANFAN, donnant une poignée de main au ministre.

Monsieur, je suis bien votre serviteur.

MAUREPAS, riant.

Il est charmant ! – Monsieur, j’ai tenu à vous remettre moi-même votre brevet de colonel dans le régiment où vous avez servi comme soldat.

FITZ-ONNALL.

Je l’avais d’avance acheté en votre nom, cher marquis.

FANFAN.

Oh ! cousin, vous me comblez ! Mais aussi, allez, vous m’aurez joliment reconnaissant et joliment docile !

FITZ-ONNALL.

Eh bien, il faut d’abord quitter votre uniforme, et aller mettre votre habit de présentation.

FANFAN.

Oh ! ça, non ! Tout ce qu’il vous plaira, cousin ! mais m’affubler d’un autre habit que celui-là, non ! ça je ne le voudrais pas !

FITZ-ONNALL.

Il sera pourtant nécessaire que vous en changiez tantôt pour être présenté au roi !

FANFAN.

Oh ! pas plus tantôt qu’à présent ! Je garderai mon habit de soldat. Sa Majesté le connaît.

MAUREPAS, riant encore.

Mais vous êtes colonel !

FANFAN.

Eh bien, je mettrai des aiguillettes.

FITZ-ONNALL.

Mais...

FANFAN.

Non, cousin, non ! Vous savez, maintenant je suis Breton ! Je vous obéirai en tout et pour tout ; mais, quant à cette misère-là, vous me laisserez n’en faire qu’à ma tête.

FITZ-ONNALL.

Cependant, à la réception du roi, vous aviez à donner la main à mademoiselle de Rosel, ma cousine...

FANFAN.

Notre cousine !

FITZ-ONNALL.

Oui, notre cousine... qui doit se marier demain.

FANFAN.

Se marier ! se marier ! Ah ! mais ça, non ! Je vous ai adopté pour mon maître, vous, mais pas elle ! Je suis son chef de famille à elle, vous l’avez dit. Elle ne se mariera point sans ma permission !

FITZ-ONNALL.

Hé ! doucement, mon cher, c’est moi qui ai conclu le mariage.

FANFAN.

Mais, c’est elle qui se marie ! et, elle aura beau dire, elle ne se mariera qu’avec mon consentement. D’autant plus que j’ai en vue, pour elle, un parti magnifique.

À part.

Mon Angélus sera un peu content !

MAUREPAS, ne riant plus.

Oh ! pardon, Monsieur ! au-dessus de votre autorité, il y a la volonté du roi. Le mari que le baronnet destine à mademoiselle de Rosel est attaché au service de Sa Majesté, et doit même la suivre à l’armée.

FANFAN.

Eh bien, le mien ira à l’armée, s’il le faut.

FITZ-ONNALL.

En tout cas, votre droit, marquis, est primé ici par le droit de toute la noblesse. Votre protégé est-il d’une position ?...

FANFAN.

Il est riche tout juste autant que moi.

MAUREPAS.

On vous parle de sa naissance.

FANFAN.

Ma foi ! je crois pouvoir dire qu’il est aussi noble que moi.

FITZ-ONNALL.

Enfin, son nom ?

FANFAN.

Ah ! son nom ?...

MAUREPAS.

Eh bien ?

FANFAN.

Eh bien ! ce nom, je m’engage, messieurs, à vous le faire connaître d’ici à ce soir. Mais, auparavant, je veux voir ma cousine Blanche.

Un Laquais entre, et remet une lettre à Maurepas.

FITZ-ONNALL.

Ce n’est pas possible.

FANFAN.

Oh ! que si fait !

Au valet.

Vous, allez-vous-en là, chez ma cousine Blanche, la prévenir que son cousin, le marquis de la Tour-d’Avon, aurait quelque chose de très pressé à lui dire.

MAUREPAS.

Madame de Pompadour me demande de venir lui parler avant l’heure du conseil.

À Fanfan.

Ne voulez-vous pas, marquis, nous accompagner près d’elle ?

FANFAN.

Je le voudrais, Monsieur le comte ; mais, vous voyez, il faut à toute force que je parle à ma cousine Blanche.

MAUREPAS.

Ah ! venez, Fitz-Onnall ! Nous ferons mieux de lui quitter la place.

Il remonte.

FITZ-ONNALL.

Il faut vous céder en tout : nous allons vous annoncer à ma dame de Pompadour.

Il va pour prendre le chapeau resté sur le fauteuil.

FANFAN.

Pardon, cousin ! c’est mon chapeau que vous prenez là.

FITZ-ONNALL.

Comment ! mais, et le mien ?...

FANFAN.

Je crois que vous l’avez laissé tomber par la croisée.

FITZ-ONNALL, à part, regardant Fanfan.

Ah ! voilà un homme qui aurait pu durer six mois, et qui va me forcer à le briser avant quinze jours !

Il rejoint Maurepas et sort.

 

 

Scène V

 

FANFAN seul, puis ANGÉLUS

 

FANFAN.

Je ne sais pas s’il s’est amusé, mais, jarnidieu ! j’ai eu de l’agrément !

Angélus entre par la droite.

Angélus, oh ! arrive ! ça va par ici ! ça flambe ! Et par là ?

ANGÉLUS.

On vient de me prévenir à la minute que, d’ici à une demi-heure, Monsieur Fanfan la Tulipe allait enfin voir la personne qui l’a fait venir.

FANFAN.

Ah ! te l’a-t-on nommée ?

ANGÉLUS.

On a dit seulement : Antoinette.

FANFAN.

Antoinette !

LE VALET, rentrant.

Mademoiselle de Rosel est prévenue...

ANGÉLUS.

Mademoiselle Blanche !

LE VALET.

Elle attend son cousin Monsieur le marquis de la Tour-d’Avon.

FANFAN.

J’y vais.

Le Valet sort.

ANGÉLUS.

Comment !

FANFAN.

Angélus, changeons ! Tu vas aller par là, moi par ici.

ANGÉLUS.

Mais, je ne sais pas...

FANFAN.

Hé ! moi non plus je ne sais pas ! C’est-à-dire, je sais que je ne suis pas marquis, mais je ne sais pas pourquoi on veut que je le sois. C’est égal, mon fieu ! c’est égal ! fie-toi à moi et réjouis-toi, et dis à mademoiselle Blanche qu’elle espère et que je travaille pour vous. Va ! va ! Toi à droite, moi à gauche. Toi pour mademoiselle Blanche, moi pour Antoinette ! En avant ! Est-ce heureux pourtant qu’il y ait un Fanfan de rechange !

 

 

ACTE IV

 

Jardins de Versailles. Une vaste tente formant salon d’été devant l’appartement de madame de Pompadour. À gauche, le rez-de-chaussée du château ; table ronde en marbre, chargée de livres et d’albums ; un fauteuil en bambou auprès. À droite, grand vase en marbre blanc ; ifs taillés. Le rideau ouvert de la tente laisse voir au fond les parterres, le tapis vert, le bassin d’Apollon et la pièce d’eau des Suisses.

 

 

Scène première

 

QUESNAY, BOUCHER, GABRIEL, SOUVRÉ et autres artistes et gens de cour, attendant, debout, entre MADAME DE POMPADOUR, telle que la représente le pastel de Latour

 

QUESNAY.

Ah ! messieurs, voici madame la Marquise.

MADAME DE POMPADOUR, après avoir salué, redescendant avec Quesnay.

Monsieur de Maurepas n’est pas encore venu, docteur ?

QUESNAY.

Non, madame ; je ne vois là que le marquis de Souvré.

MADAME DE POMPADOUR.

Le plus grand donneur d’eau bénite que nous ayons à la cour.

QUESNAY.

Il y a là aussi Boucher le peintre et votre architecte Gabriel... Vous ne m’entendez pas, madame ? Quelle pensée a donc le pouvoir de plisser votre front ?

MADAME DE POMPADOUR, vivement.

Est-ce que je plissais le front, docteur ? Oh ! vous faites bien de m’en avertir, mon ami ! Si un autre que vous s’en était aperçu ! – Voyez-vous, docteur, la cabale de Monsieur de Maurepas est au moment de l’emporter ; je me sais sous le coup d’une prochaine disgrâce ; on nomme et on salue déjà cette jeune fille qui va, dit-on, me remplacer dans le cœur du roi ; enfin, je vous parle la mort dans l’âme... mais on me regarde là-bas, et je vous parle le sourire aux lèvres ! – parce que mon sourire, c’est ma seule arme à moi ; parce que me montrer soucieuse, ce serait m’avouer vaincue ; parce que, si je tombe et si je meurs, je dois encore tomber dans ma grâce et mourir avec coquetterie... On ne le voit plus du tout ce vilain pli, n’est-ce pas ?

QUESNAY.

Non, vous êtes radieuse, pauvre femme ! et vous pouvez vous laisser voir sans crainte à votre cour.

MADAME DE POMPADOUR.

Bien ! Maintenant regardez, philosophe, comme les maîtresses de roi ont la souffrance enjouée.

Haut.

Approchez donc, messieurs, approchez. Qu’est-ce qu’il y a de nouveau, Monsieur de Souvré ?

SOUVRÉ.

Il y a ce qu’il vous plaira, madame. N’êtes-vous pas toujours la reine, la reine par la grâce des Grâces ?

MADAME DE POMPADOUR.

Ah ! marquis, si je conserve quelque influence, je vous promets et je me promets à moi-même une chose...

SOUVRÉ.

Oh ! laquelle ?

MADAME DE POMPADOUR, riant.

C’est de vous faire nommer quelque part ambassadeur. Quant à la grande nouvelle, heureuse et triste à la fois, vous la savez, messieurs : le roi quitte Versailles demain. Monsieur le maréchal de Saxe appelle Sa Majesté en Flandre, pour y gagner leur bataille annuelle. Il y a deux ans, c’était Fontenoy ; l’an dernier, c’était Rocoux... je Vous dirai, dans un mois, le nom de la nouvelle victoire. Et pour la célébrer, messieurs, je compte donner à Choisy une grande fête, avec comédie et masques, dans le goût de Watteau... et de Boucher. Occupez-vous du projet tout de suite, Monsieur Boucher, nous n’avons pas trop de temps à nous.

BOUCHER.

Je m’y mettrai dès aujourd’hui, madame.

MADAME DE POMPADOUR.

Ah ! tenez, j’ai achevé ma gravure, d’après votre dessin du Temple de l’Amitié. Qu’en dites-vous, mon confrère ?

BOUCHER.

Je dis, madame, que toutes les fois que je me vois gravé par vous, je suis content de moi.

MADAME DE POMPADOUR.

Comme ils se flattent, ces artistes ! – Monsieur Gabriel, j’ai à vous annoncer que le roi est enchanté de vos plans pour la place Louis XV et le Garde-Meuble.

Gabriel s’incline.

BOUCHER.

Madame la Marquise ne sait transmettre aux serviteurs de Sa Majesté que des paroles de bienveillance et de grâce.

MADAME DE POMPADOUR.

Comment ! mais un roi qui serait mal gracieux aux artistes, c’est un modèle qui ferait la grimace à son peintre !

À Quesnay.

N’est-ce pas votre avis, docteur ? Et, en ce moment même, le cher docteur aurait bonne envie de nous quitter, pourquoi ? parce que c’est aujourd’hui samedi, jour des réunions de l’Entresol, et qu’il a hâte d’aller rejoindre là-haut d’Alembert, Buffon, Diderot, Turgot, et autres princes de la Postérité. Eh bien, nous vous rendons votre liberté, Quesnay... ah ! à deux petites conditions, cependant...

QUESNAY.

Dites, madame.

Entrent Maurepas et Fitz-Onnall, qui se tiennent au fond.

MADAME DE POMPADOUR.

D’abord, vous voudrez bien, en passant, m’envoyer ce brave soldat, vous savez, l’homme aux pommes.

FITZ-ONNALL, bas à Maurepas.

Vous entendez ?

QUESNAY, qui aperçoit Maurepas.

Je croyais que madame la Marquise avait d’abord à entretenir Monsieur de Maurepas, que voilà.

MADAME DE POMPADOUR, rendant à Maurepas son salut.

Oh ! je n’ai qu’un mot à dire à Monsieur de Maurepas.

QUESNAY.

Et l’autre condition, madame ?

MADAME DE POMPADOUR.

C’est de ne pas oublier, docteur, que vous logez chez le roi et dans mon entresol, et de ne pas amonceler trop d’orages au-dessus de nos têtes. Monsieur de Maurepas assure qu’en hébergeant la philosophie on ne sait pas ce qu’on fait. Hélas ! au fond, c’est bien possible ! ceux qui croient régenter ce monde sont un peu comme les ouvriers des Gobelins – qui tissent leur trame à l’envers. Ainsi, ménagez-nous, et soyez sage, philosophe ! – À bientôt, messieurs.

Tous saluent et sortent.

 

 

Scène II

 

MADAME DE POMPADOUR, MAUREPAS, FITZONNALL

 

MADAME DE POMPADOUR.

Je vous remercie d’être venu si vite à mon appel, Monsieur le comte.

MAUREPAS.

Je suis toujours aux ordres de madame la Marquise.

MADAME DE POMPADOUR.

Il y a conseil ce matin, n’est-ce pas ?

MAUREPAS.

Dans quelques minutes, madame.

MADAME DE POMPADOUR.

Une question s’y présentera, sur laquelle je désirais avoir votre opinion. Je sollicite de Sa Majesté la permission de la rejoindre à l’armée.

MAUREPAS.

Que madame la Marquise daigne m’excuser, mais elle est pour Sa Majesté un bien si précieux, qu’aucun de nous ne pourra consentir à l’exposer au moindre péril.

MADAME DE POMPADOUR.

Madame la duchesse de Châteauroux accompagnait pourtant le roi dans la campagne de Lorraine.

MAUREPAS.

Oui, et madame de Châteauroux a failli tomber un jour entre les mains de l’ennemi.

MADAME DE POMPADOUR.

N’étais-je pas moi-même à Fontenoy incognito ?

MAUREPAS.

L’incognito ne regarde pas le conseil.

MADAME DE POMPADOUR.

Bien ! je voulais savoir à quoi m’en tenir, et je sais ce qu’il me restera à faire. Je vous serai seulement obligée de venir après le conseil m’informer de ce qui aura été résolu. – Puis-je être agréable en quelque chose à Monsieur de Fitz-Onnall ?

FITZ-ONNALL.

Je voulais demander à madame la Marquise la faveur de lui présenter un mien parent.

MADAME DE POMPADOUR.

Ah ! j’aurais cru que c’était une parente ! Patroné par vous, on est toujours bien reçu, Monsieur le baronnet. – Je ne vous retiens plus, Monsieur de Maurepas ; c’est l’heure du conseil, et aussi bientôt celle du lever de la reine.

FANFAN, sur les marches.

Sa voix ! c’est elle !

FITZ-ONNALL.

Justement, ce paient dont je parlais !

FANFAN, entrant et tout ébloui.

Ah !

FITZ-ONNALL.

Cependant ce n’est pas moi qui l’introduis si peu régulièrement... J’ai l’honneur, madame, de vous présenter mon cousin, le marquis de la Tour-d’Avon.

MADAME DE POMPADOUR, à part.

Marquis !

MAUREPAS.

Nous prenons respectueusement congé de madame la Marquise.

Ils saluent et sortent.

FANFAN.

Marquise !

 

 

Scène III

 

MADAME DE POMPADOUR, FANFAN

 

FANFAN.

Vous êtes marquise ! Ah ! tenez, – j’en avais eu un moment l’idée hier, – vous êtes la marquise de Pompadour !

MADAME DE POMPADOUR.

Oui.

FANFAN.

Adieu, madame.

MADAME DE POMPADOUR.

Où allez-vous ?

FANFAN.

Je m’en vais.

MADAME DE POMPADOUR.

Pourquoi ?

FANFAN.

Je n’en sais rien, je m’en vais.

MADAME DE POMPADOUR.

Allez donc ! puisque vous craignez si peu de me blesser !

FANFAN, retenant.

Vous blesser, moi ! Oh ! madame, je suis un pauvre diable, mais, là, en vérité, un bon diable ! Mais si vous saviez aussi ! depuis que je vous ai quittée, je ne sais plus du tout où j’en suis, je rêve tout debout, je vas dans la nuit, je vis dans la fièvre ! Enfin, tout à l’heure on me dit votre nom, – le petit, le joli ! – Ah ! voilà la lumière ! et vite j’accours, gaiement, – comme au feu. Mais je tombe sur votre autre nom, – le gros, le terrible ! Qu’est-ce que vous voulez ? je m’en allais, je me sauvais, parce que... je ne sais pas... je souffrais. J’ai vu tout d’un coup entre nous deux comme un précipice ! Et puis, pour sûr, vous vous êtes moquée de moi hier, et vous m’avez peut-être fait venir pour vous moquer encore !

MADAME DE POMPADOUR.

Non, je voulais vous présenter au roi.

FANFAN.

Au roi ? vous aussi ! C’est juste, il me semble qu’hier vous m’en avez dit quelque chose. Mais alors, pourquoi m’avoir caché la vérité ?

MADAME DE POMPADOUR.

Vous me l’avez bien cachée vous-même ! on vous appelait marquis tout à l’heure ? qu’est-ce que cela signifie ?

FANFAN.

Ah ! oui, une belle comédie, parlons-en ! Monsieur de Fitz-Onnall prétend, c’est vrai, que je suis son cousin, et marquis de... de... enfin vous avez entendu ? un nom à créneaux ! Mais je viens de l’essayer, mon cousin : il est faux ! il s’amuse de moi ou il se sert de moi, mais je réponds qu’il me trompe !

MADAME DE POMPADOUR.

Hé ! dans quel intérêt le baronnet inventerait-il cette parenté ?

FANFAN.

Oui, qu’est-ce qu’il veut ? dans quel piège me pousse-t-il ? à quelle intrigue est-il en train de m’employer malgré moi ?

MADAME DE POMPADOUR.

Vous ne vous en doutez pas ?

FANFAN.

Ma parole, non ! et c’est un drôle d’effet, allez ! pour un grand corps comme moi, de se sentir manié, tiré, de ci, de là, comme un pantin, sans savoir à quoi on sert. Mais je le saurai, vive Dieu ! je me débrouillerai ! et je vous jure qu’alors le pantin donnera du fil à retordre à son propriétaire !

MADAME DE POMPADOUR.

Cela est pourtant assez étrange !

FANFAN.

Allons, bon ! est-ce que vous me croyez d’accord avec l’Irlandais, par hasard ? Il ne nous manquait plus que ça ! vous vous défiez de moi, à présent ?

MADAME DE POMPADOUR.

Je me défie ?... Eh ! ce n’est pas ma faute, vous voyez bien, c’est mon supplice ! c’est ma misère ! c’est ce qui me sépare de tout ce qui m’approche ! c’est ce qui fait qu’hier je ne me suis pas nommée à vous : je voulais pouvoir vous croire ! Je me défie ?... Mais – vous parliez de pièges et d’intrigues, – songez donc que je vis entourée d’intrigues et de pièges ! Je me défie ? Si je vous disais que je me défie de moi-même, oui, de mes sentiments, de mes pensées, de ma pâleur qui dénonce mon inquiétude, de mes larmes... des larmes que je verse seule ! pas plus tard que ce matin, elles ont failli me trahir avec mes paupières rougies !

FANFAN.

Oh ! que vous êtes à plaindre ! oh ! mais je vais vous rassurer ! Oui, défiez-vous de vous, pas de moi ! Savez-vous, moi, depuis ce matin, je m’escrime pour vous comme un beau diable !

MADAME DE POMPADOUR.

Pour moi !

FANFAN.

Vos grands ennemis, c’est Monsieur de Maurepas, c’est le baronnet, n’est-il pas vrai ?

MADAME DE POMPADOUR.

Oui.

FANFAN.

C’est contre eux que je me démène ! Voyez-vous avec beaucoup de plaisir l’abominable mariage qu’ils arrangent pour cette pauvre enfant, mademoiselle Blanche de Rosel ?

MADAME DE POMPADOUR.

Ce mariage, c’est contre moi leur mine de guerre !

FANFAN.

Eh bien ! je m’occupe de contreminer leur mine !

MADAME DE POMPADOUR.

Qu’est-ce que vous dites ? et comment me serviez-vous sans me connaître ?

FANFAN.

Ah ! voilà ! ce n’est pas vous précisément que je croyais servir, – c’est Angélus, un ami, un frère, pour qui je me ferais hacher. Il est amoureux fou de mademoiselle Blanche. Moi, comme cousin, naturellement, je m’opposais à cor et à cri au mariage de ma cousine.

MADAME DE POMPADOUR.

Ainsi, à notre insu, nous avions les mêmes intérêts ? nous faisions cause commune ?

FANFAN.

Eh ! est-ce que ça pouvait être autrement ?

MADAME DE POMPADOUR.

Ah ! il y a des élans auxquels il faut croire ! Non, ma première impression sur vous ne m’avait pas trompée ! – Eh bien ! c’est entendu, mon allié, nous combattrons ensemble.

FANFAN.

Victoire ! la cousine est sauvée ! et le roi n’est pas mon cousin !

MADAME DE POMPADOUR.

Mais, attendez ! je ne vous veux pas pour allié seulement. Vous aviez accepté d’être l’ami d’Antoinette, il faut que vous soyez celui de madame de Pompadour.

FANFAN.

Oh ! ce n’est pas la même chose !

MADAME DE POMPADOUR.

Eh ! si, vraiment ! Eh ! il se peut que demain madame de Pompadour ne soit plus qu’Antoinette ! Je veux que vous soyez mon ami, vous dis-je ! je me le suis promis dès hier. Oui, quand je vous ai vu si brave, si gai, si bon, portant si légèrement la vie, qui m’est parfois si lourde, je me suis dit tout de suite : Voilà une main ferme et loyale sur laquelle on aimerait à s’appuyer ! voilà, dans ce temps corrompu, un cœur sincère où il serait charmant d’avoir sa place ! – Voyons, vous pouvez bien me donner la main, et mettre un peu de votre cœur de dans !

FANFAN.

Ah ! madame, c’est bien tentant ! mais aussi c’est bien glissant ! Je serai votre serviteur, votre épée tant qu’il vous plaira ! mais votre ami ? – Vous ne risquez rien, vous ! mais moi, si la tête me tourne ? Franchement, je voudrais encore, de temps en temps, chanter le jour et dormir la nuit ! Et vous devriez me laisser battre un peu en retraite. – Vrai ! c’est déjà tard ! c’est déjà tard !

MADAME DE POMPADOUR.

Allez ! n’ayez pas peur ! je vous réponds, moi, d’avoir de la tête pour deux. Et, encore une fuis, tout ce que je vous demande, c’est votre amitié, rien que votre amitié... mais il n’y a pas à dire, j’y tiens ! je la yeux ! et je l’aurai, et promptement, et pour toujours ! On ne me refuse pas, Monsieur !

FANFAN.

Ah ! si vous me parlez avec ces manières-là ! Sans compter que justement vous me prenez par mon faible : j’aime l’amitié ! c’est mon luxe ! Je vous disais que j’avais déjà un ami – qui est aussi très au-dessus de moi par l’esprit et par le savoir !

MADAME DE POMPADOUR.

Eh bien ! ayez une amie !

Paraît Honorin, sur les marches de gauche.

FANFAN.

Et dites-moi comment il se fait que pour avoir un ami on met vingt ans, et vingt-quatre heures pour une amie ?

MADAME DE POMPADOUR, riant.

C’est là le charme !

FANFAN.

Ah ! je le sens bien !

HONORIN.

Madame la Marquise est attendue pour le lever de la reine.

Il sort.

FANFAN.

Mon Dieu ! mais nous ne sommes pas du tout convenus de nos faits !

MADAME DE POMPADOUR.

Moi, j’agirai sur le roi, tant qu’on me laissera près de lui. Et même, si on m’interdit de le suivre à l’armée, je suis bien capable encore de faire un coup de tête, et de partir, un beau matin, sans la permission du conseil !

FANFAN.

Et moi, comme mademoiselle Blanche en attendant pourrait bien être mariée, j’irai au plus pressé, et j’agirai de mon côté sur...

MADAME DE POMPADOUR.

Sur qui ?

FANFAN.

Sur le futur mari, ne vous déplaise.

MADAME DE POMPADOUR.

Vous le connaissez ?

FANFAN.

Nous ferons connaissance.

MADAME DE POMPADOUR.

Oh ! songez-y, quel que soit l’homme qui accepte un tel mariage, ce ne peut être qu’un misérable !

FANFAN.

Un gredin, oui, un parfait gredin !

MADAME DE POMPADOUR.

Et sur un pareil être il n’y a de prise que le plus vil intérêt !

FANFAN.

Pardon ! il y a aussi... 

MADAME DE POMPADOUR.

Quoi ?

FANFAN.

La peur.

MADAME DE POMPADOUR.

Oh ! mais le comte et le baronnet seront derrière lui, mon pauvre garçon, prenez garde !

FANFAN.

À quoi ? au danger ? c’est mon état ! Et si vous saviez, madame, ce qu’une bonne charge de cavalerie...

MADAME DE POMPADOUR.

Mais nous ne sommes pas en campagne !

FANFAN.

Ma foi ! si ! je trouve !

MADAME DE POMPADOUR.

Voyons, écoutez : Monsieur de Maurepas, en sortant du conseil, va venir me retrouver ici...

FANFAN.

Avec le baronnet ?

MADAME DE POMPADOUR.

Peut-être ; ils ne se quittent guère... Priez-les de m’attendre, et attendez-moi avec eux. Puis nous aviserons. – Mais c’est toujours bien entendu, n’est-ce pas, il y a alliance et amitié entre la marquise et le soldat ?

FANFAN.

Alliance ! amitié ! Oh ! c’est sérieux au moins ? vous ne les dites pas en l’air ces douces paroles ? ce n’est pas par jeu ou par caprice ? Moi d’abord, j’y vais de tout mon cœur et de toute ma vie ! Et vous, y mettez-vous réellement un peu de confiance et d’abandon ?

MADAME DE POMPADOUR.

Prenez ma main. Oui, j’ai confiance en vous. Si vous m’abusiez, si vous me mentiez, il faudrait désespérer de jamais surprendre trace de loyauté sur une figure humaine.

Elle rentre dans le château.

 

 

Scène IV

 

FANFAN, seul

 

Ah ! vive France ! j’étais déjà content de risquer ma vie pour Angélus tout seul ; mais combattre pour eux deux, avec eux deux, quelle fête ! Quand j’y pense ! c’est bien vrai ! elle m’a dit : Vous avez une amie ! Elle me l’a dit dans sa belle robe de brocart d’argent, et sa voix n’était pas moins tendre que quand elle avait sa petite robe de bourgeoise ! Elle m’a tendu sa main mignonne, et, chez la Bontemps, je n’ai pas senti sa main plus douce qu’ici, dans Versailles ! Ah ! que le Fitz-Onnall vienne donc à présent ! j’en vaux trois qui en valent mille ! Qu’il vienne ! Comme je vas le dépister et le confondre, et démolir son bel épouseux, et marier Angélus avec mademoiselle Blanche ! Qui est-ce dons qui me résisterait ? qui est-ce qui est mon maître ? Je poux ce que je veux ! je suis même mon colonel, j’ai mon brevet ! Et je peux me dire : – Fanfan ! – Mon colonel ? – Il me semble que voilà des gens qui s’approchent avec des intentions un peu suspectes. – Mon colonel, vous avez raison. – Mettez-vous donc en faction là, à cette place où vous ne gênerez personne. – Mon colonel, la consigne ? – Ne pas bouger, ne pas sourciller, faire taire les battements de votre cœur, et puis surveiller ce qui se tramerait ici contre ce que vous avez à défendre. – Bien, mon colonel !

Se postant derrière les ifs de droite.

Me voici à mon poste, et soyez tranquille, en vous en rendra bon compte !

 

 

Scène V

 

MAUREPAS, FITZ-ONNALL, FANFAN, caché

 

MAUREPAS, riant.

Oh ! mais savez-vous, baronnet, que ce serait une aventure adorable !

FITZ-ONNALL.

Il est positif que la marquise et mon nouveau cousin s’étaient déjà rencontrés hier chez la Bontemps.

MAUREPAS.

...Je sais, moi, par Honorin, qu’elle a, en grand mystère, fait amener le galant à Versailles.

FITZ-ONNALL.

...Et ils viennent encore d’avoir ensemble un assez long entretien. Il y a là plus que des suppositions, il me semble.

MAUREPAS.

C’est parfait ! Comment, diable ! je m’obstinais, moi, à viser la favorite à la tête, ne lui soupçonnant plus un cœur ! On lui connaissait seulement un philosophe, deux ou trois poètes, trois ou quatre peintres, ça ne tirait pas à conséquence ! Mais si nous obtenions une bonne preuve d’une vraie intrigue, ah ! c’est pour le coup que nous serions sûrs de la victoire. La marquise, avec son adresse, se relèverait toujours d’une disgrâce momentanée, mais non pas d’un scandale bruyant et d’une répudiation éclatante !

FANFAN, caché.

Miséricorde !

FITZ-ONNALL.

Et puis, d’une pierre on ferait deux coups, en se débarrassant de ce cousin qui devenait gênant, en vérité, avec ses oppositions et ses airs de maître.

MAUREPAS.

Oui, la Bastille le calmerait.

FITZ-ONNALL.

Oh ! si vous le permettez, Monsieur le comte, je vous demanderais quelque chose de plus ?

FANFAN.

Merci !

FITZ-ONNALL.

Voyons, si en réalité cet héritier de fraîche date, actuellement substitué à la Compagnie des Indes, se trouve être un criminel de lèse-majesté, quelle difficulté verriez-vous à prononcer contre lui, en même temps que l’emprisonnement, la confiscation de ses biens ?

MAUREPAS.

Au profit de son plus proche parent, peut-être ?

FITZ-ONNALL.

Nécessairement je réclamerais mon droit.

FANFAN.

Ah ! la lanterne s’éclaire !

MAUREPAS, riant.

C’est égal, vous n’êtes pas tendre pour votre famille, Fitz-Onnall !

FITZ-ONNALL, tâtant Maurepas.

Bah ! qui sait ?... mon nouveau cousin est soldat, il est même colonel, il va partir pour la guerre... qui sait si, en l’envoyant en prison, je ne le sauve pas d’un boulet ?

MAUREPAS.

Oh ! mais vous commandez, je crois, au corps d’armée dont il fait partie, et vous le ménageriez.

FITZ-ONNALL, riant.

Oui, mais je ne pourrais cependant pas non plus lui refuser un poste d’honneur ou le priver d’un péril glorieux. Enfin ! je ne pourrais pas empêcher un des miens d’être un héros et de se faire tuer !

FANFAN.

L’infâme !

MAUREPAS, gravement.

Ah çà ! pardon, mon cher, permettez-moi une question : vous êtes certain que cet homme est le marquis de la Tour-d’Avon ?

FITZ-ONNALL.

Sans doute.

MAUREPAS.

Vous en avez les preuves ?

FITZ-ONNALL.

Les preuves évidentes, appuyées d’un témoignage formel.

MAUREPAS.

C’est qu’on est tous les jours la dupe d’un intrigant ! Vous n’êtes pas sans avoir entendu parler de cette triste affaire Montgiron, qui a causé tant de bruit sous la Régence ?

FITZ-ONNALL.

Oui, oui ! le Montgiron était, je crois, un fourbe maladroit, qui avait soudoyé un pauvre diable, une espèce d’homme de paille, pour ressusciter en sa personne un héritier perdu. Son complice le dénonça, comme de raison. N’avait-il pas aussi mêlé Dubois dans l’intrigue ?

FANFAN.

Pleine lumière ! à la bonne heure !

MAUREPAS.

Oui, mais un Maurepas n’est pas un Dubois !

FITZ-ONNALL.

Et un Fitz-Onnall n’est pas un Montgiron !

MAUREPAS.

J’en suis convaincu.

FANFAN.

Pas moi ! À mon tour.

Il disparaît.

FITZ-ONNALL.

Pour moi, Monsieur le comte, dans la circonstance présente, je n’userais que d’un droit de reprise qui a été exercé sous tous les règnes, et, si j’appelle votre rigueur sur notre sauvage marquis, c’est qu’en vérité, dans cet important mariage de Blanche de Rosel, il se dresse là contre nous comme un obstacle et comme un danger.

Fanfan reparaît par le fond.

MAUREPAS.

Silence ! le voici !

FITZ-ONNALL.

Ah ! c’est vous, mon cher marquis !

FANFAN.

Oui, je vous cherchais.

FITZ-ONNALL.

Qu’aviez-vous à me dire ?

FANFAN.

Oh ! mon Dieu ! que j’ai réfléchi, et que, tout bien pesé, je ne me sens pas décidément de vocation pour être marquis.

FITZ-ONNALL.

Qu’est-ce que cela signifie ?

FANFAN.

J’espérais pouvoir être utile à ceux que j’aime, mais je crois que je leur serais plutôt funeste. Reprenez vos titres et vos biens, je reprends ma liberté.

FITZ-ONNALL.

Êtes-vous fou ? Quoi ! vous repoussez la fortune !

FANFAN, fouillant à sa poche.

Avec joie. Je vas vous rendre vos cent cinquante mille livres.

MAUREPAS.

Vous renoncez à votre grade ?

FANFAN.

Avec empressement. J’ai là votre brevet.

FITZ-ONNALL.

Oh ! mais cela ne se peut pas, Monsieur ! on n’abdique pas un nom, on ne se dépouille pas d’un droit comme d’un habit. Vous êtes gentilhomme !...

FANFAN.

En êtes-vous bien sûr ?

MAUREPAS, redressant la tête.

Fitz-Onnall !

FITZ-ONNALL.

Comment ! Vous en doutez encore ?

FANFAN.

Eh bien ! franchement, un peu.

FITZ-ONNALL.

Hé ! mais, ce matin, je vous en ai apporté la preuve.

FANFAN.

Oui, seulement vous ne me l’avez pas montrée !

MAUREPAS.

Monsieur de Fitz-Onnall !

FITZ-ONNALL.

Cette preuve, Monsieur, la voici : une lettre de la marquise de la Tour-d’Avon, de votre mère, qui constate et raconte la naissance de son fils.

MAUREPAS, lui prenant la lettre des mains.

Ah ! voyons.

FANFAN.

Oh ! je crois à cette lettre, je croisa la naissance de ce fils. Mais qu’est-ce qui démontre que ce fils, c’est moi ?

FITZ-ONNALL, inquiet, l’œil fixé sur la lettre.

C’est... c’est une circonstance, ignorée de vous-même peut-être, qui m’a été révélée par hasard sur vous, et que j’ai rapprochée des indices fournis par cette lettre.

MAUREPAS, parcourant des yeux la lettre.

Oui, ce collier, n’est-ce pas ? La pauvre mère, en se séparant de son enfant, lui avait passé au cou un chapelet...

FANFAN.

Un chapelet !

MAUREPAS.

Un chapelet en émail florentin du quatorzième siècle, portant graves ces mots : Angelus Domini nuntiavit Mariœ.

FANFAN.

Dieu du ciel ! mais alors, cet enfant, c’est...

S’arrêtant avec effroi, à lui-même.

Mon Angélus ! il le tuerait !... Il le tuerait !

MAUREPAS.

C’est, dites-vous ?...

FANFAN.

Eh bien, c’est moi évidemment...

Tirant le chapelet.

Puisque voici le chapelet !

FITZ-ONNALL, reculant terrifié.

Ah !

MAUREPAS.

À la bonne heure !

FANFAN.

À votre tour, qu’est-ce qui vous étonne ?

FITZ-ONNALL.

Moi ? rien.

FANFAN.

Vous m’avez convaincu ; merci ! Je reprends cette lettre, je garde ce chapelet, je revendique ce nom, ce rang, ces droits, – et vous allez voir comme je m’en vais les défendre !

 

 

Scène VI

 

MAUREPAS, FITZ-ONNALL, FANFAN, MADAME DE POMPADOUR, BLANCHE, ANGÉLUS, qui se tient à l’écart

 

MADAME DE POMPADOUR.

Vous venez si noblement à moi, mademoiselle ! et vous vous excusez ! C’est moi qui vous remercie.

BLANCHE.

On voudrait se servir de moi contre vous, madame, on voudrait me faire votre ennemie ; et moi, sur le conseil de cet ami de ma mère,

Elle désigne Angélus.

et en présence même de Monsieur de Fitz-Onnall, je viens vous dire : Protégez-moi ! sauvez-moi !

FITZ-ONNALL, avec colère.

Mademoiselle !...

La Marquise le regarde fièrement. Il s’incline et se tait.

MADAME DE POMPADOUR.

Ô ma pauvre enfant ! comme vous avez raison d’avoir peur de cette vie de lutte et d’embûches ! J’en suis à ne plus trop savoir si je pourrai encore me protéger moi-même. – Ah ! monsieur de Maurepas va peut-être nous en dire quelque chose. Eh bien, Monsieur ?

MAUREPAS.

Eh bien, madame, comme je le prévoyais, votre présence au camp a paru impossible.

MADAME DE POMPADOUR.

À merveille ! Cependant mademoiselle de Rosel ?...

FITZ-ONNALL.

Mademoiselle de Rosel y accompagne son mari.

MADAME DE POMPADOUR.

Et ce mari, quel est-il ? a-t-il trouvé l’audace de se déclarer, enfin ?

FANFAN, s’avançant.

J’ai dit tantôt que ce serait moi qui le désignerais.

MADAME DE POMPADOUR.

Et il se nomme ?

FANFAN.

Il se nomme... le marquis de la Tour-d’Avon.

MADAME DE POMPADOUR et FITZ-ONNALL.

Vous !

ANGÉLUS.

Toi !

FANFAN, à Angélus avec douleur.

Moi !

À la Marquise avec impatience.

Moi !

À Fitz-Onnall avec défi.

Moi !

MADAME DE POMPADOUR.

Je vous méprise !

ANGÉLUS.

Je vous hais !

FANFAN, à lui-même, douloureusement.

Moi je vous aime et je vous sauve !

 

 

ACTE V

 

Un coin du camp français devant la ville de Tongres. Au fond, les tentes et les boutiques du camp, avec leurs banderoles et leurs fumées au vent s’étageant sur une colline en demi-cercle ; on aperçoit tout au loin la ville. À droite, au premier plan, une tente d’état-major, ouverte et laissant voir une table chargée de cartes et de plans, un banc, des tabourets ; du même côté, au troisième plan, une cantine, et un poteau où se lit cette affiche : Théâtre du Camp. Madame Favart jouera la Chercheuse d’Esprit. À gauche, occupant près du tiers de la scène, une sorte de hangar qui présente, face au spectateur, une large porte à deux battants.

 

 

Scène première

 

OFFICIERS promenant des dames, SOLDATS buvant, s’astiquant, jouant aux dés sur des tambours, se faisant dire la bonne aventure, etc., RAMPONNEAU, GUILLEMETTE, près du hangar

 

RAMPONNEAU, achevant un verre de vin.

...Après l’aventure de cette nuit, vous comprenez, Guillemette, que ce pauvre Fanfan, – je veux dire ce digne marquis, – a le droit d’être un peu fatigué. Il s’est jeté sur la paille, là, dans son hangar, et il dort comme un bienheureux entre les pattes de bon cheval.

GUILLEMETTE.

Oh ! alors ne le réveillons pas !

Rappel de tambour au loin.

UN SOLDAT.

Ah ! voilà le maréchal de Saxe qui passe son inspection dans le camp !

UN OFFICIER, sortant da la tente de droite.

Allons ! à vos postes !

Les groupes militaires se dispersent, et tous sortent, sauf Ramponneau et Guillemette.

GUILLEMETTE.

Je voudrais seulement savoir une chose, Monsieur Ramponneau : Fanfan vous a-t-il donné ordre de faire préparer en secret une voiture de voyage ?

RAMPONNEAU.

Oui, pour ce soir. Mais, en même temps, il m’a dit que mademoiselle Blanche et lui, ils allaient décidément signer tantôt leur contrat de mariage : expliquez-moi donc ça, Guillemette.

GUILLEMETTE.

Faut-il, Monsieur Ramponneau ?... Vous, alors, continuez bien à ne me rien cacher des actions de votre autre maître, le baronnet.

RAMPONNEAU.

Lui ! ce tyran-là, mon maître ! C’est le seul maître toujours que je trahisse avec un peu de plaisir ! Allez ! allez ! parlez sans crainte.

GUILLEMETTE.

Eh bien donc, ils ne peuvent plus faire autrement que de signer ce contrat aujourd’hui, sans quoi mademoiselle Blanche, de gré ou de force, aurait à épouser Monsieur de Gassé demain ; mais Fanfan a juré à mademoiselle que cette trime de mariage-là ne l’engagerait pas du tout à lui, et la délivrerait pour sûr du baronnet, et, en preuve de son dire, il lui a promis que, dès ce soir, il lui ferait quitter le camp et la mettrait en voiture avec moi sur la route de Paris.

RAMPONNEAU.

Et sur ce, mademoiselle Blanche a consenti ?

GUILLEMETTE.

Oh ! elle hésite et elle pleure encore. Mais moi, j’ai mis dans ma tête que je la persuaderais, et j’en viendrai à bout. Oui, Fanfan me devra ça, à moi, Guillemette. Car, c’est désespérant ! il me prend toujours pour un enfant ! Ma parole, il croira que j’ai douze ans pendant toute ma vie !

RAMPONNEAU.

Bah ! qu’est-ce que ça vous fait, Guillemette, s’il y en a d’autres qui ont de meilleurs yeux ! et qui seraient bien contents, ceux-là, si vous vouliez aussi vous intéresser à leur situation !

GUILLEMETTE.

Oh ! votre situation m’intéresse, Monsieur Ramponneau ; mais c’est que justement elle est un peu trop... inquiétante.

RAMPONNEAU.

Oui, oui, j’ai deux fiancées, l’une charmante, l’autre hideuse : ma guinguette, et... la potence. Mais c’est la guinguette que j’épouserai ! et, dans mon cabaret, Guillemette, je vous ai toujours rêvée pour ma cabaretière ! Toujours je vous vois trônant dans mon comptoir, au milieu des brocs et des pintes, moi au près debout, jordonnant le poing sur la hanche. Quel coup d’œil ! les tables regorgent de buveurs, les marmitons vont, viennent, courent effarés dans le grand brouhaha des chansons et des jurons, dans le joli cliquetis des verres et des baisers. Les enfants piaillent, les poulets se sauvent, la friture chante dans la poêle, la fumée de la vaste cheminée apporte des odeurs nourrissantes, et le chien, qu’on vient de détacher du tournebroche approprie délicatement l’écumoire avec sa langue !

GUILLEMETTE.

Oh ! c’est très appétissant ! Cependant, le meilleur pour vous, Ramponneau, ce serait d’abord si le baronnet vous rendait cette satanée preuve.

RAMPONNEAU.

Mais à quel prix me la rendra-t-il ? c’est là le hic, je le sais bien ! je risquerai peut-être d’être fusillé pour éviter d’être pendu ! Le bourreau me fait faire des choses ! Qu’est-ce que c’était que ce paysan, à deux lieues d’ici, à qui je suis allé dire une fois de sa part : Les canards ont passé l’étang ? – Oh ! Guillemette, le jour où le baronnet me promettra mon papier pour un service qu’il me demandera, vous croyez peut-être que je danserai de joie ? Eh bien ! non, je me trouverai mal de peur !

GUILLEMETTE.

Pourtant, quand un homme a un peu de cervelle !

RAMPONNEAU.

Oui, mais quand un homme n’en a pas ?

GUILLEMETTE.

Allons donc ! tenez, vous n’avez, dans le moment, qu’à me demander avis, et je veux que le loup me croque si, moi petite fille, je ne vous tire pas d’affaire.

RAMPONNEAU.

Ah ! merci, Guillemette ! c’est convenu... Dieu ! le baronnet !

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, FITZ-ONNALL, arrivant au fond par la gauche, MAUREPAS, arrivant par la droite

 

FITZ-ONNALL, à quelques Officiers.

Le maréchal de Saxe passera forcément par ici, je vais l’attendre.

MAUREPAS.

Ah ! baronnet, un mot...

FITZ-ONNALL.

Allez, Ramponneau, mais ne vous éloignez pas.

Ramponneau et Guillemette sortent par le fond.

MAUREPAS.

J’ai une nouvelle des plus graves à vous apprendre. Que vous disais-je hier ? Que je ne savais pas si vous suiviez quelque dessein à vous, mais que vous paraissiez oublier un peu trop mon but à moi, le renverseraient de madame de Pompadour. Depuis quinze jours, notre soldai-colonel a été exposé dix fois à quelque danger de mort, et, en attendant, mademoiselle Blanche de Rosel n’est toujours pas marquise de la Tour-d’Avon !

FITZ-ONNALL.

Oh ! Monsieur le comte, ne m’en parlez pas ! j’en ai la fièvre ! Ce rustre, auquel nous avons affaire, me tient tête avec un bonheur et une audace !... Avez-vous su ce qui lui est encore arrivé cette nuit ? Est-ce ma faute s’il n’ajourne jamais le péril, et s’il ajournait sans cesse le mariage ! Mais on ne me fait pas jouer ce jeu-là longtemps. Il ne m’échappera plus ! Le contrat civil est déjà dressé, et nous allons le signer à six heures !

MAUREPAS.

C’est-à-dire dans une heure. Eh bien ! dans une heure il sera trop tard.

FITZ-ONNALL.

Comment ?

MAUREPAS.

Je vous ai montré la lettre que j’avais reçue d’Honorin, hier. Samedi matin, madame de Pompadour était à Choisy, où elle s’occupait avec affectation des apprêts de cette fête...

FITZ-ONNALL.

Oui, qui doit célébrer la future victoire du roi... Grand bien lui fasse !

MAUREPAS.

Attendez ! Un nouveau courrier m’arrive à l’instant. Samedi soir, la marquise quittait secrètement Choisy ; elle a dû entrer aujourd’hui en Flandre. Le roi vient de transporter son quartier au moulin de Lawfeld ; elle va tomber au nouveau logement du roi, ce soir ou cette nuit, comme un coup de foudre !

FITZ-ONNALL.

Madame de Pompadour au camp ! Oh ! – Et que dit le roi ?

MAUREPAS.

Le roi n’est informé de rien. Madame de Pompadour compte sur la surprise. Et, en effet, qui sait si sa présence, ce voyage, cette étrange preuve d’amour ne vont pas lui rendre tout son pouvoir ?

FITZ-ONNALL.

Ah ! c’est à se damner ! Cependant, si le roi ne l’attend réellement pas... Le maréchal de Saxe !

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, LE MARÉCHAL DE SAXE et sa suite

 

LE MARÉCHAL DE SAXE, aux Officiers.

J’en ai, comme vous, le cœur déchiré, messieurs ; je sais que le combat a été loyal ; mais le lieutenant qui a blessé son capitaine sera néanmoins passé par les armes. La discipline au-dessus de tout ! Souvenez-vous que, pendant toute la durée de la guerre, le roi lui-même a renoncé, pour le fait de duel, à son droit de grâce.

Apercevant Maurepas.

Ah ! Monsieur de Maurepas, je vous salue.

MAUREPAS, saluant.

Toujours sur pied, Monsieur le maréchal ! Vous ne vous ménagez guère...

LE MARÉCHAL DE SAXE.

Oh ! il ne s’agit pas de vivre, il s’agit de vaincre !

MAUREPAS.

Hâtez donc au moins la victoire ! Quand nous la donnez-vous ?

LE MARÉCHAL DE SAXE.

Quand elle ne nous coûtera pas trop cher, Monsieur le comte quand l’ennemi voudra bien sortir de ses formidables retranchements.

À Fitz-Onnall.

Monsieur le major-général, n’avez-vous pas à me communiquer un avis de la part du roi ?

FITZ-ONNALL.

En effet, j’ai à informer Monsieur le maréchal que Sa Majesté m’a donné, ce matin, des ordres directs pour faire transporter son quartier général à l’éminence dite le Moulin de Lawfeld.

LE MARÉCHAL DE SAXE.

Venez, Monsieur, que je vous parle.

À Maurepas.

Affaire de service, Monsieur le comte.

Bas, à Fitz-Onnall.

Monsieur, vous êtes un étranger au service de la France, comme Lowendall, qui est Suédois, comme moi, qui suis Saxon. En outre, vous avez connu autrefois le duc de Cumberland, le général en chef de l’armée anglaise. Or, depuis un temps, quelques-unes de nos opérations ayant été devinées par l’ennemi, la calomnie a deux fois beau jeu contre vous.

FITZ-ONNALL.

Monsieur le maréchal !

LE MARÉCHAL DE SAXE.

Écoutez jusqu’au bout. Je n’aurais jamais osé prier le roi d’établir ses logements, fût-ce pour une heure, au moulin de Lawfeld. Mais Sa Majesté l’a fait d’elle-même, j’en profite. La situation du moulin de Lawfeld est si hasardée, Monsieur, que le duc de Cumberland ne serait pas l’excellent général qu’il est, s’il n’était pas tenté par une telle amorce. Il va faire une sortie ! Cette nuit même, si la nuit est claire, ou du moins, dès que les premières lueurs du jour permettront le passage du ravin. N’engageât-il qu’un bataillon, nous forcerons bien toute son armée à le suivre. Donc, il faut que ce soir le roi quitte son nouveau quartier et retourne sans bruit à l’ancien. Vous ferez comprendre aisément cette nécessité à Sa Majesté. Seulement, il importe que l’ennemi croie toujours, sur ce point, à la présence du roi : laissez donc, aux avant-postes, quelques hommes éprouves, mais aussi peu nombreux que possible, car ils sont sacrifiés. Leur feu sera pour moi le signal de l’attaque. Je me charge du reste. Je n’ajoute qu’un mot : jusqu’à la dernière minute, il n’y aura dans le secret de ce mouvement que le roi, moi et vous.

FITZ-ONNALL.

Monsieur lé maréchal, je vous remercie.

LE MARÉCHAL DE SAXE.

Voyons les rapports du cantonnement...

Il se dirige vers la tente de droite.

FITZ-ONNALL, bas et vite à Maurepas.

Monsieur le comte, si madame de Pompadour arrive cette nuit, où ira-t-elle ?

MAUREPAS.

Elle s’informera du quartier du roi, et elle s’y fera conduire.

FITZ-ONNALL.

Au moulin de Lawfeld, n’est-ce pas ?...

MAUREPAS.

Sans doute.

FITZ-ONNALL.

Eh bien !... vous pouvez la laisser venir !

LE MARÉCHAL DE SAXE, revenant.

Messieurs, faisons encore un pas, pour donner un coup d’œil aux ouvrages extérieurs. – Ah ! n’est-ce pas par ici que loge ce soldat qui a pris le général Ligonnier ?

FITZ-ONNALL.

Oui, Monsieur le maréchal, il est dans ce hangar, qui repose.

LE MARÉCHAL DE SAXE.

Qu’on l’avertisse, je veux le voir au retour.

À Maurepas.

Donnez-moi votre bras, Monsieur le comte.

Il sort avec Maurepas et sa suite.

 

 

Scène IV

 

FITZ-ONNALL, puis RAMPONNEAU, puis GUILLEMETTE

 

FITZ-ONNALL, seul.

Partie gagnée ! Ah ! pour le coup, je le tiens, mon insolent adversaire ! Ah ! quelle joie !

Il déchire une page de son portefeuille, et écrit d’une main tremblante.

On parle toujours des émotions de l’homme qui joue, on ne sait pas ce que c’est que la fièvre de l’homme qui triche ! l’un ne joue que sa fortune, l’autre sa fortune et Son honneur !

Tout en parlant, il plie et cachète le papier avec de la cire molle et le chaton de sa bague.

Ramponneau, maintenant...

Appelant.

Ramponneau ! On donc cet imbécile est-il passé ? Ramponneau !

Entre Ramponneau.

Ne l’effrayons pas.

RAMPONNEAU.

Monsieur le baronnet m’a appelé ?

FITZ-ONNALL.

Ramponneau, dans deux heures je m’engage à vous remettre, avec le reçu qui vous perd, dix mille livres et votre liberté.

RAMPONNEAU, tremblant.

Oh ! mon Dieu !... Et qu’est-ce qu’il faudra faire ?

FITZ-ONNALL.

Une chose bien aisée. Porter tout simplement ce billet au paysan de l’autre jour. Si par impossible quelqu’un de suspect vous interroge, avalez le papier, voilà tout. Seulement, parlez tout de suite.

RAMPONNEAU, d’une voix faible.

Je pars.

FITZ-ONNALL.

Tout de suite.

RAMPONNEAU, chancelant.

Je pars...

Fitz-Onnall sort.

C’est-à-dire... les jambes... je ne peux pas !

GUILLEMETTE, accourant.

Eh bien ! qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce que vous avez donc mon pauvre Ramponneau ? Le baronnet vous a promis ce que vous craigniez ?

Ramponneau fait signe que oui.

Il vous demande quelque chose de terrible ?

Signe affirmatif de Ramponneau.

Oh ! le voilà ! Venez ! on trouvera bien moyen de vous sauver.

Elle sort entraînant et soutenant Ramponneau.

 

 

Scène V

 

FITZ-ONNALL, LE MARÉCHAL DE SAXE, SUITE, puis FANFAN

 

FITZ-ONNALL, arrivant le premier.

Ramponneau est parti, bien !

Haut.

L’homme est là, monsieur le maréchal.

Frappant à la porte du hangar.

Hé ! marquis ! mon cher marquis !

FANFAN, dans l’intérieur du hangar.

Pas ici. La porte en face.

FITZ-ONNALL.

Venez donc, venez, on veut vous voir.

FANFAN.

Oui ça ?...

Il sort en gilet, en sabots, relevant sa culotte.

Oh ! le maréchal !

LE MARÉCHAL DE SAXE.

Approchez, mon brave.

FANFAN.

Oh ! mon maréchal, je suis en bien petite tenue !

LE MARÉCHAL DE SAXE.

C’est donc vous qui, cette nuit, avez fait ce joli coup ?

FANFAN.

Oui, mon maréchal, moi et Zémire, ma jument, une bien bonne bête.

LE MARÉCHAL DE SAXE.

Et dites-moi, comment cela s’est-il passé ? Car c’est assez extraordinaire.

FANFAN.

Oh ! mon Dieu, non, mon maréchal, c’est bien simple. On avait eu l’attention

Regardant Fitz-Onnall.

de me placer en sentinelle perdue, à un poste d’observation avancé, très avancé. Ordre de ne pas bouger, de ne pas donner l’alarme, de ne pas me défendre. Ça paraît absurde au premier coup d’œil, mais mon maréchal va voir comme ça s’est trouvé ingénieux. Dans le brouillard arrive au trot une patrouille de cavalerie ennemie. J’étais si loin de nos lignes ! ils me prennent pour une de leurs vedettes. L’officier qui commandait se détache, vient à moi, et me donne un ordre en anglais. Je ne comprends pas l’anglais ! Mais je lui entrevois des croix et des insignes ; l’officier, jargonnant toujours, se dresse sur ses étriers pour m’indiquer de la main je ne sais quoi... Il n’était pas très grand. Bah ! je l’empoigne à bras le corps, je le renverse sur le cou de mon cheval, et, en avant ! Zémire comprend à demi-mot l’éperon, et part au triple galop. Mon homme crie, ça me force de lui appuyer légèrement ma manche sur la bouche ; ses cavaliers nous poursuivent ; pif ! paf ! ils nous font siffler cinq ou six balles aux oreilles. Zémire va toujours. J’arrive à nos avant-postes, qui étaient, tout en émoi, je dépaqueté mon milord ; il m’offre pour sa liberté un gros diamant, valant, à ce qu’il disait, cent mille livres, je me cramponne d’autant plus à ma prise, et il se trouve, en effet, que c’était le général comte de Ligonnier.[2] – Voilà tout bonnement, mon maréchal, comme la chose s’est passée.

LE MARÉCHAL DE SAXE.

Eh ! tout bonnement aussi, vous êtes un héros, mon cher !

FANFAN.

Oh ! oh ! ce serait donc sans le savoir.

LE MARÉCHAL DE SAXE.

Quel est votre régiment ?

FANFAN.

Les carabiniers de la Tour-d’Avon.

LE MARÉCHAL DE SAXE.

Où est votre colonel ?

FANFAN.

C’est moi, mon maréchal.

LE MARÉCHAL DE SAXE.

Ah ! oui je me rappelle cette histoire : vous avez voulu continuer à servir comme simple soldat ?

FANFAN.

Dame ! soldat, je suis sur mon terrain et je peux m’y reconnaître. Je laisse la charge et l’honneur du commandement à mon lieutenant-colonel, un militaire brave et capable, et je me contente de défendre mes os de mon pauvre mieux.

LE MARÉCHAL DE SAXE.

Mais alors il est assez difficile de vous récompenser ?

FANFAN, baissant la voix.

Excusez-moi, mon maréchal, c’est très aisé.

LE MARÉCHAL DE SAXE.

Parlez donc.

FANFAN.

Tout bas, si Votre Excellence le permet... Oh ! pardon ! je n’oserais jamais faire ce que je fais, si vous n’étiez pas ce que vous êtes ; mais, je ne sais pas, on est tout de suite à l’aise avec le génie !

LE MARÉCHAL DE SAXE, le regardant.

Ah ! ah ! Eh bien, voyons, que souhaitez-vous ?

FANFAN.

Un sauf-conduit pour deux femmes, qui leur permette de sortir de nos lignes ce soir, malgré tout ordre contraire ; car enfin, au camp, vous êtes aussi maître et plus maître que le roi, et ce laissez-passer peut sauver l’honneur de...

LE MARÉCHAL DE SAXE.

Bien, bien ! je n’ai pas besoin d’en trop savoir. Vous avez confiance en moi, j’ai confiance en vous. Vous recevrez le sauf-conduit dans un quart d’heure.

Haut.

Vous n’avez pas à demander quelque autre chose ?

FANFAN.

Si fait, mon maréchal, une nouvelle occasion de vous servir.

LE MARÉCHAL DE SAXE.

Elle se trouvera, je m’y engage.

FITZ-ONNALL.

Elle est trouvée, Monsieur le maréchal. Vous m’ordonniez de choisir des hommes éprouvés ; je n’en connais pas de plus sûr que celui-ci.

LE MARÉCHAL DE SAXE.

Oh ! non, non ! une autre fois...

FANFAN.

Pardon, mon maréchal, je réclame votre parole.

FITZ-ONNALL, bas au Maréchal.

Monsieur le maréchal va compromettre le secret.

LE MARÉCHAL DE SAXE.

Allons ! qu’il soit donc fait comme vous le souhaitez l’un et l’autre.

FANFAN.

Merci deux fois, mon capitaine !

LE MARÉCHAL DE SAXE.

Donnez-moi la main, mon ami. Bonne chance ! – Venez, messieurs !

Il sort avec sa suite.

 

 

Scène VI

 

FANFAN, FITZ-ONNALL

 

FANFAN, retenant Fitz-Onnall.

Un moment, cousin. En deux mots, de quoi retourne-t-il ?

FITZ-ONNALL.

Il s’agit d’une expédition secrète.

FANFAN.

Pour aujourd’hui ?

FITZ-ONNALL.

Vous n’avez que le temps de vous habiller, de signer le contrat et de vous mettre en route.

FANFAN.

Encore tout seul ?

FITZ-ONNALL.

Non, je conduis moi-même le détachement dont vous faites partie.

FANFAN.

À la bonne heure ! Et on ne peut même pas savoir où nous irons ?

FITZ-ONNALL.

Nous irons au moulin de Lawfeld.

FANFAN.

Est-ce que ce n’est pas au nouveau quartier du roi ?

FITZ-ONNALL.

Précisément.

Il suit le Maréchal.

 

 

Scène VII

 

FANFAN, seul

 

Oui, encore un bon danger d’où tu comptes bien que je ne sortirai pas vivant ! Ah ! c’est pourtant là, – je frémis d’y penser, – c’est là qu’il enverrait mon Angélus ! – Angélus qui me maudit à cette heure... Comme madame de Pompadour, qui n’a seulement pas voulu m’entendre... Angélus, de qui j’ai été obligé de me sauver ; il aurait fallu m’expliquer, et je ne pouvais pas lui dire : Laisse-moi m’exposer pour toi, sous ton nom ! laisse-moi me faire viser et tuer à ta place ! – Il m’aurait répondu, le pauvre garçon : Je suis assez grand pour me défendre moi-même ! – Et on me l’aurait massacré tout de suite. Mais, c’est égal, même quand on se dévoue aux gens, ce n’est pas très gai de passer pour les trahir.

 

 

Scène VIII

 

FANFAN, ANGÉLUS

 

FANFAN.

Angélus !

ANGÉLUS.

Ah ! vous ne m’attendiez pas ! vous aviez, à mon insu, acheté mon congé, afin de m’écarter de vous, et vous comptiez sur les cent lieues qui nous séparaient ! Mais madame de Pompadour m’a aidé, et me voici !

FANFAN.

Madame de Pompadour !

ANGÉLUS.

Elle va venir, elle aussi ! elle arrivera au camp aujourd’hui même.

FANFAN.

Ah ! voilà ce que je craignais ! vous avoir tous les deux contre moi ! Pourquoi êtes-vous venus ? Qu’est-ce que vous voulez faire ?

ANGÉLUS.

Vous alliez aujourd’hui épouser mademoiselle Blanche de Rosel. Nous venons empêcher cet odieux mariage.

FANFAN.

Eh ! madame de Pompadour n’y peut rien : le roi ne la recevra même pas ; et tu peux encore moins qu’elle !

ANGÉLUS.

Si fait, je peux quelque chose.

FANFAN.

Et quoi donc ?

ANGÉLUS.

Essayer de vous ramener d’abord, essayer de vous tuer après.

FANFAN.

Ah ! tu me menaces, moi Fanfan, toi Angélus !

ANGÉLUS.

Oh ! mais quelle idée vous faites-vous donc de moi ? pour quel enfant faible et peureux me prenez-vous ? Comment ! j’ai dans le cœur un amour, un amour insensé peut-être, mais enfin qui est devenu ma vie et mon âme. Cet amour, ce rêve, mon unique bien, mon unique joie, vous qui vous dites mon ami, mon compagnon, mon frère, vous venez me le voler, vous épousez la femme que j’aime, vous me tuez, enfin ! vous me tuez ! Et puis vous voulez que je sois calme ! et vous vous étonnez qu’il y ait de la colère dans ma voix et du sang dans mes veines !

FANFAN.

Oui, c’est vrai, Angélus, oui, tu as raison, les apparences sont contre moi, j’ai l’air de te trahir. Je prends ta place, n’est-ce pas ? car, c’est positif, je prends ta place ! Alors tu peux te croire en droit de m’accabler, de m’injurier, de me frapper. Tu vois, je te fais ta part, je te comprends, je t’excuse. Mais toi, cependant, t’es-tu demandé aussi pour quel motif je pouvais accepter vis-à-vis de toi cette situation terrible ? Madame de Pompadour et toi, qui vous disiez mes alliés, mes amis, qui aviez promis de vous fier à moi, qu’est-ce que vous supposez donc ? Réponds, réponds à ton tour, quelle idée vous faites-vous de moi ?

ANGÉLUS.

Mon Dieu ! que voulez-vous qu’on suppose ? Vous aurez vu, d’une part, la cause de madame de Pompadour compromise, de l’autre, votre fortune faite, la faveur du roi assurée ; alors vous aurez été entraîné, ébloui.

FANFAN.

Enfin, je suis un misérable et un infâme ! Ah ! Angélus ! Angélus !

ANGÉLUS.

Non, eh bien, non ! tu n’es pas capable de ces abominables calculs ! Non ! je te connais, je me souviens, je t’aime. Tiens, je ne menace plus, je supplie. Je ne veux plus douter, je ne demande qu’à croire. – Dis-moi, voyons, dis-moi, ce mariage ne se fera pas, n’est-il pas vrai ?

FANFAN.

Ce mariage se fera, il faut qu’il se fasse.

ANGÉLUS.

Oui, plus tard ? à Paris ? en gagnant du temps ?

FANFAN.

Non, ici, aujourd’hui, tout à l’heure.

ANGÉLUS.

Malgré toi alors ? parce qu’on t’y force ?

FANFAN.

Non, de mon plein gré, par ma volonté ferme et libre.

ANGÉLUS.

Oh ! Mais tu vas l’expliquer, tu vas me révéler la cause étrange qui te fait agir ainsi ?

FANFAN.

Rien ! je ne peux te rien dire ! Il faut que ta confiance en moi soit aveugle. Il faut, en touchant du doigt ma trahison, que tu croies encore à mon amitié. Je te mets là à une rude épreuve. Mais il me semble que si j’étais à ta place, moi, je croirais. Angélus, crois-moi ! Ce que je parais faire contre toi, je le fais pour toi. – Je ne peux pas non plus te mettre trop sur la voie ! – Ne cherche pas ! ne raisonne pas ! crois-moi, voilà tout. Accorde-moi du temps, un peu de temps ! Fais-moi crédit d’une semaine. D’une petite semaine tout au plus. Et dans huit jours, si je ne peux pas encore te satisfaire autrement, eh bien, je me mettrai à ta disposition, et nous nous battrons... si tu veux. Mais jusque-là, oh ! crois-moi, crois-moi, Angélus ! je t’en prie, je t’en conjure ! par notre enfance, par notre abandon, par notre banc de l’école, par tout ce que j’ai de plus sacré enfin, tiens, par ta vie !

ANGÉLUS.

Soit ! mais au moins ; – vois comme je me contente de peu ! – il est une satisfaction que tu ne peux pas me refuser : tu vas me donner ta parole, ta parole d’honneur, que, si je connaissais ta pensée et ton but, je ne m’y opposerais pas.

FANFAN.

Eh ! oui, tu t’y opposerais ! et c’est parce que tu t’y opposerais que je ne peux te rien dire !

ANGÉLUS.

Ah ! vous vous jouez de moi, Monsieur ! mais prenez garde !

FANFAN.

Allons ! je t’ai dit déjà que, Dieu merci ! tu ne pouvais rien contre moi. – Que feras-tu ?

ANGÉLUS.

Ce que je ferai ? D’abord je vous jetterai à la face tous les noms que vous méritez. Vous êtes un faux ami, un fourbe et un traître !

FANFAN.

Comme tu dois souffrir, Angélus !

ANGÉLUS.

Vous n’avez ni cœur ni âme ! Madame de Pompadour pense là-dessus comme moi. Sachez bien qu’elle et moi nous vous avons en mépris, nous vous avons en horreur !

FANFAN.

Je t’ai permis tout ; mais tu frappes fort, ami ! tu frappes bien fort !

ANGÉLUS.

Pas assez fort, à ce qu’il paraît, pour vous pousser à bout. Allons ! c’est donc moi qui vous provoque et qui vous demande raison !

FANFAN.

Ah ! ingrat ! tu oublies qu’une fois tu m’as sauvé la vie !

ANGÉLUS.

Ah ! hypocrite ! je vous forcerai bien à me traiter en ennemi !

Il lève la main.

FANFAN, lui saisissant le bras et le retournant et le pliant.

Je vous traiterai en enfant malade, et voilà tout !

ANGÉLUS.

Votre poignet est plus fort que le mien ! mais quand je vous aurai insulté publiquement !...

FANFAN.

Oh ! ça non ! ce serait trop ! – Il faut donc que j’accepte votre affront et votre défi ? Vous vous rappellerez que vous m’y avez forcé ! Allons, c’est dit, nous nous battrons, mon frère !

ANGÉLUS.

C’est bien heureux !

FANFAN.

Vous trouvez ! – Seulement, j’ai cette nuit un devoir de soldat à remplir, – nous ne nous battrons que demain.

ANGÉLUS.

Demain, soit ! Que j’aie la certitude de me venger ou de mourir, c’est tout ce que je veux ! Nous n’avons plus rien à dire. À demain.

FANFAN, le suivant en suppliant.

Angélus ! – Voilà comme tu me quittes ! Oh ! on donne la main à son adversaire ! Maintenant que j’ai consent ? à... ce que tu voulais, je te conseille, vraiment, de me dire une parole un peu moins dure. La main, veux-tu ? C’est dans ton intérêt. Pouf l’épargner un regret. Tu souffrirais trop plus tard ! Je te le demande comme une aumône. Mais c’est pour toi ! – Crois-moi, crois-moi, ta main !

ANGÉLUS.

Non ! non ! À demain !

Il sort.

 

 

Scène IX

 

FANFAN, seul

 

Va-t’en ! – Je vas me faire tuer, moi ! Ah ! c’est comme ça ! Ah ! tu veux te venger ? eh bien ! je me vengerai aussi. Tu ne risques rien ! je vas me faire tuer... pour toi ! tu le mérites bien. ! Je ne me défendrai seulement pas, ça t’apprendra.

Il ouvre la porte du hangar ; on voit Zémire toute sellée et harnachée devant sa mangeoire.

Ah ! ma pauvre Zémire, console ton ami ! si tu savais ! on a été bien dur pour lui, va ! Mais on nous le payera, sois tranquille ! – Allons ! il faut s’habiller, se faire beau pour la noce et pour la mort...

Il passe son habit, met ses bottes, s’ajoute un œil de poudre devant un bout de miroir cassé.

Nous allons la danser, ma fille ! Ça t’est bien égal à toi, n’est-ce pas ? eh bien, à moi aussi ! Et même... et même, ça m’amuse ! – Ah ! on n’a pas voulu croire notre parole, on sera bien forcé de croire notre mort !

Avec un rire nerveux.

Ha ! ha !... et quand je me serai fait tuer pour lui, et que, par moi, il sera le mari de mademoiselle Blanche, et riche, et heureux, c’est là où il ragera !

Pleurant.

Ce sera bien fait ! – Pousse-toi donc un peu, toi, voyons !... Eh ! non, ne te dérange pas ! Voilà que je te bouscule à présent ! – Ah ! mes belles ambitions d’amitié ! elles m’ont joliment profité ! J’ai voulu aimer plus haut que moi ! la grande dame m’a chassé, le savant veut me tuer. Je n’ai affaire qu’à des méchants, à des ingrats ! – Ce n’est pas pour toi que je dis ça, ma pauvre bête ! – À quoi ça me servirait-il de rester dans ce monde ? personne ne m’aime ! Il y a donc toi ; mais puisque je t’emmène !... Personne n’a besoin de moi, pas un parent, pas un camarade ! rien ne tient à moi, pas un oiseau, pas un brin d’herbe de mon pays !

Il s’appuie contre le montant du hangar, et sanglote.

 

 

Scène X

 

FANFAN, GUILLEMETTE

 

GUILLEMETTE, chantant.

L’ami ! si nous étiom’ dedans ce jardin
On zy chanteriom’ du soir au matin...

FANFAN.

Guillemette !

GUILLEMETTE.

On zy chanteriom’ à not’ loisi !...

Ah ! je vous cherchais, Fanfan.

FANFAN.

Tu me cherchais ?

GUILLEMETTE.

Oui, pour vous faire savoir plusieurs choses. Et d’abord, j’ai bien prié mademoiselle Blanche d’avoir confiance en vous, qu’enfin elle va tout à l’heure signer le contrat sans trop de peur ni de peine.

FANFAN.

Ah ! Tu me crois donc, toi, petiote ?

GUILLEMETTE.

Oui, je vous crois. Je ne connais pas votre idée ; mais je suis sûre au dedans de moi que, si on ne vous contraire pas, tout finira bien, et qu’avec vous, il n’y a pas de danger ! – Vous ne vous souvenez donc pas, Fanfan ? quand j’étais petite et que vous me faisiez sauter en l’air dans vos bras, bien haut quelquefois, ma mère vous disait : « Oh ! prends donc garde ! » Mais moi je vous sentais fort et adroit, et je riais ! et je n’avais pas peur !

FANFAN.

Ma petite sœur ! tu as un peu d’amitié pour moi, toi, alors ?

GUILLEMETTE.

Si vous me le demandez, pourquoi m’appelez-vous votre petite sœur ?

FANFAN.

Ah çà ! mais, Zémire, j’étais donc un ingrat aussi, moi ! – Ah ! tiens, mon enfant, tu me sauves !

GUILLEMETTE.

Je vous sauve ?

FANFAN.

Oui, j’allais pourtant me laisser avaler sans seulement crier : Dieu m’assiste ! Mais non ! non ! non ! je vas encore me mettre en travers !

UNE ORDONNANCE, entrant et remettant un pli à Fanfan.

De la part de Monsieur le maréchal général.

FANFAN.

Merci.

L’ordonnance sort.

Justement voilà en plus une bonne arme de défense. – Guillemette, tu t’es assurée de la voiture ?

GUILLEMETTE.

Oui, elle nous attendra, mademoiselle Blanche et moi, à l’heure dite.

FANFAN.

Bien ! prends ce sauf-conduit, et montre-le à quiconque sur la route essaierait de vous faire obstacle. Tiens, charge-toi aussi de ce pli, que je ne pourrai peut-être pas remettre moi-même à mademoiselle Blanche. Qu’elle ne l’ouvre que dans le cas où mon absence se prolongerait. On y trouverait quelques petits renseignements précieux sur notre bon cousin Fitz-Onnall.

GUILLEMETTE.

Mon Dieu ! Fanfan, est-ce que vous partez ? est-ce qu’un danger vous menace ?

FANFAN.

Hé ! non, rien ! tout à l’heure j’étais fou ! j’avais gagné ça de ce pauvre Angélus. Mais je lui pardonne, et tu m’as guéri, ma fille ! Un serrement de main amie, c’est mon baume de Fier-à-Bras à moi !

GUILLEMETTE.

Mademoiselle Blanche et le baronnet !

FANFAN.

Eh bien, qu’ils viennent, je suis prêt.

 

 

Scène XI

 

FANFAN, GUILLEMETTE, FITZ-ONNALL, BLANCHE, UN NOTAIRE

 

FANFAN.

Je disais que j’étais prêt, cousin, prêt à signer et prêt à partir.

GUILLEMETTE, à part.

À partir !

FITZ-ONNALL.

Tant mieux ! nous n’avons à nous qu’une minute ! mademoiselle de Rosel aussi est enfin décidée.

BLANCHE.

C’est vrai, Monsieur. Dans mon péril et dans ma douleur, on me dit que je puis me fier à votre honneur et à votre bonté, et je le crois de tout mon cœur. En signant cet acte je ne peux pas dire que je vous engage ma vie, car je me réserve le droit de mourir ; mais je me remets loyale sous votre loyale sauvegarde.

Elle signe l’acte sur la table de la tente de droite.

FANFAN.

Merci, mademoiselle ! vous avez un cœur de soldat ! Signez sans crainte : cette signature-là vous fait seulement marquise de la Tour-d’Avon devant les hommes, mais elle ne vous fait pas ma femme devant Dieu.

Signant à son tour.

Moi, voilà ma croix.

FITZ-ONNALL.

Enfin !

Appel de trompette.

FANFAN.

Ah ! déjà le boute-selle !

FITZ-ONNALL.

Oui, vos cavaliers n’attendent que vous.

FANFAN.

Et vous, cousin ! car vous nous accompagnez !

FITZ-ONNALL.

Sans doute, et je vais monter à cheval.

FANFAN.

Alors, en avant ! Voilà qui peut s’appeler le mariage de l’étrier. Au revoir, madame la marquise !

Il met le pied à l’étrier.

GUILLEMETTE, à demi-voix.

Fanfan ! vous n’allez pas au moulin de Lawfeld, au moins ?

FANFAN.

Tais-toi, Guillemette !

GUILLEMETTE.

Oh ! Ramponneau m’a dit... Écoutez ! vous ne savez pas ce qui vous y attend !

FANFAN, en selle.

Je m’en doute, mais tais-toi !

GUILLEMETTE.

Ah ! mademoiselle, il s’en va mourir !

FANFAN, partant au galop.

Allons donc ! est-ce qu’on meurt ?

 

 

ACTE VI

 

L’intérieur d’un moulin-à-eau abandonné et à demi ruiné. À droite, au premier plan, une baie dans le mur ; au quatrième plan, une pièce de campagne devant une fenêtre blindée. Porte au fond. Porte à gauche élevée de trois marches. Bahut, fragment de meule brisée. Nuit au lever du rideau.

 

 

Scène première

 

HONORIN entre par la gauche, tenant une lanterne de carrosse, qu’il va poser sur un bahut à droite, derrière lui MADAME DE POMPADOUR

 

MADAME DE POMPADOUR, entrant avec agitation.

Personne ! eh quoi ! toujours personne ! Partout la solitude, le silence, l’obscurité ! Nous ne sommes certainement pas au moulin de Lawfeld ?

HONORIN, le chapeau à la main.

Madame la marquise a interrogé là-dessus elle-même les gens du pays. Tous les renseignements étaient d’accord.

MADAME DE POMPADOUR.

Mais tous les renseignements me confirmaient aussi que le roi avait mis son pavillon au moulin de Lawfeld, ce matin même.

HONORIN, impassible.

Il faut alors que Sa Majesté ait changé ses quartiers cette nuit.

MADAME DE POMPADOUR.

Oh ! décidément, dans tout ce qui m’arrive, il y a plus que de la mauvaise chance ! Ces chevaux qu’il a fallu attendre si longtemps au dernier relais, ces postillons qui se sont trompés de route, ce retard de quatre ou cinq heures qui nous fait arriver si avant dans la nuit, et maintenant ce départ soudain du roi...

HONORIN.

Tout cela n’a pas dépendu des gens de madame la marquise.

MADAME DE POMPADOUR.

Mais quand nous avons rencontré cette voiture qui paraissait m’attendre au passage, et où deux femmes me faisaient des signes d’alarme et m’appelaient à grands cris, comment, sur le siège où vous étiez, n’avez-vous pas voulu les voir et les entendre ? Pourquoi, malgré mes ordres, n’avez-vous pas fait arrêter ?

HONORIN.

Les chevaux venaient d’être lancés au galop, et, dans le bruit, j’ai mal compris madame la marquise.

MADAME DE POMPADOUR.

Ah ! voici encore un de ces moments où il semble que mes actions ne m’appartiennent plus, et où je me sens à la merci de mes ennemis ! – Cependant, je ne veux pas rester ici.

HONORIN, sans bouger.

Où madame la marquise ira-t-elle ? Il est trois heures de la nuit. Les chevaux n’en peuvent plus, les chemins sont impraticables. Si madame la marquise allait tomber dans quelque avant-poste anglais !

MADAME DE POMPADOUR, à elle-même et avec amertume.

Oui, c’est un malheur que maintenant le roi ne me pardonnerait peut-être pas.

Haut.

Enfin, je viens pourtant retrouver le roi ! et je veux, à tout prix, essayer de le joindre !

HONORIN.

Mais qui dira à madame la marquise où se trouve en ce moment Sa Majesté ?

MADAME DE POMPADOUR.

Monsieur Honorin, ne répondez qu’à mes ordres ! J’ai vu près d’ici, sur la route, des sentinelles à cheval. Allez vous informer à l’une d’elles... Ou plutôt, non ! envoyez-moi ici le chef du détachement, je lui parlerai moi-même.

Honorin s’incline en silence et sort par la gauche.

 

 

Scène II

 

MADAME DE POMPADOUR, seule

 

Je répondrais à présent que ce valet, avec sa figure et sa parole impassibles, est encore une créature de Maurepas ! Quelle lutte ! mon Dieu ! à la fois mesquine et effrayante ! Mais qu’est-ce qui va m’arriver ? qu’est-ce qu’ils ont imaginé contre moi ? Ah ! il y a vraiment des chocs et des retours dans la vie aussi incompréhensibles que dans les songes ! Quand je pense qu’avant-hier... oui, c’était avant-hier ! j’assistais au concert à Versailles, parée, flattée, fêtée, dans la lumière, dans la musique, dans les fleurs ! – et que me voilà seule, entourée d’embûches, au milieu de la nuit, au fond d’une masure inconnue, cherchant à deviner et à choisir quel outrage ou quel malheur me menace !

 

 

Scène III

 

MADAME DE POMPADOUR, FANFAN, entrant par la gauche, il a sa carabine, qu’il pose en entrant

 

FANFAN.

Qui est-ce qui me demande ?

MADAME DE POMPADOUR, reconnaissant la voix, jette un cri.

Ah !...

Moment de stupeur.

Quand je disais que j’étais au pouvoir de Maurepas et de la trahison !

FANFAN.

Trahison ! C’est votre premier mot, à vous aussi ! – Vous avez raison d’ailleurs, madame : il est évident qu’il y a trahison !

MADAME DE POMPADOUR.

Vous en convenez ?

FANFAN.

J’en conviens. Seulement, je suis tranquille ! pour vous, du moins, j’espère que je vais être justifié, quand, sous vos yeux, je serai tué par les Anglais, ou, ce qui est encore pis, accusé et arrêté par les Français comme votre complice.

MADAME DE POMPADOUR, avec mépris.

Vous ! vous !

Elle tombe assise sur un fragment de meule.

FANFAN.

Ah ! Monsieur de Fitz-Onnall ! tant que vous n’avez attaqué et frappé que moi, c’était bien ! homme contre homme, je n’avais qu’à me garder et à me défendre ! Mais voilà que vous jetez dans notre combat une femme... et celle-ci ! et que vous voulez m’atteindra dans ce que j’ai de plus délicat et de plus secret au cœur ! ah ! ça devient infâme ! J’ai été stupide, j’aurais dû prévoir que le guet-apens était votre arme, et vous forcer à vous servir de l’épée, et vous tuer ou mourir, – mais au moins mourir seul !

MADAME DE POMPADOUR, d’une voix brisée.

Ah ! que vous soyez ami ou traître, j’ai le droit enfin de savoir ce qui m’attend. Qu’y a-t-il, voyons ? qu’y a-t-il ?

FANFAN.

Madame, vous veniez rejoindre secrètement le roi, n’est-ce pas ? et peut-être ne l’aviez-vous pas averti lui-même de votre arrivée ?

MADAME DE POMPADOUR.

C’est vrai.

FANFAN.

Eh bien, soit hasard, soit ruse de vos ennemis, le roi a quitté subitement ce moulin, cette place où nous sommes et où il était il y a quelques heures. Tenez, voilà encore une pièce qu’on n’a pas pris le temps de démonter... Mais on ne vous a pas moins amenée ici. Et de deux choses l’une : ou les Anglais vont s’emparer de cette colline et vous faire prisonnière avec moi ; ou ce sont vos ennemis qui vont venir, et qui seront censés nous surprendre, la nuit, en secret, seuls ensemble.

MADAME DE POMPADOUR, avec un cri.

Oh ! mais c’est effroyable ! mais je suis perdue !

FANFAN.

Oui, le piège est combiné avec une diabolique adresse !

MADAME DE POMPADOUR.

Allons ! à n’importe quel risque, je sors d’ici, je remonte en voiture.

FANFAN.

Votre voiture ? j’ai entendu le valet qui m’a averti de votre part donner ordre à vos gens de gagner je ne sais quel village.

MADAME DE POMPADOUR.

On a donc tout prévu !

FANFAN.

Une idée ! J’avais cinq ou six hommes avec moi, je vais les appeler, et nous vous garderons.

Prêtant l’oreille.

Dieu ! écoutez ! un bruit de galop !

Courant à la porte de gauche.

Ah ! les malheureux se replient vers le camp. Abandonné ! trahi ! Vous disiez bien, on a tout prévu, et chaque mouvement que nous ferons pour nous sauver peut nous perdre.

MADAME DE POMPADOUR.

Cependant, sortons toujours ! sortons d’ici !

FANFAN, montrant l’issue de droite.

J’ai eu le temps d’observer les alentours. Cette baie donne sur un ravin, et les ennemis occupent la crête opposée.

MADAME DE POMPADOUR.

Cette chambre par où je suis entrée ?

FANFAN.

Elle vous ramènerait sur la route de France.

MADAME DE POMPADOUR, désignant la porte du fond.

Cette porte ?

FANFAN.

Ouvre sur le chemin du camp français.

MADAME DE POMPADOUR.

Sortons par là.

FANFAN, se jetant au-devant d’elle.

Soit ! mais laissez-moi d’abord sortir seul.

MADAME DE POMPADOUR.

Pourquoi ?

FANFAN.

J’ai la conviction que nous sommes surveillés, cernés. Cinquante pas dehors, des gens apostés nous arrêteront. Si vous étiez là, je ne pourrais peut-être pas me défendre.

MADAME DE POMPADOUR.

Vous défendre ! à quoi bon ?

FANFAN.

Tiens ! à me défendre l

MADAME DE POMPADOUR.

Oh ! ne sortez pas ! ne sortons pas !

FANFAN.

Vous avez peur que je vous compromette encore plus mort que vivant !

MADAME DE POMPADOUR.

Eh non ! mais je ne veux pas que vous mouriez !

FANFAN.

Comment ! c’est à cela que vous pensiez, vraiment ! Oh ! voilà qui me fait du bien ! Oh ! le danger a son bon côté : il rapproche. Et, dans ce moment-ci, je vous dirais que je n’ai jamais été contre vous, que vos ennemis ont toujours été les miens, que je n’avais l’air de m’engager dans ce mariage que pour vous servir, – eh bien, maintenant, grâce au danger, vous me croiriez peut-être ?

MADAME DE POMPADOUR.

Je vous crois.

FANFAN.

Merci, danger !

MADAME DE POMPADOUR.

Oh ! ne dites pas cela ! Ce danger inconnu, ce danger traître et lâche, qui, dans le silence de cette nuit immobile, nous entoure de tous les côtés et qu’on ne voit nulle part... ah ! écoutez, je ne suis qu’une femme, – ce danger, je le trouve terrible !

FANFAN.

Bah ! qui sait ? si pourtant, au lieu d’une honteuse embûche, c’était quelque belle mêlée ! si, au lieu de Fitz-Onnall, je n’avais affaire qu’à un détachement des Anglais !

MADAME DE POMPADOUR.

Hé ! on ne me trouverait pas moins avec vous ! Oh ! non, voyez-vous, c’est impossible ! Rien que cette idée soulève toutes les pudeurs, toutes les fiertés de la femme... et de la dame ! – Songez donc ! j’aurais, dans ma situation si difficile, gardé ma dignité avec un soin si jaloux, j’aurais forcé l’envie et la calomnie même à se taire devant moi, j’aurais étouffé pour cela jusqu’aux battements de mon cœur et renoncé en quelque sorte à vivre ! – et tant de sacrifices et d’efforts aboutiraient à cette rumeur, qu’on chuchoterait à la cour et à la ville, au milieu des ricanements : « Eh bien ! cette superbe marquise, on sait ce que valait son orgueil à présent : on l’a surprise, la nuit, seule, avec un soldat ! »

FANFAN, avec un cri de douleur.

Oh ! – Vous avez raison, madame ! en vérité, ce serait plus que déshonorant, ce serait ridicule !

MADAME DE POMPADOUR.

Mon Dieu ! vous ne vous offensez pas !... ce n’est pas pour vous que...

FANFAN.

Non, je ne m’offense pas, madame ; non, ma dignité n’accepte pas une pareille offense ! Mon cœur, – car j’ai aussi mon cœur ! – sent bien qu’il n’est pas si vulgaire, et que, par exemple, il ne me serait jamais échappé, à moi grossier soldat, une parole comme celle que vous venez de dire. – Pour ce qui est de vus craintes, rassurez-vous, madame la marquise : personne ne rira de ce qui se passera ici cette nuit. On dira : « Madame de Pompadour, en allant rejoindre le roi, était tombée dans une embuscade ; il y a un soldat de Sa Majesté qui s’est fait mettre en pièces pour la défendre. » Et je ne crois pas que ça prête beaucoup à rire !

Il s’élance pour sortir par la porte du fond.

MADAME DE POMPADOUR, s’élançant avant lui.

Où allez-vous ?

FANFAN.

Où vous ne m’empêcherez plus d’aller maintenant.

MADAME DE POMPADOUR.

Oh ! non ! pardonnez-moi ! Je souffrais, je ne savais ce que je disais. Je ne pensais pas cette parole cruelle. Je la rétracte, je voudrais la racheter !

FANFAN.

Vous l’avez dite, pas moins – Adieu !

MADAME DE POMPADOUR.

Non ! par pitié pour moi ! Enfin, un mot, un seul mot de moi ne vous a pas blessé si mortellement ? c’est impossible !

FANFAN.

Cela est pourtant.

MADAME DE POMPADOUR.

Alors, si cela est, je ne prie plus, j’ordonne : je vous défends de sortir !

FANFAN.

Vous ordonnez ! et pourquoi ?

MADAME DE POMPADOUR.

Parce que vous m’en donnez le droit ! parce que vous osez bien davantage ! parce que vous m’aimez !

FANFAN, reculant épouvanté.

Ah ! mon Dieu ! elle a deviné ma folie !...

MADAME DE POMPADOUR.

Taisez-vous !

FANFAN.

Ah ! ne vous offensez pas à votre tour, ce n’est pas tout à fait ma faute ! Dans les longues heures des factions de nuit, ou bien enveloppé dans son manteau, près du feu du bivouac, on pense, on se souvient, on se fait des idées, des rêves ! on revoit dans le vague un sourire, un regard ! on écoute le frôlement d’une robe de soie ! on aspire un parfum qui ne veut pas quitter votre air ! on sent sur ses lèvres la moiteur d’une petite main qu’elles ont une fois touchée !... Oh ! pardon, pardon, madame !

MADAME DE POMPADOUR.

Ah ! ne me demandez pas pardon parce que vous m’avez fait connaître, une fois dans ma vie, ce que c’est que le son d’une parole émue, ce que c’est que le souffle d’un amour sincère ! Ne me demandez pas pardon, parce qu’une fois dans ma vie, j’aurai vraiment senti palpiter une âme !

Il est incliné devant elle, la main sur son front. Tout à coup ils se redressent, prêtant l’oreille.

Oh ! écoutez ! est-ce qu’une voiture ne s’arrête pas là ?

FANFAN.

Et de ce côté, j’entends un bruit d’armes...

Il court à la baie de droite.

Les ennemis !... Ils se glissent sur l’autre pente du ravin ! – Oh ! mais alors, madame, les abords doivent être, par là, dégagés des nôtres. Le maréchal de Saxe n’a pu cacher ses gens que là, dans le bois. Partez ! Moi, je vais l’avertir, je vais lui donner le signal qu’il attend.

MADAME DE POMPADOUR.

Vous quitter ainsi !

FANFAN.

Par grâce ! c’est votre seule chance !... Voyons, c’est aussi la mienne ! Allez ! allez !

MADAME DE POMPADOUR.

Ah ! laissez-moi du moins vous guérir avec le mot qui vous a blessé : Que Dieu vous garde, mon soldat !

Elle sort par la gauche.

FANFAN, saisissant sa carabine.

En avant ! Vous ne me voyez pas, messieurs les Anglais, il faut bien que je vous salue le premier.

Il tire. Riposte de fusillade extérieure.

Bon ! ils m’ont vu ! Ah ! cette petite pièce de campagne !

Il allume la mèche à la lanterne, et tire. Trépignant de joie.

Ah ! l’ivresse de la poudre !

Un boulet anglais vient ébranler le mur de droite.

Bon ! ils me donnent des munitions !

Il pousse le mur à demi ruiné qui, s écroulant dans le ravin, laisse les rayons du soleil levant inonder Fanfan tout entier. Au même instant, les clairons français éclatent et le canon tonne au fond.

Les Français ! j’ai allumé la bataille !

 

 

Scène IV

 

FANFAN, LE MARÉCHAL DE SAXE, MAUREPAS, FITZ-ONNALL, OFFICIERS et SOLDATS FRANÇAIS, entrant par le fond

 

LE MARÉCHAL DE SAXE, à Fanfan.

Ah ! voilà une façon splendide de donner un signal !

FITZ-ONNALL.

Une femme était ici. Elle n’a pu s’échapper que par là.

FANFAN, se campant devant la porte, l’épée nue.

Vous ne passerez pas !

FITZ-ONNALL.

J’ai l’ordre du roi. Arrière !

FANFAN.

Vous ne passerez pas, moi vivant !

La porte s’ouvre, Guillemette paraît.

GUILLEMETTE.

Fanfan !

FANFAN, se retournant, éperdu.

Guillemette !

GUILLEMETTE.

Je ne suis qu’une pauvre fille, et ma réputation ne vaut pas qu’on donne pour moi sa vie.

FANFAN.

Oh ! merci, mon enfant !

GUILLEMETTE, bas et vite à Fanfan.

Madame de Pompadour est avec mademoiselle Blanche sur la route de Paris !

LE MARÉCHAL DE SAXE.

Dans quinze jours, messieurs, nous assisterons à la fête où nous a invités madame de Pompadour. Dès à présent, la bataille de Lawfeld est gagnée !

TOUS.

Vive le maréchal de Saxe !

 

 

ACTE VII

 

Le parc de Choisy. Grand escalier et terrasse à droite, bassins, statues, un Faune de marbre. Fête de jour déguisée ; costumes de la Comédie-Italienne et des Fêtes galantes de Watteau. Musique derrière les arbres.

 

 

Scène première

 

Groupes et couples dispersés çà et là, se promenant ou à demi étendus sur les gazons, à droite, QUESNAY, BOUCHER et SOUVRÉ, causant, à quelques pas de là, MADAME DE SOUVRÉ, coquetant avec un Arlequin, RAMPONNEAU, en valet de comédie, jaune et lie-de-vin, GUILLEMETTE, en bouquetière, passent successivement MAUREPAS et FITZ-ONNALL, MADAME DE POMPADOUR et LE MARÉCHAL DE SAXE, ANGÉLUS et BLANCHE

 

RAMPONNEAU.

Près de lui, deux négrillons présentent des plateaux.

Des sorbets, seigneurs, ou du vin ? Du vin de Chypre ou de Constance ?

GUILLEMETTE.

Un page asiatique à côté d’elle tient des fleurs.

Des bouquets, mes belles dames, de jolis bouquets amoureux.

SOUVRÉ.

Ah ! voilà une fête divinement royale, mon cher Quesnay !

QUESNAY.

Quesnay ! où est-il Quesnay ? – Comment ! j’ai le bonheur de respirer, un moment, dans un monde adorablement étranger au véritable, et d’oublier la vie, ce qui est la seule manière de s’en consoler, – et vous me venez tirer par la manche pour me réveiller en sursaut ! Sachez qu’ici, de par la fantaisie de ce gentil peintre,

Désignant Boucher.

je m’appelle le docteur Baloardo.

BOUCHER, riant, à Souvré.

Sans doute, de même que vous êtes, vous, Cassandre, et que voilà Colombine avec Arlequin.

Il montre madame de Souvré avec d’Agénois.

SOUVRÉ.

Hé ! non pas ! Madame de Souvré, où donc allez-vous avec Monsieur d’Agénois ? J’ai un mot à dire à deux pas, mais venez me rejoindre au bassin de Jupiter, vous savez, là où il y a trois gros arbres ?

MADAME DE SOUVRÉ.

Eh bien, c’est convenu, attendez-moi sous l’orme.

Elle sort avec d’Agénois.

Entrent par la droite Maurepas, en cavalier vénitien, avec l’épée, et Fitz-Onnall, en Crispin de la Comédie-Italienne, drap noir à raies de soie, bas de soie, étroit ceinturon noir, l’épée. Tous deux portent le demi-masque.

MAUREPAS.

Oh ! baronnet, éloignons-nous de la foule et du bruit. Madame de Pompadour m’a fait avertir qu’elle avait à me parler, et je suis venu pour n’avoir pas l’air de la fuir, mais non pour orner son triomphe.

FITZ-ONNALL.

Il me semble que vous convenez trop facilement de ce triomphe, Monsieur le comte. Pour moi, je veux qu’on ne puisse dire que je suis vaincu que quand je serai mort. Il y a peut-être ici quelqu’un qui se croit mon vainqueur ; alors c’est à lui de prendre garde !

MAUREPAS.

La défaite, pourtant, peut avoir sa fierté...

Ils sortent.

Entrent par te fond le Maréchal de Saxe, tenant par la main Madame de Pompadour, en costume d’Armide des opéras du temps.

LE MARÉCHAL DE SAXE.

Madame la marquise a beau dire, au milieu de tous ces enchantements, mon habit de soldat fait tache dans les jardins d’Armide.

MADAME DE POMPADOUR.

Vous oubliez, Monsieur le maréchal, que vous êtes, dans toute l’acception du mot, le héros de la fête. Vous pouvez bien vous résigner pour une fois au rôle de spectateur, après nous avoir donné si souvent de si grands spectacles !

LE MARÉCHAL DE SAXE.

Ah ! madame, vous me gâtez !

MADAME DE POMPADOUR.

Avouez que vous ne me le rendez guère ! Vous savez quelque chose qui m’intéresse sur le compte de ce baronnet, mon plus cruel ennemi, et vous ne me laissez même pas deviner votre secret !

LE MARÉCHAL DE SAXE.

Patience ! vous le saurez. À cause de vous, j’ai bien patienté, moi, pour agir...

Ils passent.

Entrent Angélus, en pèlerin de Cythère, coquilles et bourdon, et Blanche, en Phœbé-rococo, robe du gaze bleue à étoiles d’argent.

BLANCHE.

Je suis la silencieuse Phœbé ; il ne faut pas m’en vouloir si mes paroles s’enveloppent d’ombre et de mystère.

ANGÉLUS.

Oh ! j’ai trop souffert pour avoir voulu agir, pour avoir voulu douter ! Vous et madame de Pompadour, vous daignez me diriger ; je laisse faire les fées. Sur un mot de vous, – qui d’ailleurs s’accordait avec le conseil secret de mon cœur, – j’ai évité de revoir Fanfan ; sur un signe, me voici à cette fête. Je vous contemple, je vous écoute, j’ai votre sourire et votre regard, les deux langages célestes qui peuvent parler quand les lèvres doivent se taire, – tout est bien ! et je veux, sans raisonner, me laisser aller à l’heure présente, à là douceur de ce que j’éprouve et à ce charme même de l’inconnu, comme à la musique invisible qui pénètre l’air autour de nous...

Ils passent.

GUILLEMETTE, distraite et l’œil au guet, à Ramponneau,

...Oui, Madame de Pompadour, qui maintenant me protège, m’a chargée de mettre partout des fleurs dans la fête...

RAMPONNEAU.

Et moi, je suis entré avec les gens de Monsieur le maréchal de Saxe, qui va sans doute avoir besoin de moi, – et, de moi-même, je me suis dévoué au service des vins. – Mais vous avez l’air d’attendre quelqu’un, Guillemette ?

GUILLEMETTE.

Hein ? si c’était le baronnet ?

RAMPONNEAU, avec effroi.

Le baronnet !

Se remettant.

Bah ! j’ai un faux nez dans ma poche. Et puis, le Maréchal est là. – Ah ! Guillemette, quel bon conseil vous m’avez donné de me réfugier à ses pieds ! vous m’avez sauvé la vie ! Aussi, je vous l’offre toujours, ma vie. Oui, malgré cette histoire du moulin de Lawfeld, je...

GUILLEMETTE.

Je vous remercie, Monsieur Ramponneau ; mais ces dettes-là, voyez-vous, il n’y a que celui qui les doit qui peut les payer.

Elle remonte, toujours guettant.

RAMPONNEAU.

Mais, vous ne savez pas, Guillemette ? je vais avoir ma guinguette ; le Tambour royal est à moi !

GUILLEMETTE, à elle-même, suivant des yeux un Pierrot qui passe.

Ah ! Est-ce que ce n’est pas là Fanfan ?

RAMPONNEAU.

Guillemette, écoutez donc...

GUILLEMETTE.

Eh ! oui, ce doit être lui !

Haut.

Dieu du ciel ! Ramponneau, le baronnet !

RAMPONNEAU.

Oh ! mon faux nez ! Non, ça ne me dissimule pas assez ! Ah ! négrillon, un verre d’eau !

Il se sauve.

 

 

Scène II

 

GUILLEMETTE, FANFAN, en Pierrot-Watteau, avec un sabre de bois blanc et une cocarde de papier

 

GUILLEMETTE, le guignant.

Appelons-le... Fanfan !

Fanfan cherche à s’esquiver.

Il ne répond pas, C’est lui !

Elle le poursuit. Il se réfugie, derrière le Faune de marbre. Elle l’y rejoint ; la statue est entre eux.

Fanfan !

FANFAN, le doigt sur les lèvres.

Chut !

GUILLEMETTE.

Qu’est-ce que vous faites donc là ?

FANFAN.

Je me cache.

GUILLEMETTE.

Et de qui ?

FANFAN.

De tous ceux qui me connaissent.

GUILLEMETTE.

Oh ! vous avez plutôt l’air de chercher quelqu’un !

FANFAN.

Oui, le baronnet. Tu ne l’as point vu ?

GUILLEMETTE.

Pas encore.

FANFAN.

Ma petite Guillemette, tâche donc de me le découvrir.

GUILLEMETTE.

Qu’est-ce que vous lui voulez ? Pourquoi n’allez-vous pas chez lui ?

FANFAN.

Pour qu’il m’échappe ! pour qu’il m’escamote !

GUILLEMETTE.

Mais, dans cette fête, vous ne pourrez pas lui parler, devant tous ces seigneurs, devant Monsieur de Maurepas ?

FANFAN.

Devant toute la cour ! devant toute la terre ! – J’ai mon idée.

GUILLEMETTE.

Oh ! quelque idée terrible ! Je veux la savoir. Fanfan, dites-la-moi.

FANFAN.

Oui, plus tard. Mais cherche-le-moi d’abord.

GUILLEMETTE.

Ah ! Fanfan, ce n’est pas bien ! Moi, sans y regarder, je vous ai fié ma vie, mon renom d’honnêteté, jusqu’à la tranquillité d’âme du vieux grand-père... Et vous êtes si secret pour moi ! Ah ! vous comptez par trop sur ma bonté d’âme, aussi !

FANFAN.

Eh bien, oui ! eh bien, oui ! j’y compte ! et j’en use et j’en abuse ! Mais si je veux, moi, t’en demander plus, afin d’en avoir plus à te rendre !

GUILLEMETTE.

Ah ! câlin, quand vous me parlez si doux !

FANFAN, la conduisant dehors.

Va, petiote ! va seulement donner un coup d’œil là, sur la terrasse.

Guillemette hausse les épaules en riant et sort.

 

 

Scène III

 

FANFAN, BLANCHE, puis MADAME DE POMPADOUR et GUILLEMETTE

 

FANFAN, à lui-même.

Et moi, je vas voir un peu par-là...

Il remonte vers la gauche et heurte Blanche, qui entre.

Madame de la Tour-d’Avon !

BLANCHE.

Vous !

FANFAN.

Chut ! ne faites pas semblant de me connaître ! Je cherche quelqu’un.

BLANCHE.

Monsieur Angélus, peut-être ? Eh bien ! vous le trouverez de ce côté.

FANFAN.

Merci !

BLANCHE.

Où allez-vous donc ?

FANFAN.

Du côté opposé.

Il s’échappe vers la terrasse du fond.

GUILLEMETTE, qui en redescend.

Je ne l’ai pas vu !

FANFAN.

Bon ! Guillemette !...

Il allonge le pas vers la droite, madame de Pompadour en arrive.

Madame de Pompadour !

Il tourne autour du Faune. La marquise l’aperçoit, le suit, l’attrape par l’oreille.

Oh ! là ! la !

MADAME DE POMPADOUR.

Bonjour, mon ami Pierrot !

FANFAN, entre les trois femmes.

Oh ! miséricorde ! dans quel guêpier t’es-tu fourré, mon doux Pierrot ? À genoux, grand malandrin ! te voilà pris tout juste entre les trois personnes qui ont créance sur toi, triple gueux ! et qui peuvent demander des comptes, l’une au marquis de la Tour-d’Avon, l’autre à Fanfan la Tulipe, l’autre...

MADAME DE POMPADOUR, l’interrompant.

C’est vrai, au moins, que vous seriez le plus scélérat des hommes... si heureusement vous n’en étiez le meilleur !

BLANCHE.

Le plus dévoué !

FANFAN.

Pardine ! je n’ai que ça à faire ! – Alors, madame, vous croyez que je vas pouvoir me tirer du pas difficile où je suis ?

MADAME DE POMPADOUR, riant.

Oui, je le crois.

FANFAN.

En m’exécutant sans barguigner, pas vrai ? en restituant fidèlement tout ce que je détiens encore et qui ne m’appartient pas ? Car titre, nom, habit, je n’ai autant dire rien à moi ici rien ni personne, pas même moi-même ! Et il se fait grand temps, n’est-ce pas ? que je débarrasse de moi le monde, et que je vous rende,

À Blanche.

vous, à votre bonheur, l’enfant de ma mère-nourrice à son honneur, et vous, madame la marquise, à votre victoire et à votre puissance.

MADAME DE POMPADOUR, avec mélancolie.

Oui, vous avez raison ! je suis victorieuse, en effet, et victoire oblige ! me revoilà toute-puissante, et j’appartiens et je dois obéir à ma toute-puissance !...

À Guillemette.

Avancez donc, ma bonne petite ! vous n’étiez pas si timide au moulin de Lawfeld, quand il s’agissait de me tirer de péril ! Croyez-vous que je sois une ingrate ? Non ! Seulement, je ne veux pas vous le dissimuler, – toute-puissante comme nous disons que je le suis, – dans les choses du cœur je me trouve bien pauvre. Aussi, mes amis, vous qui de ce côté-là êtes riches, il faut que vous m’aidiez l’un et l’autre à m’acquitter envers tous deux. – Guillemette, voilà un brave garçon à qui je dois beaucoup, je vous charge de le rendre heureux. Ami, vous savez ce que je dois à cette chère enfant-là, je vous charge de la rendre heureuse.

FANFAN.

C’est cela, madame, et j’oublierai ?...

MADAME DE POMPADOUR.

Oublier ! pourquoi oublieriez-vous ? Je ne veux rien oublier, moi ! J’ai respiré un jour un peu de vérité ; je ne connaissais qui ; la triste joie qui consiste à être enviée, j’ai goûté une fois à la joie vraiment douce : être aimée ! Quand tout nous sépare je ne me séparerai pas du moins de ce souvenir.

FANFAN.

Ni moi du souvenir de mon rêve !...

Son regard s’arrête sur l’allée de gauche.

Ah ! le voilà !...

MADAME DE POMPADOUR.

Qu’est-ce donc ?

GUILLEMETTE.

Oh ! madame !...

FANFAN.

Tais-toi !

Il s’élance dehors par la gauche.

GUILLEMETTE.

Non ! tant pis ! je parle ! – Madame, Fanfan n’a qu’une idée, c’est de s’attaquer seul au baronnet !

BLANCHE.

Oui, madame, oui !

MADAME DE POMPADOUR.

Seul ! et pourquoi pas en ma présence, comme nous en étions convenus ?

GUILLEMETTE.

Ah ! je ne sais pas ce qu’il lui veut, mais j’ai peur !

MADAME DE POMPADOUR.

Allez ! rentrez dans la fête ! Et rassurez-vous, je reste !

Blanche et Guillemette sortent, tout émues, par la droite.

 

 

Scène IV

 

MADAME DE POMPADOUR, FITZ-ONNALL, MAUREPAS, puis FANFAN

 

MAUREPAS, saluant.

Madame ! je vous cherchais.

MADAME DE POMPADOUR.

Je vous attendais, Monsieur. Vous avez envoyé hier votre démission au roi ?

MAUREPAS.

Oui, madame, et je ne suis venu que pour savoir de vous si elle est acceptée.

MADAME DE POMPADOUR.

Nous nous sommes fait une guerre acharnée, Monsieur le comte ; mais je vous tiens néanmoins pour un vrai gentilhomme. Je veux bien vous renverser du pouvoir, je ne voudrais pas toucher à votre honneur. J’ai donc prié le roi de garder votre démission secrète, jusqu’à ce que vous ayez pu vous séparer, publiquement et avec éclat, de l’homme que je vois encore à votre côté.

FITZ-ONNALL.

Madame !

MAUREPAS, le rassurant du geste.

Puisque madame la marquise m’estime pour un gentilhomme, elle doit savoir qu’un gentilhomme ne renie pas plus ses alliés dans la mauvaise que dans la bonne fortune, et, tant qu’il ne me sera pas démontré que Monsieur de Fitz-Onnall est indigne de moi...

FANFAN, reparaissant au fond.

Mais c’est là ce qu’avec la permission de Monsieur le comte, je pourrais essayer de lui démontrer, moi !

FITZ-ONNALL, avec colère et joie.

Vous ! Ah ! je l’ai enfin, l’adversaire que je voulais !

FANFAN.

Votre adversaire, oh ! oui, pour sûr ! Mais celui que vous vouliez, c’est une autre affaire !

FITZ-ONNALL.

Finissons-en avec les paroles, et tâchez de donner des preuves !

FANFAN.

Des preuves ? oh ! c’est vous qui m’en fournirez, j’espère ! car vous me croyez toujours aveugle, mais c’est vous, Monsieur, qui l’êtes ! Oui, par deux fois, cousin, tu t’es trompé sur mon compte. Tu avais besoin, pour t’emparer d’un héritage, de supposer un héritier facile à supprimer ensuite, – et tu m’as pris au hasard, moi créature de Dieu, pour ton mannequin ; tu m’as mis aux mains ces titres et ces richesses, comme des joujoux qu’on prête à un enfant inoffensif... Mais j’étais un homme, et je m’en suis fait des armes ! Ç’a été là, Monsieur, votre première erreur.

FITZ-ONNALL.

Vous oubliez que vous-même, en présence de Monsieur de Maurepas, vous avez montré le gage matériel qui constatait votre droit !

FANFAN.

Oui, parce que j’avais surpris votre complot ! et parce que je voulais, pour préserver une tête autrement chère que la mienne, attirer sur moi seul vos embûches. Mais ce chapelet, je n’en étais que le dépositaire ; celui à qui il appartient réellement, le véritable héritier des la Tour-d’Avon, – un acte authentique en fera foi, – c’est mon ami d’enfance, c’est Angélus ! Ç’a été là, baronnet, votre seconde méprise !

MAUREPAS.

Qu’est-ce à dire ?

FITZ-ONNALL.

Imposture grossière, Monsieur le comte !

MADAME DE POMPADOUR.

Non ! c’est la vérité, et je l’atteste !

FITZ-ONNALL.

Parce que cet homme affirme qu’il nous a menti il y a un mois, cela ne prouve pas pourtant qu’il ne nous ment pas à présent !

MADAME DE POMPADOUR, fièrement.

J’ai dit que c’était la vérité !

FANFAN.

Ah ! je crois, madame, qu’il ose parler d’imposture devant moi et à moi ! Mais quand on vous dit qu’on suivait à mesure et à la trace toutes vos menées ! vous n’avez pas ouvert sous mes pas un seul piège que je n’aie vu votre bras !

FITZ-ONNALL, les dents serrées.

Oh ! ne me poussez pas à bout !

MADAME DE POMPADOUR, à Fanfan.

Oui, calmez-vous ! prenez garde !

FANFAN.

Ah ! pardonnez-moi, madame ! mais quand je le vois, quand je l’entends, toutes mes indignations et toutes mes douleurs passées se remettent à bouillonner et à saigner en moi ! Songez donc ! il a failli me faire battre avec Angélus ! il a failli causer par moi votre déshonneur ! Ah ! Monsieur le comte, si vous saviez ce qu’il m’a fait souffrir ! Ai-je assez souffert, voyons, madame ! Et lui, il riait ! Quand on n’a pas d’âme, on ne suppose une âme à personne ! et il est étranger à tout sentiment comme à toute patrie ! il n’est d’aucune race et d’aucune croyance ! il n’a pas un brin d’humanité dans le sang, et pas un brin de France dans le cœur !

FITZ-ONNALL, tirant son épée.

Ah ! c’est trop ! Et, puisque tu te dis un manant, je vais te châtier comme un manant !

FANFAN.

Oui, parce que vous ne me voyez au côté qu’une épée de bois ! mais Monsieur de Maurepas me fera l’honneur de me prêter la sienne !

Il saisit l’épée de Maurepas, la tire rapidement du fourreau, et engage le combat avec Fitz-Onnall.

MAUREPAS.

Messieurs ! messieurs !...

MADAME DE POMPADOUR.

Ah ! arrêtez ! Séparez-les ! – Au secours ! À moi ! du monde !

Elle court éperdue, appelant, faisant signe au loin, montrant d’une main frémissante le duel à ceux qui arrivent.

FITZ-ONNALL, laissant tomber son épée.

Ah !

FANFAN, abaissant la sienne.

Blesse ?

MAUREPAS, s’approchant.

À la main droite.

FITZ-ONNALL.

Mais je peux encore tenir mon épée !

Jetant un cri de douleur.

Non ! impossible !... Ah ! de l’autre main !

Il saisit son épée de la main gauche.

FANFAN, au premier engagement.

Hé ! vous ne pouvez pas parer ! et je ne suis pas, moi, de ceux qui assassinent !

Il fait sauter l’épée du baronnet.

 

 

Scène V

 

MADAME DE POMPADOUR, FITZ-ONNALL, MAUREPAS, FANFAN, LE MARÉCHAL DE SAXE, ANGÉLUS, QUESNAY, SOUVRÉ, BOUCHER, RAMPONNEAU, BLANCHE, GUILLEMETTETOUS LES GENS DE LA FÊTE

 

FITZ-ONNALL, furieux.

Ah !... Monsieur le maréchal ! venez, pour être juge. Mon adversaire, que voici, essayait tout à l’heure de soutenir que le véritable marquis de la Tour-d’Avon était son ami Angélus. Mais à présent qu’il réponde : Convient-il que le marquis n’est autre que lui-même ? alors un gentilhomme a blessé un gentilhomme, il n’y a rien à dire. Mais s’appelle-t-il réellement Fanfan la Tulipe ! alors il ne serait plus qu’un soldat qui aurait blessé son chef, et je réclamerais justice !

LE MARÉCHAL DE SAXE.

Vous réclameriez sa mort, car la guerre n’étant pas terminée, sa condamnation serait certaine.

MADAME DE POMPADOUR, s’élançant vers Fanfan.

Oui, le roi, le roi lui-même ne pourrait vous faire grâce !

ANGÉLUS.

Ami, tu es le marquis de la Tour-d’Avon, entends-tu ! il faut que tu sois le marquis de la Tour-d’Avon !

FANFAN, à Fitz-Onnall.

Je vous le disais bien, Monsieur, que vous alliez me fournir des preuves. Maintenant, Monsieur de Maurepas, vous connaissez votre ami ! – Angélus, reconnais le tien. – En présence de la mort, j’affirme que voilà le marquis de la Tour-d’Avon. Et moi, je suis l’enfant trouvé, le paysan, le soldat ; je suis Fanfan la Tulipe !

ANGÉLUS, se jetant dans ses bras.

Ah ! mon frère !

LE MARÉCHAL DE SAXE.

Soldat Fanfan la Tulipe, vous comparaîtrez après-demain devant le conseil de guerre...

FITZ-ONNALL, à part.

Il est perdu !

LE MARÉCHAL DE SAXE.

Et vous, Monsieur de Fitz-Onnall, vous y comparaîtrez de main.

FITZ-ONNALL.

Moi ! et pourquoi ?

LE MARÉCHAL DE SAXE.

Il s’agit de bien établir.jue l’accusé est un soldat qui a blessé son chef.

FITZ-ONNALL.

Il vient d’avouer qu’il n’est qu’un soldat.

LE MARÉCHAL DE SAXE.

Oui, mais si vous déjà vous n’étiez plus son chef, par hasard ?

FITZ-ONNALL.

Que veut dire Monsieur le maréchal ?

LE MARÉCHAL DE SAXE.

J’ai entre les mains, Monsieur, un billet écrit de votre main, scellé de voire cachet, adressé au duc de Cumberland, et portant ces mois : « Avis sur votre partie d’échecs : Le Roi vous échappe, mais on pourra prendre la Dame ; la Tour ne sera pas défendue... » Et je conclus : Il n’y aura pas lieu de condamner le soldat pour avoir blessé sou chef, si son chef a été dégradé la veille.

FITZ-ONNALL.

Ah ! le misérable qui m’a livré...

RAMPONNEAU.

Oh ! le roi pourra me faire grâce, à moi !

MAUREPAS.

Monsieur de Fitz-Onnall, rendez votre épée.

FITZ-ONNALL, avec audace.

C’est bien ! J’ai joué, j’ai perdu, je paierai.

Il sort, emmené par un officier.

LE MARÉCHAL DE SAXE.

Vous, Fanfan la Tulipe, vous repartez avec moi pour l’armée. Et, voyons, nous disons que vous étiez colonel ; eh bien, je vous fais... maréchal-des-logis.

FANFAN.

Ah ! voilà donc de l’avancement ! – Mais, mon maréchal, sans être trop curieux, quand croyez-vous que la guerre sera finie ?

LE MARÉCHAL DE SAXE.

Quand nous aurons pris Maëstricht, dans six mois.

FANFAN, à Guillemette.

Petiote ! tu n’as plus que six mois pour grandir !

MADAME DE POMPADOUR.

Allez ! elle est déjà à la hauteur de votre cœur !

FANFAN, à Guillemette et à Angélus.

Au revoir donc, mon ami, ma femme !

À madame de Pompadour.

Adieu, madame !

Au maréchal de Saxe.

Avec vous, mon maréchal, en avant !


[1] Ancienne chanson normande. Recueil de Monsieur Wekerlin.

[2] Voyez Journal de Barbier, tome IV, page 250.

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