Fanfan et Colas (DE BEAUNOIR)

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à paris sur le Théâtre Italien le 7 septembre 1784.

 

Personnages

 

MADAME DE FIERVAL

FANFAN, fils de Madame de Fierval

MONSIEUR L’ABBÉ, précepteur de Fanfan

PERRETTE, nourrice de Fanfan

COLAS, fils de Perrette

MADEMOISELLE DUMONT, femme de chambre

LA FLEUR, valet de Madame de Fierval

BLAISE, jardinier de Madame de Fierval

 

La Scène se passe dans la Maison de Campagne de Madame de Fierval.

 

Le Théâtre représente un Cabinet d’étude donnant sur un Jardin. Au lever de la toile Madame de Fierval est occupée à broder au tambour : l’Abbé est à son bureau, et Mademoiselle Dumont travaille au fond du Théâtre.

 

 

Scène première

 

MADAME DE FIERVAL, L’ABBÉ, MADEMOISELLE DUMONT

 

L’ABBÉ.

Non, Madame, non : je ne reste pas un jour de plus ici.

MADAME DE FIERVAL.

Mais, Monsieur l’Abbé...

L’ABBÉ.

C’est un parti pris, Madame : je suis las de perdre inutilement mes soins et mes peines auprès de Monsieur Fanfan, et de ne recueillir d’autres fruits de mes travaux, que le chagrin de les voir méprisés.

MADAME DE FIERVAL.

Un peu de patience encore...

L’ABBÉ.

Il en a trop abusé, Madame. Quel honneur voulez-vous que me fasse son éducation ? De tous les états, le plus noble peut-être est celui de Précepteur ; et c’est aujourd’hui le plus ingrat. Notre élève profite-t-il de nos leçons, tous les éloges font pour lui : c’est à ses heureuses dispositions, à son naturel charmant, qu’il doit le développement de tous les talents. Est-il au contraire méchant ? Son esprit lourd ou tardif refuse-t-il de s’ouvrir à la lumière ? C’est son Précepteur qu’on accuse de son ignorance ; c’est à lui seul qu’on impute tous ses défauts.

MADAME DE FIERVAL.

Pouvez-vous me taxer d’une pareille injustice ? Qui mieux que moi sut apprécier vos bontés pour mon fils ? Je vous l’ai confié, non comme à un Précepteur, mais comme à un ami ; songez que lorsqu’il perdit son père, vous me promîtes de lui en tenir lieu. Voulez-vous donc laisser votre ouvrage imparfait ? Il a de l’esprit, un bon cœur...

L’ABBÉ.

Non, Madame, ne vous abusez pas, son cœur se gâte, son caractère s’aigrit, rien ne peut le briser; il est orgueilleux, vain, méchant...

MADAME DE FIERVAL.

Méchant ?

L’ABBÉ.

Oui, Madame ; ne traite-t-il pas vos domestiques comme des esclaves ? Ne se fait-il pas détester de tout le monde ?

MADAME DE FIERVAL.

Vous le jugez trop sévèrement, Monsieur : mon fils est jeune ; il a de la fierté dans le caractère, il est vrai ; mais cette fierté même vous avait fait concevoir l’espoir flatteur d’en faire un jour un homme.

L’ABBÉ.

Et peut-être aurais-je réussi, sans vous.

MADAME DE FIERVAL.

Sans moi ?

L’ABBÉ.

Oui, Madame. Voulez-vous que je vous parle franchement ?

MADAME DE FIERVAL.

Vous m’obligerez.

L’ABBÉ.

Eh bien ! Madame, c’est vous qui lui faites perdre tout le fruit de mes leçons ; c’est vous enfin qui le gâtez, puisqu’il faut vous le dire.  

MADAME DE FIERVAL.

Moi, Monsieur l’Abbé ! J’avoue que j’ai peut-être trop de faible pour lui, mais que ce faible est par donnable ! Songez qu’il est le seul fruit d’un hymen que le plus tendre amour avait formé : songez qu’il me retrace tous les traits chéris d’un Époux que la mort m’enleva au bout d’un an de l’union la plus heureuse : comment voulez-vous que j’aie la force de le chagriner ?

L’ABBÉ.

Éloignez-le donc de vous.

MADAME DE FIERVAL.

Impossible, Monsieur l’Abbé, impossible ; mais je vais un instant m’armer de fermeté, et lui déclarer que je vous remets toute mon autorité, tous mes droits sur lui. Vous serez contente de moi.

L’ABBÉ.

Ce n’est pas de vous dont je me plains.

 

 

Scène II

 

MADAME DE FIERVAL, L’ABBÉ, MADEMOISELLE DUMONT, LA FLEUR

 

MADAME DE FIERVAL.

La Fleur ?...

LA FLEUR.

Que veut Madame ?

MADAME DE FIERVAL.

Où est mon fils ?

LA FLEUR.

Je n’en sais rien, Madame.

MADAME DE FIERVAL, étonnée.

Comment, vous n’en savez rien ?

LA FLEUR.

Non, Madame, après avoir pris ce matin sa leçon de danse, il m’a fait recommencer trois fois sa toilette, trois fois il a changé d’habits ; et pour me remercier de mes peines, il m’a gratifié d’une paire de soufflets, et s’est enfui en riant.

L’ABBÉ.

Vous voyez comme il traite vos domestiques.

MADAME DE FIERVAL.

Légèreté, étourderie...

À la Fleur.

Cherchez-le, et me l’amenez.

LA FLEUR.

Et s’il ne veut pas venir ?

MADAME DE FIERVAL.

Vous lui direz que c’est la mère qui le demande, allez...

 

 

Scène III

 

MADAME DE FIERVAL, L’ABBÉ, MADEMOISELLE DUMONT, LA FLEUR, BLAISE

 

LA FLEUR, à Blaise qui entre.

Où le trouver ? L’as-tu vu, toi ?

BLAISE.

Qui ?

LA FLEUR.

Monsieur Fanfan.

BLAISE.

Oui, je l’ons vu, et que trop de par tous les Diables ; il viant de nous chasser de not’ jardin.

LA FLEUR.

Est-ce qu’il y est ?

BLAISE.

Et qui le r’torne d’la bonne manière.

MADAME DE FIERVAL, à la Fleur.

Allez le chercher.

 

 

Scène IV

 

MADAME DE FIERVAL, BLAISE, MADEMOISELLE DUMONT, L’ABBÉ

 

BLAISE, tournant son chapeau dans ses mains.

Madame...

MADAME DE FIERVAL.

Eh bien ! Blaise, qu’y a-t-il ?

BLAISE.

J’sis vot’ Jardinier, n’est-y pas vrai ?

MADAME DE FIERVAL.

Oui, Blaise.

BLAISE.

Je vous ons toujours bian sarvi ?

MADAME DE FIERVAL.

Je n’ai qu’à me louer de toi.

BLAISE.

Vous nous avez toujours ben nourri, ben payés.

MADAME DE FIERVAL.

Je le crois.

BLAISE.

Vous nous avais même gracieuse queuque fois, c’qui nous fesait pus de plaisir encore q’vot argent ; parce que vous nous deviais l’un, et que vous nous baillais l’aut’ gratis.

MADAME DE FIERVAL.

Eh bien ! Blaise ?

BLAISE.

Eh bien ! Madame, j’allons vous affliger.

MADAME DE FIERVAL.

M’affliger ?

BLAISE.

Oui, Madame, c’est bien malgré nous, en vérité ; car je serons certainement pus fâché qu’vous ; mais faut qu’ça soit comme ça.

MADAME DE FIERVAL.

Explique-toi.

BLAISE.

C’est que j’voudrions vous torner ça d’façon qu’ça n’vous fit pas trop de peine.

MADAME DE FIERVAL.

De quoi s’agit-il donc enfin ?

BLAISE.

Vous êtes bonne Maîtresse, j’sommes bon Jardinier ; je travaillons comme quatre, vous nous payais ben ; vous êtes contente de nous, j’sommes ytou contents d’vous ; eh ben, Madame, faut nous quitter.

MADAME DE FIERVAL.

Comment ! Blaise ? Nous quitter ?

BLAISE, poussant un gros soupir.

Oui, Madame, j’v’nons vous demander not’ compte... V’là le grand mot lâchais.

MADAME DE FIERVAL.

Ton compte ?

BLAISE.

Je savions ben qu’ça vous fâcherait, et ça nous fâche encore pus ; mais faut qu’ça soit comme ça encore eune fois ; je l’ons boutais là.

MADAME DE FIERVAL.

Comment, mon garçon, tu veux donc t’en aller ?

BLAISE.

Oui, Madame.

MADAME DE FIERVAL.

Et pourquoi ?

BLAISE.

J’ons des raisons.

MADAME DE FIERVAL.

Peux-tu te plaindre de moi ?

BLAISE.

Non, par ma si, faudrait que j’fussions ben difficile ; vous êtes la bonté, la générosité en parsonne ; vous n’êtes pas fiare vous, ni grondeuse, ni maltraiteuse, mais tout le monde ne vous ressemble pas.

MADAME DE FIERVAL.

Est-ce que mes gens te tracassent ?

BLAISE.

Nennin : les Valets ne sont insolents que quand leux maîtres ne valont rian.

MADAME DE FIERVAL.

De quoi te plains-tu donc ?

BLAISE.

Puisque je nous sommes expliquais, j’ons la parole pus libre. Acoutais donc ; sans être glorieux, on aime à s’faire honneur de son ouvrage : on n’veut pas passer pour un ignorant, pour un paresseux : on a un jardin, c’est pour en avoir foin, c’est pour qu’on dise comme ça : parguienne v’là un jardin ben propre, un potager ben tenu, des arbres ben soignés ; n’est-y pas vrai, Madame ?

MADAME DE FIERVAL.

Est-ce que je te refuse quelque chose ?

BLAISE.

Encore eune fois, j’sommes contents de vous, vous ne nous laissais manquer ni d’outils, ni de fumier, ni de plans, ni de graines, ni même de journaliers, quand je vous en d’mandons, ce que j’faisons s’tapendant que l’pus rarement possible ; mais j’enrageons de voir que nous pardons tous deux, vous votre argent, et nous nos peines, qui valont mieux encore.

MADAME DE FIERVAL.

Comment cela ?

BLAISE.

Et v’là ce que j’savons, et ce que vous n’savais pas.

MADAME DE FIERVAL.

Veux-tu me l’apprendre ?

BLAISE.

Nous baillais-vous la permission ben complète d’vous parler à cœur déboutonnais.

MADAME DE FIERVAL.

Eh ! oui, pourvu que tu finisses.

BLAISE, poussant de gros soupirs.

J’achevons. Monsieur Fanfan

MADAME DE FIERVAL.

Monsieur Fanfan...

BLAISE.

C’est un guiable.

MADAME DE FIERVAL.

Qu’est-ce qu’il t’a donc fait ?

BLAISE.

Ce qu’il nous fait tous les jours : dix taupes, deux lièvres, quatre poules, vingt écoliers feriont moins de ravages dans not’jardin, en un an entier, que Monsieur Fanfan tout seul n’en fait en un jour : il culbute les planches, brise les cloches, casse les arbres, arrache les charmilles, ravage le potager, retorne le parterre, j’ny pouvons pus tenir ; et quand la patience nous échappe, car enfin l’on se sent queuques fois, quand je l’y disons : mais parguienne, Monsieur Fanfan, laissais-nous faire not’ ouvrage ; et si vous avais tant d’humeur de culbuter, de renverser, allais faire le guiable dans l’appartement de vot’ ch’mère ; allais faire enrager vot’ Abbais, ou ben Monsieur la Fleur, ou Manzelle Dumont, et laissais-nous planter nos choux. Savais-vous comme y nous répond, Madame, par de grands coups de gaule : ça n’est pas fort réjouissant, n’est-y pas vrai ?

L’ABBÉ.

Personne ne pourra bientôt plus vivre avec lui.

MADAME DE FIERVAL.

Petite espièglerie : tu as raison, mon pauvre Blaise, je n’entends pas que mon fils te tracasse, et encore moins qu’il te maltraite, et je vais, devant toi-même, lui défendre l’entrée de ton jardin.

BLAISE.

À la bonne heure : j’ly donnerons ben volontiers nos plus belles fleurs, j’ly baillerons même nos meilleurs fruits, mais tatiguoi qu’y n’y boute pas la main ; v’là tout ce que je l’y demandons.

MADAME DE FIERVAL.

Tu vas être content.

MADEMOISELLE DUMONT.

Madame, i j’osais, je vous dirais aussi.

MADAME DE FIERVAL.

En bien !

MADEMOISELLE DUMONT.

Que Monsieur Fanfan...

MADAME DE FIERVAL.

Monsieur Fanfan ! Qu’a-t-il fait encore ?

MADEMOISELLE DUMONT.

Ce matin il a fait en voler son serin, et il a tordu le col à ce pauvre Jacquot.

MADAME DE FIERVAL.

À mon perroquet ?

MADEMOISELLE DUMONT.

Oui, Madame.

L’ABBÉ.

Eh bien ! Madame, ceci n’est ni légèreté, ni espièglerie : c’est ; je crois, une méchanceté bien marquée.

MADEMOISELLE DUMONT.

À qui n’en fait-il pas tous les jours ?

BLAISE.

C’est pire qu’un Lucifer.

MADEMOISELLE DUMONT.

Tous les matins il culbute votre toilette, renverse vos poudres, répand vos essences, brouille mon ouvrage, me dit des sottises.

MADAME DE FIERVAL.

Pourquoi ne pas m’avertir !

MADEMOISELLE DUMONT.

Eh ! Madame, il finit toujours par avoir raison, et c’est moi seul qui suis grondée.

MADAME DE FIERVAL.

Restez ici ; vous allez voir si je lui donne toujours raison : qu’il recommence dix fois la toilette qu’il arrache quelques plantes, qu’il cueille quelques fleurs, qu’il brouille même votre ouvrage ; je ne vois rien là de noir ; mais... Hé bien ! la Fleur !

 

 

Scène V

 

MADAME DE FIERVAL, L’ABBÉ, MADEMOISELLE DUMONT, LA FLEUR, BLAISE

 

LA FLEUR, se frottant les jambes.

Il va venir, Madame.

MADAME DE FIERVAL.

Qu’avez-vous donc ?

LA FLEUR.

J’ai, Madame, que Monsieur Fanfan vient de me casser une baguette sur les jambes.

MADAME DE FIERVAL.

C’est donc un démon que cet enfant-là. Vous ne le corrigez donc jamais, Monsieur l’Abbé ?

L’ABBÉ.

Madame, ce n’est pas en le maltraitant qu’on adoucis un enfant.

MADAME DE FIERVAL.

Je suis outrée, Monsieur.

L’ABBÉ.

Modérez-vous, Madame ; ne passez pas trop subitement d’un excès de douceur à un excès de sévérité ; rien n’est plus dangereux, croyez-moi, que de reprendre les enfants avec colère.

MADAME DE FIERVAL.

Vous pouvez avoir raison, Monsieur ; mais je vais le traiter comme il le mérite.

BLAISE.

Grondez-le ben fort, mais le ne battez pas trop.

MADEMOISELLE DUMONT.

Le voici.

 

 

Scène VI

 

MADAME DE FIERVAL, L’ABBÉ, MADEMOISELLE DUMONT, LA FLEUR, BLAISE, FANFAN, superbement habillé, entre en sautant et va pour embrasser sa mère

 

FANFAN.

Vous me demandez, maman ? que vous êtes bonne ! que vous êtes belle !

MADAME DE FIERVAL.

Retirez-vous, Monsieur, je n’embrasse point un monstre.

FANFAN.

Un monstre ! moi, maman ! Qu’ai-je donc fait ?

MADAME DE FIERVAL.

Vous osez me le demander ! regardez Blaise, la Fleur, Mademoiselle Dumont.

FANFAN.

Est-ce qu’ils se plaignent de moi ?

MADAME DE FIERVAL.

Oui, Monsieur, ils s’en plaignent, et avec raison.

FANFAN.

Je vous jure, maman...

MADAME DE FIERVAL.

Prenez garde d’ajouter encore le mensonge à vos noirceurs.

FANFAN.

Mais, qu’ai-je donc fait, maman ? Que me reproche-t-on ?

MADAME DE FIERVAL.

Demandez à votre Bonne, à la Fleur, à Blaise.

FANFAN.

C’est donc toi, vilain Blaise, qui veut me faire perdre les bontés et le cœur de maman ? De quoi te plains-tu ?

BLAISE.

De ce que vous culbutais not jardin, de ce que vous arrachais tout, de ce que vous arrachais tout, de ce que, quand je vous faisons des remontrances honnêtes, vous nous baillez des coups de gaule en réponse à nos raisons.

FANFAN.

Ah ! maman, n’est-il pas cruel que je ne puisse jamais vous cueillir un bouquet, sans que ce butord ne vienne me crier : « Monsieur Fanfan, ne touchais pas à c’t’euillet, c’est zeune margotte. Monsieur Fanfan, laissais-là ste girofflais, je la gardons pour graine ; Monsieur Fanfan, ces roses-là garnissent les palissades. » Lassé de ses mauvaises raisons, je veux dorénavant faire éclore moi même les fleurs que je vous présenterai ; je choisis en conséquence un petit carré de terre, je le bêche, Blaise vient me crier : « Ah ! Monsieur Fanfan, qu’avais-vous fait ? J’avions semé-là de l’oignon ». Je prends un autre carré, je le retourne, Blaise vient encore me dire qu’il y a piqué de la salade, ou toute autre vilainie. Fais-je donc un si grand mal de travailler à la terre ? Ne m’avez vous pas dit vingt fois, Monsieur l’Abbé, que les hommes les plus respectables sont ceux qui la cultivent. Je ne suis pas encore bien savant dans le jardinage, Blaise me repousse avec tant de brutalité ; je puis bien, à la vérité, lui gâter quelque plante, faute de les connaître ; mais, maman, j’aurais tant de plaisir à vous présenter une rose que j’aurais fait naître, que j’aurais vu croître et s’épanouir fous ma main, que si Blaise pouvait lire dans le fond de mon cœur, il m’abandonnerait tout son jardin...

MADAME DE FIERVAL.

Vous êtes un brutal, Blaise.

BLAISE.

V’là comme vous nous rendais justice.

MADAME DE FIERVAL.

Songez que mon fils ne cherche qu’à s’instruire et que je trouve fort mauvais qu’on l’en empêche.

BLAISE.

N’ayez pas peut, Madame, drés que vous l’approuvais, il peut mettre tout sans dessus dessous, je ne sonnerons mot.

MADAME DE FIERVAL.

Mon fils, je veux bien vous pardonner de ravager son jardin ; mais comment vous excuserez vous d’avoir fait envoler mon serin.

FANFAN.

Vous en eussez fait autant que moi, maman. J’ai ouvert la cage au serin ; mais si vous l’eussiez vu pauvre petite tête contre les barreaux, il vous eût fait pitié : hélas, me suis-je dit, peut-être regrette-t-il la mère ; peut-être n’aspire-t-il après sa liberté que pour aller la caresser : et j’ai brisé son esclavage. Monsieur l’Abbé m’a si souvent répété que la sensibilité était la première des vertus.

MADAME DE FIERVAL.

Est-ce en avoir que de tordre le col à Jacquot ? Que vous avait-il fait ?

FANFAN.

Rien, maman, rien ; mais Jacquot a pincé jusqu’au sang ma Bonne qui lui présentait un biscuit ; elle a crie, les larmes lui sont venues aux yeux de douleur, et j’ai peut-être trop écouté un mouvement de colère, dont je n’ai pas été le maître ; mais j’en suis fâché, et je ne croyais pas que ce fut ma Bonne qui dût m’en faire un crime.

MADAME DE FIERVAL.

Vous êtes une ingrate, Mademoiselle.

MADEMOISELLE DUMONT.

Madame...

MADAME DE FIERVAL.

Taisez-vous.

À Fanfan.

Mais, mon ami pourquoi, lorsque la Fleur va te chercher de ma part, lui donnes-tu des coups de baguettes sur les jambes ?

FANFAN.

J’ai tort, maman : je venais de cueillir deux roses superbes pour vous ; elles étaient encore à terre, la Fleur, sans les voir, a marché dessus, les a écrasées, et je me suis oublié. Mais si je lui ai fait du mal, je lui en demande pardon.

MADAME DE FIERVAL.

C’est à lui de te le demander, mon ami. Je vous ordonne à tous trois de faire vos excuses à mon fils, sinon je vous chasse.

MADEMOISELLE DUMONT.

Comment, Madame...

MADAME DE FIERVAL.

Vous, toute la première, Mademoiselle ; j’entends qu’on respecte mon fils, qu’on lui obéisse comme à moi, et ceux à qui cela ne convient pas, peuvent sortir sur le champ.

BLAISE.

Ceci change tout ; pardon, Monsieur Fanfan, des coups de gaule que vous nous baillais si gentiment ; pardon du ravage que vous faites, et dans not’ jardin et dans not’ potager : culbutais, renversais, brisais tout, je vous dirons encore grand marci.

LA FLEUR.

Voulez-vous bien de même me pardonner vos petits mouvements de vivacité ?

FANFAN.

Maman, quoiqu’ils aient voulu me chagriner, ils vous sont attachés, pardonnez-leur.

MADAME DE FIERVAL.

C’est à ta prière seule. Voyez jusqu’où mon fils porte la douceur, ingrats que vous êtes : retirez vous, et songez qu’à la première plainte qu’il me fera, je vous renvoie aussitôt : sortez.

BLAISE, à la Fleur.

J’ons fait-là une belle corvée.

 

 

Scène VII

 

MADAME DE FIERVAL, FANFAN, L’ABBÉ

 

MADAME DE FIERVAL.

Tu le vois, mon fils, je ne veux pas que mes domestiques te manquent, mais j’exige aussi que tu les traites avec bonté : ce sont des hommes comme toi.

FANFAN.

Comme moi, maman ?

L’ABBÉ.

Oui, Monsieur, comme vous : ils n’ont pas vos richesses, ils ne doivent pas au hasard une naissance illustre ; mais ils peuvent avoir des talents des mœurs : apprenez que presque toujours la bure cache plus de vertus que l’or et la soie.

FANFAN.

Oui, Monsieur l’Abbé.

MADAME DE FIERVAL.

Tâche de te faire aimer de tout le monde.

FANFAN.

De tout le monde, maman ?

MADAME DE FIERVAL.

Oui, mon fils.

FANFAN.

Ah ! pourvu que maman m’aime, mon cœur est content.

MADAME DE FIERVAL.

Tu ne vivras pas toujours avec moi : les autres...

FANFAN.

Les autres sauront que je suis votre fils, ils me respecteront.

L’ABBÉ.

Le respect est bien moins doux, Monsieur, bien moins flatteur que la reconnaissance et l’amitié.

FANFAN, en ricanant.

Il parle comme un livre, mon cher Précepteur, n’est-il pas vrai, maman ?

MADAME DE FIERVAL.

Écoute, mon fils, si tu m’aimes, profite des ses leçons, de ses sages conseils. Tu lui dois plus qu’à moi ; je ne t’ai donné que le jour, et lui seul t’inspire des vertus, te donne des talents : je lui remets toute mon autorité, tous mes droits ; chéris-le comme un père.

FANFAN.

Je dois le respecter sans doute ; mais pour de l’amour, je ne puis lui en promettre.

MADAME DE FIERVAL.

Pourquoi donc, mon fils ?

FANFAN, lui baisant la main.

C’est que je l’ai donné tout à maman.

MADAME DE FIERVAL, l’embrassant avec la plus grande tendresse.

Le charmant enfant !...

À l’Abbé.

Condamnez-moi donc, si vous pouvez, de l’adorer.

Elle sort.

 

 

Scène VIII

 

FANFAN, L’ABBÉ

 

L’ABBÉ.

Vous feriez un ingrat, si vous pouviez chagriner une mère qui vous aime aussi tendrement.

FANFAN.

Je suis de votre avis, Monsieur l’Abbé.

L’ABBÉ.

Vous n’avez pas pris ce matin votre leçon d’écriture ?

FANFAN.

Non, Monsieur ; mon maître me déplaît : je ne connais personne d’aussi triste que lui.

L’ABBÉ.

Il n’est pas heureux : des revers qu’il n’a pas mérité, l’ont forcé de prendre cet état pour lequel il n’était pas né.

FANFAN.

Aussi ai-je voulu lui donner tout mes cachets à la fois, il n’en veut jamais prendre qu’un.

L’ABBÉ.

Je le reconnais-là ; et votre Maître de danse est-il venu ?

FANFAN.

Oui : oh ! pour celui-là, je l’aime à la folie : il est toujours gai, il me fait des contes : imaginez vous, Monsieur l’Abbé, qu’il contrefait tout le monde à s’y méprendre, Mademoiselle Dumont, Blaise, vous-même : c’est votre air grave et sérieux, votre marche lourde, votre ton froid ; c’est à mourir de rire, aussi ses leçons me paraissent-elles toujours trop courtes.

L’ABBÉ.

Ainsi vous préférez des leçons futiles, à des connaissances nécessaires.

FANFAN.

Je veux qu’on m’amuse.

L’ABBÉ.

Voulez-vous me rendre compte au moins de votre lecture de ce matin ?

FANFAN.

Je n’ai pas lu, Monsieur l’Abbé.

L’ABBÉ.

Vous n’avez pas lu !

FANFAN.

Non, Monsieur.

L’ABBÉ.

Et pourquoi, Monsieur ?

FANFAN.

Parce que le livre que vous m’avez donné m’ennuie, et que je n’y comprends rien.

L’ABBÉ.

Dites plutôt, parce que vous n’y voulez rien comprendre : j’avoue que les principes de toutes les connaissances sont ingrats ; mais ce sont des ronces qui couvrent des fleurs. Ce livre en vous éclairant sur l’origine et la marche de l’histoire, vous dévoilera les principes de la morale et de la sagesse... Vous riez ?

FANFAN.

Sans doute : voulez-vous bien me dire à quoi mènent la science et la sagesse ?

L’ABBÉ.

À tout, Monsieur, à tout.

FANFAN.

À rien, Monsieur l’Abbé, à rien.

 

 

Scène IX

 

MADAME DE FIERVAL, FANFAN, L’ABBÉ, PERRETTE, COLAS

 

MADAME DE FIERVAL.

Réjouis-toi, mon fils, réjouis-toi, je t’amène bonne compagnie, et tes bien bons amis.

FANFAN.

Qui donc, maman ?

MADAME DE FIERVAL.

Ta nourrice et ton frère de lait.

PERRETTE, courant embrasser Fanfan.

Eh ! bonjour, not’ fieu, comme t’es donc biau : v’là ton ami Colas, ton frère ; est-ce que tu ne le reconnais pas ?

FANFAN.

Non.

COLAS, ayant sous son bras une galette enveloppée dans un mouchoir.

Je te remettons ben, nous : t’es mon frère Fanfan que j’aimons tant : j’t’apportons ste galette que ma mère a fait hier tout exprès pour toi, et à laquelle j’nons pas voulu toucher : tiens, mon frère Fanfan, tiens : me reconnais-tu maintenant ?

FANFAN.

Oui.

PERRETTE.

Embrassais-vous donc tous les deux : il y a si longtemps qu’vous n’vous êtes vu.

FANFAN se recule de Colas qui veut l’embrasser et lui offre sa bourse.

Tenez, Colas.

COLAS.

Ce n’est pas ta bourse que j’te demandons, je n’en voulons pas.

FANFAN.

Il faut bien que je paie votre galette.

COLAS.

Est-ce que j’l’ons fait pour ton argent, donc ? J’l’aurions plutôt mangé dix fois.

MADAME DE FIERVAL.

Prends Colas, prends ; ce sera pour ton père, pour le soulager. 

COLAS, prend la bourse et la donne à sa mère.

À la bonne heure, Madame de Fierval. T’nais, ma mère.

PERRETTE, regardant Fanfan avec extase.

Comme il est brave ! J’n’en revenons pas.

MADAME DE FIERVAL.

Eh bien ! Fanfan, il faut faire déjeuner ta nourrice et ton frère de lait : vas donc leur chercher quelque chose.

FANFAN, avec dédain.

Est-ce que la Fleur n’est pas là ?

PERRETTE.

Non, mon fieu, il est allais débrider not’ bourique, pour la mener boire.

MADAME DE FIERVAL.

Vas donc, mon fils, vas donc.

FANFAN.

Cela vous fera plaisir, maman ?

MADAME DE FIERVAL.

Beaucoup.

FANFAN.

J’y cours ; qu’est-ce que j’apporterai à ces paysans ?

MADAME DE FIERVAL.

Tout ce que tu trouveras de meilleur.

COLAS, courant après Fanfan.

Attends, attends ; j’allons t’aider, j’en apporte sons davantage.

 

 

Scène X

 

MADAME DE FIERVAL, L’ABBÉ PERRETTE

 

MADAME DE FIERVAL.

Eh bien, la nourrice, comment vont les petites affaires ?

PERRETTE.

Bian, Madame de Fierval, bian,

MADAME DE FIERVAL.

Comment se porte Gros-Pierre ?

PERRETTE.

À merveilles, Madame de Fierval, tout prêt à vous servir.

MADAME DE FIERVAL.

Êtes-vous contente dans votre ménage ?

PERRETTE.

Comme une Reine, Madame de Fierval ; Manon, c’est not’ vache, sauf vot’ respect, elle nous a fait un viau superbe, et vous voyais, ma foi, la plus malade de la maison.

MADAME DE FIERVAL.

Tant mieux ; et la récolte ?

PERRETTE.

C’est z’une bénédiction, guieu merci ; j’avons récolté cinq pièces d’un p’tit vin claret, qui gratte un brin ; mais qu’est excellent. Si vous v’nais cheux nous, j’vous en ferons goutais ; par ma figue vous en s’rais contente.

MADAME DE FIERVAL.

Et votre homme, travaille-t-il bien ?

PERRETTE.

Comme quatre, Madame de Fierval, ça fait plaisir à voir. Il boit queuquefois le p’tit coup, mais c’pauvre cher homme, c’est ben juste ; et pis c’est qui n’se grise que l’Dimanche, et foi d’femme d’honneur, il n’a le, vin, ni traître, ni méchant ; tout au contraire, voyais-vous.

MADAME DE FIERVAL.

Et Colas, en êtes-vous bien contente ?

PERRETTE.

Je n’cherchons à dépriser personne, guieu m’en garde ; mais c’est ben le pus gentil garçon de cheux nous, voire même des environs ; ça lit déjà tout courant dans les plus gros livres ; ça chante les Dimanches et Fêtes au lutrin, presqu’aussi fort que son père ; ça vous a des petites raisons dont not’ Magister reste tout ébaubi, et pis ça vous aime son père et sa mère, faut voir ; c’est un enfant, Madame de Fierval, qui vaut son pesant d’argent.

MADAME DE FIERVAL.

J’en suis enchantée ; qu’il continue toujours d’être bon garçon, et j’aurai soin de lui.

PERRETTE.

J’y comptons bian, Madame de Fierval et c’n’est pas à cause que c’est not’ fieu ; mais y vous fera honneur.

MADAME DE FIERVAL.

Je n’en doute pas ; mais le voici, il a l’air bien triste.

 

 

Scène XI

 

MADAME DEFIERVAL, L’ABBÉ, PERRETTE, COLAS rentre en poussant de temps en temps de gros soupirs, et s’essuie les yeux avec ses poings

 

PERRETTE.

Qu’as-tu donc, not’ fieu ?

COLAS, tristement.

Rian, ma mère.

PERRETTE.

Est-ce que tu s’rais tombais ?

COLAS.

Non, ma mère.

MADAME DE FIERVAL.

Qu’est-ce donc qu’on t’a fait, Colas ?

COLAS, tirant Perrette par le cotillon.

Rian, Madame de Fierval. Allons-nous-en, ma mère.

MADAME DE FIERVAL.

Où donc est Fanfan ?

COLAS.

Dans le jardin, Madame de Fierval. Allons-nous-en, ma mère.

MADAME DE FIERVAL.

Il vous cueille apparemment quelques fruits ?

COLAS.

Je ne le croyons pas. Allons-nous-en donc ?

PERRETTE.

Qu’est-ce donc que tu nous veux ?

COLAS.

Allons-nous-en.

MADAME DE FIERVAL.

Mais, tu pleures, Colas ?

COLAS.

Oh ; que non, Madame de Fierval.

À Perrette.

R’tournons cheux nous...

MADAME DE FIERVAL.

Mais, pourquoi donc veux-tu t’en aller si vite ?

COLAS.

J’ons des raisons.

L’ABBÉ.

Je les devine, moi, ces raisons : n’est-il pas vrai que Monsieur Fanfan t’a battu ?

MADAME DE FIERVAL.

Serait-il possible ?

COLAS.

Certainement, c’est possible.

MADAME DE FIERVAL.

Et t’a t-il fait beaucoup de mal, mon pauvre Colas ?

COLAS.

C’n’est pas l’mal qu’il m’a fait : parguienne si j’avions voulu, j’ly aurions donné des coups ben pus forts. Ce qui nous fâche le plus, ce que je ne l’y pardonnons pas, c’est ce qui nous a dit. 

MADAME DE FIERVAL.

Et qu’est-ce qu’il t’a donc dit ?

COLAS.

Que j’n’étions qu’un Paysan, un petit manant ; que s’n’étions pas son frère ?...

PERRETTE.

Qu’tu n’étais pas son frère ? queu dénaturé ! t’as raison, Colas, t’as raison, r’tornons au Village, on n’y méprise pas le pauvre monde. Vot’ sarvante, Madame Fierval ; Monsieur Fanfan est votre fils ; mais j’vous prévenons que je n’le regardons plus comme le nôtre, puisqu’il peut battre son frère de lait ; viens-t-en, mon pauvre fieu, viens-t-en : où n’y a pus d’égalité, n’y a pus d’amiquié.

MADAME DE FIERVAL.

Un instant Perrette, un instant.

PERRETTE.

Non, Madame, j’nons pas besoin de vous, et je n’restons pas où l’on nous humilie. Vraiment, vraiment, Gros-Piarre n’aurait qu’a savoir ça : tuais-vous donc, accourais donc ben vite, pour voir ce biau Monsieur Fanfan apportais-l’y donc des galettes ? Je n’sommes que des Paysans ; mais j’ons eune âme, un naturel, du sentiment, et l’y, n’en a pas pus que d’fus not’ main : Guieu ne l’bénira pas ; j’vous en prévenons, Madame de Fierval, n’y a jamais d’bonheur pour les gens fiars.

MADAME DE FIERVAL.

Vous avez raison, la nourrice ; mais peut-être que Colas...

COLAS.

Ah ! mon Guieu, j’ons voulu l’embrasser, v’là tout ; y m’a repoussais, et sur ce que je l’y avons dit qu’on ne repoussait pas comme ça son frère, y m’a baillé un soufflet, mais ben fort...

PERRETTE.

Le vilain.

L’ABBÉ.

Vous le voyez, Madame ; pouvez-vous l’excuser ? pouvez-vous faire l’éloge de son cœur, quand il ose injurier son frère de lait, le fils de sa nourrice ? Quand il le maltraite même ?

MADAME DE FIERVAL.

Je ne l’excuse pas ; son insensibilité, son ingratitude m’affligent et m’irritent ; mais que dois-je faire ?

L’ABBÉ.

Je n’ai qu’un moyen à vous proposer, et s’il ne réussit pas, je désespère de votre fils.

MADAME DE FIERVAL.

Quel est-il ?

L’ABBÉ.

Il est violent ; mais j’ose le croire nécessaire.

MADAME DE FIERVAL.

Qu’est-ce enfin ?

L’ABBÉ.

Un instant...

Bas à Perrette.

La nourrice...

PERRETTE.

Monsieur l’Abbais.

L’ABBÉ.

Sans faire semblant de rien, renvoyez pour un instant votre fils.

PERRETTE.

Et pourquoi renvoyer mon fieu ?

L’ABBÉ.

Il ne faut pas qu’il sache ce que je vais vous dire.

PERRETTE.

Je vous entendons... Colas ?

COLAS.

Ma mère.

PERRETTE.

Vas-t’en dans l’écurie, mon garçon, voir si Margot a ben bu.

COLAS, vivement.

J’ly remettrons tout de suite son bast, pas vrai, ma mère ?

PERRETTE.

Non, mon garçon, non ; j’irons toute à s’theure l’y remettre nous-même.

COLAS.

Et pis je partirons ?

PERRETTE.

Oui, mon garçon, oui.

COLAS.

Oh j’sommes ben sûr qu’alle ne demandera pas mieux ; et qu’alle a déjà bu et mangé tout son saoul.

 

 

Scène XII

 

MADAME DE FIERVAL, L’ABBÉ, PERRETTE

 

MADAME DE FIERVAL.

Nous voilà seuls, Monsieur l’Abbé.

L’ABBÉ.

Vous paraissez inquiète.

MADAME DE FIERVAL.

Ah ! vous n’ignorez pas combien j’aime mon fils.

PERRETTE.

C’est ben naturel, j’l’aimons itou, maugré son mauvais cœur.

MADAME DE FIERVAL.

Si le moyen que vous allez me proposer...

L’ABBÉ.

Rassurez vous, Madame, rassurez-vous ; c’est son cœur seul que je veux mettre à l’épreuve, et cette épreuve va peut-être le changer pour jamais.

MADAME DE FIERVAL.

Je suis prête à tout.

L’ABBÉ.

Madame, les revers seuls et l’adversité peuvent rendre l’homme doux et humain ; il faut avoir senti la peine pour compatir à celle des autres.

PERRETTE.

C’est ben vrai ça, Monsieur l’Abbais ; comme vous lisez là-dedans.

L’ABBÉ.

Votre fils n’a jamais éprouvé de contradiction. On peut mettre son petit cœur à une rude épreuve.

MADAME DE FIERVAL.

Comment cela ?

L’ABBÉ.

Feignez que Fanfan est le fils de Perrette, qu’elle l’a supposé à la place de Colas, qui était véritablement votre fils ; poussez même l’épreuve jusqu’à l’envoyer quelque temps chez elle, pour rompre son caractère ; c’est sous le chaume qu’il apprendra à respecter l’humanité.

PERRETTE.

Nennin, nennin, Monsieur l’Abbais, votre épreuve peut être fort bonne ; mais je n’nous y prêterons jamais.

L’ABBÉ.

Eh ! pourquoi ?

PERRETTE.

Je ne sommes pas riches, Monsieur l’Abbais, mais j’ons toujours été honnêtes ; et je n’voulons pas qu’on croie que j’ayons pu être assez dénaturée pour renier un instant notre sang : si j’nous prêtions à eune pareille manigance, notre heume nous tordrait le col ; et il aurait raison dà.

L’ABBÉ.

Mais, songez donc, la nourrice, que ce n’est qu’une supposition.

PERRETTE.

Suppositions tant que vous voudrais ; le soupçon même d’une pareille vilainie, serait eune tache dont jamais je ne nous laverions ; est-ce qu’il est donc possible de renier son sang ?

MADAME DE FIERVAL.

Écoutez-moi, Perrette ; j’aime bien autant Fanfan, que vous pouvez aimer Colas.

PERRETTE.

Ça se peut ben, Madame de Fierval.

MADAME DE FIERVAL.

Croyez-vous que je voudrais abandonner mon fils ? croyez-vous que je voudrais vous déshonorer ?

PERRETTE.

Accoutais donc, Madame de Fierval ; vous autres grandes dames, vous avez tant d’honneux, que vous ne prenais pas garde à toutes ces petites menusries-là ; mais nous autres paysannes, j’nous rian à parde ; et je ne savons pas ce que c’est que d’badiner avec...

MADAME DE FIERVAL.

Songez donc, Perrette, que loin de vous mépriser, tout le monde vous saura gré de vous être prêtée à corriger mon fils ; que personne n’ignorera que c’est par complaisance que vous avez consenti à cette supercherie ?

PERRETTE, pleurant.

Et not’ fieu, et not’ pauvre petit Colas, qui n’en est pas instruit de cette supercherie ?

MADAME DE FIERVAL.

Il restera près de moi, je le traiterai comme mon fils ; pouvez vous en être inquiète ?

PERRETTE.

J’nous doutons ben qu’y n’sra pas mal l’y ; mais nous, je ne le verrons pus.

L’ABBÉ.

Songez, la nourrice, que c’est l’affaire de huit jours au plus.

PERRETTE.

Et si pendant ces huit jours-là, vos biaux appartements, vos biaux habits, vos dîners, vos soupers qui n’finissont pas, alliont l’y gâter la vue et le cœur, et qu’il revint cheux nous, en regrettant ce qu’il aurait trouvé cheux vous ; si vous alliais nous en faire un Fanfan ? je ferions ben avançais, pas vrai.

L’ABBÉ.

Ne craignez rien, la nourrice, Colas m’a l’air d’un brave garçon, et je vous promets de lui faire voir le monde de manière qu’il sera trop content de retourner à son village, et de redevenir Colas.

PERRETTE.

Vous me le promettais bian ?

MADAME DE FIERVAL

C’est moi qui vous en réponds.

PERRETTE.

Eh ben ! pour vous obliger, Madame, j’voulons ben nous prêter à vot’ p’tite supercherie ; pourvu stapendant que ça ne dure pas longtemps ; parce que, voyais-vous, j’allons à la bonne franquette, et je n’aimons pas toutes ces manigances où faut mentir et rougir : nous autres Paysannes, j’sommes encore sottes.

MADAME DE FIERVAL, appelant.

Mademoiselle Dumont ?

 

 

Scène ΧΙII

 

MADAME DE FIERVAL, L’ABBÉ, PERRETTE, MADEMOISELLE DUMONT

 

MADEMOISELLE DUMONT.

Que voulez-vous, Madame ?

MADAME DE FIERVAL.

Amenez-moi sur le champ Fanfan et Colas.

MADEMOISELLE DUMONT.

Oui, Madame.

MADAME DE FIERVAL.

Qu’ils viennent tous deux.

 

 

Scène XIV

 

MADAME DE FIERVAL, L’ABBÉ, PERRETTE

 

L’ABBÉ.

C’est à vous maintenant, Madame, à me promettre que vous aurez assez de force et de fermeté pour pousser à sa fin l’épreuve à laquelle nous allons mettre Monsieur votre fils.

MADAME DE FIERVAL.

Comptez sur moi.

L’ABBÉ.

Je crains bien le pouvoir de ses larmes.

MADAME DE FIERVAL.

Si je l’afflige, c’est pour son bien.

L’ABBÉ.

Sans doute ; mais aurez-vous la force de résister à sa douleur ?

MADAME DE FIERVAL.

Écoutez-moi : vous connaissez toute ma faiblesse pour lui, toute ma sensibilité ; si vous vous apercevez que je fléchisse, faites-moi signe, je me retirerai sur le champ.

L’ABBÉ.

Soit : le voici, armez-vous de courage.

MADAME DE FIERVAL.

Vous serez content.

 

 

Scène XV

 

MADAME DE FIERVAL, L’ABBÉ, PERRETTE, FANFAN, COLAS

 

FANFAN.

Ma Bonne m’a dit que vous me demandiez ; maman ?

MADAME DE FIERVAL.

Ne vous avais-je pas dit d’apporter à déjeuner à Perrette et à votre frère ?

FANFAN.

Oui, maman, je croyais qu’ils allaient venir á l’office.

MADAME DE FIERVAL.

Ah ! Fanfan.

FANFAN.

Qu’avez-vous donc, ma chère maman ?

MADAME DE FIERVAL.

Ne me donnez plus un nom si doux.

FANFAN.

Que voulez vous dire ?

MADAME DE FIERVAL.

Mon ami, je viens d’apprendre une nouvelle qui va vous percer le cœur : vous n’êtes pas mon fils.

FANFAN, étonné.

Je ne suis pas votre fils ?

L’ABBÉ.

Non, Monsieur ; apprenez un malheur où le juste destin vous plonge.

MADAME DE FIERVAL.

Perrette et son mari ont tous deux trompé ma tendresse.

FANFAN, consterné.

Je ne suis pas votre fils !

L’ABBÉ.

Soit amour pour Colas, soit l’espoir de s’enrichir un jour des biens usurpés par vous, ils ont eu la faiblesse de vous substituer au fils légitime de Madame ; ils vous ont fait changer de nom et d’habit.

MADAME DE FIERVAL.

Perrette vient de m’avouer sa faute. Colas est mon fils, et vous êtes le fils de Perrette.

FANFAN.

Vous n’êtes pas ma mère ?

MADAME DE FIERVAL.

Non, Fanfan ; mais prenez courage ; j’aurai soin de vous, je ne vous oublierai pas ; viens Colas, viens mon véritable fils, occuper chez moi la place qui t’est due.

COLAS, serrant Perrette dans ses bras.

Ben obligé, Madame de Fierval ; Monsieur Fanfan jusqu’à présent a été vot’ fieu, gardais-le ; j’aimons ben mieux retourner chez nous ; v’là ma mère.

PERRETTE.

Non, mon enfant ; c’est ly qu’est notre fieu.

COLAS.

Il est ton fieu ; mais t’aimera-t-il jamais autant que nous ?

MADAME DE FIERVAL.

Vous êtes un ingrat, mon fils ; quand je vous ouvre les bras, vous me préférez une simple Paysanne.

COLAS.

Excusais, Madame de Fierval, j’vous honorons, j’vous respectons de tout not’ cœur ; mais j’n’saurons jamais vous aimer : c’est Perrette qui nous a nourri, élevé ; je n’vous f’rons pas d’honneur, laissez-nous retourner à not’ village, Fanfan ‘est bian pus biau, bian pus genti que nous, gardez-le.

MADAME DE FIERVAL.

Suivez-moi, je vous l’ordonne, je le veux.

L’ABBÉ, à Colas.

Songez que Madame est votre mère.

COLAS, pleurant amèrement.

Ah ! bon Dieu, bon Dieu, que je sommes malheureux !

 

 

Scène XVI

 

FANFAN, L’ABBÉ, PERRETTE

 

PERRETTE.

Eh ben, Colas, qu’est qu’ta donc ? T’es donc ben fâché d’être not’ fieu ?

FANFAN.

Non, ma mère.

PERRETTE.

Dame, mon garçon, tu n’seras pas si brave, tu n’auras pas de si biaux habits ; mais si t’es bon, si tu travailles bian, je t’aimerons tout autant que Madame de Fierval.

FANFAN.

Elle n’est plus ma mère !

PERRETTE.

Est-ce que je ne la valons pas ben ? Je n’avons pas de biaux appartements, de domestiques pour nous sarvir ; mais je travaillons, je n’ons que du pain, je l’mangeons gaiement, et je l’partageons encore queuquefois avec ceux qui n’en avont pas ; et c’est nos pus bỉaux jours. Comme Gros-Piarre va être joyeux de te revoir, avec quelle impatience y nous attend : c’pauvre cher homme, comme y va te baiser : j’allons ben vite bâter Margot, et je partirons, sur le champ ; pas vrai, not’ fieu ?

FANFAN.

Oui, ma mère.

PERRETTE.

Fais tes adieux à Monsieur l’Abbais, à toute la maison ; remercie-les ben de toutes leux bontés entends-tu ? J’allons bentôt être prête.

Elle sort.

 

 

Scène XVII

 

FANFAN, L’ABBÉ

 

L’ABBÉ.

Votre orgueil murmure d’un si grand changement.

FANFAN.

J’ai mérité que vous doutiez de mon cœur.

L’ABBÉ.

Vous voyez qu’au sein du bonheur, les retours du sort font à craindre,

FANFAN.

Suis-je assez malheureux !

L’ABBÉ.

Le Ciel est juste, il vous punit comme vous le méritez. Vous traitiez avec dureté ceux que la misère obligeait de vous servir, apprenez maintenant à les plaindre.

FANFAN.

Ils sont auprès de Madame de Fierval, ils sont plus heureux que moi.

L’ABBÉ.

Vous méprisiez votre nourrice, vous maltraitiez votre frère ; s’il allait à son tour...

FANFAN, pleurant.

Ah ! Monsieur l’Abbé.

L’ABBÉ.

Vous pleurez de n’être que le fils de Perrette et de Gros-Pierre.

FANFAN.

Non, Monsieur l’Abbé, non ; c’est mon père, c’est ma mère, je les respecterai, je les chérirai ; mais quitter Madame de Fierval ; n’être plus son fils, voilà ce qui me désespère.

L’ABBÉ.

Consolez-vous, mon enfant, Madame de Fierval est bonne.

FANFAN.

Ah oui ! bien bonne.

L’ABBÉ.

Elle avait de l’amitié pour vous, sans doute elle vous conservera ses bontés.

FANFAN.

Pourvu quelle daigne encore songer quelque fois à moi.

L’ABBÉ.

Je vous promets de lui parler souvent de vous.

FANFAN.

Dites-lui bien, Monsieur l’Abbé, que ma plus grande peine fut de la quitter, que je ne l’oublierai jamais. 

L’ABBÉ.

Oui, mon ami.

FANFAN.

Daignerez-vous me pardonner d’avoir aussi mal profité de vos leçons ?

L’ABBÉ.

Vous voyez aujourd’hui, mon enfant, quoi tiennent les dons du hasard : il y a une heure vous étiez riche, votre naissance semblait illustre ; vous voilà pauvre à présent, vous voilà fils d’un simple Paysan ; tâchez au moins de soulager ses peines, d’adoucir la misère : vous étiez orgueilleux, mé chant ; soyez doux, soyez bon ; et le Ciel ne vous abandonnera pas : adieu, mon enfant. Voilà la Fleur et Mademoiselle Dumont qui vous apportent vos habits.

FANFAN.

Adieu, Monsieur l’Abbé.

L’ABBÉ, en sortant.

Adieu, mon enfant.

 

 

Scène XVIII

 

FANFAN, LA FLEUR, MADEMOISELLE DUMONT

 

MADEMOISELLE DUMONT, avec ironie.

Honneur à Monsieur Colas.

LA FLEUR, avec ironie.

Serviteur à Monsieur Colas. 

MADEMOISELLE DUMONT.

Monsieur Colas veut-il bien permettre que je lui fasse sa nouvelle toilette.

LA FLEUR.

Monsieur Colas veut-il bien m’accorder l’honneur d’être encore aujourd’hui son valet de chambre ?

La Fleur et Mademoiselle Dumont lui ôtent son habit, et lui mettent celui de Colas. Fanfan les laisse faire en pleurant.

MADEMOISELLE DUMONT.

Cet habit lui sied à ravir.

LA FLEUR.

Et ce chapeau ?

MADEMOISELLE DUMONT.

Ah !dame, vous ne serez plus si fier, vous ne me traiterez plus de servante, moi qui vous ai élevé.

LA FLEUR.

Vous ne me donnerez plus de coups de baguette sur les jambes ; je ne serai plus un drôle, un impertinent.

MADEMOISELLE DUMONT.

Je ne serai plus grondée pour les beaux yeux de Monsieur.

LA FLEUR.

Comme nous allons être tous heureux et contents !

MADEMOISELLE DUMONT.

Vous pleurez ?

FANFAN.

Comme vous me traitez ?

LA FLEUR.

Comme vous le méritez.

MADEMOISELLE DUMONT.

Ça vous apprendra le proverbe : comme y t’a fait, fais-ly.

LA FLEUR.

Nous prenons notre revanche.

FANFAN.

Vous avez raison, j’ai été méchant ; mais je vous en demande pardon.

MADEMOISELLE DUMONT.

Ce pauvre enfant.

LA FLEUR.

Dans le fond, il n’avait pas le cœur mauvais.

MADEMOISELLE DUMONT.

Il est bien vrai que Jacquot m’avait pincé, mais légèrement...

LA FLEUR.

Et moi, sans le vouloir, j’avais marché sur ses fleurs.

FANFAN.

Oubliez le mal que je vous ai fait, que je m’en aille sans être haï.

MADEMOISELLE DUMONT, attendrie.

Quel dommage, la Fleur.

LA FLEUR.

C’est un meurtre.

MADEMOISELLE DUMONT.

Il faudra qu’il travaille à la terre. 

LA FLEUR.

Qu’il mange du gros vilain pain noir.

FANFAN.

Ce n’est pas cela qui me chagrine le plus,

MADEMOISELLE DUMONT.

Cette Perrette avoir bien à faire de nous amener ce petit Paysan ?

LA FLEUR.

N’était-il pas bien nécessaire de venir au bout de quatorze ans nous révéler ce secret ?

MADEMOISELLE DUMONT.

Qui n’est peut-être qu’une nouvelle imposture.

LA FLEUR.

Je le parierais.

FANFAN.

N’insultez pas ma mère ; elle est pauvre mais elle est honnête.

 

 

Scène XIX

 

FANFAN, MADEMOISELLE DUMONT, LA FLEUR, BLAISE, un panier sous le bras, une bèche et un râteau à la main

 

BLAISE, à Mademoiselle Dumont.

C’est-y donc ben vrai c’qu’on disit comme ça dans la maison, que Monsieur Fanfan n’est pas le fils de Madame de Fierval, et qu’il n’est pus que Colas ?

MADEMOISELLE DUMONT.

Ça n’est que trop vrai ; vois, ce pauvre enfant, il nous fait pitié ; et quoiqu’il nous ait bien fait de la peine, nous le plaignons, et nous le regrettons de tout notre cœur.

BLAISE.

T’nais, Mamzelle Dumont, c’est ni pus ni moins qu’cheux nous ; y nous a ben fait enrager, c’matin encore y nous a fait gronder, vous le savez ; j’li en voulions d’une belle force, eh ben ! j’nons pas pustôt appris son malheur, que j’nons pus trouvais de rancune dans not’ cœur, et je v’nons tout exprès pour faire ma paix avec l’y, avant qu’y s’en aille.

FANFAN.

Mon cher Blaise.

BLAISE.

T’nais, t’nais, v’là un petit panier que j’vous avons d’abord fait de tout ce que j’avions de pus biau, et d’pus meure à not’ espalier. Et pis v’là une belle petite paire de fabiaux qui vous chausseront comme eun Prince : dam’ faudra pas les mettre tous les jours, faudra les garder pour les Dimanches ; et pis v’là encore tous les outils du jardinage proportionnés à vot’ force : j’vous les donnons tous à celle fin que vous vous souveniais de nous, et qn’ vous disiais : c’est mon ami Blaise qui m’a baillais ces biaux fabiaux, c’est itou mon ami Blaise qui m’a baillais encore ces outils.

FANFAN.

Que je suis sensible à ton amitié, à tes présents, mon cher Blaise ?

BLAISE.

Ils ne sont pas pus biaux, parce que je n’sommes pas pus riches ; mais j’vous les baillons de bon cœur.

FANFAN.

Combien je me repens de t’avoir fait enrager.

BLAISE.

Vous êtes malheureux, je ne nous en souvenons pus ; j’irons vous voir tus les Dimanches, e vous porterons toujours queuque chose : de la farmeté surtout, du courage : vous allais avoir de la peine d’abord, vous n’êtes pas accoutumais au mal ; mais on s’y fait. Faut ben aimer vot’ mère, ben aider vot’ père, être bon à tout le monde, tout le monde vous aimera, c’est eune satisfaction. Vous n’aurais pas des plaisirs comme ici ; l’biau monde a les liens, j’avons les nôtres, et j’en avons un qu’ils ne connaissont pas, et qui vaut mieux que tous leux bals leux festins, feux comédies, c’est le repos : n’y a qu’ceux qui travaillont qui sachiont le goutais allais, Monsieur Colas, quand on a ça bon, on est toujours heureux.

FANFAN.

Mes amis, m’aimerez-vous encore quand je serai parti ?

TOUS TROIS ENSEMBLE.

Toujours.

FANFAN.

Eh bien, promettez-moi.

BLAISE.

Quoi ?

FANFAN.

De me rappeler quelquefois au souvenir de Madame de Fierval.

BLAISE.

Je vous l’promettons.

MADEMOISELLE DUMONT.

Il me fait trop de peine. : adieu, Monsieur Colas.

FANFAN.

Vous ne m’embrassez pas, Mademoiselle Dumont ?

MADEMOISELLE DUMONT.

Oh ! si ; de tout mon cœur.

LA FLEUR.

Permettez-vous ?

BLAISE.

Et moi itou ?

FANFAN.

Adieu, mes amis.

 

 

Scène XX

 

FANFAN, seul

 

Voilà donc l’habit que je vais porter ; je suis Colas, fils de Perrette et de Gros-Pierre ; je puis m’en consoler : mais quitter Madame de Fierval, n’être plus son fils, perdre tous mes droits sur son cœur ?... J’en mourrai.

 

 

Scène XXI

 

FANFAN, COLAS, arrive paré grotesquement des habits de Fanfan, ayant un chapeau à plumes sur ses cheveux plats

 

COLAS.

Bonjour, mon frère.

FANFAN.

Bon jour, Monsieur Fanfan...

COLAS.

Tu nous en veux, mais t’as tort : si j’te faisais de la peine c’est ben maugré nous ; et j’venons t’en demander pardon.

FANFAN.

Ce n’est pas votre faute.

COLAS.

Est-ce que tu ne veux pas m’aimer du tout ?

FANFAN.

Pourquoi, Monsieur ?

COLAS.

Quand j’te disons tu, mon frère ; tu me réponds, vous, Monsieur.

FANFAN.

Eh bien ! puisque vous le voulez, je vous tutoierai.

COLAS.

Et tu m’aimeras ?

FANFAN.

Oui,

COLAS.

Ni pus ni moins que son frère ?

FANFAN.

Oui.

COLAS.

J’allons ben voir si t’es de bonne foi : tiens, vois-tu tous ces brimborions qu’jons trouvé dans tes poches : j’avons demandais à Mamzelle Dumont c’que c’était : elle m’a répondu que c’était des bijoux d’or : j’y avons demandais si ça valait ben d’argent ; alle m’a dit qu’ça valait pus d’écus que j’ne pesions d’livres. J’avons été tout de suite demandais à Madame de Fierval si alle voulait m’les donnais tous, si j’en pouvions faire tout ce que je voudrions ; alle m’a dit que j’étions tout-à-fait l’maître d’en disposer... Voire même de les donner ?... Oui, mon fils : et je v’nons ben vite te les apporter. Les v’là, prends-les.

FANFAN.

Bien obligé, gardez-les.

COLAS.

Tu refuses ton frère ?

FANFAN.

Que voulez-vous que j’en faffe ? Ils vous conviennent mieux qu’à moi.

COLAS.

Ce n’est pas pour toi non plus que je te les donne.

FANFAN.

Pour qui donc ?

COLAS.

Pour ta pauvre mère Perrette, pour ton père Gros-Pierre : il a ben de la peine, ben du mal toute la journée : et pis y a ces Messieurs les Collecteux qui v’nont de temps en temps l’y demander de l’argent : ça le fâche, ça l’y donne de l’humeur, et pis y crie, y gronde ma mère ; la première fois que tu verras venir ces Messieurs, tu leux donneras tous ces brimborions, à condition qu’ils laisseront mon pauvre père tranquille tout le reste de sa vie.

FANFAN.

Donne.

COLAS.

Faut que tu m’promettes encore une chose.

FANFAN.

Qu’est-ce que c’est ?

COLAS.

C’est d’ben aimer ton père et ta mère.

FANFAN.

Oui, je les aimerai.

COLAS.

De leux ben dire que jamais je ne les oublierons ; et pis quand tu seras grand et moi aussi, tu viendras avec moi ; nous vivrons ensemble, et tout ce que j’aurons, j’le partagerons comme deux frères : le veux-tu ?

FANFAN.

Oui, mon frère.

COLAS, sautant au cou de Fanfan.

Ah ! comme tu m’fais content. J’voyons ben que tu n’as pas de rancune contre nous. 

 

 

Scène XXII

 

MADAME DE FIERVAL, FANFAN, L’ABBÉ, PERRETTE, COLAS

 

MADAME DE FIERVAL.

Bien, mes enfants, bien : j’aime à vous voir bons amis ; soyez-le toujours.

COLAS.

Oh ! je vous en réponds.

MADAME DE FIERVAL, à Fanfan.

Tout est prêt pour ton départ, Colas ; j’aurais voulu pouvoir te garder encore quelques jours ; mais Perrette craint d’inquiéter son mari qui l’attend ce soir, et elle veut absolument repartir sur le champ, sois bon garçon, respecte ton père et ta mère, aide-les dans leurs peines ; souviens-toi de moi, et sois sûr que je ne t’oublierai jamais.

FANFAN, se jette aux genoux de sa mère en pleurant.

Maman... Madame, accordez-moi une grâce.

MADAME DE FIERVAL.

Relève-toi. Qu’est-ce que c’est ?

FANFAN.

Je ne puis vous quitter. Gardez moi donc ici, par pitié, par charité ; je servirai votre fils, je lui serai soumis, j’obéirai à toute la maison.

COLAS, se jetant aussi aux genoux de Madame de Fierval.

Puisque vous êtes ma mère, soyez-la donc encore de mon frère ; ne nous séparais pas, j’vous l’demandons à genoux : vous aurez deux fils pour un.

MADAME DE FIERVAL.

Relevez-vous, mes enfants.

PERRETTE, à M. l’Abbé qui la retient.

Ça me fend le cœur : j’n’y tenons pus’, et j’allons tout dégoiser.

 

 

Scène XXIII

 

MADAME DE FIERVAL, FANFAN, L’ABBÉ, PERRETTE, COLAS, MADEMOISELLE DUMONT, LA FLEUR, BLAISE

 

BLAISE.

Madame de Fierval, j’v’nons, Monsieur de la Fleur, Mamzelle Dumont et moi, vous faire une proposition qu’y faut que vous nous accordiais ; sans quoi, nous vous demandons tous les trois not’ congé : c’est ben résolu.

MADAME DE FIERVAL.

Qu’est-ce que c’est, Blaise ?

BLAISE.

C’est de garder cheux vous ce pauvre p’tit Colas, et de parmettre que je l’traitions toujours comme Monsieur Fanfan : et comme je ne voulons faire de tort à parsonne, et que j’savons c’que c’est qu’un fieu, j’vous prions d’vouloir bien retenir le quiers de nos gages à chacun pour en faire eune petite pension à Perrette et à son homme, pour les dédommager d’leux fieu, que j’leux enlevons.

FANFAN.

Oh, mes bons amis ! jamais je n’oublierai cette marque de votre bon cœur.

MADAME DE FIERVAL.

Vous demandez que je le garde, et ce matin vous vous plaigniez tous trois de lui.

BLAISE.

Est-ce qu’on peut avoir d’la rancune contre les malheureux ? J’ons tout oublié : gardais-le.

FANFAN.

Non, Blaise : vous venez de m’apprendre ce que je dois à mon père, à ma mère, j’allais l’oublier : plus ils sont pauvres, moins je dois les abandonner. Adieu, mes amis, ayez bien loin de Madame de Fierval, de mon frère ; oubliez tous mes torts...

Embrassant Colas.

Adieu mon frère... Partons, ma mère...

MADAME DE FIERVAL, attendrie et cachant ses pleurs.

Monsieur l’Abbé...

L’ABBÉ, lui présentant Fanfan.

En voilà assez... Embrassez votre fils, il est digne de vous.

MADAME DE FIERVAL, le sortant dans ses bras.

Mon fils 

FANFAN.

Vous êtes encore ma mère !

MADAME DE FIERVAL.

Oui, mon fils ; tout ceci n’était qu’un stratagème pour adoucir ton caractère ; ton cœur est changé ; ta sensibilité s’est développée, et je suis la plus heureuse des mères.

COLAS, courant dans les bras de Perrette qu’il embrasse.

Et moi, j’sommes donc toujours ton fieu.

PERRETTE.

Oui, mon garçon, oui.

COLAS.

Que j’sommes content !...

FANFAN.

Tu ne veux pas rester avec moi ?

COLAS.

Nennin, nennin : j’ons trop eu de peur de n’pus revoir not’ pauvre père : comme j’allons l’embrasser.

FANFAN, donnant à Colas les bijoux d’or et d’argent qu’il avait reçus de lui.

Tiens donc.

COLAS.

Non, non, garde-les.

FANFAN.

Et les Collecteurs.

COLAS, les prenant.

T’as raison, morgué ; donne, donne.

L’ABBÉ.

Bonnes mères, en aimant vos enfants, n’oubliez jamais qu’ils ne seront heureux qu’avec des mœurs, avec de la sensibilité ; et que l’éducation seule développe dans leurs cœurs le germe des vertus ou des vices.

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