Eustache Pointu chez lui (DE BEAUNOIR)

Comédie-proverbe en un acte

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés-Amusantes, le 22 juillet 1784.

 

Personnages

 

EUSTACHE POINTU

MADAME DUMONT

ISABELLE

FANFAN

MONSIEUR PARAPHE, Notaire

CANDOR

TOINON

 

La Scène se passe à Paris, dans la maison d’Eustache Pointu, Butte Saint-Roch.

 

Le Théâtre représente un Salon commun aux Chambres d’Eustache Pointu, de Madame Dumont, et au Magasin, ce qui forme trois entrées différentes.

 

 

Scène première

 

EUSTACHE POINTU, seul

 

Toinon ne m’a pas éveillé ce matin ; je me suis levé plus tard qu’à l’ordinaire, et je ne suis pas content de moi ; mon sommeil a été inquiet, agité ; je me sens la tête pesante, l’estomac charge, la poitrine brûlante ; j’ai besoin de me rafraîchir... Toinon... Toinon...

 

 

Scène II

 

EUSTACHE POINTU, TOINON

 

TOINON.

Eh bien !qu’est-ce qu’il y a donc ?... Ah ! c’est vous !

EUSTACHE.

Oui, Toinon.

TOINON.

Vous voilà donc enfin levé ?

EUSTACHE.

J’ai mal dormi.

TOINON.

Cela n’est pas bien étonnant, après la vie que vous avez mené hier.

EUSTACHE.

De quoi me grondes-tu ?

TOINON.

De quoi ? Vous devriez mourir de honte : un bon Bourgeois de Paris, un Marchand des Six Corps, Garde de la Communauté, se mettre dans de pareils états ! Où avez-vous été hier ? Avec qui avez-vous passé la journée ?

EUSTACHE.

Avec des gens respectables, Toinon : avec les nouveaux Officiers en charge de notre Corps.

TOINOΝ.

Et vous appelez respectables, des gens qui souffrent, qu’à votre âge, vous rentriez chez vous au milieu de la nuit, dans un état à épouvanter toute votre maison.

EUSTACHE.

C’est le grand air qui m’aura fait mal.

TOINON.

C’est bien plutôt le mauvais vin que vous avez bu.

EUSTACHE.

Tu as raison, mon enfant, il n’était pas naturel, car je n’ai pas bu extraordinairement, et c’est la qualité, plutôt que la quantité, qui m’a rendu malade.

TOINON.

C’est bien l’une et l’autre.

EUSTACHE.

Non, Toinon, je me suis modéré : mais ces jeunes gens ne savent pas boire, changent de vin à tous les services, veulent des vins étrangers, et Dieu fait quels vins ! Ce n’est pas comme de mon temps : on n’en buvait que d’une forte, mais c’était bon, c’était franc ; on pouvait s’y livrer sans crainte : aujourd’hui l’on ne boit plus que de la ripopée : c’est ce qui m’a fait mal ; je m’en suis aperçu au second verre.

TOINON.

Il fallait donc alors ne boire que de l’eau.

EUSTACHE.

Et qu’aurait-on dit ? qu’aurait-on pensé de moi ? n’avais-je pas mon honneur à conserver ?

TOINON.

Bel honneur, ma foi, pour lui sacrifier votre santé.

EUSTACHE.

J’en tenais donc un peu.

TOINON.

Un peu ? Vous êtes rentré ivre-mort.

EUSTACHE.

C’est-il possible ?

TOINON.

Très possible. Demandez à Madame Dumont, à sa fille.

EUSTACHE.

Est-ce qu’elles m’ont vu, Toinon ?

TOINON.

Vu et secouru. Sans leurs soins, vous seriez mort, je crois.

EUSTACHE.

Que je suis fâché qu’elles aient été témoins de ma petite indisposition.

TOINON.

Effectivement, n’y a-t-il pas beaucoup de précautions à prendre avec deux femmes que vous logez ici, et que vous nourrissez par charité.

EUSTACHE.

C’est le dépôt de l’amitié, Toinon ; c’est la dernière preuve que Dumont me donna de son estime et de son attachement. Eustache, me dit-il, en me ferrant la main ; (ces paroles sont toujours gravées-là.) je meurs sans avoir eu le temps de mettre ordre à mes affaires ; si ma fortune se trouve dérangée, c’est à toi que je confie le sort de ma femme et de ma fille ; je connais ton cœur ; tu ne les abandonneras pas. Juges, Toinon, si je peux faire trop pour elles ; dois-je trahir le dernier vœu de mon ami ?

TOINON.

Tout cela est bel et bon, mais si Monsieur Dumont, au lieu de boire avec vous du matin au soir, eût veillé sur son commerce, fût resté dans sa boutique, il ne serait pas mort insolvable, et nous n’aurions pas aujourd’hui sa femme et sa fille sur nos crochets.

EUSTACHE.

Leur sort peut changer ; les affaires de Dumont étaient plus embarrassées que mauvaises, et j’espère qu’avec mes soins...

TOINON.

Vos soins ! vous vous en donnez beaucoup effectivement : et si je n’avais pas l’œil à votre maison, si vous n’aviez pas à la tête de votre magasin un jeune homme aussi sage, aussi honnête, aussi rangé que Monsieur Candor, vous vous trouveriez bien vite dans le même cas que votre cher ami.

EUSTACHE.

Tu grondes toujours.

TOINON.

Et toujours inutilement : si vous saviez tout ce qu’on dit de vous, non, seulement à la butte Saint-Roch, mais dans tout Paris, vous en mourriez de honte. Pour qui passez-vous ? Les petits enfants vous montrent au doigt, s’attroupent, crient après vous, et, quand ils voient un ivrogne, c’est par votre nom qu’ils l’appellent.

EUSTACHE.

Quel mal cela me fait-il ? Peut-on me rien reprocher sur ma probité ?

TOINON.

Il s’agit bien de probité : est-ce à cela qu’on regarde aujourd’hui ?

EUSTACHE.

Que veux-tu ? J’ai besoin de me dissiper, de m’étourdir : j’ai des chagrins bien cuisants.

TOINON.

Quels sont donc ces chagrins ?

EUSTACHE.

Je suis seul dans la nature, Toinon ; ma pauvre femme !...

TOINON.

Je m’en souviens encore, c’était bien la plus méchante créature que le Ciel ait formé : tant qu’elle a vécu, elle vous a fait enrager ; vous la donniez au diable tous les jours ; elle y est, et vous vous avisez de la regretter ?

EUSTACHE.

Il est des maux, Toinon, qui deviennent des habitudes nécessaires. Elle me faisait enrager, mais j’y étais accoutumé ; et puis, c’était ma femme : elle est morte, Dieu veuille avoir son âme. Mais mon fils...

TOINON.

Autre vaurien.

EUSTACHE.

Il m’a quitté, Toinon : il a abandonné son père.

TOINON.

N’avez-vous pas envie de le faire revenir pour qu’il force encore une fois votre coffre-fort, qu’il vous vole tout votre argent, et qu’il vous déshonore.

EUSTACHE.

Un fils a beau avoir des torts, on a toujours pour lui des entrailles de père.

TOINON.

À la bonne heure ; mais il faut avoir de la fermeté. En gâtant les enfants, on leur fait plus de tort que de bien ; et c’est ce qui arrivera un jour à votre petit neveu ; vous avez forcé Monsieur Boniface, votre frère, de vous l’envoyer ; son père et sa mère ne voulaient pas y consentir, et ils avaient bien raison : quand il est arrivé ici, c’était un enfant charmant, sans volonté ; à présent, c’est un diable. Grâces à vous, il boit déjà du vin comme un homme ; vous vous amusez à le griser, et puis, quand il est gris, il faut faire du matin au soir tout ce qu’il veut, et Dieu fait tout ce qu’il veut ! et quand on s’en plaint, au lieu de le réprimander, de le corriger, qu’il vous caresse, ou qu’il vous dise une douceur, vous le baisez, et tout est dit.

EUSTACHE.

Que veux-tu ? c’est le sang de mon frère, c’est le mien ; c’est à lui seul que je tiens dans la nature. Veux-tu que je l’arrache à son père et à sa mère pour le chagriner ?

TOINON.

Il fallait le leur laisser. Ils vous auront beaucoup d’obligation, n’est-ce pas ? et lui aussi, quand vous en aurez fait un mauvais sujet, un vaurien comme votre fils ?

EUSTACHE.

Il est si jeune !

TOINON.

Quand il sera grand il nous battra tous.

EUSTACHE.

Oh ! que non ; que non... Donne-moi à déjeuner.

TOINON.

À déjeuner ! Savez-vous l’heure qu’il est ?

EUSTACHE.

Non.

TOINON.

Midi va sonner... Vous pourrez bien attendre le dîner.

EUSTACHE.

Non, Toinon, je me sens l’estomac faible et un petit coup...

TOINON.

Attendez, attendez, vous avez raison, et j’ai tout justement ce qu’il vous faut.

Elle sort.

 

 

Scène III

 

EUSTACHE POINTU, seul

 

C’est une brave fille, que cette Toinon : bien soigneuse, bien attentive, bien fidèle : elle a par ci, par-là, de l’humeur, se donne les tons de me gronder, taille, rogne, commande, ordonne dans la maison, est plus maîtresse que moi-même ; mais c’est par attachement ; elle a le fond du caractère excellent.

TOINON, derrière le Théâtre.

Voyez un peu le vilain enfant, qui vient de renverser le déjeuner de son oncle.

EUSTACHE.

Renverser mon déjeuner... le petit démon ! c’est peut-être une bonne rôtie qu’elle me faisait... Monsieur Fanfan ? Monsieur Fanfan ?

TOINON, derrière le Théâtre.

Entendez-vous votre grand oncle qui vous appelle ?

FANFAN, derrière le Théâtre.

Lui diras-tu que j’ai renversé son déjeuner, ma petite Bonne ?

TOINON, derrière le Théâtre.

Non.

FANFAN, derrière le Théâtre.

Tu me le promets bien ?

TOINON, derrière le Théâtre.

Sur mon honneur, je ne lui dirai rien ; vous pouvez même lui annoncer que dans deux minutes je le lui porterai.

FANFAN, derrière le Théâtre.

Oui, ma belle petite Bonne. Baise-moi, pour faire la paix.

EUSTACHE, riant.

Ce pauvre Fanfan... Feignons de n’avoir rien entendu, et voyons un peu s’il est menteur. Monsieur... Petit... Fanfan ?

 

 

Scène IV

 

EUSTACHE POINTU, FANFAN

 

FANFAN.

Me voici ; me voici.

EUSTACHE.

Doucement, doucement donc : tu n’aurais qu’à tomber, tu te fendrais la tête.

FANFAN.

Bonjour, mon petit oncle !

EUSTACHE.

Bonjour, bon sujet... Comment ! ta toilette n’est pas encore faite ?

FANFAN.

C’est que ma Bonne est sortie toute la matinée.

EUSTACHE.

Ah ! ah !

FANFAN.

C’est pour toi, mon petit oncle, qu’elle est sortie.

EUSTACHE.

Elle te l’a donc dit ?

FANFAN.

Oui, mon petit oncle.

EUSTACHE.

Eh bien ! vas lui demander ton peigne, la poudre, ton ruban de queue, et ton épingle, je te coifferai.

FANFAN.

J’y cours.

Il sort.

EUSTACHE.

Vas donc doucement. Il me fait des peurs. Il est charmant... Boniface est trop heureux, de voir croître ainsi un rejeton qui sera l’appui, le soutien, la consolation de sa vieillesse ; tandis que moi, isolé, abandonné, je n’ai personne qui puisse remplir le vide affreux de mon cœur.

FANFAN, revenant.

Tiens, mon petit oncle, voilà le peigne, la poudre, et le ruban de queue.

EUSTACHE.

Et l’épingle ?

FANFAN.

La voilà.

EUSTACHE.

Bon.

FANFAN.

Fais-moi bien beau, bien beau !

EUSTACHE le prend entre ses jambes, et lui fait sa toilette et sa queue.

Beau comme un bon garçon.

FANFAN.

J’aime bien mieux quand c’est toi qui me coiffe, que quand c’est ma Bonne.

EUSTACHE.

Pourquoi donc ?

FANFAN.

C’est que tu y vas bien plus doucement qu’elle. Elle me tire les cheveux, me les arrache : tu as peur de me faire du mal, toi.

EUSTACHE.

Certainement... Ne remues donc pas tant... Tu as été bien sage, ce matin ?

FANFAN.

Oui, mon petit oncle ?

EUSTACHE.

Tu n’as pas fait enrager ta Bonne ?

FANFAN.

Non, mon petit oncle.

EUSTACHE.

Bien sûrement ?

FANFAN.

Bien sûrement.

EUSTACHE.

Je ne sais, mais mon petit doigt murmure.

FANFAN.

Ton petit doigt a tort...

EUSTACHE.

Il ne ment jamais, lui.

FANFAN.

Ni moi non plus.

EUSTACHE.

Oh ! oh ! ceci devient sérieux, mais très sérieux.

FANFAN.

Qu’est-ce qu’il dit donc, ton petit doigt ?

EUSTACHE.

Il dit que tu as fait enrager ta Bonne, que tu as renversé... Hem !...

FANFAN.

Ton petit doigt est un menteur ; il faut le mettre au pain et à l’eau.

EUSTACHE.

Et lui prétend que c’est Monsieur Fanfan qui a mérité d’être au pain et à l’eau, d’aller dans la prison noire pour avoir menti, fait enrager sa Bonne, et renversé le déjeuner de son oncle.

Eustache et Fanfan rient tous deux en cachette, l’un en faisant semblant de gronder, et l’autre en feignant de pleurer.

FANFAN.

C’est un vilain, ton petit doigt.

EUSTACHE.

Comment, comment, tu pleures ?

FANFAN.

Sans doute.

EUSTACHE.

Oh ! comme tu es laid : si... Allez vous-en, lez vous-en, Monsieur.

FANFAN.

Vous n’avez qu’à me renvoyer chez mon Papa Boniface ; il ne me trouve pas laid, lui.

EUSTACHE.

Tu ne vois pas que c’est pour rire.

FANFAN.

Tu ne croiras donc plus ton petit doigt.

EUSTACHE.

Non : c’est un menteur... Te voilà beau garçon.

Il le fait danser.

Va faire ta cour à Madame et à Mademoiselle Dumont.

FANFAN.

Volontiers, car je les aime bien.

EUSTACHE.

Parce qu’elles te donnent toujours du bonbon.

FANFAN.

Un peu pour ça, mais beaucoup pour autre chose qui me fait plus de plaisir encore.

EUSTACHE.

Et qu’est-ce que c’est donc ?

FANFAN.

C’est qu’elles disent toujours que tu es le meilleur, le plus aimable des hommes ; et j’aime presque autant entendre dire du bien de mon petit oncle, que de manger un pot de confitures tout entier.

EUSTACHE.

Baise-moi mon fils, baise-moi : vas, mon ami, vas.

 

 

Scène V

 

EUSTACHE, TOINON

 

Toinon entre, tenant sur un plateau une Théière une tasse et un sucrier, qu’elle place sur une petite table ; elle verse une tasse de thé qu’elle sucre, et qu’elle remue, pendant qu’Eustache lui parle, et qu’elle lui répond.

EUSTACHE.

Ah ! te voilà, Toinon.

TOINON.

Eh oui me voilà... Qu’avez-vous donc ?

EUSTACHE.

Rien, Toinon.

TOINON.

Mais vous pleurez ?

EUSTACHE.

C’est de tendresse, ma Fille, c’est de plaisir !... Ce pauvre Fanfan...

TOINON.

Vous venez encore de le gâter, je gage.

EUSTACHE.

Tu ne le gâtes jamais, toi ?... Hem, quand il t’appelle, ma belle petite bonne ; et puis baise moi pour faire la paix... Ah ! ah !

TOINON.

Cet Enfant-là a plus d’esprit dans la petite tête que nous tous ensemble ; il nous fait tous enrager, et nous l’adorons tous : pour vous, il vous mène par le nez, et il le fait bien, oui-da ; il fait plus, il s’en vante : mon Oncle, dit-il, c’est un bon homme, il est fol de moi, j’en fais tout ce que je veux ; quand il me gronde, je n’ai qu’à le menacer de retourner chez mon grand Papa Boniface, et puis faire semblant de pleurer, il me demande bien vite pardon.

EUSTACHE.

C’est à la lettre... Mais qu’est-ce que tu fais donc là ?

TOINON.

J’apprête votre déjeuner.

EUSTACHE.

Comment, mon déjeuner ?

TOINON.

Sans doute.

EUSTACHE.

C’est du thé cela ?

TOINON.

Oui.

EUSTACHE.

Mais je n’en prends jamais.

TOINON.

Vous avez tort.

EUSTACHE.

C’est un verre de vin que je t’ai demandé.

TOINON.

Et ce sont deux bonnes tasses de thé que je vous apporte.

EUSTACHE.

Mais je ne puis le souffrir.

TOINON.

Vous vous y accoutumerez... Tenez, il est bon à prendre.

EUSTACHE.

Non, Toinon, non ; il m’affadirait le cœur je me sens l’estomac un peu faible, et je suis sûr qu’un petit verre de vin...

TOINON.

Du vin ! après la débauche que vous avez faite hier ; quand vous avez le feu dans le corps ; de l’eau, Monsieur, de l’eau.

EUSTACHE.

C’est justement à cause que j’ai fait hier un peu la vie...

TOINON.

Qu’il faut la recommencer aujourd’hui.

EUSTACHE.

Tu l’as dit.

TOINON.

Bonne recette !

EUSTACHE.

Excellente, mon enfant, écoute la dessus-le Précepte des Docteurs de Salerne, Précepte que je veux faire graver en lettres d’or, et avait toujours devant les yeux ; écoute bien :

Si pour avoir trop bu la veille
Votre estomac est dérangé ?
Ayez recours dès le matin à la Bouteille,
Vous serez bientôt soulagé :
Aux maux de cœur, aux maux de tête,
Vous donnerez un plein congé
En prenant du poil de la Bête.

Eh bien !...

TOINON.

Vos Docteurs de l’École de Taverne font des ânes et des ivrognes, j’en fais à moi seule plus qu’eux tous ; c’est avec de l’eau, qu’on éteint le feu, c’est avec de l’eau qu’on abaisse la fumée du vin.

EUSTACHE.

C’est fort bien dit à toi, mais je veux un verre de vin.

TOINON.

Et vous n’en aurez pas une goute.

EUSTACHE.

Toinon !

TOINON.

Pas une goutte ; et si vous m’obstinez, vous n’en aurez pas même à dîner.

EUSTACHE.

Ceci devient un peu trop fort : qui est-ce donc qui est le Maître ici, s’il vous plaît ? Et-ce moi ou vous ?

TOINON.

Il ne s’agit pas ici de Maître ni de Maîtresse, il s’agit de votre santé.

EUSTACHE.

Je veux être malade, moi.

TOINON.

Je ne le veux pas, moi.

EUSTACHE.

Coquine !

TOINON.

Dites-moi des sottises, battez-moi, si vous voutez... Mais je l’ai mis là, voyez-vous, et je n’en démordrai pas.

EUSTACHE.

Morbleu...vous me poussez à bout ; sortez à l’instant de chez moi, ou rendez-moi les clefs de la cave.

TOINON, les lui montrant.

Les clefs de la cave ? Les voilà...

EUSTACHE.

Donne.

TOINON.

Écoutez bien : je vous jure, foi d’honnête Fille, que si vous ne prenez pas sur le champ cette tasse de thé, je vais de ce pas les jeter dans le puits.

EUSTACHE.

Oh ! la coquine !

TOINON.

Eh bien !

EUSTACHE.

Arrête, Toinon... Je vais le prendre.

TOINON.

Sur le champ... devant moi...

EUSTACHE.

Je n’ai plus soif.

TOINON.

N’importe, buvez...

EUSTACHE.

Je ne sais qui me tient. – La vieillesse et l’enfance se touchent donc. –

Il boit.

Pouas ; le cœur me lève.

TOINON, lui versant une seconde tasse.

Prenez vite cette seconde taffe, prenez-la, sinon... Ah ! nous verrons, nous verrons si je ne serai pas maîtresse de vous conserver, et si vous vous tuerez malgré moi.

Elle sort.

 

 

Scène VI

 

EUSTACHE, seul

 

Il jette la tasse de thé après Toinon.

Je ne me possède pas : est-il sous le Ciel une créature plus impudente, une servante plus effrontée que cette coquine-là ? Et je lui obéis, je lui obéis comme un sot, comme un enfant ! Ceci finira... À quoi donc me sert-il d’être veuf, si ma servante me maîtrise, me mène à la baguette ; passe encore si c’était ma femme...Ma pauvre femme !... Elle avait bien des défauts, c’est vrai ; elle était méchante, acariâtre violente ; mais quelquefois le soir elle buvait avec moi la petite goutte, et alors... Oh, je sortirai de tutelle, j’en sortirai ; je me marierai ; je prendrai une femme, douce, honnête, dont je ferai la fortune, à laquelle je donnerai tout, tout, excepté les clefs de la cave... C’est décidé... Ah ! voici Candor...un bien honnête garçon...

 

 

Scène VII

 

EUSTACHE, CANDOR

 

EUSTACHE.

Qu’est-ce que c’est, mon ami ?

CANDOR.

Comme vous n’êtes pas encore descendu au magasin, je vous apporte le bordereau de la vente d’hier.

EUSTACHE.

Bon.

CANDOR.

Voilà aussi l’état des différentes demandes que j’ai faites à vos Manufacturiers... Voulez-vous jeter un coup d’œil dessus ?

EUSTACHE.

Il n’en est pas besoin, mon ami.

CANDOR.

Pardonnez-moi, Monsieur, je pourrais...

EUSTACHE.

Non, mon ami, tu as ma confiance entière et tu la mérites, on n’a ni plus d’honnêteté, ni plus de talents que toi...

CANDOR.

C’est vous qui m’avez formé.

EUSTACHE.

Les bons sujets se forment d’eux-mêmes ; tu iras loin, Candor, tu iras loin ; je m’y connais, tu es sage, rangé et d’une sobriété... C’est cela qui te fait honneur ; ne boire jamais ni liqueur, ni vin pur... J’ai été comme ç’a dans ma jeunesse.

CANDOR.

C’est une habitude qui me coûte peu.

EUSTACHE.

Conserve-la, mon ami, conserve-la longtemps ; le vin pur est un poison pour la jeunesse, comme il est le lait des vieillards ; c’est ce qui les soutient, c’est ce qui les ranime.

CANDOR.

On le dit.

EUSTACHE.

Eh bien ! croirais-tu, mon bon ami, que cette coquine de Toinon vient de m’en refuser un verre, un doigt... Elle m’a forcé de prendre du thé.

CANDOR.

Elle a cru qu’il vous ferait plus de bien.

EUSTACHE.

Elle veut me tuer, mon ami, elle veut me tuer ; mais je la chasserai ; oui, mon ami, je la chasserai ; j’ai ce thé là sur le cœur ; c’est un parti pris.

CANDOR.

C’est cependant une bonne et brave fille, qui vous est attachée...

EUSTACHE.

Point du tout... Je veux me marier.

CANDOR.

Vous marier !

EUSTACHE.

Je veux être maître chez moi, pouvoir boire une bouteille d’amitié avec un ami, chez moi, sans que personne compte les coups que nous boirons ; et je sais bien qui j’épouserai, je le fais, mon choix est déjà fait, et très certainement tu l’approuveras.

CANDOR.

Vous n’en doutez pas...

EUSTACHE.

Je vais passer chez ton oncle, le Notaire, et tout en déjeunant avec lui, faire dresser mon contrat de Mariage... C’est un bon homme que ton oncle, il boit sec ; mais dame, c’est qu’il a du bon !

CANDOR.

Il a justement une nouvelle à vous apprendre, qui certainement vous fera grand plaisir.

EUSTACHE.

Qu’est-ce que c’est, mon ami ?

CANDOR.

Il a la main levée de tous les créanciers dans la succession de votre ami, Monsieur Dumont ; tous ont reconnu la validité de votre créance, et consentent à ce que sur les fonds que mon oncle a entre les mains, vous touchiez les quarante mille francs qui vous sont dus.

EUSTACHE.

Je gage que c’est toi qui a arrangé cela.

CANDOR.

J’ai fait tout ce que j’ai dû et tout ce que j’ai pu, pour accélérer cette opération.

EUSTACHE.

Embrasse-moi : voilà une nouvelle qui me fait réellement grand plaisir ; j’attendais ces fonds-là avec grande impatience. 

CANDOR.

Avez-vous un objet d’emploi ?

EUSTACHE.

Oui, mon ami, et un emploi bien précieux. Vas finir ton travail. Ton oncle est trop heureux d’avoir un neveu comme toi : pourquoi, mon fils... Vas.

 

 

Scène VIII

 

EUSTACHE, seul

 

Je vais donc encore jouir d’un moment de bonheur. Mon cœur est content, ma tête est plus libre ; cette nouvelle je crois a fait passer mon thé... Madame Dumont.

Il sonne.

 

 

Scène IX

 

EUSTACHE, MADAME DUMONT, FANFAN

 

MADAME DUMONT.

Ah ! c’est vous, Monsieur Pointu ; ma fille et moi nous étions inquiètes de votre santé, et j’allais passer chez vous...

EUSTACHE.

Vous êtes trop bonne... Je sais combien je vous ai d’obligation...

MADAME DUMONT.

Je ne vous cacherai pas que vous nous avez très effrayées ; vous étiez dans un état.

EUSTACHE.

Je vous en demande mille pardons.

MADAME DUMONT.

Vous devriez bien nous aimer assez, pour ne nous donner jamais de pareils sujets de crainte.

EUSTACHE.

Il ne tiendrait qu’à vous, Madame.

MADAME DUMONT.

Que voulez-vous dire ?

EUSTACHE.

Pouvez-vous me donner un moment d’entretien en particulier ?

MADAME DUMONT.

Très volontiers.

EUSTACHE.

Fanfan...

FANFAN.

Mon petit oncle.

EUSTACHE.

Laisse-nous seuls un instant.

FANFAN.

Je vais aller trouver mon bon ami Candor.

EUSTACHE.

Ne le fais pas enrager.

FANFAN.

Tu sais bien, mon petit oncle, qu’il ne se plaint jamais de moi, lui.

EUSTACHE.

C’est qu’il te gâte comme moi.

FANFAN.

Qui, mais aussi je l’aime beaucoup, un peu moins que toi, cependant.

EUSTACHE.

Vas, et sois sage.

 

 

Scène X

 

EUSTACHE, MADAME DUMONT

 

EUSTACHE.

Je dois commencer par vous apprendre une nouvelle qui vous fera grand plaisir. Vous savez toutes les mauvaises chicanes qu’on me faisait sur ma créance.

MADAME DUMONT.

J’en étais plus affligée, plus affectée que vous.

EUSTACHE.

Elles sont enfin terminées, je suis maître de toucher mes quarante mille francs, souffrez que je les place sur la tête de votre fille.

MADAME DUMONT.

Mon ami, vous me voyez pénétrée de reconnaissance, mais je vous déclare en même temps que ma fille ne peut accepter un tel bienfait au détriment de votre fils.

EUSTACHE.

Je ne lui dois rien.

MADAME DUMONT.

Vous lui devez tout, c’est votre fils.

EUSTACHE.

Avez-vous donc oublié la manière affreuse dont à la mort de sa mère il me redemanda son bien ? Je le lui avais pardonné, j’oubliai même la façon indigne dont il le dissipa ; mes bras lui furent toujours ouverts ; je le reçus dans mon sein, il le déchira de nouveau, il força mon secrétaire ; il m’enleva la plus grande partie de ma fortune ; il fit plus, il m’abandonna, il renonça à sa patrie, à son père ; j’en gémis encore tous les jours.

MADAME DUMONT.

Perdez un souvenir qui vous afflige.

EUSTACHE.

En est-on le maître ? Ah ! Madame, plus la main qui nous déchire le cœur nous est chère, plus la blessure est cruelle.

MADAME DUMONT.

Je le sais.

EUSTACHE.

Le peu de bien qui me reste, je ne le dois qu’à moi : c’est le fruit de cinquante années de travaux, laissez-moi le plaisir de l’offrir à l’amitié.

MADAME DUMONT.

Je ne serais venue dans votre maison que pour vous dépouiller !

EUSTACHE.

Vous pouvez me refuser ?

MADAME DUMONT.

Je le dois.

EUSTACHE, se retirant fâché.

Il suffit.

MADAME DUMONT, l’arrêtant.

Écoutez, mon ami : il n’est qu’un titre auquel ma fille puisse accepter vos bienfaits...

À demi-voix.

On reçoit tout d’un époux, sans rougir... vous m’entendez.

EUSTACHE.

Vous avez deviné le dernier vœu de mon cœur ; ce titre va me rendre le plus heureux des hommes... Mais, Madame, croyez-vous qu’à mon âge... Isabelle...

MADAME DUMONT.

Vous connaissez ma fille, et vous doutez d’elle ?

EUSTACHE.

Je suis vieux. Je ne suis pas aimable. Quels droits ?...

MADAME DUMONT.

Ceux de la reconnaissance ; je vous avoue ce pendant qu’en vous donnant ma fille, je veux qu’elle soit heureuse. Vous avez le caractère excellent ; mais je ne puis vous dissimuler que le malheureux goût...

EUSTACHE.

Je vous entends, Madame ; mais je vous donne ma parole d’honneur que dorénavant vous n’aurez jamais aucun reproche à me faire à ce sujet.

MADAME DUMONT.

Vous m’en donnez votre parole d’honneur ; songez-y bien.

EUSTACHE.

Je connais comme vous toute la bassesse de ce malheureux défaut ; mais que voulez-vous ? J’étais obligé tous les jours d’étourdir mes peines ; c’est en perdant la raison que j’oubliais mes chagrins. Mais heureux dans mon ménage, heureux dans ma maison, soyez certaine... !

MADAME DUMONT.

J’y compte.

EUSTACHE.

Permettez-vous que je lui demande son aveu ?

MADAME DUMONT.

Non ; laissez-moi le plaisir de la prévenir : c’est un droit qui n’appartient qu’à sa mère.

EUSTACHE.

Eh bien ! je vole chez mon ami Monsieur Paraphe, avec lequel je vais tout concerter pour assurer mon bonheur.

Il sort.

MADAME DUMONT.

Il n’est plus jeune, mais il est bon, et c’est un père que je rends à ma fille... Isabelle...

 

 

Scène XI

 

MADAME DUMONT, ISABELLE

 

ISABELLE.

Que voulez-vous, Maman ?

MADAME DUMONT.

Viens ici, mon enfant, embrasse ta mère ; je suis ton amie, tu le sais.

ISABELLE.

Oui, Maman.

MADAME DUMONT.

Nous ne sommes pas riches, mon enfant ; ton père fut trop bon, trop facile : s’il eut des défauts tu dois les ignorer, ce ne sera jamais ta mère qui te les apprendra. Tu n’ignores pas que nous devons tout à Monsieur Pointu...

ISABELLE.

Ah ! combien ses bontés pour moi me l’ont rendu cher ! combien il a de droits à ma reconnaissance !

MADAME DUMONT.

Il vient encore de s’en acquérir de nouveaux, d’immortels. Sa créance vient d’être universellement reconnue ; sais-tu quel est l’emploi qu’il fait de ses fonds ? C’est sur ta tête qu’il les place.

ISABELLE.

Ah, Maman ! et son fils.

MADAME DUMONT.

Je lui ai fait le même reproche, sans pouvoir changer sa résolution.

ISABELLE.

Est-ce que vous les accepteriez ?

MADAME DUMONT.

Oui, ma fille ; et notre bien bon ami fera encore ton redevable : en échange de la fortune, tu vas lui rendre le bonheur.

ISABELL E.

Je ne vous entends pas.

MADAME DUMONT.

N’est-il pas vrai que tu regardes Monsieur Pointu comme un père ?

ISABELLE.

Ah ! oui, Maman, comme un père bien respectable.

MADAME DUMONT.

Que tu as pour lui l’amitié la plus tendre ?

ISABELLE.

Oui.

MADAME DUMONT.

Que son âge n’a rien qui te rebute ?

ISABELLE.

Compte-t-on les années d’un bienfaiteur ?

MADAME DUMONT.

Eh bien ! mon enfant, je lui donne ta main.

ISABELLE, troublée.

Ma main ?

MADAME DUMONT.

Oui, mon enfant, j’en fais ton époux.

ISABELLE.

Ah, Maman !

MADAME DUMONT.

Causons tranquillement : ton cœur n’est pas libre, Isabelle, il a fait un choix.

ISABELLE.

Oui, Maman ; et vous l’approuverez.

MADAME DUMONT.

J’en suis sûre.

ISABELLE.

Vous connaissez Monsieur Candor ?

MADAME DUMONT.

Je l’aime autant que je l’estime.

ISABELLE.

C’est lui.

MADAME DUMONT.

Je t’entends : ah ! ma fille, pourquoi donc ton cœur a-t-il eu un secret pour ta mère ? Pourquoi ne m’avoir pas mise dans votre confidence ? Combien nous nous serions évité de chagrins ! C’est moi-même qui, pénétrée de reconnaissance, vient d’offrir ta main à Monsieur Pointu : lui déchireras tu le cœur, dans le moment où il te comble de biens faits ?

ISABELLE.

Non, Maman, non, je vous obéirai.

MADAME DUMONT.

Mais tu seras malheureuse.

ISABELLE.

Personne ne s’en apercevra.

MADAME DUMONT.

Mais ta mère le saura... Ne pourrions-nous donc pas trouver aucun moyen... Monsieur Candor.

ISABELLE.

Ah ! combien vous allez l’affliger !

 

 

Scène XII

 

MADAME DUMONT, ISABELLE, CANDOR

 

CANDOR.

Vous m’avez appelé, Madame.

MADAME DUMONT.

Oui, Monsieur Candor, venez consoler deux femmes désolées.

ISABELLE.

Mon ami, Maman sait tout.

CANDOR.

Désapprouverez-vous un attachement que l’estime à fait naître, et qui n’a jamais fait rougir la vertu la plus sévère.

MADAME DUMONT.

Votre silence nous a perdus tous trois.

CANDOR.

Que dites-vous ?

MADAME DUMONT.

Ignorant les vrais sentiments de ma fille ; dans un moment où Monsieur Pointu lui assurait une partie de sa fortune, je lui ai proposé moi-même la main d’Isabelle, il l’a reçue avec transports, et il est allé chez votre oncle assurer ce qu’il appelle son bonheur. Que devons-nous faire ?

CANDOR.

Tenir votre promesse.

ISABELLE.

Et c’est vous ?...

CANDOR.

Songez que Monsieur Pointu est votre bienfaiteur, qu’il est le mien. C’est à vous, Madame, à nous sauver de notre faiblesse, ne voyez que la fortune que Monsieur Pointu va assurer à Mademoiselle. Il est bon, doux, honnête, bienfaisant. S’il a quelque défaut, Mademoiselle l’en corrigera bien aisément. Le voici avec mon oncle ; adieu, Madame, adieu, Mademoiselle.

 

 

Scène XIII

 

MADAME DUMONT, ISABELLE, EUSTACHE, MONSIEUR PARAPHE

 

Eustache et Monsieur Paraphe arrivent tous deux en pointe de vin, mais surtout Eustache qui trébuche et qui fait son possible pour cacher son ivresse, ce qui prête au Comique de situation.

MONSIEUR PARAPHE.

Marche donc droit, voisin.

EUSTACHE.

Est-ce qu’on s’aperçoit ?

MONSIEUR PARAPHE.

Certainement, vous vous grisez toujours.

EUSTACHE.

Votre vin est capiteux en diable.

MONSIEUR PARAPHE.

Vous le connaissez... Pourquoi vous y fiez vous ?

EUSTACHE.

C’est que j’aime mes amis avec leurs défauts... Madame Dumont, voilà Monsieur Paraphe et moi qui venons.. Nous venons tous les deux... Parle donc toi.

MONSIEUR PARAPHE.

Laisse faire... Ma voisine, et vous, ma belle Demoiselle, voulez-vous bien recevoir mon compliment... C’est-là, pas vrai ?

EUSTACHE.

À merveilles.

MONSIEUR PARAPHE.

Monsieur Pointu, votre futur époux, vient de me faire dresser son contrat de mariage. Il y a quarante ans que j’ai l’honneur d’être Conseiller du Roi, Notaire, et d’exercer ma charge avec une probité.

EUSTACHE.

Bien rare.

MONSIEUR PARAPHE.

Je n’ai jamais rédigé aucun acte qui fut plus à l’avantage de la future ; il a même déroge à la Coutume pour vous assurer tous ses biens, meubles, immeubles, acquêts, conquêts.

EUSTACHE.

Ne parlez donc pas de cela.

MADAME DUMONT.

Je suis bien sensible à tous les avantages que vous faites à ma fille ; mais je vous prie de ne pas oublier que vous avez un fils.

EUSTACHE.

Un ingrat... que je renonce.

MADAME DUMONT.

Non, Monsieur je n’accepte vos bienfaits qu’à condition que vous lui conserverez tous ses droits.

MONSIEUR PARAPHE.

Madame... on n’a jamais eu de ces scrupules-là.

EUSTACHE.

Elle est originale... Ma belle future, voulez-vous bien accepter ce petit écrin ; ce sont les diamants de feue Madame Pointu ; ils sont montés à l’antique, mais vous les rajeunirez. Que vois-je ? Vous pleurez ?...Madame Dumont...

MADAME DUMONT.

Monsieur.

EUSTACHE.

Qu’est-ce que cela veut dire ? Elle pleure.

MADAME DUMONT.

Ah ! Monsieur, est-ce ainsi que vous m’avez tenu votre promesse ?

EUSTACHE.

Pardon... Nous parlions d’affaire... Nous avons bu un petit coup d’amitié... Il fait chaud ; son vin est fumeux... J’ai été pris sans m’en apercevoir... Nous buvions à votre santé... à celle de ma belle future... à chacune de ses bonnes qualités. Ç’a mène loin...mais c’est la dernière fois.

MADAME DUMONT.

Le jour même de votre contrat !

EUSTACHE.

Le jour le plus heureux de la vie doit en être aussi le plus gai...

MADAME DUMONT.

Mon enfant.

EUSTACHE.

Pourquoi donc cette tristesse : Ah ! si mon bonheur doit vous coûter une seule larme, j’y renonce à jamais.

 

 

Scène XIV

 

MADAME DUMONT, ISABELLE, EUSTACHE, MONSIEUR PARAPHE, FANFAN

 

FANFAN.

Ah ! mon bon oncle, mon bon oncle, viens vite.

EUSTACHE.

Où donc !

FANFAN.

Viens empêcher mon bon ami Candor de sortir, il veut à toute force quitter la maison.

EUSTACHE.

Quitter ma maison ?

FANFAN.

Pour n’y plus rentrer ; il vient de m’embrasser en pleurant, je le retenais de toutes mes forces par son habit, et il m’a dit : Adieu, Fanfan, tu ne me reverras jamais, jamais. Ma bonne a toutes les peines du monde à l’arrêter...

EUSTACHE.

Que veut donc dire tout cela ?...Candor. Candor...

 

 

Scène XV

 

MADAME DUMONT, ISABELLE, EUSTACHE, MONSIEUR PARAPHE, FANFAN, CANDOR, TOINON

 

CANDOR, à Toinon, qui l’amène malgré lui sur le Théâtre.

Laisse-moi, Toinon, laisse-moi ; que vas tu faire ?

TOINON.

Non, Monsieur, non, vous ne vous en irez pas ; vous ne connaissez pas encore Monsieur Pointu, c’est l’insulter que de douter de la bonté de son cœur ; il ignore ce qui se passe ici, et je vais l’en instruire.

CANDOR.

Tais-toi.

EUSTACHE.

Non ; parles, parles vite.

TOINON.

En deux mots voici le tout. Monsieur Candor adore Mademoiselle Isabelle, il en est aimé ; il comptait l’épouser dès qu’il serait établi. Madame Dumont, ignorant leur amour, vous a offert sa main ; vous l’avez acceptée, et ces pauvres enfants aimaient mieux se taire et être malheureux toute leur vie, que de vous causer un seul moment de chagrin.

EUSTACHE.

Combien je t’aime. Toinon ; je te pardonne ton thé de ce matin... Embrasse-moi, Candor et fois mon fils : voilà ma fille que je te donne, avec quarante mille francs de dot ; et si con oncle fait quelque chose pour toi...

MONSIEUR PARAPHE.

Je lui en donne autant.

EUSTACHE.

Eh bien ! je lui cède mon fond.

ISABELLE.

À condition que vous finirez vos jours avec nous ?

EUSTACHE.

Est-ce qu’un père peut quitter ses enfants ? Voisin, nous allons boire le vin du marché.

MONSIEUR PARAPHE.

De bien bon cœur.

TOINON, sautant au col de Monsieur Pointu.

Bravo ! mon maître ; je vous reconnais là ; et je suis si contente de vous, que voici les clefs de la cave : modérez-vous pour vos amis ; vivez longtemps pour eux ; buvez le petit coup : je voudrais en vain vous en empêcher ; le Proverbe est trop vrai :

QUI A BU BOIRA.

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