Les Enfants (Georges FEYDEAU)

Monologue en vers dit par Coquelin aîné de la Comédie-Française.

 

 

J’entends souvent parler de l’homme

Pour sa supériorité :

Rien le rend-il si lâche, en somme,

Si sot, que la paternité ?

En vérité, je me demande,

Quand je constate les tourments

Qu’il faut toujours qu’on en attende :

À quoi ça sert-il, les Enfants ?

On les adore – eh ! pourquoi faire ? –

Et l’on se voue à leur bonheur !

À quoi bon se river sur terre

Un boulet, de gaîté de cœur ?

C’est le trouble, l’inquiétude,

Un tracas de tous les instants !

Tout, sans espoir de gratitude...

À quoi ça sert-il, les Enfants ?

Et l’on subit le magnétisme

Qui vous plie à ce tout petit ;

Est-ce orgueil ou bien égoïsme ?

Devant son œuvre on s’aplatit.

L’homme est fier de sa créature,

S’en fait l’esclave en même temps.

Et c’est la loi de la nature !

À quoi ça sert-il, les Enfants ?

Ah ! je comprends vraiment la bête

Insouciante à ses petits,

Qui, le temps qu’il faut, les allaite,

Puis, part sans l’ombre de soucis.

Voilà des instincts admirables !

– À l’appui de nos arguments ! –

Que les bêtes sont raisonnables !...

À quoi ça sert-il, les Enfants ?

Puis, se séparant dans la vie,

La bête va de son côté,

Libre au gré de sa fantaisie,

Ignorant sa postérité.

Les petits peuvent bien se dire :

« Ça ne sert à rien, les parents ! »

Mais chacun vit comme il désire !...

À quoi ça sert-il, les Enfants ?

Oh ! toi qui parles de la sorte,

Matérialiste enragé,

Toi, beau parleur, toi, tête forte,

Je voudrais te voir fustigé !

Non, tu n’as jamais été père

Pour tenir ces raisonnements !

En ce disant, es-tu sincère ?

« À quoi ça sert-il, les Enfants ? »

Mais ce sont eux qui font ta vie !

Mais ils sont ta chair, ils sont toi !

Et tout leur être s’associe

À ton être qui fait leur loi.

Puis lorsque les destins te tuent,

Tu revis dans tes descendants

Car tes Enfants te perpétuent

C’est à qui servent les Enfants !

Mais tu n’as donc plus souvenance

Que tu fus jeune, toi, comme eux !

Et qu’on fit fête à ta naissance,

À toi qui fais le dédaigneux !

Peux-tu blasphémer ta jeunesse !

Heureux pour toi que tes parents

N’aient pas dit, avec ta sagesse :

« À quoi ça sert-il les Enfants ? »

D’ailleurs, toute parole est vaine :

Preuve que la Maternité,

Est une chose bien humaine...

C’est qu’elle a toujours existé.

Que serait la machine ronde

Avec tes beaux raisonnements !

L’Enfant régénère le monde...

C’est à quoi servent les Enfants !

Et c’est partout dans l’existence :

Tu retrouves à chaque pas

Cette bienheureuse influence

Qu’exercent ses petits gars.

Toi ! quand le trouble est au ménage,

Qui fait cesser les différends ?

L’Enfant, qui chasse le nuage.

C’est à quoi servent les Enfants !

Toi, lorsque le chagrin te ronge,

Que la défaillance te prend.

Souvent tu vois la mort en songe,

Tu veux en finir lâchement;

Qui t’arrête ? L’Enfant, que diantre !

Lorsque l’on a des garnements,

Cela vous met du cœur au ventre...

C’est à quoi servent les Enfants !

Toi, le philosophe, l’athée,

Le libre-penseur, l’esprit-fort !

Toi qui, d’une âme dégoûtée,

Méprises Dieu, la foi, la mort :

L’Enfant pourtant ! voilà ta fibre,

Qui fait tomber tes arguments,

Et, grâce à lui, ta corde vibre...

C’est à quoi servent les Enfants.

Toi qui regardes la frontière,

Le pays que l’on a perdu

Si dans ton sein ton cœur se serre,

Dis, comment te consoles-tu ?

Nous aurons la deuxième manche.

Espères-tu ; chacun son temps !...

L’Enfant est là pour la revanche !

C’est à quoi servent les Enfants !

Oh ! toi qui n’aimes pas l’enfance,

Attends que tu sois père un jour !

C’est là, malgré ton arrogance,

Que l’on te tiendra, par l’amour !

Et, va, – c’est plus fort que nous-mêmes,

Perds un seul de ces innocents,

Et tu verras si tu les aimes,

Et si cela sert, les Enfants ! 

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