Une Fille du Régent (Alexandre DUMAS Père)

Comédie en quatre actes et un prologue.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français, le 1er avril 1846.

 

Personnages

 

LE RÉGENT

DUBOIS

GASTON

LE MARQUIS DE PONTCALEC

LE COMTE DE MONTLOUIS

LE CAPITAINE

TAPIN

LA JONQUIÈRE

OVEN

L’HÔTELIER

L’HUISSIER

PREMIER GARDE

DEUXIÈME GARDE

HÉLÈNE

MADAME DESROCHES

MADAME BERNARD

 

 

PROLOGUE

 

Un chemin creux couvert de neige ; un couvent au milieu d’un étang glacé.

 

 

Scène première

 

LE MARQUIS DE PONTCALEC, LE COMTE DE MONTLOUIS, embusqués

 

PONTCALEC.

Croyez-vous qu’il passe par ici, Montlouis ?

MONTLOUIS.

Il n’y a pas d’autre chemin pour aller à Clissou ; d’ailleurs, nos deux amis le suivent par derrière, n’est-ce pas ?

PONTCALEC.

Oui.

MONTLOUIS.

De deux choses l’une, alors : ou il suivra le grand chemin, et nous l’arrêterons au passage, ou il prendra quelque route de traverse, et nos amis le rejoindront.

PONTCALEC.

Chut ! j’entends des pas.

MONTLOUIS.

Vous croyez ?...

PONTCALEC.

J’en suis sûr ; une branche a craqué...

MONTLOUIS.

En effet...

PONTCALEC.

Cachons-nous !

MONTLOUIS.

Ma foi, je crois qu’il est trop tard, et qu’il nous a vus.

PONTCALEC.

N’importe ! il ne pourra point nous échapper, puisque nous sommes devant lui, et que du Couédic et d’Auvray sont derrière.

MONTLOUIS.

Alors, marchons à lui.

 

 

Scène II

 

PONTCALEC, MONTLOUIS, GASTON

 

GASTON, tirant deux pistolets de dessous son manteau.

Un pas de plus, et vous êtes morts !

MONTLOUIS.

Oh ! oh ! voilà comme vous y allez, chevalier ?

GASTON.

Nommez-vous, messieurs ; car je vois bien que vous n’êtes pas des voleurs... Nommez-vous si vous tenez à la vie.

PONTCALEC.

Remettez vos pistolets à votre ceinture, monsieur de Chanley. Voici M. le comte de Montlouis, et moi, je suis le marquis de Pontcalec.

GASTON.

Et que venez-vous faire ici, messieurs, je vous prie ?

PONTCALEC.

Vous demander quelques explications sur votre conduite... Approchez donc... et répondez, s’il vous plaît.

GASTON.

L’invitation est faite d’une singulière façon, marquis ; ne pourriez-vous, si vous désirez que j’y réponde, la faire en d’autres termes, et lui donner une autre forme ?

MONTLOUIS.

Approchez-vous, Gaston ; nous avons réellement à vous parler, mon ami.

GASTON.

À la bonne heure ! je reconnais votre courtoisie, mon cher Montlouis ; mais j’avoue que je ne suis pas encore habitué aux manières de M. de Pontcalec.

PONTCALEC.

Mes manières sont celles d’un rude et franc Breton, monsieur, qui n’a rien à cachera ses amis, et qui ne s’oppose pas à ce qu’on l’interroge aussi franchement qu’il interroge les autres.

GASTON.

Messieurs, je suis à vos ordres...

PONTCALEC.

Un instant... Monsieur du Couédic, restez où vous êtes, et vous, monsieur d’Auvray, allez vous mettre eu sentinelle sur le chemin... Si quelque étranger s’approche, vous nous préviendrez.

Du Couédic fait quatre pas en arrière ; d’Auvray disparaît.

Maintenant, chevalier, préparez vous à nous répondre.

GASTON.

Messieurs, permettez-moi de vous dire que tout ce qui se passe en ce moment me semble bien étrange... C’est moi que vous suiviez, à ce qu’il paraît... ou plutôt que vous précédiez... C’est moi que suivaient MM. d’Auvray et du Couédic... Voyons, que signifie tout ceci ? Si c’est une plaisanterie, l’heure et le lieu me paraissent mal choisis...

PONTCALEC.

Non, monsieur, ce n’est point une plaisanterie... C’est un interrogatoire...

MONTLOUIS.

C’est-à-dire une explication, chevalier...

PONTCALEC.

Interrogatoire ou explication, peu importe... La circonstance est trop grave pour jouer sur le sens ou ergoter sur les mots : répondez donc à nos questions, monsieur de Chanley, que ce soit un interrogatoire ou une explication.

GASTON.

Vous commandez durement, marquis.

PONTCALEC.

Si je commande, monsieur, c’est que j’en ai le droit. Suis-je votre chef, ou ne le suis-je pas ?... Vous avez fait le serment d’obéir ; obéissez.

GASTON.

J’ai fait serment d’obéir, monsieur... mais non pas comme un laquais...

PONTCALEC.

Vous avez fait serment d’obéir comme un esclave...

GASTON, mettant la main à son épée.

Monsieur le marquis !

PONTCALEC.

Chevalier, rappelez-vous les faits : nous conspirions tous quatre, nous ne réclamions pas votre appui, vous êtes venu nous l’offrir vous-même : est-ce vrai ?

GASTON.

C’est vrai !

PONTCALEC.

Alors, nous vous avons reçu et accueilli parmi nous comme un ami, commis un frère... Nous vous avons dit toutes nos espérances, confié tons nos projets... Bien plus, quand il s’est agi de tirer au sort à qui frapperait, vous avez exigé que votre nom fût mis dans l’urne avec les nôtres... Est-ce encore vrai ?...

GASTON.

C’est vrai !

PONTCALEC.

Votre nom est sorti... C’était un grand honneur... et un grand danger que vous faisait le sort... Alors, chacun de nous vous a offert de prendre votre place, si quelque motif devait vous arrêter ; est-ce toujours vrai ?

GASTON.

Vous ne dites pas un mot, j’en conviens, qui ne soit l’exacte vérité, marquis.

PONTCALEC.

C’est ce matin que vous avez tiré au sort... C’est ce soir que vous deviez être sur la roule de Paris... Où vous trouvons-nous, au contraire ?... Sur celle de Clisson !... de Clisson, où demeurent les plus mortels ennemis de l’indépendance bretonne... où loge le maréchal de Moutesquiou, notre ennemi juré...

GASTON.

Ah ! monsieur !...

PONTCALEC.

Chevalier, répondez par des paroles franches, et non par de méprisants sourires ; répondez, monsieur de Chanley, je vous l’ordonne, répondez...

GASTON.

Messieurs, si vous m’aviez suivi au lieu de m’arrêter ici, vous eussiez vu que ce n’était point à Clisson que j’allais.

PONTCALEC.

En tout cas, ce n’était point à Paris non plus.

GASTON.

Non, messieurs.

PONTCALEC.

Où alliez-vous, alors ?

GASTON.

Messieurs, je vous en prie... ayez confiance en moi, et ménagez mon secret... C’est un secret de jeune homme... Un secret où non seulement mon honneur, mais encore celui d’une aune personne est engagé.

MONTLOUIS.

Alors, c’est donc un secret d’amour ?

GASTON.

Oui, mon cher Montlouis... et j’ajouterai de premier amour !

PONTCALEC.

Défaites que tout cela !

GASTON.

Monsieur le marquis, c’est la seconde fois...

MONTLOUIS.

Pardonnez-moi, mon ami ; mais, en vérité, c’est trop peu dire pour contenter des complices... disons le mot... Comment croire que vous ailez à un rendez-vous par ce temps de neige abominable, et que ce rendez-vous n’est pas à Clisson, quand, excepté ce couvent,

Il le montre.

il n’y a pas une maison bourgeoise à deux lieues à la ronde ?

PONTCALEC.

Monsieur de Chanley, la partie que nous avons entreprise est grave : nous y jouons nos biens, notre tête, et, plus que tout cela, notre honneur !... Voulez-vous répondre clairement aux questions que je vais vous adresser ? Au nom de nous tous, répondez enfin de façon à ne nous laisser aucun doute... ou sinon, monsieur, foi de gentilhomme, en vertu du droit de vie et de mort que vous m’avez donné librement et de votre propre volonté sur vous-même, foi de gentilhomme, je vous le répète, je vous casse la tête d’un coup de pistolet...

Silence d’un instant.

GASTON.

Marquis, non seulement vous m’insultez en me soupçonnant, mais encore vous me brisez le cœur en m’affirmant que je ne puis détruire vos soupçons qu’en vous initiant à mon secret.

Il tire des tablettes de sa poche, et écrit quelques mots sur un morceau de papier, le déchire, remet le portefeuille dans sa poche et enferme le papier dans sa main.

MONTLOUIS.

Que fait-il ?

GASTON.

Maintenant, écoutez-moi, marquis de Pontcalec : voici dans cette main le secret que vous voulez savoir ; moi vivant, vous ne le saurez pas. Brûlez-moi la cervelle, vous en avez le droit... Moi mort, vous ouvrirez ma main, vous lirez ce billet, et vous verrez alors si je méritais un soupçon pareil. J’attends.

PONTCALEC, avec un mouvement de menace.

Eh bien, puisque vous le voulez, malheureux !...

MONTLOUIS, se jetant entre eux.

Pontcalec !... Gaston !... Au nom du ciel, marquis, je le connais, il se laisserait tuer sans prononcer une parole... Gaston, je t’en supplie, au nom de notre vieille amitié... tu n’auras pas de secret pour des hommes d’honneur... Gaston, À genoux, je te conjure de tout nous dire !... Marquis, Gaston dira tout ; pardonnez-lui.

PONTCALEC.

Mais certainement, que je lui pardonne... et bien plus... que je l’aime... il le sait bien... pardieu !... Qu’il nous prouve son innocence seulement, et, aussitôt, je lui fais toutes les réparations qu’il exigera... Mais, auparavant... rien... C’est à lui décéder ; il est jeune, il est seul au monde, il n’a pas, comme nous, des femmes, des mères et des enfants dont il expose la fortune et le bonheur... il ne risque que sa vie, lui, et il en fait le cas qu’on en fait à vingt-cinq ans ! mais, avec sa vie, il joue la nôtre... Un mot, un seul mot ! qu’il nous présente une justification probable... et, le premier, je lui ouvre mes bras.

MONTLOUIS.

Mon ami !

PONTCALEC.

Gaston !

Il lui donne sa main.

Mon fils !

GASTON.

Eh bien, marquis, eh bien, comte, vous allez être satisfaits.

MONTLOUIS.

Ah !

GASTON.

Je ne demande que votre parole.

MONTLOUIS.

Foi de gentilhomme, votre secret mourra là, Gaston.

Pontcalec met aussi la main sur son cœur.

GASTON.

Voyez-vous cette maison ?

MONTLOUIS.

Ce couvent, vous voulez dire ?

GASTON.

Oui ; c’est là que je vais.

PONTCALEC.

Vous allez ici ?...

GASTON.

Ici même, monsieur. Ce couvent renferme une jeune fille que j’aime depuis huit mois, c’est-à-dire depuis notre association ; peut-être, si je l’eusse aimée auparavant... Mais Dieu a fait les choses ainsi !... Je l’ai vue pour la première fois dans une procession à Nantes ; je l’ai suivie, je l’ai épiée, et je lui ai fait tenir une lettre.

PONTCALEC.

Mais comment la voyez-vous ? Ce couvent est entouré d’eau, et fermé de murs partout ou il n’est pas entouré d’eau.

GASTON.

Cent louis ont mis le jardinier dans mes intérêts... L’été, je trouve cette barque amarrée à ce saule ; j’ai la clef du cadenas... je rame jusqu’au-dessous de cette fenêtre, et alors je la vois, je lui parle.

PONTCALEC.

Oui, je comprends cela l’été ; mais, à cette heure, le bateau ne peut plus naviguer.

GASTON.

C’est vrai, marquis ; mais, à défaut de bateau, il y a ce soir une croûte de glace ; ce soir, j’irai donc à elle sur cette glace ; peut-être se brisera-t-elle sous mes pieds et m’engloutirai-je ; tant mieux !... car, je l’espère, alors, monsieur, vos soupçons s’engloutiront avec moi.

MONTLOUIS.

Ah ! Gaston, que tu me fais de bien !

PONTCALEC.

Ah ! chevalier, pardonnez-moi ; mais je me défie de moi-même, et c’est bien naturel... après l’honneur que vous m’avez fait de me choisir pour votre chef... Ainsi, vous nous donnez votre parole d’honneur, votre foi de gentilhomme que c’est bien là ?

GASTON.

Je fais mieux... je vous dis : Marquis, attendez... et vous allez voir.

MONTLOUIS.

Mon Dieu ! si cette glace...

GASTON.

À la garde de Dieu !

Il marche lentement sur la glace, et arrive à la fenêtre du balcon.

Hélène ! Hélène !

Se retournant.

Vous êtes toujours là, messieurs ?

MONTLOUIS.

Oui... Cachons-nous, marquis !... que cette jeune fille ne nous voie point.

Ils se cachent, mais de manière à rester en vue du spectateur.

GASTON.

Hélène !

La fenêtre s’ouvre, une jeune fille paraît au balcon.

 

 

Scène III

 

PONTCALEC, MONTLOUIS, GASTON, HÉLÈNE DE CHAVERNY

 

HÉLÈNE.

C’est vous ?

GASTON.

Oui.

HÉLÈNE.

Ah ! mon Dieu, vous voilà venu... malgré le froid, sur cette glace à peine prise !... Je vous avais cependant bien défendu, dans ma lettre, d’arriver à moi par ce chemin.

GASTON.

Avec votre lettre sur mon cœur, Hélène, il me semble que je ne puis courir aucun danger... C’est un talisman sauveur... et dont j’ai déjà éprouvé l’effet... Mais qu’avez-vous donc de si triste et de si sérieux à me dire ?... Vous avez pleure, ce me semble.

HÉLÈNE.

Hélas ! mon ami, depuis ce matin, je ne fais pas autre chose.

GASTON.

Depuis ce matin ? C’est étrange. Et moi aussi, Hélène, je pleurerais, si je n’étais pas un homme.

HÉLÈNE.

Que dites-vous, Gaston ?...

GASTON.

Rien !... Revenons à vous : quels sont vos chagrins, mon amie ? Dites-moi cela.

HÉLÈNE.

Vous le savez, Gaston, je ne m’appartiens pas... Je suis une pauvre orpheline, élevée ici, n’ayant d’autre patrie et d’autre monde, d’autre univers que ce couvent ; je n’ai jamais vu personne à qui je puisse donner les noms de père et de mère ; je crois ma mère morte, et l’on m’a toujours dit mon père absent ; je dépends donc d’une puissance invisible qui s’est révélée à notre supérieure seulement. Ce matin, ma bonne mère m’a fait venir et m’a annoncé mon départ.

GASTON.

Votre départ, Hélène ! vous quittez le couvent ?...

HÉLÈNE.

Oui... Il paraît que ma famille me réclame, Gaston.

GASTON.

Votre famille ? Mon Dieu ! que nous veut encore ce nouveau malheur ?

HÉLÈNE.

Oui, vous avez raison, Gaston, quoique ce que vous dites là puisse paraître étrange à des indifférents... J’étais heureuse dans ce couvent, je ne demandais pas davantage au Seigneur que d’y rester jusqu’au moment où je deviendrais votre femme. Le Seigneur dispose de moi autrement ; que vais-je devenir ?...

GASTON.

Et cet ordre qui vous enlève ?...

HÉLÈNE.

N’admet, à ce qu’il paraît, ni discussion ni retard...

GASTON.

Savez-vous au moins quelque chose sur votre famille ?

HÉLÈNE.

Rien ! rien ! Je sais qu’il faut partir, voilà tout. Quand ma bonne mère m’a annoncé cela, j’ai fondu en larmes, je me suis jetée à ses genoux... Alors, elle s’est doutée qu’il y avait à mes larmes un autre motif que celui que je leur donnais ; elle m’a pressée, interrogée, et, pardonnez-moi, Gaston, j’avais besoin de confier mon secret à quelqu’un, j’avais besoin d’être plainte et consolée ! je lui ai tout dit !

GASTON.

Tout ?

HÉLÈNE.

Oui, que je vous aimais et que vous m’aimiez ; tout, elle sait tout... excepté la manière dont nous nous voyons... car j’avais peur, si j’avouais cela, qu’on ne m’empêchât de vous voir une dernière fois, et je voulais cependant vous dire adieu.

GASTON.

Et qu’a-t-elle dit alors ?

HÉLÈNE.

Une chose qui m’effraye, Gaston... Chut !

GASTON.

Qu’y a-t-il donc ?

HÉLÈNE.

J’ai cru entendre... Non, rien.

GASTON.

Eh bien ?

HÉLÈNE.

Ce qu’elle m’a dit me fait supposer que je suis la fille de quelque grand seigneur.

GASTON.

Dites, j’écoute.

HÉLÈNE.

Elle m’a dit : « Il faut oublier le chevalier, ma fille ; car qui sait si votre nouvelle famille consentirait à cette union ? »

GASTON.

Mais ne suis-je pas d’une des plus vieilles maisons de Bretagne ?... et, sans que je sois riche, ma fortune n’est-elle point indépendante ?... Vous lui avez fait cette observation, n’est-ce pas, Hélène ?...

HÉLÈNE.

Oui ; je lui ai dit : « Ma mère, Gaston me prenait sans nom, sans fortune ; on peut me séparer de Gaston ; mais ce serait à moi une cruelle ingratitude de l’oublier, et je ne l’oublierai jamais ! »

GASTON.

Hélène, vous êtes un ange !... mais les anges sont doux et bons : ce qu’on vous ordonnera de faire, vous le ferez !

HÉLÈNE.

Non ! ne croyez pas cela, Gaston ; j’ai quelque chose en moi que vous ne connaissez pas vous-même, et qui parfois m’épouvante !... quelque chose de fier et d’absolu qui, lorsqu’on me résiste, amène sur mes lèvres le mot Je veux !... Je vous dis tous mes défauts, Gaston ; car je ne veux pas que vous me croyiez meilleure que je ne suis.

GASTON.

C’est que, comme vous le disiez, Hélène, vous êtes la fille de quelque grand seigneur, et que Dieu vous a donné le droit de commander. Tant mieux si cela est ainsi.

HÉLÈNE.

Comment, tant mieux ? Vous réjouiriez-vous donc de notre séparation ?

GASTON.

Non ; mais je me réjouis de ce que vous trouvez une famille noble et puissante au moment où vous allez peut-être perdre un ami !

HÉLÈNE.

Perdre un ami... Mais je n’ai pas d’autre ami que vous ! dois-je donc vous perdre ?...

GASTON.

Je vais du moins être forcé de vous quitter pour quelque temps, Hélène !

HÉLÈNE.

Vous ?...

GASTON.

Oui, moi ! Le destin a pris à lâche de nous faire semblables en tout, et vous n’êtes pas la seule à ignorer ce que vous garde le lendemain.

HÉLÈNE.

Gaston, que voulez-vous dire ?

GASTON.

Ce que, dans mon amour, ou plutôt dans mon égoïsme, je n’ai pas osé vous dire encore... J’allais au-devant de l’heure à laquelle nous sommes arrivés, les yeux fermes ; ce matin, mes yeux se sont ouverts... Il faut que je vous quitte, Hélène !

HÉLÈNE.

Mais pour quoi faire ?... qu’avez-vous entrepris ?... qu’allez-vous devenir ?

GASTON.

Hélas ! nous avons chacun notre secret, Hélène ! que le vôtre ne soit pas aussi terrible que le mien, c’est tout ce que je demande au ciel !

HÉLÈNE.

Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! qu’avons-nous donc fait pour être si malheureux ?...

GASTON.

Voyons, Hélène, du courage !... Pourrai-je vous voir encore une fois avant mon départ ?...

HÉLÈNE.

Je ne crois pas, je pars demain.

GASTON.

Et quelle route prenez-vous ?

HÉLÈNE.

Celle de Paris.

GASTON.

Comment ! vous allez donc... ?

HÉLÈNE.

Je vais à Paris.

GASTON.

Grand Dieu ! et moi aussi !

HÉLÈNE.

Et vous aussi ?

GASTON.

Nous nous trompions, Hélène ; nous partions tous deux, mais nous ne nous quittions pas !

HÉLÈNE.

Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! que me dites-vous là ?...

GASTON.

Que nous avions tort d’accuser la Providence, et qu’elle se venge en nous accordant plus que nous n’eussions osé lui demander... Non seulement nous pourrons nous voir tout le long de la route, mais encore à Paris... Eh bien, à Paris, nous ne serons pas tout à fait séparés... Avec qui partez-vous ?

HÉLÈNE.

Avec sœur Thérèse, la religieuse dont la cellule touche mon appartement.

GASTON.

Alors, tout va pour le mieux. Hélène, moi, je vous suis à cheval, comme un voyageur étranger ; chaque soir, je vous parle, et, quand je ne puis parvenir à vous parler, je vous vois du moins...

HÉLÈNE.

Chut !

GASTON.

Quoi ?

HÉLÈNE.

C’est sœur Thérèse qui m’appelle... Me voilà, ma sœur.

Elle rentre.

GASTON, revenant.

Eh bien, messieurs, êtes-vous satisfaits, et ce que vous avez vu vous suffit-il ?...

PONTCALEC.

Embrasse-moi, mon fils.

MONTLOUIS.

Oh ! j’avais répondu de toi, Gaston.

GASTON.

Vous n’avez donc plus aucun doute ?

PONTCALEC.

Non... Va accomplir ta mission, frère, et que Dieu te garde !

HÉLÈNE.

Gaston ! Gaston !

GASTON, retournant à la fenêtre.

Hélène, me voici !

HÉLÈNE.

Adieu, mon ami, ou plutôt...

GASTON.

Au revoir !

HÉLÈNE.

Oh ! oui, au revoir !

Elle lui donne sa main à baiser.

 

 

ACTE I

 

L’auberge du Tigre royal, à Rambouillet.

 

 

Scène première

 

MADAME BERNARD, seule, sortant d’une chambre

 

Oh ! l’horrible engeance que ces domestiques ! ils ne savent même pas faire du feu sans laisser la chambre s’emplir de fumée.

Elle va ouvrir une fenêtre qui se trouve dans un pan coupé.

La ! maintenant donnons des ordres pour le souper de ces dames, ou plutôt veillons nous-même à ce qu’il n’y manque rien.

Elle sort.

 

 

Scène II

 

DUBOIS, TAPIN, paraissant tous deux à la fenêtre

 

DUBOIS.

Est-ce ici, maître Tapin ?

TAPIN.

Ici même.

DUBOIS.

Alors, aidez-moi à entrer... Bon ! merci...

Il entre dans la chambre.

Vous connaissez vos instructions !

TAPIN.

Et je les remplirai à la lettre.

DUBOIS.

Très bien, allez.

Il referme la fenêtre.

Brrrrrr ! il ne fait pas chaud, ce soir ; heureusement qu’il y a bon feu dans cette chambre.

Il s’assied près du feu, ouvre un portefeuille, étale des papiers sur une table et se met à les feuilleter.

Allons, ma police secrète ne m’a pas trompé, et voici mes Bretons à la besogne ; mais comment diable notre conspirateur est-il venu à si petites journées ? Parti de Nantes le 11 janvier, à midi, et pas encore arrivé à Rambouillet le 21, à huit heures du soir ! Hum ! cela me cache probablement quelque nouveau mystère que va m’éclaircir cet honnête espion que M. de Montaran a trouvé moyen de placer prés de notre Brutus... Holà ! quelqu’un !... Eh bien, comment diable appelle-t-on ici ?... Ah ! voilà une sonnette.

Il sonne.

 

 

Scène III

 

DUBOIS, à table, MADAME BERNARD, entrant

 

MADAME BERNARD.

Oh ! mon Dieu !

DUBOIS.

Venez ici, ma chère madame Bernard.

MADAME BERNARD.

Pardon, monsieur, vous n’étiez pas là tout à l’heure.

DUBOIS.

Vous avez raison, j’étais dans la rue.

MADAME BERNARD.

Mais par où êtes-vous entré ?

DUBOIS.

Par la fenêtre.

MADAME BERNARD.

Par la fenêtre ! pourquoi par la fenêtre ?

DUBOIS.

Parce que je craignais d’être vu en passant par la porte.

MADAME BERNARD.

Que désirez-vous ?

DUBOIS.

Vous dire un mot en particulier.

MADAME BERNARD.

En particulier ? Mais je ne vous connais pas, moi !

DUBOIS.

Oh ! soyez tranquille ; quand je vous aurai dit ce mot, vous me connaîtrez parfaitement.

MADAME BERNARD.

Ce mot, c’est donc... ?

DUBOIS.

Mon nom, tout bonnement.

MADAME BERNARD.

Votre nom !... votre nom est donc connu ?...

DUBOIS.

Très connu.

MADAME BERNARD.

Dites.

DUBOIS.

Approchez !... plus près !

MADAME BERNARD.

Tout bas, alors ?

DUBOIS.

Sans doute !

MADAME BERNARD.

Pourquoi tout bas ?

DUBOIS.

Pour qu’il n’y ait que vous qui l’entendiez.

MADAME BERNARD.

Allons.

Elle s’approche, Dubois lui dit son nom tout bas.

Comment ! monseigneur !

DUBOIS.

Allons, voilà que vous me trahissez !

MADAME BERNARD.

Pardon, mon...

DUBOIS.

Sieur... tout court... monsieur, vous entendez !

MADAME BERNARD.

Et à quelle circonstance dois-je l’honneur de votre visite, monsieur ?

DUBOIS.

À une affaire d’État.

MADAME BERNARD.

Cette affaire n’a rien de compromettant pour ma maison ?

DUBOIS.

Non, si vous me secondez ; sinon, ma chère madame Bernard, je ne réponds de rien...

MADAME BERNARD.

Monsieur, je suis à vos ordres.

DUBOIS.

Alors, je puis compter sur votre discrétion ?

MADAME BERNARD.

Oh ! monsieur !

DUBOIS.

Remarquez que c’est bien plutôt pour vous que pour moi que je vous recommande la discrétion... attendu qu’au premier mot que vous laisseriez échapper, je me verrais forcé de vous envoyer aux Madelonnettes.

MADAME BERNARD.

Jésus Dieu !

DUBOIS.

Oh ! vous y trouveriez très bonne compagnie, ma chère madame Bernard. Depuis quelque temps, j’y ai envoyé des personnes très bien.

MADAME BERNARD.

À partir de ce moment, je suis muette.

DUBOIS.

Excepté pour moi !

MADAME BERNARD.

Oh ! vous ! c’est autre chose, vous avez le droit de tout savoir.

DUBOIS.

Alors, ne me cachez rien...

MADAME BERNARD.

Interrogez, demandez, je suis prête à vous répondre.

DUBOIS.

Vous est-il arrivé quelqu’un aujourd’hui venant par la route de Chartres ?

MADAME BERNARD.

Oui, un homme, tout à l’heure.

DUBOIS.

Une espèce de domestique ?

MADAME BERNARD.

Justement !

DUBOIS.

Un Breton ?

MADAME BERNARD.

Il en a tout l’air.

DUBOIS.

Et il a retenu une chambre pour son maître ?

MADAME BERNARD.

Non, il n’a rien retenu.

DUBOIS.

Il venait pour quelque chose, cependant ?

MADAME BERNARD.

Il venait pour voir la chambre des deux dames.

DUBOIS.

Quelle chambre ?

MADAME BERNARD.

Cette chambre-ci, et une autre au bout du corridor.

DUBOIS.

Ces chambres-ci sont donc retenues pour des dames ?

MADAME BERNARD.

Oui, monsieur.

DUBOIS.

Pour des dames de Nantes ?

MADAME BERNARD.

Pour une dame de Paris allant au-devant d’une dame de Nantes.

DUBOIS.

Et qui a retenu ces deux chambres ?

MADAME BERNARD.

La dame de Paris, en passant, ce matin.

DUBOIS.

Voilà la chose qui se complique. Et ces dames attendent-elles quelqu’un ce soir ?

MADAME BERNARD.

Oui.

DUBOIS.

Un jeune gentilhomme venant de Chartres ?

MADAME BERNARD.

Non ; un grand seigneur venant de Paris.

DUBOIS.

Madame Bernard, nous jouons aux propos interrompus. Savez-vous le nom de ce valet ?

MADAME BERNARD.

Il s’appelle M. Oven.

DUBOIS.

C’est bien cela, cependant... Est-il encore ici ?

MADAME BERNARD.

S’il n’y est point, il est dans l’hôtel en face.

DUBOIS.

Faites-le appeler.

MADAME BERNARD, à la porte.

Appelez M. Oven.

DUBOIS.

Vous vous doutez, n’est-ce pas, ma chère madame Bernard, que, lorsqu’il entrera, je vous serai obligé de sortir ?

MADAME BERNARD.

À l’instant même, monsieur, à l’instant.

DUBOIS.

Je ne vous retiens pas, allez !

MADAME BERNARD.

Monsieur !...

DUBOIS.

Très bien !

 

 

Scène IV

 

DUBOIS, puis OVEN

 

DUBOIS, tirant sa montre.

Huit heures et demie. Eu ce moment, monseigneur rentre au Palais-Royal, arrivant de Saint-Germain, et me fait demander ; ou lui répond que je n’y suis pas ; en conséquence de quoi, monseigneur s’apprête à faire quelque énorme folie... Frottez-vous les mains et faites votre escapade à loisir, monseigneur ; ce n’est point à Paris qu’est le danger, c’est ici ; mais Dubois veille, heureusement pour vous... Ah ! ah ! qu’est-ce que ce drôle ?

OVEN.

C’est vous qui me demandez, monsieur ?

DUBOIS.

Vous venez de Nantes ?

OVEN.

Oui.

DUBOIS.

Vous êtes à M. le chevalier Gaston de Chanley ?

OVEN.

Oui.

DUBOIS.

Et vous vous nommez Oven ?

OVEN.

Oui.

DUBOIS.

En ce cas, viens ici, maraud !

Oven regarde autour de lui.

Eh bien, n’as-tu pas entendu ?

OVEN.

Si fait, monsieur ; mais j’ignorais que ce fût à moi...

DUBOIS.

Que je parlasse ? Et à qui donc veux-tu que ce soit ? Nous ne sommes que deux. Voyons, approche.

OVEN.

Pardon, monsieur ; mais qui êtes-vous ?

DUBOIS.

Je crois que tu m’interroges, drôle ! Écoute : je suis celui à qui M. de Montaran t’a ordonne d’obéir.

OVEN.

Comment ! j’aurais l’honneur... ?

DUBOIS.

Silence ! On t’a donné cinquante louis pour me dire la vérité, n’est-ce pas ?...

OVEN.

C’est-à-dire qu’on me les a promis, monsieur.

DUBOIS, tirant une pile de pièces d’or et la plaçant en équilibre sur la table.

C’est tout un !

OVEN.

Je puis donc les prendre, monsieur ?

DUBOIS.

Un instant ! on te les a promis si tu parlais.

OVEN.

Oui.

DUBOIS.

Eh bien, tu n’as encore rien dit.

OVEN.

C’est juste.

DUBOIS.

Tu es donc prêt à répondre ?

OVEN.

Interrogez !

DUBOIS.

Attends. Tu me parais un gaillard fort intelligent.

OVEN.

Monsieur...

DUBOIS.

Nous allons faire un marché.

OVEN.

Lequel ?

DUBOIS.

Voici les cinquante louis.

OVEN.

Je les vois bien.

DUBOIS.

Je vais te questionner ; à chaque réponse que tu feras à mes questions, j’ajoute dix louis...

OVEN.

Ah !

DUBOIS.

Si la réponse est importante. Si la réponse est ridicule et stupide, j’en ôte dix...

OVEN.

Oh !

DUBOIS.

Tu vois qu’il ne tient qu’à toi de doubler la somme.

OVEN.

Mais qui sera juge de la valeur de mes réponses ?

DUBOIS.

Moi, pardieu ! puisque c’est moi qui paye.

OVEN.

Oh ! oh !

DUBOIS.

Maintenant, causons.

OVEN.

À vos ordres.

DUBOIS.

D’où viens-tu ?

OVEN.

Je vous l’ai déjà dit.

DUBOIS.

Ça ne fait rien, répète.

OVEN.

De Nantes.

DUBOIS.

Avec qui ?

OVEN.

Vous le savez bien.

DUBOIS.

N’importe, je désire le savoir mieux.

OVEN.

Avec M. le chevalier Gaston de Chanley.

DUBOIS, allongeant la main vers les louis.

Attention !

OVEN.

J’écoute de toutes mes oreilles.

DUBOIS.

Ton maître voyage-t-il sous son nom ?

OVEN.

Il est parti sous son nom ; mais, en route, il en a pris un autre.

DUBOIS.

Lequel ?

OVEN.

Le nom de M. de Livry.

DUBOIS.

Bien !

Il ajoute dix louis.

OVEN, joyeux.

Oh !

DUBOIS.

Et que faisait ton maître à Nantes ?

OVEN.

Monsieur, il faisait ce que font les jeunes gens, il montait à cheval, il chassait, il allait au bal.

Dubois allonge la main vers les louis.

Attendez donc ! il faisait autre chose encore.

DUBOIS.

Il était temps ! Que faisait-il ?

OVEN.

Il quittait la maison deux fois la semaine, à huit heures du soir, et ne rentrait qu’à quatre heures du matin.

DUBOIS.

À merveille ! Et où allait-il ?

OVEN.

Où il allait ?

DUBOIS.

Oui.

OVEN.

Dame, je n’en sais rien !

DUBOIS.

Comment cela, tu n’en sais rien ?

OVEN.

Non ; il me défendait de le suivre.

DUBOIS.

Et tu ne le suivais pas ?...

OVEN.

Non.

DUBOIS, reprenant les dix louis.

Imbécile !...

OVEN.

Aïe !

DUBOIS.

Et, depuis son départ, qu’a-t-il fait ?

OVEN.

Monsieur, il a passé par Oudon, par Ancenis, par Nogent-le-Rotrou et par Chartres.

Dubois retire dix autres louis.

Oh ! mon Dieu !

DUBOIS.

Revenons à notre interrogatoire... En route, il n’a été rejoint par personne ?...

OVEN.

Non, monsieur ; au contraire, c’est lui qui a rejoint...

DUBOIS.

Qui cela a-t-il rejoint ?...

OVEN.

Une jeune demoiselle qui a été élevée aux Ursulines de Clisson...

DUBOIS.

Cette demoiselle voyageait seule ?

OVEN.

Non, monsieur ; elle voyageait avec une religieuse du même couvent, nommée sœur Thérèse.

DUBOIS.

Et comment s’appelait cette pensionnaire ?

OVEN.

Mademoiselle Hélène de Chaverny.

DUBOIS.

Hélène ! le nom promet... Et cette belle Hélène est la maîtresse de ton maître, sans doute ?

OVEN, avec finesse.

Dame, je n’en sais rien ; vous comprenez qu’il ne me l’a pas dit.

DUBOIS, reprenant dix autres louis.

Il est plein d’intelligence, ma parole d’honneur !

OVEN.

Oh ! monsieur, mais il ne restera plus rien !

DUBOIS.

Le fait est qu’avec quatre réponses comme celles-ci encore, tu auras trahi ton maître gratis ; ce qui est fort triste pour un fidèle serviteur !

OVEN.

Je crois que je vais me trouver mal !

DUBOIS.

Continuons. Et ces dames vont à Paris ?

OVEN.

Aujourd’hui, à deux heures, elles se sont arrêtées à Épernon.

DUBOIS.

Ah ! ah ! et ton maître aussi ?

OVEN.

Oui, monsieur. Puis, comme il est arrivé une dame de Paris, venant au-devant de la demoiselle, sœur Thérèse l’a quittée et est retournée à Clisson.

DUBOIS.

Tout cela n’est pas d’une grande importance ; mais il ne faut pas décourager les commençants.

Il remet dix louis.

OVEN, à part.

Il a remis dix louis !

DUBOIS.

Et sais-tu comment s’appelait cette dame de Paris ?

OVEN.

Je l’ai entendu nommer madame Desroches.

DUBOIS.

Madame Desroches, dis-tu ?

OVEN.

Oui.

DUBOIS.

Tu en es sûr ?

OVEN.

Comment, si j’en suis sûr ? La preuve, c’est qu’elle est grande, maigre et jaune.

DUBOIS.

Grande ?

OVEN.

Oui.

DUBOIS.

Maigre ?

OVEN.

Oui.

DUBOIS.

Et jaune ?

OVEN.

Oui.

DUBOIS.

Voilà trois épithètes qui valent dix louis.

OVEN.

Chacune ?

DUBOIS.

Non pas ! Comme il y va, le drôle !

Il remet dix louis.

Son âge ?

OVEN.

Quarante-cinq ans, à peu près.

DUBOIS.

Dix autres louis pour les quarante-cinq ans.

OVEN.

Habillée d’une robe de soie à grandes fleurs.

DUBOIS.

Allons, on fera quelque chose de toi !

OVEN.

Il n’y a rien pour la robe de soie à grandes fleurs ?

DUBOIS.

Non ; mais il y a dix autres louis si tu me dis où ces dames doivent coucher ce soir.

OVEN.

Ici, monsieur, à l’hôtel du Tigre royal, et j’étais envoyé en avant par mon maître pour prendre connaissance des localités, attendu que, malgré madame Desroches, il veut, sans doute, continuer de voir la jeune personne.

DUBOIS, ajoutant dix louis.

Bravo ! Et ton maître, où loge-t-il, lui ?

OVEN.

À l’hôtel en face, de l’autre côté de la rue ; de sa chambre, on peut voir les fenêtres de celle de mademoiselle Hélène.

DUBOIS, ajoutant des louis, mais sans compter.

Mon cher ami, tu peux compter que, d’ici à trois ans, ta fortune est faite, si, d’ici à trois ans, toutefois tu n’es pas pendu.

OVEN.

Puis-je prendre mon argent ?...

TAPIN, en dehors.

Monsieur !... monsieur !...

 

 

Scène V

 

DUBOIS, OVEN, TAPIN

 

DUBOIS.

Un instant, sachons d’abord ce qui nous arrive.

TAPIN.

Monsieur...

DUBOIS.

Qu’y a-t-il, maître Tapin, et d’où vient cet air ébouriffé ?

TAPIN.

Une chose fort importante.

DUBOIS.

A-t-elle rapport à cet homme ?

TAPIN.

Non.

DUBOIS, à Oven.

Va-t’en, alors...

OVEN.

Merci !... car mon maître ne peut tarder à arriver.

DUBOIS.

C’est bien, et, quand il sera arrivé, s’il écrit...

OVEN.

S’il écrit ?...

DUBOIS.

Souviens-toi que je suis ou ne peut plus curieux de voir son écriture, et que les lettres se payent, elles, sans condition.

OVEN.

J’obéirai.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

DUBOIS, TAPIN

 

DUBOIS.

Voyons maintenant, qu’y a-t-il, maître Tapin ?

TAPIN.

Il y a, monsieur, qu’au milieu de la chasse, monseigneur a disparu.

DUBOIS.

Comment, il a disparu ?...

TAPIN.

Oui.

DUBOIS.

Et on ne l’a pas revu à Saint-Germain ?

TAPIN.

Non ; et l’homme qui m’apporte cette nouvelle, et qui arrive à franc étrier, croit que monseigneur a pris la route de Rambouillet.

DUBOIS.

Tapin, je tiens tout !

TAPIN.

Je me doutais bien qu’en vous disant...

DUBOIS.

Tapin, cette jeune fille qui arrive des Ursulines de Clisson...

TAPIN.

Quelle jeune fille ?...

DUBOIS.

Je sais ce que je dis... Au-devant de laquelle on a envoyé madame Desroches...

TAPIN.

Madame Desroches ?...

DUBOIS.

Oui, sa confidente. Ce grand seigneur que madame Bernard attend de Paris.

TAPIN.

Madame Bernard attend un grand seigneur ?...

DUBOIS.

C’est lui ; le rendez- vous est à Rambouillet. Silence ! on vient.

 

 

Scène VII

 

DUBOIS, TAPIN, MADAME BERNARD

 

MADAME BERNARD.

Monsieur, monsieur, voici ces dames qui arrivent.

DUBOIS.

Eh bien, faites-les entrer.

MADAME BERNARD.

Mais vous ?...

DUBOIS.

Oh ! moi, vous trouverez bien un petit coin où me mettre ; je ne tiens pas grande place ; et, pourvu que je puisse tout voir et tout entendre...

MADAME BERNARD.

Dans ce cabinet ?

DUBOIS.

À merveille !... Allez chercher vos voyageuses, madame Bernard.

À Tapin.

Donne-moi ce manteau.

MADAME BERNARD, au fond.

Par ici, mesdames, s’il vous plaît.

Elle sort.

DUBOIS, vivement.

Tu connais la disposition de ce pavillon, n’est-ce pas ?

TAPIN.

Parfaitement : il donne d’un côté sur la rue, de l’autre sur une ruelle déserte.

DUBOIS.

Et l’on ne peut entrer que par la cour ?

TAPIN.

À moins que, comme nous, on n’entre par les fenêtres.

DUBOIS.

Des hommes dans la rue, des hommes dans la cour, des hommes dans la ruelle, déguisés en palefreniers, en marchands forains, en Savoyards ; qu’il n’y ait que monseigneur qui puisse pénétrer ici ; il y va de la vie de Son Altesse royale.

MADAME BERNARD.

Entrez, mesdames, entrez.

Dubois sort par une porte, Tapin par l’autre.

 

 

Scène VIII

 

MADAME BERNARD, HÉLÈNE, MADAME DESROCHES

 

Elles entrent par la porte du fond.

MADAME DESROCHES.

Venez, mademoiselle, venez.

HÉLÈNE.

C’est ici que nous devons passer la nuit, madame ?

MADAME DESROCHES.

Oui, et d’avance, ce matin, j’avais retenu votre logement.

HÉLÈNE.

C’est trop de bonté !

MADAME BERNARD.

Ces dames trouveront le souper servi dans la chambre à côté.

HÉLÈNE.

Merci, nous avons dîné à Épernon.

MADAME BERNARD.

Mademoiselle ne désire-t-elle rien ?

HÉLÈNE.

Une plume, du papier et de l’encre ; je voudrais écrire.

MADAME BERNARD.

Voilà sur cette table tout ce que vous désirez.

HÉLÈNE.

Puis-je disposer de ce salon ?

MADAME BERNARD.

Il est à vous, mademoiselle, et, si vous voulez vous débarrasser de votre coiffe...

HÉLÈNE.

Voici.

MADAME BERNARD.

Laquelle des deux chambres préfère mademoiselle ?

HÉLÈNE, à madame Desroches.

Voyez, madame, et choisissez pour moi.

Madame Bernard et madame Décroches visitent les chambres.

HÉLÈNE, seule un instant.

C’est bien le moins que je lui écrive un mot. Pauvre Gaston ! il comptait m’accompagner jusqu’à Paris, lorsque l’arrivée de cette femme nous a séparés tout à coup. Peut-être ai-je tort, cependant ; mais il est si triste ! mais il semble si malheureux !

MADAME DESROCHES, rentrant.

Celle-ci me paraît la plus commode ; préparez-la donc pour mademoiselle de Chaverny ; l’autre sera bonne pour moi.

 

 

Scène IX

 

HÉLÈNE, MADAME DESROCHES

 

HÉLÈNE.

Mais il me semble, au contraire...

MADAME DESROCHES.

Mademoiselle, j’ai l’ordre d’avoir pour vous les soins les plus grands, et, tant qu’il sera en mon pouvoir, je me conformerai à cet ordre.

HÉLÈNE.

En vérité, madame. Je ne sais comment vous remercier de toutes vos prévenances.

MADAME DESROCHES.

Mademoiselle, c’est un devoir que j’accomplis, et mes instructions me sont tracées à l’avance.

HÉLÈNE.

Par qui ?

MADAME DESROCHES.

Par la personne qui, de loin, a veillé sur vous jusqu’aujourd’hui, avec une tendresse de père ; par la personne qui a écrit à la supérieure du couvent de Clisson, pour lui annoncer qu’elle vous attendait, et qui m’a envoyée près de vous pour vous préparer à la voir.

HÉLÈNE.

Et cette personne, ne puis-je donc savoir qui elle est madame ?

MADAME DESROCHES.

C’est quelqu’un qui vous aime de toute son âme : vous n’en doutez point, je l’espère ?

HÉLÈNE.

Oh ! non, et, si j’en doutais, je serais bien ingrate. Et l’on m’attend à Paris ?

MADAME DESROCHES.

Non, on n’a pas eu le courage d’attendre ; on vient au-devant de vous.

HÉLÈNE.

Ici ?

MADAME DESROCHES.

Ici.

HÉLÈNE.

Et je verrai bientôt celui... ?

MADAME DESROCHES.

Vous le verrez ce soir.

HÉLÈNE, mettant la main sur son cœur.

Oh ! mon Dieu !

MADAME DESROCHES.

Mademoiselle...

HÉLÈNE.

Oh ! c’est étrange, ce que je ressens !

MADAME DESROCHES.

Éprouvez-vous donc tant de frayeur de vous trouver près de quelqu’un qui vous aime ?

HÉLÈNE.

Ce n’est point de la frayeur, madame ; c’est du saisissement. Je n’étais pas prévenue que ce fût pour ce soir, et cette nouvelle, si importante, m’a causé une singulière émotion.

MADAME DESROCHES.

Vous n’avez aucune répugnance à recevoir cette personne ?

HÉLÈNE.

Oh ! tout au contraire, madame.

MADAME DESROCHES.

Eh bien, un dernier mot.

HÉLÈNE.

Dites.

MADAME DESROCHES.

Cette personne est forcée de s’entourer du plus profond mystère.

HÉLÈNE.

Pourquoi cela ?

MADAME DESROCHES.

Vous savez qu’il est des questions auxquelles il m’est défendu de répondre.

HÉLÈNE.

Mon Dieu, que signifient donc de pareilles précautions ?

MADAME DESROCHES.

Elles sont nécessaires, croyez-le bien.

HÉLÈNE.

Mais enfin, madame, en quoi consistent-elles ?

MADAME DESROCHES.

D’abord, vous ne pouvez voir le visage de cette personne ; car, si vous la rencontrez plus tard, elle ne doit pas être reconnue de vous.

HÉLÈNE.

Alors, elle viendra donc masquée ?

MADAME DESROCHES.

Non, mademoiselle ; mais on éteindra toutes les lumières.

HÉLÈNE.

Vous resterez avec moi, madame Desroches ?

MADAME DESROCHES.

Cela m’est expressément défendu, mademoiselle.

HÉLÈNE.

Mais, pour vous conformer ainsi aux désirs de cette personne, vous lui devez donc l’obéissance la plus absolue ?

MADAME DESROCHES.

C’est un des plus grands seigneurs de France.

HÉLÈNE.

Et ce seigneur est mon parent ?

MADAME DESROCHES.

Le plus proche.

HÉLÈNE.

Au nom du ciel, madame, ne me laissez point dans une pareille incertitude !

MADAME DESROCHES.

J’ai déjà eu l’honneur de vous dire, mademoiselle, qu’il existait certaines questions auxquelles il m’était absolument défendu de répondre.

HÉLÈNE.

Oh ! vous me quittez ?...

MADAME DESROCHES.

Je viens d’entendre une voiture entrer dans la cour.

HÉLÈNE.

Et cette voiture ?...

MADAME DESROCHES.

Amène, sans aucun doute, celui que nous attendons.

HÉLÈNE.

Mais, madame...

MADAME DESROCHES, prenant les deux bougies.

Mademoiselle, il faut que je suive mes instructions.

Elle sort avec une grande révérence et ferme la porte.

 

 

Scène X

 

HÉLÈNE, puis DUBOIS

 

HÉLÈNE.

Oh ! il faut qu’il sache tout ce qui m’arrive, je le lui ai promis ; mais comment faire pour écrire dans l’obscurité ?... Ah ! ces tablettes, ce crayon.

Elle écrit.

« La personne qui me fait venir de Bretagne, au lieu de m’attendre à Paris, vient elle-même au-devant de moi, tant elle est, dit-elle, impatiente de me voir. Je pense qu’elle repartira cette nuit ; guettez son départ, et présentez-vous chez moi derrière elle. »

Appelant.

Quelqu’un ! Holà ! quelqu’un !

DUBOIS, sortant du cabinet, à part.

Oh ! mon Dieu !... et Tapin que j’ai renvoyé !...

HÉLÈNE.

Holà ! quelqu’un !

Apercevant Dubois.

Vous êtes attaché à l’hôtel ?

DUBOIS.

Moi ?... Oui, mademoiselle.

HÉLÈNE.

Pouvez-vous porter ces tablettes à M. Gaston de Chanley, un jeune homme qui arrive de Bretagne et qui loge dans l’hôtel en face ?

DUBOIS.

Dans cinq minutes, il les aura.

HÉLÈNE.

Allez, mon ami ; voici pour votre peine.

DUBOIS.

Un écu ? Je n’ai pas toujours été si bien payé !

HÉLÈNE.

On vient, dépêchez-vous.

DUBOIS.

Je n’entendrai pas ce qu’ils diront ; mais je saurai autre chose qui le vaudra bien.

Hélène pousse la porte sur lui. On entend la voix du Régent au dehors.

LE RÉGENT.

Elle est là ?

MADAME DESROCHES.

Oui, monseigneur.

LE RÉGENT.

Seule ?

MADAME DESROCHES.

Oui, monseigneur.

LE RÉGENT.

Prévenue de mon arrivée ?

MADAME DESROCHES.

Oui, monseigneur.

HÉLÈNE.

Monseigneur ! que dit-elle donc là ?...

 

 

Scène XI

 

HÉLÈNE, LE RÉGENT

 

LE RÉGENT.

Mademoiselle, êtes-vous dans cette chambre ?

HÉLÈNE.

Oui, mon... Dois-je dire monsieur ? dois-je dire monseigneur ?...

LE RÉGENT.

Dites mon ami, Hélène.

Il lui tend sa main, qui touche celle de la jeune fille.

HÉLÈNE.

Oh ! mon Dieu !

LE RÉGENT.

Vous êtes effrayée ?

HÉLÈNE.

Je l’avoue. Madame Desroches, êtes-vous là ?

LE RÉGENT.

Madame Desroches, dites a mademoiselle qu’elle est aussi en sûreté près de moi que dans un temple, devant Dieu.

MADAME DESROCHES, entr’ouvrant la porte.

Un mot de Votre Altesse suffira, je l’espère.

Elle referme la porte.

HÉLÈNE.

De Votre Altesse ! Ah ! monseigneur, je tombe à vos pieds ; pardonnez-moi !...

LE RÉGENT.

Voyons, qu’avez-vous ?... est-ce que je vous fais peur, chère enfant ?...

HÉLÈNE.

Non ; mais, en touchant votre main, en sentant votre main touchant la mienne, une sensation étrange, inconnue...

LE RÉGENT.

Oh ! parlez-moi, Hélène ; je sais déjà que vous êtes belle ; mais c’est la première fois que j’entends le son de votre voix... Parlez, je vous écoute.

HÉLÈNE.

Vous m’avez donc vue ?...

LE RÉGENT.

Vous rappelez-vous qu’il y a six mois, la supérieure de votre couvent fit faire votre portrait ?

HÉLÈNE.

Oui, je m’en souviens, par un peintre qui arrivait de Paris.

LE RÉGENT.

C’est moi qui l’avais envoyé.

HÉLÈNE.

Vous, monsieur ?

LE RÉGENT.

Oui, moi !

HÉLÈNE.

Et quel intérêt pouviez-vous avoir... ?

LE RÉGENT.

Hélène, je suis le meilleur ami de votre père.

HÉLÈNE.

De mon père ! mon père est donc vivant ?...

LE RÉGENT.

Oui.

HÉLÈNE.

Et je le verrai un jour ?...

LE RÉGENT.

Peut-être.

HÉLÈNE.

Oh ! soyez béni, vous qui m’apportez cette bonne nouvelle ! Mais comment mon père a-t-il tant tardé à s’informer de sa fille ?

LE RÉGENT.

Il avait de vos nouvelles tous les mois, et, quoique loin de vous, il veillait sur vous.

HÉLÈNE.

Et cependant, depuis dix-huit ans, il ne m’a point vue.

LE RÉGENT.

Croyez qu’il lui a fallu des considérations de la plus haute importance pour qu’il se privât de ce bonheur.

HÉLÈNE.

Je vous crois, monsieur... Ce n’est point à moi d’accuser mon père.

LE RÉGENT.

Mais c’est à vous de lui pardonner, s’il s’accuse.

HÉLÈNE.

Lui pardonner !

LE RÉGENT.

Oui ; et ce pardon qu’il ne peut vous demander lui-même, je viens le réclamer en son nom.

HÉLÈNE.

Monsieur, je ne vous comprends pas !

LE RÉGENT.

Asseyez-vous, et écoutez- moi, mon enfant.

HÉLÈNE.

J’écoute.

LE RÉGENT.

Votre main ?

HÉLÈNE.

La voici.

LE RÉGENT.

Votre père avait un commandement à l’armée de Flandre pendant la bataille de Nerwinde, on il avait chargé à la tête de la maison du roi ; un de ses écuyers, nommé M. de Chaverny, tomba près de lui, frappe d’une balle. Votre père voulut le secourir ; mais le blessé lui dit en secouant la tête : « Ce n’est pas à moi qu’il faut songer, c’est à ma fille. » Votre père lui serra la main en signe de promesse, et le blessé, qui s’était soulevé sur un genou, retomba et mourut, comme s’il n’eût attendu que cette assurance pour fermer les yeux ! Vous m’écoutez, n’est-ce pas, Hélène ?

HÉLÈNE.

Oh ! oui, je vous écoute !

LE RÉGENT.

En effet, après la campagne, le premier soin de votre père fut de s’informer de la petite orpheline. C’était une charmante enfant de dix à onze ans, à laquelle la mort de M. de Chaverny enlevait tout appui et toute fortune. Votre père la fit entrer dans un couvent, et annonça par avance que, lorsque l’âge de la pourvoir serait venu, il se chargerait de sa dot.

HÉLÈNE.

Je vous remercie, mon Dieu ! de m’avoir faite la fille d’un homme qui tenait si fidèlement sa promesse !

LE RÉGENT.

Attendez, Hélène. Votre père, en effet, comme il s’y était engagé, veilla sur l’orpheline, qui atteignit ainsi sa dix-huitième année. L’enfant était devenue une adorable jeune fille, belle et pure comme vous, Hélène ; votre père sentit qu’il commençait à aimer sa pupille plus qu’il ne convenait à un tuteur ; il chargea la supérieure de s’informer, et apprit qu’un gentilhomme de Bretagne, dont la sœur était au même couvent qu’elle, était amoureux de mademoiselle de Chaverny, et recherchait sa main... Il pria aussitôt l’abbesse de consulter sa pensionnaire sur ce mariage.

HÉLÈNE.

Eh bien, monsieur ?...

LE RÉGENT.

Eh bien, Hélène, l’étonnement de votre père fut grand, lorsqu’il apprit, de la bouche même de la supérieure, que mademoiselle de Chaverny avait répondu qu’elle ne voulait pas se marier, que son seul désir était de rester dans le couvent où elle avait été élevée, et que le jour le plus heureux de sa vie serait celui où elle y prononcerait ses vœux.

HÉLÈNE.

Et que signifiait ce refus ?...

LE RÉGENT.

Mademoiselle de Chaverny aimait votre pore, Hélène. Il l’apprit d’elle-même, au moment où il la suppliait de changer de résolution. Hélas ! fort contre son propre amour, tant qu’il n’avait pas cru son amour partagé, il n’eut pas le courage de tenir sa promesse. Ils étaient si jeunes tous les deux ! votre mère avait dix-huit ans ; votre père en avait vingt-cinq. Ils oublièrent le monde entier pour ne se souvenir que d’une chose : c’est qu’ils pouvaient être heureux !

HÉLÈNE.

Mais, puisqu’ils s’aimaient ainsi, pourquoi ne se mariaient-ils point ?

LE RÉGENT.

Parce que toute union était impossible entre eux, à cause de la distance qui les séparait. Ne vous a-t-on pas dit, Hélène, que votre père était un grand seigneur ?...

HÉLÈNE.

Hélas ! oui, je le sais.

LE RÉGENT.

Au bout d’un an, Hélène, votre mère mourut en vous donnant le jour !

HÉLÈNE.

Ô ma mère ! ô ma pauvre mère !

LE RÉGENT.

Oui, pleurez, Hélène, pleurez votre mère ; car c’était une sainte et digne femme, dont, à travers ses chagrins, ses plaisirs, ses folies peut-être, votre père lui-même a gardé un noble souvenir ; aussi reporte-t-il sur vous tout l’amour qu’il avait pour elle ! Si bien qu’aujourd’hui même, quand il a su que vous deviez arriver à Rambouillet, il n’a pas eu la patience de vous attendre à Paris. Il a ordonné une chasse à Saint-Germain ; puis, abandonnant la chasse, il est venu au-devant de vous... et, caché sur la route que vous suiviez...

HÉLÈNE.

Ah ! mon Dieu ! serait-il vrai ?...

LE RÉGENT.

En vous voyant, Hélène, il a cru revoir votre mère : même âge, même candeur, même beauté ! Soyez plus heureuse qu’elle, Hélène ; c’est ce que, du plus profond de son cœur, il demande au ciel !

HÉLÈNE.

Oh ! mon Dieu ! cette émotions dans la voix ! cette main, cette main qui tremble dans la mienne ! Monsieur !... monsieur !... vous avez dit que mon père était venu au-devant de moi ?

LE RÉGENT.

Oui.

HÉLÈNE.

Ici, à Rambouillet ?

LE RÉGENT.

Oui.

HÉLÈNE.

Et qu’il a été heureux de me revoir ?

LE RÉGENT.

Oui, oh ! oui, bien heureux !

HÉLÈNE.

Mais ce bonheur ne lui a pas suffi, n’est-ce pas ? Il a voulu encore me parler, il a voulu médire lui-même l’histoire de ma naissance, il a voulu que je puisse le remercier de son amour, tomber à ses genoux et lui demander sa bénédiction ?

Tombant à genoux.

Je suis à vos genoux, bénissez-moi, mon père !...

LE RÉGENT.

Hélène ! mon enfant ! ma fille ! ton cœur t’a donc tout dit ?... ton amour a donc tout deviné ?... Oh ! pas à mes genoux... dans mes bras !... dans mes bras !...

HÉLÈNE.

Ô mon père ! mon père !...

LE RÉGENT.

Ah ! j’étais venu dans une autre intention ; j’étais venu décidé à tout nier, à rester un étranger pour toi ; mais, en te sentant là, près de moi, en écoutant ta voix si douce, je n’en ai pas eu la force...

HÉLÈNE.

Mon père !...

LE RÉGENT.

Seulement, Hélène, ne me fais pas repentir de ma faiblesse... et qu’un secret éternel...

HÉLÈNE.

Je vous le jure par ma mère !

LE RÉGENT.

Adieu, mon Hélène !

HÉLÈNE.

Oh ! vous me quittez déjà !...

LE RÉGENT.

Il le faut ! je dois être à Paris avant minuit.

HÉLÈNE.

Et quand vous reverrai-je ?...

LE RÉGENT.

Le plus tôt que je pourrai. En attendant, suivez madame Desroches avec toute confiance, Hélène.

HÉLÈNE.

Oui, mon père.

LE RÉGENT.

Au revoir, Hélène ! au revoir, mon enfant !

HÉLÈNE.

Dieu vous garde, mon père !

LE RÉGENT, à madame Desroches en sortant.

Madame Desroches, je vous la recommande.

MADAME DESROCHES.

Soyez tranquille, monseigneur.

LE RÉGENT, tendant les bras à Hélène.

Encore !... encore !...

Il sort.

 

 

Scène XII

 

MADAME DESROCHES, HÉLÈNE, puis MADAME BERNARD

 

MADAME DESROCHES.

Eh bien, mademoiselle, vous voilà contente, j’espère ?

HÉLÈNE.

Je suis plus que contente, madame, je suis heureuse !

MADAME DESROCHES.

Et vous me suivrez à Paris avec joie ?

HÉLÈNE.

Avec bonheur ! Quand parlons-nous ?

MADAME DESROCHES.

Demain matin.

HÉLÈNE.

Demain matin !

À part.

El Gaston ?

MADAME BERNARD, annonçant.

M. de Livry.

HÉLÈNE.

C’est bien ; dites à M. de Livry que je l’attends.

MADAME DESROCHES.

Pardon, mademoiselle ; mais qu’est-ce que M. de Livry ?

HÉLÈNE.

Un ami ! à moi, madame, un compatriote auquel je dois dire adieu avant de le quitter probablement pour toujours !

MADAME DESROCHES.

Je vous préviens, mademoiselle, que je serai obligée de rendre compte à votre père...

HÉLÈNE.

À merveille, madame ; faites votre devoir, je ferai le mien. Veuillez avoir la bonté de me laisser.

Madame Desroches sort.

 

 

Scène XIII

 

HÉLÈNE, GASTON

 

HÉLÈNE.

Vous voilà, mon ami ! Je vous attendais... Venez, Gaston ! jugez de ma joie... J’ai retrouve mon père !

GASTON.

Votre père ! Quoi ! ce grand seigneur qui est venu au-devant de vous... ?

HÉLÈNE.

C’était mon père, Gaston !

GASTON.

Ah ! chère Hélène, croyez que je partage votre joie, votre bonheur ; en ce moment surtout où je craignais tant de vous laisser isolée !... Un père, Hélène ! un père qui veillera sur mon amie, sur ma femme ! Mais, voyons, êtes-vous contente ? Votre père, pouvez-vous être fière de lui ?

HÉLÈNE.

Oh ! oui, son cœur paraît noble et sa voix est douce et harmonieuse.

GASTON.

Sa voix ! mais vous ressemble-t-il, Hélène ?... avez-vous surpris quelques traits de famille entre vous et lui ?

HÉLÈNE.

Je ne saurais vous dire : je ne l’ai pas vu.

GASTON.

Vous ne l’avez pas vu ?...

HÉLÈNE.

Non, sans doute : il faisait nuit !

GASTON.

Vous ne l’avez pas vu ici ? Mais, à la lueur de ces candélabres, cependant...

HÉLÈNE.

Ils étaient éteints !

GASTON.

Ils étaient éteints ?...

HÉLÈNE.

Oui ; mon père, à ce qu’il paraît, a des raisons pour se cacher.

GASTON.

Que me dites-vous là, Hélène ?...

HÉLÈNE.

La vérité.

GASTON.

Cette vérité m’effraye, je vous l’avoue. De quoi vous a parlé votre père ?...

HÉLÈNE.

Du grand amour qu’il a pour moi. Il m’a dit qu’il voulait que je vécusse heureuse, qu’il allait faire cesser toute l’incertitude de mon sort passé.

GASTON.

Paroles, paroles que tout cela !

HÉLÈNE.

Paroles ! que voulez-vous dire ?

GASTON.

Hélène, Hélène, vous êtes abusée !... vous êtes victime de quelque piège, Hélène... Cet homme qui se cache, cet homme qui craint la lumière, cet homme qui vous appelle sa fille, ce n’est point votre père.

HÉLÈNE.

Gaston, vous me brisez le cœur !

GASTON.

Oh ! ce grand seigneur inconnu, je saurai qui il est, je vous le jure ; je saurai si je dois tomber à ses genoux et l’appeler mon père, ou le tuer comme un infâme !

HÉLÈNE.

Gaston, ici, je vous arrête, car votre raison s’égare. Que dites-vous là ? qui peut vous faire soupçonner une si affreuse trahison ? Gaston, vous avez eu sur mon père une mauvaise pensée dont vous me demanderez pardon plus tard.

GASTON.

Dieu le veuille !

HÉLÈNE.

Ami, ayez pitié de moi !... ne me gâtez pas la seule joie pure et complète que j’aie encore goûtée ! n’empoisonnez pas, pour moi, le bonheur d’une vie que j’ai si souvent gémi de passer solitaire, abandonnée, sans autre affection que celle dont le ciel nous commande d’être avare ! Que l’amour filial me vienne vu dédommagement des remords que j’éprouve parfois de vous aimer avec une pareille idolâtrie !

GASTON.

Pardonnez-moi, Hélène ; oui, je souille par mes soupçons vos joies si pures et l’affection, peut-être si noble, que vous croyez avoir retrouvée.

HÉLÈNE.

Mais enfin, Gaston, qu’y a-t-il dans cette entrevue qui puisse vous effrayer ? Constamment il a été un père pour moi.

GASTON.

Un père ! Ce n’est pas la première fois que les passions criminelles du monde spéculent sur l’innocente crédulité. Se hâter de vous témoigner un amour coupable était une de ces maladresses dont ces habiles corrupteurs, qui causant ma défiance, sont incapables ; mais écoutez bien ceci : Déraciner peu à peu la vertu dans votre cœur, vous séduire par un luxe inconnu, vous éblouir par des lueurs toujours brillantes à votre âge, accoutumer votre esprit au plaisir, vos sens à des impressions nouvelles ; vous tromper enfin par la persuasion, c’est une plus douce victoire que celle qui résulte de la violence. Écoutez un peu ma prudence de vingt-cinq ans, chère Hélène ; je dis ma prudence, quoique ce soit mon amour qui parle, mon amour que vous verriez si humble, si dévoué au moindre signe d’un père que je saurais être un véritable père pour vous.

HÉLÈNE.

Mon Dieu ! qui croire, de lui ou de mon cœur ?

GASTON.

Croyez-nous tous deux, Hélène, je vous en supplie ; à partir de ce moment, surveillez tout ce qui vous entoure ; examinez les objets dont on vous environne, étudiez les portes, sondez les murailles, défiez-vous des parfums qui brûleront dans vos cassolettes, défiez-vous du vin doré qu’on vous offrira, défiez-vous du sommeil qui vous sera promis ; veillez sur vous, Hélène, sur vous qui êtes mon bonheur, mon honneur, ma vie !

HÉLÈNE.

Silence, Gaston !... j’entends du bruit... Madame Desroches sans doute...

GASTON.

Vous savez où m’écrire ?... À monsieur de Livry, rue des Bourdonnais, hôtel des Trois Couronnes.

HÉLÈNE.

Oui, Gaston, je vous obéirai ; et j’espère que cela ne m’empêchera point d’aimer mon père !

Gaston lui baise la main ; madame Desroches ouvre la porte du fond, Gaston fait un salut, Hélène une révérence.

 

 

ACTE II

 

L’intérieur d’une hôtellerie élégante. À droite, au premier plan, une fenêtre ; au deuxième plan, une porte ; au fond, l’entrée principale. À gauche, au deuxième plan, une porte latérale ; au premier plan, en face de la porte, une armoire prise dans la boiserie.

 

 

Scène première

 

UN GARDE FRAÇAISE, seul, ouvrant la porte du fond et regardant autour de lui

 

« Rue des Bourdonnais, hôtel des Trois Couronnes, dans la salle commune, une table à gauche, s’asseoir et attendre... » Les instructions ne sont pas difficiles. Asseyons-nous et attendons.

Il s’assied.

 

 

Scène II

 

PREMIER GARDE FRANÇAISE, assis, UN DEUXIÈME GARDE, apparaissant sur le seuil de la porte

 

DEUXIÈME GARDE, même jeu que le premier.

« Rue des Bourdonnais, hôtel des Trois Couronnes, dans la salle commune, une table à gauche, s’asseoir et attendre... » Ah ! diable ! la place est déjà prise. Ah ! mais, au fait, il en reste une.

Il s’assied en face du premier.

LES DEUX SOLDATS, se regardant.

Ah ! ah !

PREMIER GARDE.

C’est toi, Boisjoli ?

DEUXIÈME GARDE.

C’est toi, Rameau-d’or ?

PREMIER GARDE.

Que viens-tu faire dans cet hôtel ?

DEUXIÈME GARDE.

Et toi ?

PREMIER GARDE.

Je n’en sais rien !

DEUXIÈME GARDE.

Ni moi non plus !

PREMIER GARDE.

Tu es donc ici... ?

DEUXIÈME GARDE.

Par ordre supérieur.

PREMIER GARDE.

Tiens, c’est comme moi !

DEUXIÈME GARDE.

Et tu attends... ?

PREMIER GARDE.

Un homme qui doit venir...

DEUXIÈME GARDE.

Avec le mot d’ordre.

PREMIER GARDE.

Et sur ce mot d’ordre ?...

DEUXIÈME GARDE.

Injonction d’obéir au capitaine.

PREMIER GARDE.

C’est cela. Et, en attendant, ou m’a donné une pistole pour boire.

DEUXIÈME GARDE.

On m’a donné la pistole aussi ; mais on ne m’a pas dit de boire, à moi.

PREMIER GARDE.

Et dans le doute ?

DEUXIÈME GARDE.

Dans le doute, je ne m’abstiens pas.

PREMIER GARDE.

En ce cas, buvons.

Frappant sur la table.

Hôtelier ! du vin !

L’HÔTELIER, entrant.

Voilà, messieurs.

 

 

Scène III

 

LES GARDES, L’HÔTELIER, LE CAPITAINE LA JONQUIÈRE, sortant de sa chambre au moment où l’Hôtelier paraît

 

LA JONQUIÈRE, arrêtant l’Hôtelier.

Un instant, l’ami ; avance à l’ordre.

L’HÔTELIER, aux Gardes.

Messieurs, vous excusez ?...

PREMIER GARDE.

C’est bien ; à tout seigneur, tout honneur !

DEUXIÈME GARDE, tirant un jeu de cartes de sa poche.

D’ailleurs, voilà pour nous faire prendre patience.

Le premier Garde tire un cornet et des dés ; après un instant de discussion muette, on se décide pour les dés, et les deux Soldats jouent.

LA JONQUIÈRE, à l’Hôtelier.

Écoute-moi bien : je sors pour un instant ; j’attends de minute en minute un jeune homme qui m’a donné rendez-vous ici ; ce qui fait que, pour ne pas manquer à ce rendez-vous, je suis venu loger chez toi. Si ce jeune homme vient, tu lui diras que je l’ai attendu jusqu’à dix heures, et que je rentre dans vingt minutes.

L’HÔTELIER.

Oui, capitaine.

Il va pour s’éloigner.

LA JONQUIÈRE, le rattrapant.

Attends donc.

L’HÔTELIER, aux Gardes.

Messieurs, ne vous impatientez pas !

PREMIER GARDE.

Fais tes affaires, mon brave homme, fais !

LA JONQUIÈRE.

Et, maintenant, comme j’ai à causer avec ce jeune homme de choses importantes et secrètes, fais-moi le plaisir de nous préparer un bon déjeuner dans ma chambre ; un de ces déjeuners comme tu n’en fais pas, mais comme je veux qu’on m’en fasse, à moi. Et surtout, si tu tiens à tes oreilles, tâche que ton vin soit meilleur que celui d’hier.

L’HÔTELIER.

Comment ! meilleur que celui d’hier ? C’est pourtant du fier vin que celui que je vous ai donné.

LA JONQUIÈRE.

Oui, fier, c’est le mot. Il n’y manquait que de l’estragon. Ah çà ! tu as entendu ?...

L’HÔTELIER.

Parfaitement.

LA JONQUIÈRE.

Alors, à la besogne, et vivement ! que tout cela soit prêt à mon retour.

Il rencontre à la porte Dubois, déguisé en bourgeois.

Ah ! pardon, l’ami !

Il sort.

 

 

Scène IV

 

LES GARDES, L’HÔTELIER, DUBOIS

 

DUBOIS, entrant, la main sur le front.

Il n’y a pas de quoi, monsieur, il n’y a pas de quoi ; vous avez manqué me fendre le front, voilà tout. Heureusement que, dans la famille, nous avons la tête dure.

L’HÔTELIER.

Pardon, monsieur, mais que demandez-vous ?...

DUBOIS.

Je désire parler au maître de céans.

L’HÔTELIER.

C’est moi, monsieur.

DUBOIS.

Ah ! c’est vous ?... c’est vous le maître de l’hôtel des Trois Couronnes ?

L’HÔTELIER.

Moi-même.

DUBOIS.

En ce cas, je voudrais vous dire deux mots.

L’HÔTELIER, aux Gardes.

Excusez-nous, messieurs ?...

PREMIER GARDE.

Oui ; mais que ça ne dure pas trop longtemps, cependant.

L’HÔTELIER.

Dans cinq minutes.

DUBOIS.

N’avez-vous pas chez vous, depuis hier au soir, un certain capitaine ?...

L’HÔTELIER.

Le capitaine La Jonquière ?

DUBOIS.

C’est cela.

L’HÔTELIER.

Un brave officier ?

DUBOIS.

C’est cela.

L’HÔTELIER.

Buvant sec ?

DUBOIS.

C’est cela.

L’HÔTELIER.

Et toujours prêt à jouer de la canne quand on ne fait pas à l’instant ce qu’il demande ?

DUBOIS.

C’est cela ! ce brave capitaine La Jonquière !

L’HÔTELIER.

Vous le connaissez donc ?

DUBOIS.

Moi ? Pas le moins du monde.

L’HÔTELIER.

Ah ! c’est vrai ! puisque, tout à l’heure, vous venez de le rencontrer à la porte.

DUBOIS, vivement.

Comment ! c’est lui ?

L’HÔTELIER.

Oh ! mon Dieu, oui ! il sortait comme vous entriez.

DUBOIS.

Mais il va revenir, sans doute ?

L’HÔTELIER.

Dans un quart d’heure.

DUBOIS.

C’est bien ; alors, j’attendrai. Et où loge-t-il ?

L’HÔTELIER.

Voilà la porte de sa chambre ; il a préféré celle-là, parce qu’elle a une sortie sur la rue des Deux-Boules.

PREMIER GARDE.

Eh bien, voyons, et ce vin ?...

L’HÔTELIER, sortant.

Je vais le chercher, messieurs, je vais le chercher.

Il sort ; Dubois le suit des yeux. Dès que la porte s’est refermée, il s’approche des deux Soldats et change de ton et de manières.

 

 

Scène V

 

LES GARDES, DUBOIS, puis UN OFFICIER, puis L’HÔTELIER

 

DUBOIS.

Alerte, vous autres !

DEUXIÈME GARDE.

Hein, qu’y a-t-il, bourgeois ?

DUBOIS.

France et régent !

LES SOLDATS,
se levant ensemble et portant la main au chapeau.

Le mot d’ordre !

PREMIER GARDE.

Que faut-il faire ?

DUBOIS, montrant la chambre du Capitaine.

Entrez dans cette chambre... Pas de bruit... Entrez vite.

Les deux Gardes entrent dans la chambre.

DUBOIS, appelant.

Capitaine !...

L’OFFICIER, paraissant.

Que voulez-vous, monseigneur ?

DUBOIS, à l’Officier.

Faites approcher le carrosse de la petite porte que je vous ai montrée en venant, et qui donne dans la rue des Deux-Boules. On y portera un homme bâillonné. Qu’on ne lui fasse pas le moindre mal... Vous direz que c’est moi, moi, Dubois, qui l’ordonne !

L’Officier sort. On entend le bruit d’une voiture qui s’éloigne.

L’HÔTELIER, entrant.

Voici, messieurs, voici. Eh bien, où sont-ils donc ?

DUBOIS.

Qui cela ? vos gardes françaises ?

L’HÔTELIER.

Oui.

DUBOIS.

Partis ! vous tardiez trop ; ils se sont impatientés.

L’HÔTELIER.

Comment ! partis sans payer ?

DUBOIS.

Ils n’ont rien pris !

L’HÔTELIER.

Oui ; mais ils ont eu l’intention de prendre.

DUBOIS.

Malheureusement, mon cher ami, dans ce cas-là, l’intention n’est pas réputée pour le fait. D’ailleurs, consolez- vous, il y a le capitaine La Jonquière sur qui vous vous rattraperez.

L’HÔTELIER.

Eh bien, voulez- vous que je vous dise une chose ?

DUBOIS.

Dites.

L’HÔTELIER.

J’ai encore peur que le capitaine La Jonquière ne soit une triste pratique.

DUBOIS.

Bah ! est-ce qu’il ne mange pas ?

L’HÔTELIER.

Lui ! ne pas manger ? Il mange comme quatre.

DUBOIS.

Est-ce qu’il ne boit pas ?

L’HÔTELIER.

Il boit comme six !

DUBOIS.

Eh bien, alors ?

L’HÔTELIER.

Alors, c’est justement ce qui m’inquiète... Et s’il ne paye pas ?

DUBOIS.

Et pourquoi ne paierait-il pas ?

L’HÔTELIER.

Dame, parce qu’il ne me paraît pas cousu d’argent !

DUBOIS.

Eh bien, s’il n’en a pas, je lui en apporte.

L’HÔTELIER.

Vous lui en apportez ?

DUBOIS.

Oui.

L’HÔTELIER.

Vous ?

DUBOIS.

Moi.

L’HÔTELIER.

Et une somme un peu ronde ?

DUBOIS.

Cinquante louis.

L’HÔTELIER.

Asseyez-vous donc, monsieur.

DUBOIS.

Non, merci ; je préfère entrer chez le capitaine, puisque vous dites qu’il sera ici dans dix minutes.

Faisant un pas vers la porte et revenant. 

À propos !... surtout ne lui dites rien, ne le prévenez de rien... Ce remboursement, c’est une petite surprise que je veux lui faire.

L’HÔTELIER.

Soyez tranquille.

DUBOIS.

C’est bien... c’est bien... ne vous dérangez pas !

Il sort.

 

 

Scène VI

 

L’HÔTELIER, puis GASTON

 

L’HÔTELIER.

Eh bien, mais il a l’air d’un fort brave homme, ce monsieur !... Si je pouvais trouver quelqu’un qui fût disposé à me rapporter une cinquantaine de louis, cela me ferait plaisir !

GASTON, entrant.

Vous êtes le maître de l’auberge des Trois Couronnes ?

L’HÔTELIER.

Oui, monsieur.

GASTON.

Vous pouvez me donner une chambre dans votre hôtel, n’est-ce pas ?

L’HÔTELIER.

Certainement.

GASTON.

Laquelle ?

L’HÔTELIER, montrant la chambre en face de celle du Capitaine.

Celle-ci.

GASTON.

Vous n’en auriez pas une autre qui ne donnât point sur la salle commune ?

L’HÔTELIER.

Non, monsieur ; celle-ci est la dernière qui soit vacante dans tout l’hôtel.

GASTON.

Bien ! je la prends ; mais je désire une chose...

L’HÔTELIER.

Laquelle ?

GASTON.

C’est que tout le monde ignore que je loge dans cet hôtel.

L’HÔTELIER.

On gardera le secret à monsieur.

GASTON.

Et cela, même vis-à-vis d’une personne avec laquelle vous me verrez quelquefois, et qui doit loger ici.

L’HÔTELIER.

Quelle est cette personne ?

GASTON.

Le capitaine La Jonquière.

L’HÔTELIER.

Ah ! monsieur connaît le capitaine La Jonquière ? Le capitaine La Jonquière est des amis de monsieur ?

GASTON.

Oui, amis comme on peut l’être quand on ne s’est jamais vu. Où loge-t-il ?

L’HÔTELIER.

Là, monsieur.

GASTON.

Est-il visible ?

L’HÔTELIER.

Il est sorti pour un instant ; mais il m’a prévenu qu’il attendait quelqu’un, et c’est sans doute monsieur.

GASTON.

C’est bien ! j’entre dans cette chambre ; vous me préviendrez aussitôt son retour.

Il entre dans la chambre à gauche.

L’HÔTELIER.

Aussitôt... je n’y manquerai pas, soyez tranquille.

À lui-même.

En vérité, c’est une bénédiction, comme l’hôtel se remplit ! c’est-à-dire que, s’il venait maintenant une seule personne, je ne saurais plus où la loger...

 

 

Scène VII

 

L’HÔTELIER, TAPIN

 

TAPIN, frappant sur l’épaule de l’Hôtelier.

Il me faut cependant une place, à moi !

L’HÔTELIER.

À vous ?... Impossible ! il n’y en a plus !

TAPIN.

On en trouvera.

L’HÔTELIER.

Dame, à moins de mettre quelqu’un dehors pour vous.

TAPIN, regardant autour de lui.

Inutile, je n’ai pas besoin d’une chambre.

L’HÔTELIER.

Et que vous faut-il donc ?

TAPIN.

Une armoire, cela me suffira.

L’HÔTELIER.

Comment, une armoire ?

TAPIN.

Oui, et celle-ci fera mon affaire à merveille.

L’HÔTELIER.

Ah çà ! mais, dites donc, dites donc, qu’est-ce que cela signifie ?

TAPIN, tirant un papier de sa poche.

Connais-tu cette signature ?

L’HÔTELIER.

Voyer d’Argenson !

TAPIN.

Lieutenant général de la police du royaume.

L’HÔTELIER.

Alors, vous êtes donc... ?

TAPIN.

M. Tapin, exempt du roi.

L’HÔTELIER.

Ah ! mon Dieu, monsieur l’exempt, et que venez-vous faire ici ?

TAPIN.

Cela ne te regarde pas.

L’HÔTELIER.

Mais à qui en voulez-vous ?

TAPIN.

Que t’importe ?

L’HÔTELIER.

Ce n’est point à moi que vous avez affaire ?

TAPIN.

Imbécile ! si c’était à toi, tu serais déjà à la Bastille.

L’HÔTELIER.

Mais que faut-il que je fasse ?

TAPIN.

Il faut que tu te taises, quelque bruit que tu entendes, quelque chose qui se passe devant toi.

L’HÔTELIER.

Cependant...

TAPIN.

Vingt-cinq louis, si tu gardes le silence ; le fort l’Évêque, si tu dis un mot.

Il entre dans l’armoire.

L’HÔTELIER.

J’ai la bouche cousue.

Apercevant La Jonquière.

Le capitaine !... Chut !...

 

 

Scène VIII

 

LA JONQUIÈRE, L’HÔTELIER

 

LA JONQUIÈRE.

Eh bien, mon brave, le déjeuner est-il prêt ?...

L’Hôtelier fait signe que oui.

Dans ma chambre, comme je le l’ai dit ?

L’Hôtelier fait signe que oui.

Et tu as tiré de ton meilleur ?

L’Hôtelier fait signe que oui.

À merveille ! il n’est venu personne pour moi ?

L’Hôtelier fait signe que non.

C’est singulier, j’attendais un jeune homme, le chevalier Gaston de Livry ; aussitôt qu’il sera arrivé, fais-le entrer dans ma chambre.

L’Hôtelier fait signe que oui.

Ah çà ! mais es-tu devenu muet ?

L’Hôtelier fait signe que oui.

Eh bien, en ce cas, tu sais la recette qu’ordonne le Médecin malgré lui : des rôties trempées dans le vin ; mais dans le vrai vin, entends- tu !... Si tu n’en as pas, envoies-en donc chercher chez ton voisin... Au revoir.

 

 

Scène IX

 

L’HÔTELIER, TAPIN

 

L’HÔTELIER, se retournant du côté de l’armoire, qui s’entr’ouvre.

Est-ce cela ?

TAPIN.

Très bien.

L’HÔTELIER, écoutant du côté de la porte du Capitaine.

Mon Dieu !

Il fait un pas vers la porte.

TAPIN, passant entre lui et la porte, un pistolet à la main.

Tout beau !

L’HÔTELIER.

On dirait qu’on se bat ?

TAPIN.

Silence !

Ils restent tous deux immobiles. On entend le bruit d’une table que l’on renverse, puis le silence se rétablit. Tapin remet le pistolet dans sa poche.

Merci, mon ami, l’affaire est faite.

L’HÔTELIER.

Ah ! mon Dieu ! est-ce qu’ils l’ont tué ?

TAPIN.

Tué ? Allons donc !... bâillonné tout au plus.

L’HÔTELIER.

Ah !... Alors, mes vingt-cinq louis ?

TAPIN.

On te les apportera ce soir, si l’on est content de toi.

L’HÔTELIER.

Et, pour que l’on soit content de moi, que faut-il que je fasse ?

TAPIN.

Je te l’ai dit, il faut te taire.

L’HÔTELIER.

Mais, si le chevalier de Livry demande à voir le capitaine ?

TAPIN.

Eh bien, tu le feras entrer chez le capitaine.

L’HÔTELIER.

Il est donc toujours là ?

TAPIN.

Certainement, qu’il y est.

Il sort.

 

 

Scène X

 

L’HÔTELIER, GASTON

 

L’HÔTELIER.

Si j’y comprends quelque chose, par exemple !

Se retournant.

Le chevalier !

GASTON.

Le capitaine La Jonquière est-il rentre ?

L’HÔTELIER.

À l’instant, il rentre.

GASTON.

Et peut-on le voir ?

L’HÔTELIER.

Je le crois.

GASTON.

Alors, j’entre.

L’HÔTELIER.

Entrez !

Gaston frappe à la porte de La Jonquière ; Dubois paraît, costume et physique du vrai Capitaine.

 

 

Scène XI

 

L’HÔTELIER, GASTON, DUBOIS

 

L’HÔTELIER, reconnaissant Dubois, à part.

Tiens, il y en a deux !... Ma foi, on m’a dit de me taire, taisons-nous.

GASTON.

C’est au capitaine La Jonquière que j’ai l’honneur de parler ?

DUBOIS.

À lui-même. C’est M. de Livry, ou plutôt le chevalier Gaston de Chanley, qui veut bien me faire visite ?

GASTON.

Oui, monsieur.

DUBOIS, se rapprochant de lui et descendant la scène.

Vous avez sur vous le signe convenu ?

GASTON.

Voici la moitié de la pièce d’or.

DUBOIS.

Et voici l’autre.

GASTON.

En ce cas...

DUBOIS.

Nous pouvons causer de nos petites affaires, je crois.

GASTON.

Si nous entrions chez vous, capitaine ?

DUBOIS.

Non, pas chez moi.

À part.

Diable ! tout y est encore sens dessus dessous.

Haut.

Non, ici... J’étais avec des amis, avec des gens qui ne doivent pas entendre notre conversation ; vous comprenez ?...

GASTON.

Mais, en restant ici, ne risquons-nous point d’être interrompus ?

DUBOIS.

Il n’y a pas de danger, il suffira de dire un mot à notre hôte.

Se retournant.

Avance ici, drôle. J’ai à causer d’affaires importantes avec le chevalier ; que personne n’entende.

Bas.

Tu sais... le fort l’Évêque...

L’HÔTELIER.

Ou vingt-cinq louis ; soyez tranquille, personne n’entrera.

Il sort.

DUBOIS, montrant la table.

Voyez, chevalier, nous sommes ici comme chez nous.

GASTON.

Asseyons-nous donc et causons.

DUBOIS.

Volontiers.

S’asseyant.

Causons, chevalier.

GASTON.

Lorsqu’on entreprend, comme nous le faisons, capitaine, une affaire dans laquelle on risque sa tête, il est bon, je crois de se connaître, afin que le passé réponde de l’avenir. Vous savez mon nom ; je suis né en Bretagne, j’ai été élevé par un frère qui avait des motifs de haine contre le régent ; cette haine, j’en ni hérité ; il en résulte que, lorsque la ligue de la noblesse s’est formée, je suis entré dans la conjuration. Maintenant, j’ai été choisi par les conjurés bretons pour m’entendre avec ceux de Paris, venir recevoir les instructions du baron de Valef, qui est arrivé d’Espagne, les transmettre au duc d’Olivarès, et m’assurer de son assentiment.

DUBOIS.

Et que doit faire dans tout cela le capitaine La Jonquière ?

GASTON.

Il doit me présenter à un certain Lagrange-Chancel, qui a mission de m’introduire près du prince. Je suis arrivé hier, j’ai vu M. de Valef ce matin, je viens de me faire connaître à vous ; maintenant, vous savez ma vie comme je la sais moi-même.

DUBOIS.

Quant à moi, chevalier, je dois vous avouer que mon histoire est un peu plus longue et plus accidentée que la vôtre ; cependant, si vous désirez que je vous la raconte, je me ferai un devoir de vous obéir.

GASTON.

Je vous ai dit, capitaine, que, lorsqu’on en était où nous en sommes, une des premières nécessités de la situation était de se bien connaître.

DUBOIS.

Eh bien, chevalier, je me nomme, comme vous le savez, le capitaine La Jonquière. Mon père était, ainsi que moi, officier d’aventure. C’est un métier où l’on gagne delà gloire, mais où l’on amasse peu d’argent. Mon père mourut donc en me laissant pour tout héritage sa rapière et son uniforme. Je ceignis la rapière, qui était un peu longue, et j’endossai l’uniforme, qui était un peu large ; mais qu’importe ! grâce à ma bonne mine, je fus reçu dans le Royal Italien par économie d’abord, et ensuite parce que l’Italie n’était plus à nous. On recrutait pour le moment en France ; j’y tenais donc une place fort distinguée comme anspessade, lorsque, la veille de la bataille de Malplaquet, j’eus avec mon sergent une légère discussion au milieu de laquelle sa canne effleura la corne de mon chapeau. Il résulta de ce simple attouchement un petit duel dans lequel je lui passai mon sabre au travers du corps. Or, comme on m’aurait incontestablement fusillé si j’avais eu la complaisance d’attendre qu’on m’arrêtât, je fis demi-tour à droite, et je me réveillai je ne sais comment, dans le corps d’armée du duc de Marlborough.

GASTON.

Comment, vous passâtes à l’ennemi ?...

DUBOIS.

J’avais pour moi l’exemple de Coriolan et du grand Condé ; ce qui me parut être, aux yeux de la postérité, une excuse suffisante. J’assistai donc, comme acteur, je dois le dire, à la bataille de Malplaquet ; seulement, au lieu de me trouver d’un côté du ruisseau qui séparait les deux armées, je me trouvais de l’autre. Je crois que ce changement de place fut fort heureux pour moi. Le Royal-Italien laissa huit cents hommes sur le champ de bataille, ma compagnie fut écharpée, et mon camarade de lit coupé en deux. La gloire dont feu mon régiment s’était couvert enchanta tellement l’illustre Marlborough, qu’il me fit enseigne sur le champ de bataille. Ce fut avec ce grade que j’allai en Espagne demander du service à Sa Majesté Catholique laquelle accéda gracieusement à ma demande. Au bout de trois ans, j’étais capitaine ; mais, sur une solde de trente réaux par jour, on nous en retenait vingt, tout en nous faisant valoir l’honneur infini que nous faisait Sa Majesté Catholique en nous empruntant notre argent. Cette sorte de placement finit par me déplaire, et je demandai à mon colonel la permission de quitter le service espagnol et de revenir dans ma belle patrie, avec une recommandation quelconque, afin que l’on ne m’inquiétât pas trop à l’endroit de mon affaire de Malplaquet, Le colonel m’adressa alors à Son Excellence le duc d’Olivarès, lequel, ayant reconnu en moi une certaine disposition naturelle à obéir aux ordres qu’on me donne, sans les discuter jamais, m’a attaché à son service particulier, et c’est là une faveur dont je me félicite d’autant plus sincèrement, qu’elle m’offre cette occasion de faire la connaissance d’un cavalier aussi accompli que vous l’êtes. Maintenant, chevalier, que voulez-vous ?

GASTON.

Ma demande se bornera, capitaine, à vous prier de me présenter à M. Lagrange-Chancel, qui, je vous l’ai dit, doit me mettre en relation avec le duc d’Olivarès, le seul à qui mes instructions me permettent de m’ouvrir, et à qui je dois remettre les dépêches du baron de Valef.

DUBOIS.

Ah ! oui, notre ami Lagrange-Chancel !... c’est cela, un monsieur qui tourne le vers d’une façon assez venimeuse. Connaissez-vous ses satires contre le régent, monsieur le chevalier ?

GASTON.

Capitaine, je suis un homme, et, lorsque j’attaque un homme, c’est avec l’épée et non avec la plume. Je ne lis pas ces sortes de choses.

DUBOIS.

Et vous avez raison, morbleu ! mais tout le monde n’est pas si heureux que vous, et il y a des gens qui, par état, sont forcés de lire tout ce qui paraît... Plaignez-les, ceux-là, chevalier, plaignez-les.

GASTON.

C’est ce que je fais, monsieur, et de tout mon cœur.

DUBOIS.

Et cependant, vous avez accepté d’être mis en relation avec cet homme !

GASTON.

Je ne m’appartiens pas, monsieur ; j’appartiens à un parti, et je dois sacrifier à ce parti mes répugnances, comme je lui ai déjà sacrifié mes affections. Pouvez-vous me présenter à M. Lagrange-Chancel ?

DUBOIS.

Avec plaisir. Seulement, il y a une petite difficulté.

GASTON.

Laquelle ?

DUBOIS.

Il a été arrêté cette nuit, et expédié ce matin aux îles Sainte-Marguerite.

GASTON.

Que faire alors ?

DUBOIS.

Se passer de lui.

GASTON.

Est-ce possible ?

DUBOIS.

Sans doute. Ce qu’il devait faire, je le ferai. Il devait vous présenter au duc ; je vous présenterai, moi.

GASTON.

Quand cela ?

DUBOIS.

Quand vous voudrez.

GASTON.

Le plus tôt possible.

DUBOIS.

Seulement, il est probable que Son Excellence ne pourra pas vous recevoir à l’ambassade, de peur de se compromettre.

GASTON.

Je comprends parfaitement cela, et je me tiendrai pour honoré d’être reçu par Son Excellence en quelque lieu que ce soit.

DUBOIS.

Puis, comme il faut tout prévoir, si j’étais empoché de revenir vous prendre moi-même...

GASTON.

Empêché ! pourquoi cela ?...

DUBOIS.

Peste ! chevalier, on voit bien que vous en êtes à votre premier voyage à Paris.

GASTON.

Que voulez-vous dire ?

DUBOIS.

Je veux dire, monsieur, qu’il y a à Paris trois polices ; primo : la police du royaume ; oh ! celle-là, il ne faut pas vous en inquiéter ; secundo : celle du régent ; heu ! celle-là, elle a ses jours ; enfin celle de Dubois ; celle-là, c’est autre chose : défiez-vous de la police de ce coquin de Dubois, chevalier, défiez-vous-en !

GASTON.

Je tâcherai !

DUBOIS.

Vous comprenez que, pour échapper à ces trois polices, il faut beaucoup de prudence.

GASTON.

Instruisez-moi donc, capitaine ; car vous paraissez plus au courant que moi. Moi, je vous l’ai dit, je suis un provincial, et pas autre chose.

DUBOIS.

Eh bien, d’abord, il serait important que nous ne logeassions pas dans le même hôtel.

GASTON.

Diable ! voilà qui me contrarie ; j’avais des raisons pour désirer rester ici.

DUBOIS.

Qu’à cela ne tienne, c’est moi qui déménagerai ; prenez une de mes deux chambres, celle-ci ou celle du premier étage.

GASTON.

Je préfère celle-ci.

DUBOIS.

Vous avez raison ; au rez-de-chaussée, fenêtre sur une rue, porte secrète sur l’autre ; vous avez de l’œil, chevalier, et l’on fera quelque chose de vous.

GASTON.

Vous disiez que vous seriez peut-être empêché de me venir reprendre vous-même.

DUBOIS.

Oui ; mais, dans ce cas, faites bien attention de ne suivre qu’à bonne enseigne celui qui viendra vous chercher.

GASTON.

Indiquez-moi les signes auxquels je pourrai reconnaître qu’il vient de votre part.

DUBOIS.

D’abord, il faudra qu’il ait une lettre de moi.

GASTON.

Je ne connais pas votre écriture.

DUBOIS.

Je suis en train de vous en donner un spécimen.

Il se met à une table et écrit.

« Monsieur le chevalier, suivez avec confiance l’homme qui vous remettra ce billet. La Jonquière. » Tenez, si quelqu’un venait en mon nom, il vous remettrait un autographe pareil à celui-ci.

GASTON.

Serait-ce assez ?

DUBOIS.

Ce n’est jamais assez ; outre l’autographe, il faudra qu’il vous montre encore la moitié de la pièce d’or.

GASTON.

Bien.

DUBOIS.

Attendez donc : un troisième signe encore.

GASTON.

Lequel ?

DUBOIS.

Je cherche... Ah ! avez-vous une montre ?

GASTON.

Oui.

DUBOIS.

Irait-elle, par hasard ?

GASTON.

Je le pense.

DUBOIS.

Quelle heure est-il ?

GASTON.

Dix heures cinq minutes.

DUBOIS, réglant sa montre sur celle du Chevalier.

Dix heures cinq minutes, bien ; à la porte de la maison où l’on vous conduira, vous demanderez l’heure.

GASTON.

Je comprends ! et, si la montre de mon conducteur ne va pas comme la mienne, à la minute, à la seconde ?...

DUBOIS.

Vous n’entrerez pas... Bravo ! avec toutes ces précautions-là, c’est bien le diable si ce damné Dubois...

GASTON.

Maintenant, qu’ai-je à faire ?

DUBOIS.

Vous ne comptez pas sortir aujourd’hui ?

GASTON.

Non.

DUBOIS.

Eh bien, tenez-vous coi et couvert dans cet hôtel, où rien ne vous manquera ; je vais vous recommander à l’hôte.

GASTON.

Merci.

DUBOIS.

Holà ! hé ! maître Bourguignon !...

L’HÔTELIER.

Voila, voilà, monsieur !...

DUBOIS.

Mon cher monsieur Bourguignon, voici mon ami, M. le chevalier de Livry, qui reprend ma chambre ; je vous le recommande comme moi-même.

Bas.

Songez que ce garçon-là vaut son pesant d’or, et que, si je ne le retrouvais pas ici, je vous retrouverais, vous...

Haut.

Adieu, chevalier, adieu.

 

 

Scène XII

 

GASTON, puis L’HÔTELIER

 

GASTON.

Et voilà donc les hommes avec lesquels il faut réussir ou se perdre !... Décidément, c’est une triste chose que les conspirations !... N’importe ! il n’y a plus à reculer maintenant... Allons, chevalier, tu as donné ta parole, ne fais pas mentir ceux qui ont répondu de toi, et surtout ne te mens pas à toi-même.

L’HÔTELIER.

Pardon, monsieur le chevalier.

GASTON.

Qu’y a-t-il ?

L’HÔTELIER.

Une dame.

GASTON.

Où cela ?

L’HÔTELIER.

Dans une voiture.

GASTON.

Jeune ?

L’HÔTELIER.

Je ne sais : elle est voilée.

GASTON.

Oh ! mon Dieu ! serait-ce... ?

 

 

Scène XIII

 

GASTON, L’HÔTELIER, HÉLÈNE

 

HÉLÈNE.

C’est moi, Gaston.

GASTON.

Hélène !

À l’Hôtelier.

Laissez-nous, mon ami.

Il sort.

GASTON.

Vous ici, Hélène, dans cet hôtel ! Que signifie... ?

HÉLÈNE.

Oh ! Gaston, Gaston, je serai partout mieux que dans cette maison où l’on m’avait conduite.

GASTON.

Qu’est-il donc arrivé ?

HÉLÈNE.

Il est arrivé, Gaston... Je ne sais comment vous dire cela : il est arrivé que vos pressentiments, j’en ai bien peur, ne vous avaient pas trompé.

GASTON.

Ah ! cet homme est donc revenu ?

HÉLÈNE.

Non ; mais cette maison... Tenez, Gaston, je suis votre femme ?...

GASTON.

Oh ! oui... devant Dieu, du moins.

HÉLÈNE.

Eh bien, dans cette maison, un amant pouvait conduire sa maîtresse, mais un père n’eût pas conduit sa fille.

GASTON.

Oui, je comprends ; mais comment en êtes-vous sortie ?

HÉLÈNE.

Je m’en suis fait ouvrir les portes.

GASTON.

Par quel moyen ?

HÉLÈNE.

J’ai dit : « Je veux ! »

GASTON.

Vous, Hélène ?

HÉLÈNE.

Oh ! vous ne me connaissez pas, Gaston ; je vous l’ai dit là bas... J’ai parfois une volonté qui m’effraye moi-même... volonté que je ne prends ni dans mon cœur ni dans mon esprit... que je puise dans tout mon être !... Hier, je vous ai dit : « Gaston, j’ai foi en votre honneur... ni ordres contraires, ni portes fermées ne me sépareront de mon ami, de mon frère ; si je doute, je viendrai à vous ! » J’ai douté, Gaston, et me voilà !... Maintenant, décidez : qu’allez-vous faire de moi ?

GASTON.

Hélène, écoutez... Vous êtes convaincue que je vous aime, n’est-ce pas ? vous me tenez pour un loyal gentilhomme, à la parole duquel on peut se fier ?

HÉLÈNE.

Oh ! Gaston !...

GASTON.

Eh bien, voyez en moi plus qu’un ami, plus qu’un frère, Hélène !... voyez l’homme que les événements qui nous poussent l’un vers l’autre font votre époux bien plus encore que notre amour mutuel !... Riche, heureux, sur du présent, fortune, bonheur, j’eusse déjà depuis longtemps tout mis à vos pieds, m’en rapportant à Dieu du soin de l’avenir ; mais, je vous le répète, il y a pour moi, entre aujourd’hui et demain, la chance de quelque événement terrible... Ce que je vous offre en vous disant : « Soyez ma femme, » je vais donc vous l’apprendre : c’est, si je réussis, une haute position peut-être ; c’est, si j’échoue, la fuite, la misère, l’exil, la mort, même !... Hélène, m’aimez-vous assez, ou plutôt aimez-vous assez votre honneur pour braver tout cela ?

HÉLÈNE.

Vous me le demandez, Gaston ?... vous demandez si je vous aime au moment où vous courez un danger ?... Oui, Gaston, oui, je vous aime ; oui, je veux partager ce danger ; oui, je suis prête à vous suivre partout, même en exil ; vous l’avez dit : ce n’est point notre amour qui nous jette aux bras l’un de l’autre, ce sont les événements. Orphelins tous deux... isolés tous deux... perdus au milieu du monde, vous, courant un danger pour votre vie, moi un danger pour mon honneur ! les lois ordinaires de la société n’existent plus pour nous, puisque la société ne nous a pas donné les mêmes moyens de résistance qu’aux autres êtres créés ; appuyons-nous donc, vous à moi, moi à vous !... Le puissant donnera sa force, le faible donnera son amour !... J’accepte ce que vous m’offrez : ma part dans votre vie, dans vos dangers, dans vos espérances !... Gaston, je suis votre fiancée : quand serai-je votre femme ?

GASTON.

Hélène, je vous le jure, ce soir, tout sera fini, car vous ne pouvez plus rentrer dans cette maison, que vous avez jugée indigne de vous ! et vous ne pouvez me suivre sans qu’un prêtre m’ait donné, au pied de l’autel, le droit de vous protéger et de vous défendre.

HÉLÈNE.

Mais, en attendant, que faire ?

GASTON.

En attendant, Hélène, vous êtes sous la sauvegarde de mon honneur. Entrez là, dans cette chambre, enfermez-vous en dedans, n’ouvrez qu’à moi, qu’à moi seul, entendez-vous bien ? Je viendrai vous prendre dans une heure ; et, ce soir, demain au plus tard, il ne sera plus au pouvoir des hommes de séparer ce que Dieu aura réuni !

Tapin entre.

HÉLÈNE.

Silence ! un homme est entré et nous écoute.

GASTON.

Passez dans cette chambre, Hélène, et, je vous le répète, n’ouvrez qu’à ma voix !

Hélène sort, Gaston pousse la porte sur elle.

 

 

Scène XIV

 

GASTON, TAPIN

 

TAPIN.

N’est-ce pas vous, monsieur, qui êtes le chevalier de Livry ?

GASTON.

Oui, monsieur.

TAPIN.

Le capitaine La Jonquière, retenu par Son Excellence monseigneur le duc d’Olivarès, ne peut revenir vous chercher lui-même, comme il vous l’avait promis ; mais voici un mot de sa main qui m’accrédite près de vous.

GASTON.

Voyons, monsieur... « Monsieur le chevalier, suivez avec confiance l’homme qui vous remettra ce billet. »

Tirant l’autre billet de sa poche et comparant.

C’est bien la même écriture ; mais ce n’est pas tout ce que vous avez à me remettre, n’est-ce pas, monsieur ?

TAPIN.

J’ai la moitié de cette pièce d’or, qui doit s’emboîter...

GASTON, tirant la pièce d’or, et essayant les deux fragments.

C’est cela même. Maintenant, à quelle heure monseigneur le duc m’attend-il ?

TAPIN.

À midi.

GASTON.

Est-il bientôt midi ?

TAPIN.

Vous avez une montre qui doit aller à peu près comme la mienne, chevalier, et, à la porte de Son Excellence...

GASTON.

À la porte de Son Excellence ?...

TAPIN.

Nous nous assurerons de l’heure.

GASTON.

Partons, monsieur ; je vois bien maintenant que vous venez de la part du capitaine La Jonquière.

 

 

ACTE III

 

Salon élégant, style Louis XIV.

 

 

Scène première

 

LE RÉGENT, UN ARCHITECTE, puis UN HUISSIER

 

LE RÉGENT.

Vous comprenez, monsieur Oppenort ? la personne dont je vous parle ne peut rester où elle est ; c’est un provisoire que j’ai même déjà, d’après ce que l’on m’a dit, quelque regret d’avoir adopté ; que le petit hôtel que je désire soit acheté et meublé d’ici à huit jours au plus tard ; pour l’acquit des dépenses, vous passerez à ma caisse particulière... Allez !

L’Architecte sort par une porte particulière.

UN HUISSIER.

Monseigneur a donné rendez-vous au capitaine La Jonquière ?

LE RÉGENT.

Le capitaine La Jonquière !... Qu’est-ce que cela ?

DUBOIS, en La Jonquière.

Eh ! oui, drôle ! quand on te le dit !

LE RÉGENT.

Eh bien, monsieur, que signifie ?...

DUBOIS.

Comment ! vous aussi, monseigneur ?

LE RÉGENT.

C’est toi ?...

À l’Huissier.

Laissez-nous !

 

 

Scène II

 

LE RÉGENT, DUBOIS

 

LE RÉGENT.

Mordieu ! que tu es laid, Dubois ! j’ai failli ne pas te reconnaître !

DUBOIS.

Ah ! monseigneur me flatte !

LE RÉGENT.

Mais que signifie ce nom de La Jonquière sous lequel on t’annonce, et ce nouveau déguisement sous lequel tu m’apparais ?

DUBOIS.

Cela signifie, monseigneur, que je fais peau neuve.

LE RÉGENT.

Serpent que tu es ! j’espère bien que tu as perdu la vieille ?

DUBOIS.

Non pas ! peste ! je m’en garderais bien !... Mais, pour le moment, il est question d’autre chose.

LE RÉGENT.

De quoi est-il question ?

DUBOIS.

D’affaires de la plus haute importance.

LE RÉGENT.

Toujours la même chanson !

DUBOIS.

Oui, mais sur un air nouveau, je vous assure.

LE RÉGENT.

Va-t’en au diable !

DUBOIS.

J’en viens ; mais il était trop occupé pour me recevoir, et il me renvoie à Votre Altesse.

LE RÉGENT.

Demain...

DUBOIS.

Oh ! monseigneur ne voudrait pas m’exposer à rester jusqu’à demain sous cette vilaine enveloppe ; je n’aurais qu’à mourir subitement... Fi donc ! je ne m’en consolerais jamais !

LE RÉGENT.

Laisse-moi tranquille !... j’ai besoin de repos.

DUBOIS.

Je le crois bien ! après la nuit que monseigneur a passée !

LE RÉGENT.

Quelle nuit ?

DUBOIS.

Cette course !...

LE RÉGENT.

Quelle course ?

DUBOIS.

Celle que monseigneur a faite hier.

LE RÉGENT.

Il semble que ce soit une chose bien rude que de revenir de Saint-Germain ici !

DUBOIS.

Monseigneur a raison, de Saint-Germain ici, il n’y a qu’un pas... Mais on peut allonger la route.

LE RÉGENT.

Comment cela ?

DUBOIS.

En passant par Rambouillet.

LE RÉGENT.

Tu rêves !

DUBOIS.

Soit, monseigneur... Alors, je vais vous raconter mon rêve.

LE RÉGENT.

Quelque nouvelle baliverne !

DUBOIS.

Non pas ! il prouvera à Votre Altesse que je m’occupe d’elle, même en dormant !

LE RÉGENT.

Raconte, puisqu’il paraît que je suis condamné à écouter tes sottises !

DUBOIS.

J’ai donc rêvé que monseigneur avait lancé le cerf au carrefour d’Herblay, et que l’animal, civilisé comme un cerf de bonne maison, s’était fait battre dans quatre lieues carrées ; après quoi, il était allé se faire tuer à Chambourcy.

LE RÉGENT.

Va, j’écoute.

DUBOIS.

Mais, dans mon rêve, monseigneur n’assistait pas à l’hallali ; monseigneur, et c’est bien là ce qui prouve que c’était un rêve, monseigneur s’était perdu dans la forêt de Saint-Germain...

LE RÉGENT.

Non... c’est vrai. Je suis si distrait !... j’ai suivi une route pour une autre.

DUBOIS.

Et monseigneur ne s’est retrouve qu’à Rambouillet, à l’hôtel du Tigre royal même.

LE RÉGENT.

Ah ! oui ; mais c’est ici que ton rêve s’embrouille, n’est-ce pas ?

DUBOIS.

Pas trop !... À la porte du Tigre royal, monseigneur a remis son cheval à M. de Nocé, qui s’était perdu avec lui, et il s’est acheminé vers un pavillon situé au fond de la cour.

LE RÉGENT.

Eh bien, qu’y avait-il dans ce pavillon ?

DUBOIS.

D’abord, à la porte, une affreuse duègne... quelque chose comme la femelle de Cerbère, puis dans l’intérieur... Ah ! dame, dans l’intérieur...

LE RÉGENT.

Ah ! voilà où tu n’as pas pu voir, même en rêve !

DUBOIS.

Allons donc, monseigneur ! vous me supprimeriez mes cinq cent mille livres de police secrète, si, grâce à elles, je ne voyais pas dans les intérieurs.

LE RÉGENT.

Eh bien, qu’as-tu vu dans celui-ci ?

DUBOIS.

Ma foi, monseigneur, une charmante Bretonne, belle comme les Amours, venant en droite ligue des Ursulines de Clisson, et accompagnée d’une bonne sœur dont la présence un peu gênante a été supprimée à Épernon... Hein ! que dites-vous de mon rêve ?

LE RÉGENT.

J’ai souvent pensé que tu étais le diable, envoyé ici-bas pour me perdre !

DUBOIS.

Pour vous sauver, monseigneur !

LE RÉGENT.

Pour me sauver ?... Je ne m’en doutais pas !

DUBOIS.

Êtes-vous content, au moins ?... La jeune personne... ?

LE RÉGENT.

Holà ! holà ! monsieur !... nous ne savons pas de qui nous parlons !

DUBOIS.

Décidément, monseigneur, vous m’affligez ; une apparence vous persuade, une heure de tête-à-tête vous grise comme un écolier ; monseigneur, vous aussi, vous avez fait un rêve, mais un mauvais rêve... Laissez-moi vous l’expliquer.

LE RÉGENT.

Monsieur Joseph, je vous enverrai à la Bastille !

DUBOIS.

Tant que vous voudrez, monseigneur ; mais, auparavant, vous n’en saurez pas moins que cette belle Hélène...

LE RÉGENT.

Est ma fille, monsieur !

DUBOIS.

Votre fille, monseigneur ?...

LE RÉGENT.

Oui, ma fille, que j’ai cachée à tous les yeux, pour qu’elle ne fût pas même souillée par un regard...

DUBOIS.

De sorte qu’aujourd’hui... ?

LE RÉGENT.

De sorte qu’aujourd’hui, désirant avoir quelqu’un qui m’aime au monde, je l’ai fait venir.

DUBOIS.

Et monseigneur doit la revoir ?...

LE RÉGENT.

Aujourd’hui même. C’est pourquoi vous me trouvez dans ma maison de la rue du Bac, au lieu de me trouver au Palais-Royal... Qu’avez-vous à dire à cela ?

DUBOIS.

Rien, monseigneur, car j’allais vous prier de vous y rendre.

LE RÉGENT.

Où ?

DUBOIS.

Ici : dans votre maison de la rue du Bac.

LE RÉGENT.

Moi ? et pour quoi faire ?

DUBOIS.

Parce que je veux présenter à monseigneur un jeune homme qui arrive de Bretagne... Tenez, justement comme mademoiselle votre fille !

LE RÉGENT.

Alors, tu protèges ce jeune homme ?

DUBOIS.

Directement.

LE RÉGENT.

Et que vient-il faire à Paris, ton protégé ?

DUBOIS.

Je ne veux pas vous ôter le plaisir de la surprise... Il vous le dira tout à l’heure à vous-même, ce qu’il vient faire à Paris... ou plutôt il le dira à Sou Excellence le duc d’Olivarès.

LE RÉGENT.

Au duc d’Olivarès ! Mais qu’est-ce que c’est donc que ton protégé ?

DUBOIS.

Monseigneur, c’est un charmant conspirateur de vingt-cinq ans, bien discret, arrivant de Nantes, affilié à MM. de Pontcalec, de Montlouis et du Couédic, et recommandé à Paris à un certain La Jonquière, capitaine en retraite et conspirateur en activité. Comprenez-vous, maintenant ?

LE RÉGENT.

Pas le moins du monde.

DUBOIS.

Eh bien, j’ai été et je suis encore le capitaine La Jonquière, puisqu’on m’a adressé à vous sous ce nom, monseigneur ; mais, en conscience, je ne puis être à la fois le capitaine La Jonquière et Son Excellence le duc d’Olivarès.

LE RÉGENT.

Et alors, tu as réservé ce rôle ?...

DUBOIS.

À vous, monseigneur !

LE RÉGENT.

À moi ?... Et tu veux qu’à l’aide d’un faux nom je surprenne les secrets... ?

DUBOIS.

De vos ennemis ?... Pardieu ! le beau crime !

LE RÉGENT.

Mais enfin, si comme toujours je cède à ce que tu me demandes, voyons, qu’eu résultera-t-il ?

DUBOIS.

Il en résultera que vous conviendrez peut-être à la fin que je ne suis pas un visionnaire, et que vous permettrez alors qu’on veille sur vous, puisque vous ne voulez pas y veiller vous-même.

LE RÉGENT.

Maintenant, une fois pour toutes, si la chose n’en vaut pas la peine, serai-je délivré de tes obsessions ?...

DUBOIS.

Sur l’honneur, je m’y engage.

LE RÉGENT.

J’aimerais mieux un autre serment.

DUBOIS.

Dame, monseigneur, vous êtes trop difficile, on jure sur ce que l’on peut.

L’HUISSIER.

Monseigneur !

LE RÉGENT.

Quoi ?

L’HUISSIER.

Un courrier parti cette nuit de Rambouillet !...

LE RÉGENT.

Chut ! Comment, parti cette nuit ? Et il est tantôt onze heures !

L’HUISSIER.

Il a perdu deux heures a attendre Votre Altesse au Palais-Royal !

LE RÉGENT.

Demeure.

DUBOIS.

Une lettre de la Desroches ! j’ai reconnu l’écriture.

LE RÉGENT.

Eh bien, capitaine ?

DUBOIS.

Eh bien, monseigneur, je vais attendre notre homme à la porte de la maison !...

LE RÉGENT.

Va !

Dubois sort.

 

 

Scène III

 

LE RÉGENT, UN HUISSIER

 

LE RÉGENT.

Une lettre de madame Desroches ! Que peut-elle médire ?... Serait-il arrivé malheur à Hélène ? Elles devaient toutes deux être à Paris à neuf heures !... Voyons ce qu’elle écrit !... « Monseigneur, un jeune homme qui paraît avoir suivi mademoiselle Hélène pendant son voyage, s’est présenté au pavillon après votre départ ; j’ai voulu reconduire, mais mademoiselle m’a ordonné si péremptoirement de l’introduire et de me retirer, que, dans ce regard enflammé, dans ce geste de reine, j’ai reconnu, n’en déplaise à Votre Altesse, le sang qui commande. » Oui, oui, c’est bien ma fille !... « Maintenant, je crois, monseigneur, que ce jeune homme et mademoiselle se connaissent depuis longtemps, car je me suis permis d’écouter, et, dans un moment où il haussait la voix, j’ai entendu : « Nous voir comme par le passé... » Quel peut-être ce jeune homme ?... Le frère ou le cousin de quelque religieuse qui l’aura vue au parloir. « Que Votre Altesse me vienne donc en aide et me fasse tenir ses ordres, afin que je sache ce que je dois faire, si ce M. de Livry se présente. » Ah ! il se nomme de Livry ? C’est toujours bon à savoir !... N’importe ! ce jeune homme m’inquiète !... Le messager est-il encore là ?

L’HUISSIER.

Oui, monseigneur ! il attend la réponse, qu’il doit reporter, dit-il, rue Saint-Antoine.

LE RÉGENT.

La voici.

Il écrit.

« Aussitôt votre arrivée, venez me trouver dans ma petite maison de la rue du Bac. » Allez !

L’Huissier sort.

Morbleu ! pourvu que Dubois, qui sait tout, ne sache pas celle-là ! il rirait bien !

 

 

Scène IV

 

LE RÉGENT, DUBOIS, GASTON

 

DUBOIS.

Venez !... venez, on vous attend ! Peut-on entrer, monsieur le duc ?

LE RÉGENT.

Oui !

DUBOIS.

J’ai l’honneur de présenter à Votre Excellence le chevalier Gaston de Chanley. Chevalier, vous êtes en présence de M. le duc d’Olivarès.

GASTON.

Monsieur le duc...

DUBOIS, bas, au Régent.

Mordieu ! parlez-lui donc ; si vous ne lui parlez pas, il ne dira rien !

LE RÉGENT.

Monsieur arrive de Bretagne, je crois ?

GASTON.

Oui, Excellence.

LE RÉGENT.

Parlez, monsieur !

GASTON.

Que je parle ? Je croyais avoir à écouter d’abord.

LE RÉGENT.

C’est vrai, mais c’est un dialogue que nous commençons, et, ne l’oubliez pas, chacun parle à son tour dans une conversation.

GASTON.

Votre Excellence me fait trop d’honneur !

LE RÉGENT.

Voyons, que venez-vous faire à Paris ?... Dites-moi cela.

GASTON.

Le voici. Les états de Bretagne...

LE RÉGENT.

Les mécontents de Bretagne.

DUBOIS, bas.

Eh bien, que diable dites-vous donc ?...

GASTON.

Les mécontents sont si nombreux, qu’ils peuvent être regardés comme les représentants de la province !... Cependant j’emploierai la locution que m’indique Votre Excellence !... Les mécontents de la province de Bretagne m’ont envoyé à vous, monseigneur, pour savoir les intentions de l’Espagne dans cette affaire.

LE RÉGENT.

Mais, si l’Espagne savait d’abord celles de la Bretagne, il me semble que ce serait mieux !

GASTON.

L’Espagne peut compter sur nous, elle a notre parole, et la loyauté bretonne est proverbiale !

LE RÉGENT.

Mais à quoi vous engagez-vous enfin vis-à-vis de l’Espagne ?...

GASTON.

À seconder de notre mieux les efforts de la noblesse française.

LE RÉGENT.

N’êtes-vous donc pas Français vous-mêmes ?

GASTON.

Nous sommes Bretons !

LE RÉGENT.

Mais la Bretagne est réunie à la France, ce me semble, depuis le mariage de Louis XII.

GASTON.

Oui ; mais elle doit s’en regarder comme séparée, du moment que la France n’a pas respecté le droit qu’elle s’était réservé par ce traité !

LE RÉGENT.

Oh ! la vieille histoire du contrat d’Anne de Bretagne... Il y a bien longtemps que ce contrat a été signé, monsieur !

DUBOIS, toussant.

Hum ! hum !

GASTON.

Qu’importe ! si chacun de nous le sait par cœur ?

LE RÉGENT.

Bien ! et que veut la noblesse française ? Voyons...

GASTON.

Substituer, en cas de mort de Sa Majesté Louis XV, le roi d’Espagne au trône de France.

DUBOIS.

Très bien ! très bien !

LE RÉGENT.

On compté donc sur la mort du roi ?

GASTON.

M. le grand dauphin, M, le duc et madame la duchesse de Bourgogne, et M. le duc de Berry, ont disparu d’une façon bien déplorable !

LE RÉGENT.

Et l’on s’attend à ce que le jeune roi disparaisse comme eux ?

GASTON.

C’est la crainte générale.

LE RÉGENT.

Cela explique comment le roi d’Espagne espère monter sur le trône de France ; mais Sa Majesté Catholique ne pense-t-elle pas trouver dans la régence même quelque opposition à ses projets ?...

GASTON.

Aussi, on a prévu le cas.

DUBOIS.

Ah ! on a prévu le cas ? Bien ! très bien ! Quand je vous le disais, monseigneur, que nos Bretons étaient des hommes précieux !... Continuez, monsieur, continuez !...

Gaston garde le silence.

LE RÉGENT.

Eh bien, monsieur, vous le voyez, j’écoute, parlez donc !

GASTON.

Ce secret n’est pas le mien, monsieur le duc !

LE RÉGENT.

Alors, je n’ai point la confiance de vos chefs ?

GASTON.

Si fait, vous l’avez tout entière, mais vous l’avez seul.

LE RÉGENT.

Le capitaine est de mes amis, et je réponds de lui comme de moi.

GASTON.

Mes instructions portent que je ne m’en ouvrirai qu’à vous.

LE RÉGENT.

Mais je vous ai déjà dit que je répondais du capitaine.

GASTON.

En ce cas, j’ai dit tout ce que j’avais à dire.

Gaston s’éloigne.

LE RÉGENT, à Dubois.

Vous entendez, monsieur : « J’ai dit tout ce que j’avais à dire ! »

DUBOIS.

Parfaitement, monseigneur, et je me retire ; mais, avant de sortir, moi aussi, j’aurais deux mots à vous dire !

LE RÉGENT.

Dis.

DUBOIS.

Vous allez rester seul avec lui ?

LE RÉGENT.

Tu le vois bien.

DUBOIS.

Bon ! poussez-le, mordieu ! pas de fausse délicatesse, arrachez-lui son secret des entrailles ! Jamais vous n’aurez occasion pareille !

LE RÉGENT.

Sois tranquille, puisque j’y suis !...

DUBOIS.

Bien !... Monsieur de Chanley, votre serviteur, et au revoir... Un autre se fâcherait de ce que vous n’avez pas voulu parler devant lui ; mais, moi, je ne suis pas fier, et, pourvu que la chose tourne comme je l’entends, peu m’importent les moyens !

Gaston s’incline, Dubois sort.

 

 

Scène V

 

LE RÉGENT, GASTON

 

LE RÉGENT.

Nous voilà seuls, monsieur, parlez.

GASTON.

Eh bien. Votre Excellence est sans doute étonnée de n’avoir pas reçu d’Espagne certaines dépêches que devait lui adresser le cardinal Alberoni ?

LE RÉGENT.

C’est vrai, monsieur !

GASTON.

Je vais vous donner l’explication de ce retard : l’abbé Porto-Carrero est tombé malade et n’a pas quitté Madrid ; le baron de Valef, mon ami, a été chargé de celle dépêche, et me l’a remise ce matin.

LE RÉGENT.

Et cette dépêche, où est-elle ?...

GASTON.

La voici.

LE RÉGENT.

« À Son Excellence M. le duc d’Olivarès. »

Il va pour décacheter la dépêche et s’arrête.

Vous savez ce qu’elle contient, monsieur ?

GASTON.

Je sais ce qui a été convenu, du moins.

LE RÉGENT.

Voyons, dites ; je suis bien aise de connaître jusqu’à quel point vous êtes initié aux secrets du cabinet espagnol.

GASTON.

Quand on se sera défait du régent, on fera reconnaître M. le duc du Maine à sa place. M. le duc du Maine rompra à l’instant même le traité de la quadruple alliance, négocié par ce misérable Dubois.

LE RÉGENT.

Je suis fâché, monsieur, que le capitaine La Jonquière ne soit plus ici, cela lui aurait fait plaisir de vous entendre parler ainsi... Mais il y a, dans ce que vous me dites, une phrase que je ne comprends pas bien.

GASTON.

Laquelle ?

LE RÉGENT.

Celle-ci : « On se défera du régent... » De quelle manière s’en défera-t-on ?...

GASTON.

Le premier projet avait été de l’enlever de Paris, et de le transporter dans la prison de Saragosse, ou dans la forteresse de Tolède !

LE RÉGENT.

Aurait-on changé d’idée ?...

GASTON.

On séduit ses gardes... on s’échappe d’une prison... on s’évade d’une forteresse... mais...

LE RÉGENT.

Mais on ne sort pas d’une tombe ; voilà ce que vous voulez dire, n’est-ce pas ?

GASTON.

Oui, monsieur.

LE RÉGENT.

Et vous êtes venu à Paris pour vous défaire du régent ?...

GASTON.

Oui, monsieur.

LE RÉGENT.

En le frappant ?

GASTON.

Oui, monsieur.

LE RÉGENT.

C’est vous qui vous êtes offert de vous-même pour cette sanglante mission ?...

GASTON.

Non ; jamais, de moi-même, je n’eusse choisi le rôle d’un assassin ! Nous formions un comité de cinq gentilshommes, associés à la ligue bretonne. Il avait été convenu que tout ce que nous ferions se déciderait à la majorité.

LE RÉGENT.

Je comprends : la majorité a décidé qu’on assassinerait le régent.

GASTON.

C’est cela même, quatre furent pour l’assassinat, un seul fut contre.

LE RÉGENT.

Et celui qui fut contre... ?

GASTON.

Dussé-je perdre la confiance de Votre Excellence, c’était moi !

LE RÉGENT.

Mais alors, monsieur, comment vous êtes vous chargé d’accomplir un dessein que vous désapprouviez ?...

GASTON.

Il avait été décidé que le sort désignerait celui qui devait porter le coup.

LE RÉGENT.

Et le sort ?

GASTON.

Tomba sur moi.

LE RÉGENT.

Comment n’avez-vous pas récusé cette mission ?...

GASTON.

Le scrutin était secret ; nul ne connaissait mon vote ; on m’eût pris pour un lâche !

LE RÉGENT.

Et vous comptez sur moi ?...

GASTON.

Pour m’aider à accomplir une entreprise qui touche si profondément aux intérêts de l’Espagne !

LE RÉGENT.

Mais, faites-y attention, en vous facilitant les moyens d’arriver jusqu’au régent, je deviens votre complice !

GASTON.

Cela vous effraye, monsieur le duc ?

LE RÉGENT.

Sans doute ; car, vous arrêté...

GASTON.

Eh bien, moi arrêté, qu’arriverait-il ?

LE RÉGENT.

On peut, à force de tortures, vous arracher les noms de ceux...

GASTON.

Vous êtes étranger, monsieur, vous êtes Espagnol, vous ne pouvez, par conséquent, savoir ce que c’est qu’un gentilhomme breton ; je vous pardonne donc votre injure !

LE RÉGENT.

Alors, on pourrait compter sur votre silence ?

GASTON.

Pontcalec et Montlouis en ont douté un instant, monsieur, et, depuis, ils m’ont fait leurs excuses.

LE RÉGENT.

C’est bien, monsieur ; je songerai à ce que vous venez de me dire ; mais, à votre place...

GASTON.

Eh bien, à ma place ?...

LE RÉGENT.

Je renoncerais à cette entreprise.

GASTON.

Je voudrais, pour beaucoup, n’y être point entré ; mais j’y suis, il faut qu’elle s’accomplisse !

LE RÉGENT.

Même quand je refuserais de vous seconder ?...

GASTON.

Le comité breton a prévu le cas où vous refuseriez.

LE RÉGENT.

Et il a décidé ?

GASTON.

Que l’on passerait outre !

LE RÉGENT.

Ainsi, votre décision... ?

GASTON.

Est irrévocable !

LE RÉGENT.

J’ai dit ce que je devais vous dire ; maintenant, puisque vous le voulez à toute force, poursuivez, monsieur, poursuivez...

Il fait un mouvement pour s’éloigner.

GASTON, le retenant.

Pardon, monsieur le duc, il me reste maintenant à vous demander une grâce.

LE RÉGENT.

Une grâce ! à moi ?

GASTON.

Si toutefois mon dévouement aux intérêts du roi d’Espagne a pu me mériter la bienveillance de son ambassadeur.

LE RÉGENT.

Dites, monsieur ; laquelle ?

GASTON.

C’est de donner asile et d’accorder protection à une jeune fille que j’aime, et dont l’honneur court en ce moment un grand danger !...

LE RÉGENT.

Un grand danger !... Et qu’attendez-vous de moi en cette circonstance ?

GASTON.

Que vous la receviez chez vous jusqu’à ce qu’elle soit ma femme.

LE RÉGENT.

Elle consent à cet enlèvement ?

GASTON.

Elle a entièrement confiance en moi, et elle a consenti à tout.

LE RÉGENT.

Allez la chercher, monsieur, je réponds d’elle !

Il sonne. À l’Huissier qui entre.

Mettez une voiture à la disposition de monsieur.

À Gaston.

Je pourrais être avec quelqu’un ; vous ferez entrer la personne dans cette chambre, et vous me préviendrez.

GASTON.

Je vous remercie d’autant plus que je suis attendu chez M. de Valef, qui, avant de partir pour la Bretagne, doit connaître les résultats de mon entrevue avec vous.

LE RÉGENT.

C’est bien.

GASTON.

S’il vous était impossible de nous recevoir à l’instant, je pourrais donc la laisser seule ici ?

LE RÉGENT.

Oui, monsieur ; et elle y serait aussi en sûreté que chez sa mère !

GASTON.

Et, s’il m’arrivait quelque événement ?...

LE RÉGENT.

Je serai là !

GASTON.

Vous me le promettez ?

LE RÉGENT.

Foi de gentilhomme, monsieur !

GASTON.

Merci, monsieur le duc ; je suis tranquille maintenant ; dans dix minutes, je suis de retour.

 

 

Scène VI

 

LE RÉGENT, DUDOIS

 

DUBOIS, des papiers à la main.

Eh bien, monseigneur, que dites-vous de notre Breton ?... Il est gentil, hein ?

LE RÉGENT.

Tu as donc écouté ?

DUBOIS.

Pardieu ! Et que vouliez-vous donc que je fisse ?

LE RÉGENT.

Et tu as entendu ?...

DUBOIS.

Tout !... Eh bien, monseigneur, que pensez-vous des prétentions de Sa Majesté Catholique ?

LE RÉGENT.

Je pense qu’on dispose d’elle sans sa participation peut-être !

DUBOIS.

Et le cardinal Alberoni ?... Tudieu ! pour un ex-sonneur de cloches, comme il vous remue l’Europe !...

LE RÉGENT.

Fumée que tous ces projets !... rêveries que tous ces plans !

DUBOIS.

Et notre comité breton, est-ce aussi une fumée ?

LE RÉGENT.

Non, cela existe réellement !

DUBOIS.

Et le poignard de notre conspirateur, est-ce une rêverie ?...

LE RÉGENT.

Non, il m’a paru même assez bien aiguise !

DUBOIS.

Peste ! monseigneur, ce gaillard-là n’y va pas de main morte !

LE RÉGENT.

Sais-tu que c’est une vigoureuse nature que celle de ce chevalier de Chanley ?

DUBOIS.

Ah ! bon ! il ne manquerait plus que de vous prendre d’une belle admiration pour lui !

LE RÉGENT.

Pourquoi donc est-ce toujours parmi ses ennemis, et jamais parmi ses amis, qu’on rencontre des âmes de cette trempe ?...

DUBOIS.

Parce que la haine est une passion, et que l’amitié n’est qu’un sentiment.

LE RÉGENT.

Qu’est-ce que ce papier que tu tiens dans ta main ?

Il le prend et lit.

L’ordre d’arrêter M. le chevalier Gaston de Chanley, et de le conduire à la Bastille ?

DUBOIS.

Oui, monseigneur ; Votre Altesse pense-t-elle que ce soit un abus de pouvoir ?...

LE RÉGENT.

Non... Et cependant...

DUBOIS.

Monseigneur, quand on a entre les mains le gouvernement d’un royaume, il faut, avant toute chose, gouverner.

LE RÉGENT.

Mais il me semble pourtant, monsieur, que je suis bien le maître...

DUBOIS.

De récompenser, oui ; mais à la condition de punir. L’équilibre de la justice est faussé quand une éternelle et aveugle miséricorde pèse dans un des bassins de la balance. Agir comme vous voulez le faire, ce n’est pas être bon ; c’est être faible !... Quelle sera la récompense de ceux qui ont mérité, si vous ne punissez pas ceux qui ont failli ?...

LE RÉGENT.

Alors, si tu voulais que jf> fusse sévère, il ne fallait pas provoquer une entrevue entre moi et ce jeune homme ; il ne fallait pas me mettre à même de l’apprécier à sa juste valeur... Il fallait, me laisser croire que c’était un conspirateur vulgaire.

DUBOIS.

Oui, et maintenant, parce qu’il s’est présenté à Votre Altesse sous une apparence romanesque, voilà votre imagination d’artiste qui bat la campagne ! Que diable ! monseigneur, il y a temps pour tout !... faites de la chimie avec Humbert, faites de la gravure avec Longus, faites de la musique avec Lafare, faites l’amour avec le monde entier ; mais, avec moi, faites de la politique !

LE RÉGENT.

Eh ! mon Dieu, ma vie espionnée, torturée, calomniée comme elle l’est, vaut-elle donc la peine que je la défende ?

DUBOIS.

Mais ce n’est pas votre vie que vous défendez, monseigneur ! Au milieu de toutes les calomnies qui vous poursuivent, l’accusation de lâcheté est la seule que vos plus cruels ennemis n’ont pas même tenté de jeter sur vous. Votre vie ! à Steinkerque, à Nerwinde et à Lérida, vous avez prouvé le cas que vous en faisiez ! votre vie, pardieu ! si vous étiez un simple particulier, un ministre ou même un prince du sang, et qu’un assassinat vous la reprît, ce serait le cœur d’un homme qui cesserait de battre, voilà tout !... Mais, à tort ou à raison, vous avez voulu occuper votre place parmi les puissants du monde ; à cet effet, vous avez brisé le testament de Louis XIV ; vous avez chassé les bâtards des marches du trône, sur lesquelles ils avaient déjà posé le pied ; vous avez été fait régent de France enfin, c’est-à-dire la clef de voûte du monde !... Vous tué, ce n’est plus un homme qui tombe : c’est le grand pilier de l’édifice européen qui s’écroule. Alors, l’œuvre laborieuse de nos trois années de veilles et de luttes est détruite ! et l’enfant qu’à force de surveillance et de soins nous avons arraché au sort de son père, de sa mère et de ses oncles, cet enfant retombe aux mains de ceux qu’une loi adultère appelle effrontément à lui succéder !... Ainsi, de tous côtés ruine et désolation, meurtre et incendie, guerre civile et guerre étrangère ! Et pourquoi cela ?... Parce qu’il plaît à monseigneur Philippe d’Orléans de se croire toujours major de la maison du roi ou commandant de l’armée d’Espagne, et d’oublier qu’il a cessé d’être tout cela le jour où il est devenu régent de France !

LE RÉGENT.

Allons, tu le veux donc absolument ?

DUBOIS, lui présentant une plume à genoux.

Oui, monseigneur, je le veux.

LE RÉGENT, après avoir signé.

Mais, maintenant, tu le comprends, je ne puis plus recevoir ce jeune homme !

L’HUISSIER.

M. le chevalier Gaston de Chanley demande...

LE RÉGENT, à l’Huissier.

Dites-lui qu’en ce moment cela m’est impossible !

DUBOIS.

Ainsi, monseigneur, j’ai carte blanche ?

LE RÉGENT, après un moment d’hésitation.

Oui.

DUBOIS.

Bien.

Il sort.

 

 

Scène VII

 

LE RÉGENT, seul

 

Il a dit vrai, et ma vie, qu’à chaque heure je joue sur un coup de dé, a cessé de m’appartenir. Hier encore, ma mère me disait ce qu’il vient de me dire aujourd’hui. Qui sait ce qui arriverait du monde entier si j’allais mourir ?... Ce qui est arrivé à la mort de mon aïeul Henri IV. Tout était prêt pour un immense résultat, couvé pendant toute la vie d’un roi à la fois législateur et soldat !... Ce fut alors que le 13 mai arriva, qu’une voiture à la livrée royale passa rue de la Ferronnerie, et que trois heures sonnèrent à l’horloge des Innocents !... En une seconde, tout fut détruit !... prospérités passées, espérances à venir... Il fallut un siècle tout entier, un ministre qui s’appelât Richelieu et un roi qui s’appelât Louis XIV pour cicatriser la blessure qu’avait faite au flanc de la France le couteau de Ravaillac !... Oui, il avait raison, et je dois abandonner ce jeune homme à la justice humaine... D’ailleurs, ce n’est pas moi qui le condamne. Les juges sont là, ils décideront !... Mais cette pauvre enfant qu’il a remise à ma loyauté... Oh ! je le jure ! elle me sera sainte et sacrée !...

Il sonne, l’Huissier entre.

Est-il venu quelqu’un depuis que le chevalier est sorti ?

L’HUISSIER.

Une jeune dame amenée par lui, et qui attend depuis près d’un quart d’heure.

LE RÉGENT.

C’est bien, faites entrer.

L’HUISSIER.

Mademoiselle Hélène de Chaverny.

LE RÉGENT.

Hélène ! ma fille, ramenée ici par M. de Chanley ! Mais elle aime donc l’homme qui a fait serment... ? Oh ! mon cœur, contiens-toi !

 

 

Scène VIII

 

LE RÉGENT, HÉLÈNE

 

HÉLÈNE.

Monsieur...

LE RÉGENT.

Approchez, mademoiselle, approchez, soyez sans crainte.

HÉLÈNE.

Oh ! mon Dieu !

LE RÉGENT.

Qu’avez-vous ?

HÉLÈNE.

C’est que votre voix m’a rappelé celle d’une personne...

LE RÉGENT.

De votre connaissance ?

HÉLÈNE.

Oh ! avec laquelle je me suis trouvée une seule fois, mais dont l’accent est resté là, vivant, dans mon cœur... Mais... mais... c’est impossible !...

LE RÉGENT.

Je me félicite de ce hasard, mademoiselle ; cette ressemblance de ma voix avec celle d’une personne qui doit vous être chère donnera peut-être plus de poids à mes paroles. Vous avez que M. le chevalier de Chanley m’a fait la grâce de me choisir pour être votre protecteur ?

HÉLÈNE.

Il m’a amenée ici, du moins, en m’assurant que Votre Excellence avait promis de veiller sur moi.

LE RÉGENT.

Alors, pour vous être fiée aussi entièrement à lui, vous aimez donc le chevalier ?

HÉLÈNE.

Si je ne l’aimais pas, où serait mon excuse ?

LE RÉGENT, à part, avec douleur.

Elle l’aime !...

Haut.

Mais ce qui m’étonne, mademoiselle, c’est qu’étant aimée par M. de Chanley comme vous paraissez l’être, vous n’ayez pas eu sur lui cette influence de le faire renoncer à ses projets.

HÉLÈNE.

À ses projets !... Que voulez-vous dire ?

LE RÉGENT.

Comment ! ignorez-vous le motif qui l’amène à Paris ?...

HÉLÈNE.

Complètement.

LE RÉGENT, à part.

Elle l’ignorait !...

Haut.

Mais saviez-vous que le chevalier, qui s’est effrayé sur le danger imaginaire que vous couriez, court lui-même un danger réel ?

HÉLÈNE.

Oh ! mon Dieu !... je m’en doutais !... mais, quelques instances que je lui aie faites, il n’a jamais rien voulu me dire !... Oh ! vous, vous, monseigneur, puisque vous le savez, au nom du ciel, dites-moi quel est ce danger !

LE RÉGENT.

Son secret n’est pas le mien, mademoiselle.

HÉLÈNE, faisant un mouvement.

En ce cas, permettez que je le rejoigne.

LE RÉGENT.

Vous, mon enfant ?

HÉLÈNE.

Monsieur !...

LE RÉGENT.

Pardon... mais, si jeune... L’intérêt que je porte au chevalier... que je vous porte, à vous... Écoutez-moi.

HÉLÈNE.

J’écoute... Mais dites vite.

LE RÉGENT.

Un conseil.

HÉLÈNE.

Pour lui ?

LE RÉGENT.

Non, pour vous. Laissez, croyez-moi, laissez, je vous en supplie, M. de Chanley se perdre seul dans la route fatale où il s’engage, puisqu’il est temps encore pour vous de rester où vous êtes, et de ne pas aller plus avant.

HÉLÈNE.

Qui ? moi, je l’abandonnerais au moment où, vous le dites vous-même, un danger que je ne connais pas le menace ? Oh ! non, monsieur ; nous sommes isolés tous deux en ce monde Gaston n’a plus de parents ; moi, si j’en ai encore, ils sont habitués à mon absence ! Nous pouvons nous perdre ensemble sans faire couler une larme ! Oh ! non, non, je ne l’abandonnerai pas !

LE RÉGENT.

Mais n’aviez-vous pas cependant à peu près renoncé à lui ?... Ne lui avez-vous pas dit, l’autre jour, que tout devait être fini entre vous... et que vous ne pouviez disposer ni de votre cœur ni de votre personne ?

HÉLÈNE.

Oui, je lui ai dit cela, parce qu’à cette époque je le croyais heureux ; parce que j’ignorais alors que sa liberté, que sa vie peut-être fussent compromises. Il n’y avait alors que mon cœur qui eût souffert ; ma conscience restait tranquille... C’était une douleur à braver et non un remords à combattre ; mais, depuis que je le vois malheureux, depuis que je le sais, menacé, oh ! je le sens, sa vie, c’est ma vie !...

LE RÉGENT.

Mais vous vous exagérez votre amour pour lui, sans doute... Cet amour ne résisterait pas à l’absence ?

HÉLÈNE.

À tout, monsieur ! Dans l’isolement où mes parents m’ont laissée, cet amour est devenu mon espoir unique, mon bonheur, mon existence ! Oh ! monsieur le duc, au nom du ciel si vous avez quelque influence sur lui, et vous devez en avoir, puisqu’il vous a confié à vous des secrets qu’il me cache, obtenez de lui qu’il renonce à ses projets. Dites- lui que je l’aime au-dessus de toute expression ! Dites-lui que son sort sera le mien ; que, lui exilé, je m’exile ; que, lui prisonnier, je me fais captive ! que, lui mort, je meurs. Dites-lui cela, et ajoutez, ajoutez que vous avez compris, à mes larmes et à mon désespoir, que je disais la vérité !

LE RÉGENT.

Et moi qui tout à l’heure... Cet ordre que je viens de signer... Cette puissance illimitée que j’ai abandonnée à Dubois...

HÉLÈNE.

Que dites-vous, monsieur ?

LE RÉGENT.

Restez ici, je reviens.

En sortant.

Oh ! elle en mourrait !

 

 

Scène IX

 

HÉLÈNE, puis GASTON

 

HÉLÈNE.

Mais, monsieur... Il sort ! Si je savais du moins où est Gaston... Si je pouvais m’informer... Mon Dieu... personne ici... Lorsqu’il m’a quittée... il était calme... Il ignorait donc ?... Ce bruit !... quel est ce bruit ?

GASTON.

Ah ! Hélène !...

HÉLÈNE.

C’est lui ! Gaston, viens, viens !... ils veulent t’arrêter... te prendre... Tu cours un danger, je ne sais lequel, mais grave, réel... Le duc l’a dit... Gaston, tu ne me quitteras pas.

GASTON.

Ah ! oui, voilà donc pourquoi ils m’attendaient à la porte.

HÉLÈNE.

Qui ?

GASTON.

Des hommes armés.

HÉLÈNE.

C’est cela, des gardes... car... Oh ! tu ne m’avais pas dit ce qui t’amenait à Paris... Malheureux !... des secrets pour moi... Voyons, pas un instant à perdre... Le duc... il est pour toi... il est là... il m’a dit de l’attendre... Mais il ne savait pas... Viens, Gaston, viens !...

 

 

Scène X

 

HÉLÈNE, GASTON, UN CAPITAINE

 

GASTON, à part.

Je suis perdu !

HÉLÈNE, au Capitaine.

Que voulez-vous, monsieur ?

LE CAPITAINE.

M. le chevalier Gaston de Chanley ?

HÉLÈNE.

M. de Chanley ?

Bas à Gaston.

Pas un mot !

À part.

Je ne le connais pas.

LE CAPITAINE.

Mais monsieur ?...

HÉLÈNE.

Monsieur est M. de Livry, arrivé d’hier à Paris... Monsieur n’a rien à faire avec vous... il est ici chez le duc... il vient voir le duc... Demandez plutôt au duc... il est là... il va venir.

LE CAPITAINE.

Monsieur, j’ai l’ordre de vous arrêter.

HÉLÈNE.

Mais puisque je vous dis...

LE CAPITAINE.

Monsieur, votre parole de gentilhomme, que vous n’êtes pas celui que je cherche.

GASTON.

Voici mon épée, monsieur.

LE CAPITAINE.

Suivez-moi, monsieur.

Hélène pousse au cri.

GASTON.

Adieu, Hélène !

HÉLÈNE.

Malheureux ! qu’as-tu fait ?

 

 

Scène XI

 

HÉLÈNE, puis LE RÉGENT et DUBOIS

 

HÉLÈNE, à la porte du Régent et la secouant.

Gaston ! Gaston !... Fermée... Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !... Mais venez donc, monsieur le duc, venez donc ! ici, à l’aide ! au secours !

LE RÉGENT.

Me voilà ; qu’y a-t-il ?

HÉLÈNE.

Mais vous ne savez donc pas ?... vous n’avez donc pas entendu ?... Ici, chez vous, dans votre maison... ils l’ont arrêté, ils l’emmènent...

Elle tombe à genoux, les mains jointes.

Monsieur... monsieur... monsieur !...

Elle s’évanouit.

LE RÉGENT, à Dubois, qui entre.

Malheureux ! qu’as-tu fait ?

DUBOIS.

J’ai exécuté votre ordre, monseigneur.

LE RÉGENT.

Eh bien, écoute : mon ordre, à présent, est que tu coures après lui, qu’on lui rende la liberté... Je ne veux pas qu’il tombe un cheveu de sa tête !

DUBOIS.

Adressez-vous au parlement, monseigneur ; c’est lui qui juge les crimes de haute trahison.

LE RÉGENT.

Ah ! mon enfant... mon enfant... reviens à toi... Nous le sauverons !

DUBOIS.

C’est ce qu’il faudra voir !

 

 

ACTE IV

 

Un boudoir.

 

 

Scène première

 

DUBOIS, DEUX HUISSIERS

 

Onze heures sonnent.

DUBOIS.

Onze heures !... c’est bien. Vous avez été à la Bastille ? vous avez prévenu M. Delaunay, n’est-ce pas ?

PREMIER HUISSIER.

Oui, monseigneur.

DUBOIS.

La chapelle sera illuminée ?

PREMIER HUISSIER.

Oui.

DUBOIS.

Attendez.

Au deuxième.

Avez-vous passé chez MM. de Nocé et de Canillac ?

DEUXIÈME HUISSIER.

J’arrive à l’instant de chez le dernier.

DUBOIS.

Les avez-vous trouvés ?

DEUXIÈME HUISSIER.

Oui, monseigneur.

DUBOIS.

Viendront-ils ici ce soir ?

DEUXIÈME HUISSIER.

Ils s’y sont engagés.

DUBOIS.

À merveille ! Passez chez M. l’abbé de Lorges, aumônier de la Bastille, et dites-lui de s’y trouver d’une heure à deux heures du matin ; il officiera.

DEUXIÈME HUISSIER.

J’y vais.

DUBOIS.

Dites que c’est de la part de monseigneur, et, en cas d’empêchement, qu’il m’écrive toujours ici, au petit hôtel de Son Altesse, rue du Bac.

DEUXIÈME HUISSIER.

Il le saura.

Il sort.

DUBOIS, au premier Huissier.

Un mot encore ; M. Delaunay vous a-t-il fait quelques questions ?

PREMIER HUISSIER.

Les questions que Votre Excellence avait prévues.

DUBOIS.

Et vous avez répondu ?...

PREMIER HUISSIER.

Ce que vous m’aviez ordonné de répondre : c’est-à-dire qu’il s’agissait du mariage du chevalier de Chanley avec mademoiselle de Chaverny.

DUBOIS.

Oui, ces chers enfants, nous les marions ; n’est-ce pas, Tapin ?... Allez, monsieur, allez.

L’Huissier sort.

 

 

Scène II

 

DUBOIS, TAPIN

 

TAPIN.

Monseigneur ?...

DUBOIS.

Ferme les portes ; la, bien ; maintenant, j’ai dit assez de folies ; il est vrai que je parlais au nom de monseigneur... Revenons à la raison... As-tu réussi ?

TAPIN.

Parbleu !

DUBOIS.

En tout point ?

TAPIN.

Devais-je faire autre chose que ce que vous m’aviez dit ?

DUBOIS.

Non ; alors le chevalier ?...

TAPIN.

Sur votre ordre, on a mis le chevalier dans la même chambre qu’un de mes hommes qui était censé habiter la Bastille depuis six mois ; il a trouvé une bonne évasion toute préparée.

DUBOIS.

Il n’a fait aucune difficulté pour s’évader ?

TAPIN.

Bon ! il a passé par la fenêtre comme s’il n’avait fait que cela toute sa vie ; puis, arrivé au milieu de la corde, il ne s’est pas même donné la peine de descendre jusqu’au bout ; il a, pardieu ! sauté de plus de quinze pieds de hauteur ; au point qu’un instant j’ai eu peur qu’il ne se fût cassé la jambe.

DUBOIS.

C’eût été fort malheureux.

TAPIN.

Dieu merci, il n’en est rien ; rassurez-vous.

DUBOIS.

De sorte qu’à cette heure... ?

TAPIN.

Il est sur la route de Flandre.

DUBOIS.

Bravo ! celle où les postes sont le mieux servies... Ah ? monseigneur, ce n’est pas assez pour vous d’épargner vos ennemis, vous voulez encore les élever jusqu’à Votre Altesse, et, du conspirateur d’hier, faire aujourd’hui le mari de votre fille, pour vous donner ensuite à vous-même une raison de lui faire grâce ?... Je m’y oppose... Qu’il échappe à la mort, soit... mais, du moins, qu’un pardon public, une faveur éclatante ne viennent pas promettre l’impunité à ceux qui seraient tentés de l’imiter !...

TAPIN.

Son Altesse !

DUBOIS.

C’est bien !... Pas un mot, maître Tapin, et ne vous éloignez pas ; peut-être aura-t-on besoin de vous.

 

 

Scène III

 

LE RÉGENT, DUBOIS

 

LE RÉGENT.

Ah ! te voilà, Dubois !

DUBOIS.

À vos ordres, monseigneur.

LE RÉGENT.

Eh bien, tout est-il préparé pour le mariage de mademoiselle de Chaverny ?

DUBOIS.

Oui, monseigneur ; mais une chose m’inquiète.

LE RÉGENT.

Laquelle ?

DUBOIS.

Je voudrais seulement savoir comment vous avez déterminé notre belle fiancée, toute plongée dans la douleur comme elle est, à assister au bal que vous donnez ici ce soir.

LE RÉGENT.

Je lui ai dit qu’elle y trouverait le régent, qu’elle pourrait lui demander la grâce du chevalier, et cette assurance a levé tous ses scrupules.

DUBOIS.

À merveille !... et si Votre Altesse veut m’indiquer l’heure qu’elle a fixée ?...

LE RÉGENT.

Mettons cela à deux heures du matin.

DUBOIS, calculant.

Il est onze heures... À minuit, à Senlis... à deux heures, à Noyon.

LE RÉGENT.

Que calcules-tu ?

DUBOIS.

Je calcule à quel endroit il sera à deux heures du matin.

LE RÉGENT.

Qui ?

DUBOIS.

Le futur.

LE RÉGENT.

Comment ! où il sera ?

DUBOIS.

Oh ! mon Dieu, oui... Demain, à deux heures du matin, il sera à vingt-cinq lieues de Paris.

LE RÉGENT.

À vingt-cinq lieues ?

DUBOIS.

Oui, s’il court toujours du train dont on l’a vu partir.

LE RÉGENT.

Que veux-tu dire ?

DUBOIS.

Je veux dire, monseigneur, qu’il ne manque plus qu’une chose au mariage.

LE RÉGENT.

Laquelle ?

DUBOIS.

Le mari.

LE RÉGENT.

Gaston ?

DUBOIS.

S’est enfui de la Bastille, il y a une heure.

LE RÉGENT.

Tu mens ; on ne se sauve pas de la Bastille.

DUBOIS.

Je vous demande pardon, monseigneur, quand ou est condamné à mort, on se sauve de partout.

LE RÉGENT.

Il s’est sauvé, sachant qu’il devait épouser celle qu’il aimait ?

DUBOIS.

Eh ! mon Dieu, oui ; le chevalier... le héros... s’est conduit comme eût fait le dernier malotru... Et, en vérité, monseigneur, il a bien fait.

LE RÉGENT.

Dubois... Et ma fille ?...

DUBOIS.

Eh bien ?

LE RÉGENT.

Elle en mourra !

DUBOIS.

Eh ! non, monseigneur ; en apprenante connaître le personnage, elle s’en consolera ; et vous la marierez à quelque petit prince d’Allemagne ou d’Italie... au duc de Modène par exemple, dont mademoiselle de Valois ne veut pas.

LE RÉGENT.

Et moi qui lui faisais grâce !

DUBOIS.

Il se l’est faite à lui-même... il a trouvé cela plus sûr... Et, ma foi, j’avoue que j’en aurais fait autant que lui...

LE RÉGENT.

Oh ! toi, tu n’es pas gentilhomme...

DUBOIS.

Oh ! quant à cela, c’est vrai !... Je suis vilain, et je m’en vante...

LE RÉGENT.

Toi, tu n’avais point fait de serment.

DUBOIS.

Vous vous trompez, monseigneur : j’avais fait celui d’empêcher Votre Altesse d’accomplir un acte de folie ; et j’y ai réussi.

LE RÉGENT.

Pas un mot de tout cela devant Hélène. Je me charge de lui apprendre la nouvelle.

DUBOIS.

Et moi, de rattraper votre gendre ?

LE RÉGENT.

Non pas... Il est sauvé, qu’il en profite... Sauvé au moment où j’avais tout préparé... où Hélène allait...

GASTON, au fond.

Il faut que je lui parle... à l’instant, à l’instant même...

DUBOIS.

Ah ! mon Dieu !

LE RÉGENT.

Cette voix...

L’HUISSIER, annonçant.

M. le chevalier Gaston de Chanley.

Tous deux se regardent avec une expression différente.

LE RÉGENT.

Gaston !... Ah ! je le savais bien, qu’avec cette voix-là, avec ce visage-là, avec ce cœur-là, on était incapable d’une lâcheté !... Tu vois, Dubois, il ne faut pas juger tout le monde d’après soi !... surtout quand on s’appelle Dubois !

À l’Huissier.

Faites entrer.

DUBOIS.

Attendez au moins que je sorte, monseigneur.

LE RÉGENT.

Ah ! c’est juste, il te reconnaîtrait.

DUBOIS.

Revenir... le niais !

Il sort.

 

 

Scène IV

 

LE RÉGENT, GASTON

 

GASTON.

Monseigneur !...

LE RÉGENT.

Comment ! c’est vous, monsieur ?

GASTON.

Oui, monseigneur ; un miracle s’est opéré en ma faveur ; on m’a mis dans le cachot d’un prisonnier qui avait tout préparé pour son évasion ; il s’était procuré une lime, il a scié un barreau, nous nous sommes évadés ensemble, et me voilà.

LE RÉGENT.

Et, au lieu de fuir, monsieur, au lieu de gagner la frontière, de vous mettre en sûreté, vous êtes revenu ici au péril de votre tête ?

GASTON.

Monseigneur, je dois l’avouer, la liberté m’a d’abord séduit ; mais presque aussitôt j’ai réfléchi !

LE RÉGENT.

À Hélène, que vous abandonniez...

GASTON.

Et à mes compagnons que je laissais sous le couteau.

LE RÉGENT.

Et vous avez décidé alors... ?

GASTON.

Que j’étais lié à leur cause jusqu’à ce que nos projets fussent accomplis.

LE RÉGENT.

Nos projets ?...

GASTON.

Ne sont-ce pas les vôtres comme les miens ?...

LE RÉGENT.

Écoutez, monsieur : je crois que l’homme doit demeurer dans la mesure de sa force : il est des choses que Dieu semble lui défendre d’exécuter, des avertissements qui lui disent de renoncer à certains projets... Eh bien, je crois que c’est un sacrilège à lui de méconnaître ces avertissements, de rester sourd à cette voix... Nos projets sont avortés, monsieur, n’y pensons plus.

GASTON.

Au contraire, monseigneur, pensons-y plus que jamais.

LE RÉGENT.

Mais à quoi songez-vous, monsieur, de vouloir persister ainsi dans une entreprise devenue maintenant si difficile qu’elle en est presque insensée ?

GASTON.

À quoi je songe, monseigneur ? Je songe à nos amis arrêtés, jugés, condamnés, M. d’Argenson me l’a dit, prêts à marcher à l’échafaud... à nos amis que la mort du régent seule peut sauver !... à nos amis, qui diraient, si je quittais la France, que j’ai acheté mon salut au prix de leur perte, et que les portes de la Bastille se sont ouvertes devant mes délations.

LE RÉGENT.

Ainsi, monsieur, vous sacrifiez tout à ce point d’honneur... tout... même Hélène ?...

GASTON.

S’ils vivent encore, il faut que je les sauve.

LE RÉGENT.

Et s’ils sont morts ?...

GASTON.

Il faut que je les venge.

LE RÉGENT.

Ainsi, vous persistez ?...

GASTON.

Plus que jamais... Il faut que le régent meure... et le régent mourra.

LE RÉGENT.

Mais, auparavant, ne voulez-vous pas voir mademoiselle de Chaverny ?

GASTON.

Monseigneur... je suis homme... j’aime... et, par conséquent, je suis faible. Je vais avoir à lutter à la fois contre ses larmes et contre ma propre faiblesse... Monseigneur... je ne verrai Hélène qu’à la condition que vous me jurerez de me faire voir le régent.

LE RÉGENT.

Et si je refuse de prendre cet engagement ?

GASTON.

Alors, je ne reverrai pas Hélène... je suis mort pour elle... Il est inutile qu’elle revienne à l’espoir pour le reperdre... C’est bien assez qu’elle me pleure une fois !

LE RÉGENT.

Mais, alors, que ferez-vous ?

GASTON.

J’irai attendre le régent partout où je saurai qu’il doit passer... Je le frapperai partout où je le rencontrerai.

LE RÉGENT.

Encore une fois, réfléchissez.

GASTON.

Sur l’honneur de mon nom, monseigneur, je vous somme de me prêter votre appui... ou je vous déclare que je saurai m’en passer.

LE RÉGENT.

Alors, monsieur, puisque c’est une résolution prise...

GASTON.

Irrévocable.

LE RÉGENT.

Écoutez ceci : je donne une fête ce soir... ici...

GASTON.

Ici, monsieur ?

LE RÉGENT.

Le régent y vient.

GASTON.

Grand Dieu !

LE RÉGENT.

Il y vient seul, sans suite, sans défense.

GASTON, tressaillant.

Vous dites ?...

LE RÉGENT.

Je dis qu’il y vient seul, sans suite, sans défense... comprenez-vous ?...

GASTON.

Oui, je comprends.

LE RÉGENT.

Qu’avez-vous ?

GASTON.

Ah ! c’est affreux, ce me semble !

LE RÉGENT.

Vous hésitez ?

GASTON.

Non... non... monseigneur... non, je n’hésite pas... mais, croyez-moi, c’est une chose terrible que de tuer un homme sans défense, un homme qui se livre de lui même, qui reçoit le coup en souriant à son meurtrier... Tenez, je me croyais courageux et fort ; mais il doit en être ainsi de tout conspirateur qui a pris l’engagement que j’ai pris... Dans un moment de fièvre, d’enthousiasme ou de haine, on a fait le serment fatal, on a entre soi et sa victime tout l’espace de temps qui doit s’écouler... Puis, le serment prêté, la lièvre se calme, l’enthousiasme s’éteint, la haine diminue, on voit apparaître, à l’autre côté de l’horizon, celui auquel on doit aller et qui vient à vous ; chaque jour vous en rapproche, et alors on frémit... car seulement alors, on comprend à quel crime on s’est engagé, et cependant, le temps inexorable s’écoule, et, à chaque heure qui sonne, on voit la victime qui fait un pas jusqu’à ce qu’enfin l’espace disparaisse... et l’on se trouve face à face ! Alors... alors, croyez-moi, les plus braves tremblent... alors, on s’aperçoit qu’on n’est pas, comme on l’avait cru, le ministre de sa conscience, mais l’esclave de son serment... on est parti le front haut en disant : « Je suis élu !... » on arrive le front courbé en disant : « Je suis maudit ! »

LE RÉGENT.

Vous êtes encore libre de refuser ce que je vous offre, monsieur.

GASTON.

Non... non, monsieur... J’accomplirai ma tâche quelque terrible qu’elle soit !... mon cœur frémira, mais ma main restera ferme... Voyons, monsieur, achevez vos instructions... à quoi reconnaîtrai-je le régent ? Vous savez que je ne l’ai jamais vu.

LE RÉGENT.

Toutes les fois que le régent vient ici, il a l’habitude, vers minuit, pour se soustraire un instant aux regards importuns, de se retirer dans ce boudoir, qu’il affectionne je ne sais pourquoi et où personne n’entre plus du moment qu’il y est entré. J’aurai soin que cette porte reste ouverte... Cachez-vous jusque-là, et, à minuit, entrez hardiment.

GASTON.

Mais je vous répète que je ne le connais pas.

LE RÉGENT.

Celui qui sera assis là, sera le régent, je vous en réponds. Je vous laisse ; j’entends quelque bruit dans les salons, il faut que je sois là pour recevoir mes hôtes. Ainsi, à minuit.

 

 

Scène V

 

GASTON, seul

 

Oui... oui... un complot, c’est un réseau de fer qui nous presse, qui nous enveloppe, qui nous étreint... Une fois entré dans un complot, il faut marcher en avant... toujours... sans regarder en arrière !... il faut fermer les yeux pour ne pas voir les larmes de ceux qui nous aiment... endurcir son cœur pour ne pas s’émouvoir à leurs cris. Hélène, Hélène ! si tu savais...

 

 

Scène VI

 

HÉLÈNE, GASTON

 

HÉLÈNE.

Gaston !... Gaston !... sauvé !... libre !... Oh ! ce n’est pas un songe... Gaston ! mon bien-aimé !... mon époux !...

GASTON.

Oui, me voilà, Hélène... un bonheur inespéré... un miracle...

HÉLÈNE.

Tu as pu fuir ?...

GASTON.

Oui.

HÉLÈNE.

Et alors, tu as pensé à moi... tu es accouru à moi... tu n’as pas voulu fuir sans moi... Oh ! je reconnais bien là mon Gaston !... Eh bien, me voilà, mon ami ; emmène-moi où tu voudras, je suis prête, je te suis.

GASTON.

Hélène, ne t’es-tu pas dit quelque fois, avec orgueil, que tu n’étais pas la fiancée d’un homme ordinaire ?

HÉLÈNE.

Oh ! oui.

GASTON.

Eh bien, Hélène, aux âmes d’élite des devoirs plus grands et, par conséquent, des épreuves plus grandes sont imposées... J’ai à accomplir, avant d’être à toi, la mission pour laquelle je suis venu à Paris... Nous avons, tous deux, une destinée fatale à subir ; mais, que veux-tu, Hélène ? il en est ainsi... Notre vie ou notre mort ne tient plus qu’à un seul événement, et cet événements s’accomplira cette nuit même.

HÉLÈNE.

Que dites-vous, Gaston ?

GASTON.

Écoute, Hélène ; prépare tout pour notre départ... et, si dans une heure, nous ne sommes pas dans les bras l’un de l’autre, fuyant vers l’exil, qui sera pour nous le bonheur, puisque nous fuirons ensemble... Hélène, ne m’attends plus ! Hélène, crois que tout ce qui vient de se passer entre nous est un songe !... et, si tu peux en obtenir la permission, viens me retrouver à la Bastille.

HÉLÈNE.

Oh ! mon Dieu, que me dis-tu là, Gaston ?

GASTON.

Hélène, sois forte, sois grande, sois digne de toi et de moi !... Prie pour ton époux, Hélène !... car, prier pour lui, c’est prier encore pour la Bretagne et pour la France...

HÉLÈNE.

Gaston !

GASTON.

Ne me suis pas... je te le défends... je t’en prie...

Il sort.

 

 

Scène VII

 

HÉLÈNE, puis LE RÉGENT

 

HÉLÈNE.

Moi, le perdre... Oh ! mon Dieu ! qu’a-t-il dit là ?... Je le perds si je reste ici... Est-ce donc ici que doit se passer la terrible catastrophe qui pèse sur nous depuis l’heure où nous avons quitté la Bretagne ?... Oh ! venez, venez, monsieur le duc ; c’est le ciel qui vous amène... Venez, venez...

LE RÉGENT.

Qu’avez-vous, mon enfant ?... et d’où viennent ces larmes, cette émotion ?...

HÉLÈNE.

Monseigneur, il ne veut plus partir.

LE RÉGENT.

Qui ?

HÉLÈNE.

Gaston !

LE RÉGENT.

Vous l’avez donc revu ?

HÉLÈNE.

Oui, ici, à l’instant même !... Je vous dis, monsieur, qu’il ne veut plus partir !... Il a quelque projet terrible !

LE RÉGENT.

Et ce projet, le connaissez-vous ?...

HÉLÈNE.

Je le devine.

LE RÉGENT.

Quel est-il ?

HÉLÈNE.

Vous m’avez dit que le régent venait ici, ce soir, chez vous ?

LE RÉGENT.

Oui.

HÉLÈNE.

Eh bien, c’est cela.

LE RÉGENT.

Quoi ?

HÉLÈNE.

Monseigneur, Gaston veut tuer le régent !

LE RÉGENT.

Vous croyez ?

HÉLÈNE.

Oh ! j’en suis sûre... C’est pour cela qu’il a quitté Nantes... c’est pour cela qu’il avait été arrêté, qu’il sera condamné à mort !...

LE RÉGENT.

Vous supposez l’homme que vous aimez capable d’un pareil crime, Hélène, et vous continuez d’aimer cet homme ?

HÉLÈNE.

Oh ! monsieur... vous connaissez l’effroyable logique des partis... ils ne croient pas au crime en politique ; bien plus, ils transforment le crime en action louable. En tuant le régent, Gaston croit venger la France, Gaston croit sauver le roi.

LE RÉGENT.

Venger la France !... La France demande-t-elle donc vengeance ? Sauver le roi !... Le roi court-il quelque danger ?...

HÉLÈNE.

Oui ; le danger auquel a succombé monseigneur le grand dauphin, le danger auquel ont succombé monseigneur le duc et madame la duchesse de Bourgogne, le danger auquel a succombé le duc de Berry !

LE RÉGENT.

Mais enfin, ce danger, quel est-il ?...

HÉLÈNE.

Celui d’être empoisonné, comme le reste de sa famille.

LE RÉGENT.

Empoisonne !... que dites-vous, Hélène ?

HÉLÈNE.

Je dis ce que dit la France.

LE RÉGENT.

Vous accusez le régent ?

HÉLÈNE.

Celui qui a frappé l’aïeul, le père et la mère, épargnera-t-il l’enfant, quand cet enfant le sépare, seul, du trône ?

LE RÉGENT.

Oh ! et ma fille aussi !...

HÉLÈNE.

Sa fille !...

LE RÉGENT.

Jusqu’à ma fille, qui m’accuse et me calomnie !...

HÉLÈNE, tombant à genoux.

Mon père !...

LE RÉGENT.

Oh ! les infâmes !... les infâmes !... voilà donc où ils en sont arrivés !... Ce n’est point assez de m’accuser dans le passé, ils m’accusent dans l’avenir... Mais l’avenir ne sera pas complice... et Louis XV vivra pour me justifier.

HÉLÈNE.

Pardon, pardon, mon père !

LE RÉGENT.

Relevez-vous.

Minuit sonne.

Minuit ! on vient !... C’est Gaston, sans doute.

LE RÉGENT.

Silence ! Cachez-vous là derrière... et pas un mot... pas un geste !

 

 

Scène VIII

 

LE RÉGENT, assis à une table où sont des papiers, GASTON, entr’ouvrant la porte, HÉLÈNE, cachée, puis DUBOIS

 

LE RÉGENT.

C’est vous, chevalier ?...

GASTON.

Ne m’avez-vous pas dit qu’à minuit... ?

LE RÉGENT.

Oui.

GASTON.

Dans cette chambre... ?

LE RÉGENT.

Oui.

GASTON.

Vous me mettriez face à face avec le régent ?

LE RÉGENT.

Oui, monsieur, et je tiens parole... Que cherchez-vous ?... où regardez-vous ?... C’est moi qu’il faut regarder, monsieur... car c’est moi que vous cherchez... Allons, sauveur de la patrie !... sauveur du roi !... nous sommes face à face... vous avez le couteau à la main... frappez !... mais frappez donc... je suis le régent !...

GASTON.

Le régent, vous ?

HÉLÈNE, qui a reparu.

Mon père !...

GASTON.

Ton père ?...

HÉLÈNE, le prenant par la main.

Gaston... à genoux... à genoux devant lui... Je le dis que c’est mon père !

GASTON, tombant à genoux.

Oh !

HÉLÈNE.

Grâce pour lui, mon père, grâce pour moi !

LE RÉGENT.

Calme-toi, ma fille ?... Relevez-vous, chevalier.

GASTON.

Mais mon serment ? mais ceux devant qui je l’ai prononcé ?...

LE RÉGENT, s’asseyant et écrivant.

Ils pourront bien vous pardonner, monsieur, puisque je leur pardonne...

Il donne le papier à Gaston.

GASTON, se relevant.

Ah ! ah !

DUBOIS, qui a écouté.

Bravo, monseigneur ! la folie est complète !

LE RÉGENT.

Regarde-les, et dis encore que c’est mal fait de pardonner !...

GASTON.

Mon Dieu !... est-ce que je me trompe ?...

LE RÉGENT.

Dubois, je te présente le chevalier Gaston de Chanley.

GASTON.

Vous, capitaine ?...

DUBOIS.

Je vous l’avais bien dit, chevalier : Défiez-vous de la police de ce coquin de Dubois !

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