La princesse Georges (Alexandre DUMAS Fils)

Pièce en trois actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 2 décembre 1871.

 

Personnages

 

LE PRINCE DE BIRAC

LE COMTE DE TERREMONDE

GALANSON, notaire

CERVIÈRES

LE BARON

DE FONDETTE

VICTOR, valet de chambre du prince

SÉVERINE, princesse de Birac

SYLVANIE, comtesse de Terremonde

MADAME DE PÉRIGNY

LA BARONNE

VALENTINE DE BAUDREMONT

BERTHE

ROSALIE, femme de chambre de la princesse

 

 

AU PUBLIC

 

Cher Public,

 

Il y a vingt ans que nous avons fait connaissance, et nous n’avons pas encore eu à nous plaindre sérieusement l’un de l’autre. Ce n’est pas cependant que quelques esprits jaloux de cette bonne et longue entente n’aient essayé de semer les mauvais propos et la discorde entre nous, tout récemment encore, au sujet d’Une visite de noces et de l’ouvrage ici présent. On t’a crié plus que jamais : « N’y va pas ; c’est immoral. » Heureusement, toi et moi sommes habitués à ce mot-là depuis que nous sommes en relations, et, cette fois comme les autres, tu es venu voir de quoi il s’agissait ; tu y es même revenu, et, comme on insistait, tu y as couru, avec tes amis, avec ta femme, avec ton fils. Tu n’y as pas mené ta fille ; tu as eu raison. Il ne faut jamais mener sa fille au théâtre, disons-le une fois pour toutes. Ce n’est pas seulement l’œuvre qui est immorale, c’est le lieu. Partout où l’on constate l’homme, Il y a une nudité qu’il ne faut pas mettre devant tous les regards, et le théâtre ne vit, plus il est élevé et loyal, que de cette constatation. Nous avons à nous dire là, entre grandes personnes, à qui la vie réelle en a déjà appris long, nous avons à nous dire des choses que les vierges ne doivent pas entendre. Finissons-en donc avec l’hypocrisie de ce mot : « C’est immoral », qui ne saurait s’adresser à nous, et sachons bien que, le théâtre étant la peinture ou la satire des passions et des mœurs, il ne peut jamais être qu’immoral, les passions et les mœurs moyennes étant toujours immorales elles-mêmes.

Je m’étais promis tôt ou tard de t’offrir un hommage et un remerciement. Accepte-les aujourd’hui, avec la dédicace de cet ouvrage, accepte-les en échange de tout ce que je te dois. Je resterai encore, je resterai toujours ton débiteur.

Mais si tu n’es pas vierge, tu es homme, tu es femme, et tu es foule ; c’est-à-dire que tu es tout ce qu’il y a de plus impressionnable et de premier mouvement. Voilà ce qu’il faut savoir, voilà ce qui cause quelquefois, entre nous, des apparences de malentendus. Je commence par te dire que nous devons nous rendre loyalement aux indications que tu donnes, car si nous nous glorifions de tes applaudissements, c’est bien le moins que nous tenions compte de tes murmures, et nous devons très humblement supprimer aussitôt ce qui te choque sans profit pour toi. Mais nous devons maintenir et t’imposer, avec le temps, ce qui te trouble, quand il faut que cela soit ainsi.

Rappelle-toi que tu as sifflé Phèdre, le Mariage de Figaro, Guillaume Tell, le Barbier de Séville et tant d’autres œuvres que tu applaudis à cette heure. Aussi, aujourd’hui, tu es moins prompt, ton éducation est à peu près faite ; tu laisses bien encore, par-ci par-là, échapper des : Oh ! Oh ! qui n’ont pas grande raison d’être, mais enfin il y a progrès, et puis qu’y faire ? C’est ce diable de premier mouvement ! C’est l’électricité des foules. On ne t’en guérira jamais complètement, et tant mieux, puisque c’est le principe de ton enthousiasme, et que, par là, nous t’entraînons, à notre tour, dans notre mouvement à nous.

Il n’en est pas moins vrai qu’en face du dénouement de la Princesse Georges tu as failli te fâcher. Je m’y attendais. Tu en as fait autant devant le dénouement de Diane de Lys, du Demi-Monde, du Fils Naturel, des Idées de Madame Aubray, et d’Une visite de noces. Je suis habitué à tes étonnements, et, depuis longtemps, ils ne m’étonnent plus. Je suis là pour te dire des choses que tu ne veux pas toujours qu’on te dise en face, et je ne sais pas une de mes conclusions qui ne t’ait plus ou moins effarouché. Et puis il m’arrive souvent, après t’avoir mené aussi loin que possible dans la déduction fatale d’une passion ou d’un caractère, de te ramener brusquement et finalement dans sa conclusion logique, celle non pas du personnage isolé et passant par là, mais celle de l’humanité permanente et éternelle. Je dois te rendre cette justice, que, peu de jours après cette première lutte, dès le lendemain quelquefois, tu te rends, tu me pardonnes tes torts, ce qui est généreux, et tu dis : « C’est lui qui avait raison. » Il est vrai que je bénéficie en même temps de ta grande curiosité et de ta grande indifférence, qui font que tu veux voir d’abord, et que tu dis, après, quand la discussion arrive : « Ça m’a amusé ou ennuyé ; mais, au fond, ça m’est égal ; ce n’est que du théâtre ! »

Bref, le soir de la première représentation de la Princesse Georges, le 2 décembre (était-ce l’influence de cette date anniversaire d’une grande victoire et d’un grand coup d’État ?) tu t’étais mis en tête qu’il fallait tuer l’homme, le scélérat, le misérable qui avait trompé sa femme, – ce que tu ne fais jamais, toi, n’est-ce pas ? Malheureusement, moi qui connais tes lendemains et qui dois les prévoir parce qu’ils contiennent la vérité, née de la réflexion et de la remise en train de la vie vraie, je ne dois jamais me laisser entraîner au delà des limites de cette vérité, puisque je ne suis pas une foule, et je ne pouvais ni admettre ni permettre que ce que tu voulais fût.

Me vois-tu, moi qu’on appelle l’auteur à thèses, me vois-tu érigeant en principe (car on n’y eût pas manqué) que les femmes trompées doivent faire assassiner leurs maris coupables, – coupables de quoi ? D’une erreur stupide où les sens seuls sont engagés et qui n’est que la prédominance momentanée de la Bête !

Cette honnête femme, que je voulais si pure, si noble, si intacte, m’aurais-tu, la réflexion venue, pardonné d’en avoir fait une criminelle exploitant et armant, avec préméditation, la jalousie d’un mari trompé, pour se venger de son mari à elle, après quoi elle n’eût plus eu d’autre ressource que d’aller avec sa victime se perdre dans la mort, ce qui aurait prouvé qu’elle était incapable de vivre sans celui qu’elle avait tué ? Alors pourquoi tuer, pourquoi mourir ? Bon pour l’Hermione grecque qui a à lutter contre plus honnête qu’elle, et qui sait bien qu’elle n’aura plus de reprise sur celui qui aura épousé la fière et noble Andromaque ; bon pour la Roxane turque, femme du sérail, fille de l’Orient, qui sait bien qu’une fois dans les bras de la douce et généreuse Atalide, Bajazet ne pensera plus jamais à elle ; bon pour Phèdre, la marâtre hystérique, la possédée de Vénus, qui se sent un monstre auprès de la tendre Aricie qui garantira éternellement Hippolyte, si elle permet à Hippolyte de s’unir à elle ; mais, non, mille fois non, pour une femme chrétienne qui est à la fois Andromaque, Atalide et Aricie, et qui n’a à combattre qu’une drôlesse qui doit être vaincue et démasquée, en fin de compte.

Séverine est une valeur, une valeur exceptionnelle, de nos jours. Je ne veux pas qu’elle meure ; je veux qu’elle vive, qu’elle soit heureuse comme elle le mérite, qu’elle serve d’exemple comme elle le doit. Je veux qu’elle produise. J’ai besoin des enfants de cette mère, j’en ai besoin pour ma patrie pour mon salut. Tuer et mourir ! À quoi bon ? Il n’y a jamais eu si grande nécessité de vivre. Une femme comme Séverine, la jalousie peut la pousser jusqu’au mouvement spontané du second acte, mais pas au delà. À partir du moment où, au lieu de nommer son mari à M. de Terremonde, la princesse Georges, avertie subitement par sa conscience, n’a trouvé que ce seul mot : Cherchez ! – à partir de ce moment, cette femme ne sera plus dans la vengeance, elle sera dans la discussion avec elle-même, dans le doute, par conséquent, sur la légitimité de son action, et elle n’y persévérera pas. Son seul droit, son seul devoir seront, le moment de l’exécution venu, de sauver celui qu’elle aime. Elle ne l’aura pas plutôt livré qu’elle n’aura plus qu’une pensée : le reprendre. Elle pleurera, elle criera, elle menacera, elle maudira, – elle pardonnera.

Il fallait qu’elle ne l’aimât plus ! ai-je entendu dire. Allons donc ! vous en parlez bien à votre aise ! Ce n’est que quand elle n’aimait pas qu’une femme n’aime plus.

Pour le reste, pour ce qu’on appelle mes thèses, qu’avais-je à faire et à prouver par le sujet qu’il m’avait paru bon de choisir ? J’avais à poser devant toi, cher Public, la question de l’homme adultère, question vieille et jeune comme le monde, puisqu’elle recommence tous les jours et recommencera éternellement ; j’avais, tout en peignant les souffrances, les tentations et les luttes de la femme, à constater l’impuissance de la loi, de la famille et de la société devant ce fait quotidien, désastreux et banal ; j’avais à appeler sur cette lacune l’attention du législateur, du philosophe, du moraliste ; j’avais à montrer à l’honnête femme l’animal particulier qui vient rôder dans son ménage, la nuit, pour lui dérober son bonheur et lui dévorer ses petits, et j’avais à lui donner un conseil à cette honnête femme, celui, quoi qu’il arrive, de se respecter toujours, d’éviter le talion de l’alcôve, et d’acquérir un droit effrayant, celui de tuer, – un droit divin, celui d’absoudre ; mais je n’avais pas à conclure définitivement, en une matière où ni les religions, ni les philosophies, ni les codes n’ont encore pu trouver une solution satisfaisante, sauf le divorce, qui ne libère que les corps et les intérêts, non les cœurs et les âmes.

J’ai donc placé, dans le cœur de mon héroïne, ce qui trouve une solution à tout, dans le cœur de la femme : l’amour, et je l’ai porté à son point culminant et à sa preuve rayonnante et irrécusable : le pardon. Puis, appelant au secours de cette femme éperdue cette fatalité antique qui est dans la tradition de mon art, j’ai, dans un monde inférieur dont elle ne participe pas, j’ai fait tirer par un mari que la jalousie aveugle ce coup de pistolet à la lueur duquel le prince, autre aveugle, mais aveugle d’un jour, va recouvrer soudainement la vue. C’est l’éclair du chemin de Damas, dans l’ordre des passions et des sentiments. Ce coup de pistolet, je le fais tirer sur M. de Fondette, sur cet innocent qui vient, au bon moment, se prendre les pieds dans le buisson. C’est le mouton du sacrifice d’Abraham. Il bêle, et il meurt pour un autre. C’est l’holocauste dont se contente le dieu de la tragédie. Tuer le prince, cet infidèle de douze heures qui peut et doit être sauvé par l’amour, eût été une complaisance illogique, une pâture grossière, jetées à quelques tempéraments et à quelques appétits qui voudraient voir exterminer, dans le monde fictif, ceux qu’ils ne peuvent atteindre dans le monde réel. Vengeance d’enfants.

Ce dénouement indigne de l’art, des vérités acquises, de toi et de moi, eût été, le lendemain, parfaitement grotesque. Je t’aurais conquis, par surprise, à l’aide d’une émotion passagère dont nous aurions eu à rougir tous les deux, au réveil, et nous serions déjà séparés. Je ne cherche pas, avec toi, devant l’autel trébuchant de la Sensation, ces noces brutales et éphémères dont tout enfant viable ou légitime est exclu ; je sollicite une alliance réfléchie et durable, non-seulement avec toi, mais avec tes descendants. Je ne te demande pas tes mains, je te demande ta main ; je ne désire pas seulement ton argent, mais ton estime ; bref, je ne veux pas que tu m’entretiennes, je veux que tu m’épouses.

C’est pour cela qu’au lieu de rester dans la logique entraînante du moment, je t’ai ramené dans la logique éternelle du toujours. M. de Terremonde, c’est la passion, il tue ; la princesse de Birac, c’est l’amour, elle pardonne. Elle pardonne au premier acte, elle pardonne encore au dernier. Entre les deux actes, elle a été près de commettre un crime pour que son mari meure ; à la fin elle fera n’importe quoi, ce qu’elle n’aurait jamais fait auparavant, une lâcheté peut-être, pour qu’il vive. Pourquoi ? Parce qu’elle aime. Toujours la même raison ; c’est un cercle ; on n’en sort pas, on y tourne. La princesse Georges est une Âme qui se débat au milieu d’Instincts. Elle doit accomplir et elle accomplit sa mission d’Âme ; elle lutte, elle sauve, et elle triomphe des autres et d’elle-même.

Voilà ce que sait, ce quo doit savoir l’auteur dramatique avant de commencer, d’exécuter et de le livrer son œuvre ; voilà ce qu’il doit t’apprendre quand tu ne le sais pas, car tu ne sais pas tout, et tu as ainsi peu à peu quelques vérités de plus à ton service. Malheur à celui de nous qui en sacrifie une à ta passion du moment ! Tu ne le lui pardonnes jamais.

 

ALEX. DUMAS FILS.

 

Janvier 1872.

 

J’ajouterai quelques mots à cette préface, qui a paru en tête de la première édition de la Princesse Georges, en 1871. une opinion devant le public, soit que l’on parle du haut d’une chaire, d’une tribune ou d’une scène, me semblent chose si grave, que mon esprit, – je dirai même – ma conscience, n’a de repos que lorsque je me suis bien assuré que j’ai agi en toute sincérité, et que j’ai dit vraiment ce que je croyais être le vrai. Je n’ai pas la prétention de ne pas me tromper, mais j’ai le ferme désir de ne tromper personne. C’est peut-être donner aux œuvres de théâtre en général, et aux miennes en particulier, plus d’importance qu’elles n’en méritent ; mais je demeure convaincu que rien n’est sans importance dans la communication de la pensée, et que qui a la prétention de persuader les autres doit d’abord s’être persuadé lui-même.

Depuis que j’ai publié cette préface, je ne saurais dire combien de fois il m’est arrivé de revenir sur le dénouement de cette pièce, et de me demander si j’avais eu raison de le poser en principe et de le maintenir, malgré l’opinion d’un grand nombre de spectateurs, de beaucoup de critiques, et de quelques-uns de mes amis. Préface et pièce, je viens de relire tout. Je persiste à croire que j’ai raison dans le fond même des choses, et je livre aux œuvres complètes, c’est-à-dire au définitif, le drame tel qu’il a été composé.

Les œuvres de théâtre ne sont pas écrites seulement pour ceux qui viennent au théâtre ; elles sont écrites aussi, et surtout, pour ceux qui n’y viennent pas. Le spectateur ne fait que le succès, le lecteur fait la renommée. C’est parce qu’on lira et relira toujours les chefs-d’œuvre dramatiques du XVIIe siècle qu’on les représentera et qu’on les applaudira toujours.

Ceux de nous qui espèrent vivre dans l’avenir n’ont donc pas seulement à intéresser le public collectif : ils ont aussi à gagner le public individuel, le lecteur solitaire, qui ne se laisse pas influencer par son voisin, qui ne cause pas avec sa voisine, qui vous regarde en face, qui vous demande à huis clos les vérités éternelles qu’il sent sûrement ou vaguement en lui, et dont il veut trouver en vous la connaissance et l’expression. Ces quelques lecteurs, le plus souvent inconnus les uns aux autres, et qui n’auront peut-être jamais l’occasion de se communiquer leurs appréciations, sont – si vous parvenez à les rallier – les premiers jalons que vous plantez dans l’avenir. Œuvre qu’on lit, œuvre qui dure ; œuvre qu’on relit, œuvre qui reste.

Je ne cacherai donc pas que, tout en faisant de mon mieux pour attirer ceux qui ne lisent pas, je ne néglige rien pour m’attacher ceux qui lisent ; et l’éloge que je reçois de celui qui a lu mon œuvre me touche beaucoup plus que le compliment de celui qui l’a vu représenter.

À la représentation, il y a entre le public et l’auteur un intermédiaire, le comédien, qui, s’il n’a pas assez de talent, met l’auteur au-dessous de ce qu’il pourrait être, dénature le sens, change les plans, fausse l’optique ; et qui, s’il a beaucoup de talent, se substitue quelquefois trop au poète, détourne l’intérêt de l’ensemble pour le porter presque entièrement sur lui seul. Le comédien qui fait corps avec l’œuvre, comme mademoiselle Desclée, par exemple, dans son rôle de la Princesse Georges ou de la Visite de noces, est extrêmement rare. Il est nombre d’œuvres distinguées qui n’ont pas eu de succès par la faute des interprètes chargés de les présenter ; il est nombre d’œuvres médiocres qui ont dû à des interprètes supérieurs une vogue retentissante, mais éphémère, qu’elles n’ont plus retrouvée quand on a voulu les reprendre plus tard avec des interprètes nouveaux et moyens.

Le théâtre, il ne faut pas se le dissimuler, vit beaucoup d’illusions, d’émotions, d’entraînements, de surprises. Le charme y est plus nécessaire que la vérité. L’œil se laisse prendre par un beau visage, l’oreille par une belle voix. C’est le propre des grandes assemblées humaines de pouvoir être momentanément séduites par un mot, par un geste, par un cri. Pour entraîner mille individus, il n’est besoin que de les émouvoir ; pour en entraîner un, il faut le convaincre Le lecteur veut être convaincu. Il n’a plus devant lui ni décors, ni costumes, ni actrice séduisante, ni comédien habile ; il n’a plus que l’âme même du poète en face de la sienne ; et, si la communication ne s’établit pas tout de suite, il jette le livre. Le lecteur ne s’étonnera donc pas si j’ai grand souci de son approbation ; si je fais précéder chacune de mes œuvres dramatiques, au moment où je les lui livre en dernier ressort, d’une préface où je lui expose tout ce que l’œuvre elle-même ne peut contenir ; où je discute avec lui, où je le prépare, où je le contredis dans le but de le conquérir et de le conserver. Mon œuvre fait tellement partie de mon être intérieur ; elle est si véritablement le produit de mes observations, de mes réflexions, de mes impressions personnelles, que c’est véritablement une portion de moi-même que je donne au public sur la scène ; et, quand j’arrive au lecteur, je lui livre le reste, le fond même de ma pensée, que les lois du théâtre ne me permettent pas toujours de dire tout entière.

En face de toute situation dramatique qu’il crée, l’auteur  doit se dire trois choses : Dans cette situation, qu’est-ce que je ferais ? que feraient les autres ? que faut-il faire ? Tout  auteur qui ne se sent pas disposé à cet examen, peut renoncer au théâtre, il ne sera jamais auteur dramatique.

 

Au premier degré, on est déjà dans la vérité ; au second, dans la philosophie ; au troisième, dans la conscience. Ce troisième degré est difficile à atteindre dans un art que l’opinion commune s’est toujours plu à rabaisser au rang des simples amusements de l’esprit, parce qu’on y procède, en apparence, par fictions. Ce n’est cependant que lorsqu’on a atteint au troisième degré que le lecteur vous réunit, vous, auteurs dramatiques, aux grands philosophes, aux grands moralistes, aux grands politiques, aux grands religieux, et qu’il reconnaît votre action sur le développement et le progrès de l’esprit humain.

Nul ne sera donc un auteur dramatique si ce n’est pas la chair et le sang de l’humanité à laquelle il appartient qu’il donne à ceux qui l’écoutent et surtout à ceux qui le lisent. Si la chute de votre œuvre ne vous blesse que dans votre orgueil ou dans vos intérêts, si elle ne vous trouble pas dans votre idéal et dans vos convictions, si à la seconde représentation vous êtes prêt à modifier votre idée, votre développement ou votre conclusion pour complaire au public à qui vous prétendiez la veille apprendre quelque chose de nouveau, vous serez peut-être un homme de théâtre ingénieux, un imprésario adroit, un improvisateur habile ; vous ne serez jamais un poète dramatique. Vous pouvez vous tromper dans le détail de l’exécution ; vous n’avez pas le droit de vous tromper dans la logique et l’enchaînement des sentiments et des faits, encore moins dans leur conclusion.

On ne doit jamais modifier un dénouement. Un dénouement est un total mathématique. Si votre total est faux, toute votre opération est mauvaise. J’ajouterai même qu’il faut toujours commencer sa pièce par le dénouement, c’est-à-dire ne commencer l’œuvre que lorsqu’on a la scène, le mouvement et le mot de la fin. On ne sait bien par où on doit passer que lorsqu’on sait bien où l’on va.

Lorsque la Princesse Georges a été représentée, je me rappelle que M. Jouvin, dans un article d’ailleurs très bienveillant, affirmait que lorsque j’avais lu la pièce aux artistes le dénouement n’était pas le même, et que madame de Birac laissait tuer son mari. M. Jouvin se trompait : la pièce a été conçue, exécutée, lue et représentée avec le même dénouement. Cette conclusion a toujours fait partie de ma donnée. Si M. de Birac était sorti sur le : Allez, de Séverine, pendant la scène Ve du dernier acte, j’aurais refait un dénouement de Racine, celui de Roxane jalouse, qui, ayant comme mon héroïne préparé la mort de Bajazet s’il franchit le seuil de son appartement, le congédie avec ce seul mot : Sortez, qui est son arrêt, sans qu’il s’en doute.

Prendre son bien où on le trouve n’est pas tout à fait ma devise, quoi qu’en ait dit Molière, qui n’a eu que de l’esprit le jour où il a dit ce mot devenu populaire et dangereux. Loin de vouloir piller Racine, je voulais au contraire, si quelqu’un s’avisait par hasard de l’analogie, montrer, comme je l’ai dit, la différence des sentiments entre une maîtresse et une épouse, entre une musulmane et une chrétienne, entre la passion et l’amour.

Ce qui a pu induire en erreur M. Jouvin, c’est ce qui s’est passé à la répétition générale de la pièce. Malgré les supplications, malgré l’insistance morale et même la résistance physique que lui faisait Séverine, le prince, dans la première version, allait retrouver madame de Terremonde, et, pour y retourner, il passait, pour ainsi dire, sur le corps de sa femme qui se roulait à ses genoux et tombait en travers de la porte. Séverine allait ainsi jusqu’aux dernières limites de l’amour et du pardon, le prince, jusqu’aux dernières limites de la passion et de l’aveuglement.

Les personnes qui ont assisté à cette répétition se rappellent les : Oh ! d’horreur qui accompagnèrent la sortie du prince. Séverine était si sympathique au public qu’il ne comprenait pas que son mari la maltraitât à ce point. Une pareille manifestation faite spontanément et irrésistiblement par un public d’amis était un conseil que je ne pouvais manquer de suivre, d’autant plus que la modification à faire ne portait que sur le détail et non sur le fond. Je fis tirer le coup de pistolet au moment où le prince allait sortir. Cela ne changeait rien ni dans les caractères, ni dans les sentiments, ni dans les faits. Séverine aimait toujours son mari jusqu’à l’abnégation la plus complète : le prince donnait toujours le dernier mot de sa passion pour Sylvanie ; M. de Terremonde tuait toujours l’amant de sa femme, et c’était toujours M. de Fondette qui était tué.

Je préférais cependant et je préfère toujours la première version. La péripétie m’y paraît plus dramatique, l’émotion plus poignante, l’intérêt plus prolongé, la vérité plus grande. Je la rétablis dans le texte que je donne aujourd’hui. Je crois que le lecteur la préférera à l’autre, et, si le drame est destiné à être repris dans l’avenir, je me figure qu’elle prévaudra même sur le théâtre.

 

1er juin 1877.

 

 

ACTE I

 

Un salon.

 

 

Scène première

 

SÉVERINE, prêt de la fenêtre, guettant et écartant un peu le rideau, puis ROSALIE

 

SÉVERINE.

Rosalie ! Enfin ! Quelle nuit j’ai passée ! Seize heures d’attente !

À Rosalie qui entre.

Eh bien ?

ROSALIE.

Madame la princesse sera calme.

SÉVERINE.

Ne m’appelle pas princesse, c’est perdre du temps.

ROSALIE.

Madame n’a pas dormi.

SÉVERINE.

Non.

ROSALIE.

Je m’en doutais bien.

SÉVERINE.

Parle donc ! Était-ce vrai ?

ROSALIE.

Oui.

SÉVERINE.

Les détails maintenant.

ROSALIE.

Donc, hier au soir, j’ai suivi le prince qui s’est rendu au chemin de fer de l’Ouest, comme il avait dit à madame qu’il le ferait, pour le train de neuf heures et demie ; seulement, au lieu de prendre son billet pour Versailles, il l’a pris pour Rouen.

SÉVERINE.

Cependant il était seul ?

ROSALIE.

Oui. Mais, cinq minutes après lui, elle est arrivée.

SÉVERINE.

Quelle femme est-ce ?

ROSALIE.

Hélas ! madame la connaît encore mieux que moi.

SÉVERINE.

C’est une personne que je connais ?

ROSALIE.

Oui.

SÉVERINE.

Ce n’est pas une de ces femmes ?...

ROSALIE.

C’est une de vos amies intimes, très grande dame.

SÉVERINE.

Valentine ? Berthe ? Non. – La baronne ?

ROSALIE.

La comtesse Sylvanie.

SÉVERINE.

Elle, impossible. Elle est restée ici, avec moi, jusqu’à neuf heures au moins. Nous avons dîné en tête-à-tête.

ROSALIE.

Elle s’assurait que vous ne soupçonniez rien.

SÉVERINE.

Rien, en effet. Et elle est arrivée au chemin de fer, à quelle heure ?

ROSALIE.

À neuf heures vingt-cinq.

SÉVERINE.

Ainsi en vingt-cinq minutes...

ROSALIE.

Elle est rentrée chez elle, elle a changé de toilette (car elle est arrivée tout en noir), elle s’est rendue rue Saint-Lazare. Il est vrai que son hôtel n’est séparé du vôtre que par votre jardin et le sien, qu’elle a les meilleurs chevaux de Paris, et qu’elle a l’habitude de ces choses-là, si j’en crois ce que j’ai entendu dire.

SÉVERINE.

En quels temps vivons-nous ! Ma meilleure amie ! Les as-tu vus se parler ?

ROSALIE.

Non. Elle a envoyé son valet de pied prendre son billet pour Motteville, où se trouve le château de sa mère, chez qui elle était censée aller pour toute sa maison. Pendant ce temps-là elle s’assurait, en regardant tout autour d’elle, qu’il n’y avait là personne de sa connaissance ; après quoi, elle s’est dirigée vers la salle d’attente déjà ouverte du côté de l’embarcadère, elle l’a traversée et elle est montée dans le compartiment des dames, où le valet de pied qui la suivait toujours lui a remis son sac de voyage. Elle faisait tout cela avec une telle tranquillité, qu’un moment je crus qu’il ne s’agissait pas d’elle, que je me trompais et que le hasard seul amenait le voyage du prince et de la comtesse sur la même ligne, d’autant plus que le prince était déjà installé dans le compartiment des fumeurs, avec l’air le plus innocent du monde, lui aussi. Mais comme la comtesse était, avec moi, la seule femme qui partit par ce train-là, il n’y avait pas à douter.

SÉVERINE.

Va, va.

ROSALIE.

Elle dit au valet de pied : Le coupé demain à deux heures vingt minutes ici. J’étais, moi, dans le compartiment qui séparait le prince et la comtesse ; je ne pouvais donc rien perdre de ce qui allait se passer, et il leur était impossible de me reconnaître, enveloppée et déguisée comme je l’étais.

SÉVERINE.

Et ils se sont réunis à la première station ?

ROSALIE.

Non. Ils ont continué ainsi jusqu’à Rouen où ils sont descendus tous les deux, toujours sans avoir l’air de se connaître. Ils ne se regardaient même pas. Quand elle remit son billet à l’homme qui les demande à la gare, cet homme lui dit : « Madame, votre billet est pour Motteville. – Oui, dit-elle, mais je m’arrête ici. – Madame n’a pas de bagages ? – Non. » Comme Motteville est au delà de Rouen, l’homme ne dit rien et elle passa.

SÉVERINE.

Une fois dehors ?

ROSALIE.

Elle monta dans une voiture et dit au cocher : Hôtel d’Angleterre. Le prince, lui, s’en alla à pied. Oh ! nul ne pouvait soupçonner que ces deux personnes étaient là l’une pour l’autre. Je suivis le prince, à pied, car s’il n’était pas venu pour la comtesse (c’était possible après tout, j’en arrivais moi-même à l’espérer), c’était lui qu’il fallait suivre. Au bout de cinq cents pas à peu près, la voiture qui avait roulé très lentement s’arrêta, la portière s’ouvrit et le prince monta dedans.

SÉVERINE, suffoquant.

Continue.

ROSALIE.

Un quart d’heure après je m’installais à mon tour à l’hôtel d’Angleterre où je prenais une chambre au premier étage sur le devant, afin de voir facilement qui entrait et sortait. Quand on m’a apporté le livre de police pour que j’inscrive mon nom, j’ai reconnu l’écriture du prince qui venait de s’inscrire, lui et la comtesse, sous le nom de monsieur et madame Lefèvre.

SÉVERINE.

Ils avaient pris deux appartements ?

ROSALIE, après un peu d’hésitation.

Non. Le n° 43. Nous sommes repartis aujourd’hui à une heure et nous sommes arrivés à trois heures et demie. Le retour s’est effectué dans les mêmes conditions que le départ. La comtesse a retrouvé son valet de pied et son coupé. Le prince a allumé un cigare, a pris une voiture de place et s’est fait conduire au club. Et me voici, ayant ponctuellement exécuté les ordres de madame la princesse, et me demandant si je n’aurais pas mieux fait de lui désobéir d’abord et de lui faire un mensonge après.

SÉVERINE.

Tu es une fille honnête et dévouée. Merci.

Elle tend la main à Rosalie qui la lui baise avec émotion.

Voici ma mère. Va, mon enfant, et repose-toi.

 

 

Scène II

 

SÉVERINE, MADAME DE PÉRIGNY

 

MADAME DE PÉRIGNY, embrassant Séverine.

Est-ce que tu es malade ?

SÉVERINE.

Non.

MADAME DE PÉRIGNY.

Tu m’as fait peur avec ta dépêche. « Venez le plus tôt possible, j’ai besoin de vous. »

Elle l’embrasse.

Je n’ai eu que le temps de faire ma malle et d’accourir. Heureusement il y a un train qui part de Laroche à deux heures seize, mais de Seignelay à Laroche il y a vingt kilomètres, tu les connais, tu les as parcourus assez souvent, et si tu voyais dans quel état sont les routes ! Je l’ai dit l’autre jour au préfet, qui est très gentil, du reste : il n’est pas possible que ça reste ainsi. Enfin me voilà. Ton télégramme m’est arrivé hier dans la journée ; je serais partie tout de suite si nous n’a viens pas eu à la maison, devine qui...

SÉVERINE.

Comment voulez-vous, ma mère, que je devine ?...

MADAME DE PÉRIGNY.

Le père André, le missionnaire. Il revient de Chine, figure-toi. Il était arrivé la veille au soir, il n’y avait pas moyen de le quitter tout de suite. Il avait voulu nous présenter ses devoirs. Ça me semble tout drôle d’appeler mon père un garçon qui serait mon fils d’abord et à qui je donnais des calottes quand il était berger à Périgny. J’ai eu l’idée de le mettre au séminaire et le voilà apôtre. Un de ces jours il sera martyr. Il paraît qu’il s’en est fallu de rien qu’on l’empalât. – Saint Moulatier ! car il s’appelle Moulatier. Je vois ça d’ici. Croirais-tu qu’il a pensé à me rapporter un petit vase pas plus grand que ça, tout ce qu’il y a de plus rare, de la famille verte ? Un mandarin qu’il a converti le lui avait donné, et c’est d’autant plus curieux qu’on lui a coupé la tête, au mandarin, pour lui apprendre à se convertir. Il est très intéressant. Je lui ai appris que tu m’appelais en toute hâte ; il m’a dit avec une voix qui m’a émue : « Votre fille a sans doute un chagrin, remettez-lui ce petit livre. C’est celui qui m’a accompagné dans tous mes voyages, qui m’a réconforté dans toutes mes défaillances et qui m’a soutenu dans toutes mes luttes. Il n’est pas beau, il n’est pas neuf, mais si elle le lit avec persévérance, elle y trouvera la consolation de toutes ses misères. » C’est tout bonnement l’Imitation. Ces grands religieux se figurent qu’on n’a jamais rien lu et qu’on vit dans la corruption. Bref, tu vas rire, on ne m’ôtera pas de l’esprit que ce pauvre André, quand il s’est décidé à entrer dans les missions, était épris de toi, et que, comprenant la distance infranchissable qui vous séparait, il a été à Dieu qui est moins loin. Il repart aujourd’hui et il ne reviendra plus. Voyons, qu’est-ce que tu as à me dire à ton tour ?

SÉVERINE, déposant sur la table le livre que sa mère lui a remit.

J’ai à te dire, ma chère mère, que je vais probablement me tuer.

MADAME DE PÉRIGNY.

Tu vas te tuer ? Et à quoi faire ?

SÉVERINE, fondant en larmes et se jetant à son cou.

Je veux mourir !...

MADAME DE PÉRIGNY.

Mourir ! Mourir ! Comment, mourir ! À ton âge et bien portante comme tu l’es ? Tu es folle. Et puis mourir, ça ne prouve rien, le premier imbécile venu peut en faire autant.

SÉVERINE.

Mon mari ne m’aime plus, s’il m’a jamais aimée ; il me trompe.

MADAME DE PÉRIGNY.

Lui ! Qui est-ce qui t’a dit ça ?

SÉVERINE.

J’ai toutes les preuves.

MADAME DE PÉRIGNY.

De vraies preuves ?

SÉVERINE.

De vraies preuves.

MADAME DE PÉRIGNY.

Ç’a m’étonne. Il a été fort bien élevé par sa grand’mère, très puritaine, dont il était l’unique héritier et qui le tenait beaucoup. J’ai pris toutes les informations possibles avant le mariage. Il n’y avait vraiment rien à dire, surtout pour un homme dans sa position. Il a voyagé pendant les premières années de sa majorité, ce qui l’a tenu éloigné des clubs et des coulisses. Il n’était pas joueur. Il a eu les quelques aventures qui font partie de l’éducation d’un gentilhomme, et toujours dans son monde. D’ailleurs il n’était pas riche. Je t’assure que cela m’étonne beaucoup.

SÉVERINE.

Il a passé la nuit dernière avec une femme.

MADAME DE PÉRIGNY.

Quelle femme est-ce cette femme-là ?

SÉVERINE.

Hier encore je la considérais comme ma meilleure amie.

MADAME DE PÉRIGNY.

Entre femmes il n’y a pas de meilleure amie. Je ne sais même pas s’il y en a de bonnes. Et comment rappelles-tu, ta meilleure amie ?

SÉVERINE.

Vous ne la nommerez à personne ?

MADAME DE PÉRIGNY.

Sur la mémoire de ton père ! Voilà an homme qui ne m’aurait pas trompée.

SÉVERINE.

Alors vous avez été heureuse, vous ?

MADAME DE PÉRIGNY.

Oui, très heureuse ; seulement des hommes de cette trempe, Séverine, il n’en existe guère. C’était le courage, la loyauté, la noblesse en personne, mais quand il voulait une chose, il la voulait bien.

SÉVERINE, devenant calme.

Comme moi.

MADAME DE PÉRIGNY.

Oui, tu as beaucoup de lui ; mais si moi je l’avais trompé, par exemple, et Dieu sait que je n’y pensais pas, ah ! il m’aurait tuée.

SÉVERINE, s’exaltant.

Il considérait donc qu’en matière d’amour la trahison mérite la mort.

MADAME DE PÉRIGNY.

Si c’est la femme qui trahit, oui ; si c’est l’homme, jamais, jamais ! Ces messieurs ont profité de ce que nous les avons laissés faire les lois, ils les ont faites en faveur du masculin. Crois-moi donc, chère mignonne, ne te fais pas de chagrin. Le monde, et surtout le nôtre, est organisé comme ça, nous n’y pouvons rien changer ni toi ni moi. Se tuer, c’est un crime d’abord, que les gens bien élevés ne commettent pas, et, de plus, c’est une absurdité indigne des gens d’esprit. Quant à tuer les autres, c’est une bien grosse affaire ! Te représentes-tu une femme comme il faut ayant tué son mari par jalousie ? C’est comme si elle mettait des manches à gigot et un oiseau de paradis pour jouer de la guitare sur un canapé à griffes de lion. Laissons là les Roxane et les Hermione. Vengeons-nous en vraies femmes, ça dure plus longtemps et c’est aussi sûr. Je ne te conseille, bien entendu, que ce qu’une mère peut conseiller à sa fille. La vie n’est possible, vois-tu, qu’avec beaucoup d’indifférence et encore plus d’oubli.

SÉVERINE.

C’est pour cela que vous vous êtes remariée.

MADAME DE PÉRIGNY.

J’étais incapable de vivre seule, et puis mon second mariage ressemble peu au premier. Ce n’est pas que ton beau-père n’ait des qualités, il a toutes celles qu’il faut au second mari d’une femme de mon âge, qui n’ont aucun rapport avec celles qu’on exige du premier. Et puis il a six millions, ce qui facilite les relations en équilibrant les caractères. C’est aussi grâce à ce second mariage que j’ai pu, en le donnant toute la fortune de ton père, te permettre de devenir princesse de Birac, ce qui est quelque chose.

SÉVERINE.

Croyez-vous que c’est pour être princesse que j’ai épousé mon mari ? Je l’ai épousé parce que je l’aimais.

MADAME DE PÉRIGNY.

Il n’y a pas de mal à commencer par là, mais on sait bien que ça ne peut pas durer toujours. On ne s’aime pas éternellement de la même manière. Il viendra un moment où toi-même...

SÉVERINE.

C’est fait, ma mère. Non-seulement je n’aime plus mon mari, mais je le hais. Vous raisonnez les choses avec votre âge, je les sens avec le mien. L’homme qui trompe une femme comme moi ne peut être qu’un misérable ! Vous me connaissez, n’est-ce pas ? Vous savez si j’ai jamais été capable d’une duplicité ou d’une hypocrisie ; vous êtes donc bien convaincue que, le jour où j’ai déclaré devant Dieu, devant les hommes et devant ma conscience, que je prenais un homme pour époux, je me donnais tout entière à cet homme, corps et âme, mais à la condition que cet époux volontaire que rien ne forçait à me prendre se donnerait tout entier, lui aussi, et qu’il tiendrait ses serments, comme j’étais, comme je suis décidée à tenir les miens, quoi qu’il arrive. J’avais dix-neuf ans lorsque je me suis unie à cet homme sous la protection de la loi, sous la garantie de son honneur, sous la bénédiction d’un prêtre, sous le regard de Dieu. J’étais jeune, j’étais confiante, je l’aimais. Tous mes rêves, toutes mes innocences, tontes mes pudeurs, je lui ai tout donné. Et il lui faut une autre femme que moi ! Il manque à la foi jurée ! C’est un faussaire, c’est un renégat. Je le méprise et je le hais. Je me reprends, je me rends à moi-même et je réclame mes droits et ma liberté. La loi, qui doit tout prévoir, doit avoir prévu cela. Quant à vous, ma mère, vous êtes remariée, vous êtes tranquille, vous ne demandez plus rien à la vie, mais enfin vous m’avez mise au monde du temps où vous croyiez à autre chose ; à cette heure je n’ai plus que vous pour me secourir, sauvez-moi, emmenez-moi, faisons casser le mariage et n’en parlons plus.

MADAME DE PÉRIGNY.

Ta ta ta ta ta ! Comme tu y vas, toi ! Est-ce qu’on casse un mariage ?

SÉVERINE.

Alors que me reste-t-il ? Car je n’ai même pas un enfant. La maternité, non-seulement il me la refuse, mais il me la vole ! Oui, il me reste la fortune. Et que m’importe l’argent ! Il me reste la résignation et la prière, ou la galanterie et le déshonneur. Merci ! Je ne me sens capable ni de monter si haut ni de descendre si bas. Je ne suis ni un ange ni une courtisane. Je suis une femme, et je veux rester femme avec tous mes devoirs, mais avec tous mes droits. Vous ne pouvez rien pour moi, décidément ?

MADAME DE PÉRIGNY.

Si ! si ! Je puis parler à ton mari, lui faire entendre raison.

SÉVERINE.

De l’hypocrisie ou de la pitié. Merci.

Un temps.

Je vous demande pardon, chère maman, de vous avoir dérangée au milieu de vos habitudes et de votre bien-être pour si peu de chose. Vous avez raison, absolument raison ; le seul service que je réclamerai de vous sera de ne parler à personne, pas même à M. de Birac, de tout ce que je viens de vous dire.

MADAME DE PÉRIGNY.

Je t’assure que si je lui disais deux mots seulement...

SÉVERINE.

Je vous en supplie, ne lui dites rien.

MADAME DE PÉRIGNY.

Soit ; mais, à propos, où est-il, ton mari ?

SÉVERINE.

Il est sorti, ou plutôt il n’est pas encore rentré. Il est allé, hier au soir, voir son frère qui est malade à Versailles, et il n’est pas encore revenu. Il avait prévu le cas d’ailleurs, et il m’avait dit : « Je resterai peut-être chez Adrien ! » Chez Adrien ! Ah ! ah ! Est-il possible qu’on mente de la sorte ! Un grand seigneur avec huit cents ans de noblesse derrière lui, et à qui on ne demande plus rien que d’être un honnête homme ! Et il ne peut pas ! Et il ment ! Et je savais qu’il mentait ! On m’avait prévenue ; on me l’avait écrit. Une lettre anonyme, une autre femme sans doute qui est jalouse, elle aussi. Ah ! miséricorde ! Si c’est ça la vie ! J’aurais dû le retenir. Pourquoi l’ai-je laissé aller ? Non, je voulais savoir la vérité. On veut savoir, et puis quand on sait, on veut mourir. Et votre mère vous dit : « Patience, mignonne, ça passera. »

Changeant de ton.

Il va rentrer, il faut qu’il rentre, nous avons du monde à dîner. Vous ne vous ennuierez pas trop. Elle sera parmi les convives. Vous la verrez. Ah ! elle est belle !

MADAME DE PÉRIGNY.

Je serais curieuse de la voir, cette gaillarde-là. J’ai apporté justement une toilette. Ne te tourmente pas, il y en a de plus malheureuses que nous, va, et ça vaut mieux qu’une jambe cassée, comme on dit.

Elle va parler encore quand le valet entre.

LE DOMESTIQUE, annonçant.

Monsieur Galanson.

 

 

Scène III

 

SÉVERINE, MADAME DE PÉRIGNY, GALANSON

 

MADAME DE PÉRIGNY, allant à lui.

Eh bien, vrai, ma parole d’honneur, mon cher Galanson, j’allais demander de vos nouvelles. J’avais votre nom sur les lèvres, c’est très curieux, j’ouvrais la bouche.

GALANSON.

Madame la baronne est bien bonne de se souvenir de moi.

MADAME DE PÉRIGNY.

Mon cher ami, les honnêtes gens sont rares, et l’on a tout intérêt à se souvenir de ceux que l’on connaît, surtout quand, comme vous, ils sont notaires. Vous dînez avec nous.

GALANSON.

Non, madame la baronne ; impossible, à mon grand regret.

MADAME DE PÉRIGNY.

Alors vous viendrez dans la soirée.

GALANSON.

À vos ordres.

MADAME DE PÉRIGNY, bas.

Je veux causer avec vous.

SÉVERINE, à Rosalie qu’elle a sonnée.

Conduisez ma mère à son appartement.

La baronne sort.

 

 

Scène IV

 

SÉVERINE, GALANSON

 

GALANSON.

Puis-je me permettre, princesse, de vous demander si vous partagez un peu à mon sujet les bons sentiments de madame de Périgny ?

SÉVERINE, lui tendant la main.

Vous savez à quoi vous en tenir là-dessus, mon cher monsieur Galanson, et c’est presque de la coquetterie que d’exiger que je vous le répète. J’ai la plus grande confiance en vous. Mon père vous estimait fort, et tous ceux que mon père estimait, je les estime ; avec les intérêts capitalisés, je les aime. Dites-moi maintenant ce qui me procure votre aimable visite.

GALANSON.

Ce n’est pas pour vous, madame la princesse, que je suis ici, c’est pour le prince qui m’a fait demander ; mais, en me rendant à son appel, j’avais bien un peu l’espérance de vous rencontrer, d’abord pour avoir l’honneur et le plaisir de vous voir, ensuite...

SÉVERINE.

Ensuite ?

GALANSON.

Ensuite pour vous demander si vous n’avez aucune observation ou recommandation à me faire.

SÉVERINE.

À quel propos ?

GALANSON.

À propos des fonds que j’ai à vous.

SÉVERINE.

Non. Ne voudriez-vous plus vous en charger ?

GALANSON.

Tout au contraire. Je désire plus que jamais rester à votre service.

SÉVERINE.

Alors, veuillez continuer à traiter avec le prince ces questions financières, auxquelles je n’entends d’ailleurs rien du tout.

GALANSON.

Ainsi je puis et je dois continuer à remette au prince toutes les sommes qu’il me demandera, quelles que soient ces sommes ?

SÉVERINE.

Naturellement, monsieur ; ne sommes-nous pas mariés, le prince et moi, sous le régime de la communauté ?

GALANSON.

Comme les premiers venus.

SÉVERINE.

Comme les premiers venus ; j’ai voulu qu’il en fût ainsi.

GALANSON.

Malgré mes observations.

SÉVERINE.

Dont je vous sais gré, parce qu’elles étaient faites en vue de mes intérêts ; mais je ne me serais plutôt jamais mariée que de donner place à une méfiance dans mon contrat de mariage. Mon mari est le chef de la communauté, il disposa de notre fortune...

GALANSON, l’interrompant.

De votre fortune.

SÉVERINE.

J’ai bien dit : communauté, n’est-ce pas ? Il dispose de notre fortune comme il l’entend, et je n’ai qu’à me louer de l’usage qu’il en fait. J’entends une voiture. C’est lui qui rentre. Je vous laisse, mon cher monsieur Galanson. À ce soir, vous l’avez promis à ma mère. Ah ! soyez assez aimable pour me passer ce petit livre.

Elle lui montre, et il lui passe le livre du père André.

Merci. À ce soir.

En sortant.

Ah ! non, j’aime mieux ne pas le voir.

 

 

Scène V

 

GALANSON, seul, puis LE PRINCE DE BIRAC.

 

GALANSON, seul.

Grande dame ! Très grande dame ! On dira ce qu’on voudra, ces femmes-là sont d’une race à part, mais ça leur coûte cher, quelquefois.

LE PRINCE.

Je vous demande pardon, cher monsieur, je vous ai fait attendre...

GALANSON.

J’attendais en si bonne et si haute compagnie.

LE PRINCE.

La princesse était avec vous ?

GALANSON.

Oui, mon prince. Ah ! vous avez une femme exceptionnelle !

LE PRINCE.

Et elle est partie en m’entendant rentrer.

GALANSON.

Elle est allée rejoindre sa mère...

LE PRINCE.

Madame de Périgny est ici ?

GALANSON.

Oui. Vous ne le saviez pas, mon prince ?

LE PRINCE.

Non, je suis à la campagne depuis hier au soir. Quel visage avait la princesse ?

GALANSON.

Celui qu’elle a toujours eu, mon prince, heureusement, le visage d’une noble dame qui a épousé par amour un des plus nobles gentilshommes de son pays, et qui porte dignement et royalement le nom qu’elle a reçu de son époux. Aussi le monde fait-il pour elle ce qu’il ne fait que pour bien peu de femmes ! Il la respecte ! il l’envie et il l’aime ; et quand on a dit : « La princesse Georges pense ainsi, » c’est comme si tous mes confrères et moi y avions passé ; car au lieu de l’appeler cérémonieusement la princesse de Birac, lorsqu’on parle d’elle, on l’appelle la princesse Georges, tout court, et cette familiarité est un hommage de plus. Ce petit nom d’homme, le vôtre, met comme une aigrette à son titre. Cet assemblage donne tout de suite l’idée de ce que la princesse est en effet : une personne qui a toutes les grâces et a toutes les vertus de son sexe, avec toute la bravoure et toute la fermeté du nôtre, ce qui est rare, entre nous.

LE PRINCE.

Vous avez pu exécuter ?...

GALANSON.

Vos ordres ? Oui, mon prince. Du reste, rien n’était plus facile. La fortune de la princesse Georges, votre fortune enfin, s’élève à quatre millions, eu rentes et en valeurs de premier ordre. Il vous fallait deux millions tout de suite. J’ai vendu pour votre compte. Voici vos bordereaux, mon prince, et le récépissé de la Banque, où j’ai déposé cette grosse somme que vous pourrez prendre quand bon vous semblera, et pour laquelle sans doute vous avez un placement meilleur encore.

LE PRINCE, d’un air indifférent.

Vous n’avez rien dit à la princesse ?

GALANSON.

Non, puisque vous m’avez recommandé de n’en rien dire à personne ; cependant...

LE PRINCE, un peu inquiet.

Cependant ?...

GALANSON.

Cependant, la somme était si importante que sans lui dire de quoi il s’agissait, puisque je l’ignore, et pour mettre ma responsabilité et surtout ma conscience à l’abri (car votre ordre et votre reçu garantissent ma responsabilité), par acquit de conscience, je me suis fait répéter par madame la princesse ce qu’elle a tenu à consigner dans son contrat, que vous êtes maître absolu de son bien. Grande dame, mon prince, et grand cœur, n’est-ce pas ?

LE PRINCE.

Oui.

Regardant le papier que lui a remis Galanson.

Où faut-il signer ?

GALANSON.

Ici et ici. Maintenant, mon prince, si vous avez besoin de renseignements sur l’affaire dans laquelle vous allez mettre ce capital important, disposez de moi. Je suis le notaire de la famille de la princesse depuis vingt ans, et ce serait la première fois que cette fortune ferait l’école buissonnière. C’est moi qui ai guidé ses premiers pas, et je me regarderais comme coupable s’il lui arrivait malheur, même sans qu’il y eût de ma faute. Je suis vraiment attaché à ces quatre millions. Songez que c’est le père de la princesse qui m’a prêté les fonds nécessaires pour acheter à Orléans l’étude de Me Bagneux. Ça ne s’oublie pas, ces choses-là.

LE PRINCE.

Soyez sans crainte, maître Galanson, vous reverrez vos enfants adoptifs. Et d’ailleurs, il doit me revenir un jour certainement trois ou quatre millions de ma tante, et si j’ai perdu quelque chose je pourrai le restituer. Ce n’est donc qu’un emprunt que je fais à la communauté.

Il lui remet les papiers. Le valet de chambre, Victor, entre.

GALANSON, en serrant les papiers dans son portefeuille, à part.

Tu réalises deux millions sans rien dire à ta femme et sans rien expliquer à ton notaire, j’aurai l’œil sur toi, mon prince, et gare à la drôlesse, car il doit y en avoir une, qui veut manger les confitures et nous laisser le pain.

LE PRINCE, à Victor qui est entré d’un air mystérieux.

Qu’ya-t-il ?

VICTOR.

Monseigneur...

GALANSON.

Mon prince, j’ai l’honneur de prendre congé de vous.

LE PRINCE.

Au revoir, maître Galanson, au revoir.

Il l’accompagne un peu.

GALANSON, en sortant et regardant le valet de chambre ; à part.

La tête de l’emploi ! Avec un billet de mille francs on fera dire à ce drôle tout ce qu’on voudra. Ce sera de l’argent bien placé.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

LE PRINCE, VICTOR

 

VICTOR.

Si je me suis permis d’entrer sans être appelé dans le salon, c’est que j’avais quelque chose d’important à communiquer à monseigneur.

LE PRINCE.

Parlez.

VICTOR.

Monseigneur, je crois que vous avez été suivi hier.

LE PRINCE.

Par qui ?

VICTOR.

Par Rosalie.

LE PRINCE.

Qui vous fait penser ?...

VICTOR.

Elle n’a pas couché ici ; madame la princesse a eu de la lumière toute la nuit dans sa chambre, et Rosalie est rentrée une heure seulement avant monseigneur. Elle est venue tout de suite, sans ôter son chapeau, parler à madame. Elle a dit à l’office, hier soir, qu’elle allait voir sa tante qui est malade, comme monseigneur avait dit au salon qu’il allait voir son frère qui est en garnison à Versailles ; et comme monseigneur est allé à Rouen, j’ai voulu le prévenir. On ne sait pas ce qui peut arriver.

LE PRINCE.

Et comment savez-vous que je suis allé à Rouen et non à Versailles ?

VICTOR.

Parce que, dans la crainte qu’il n’arrivât quelque chose de fâcheux à monseigneur, j’ai prié un de mes amis de le suivre.

LE PRINCE.

C’est de la police, cela, monsieur Victor.

VICTOR.

C’est de la politique, monseigneur.

LE PRINCE.

Et votre politique, combien coûte-t-elle ?

VICTOR.

Ce qu’elle vaut : la confiance de monseigneur.

LE PRINCE.

C’est cher.

VICTOR.

C’est moins cher que je ne pourrais la vendre autre part.

LE PRINCE.

Avec qui donc pourriez-vous faire marche ?

VICTOR.

Avec la personne que monseigneur accompagnait à Rouen.

LE PRINCE.

Si vous avez autant de discrétion que d’esprit, votre fortune est faite.

VICTOR.

Monseigneur peut compter beaucoup sur l’une et un peu sur l’autre ; c’est mon petit capital.

LE PRINCE.

Envoyez-moi Rosalie.

VICTOR.

Oui, monseigneur.

En sortant.

Ce n’est pas malin ce qu’il va faire, mais ça le regarde.

 

 

Scène VII

 

LE PRINCE, seul, puis ROSALIE

 

LE PRINCE.

C’est bien la peine d’être prince pour être à la merci d’un laquais. Qu’il se taise trois jours, c’est tout ce qu’il faut. Du reste, au point où en sont les choses, que m’importe un peu plus tôt, un peu plus tard ! Mais j’aurais voulu que la princesse n’apprit la vérité qu’après. Il y aura une scène que j’aurais mieux aimé éviter. Enfin, faisons face aux événements.

ROSALIE.

Monsieur m’a fait demander ?

LE PRINCE.

Oui, mademoiselle. Vous aimez beaucoup votre maîtresse ?

ROSALIE.

Je lui dois tout ; elle m’a recueillie, elle m’a instruite, elle m’a élevée aussi haut qu’elle a pu ; il est bien naturel que je lui sois reconnaissante.

LE PRINCE.

Alors, vous voudriez la voir heureuse ?

ROSALIE.

Oh ! oui, monsieur.

LE PRINCE.

Eh bien, dites-moi. Savez-vous pourquoi elle est triste depuis quelques jours ?

ROSALIE.

Oui, monsieur.

LE PRINCE.

Pouvez-vous me le dire ?

ROSALIE.

Si vous l’ordonnez.

LE PRINCE.

Je vous en prie.

ROSALIE.

Madame croit que monsieur ne l’aime pas.

LE PRINCE.

Elle vous a prise pour sa confidente ?

ROSALIE.

Autant qu’une grande dame peut prendre pour confidente une pauvre fille comme moi. Mais nous autres femmes nous supposons très naïve ment que tous les cœurs de femmes sont faits de même, quelle que soit la distance.

LE PRINCE.

Si bien qu’elle vous a chargée de me surveiller.

ROSALIE.

De vous surveiller, mon prince ?

LE PRINCE.

Moi ou une autre personne.

ROSALIE.

Je ne comprends pas.

LE PRINCE.

Où avez-vous passé la nuit dernière ?

ROSALIE.

Oh ! monseigneur, pardonnez-moi !

LE PRINCE, se contenant à peine.

Vous avouez donc ?

ROSALIE, baissant la tête.

Je vous dirai tout.

LE PRINCE.

Parlez.

ROSALIE.

Mais vous ne direz rien à ma maîtresse ; elle me chasserait ! Elle est si sévère sur la morale ! Mais il m’épousera, monseigneur, j’en suis certaine ; c’est un honnête homme.

LE PRINCE.

De qui parlez-vous ?

ROSALIE.

De mon fiancé.

LE PRINCE.

Vous avez un amant ?

ROSALIE.

Oui, monseigneur.

LE PRINCE.

Qu’on nomme ?

ROSALIE.

Valentin.

LE PRINCE.

Et qui demeure ?

ROSALIE.

À Lagny, chemin de fer de l’Est.

LE PRINCE.

Par quel train êtes-vous partie hier ?

ROSALIE.

Par le train de neuf heures.

LE PRINCE.

Et vous êtes revenue ?

ROSALIE.

Ce matin par le train de midi.

LE PRINCE.

Et que fait-il, M. Valentin ?

ROSALIE.

Il est employé au chemin de fer. J’ai déjà demandé plusieurs fois à madame la permission d’aller voir ma tante qui est malade, et c’est là que je vais ; c’est là que je suis allée hier. Je vous en supplie, monseigneur, ne me perdez pas. Sauvez-moi au contraire, dites à Valentin, que je vous amènerai, que vous voulez que le mariage se fasse an plus tôt.

LE PRINCE, avec un dernier soupçon.

Faites-le venir demain.

ROSALIE, avec une joie bien jouée.

Que monseigneur est bon ! À quelle heure ?

LE PRINCE.

Quand vous voudrez.

ROSALIE.

Quand sa journée sera faite.

LE PRINCE.

Soit !

Il lui donne sa bourse.

Si vous êtes sincère, voici pour votre trousseau ; si vous ne l’êtes pas, ce sera pour votre aplomb ! Allez !

Rosalie sort. En sortant elle voit la princesse qui attend sur le seuil de la porte à droite. Le prince ne peut la voir. Rosalie fait un signe à Séverine pour lui indiquer que le prince ne sait rien.

 

 

Scène VIII

 

SÉVERINE, LE PRINCE

 

SÉVERINE.

Il y a des circonstances où le dévouement se croit forcé d’aller jusqu’au mensonge. Cette fille vous a trompé, mais moi je ne veux pas mentir. Je sais tout.

LE PRINCE.

Madame...

SÉVERINE, reprenant haleine entre chaque membre de phrase.

Vous êtes l’amant de madame de Terremonde, vous êtes parti pour Rouen avec elle hier au soir, vous êtes descendus ensemble hôtel d’Angleterre. Cette fille vous a suivis par mon ordre, elle m’a tout dit, c’était son devoir.

LE PRINCE.

Et qui vous avait si bien renseignée auparavant ?

SÉVERINE.

Une lettre anonyme. Les coupables devraient toujours prévoir les méchants. Qu’est-ce que vous allez faire de moi ? Vous ne pouvez nous garder toutes les deux.

LE PRINCE.

Je vous laisse juge.

SÉVERINE, avec un grand effort.

Moi, je vous pardonne.

LE PRINCE.

Pourquoi ?

SÉVERINE.

Parce que je ne puis échapper à ce que je souffre que par l’héroïsme, parce que je veux vous prouver que je suis au-dessus des autres femmes, parce que je vous aime, c’est bien plus simple.

LE PRINCE.

Vous m’aimez ?

SÉVERINE.

Et je ne puis pas vivre sans vous, quoi que je fasse. Voilà vingt heures que je me creuse la tête et le cœur pour trouver autre chose et je ne trouve pas, et puis, je veux que vous soyez tout à fait dans votre tort. Vous comptiez peut-être que j’allais faire de la dignité, avoir de l’orgueil, vous rendre votre liberté, vous abandonner à cette femme ; je l’ai cru aussi, je l’ai voulu, je ne peux pas ; je vous aime. C’est ainsi. Il y a des souvenirs et des espérances qu’une femme de ma sorte ne saurait effacer tout à coup de sa vie. Je ne veux plus que vous soyez à cette femme. Vous êtes mon mari. Je vous garde. Je suis jalouse.

LE PRINCE.

Et si je vous prouvais, Séverine, qu’il y a là une méprise ! S’il y avait dans ce rendez-vous, dans cette rencontre, autre chose que de l’amour !

SÉVERINE.

Oh ! ne mentez plus ! Oh ! ne vous abaissez pas ! Oh ! je vous en supplie, ne me forcez pas de vous mépriser. Qu’est-ce que je deviendrais ? Mais vous pouvez me dire que c’est un caprice, une fantaisie, que vous n’y attachez pas d’importance, que vous n’avez pas pu faire autrement. Vous autres hommes, vous ne pouvez pas vous refuser comme nous, quand vous tombez entre les mains d’une coquette. C’est cela, n’est-ce pas ? Qu’est-ce que je pourrais bien lui faire à cette femme ? Quel mal, quelle torture pourrais-je lui infliger ? Qu’est-ce qu’elle a de plus que moi ? Je ne suis pas aussi belle qu’elle, c’est vrai, mais je suis plus jeune, et puis je n’ai jamais appartenu qu’à toi. Il n’y a pas un homme qui ait vu mes épaules dans un bal. Je m’étais gardée si pure, si intacte, je sentais que je t’aimerais un jour. Et quand je pense que cette nuit !... Mais dis-moi donc que tu m’aimes !

Elle se jette dans ses bras.

LE PRINCE, regardant autour de lui.

Prends garde ! Si quelqu’un entrait !

SÉVERINE.

Et que m’importent les autres ! Que m’importe le monde entier ! Je veux pardonner, je veux oublier, il le faut ! Je serais trop malheureuse sans cela ! Et puis je te tuerais, je le sens, j’en ai peur ! Oh ! ne ris pas ; c’est sérieux ! Je ne suis pas une femme ordinaire ! Ma mère ne me comprend pas. Elle m’aime bien, mais elle ne me comprend pas. Il faut que tu me rassures ! Il faut que tu me calmes ! Il faut que tu me la sacrifies, cette femme, ou il y aura un malheur.

LE PRINCE.

Écoutez !

SÉVERINE.

C’est cela, parle, dis-moi quelque chose. Prends-moi dans tes bras. J’ai froid.

Il la prend dans ses bras.

Oh ! que tu es bon !... J’aurais dû soupçonner depuis quelque temps, tu n’étais plus le même, tu me négligeais, tu avais paru m’aimer au commencement, tout au commencement. Te le rappelles-tu ?

LE PRINCE.

Je ne l’ai jamais oublié.

Il veut l’embrasser.

SÉVERINE.

Non, pas encore.

LE PRINCE.

Veux-tu me croire ?

SÉVERINE.

Oui, dis-moi : tu. Je croirai tout ce que tu voudras, si tu me dis : tu.

LE PRINCE.

Ce rendez-vous d’hier n’a pas été comme tu te le figures, un premier rendez-vous d’amour, sollicité par moi, ç’a été une dernière entrevue exigée par elle.

SÉVERINE.

Comment cela ?

LE PRINCE.

Il y a longtemps que je n’aime plus cette femme.

SÉVERINE, avec joie.

C’était donc avant notre mariage ?

LE PRINCE.

Oui. Et, depuis, elle a voulu renouer le passé.

SÉVERINE.

Et toi ?

LE PRINCE.

Et moi je ne voulais pas ; mais elle avait mes lettres, elle te savait jalouse, elle pouvait en égarer une un jour, volontairement, dans ta maison. Elle pouvait faire un scandale. Elle a un mari qui l’adore.

SÉVERINE.

Le malheureux ! Comme il souffrirait s’il savait cela ! Ah ! on souffre tant ! Tu ne peux pas t’en douter.

LE PRINCE.

Alors elle a exigé cette dernière preuve...

SÉVERINE.

D’amour ?

LE PRINCE.

De déférence. Et comme je voulais rentrer en possession de mes lettres... à cause de toi... j’y suis allé.

SÉVERINE.

Alors maintenant...

LE PRINCE.

Je suis libre ! Il y a de ces chaînes-là dans la vie des hommes. Je pourrais te citer dix de mes amis, et la délicatesse exige...

SÉVERINE.

Alors nous pouvons partir.

LE PRINCE.

Quand tu voudras.

SÉVERINE.

Demain ? Nous irons bien loin.

LE PRINCE.

Où tu voudras ; mais à une condition.

SÉVERINE.

Déjà ! Ordonne !

LE PRINCE.

Tu la recevras ce soir comme tu la recevais hier encore. Tu auras l’air de ne rien savoir. Tu me le promets ?

SÉVERINE, tressaillant.

C’est vrai, elle vient ce soir.

LE PRINCE.

Tu seras sage.

SÉVERINE.

Tu me demandes beaucoup. Je te le promets. Tu ne lui parleras pas tout bas.

LE PRINCE.

Je n’ai rien à lui dire tout bas.

SÉVERINE.

Tu ne lui feras pas de signes.

LE PRINCE.

Es-tu enfant !

SÉVERINE.

C’est que je t’aime tellement que je crois aveuglément tout ce que tu viens de me dire, et si je surprenais le moindre signe d’intelligence entre vous deux, si je pouvais croire que tu ne m’as pas dit la vérité...

LE PRINCE.

Je ne lui parlerai pas du tout.

SÉVERINE.

Si ! parle-lui, tu sais, comme on parle à toutes les femmes, tout haut, mais le moins possible. Moi, je te promets de ne rien laisser voir et de la traiter comme à l’ordinaire. Ah ! quel empire tu as sur moi ! Nous partirons dans huit jours.

LE PRINCE.

Avant, si tu veux.

SÉVERINE, gaiement.

C’est cela, dis-moi que tu m’aimes.

LE PRINCE.

Je t’adore.

Elle tend son front.

Est-ce permis, maintenant ?

SÉVERINE, lui prenant la tête dans les mains.

Comme je t’aime ! Ah ! je voudrais qu’elle entrât en ce moment.

LE PRINCE.

Méchante, va.

Elle lui baise les mains avec exaltation. Il sort.

 

 

Scène IX

 

SÉVERINE, seule, après avoir regardé la porte par laquelle de Birac est sorti, et cessant peu à peu de sourire

 

Mais si c’était pour une simple explication, pour une rupture, pourquoi la nuit ? pourquoi le même appartement ? Oh ! je suis une lâche et une malheureuse.

Elle laissa tomber sa tête dans ses mains et pleure.

 

 

ACTE II

 

Salon.

 

 

Scène première

 

MADAME DE PÉRIGNY, LA BARONNE, VALENTINE, BERTHE

 

LA BARONNE.

Où est donc Séverine ?

VALENTINE.

Je crois qu’elle fume avec les maris.

BERTHE.

Elle trahit alors.

LA BARONNE.

Moi je ne suis pas de sa force. Nous sommes chez nous ici ; pas de bourgeoises, pas de journalistes, nous pouvons parler à cœur ouvert. Je déclare que si les maris ne fumaient pas, il n’y aurait pas moyen d’y tenir. Béni soit le cigare ! Les cigares des maris, ce sont les vacances des femmes.

VALENTINE.

Mais les maris sentent bien mauvais quand ils reviennent.

BERTHE.

Avouons, mesdames, que c’est drôle d’être mariées, quand on y pense.

VALENTINE.

C’est un moment à passer, et puis c’est fait pour toute la vie. J’ai entendu dans je ne sais quelle comédie cette phrase assez vraie : Il faut être marié comme il faut être vacciné, ça garantit.

BERTHE.

Pas toujours.

LA BARONNE.

Alors c’est volant. Il n’y a pas de danger.

VALENTINE.

Eh bien, pas du tout ; il faut se faire vacciner tous les sept ans...

LA BARONNE.

Positivement ; moi je suis décidée à recommencer. Une de mes amies intimes est morte, la semaine dernière, en quarante-huit heures, défigurée ; je me suis dit : Il n’y a pas de temps à perdre.

BERTHE.

Tiens, il y a juste sept ans que je suis mariée. Est-ce qu’il va falloir que je recommence ?

VALENTINE, à la baronne.

Et ça a pris ?

LA BARONNE.

Parfaitement.

VALENTINE, lui regardant le bras.

Ça ne se voit pas.

LA BARONNE.

Je me suis fait vacciner à la jambe pour pouvoir me décolleter. J’ai un vieux médecin qui m’a vue naître, je ne me gêne pas avec lui.

BERTHE.

Et l’enfant est-il beau ?

LA BARONNE.

C’est l’enfant d’une charbonnière ; on l’avait débarbouillé pour la circonstance. Comment ces gens-là font-ils pour avoir de si beaux enfants ? Et ils en ont des douzaines ! Moi, je n’en ai qu’un, et tout ce qu’il peut faire, c’est de ne pas mourir.

BERTHE.

Mais au moins vous en avez un, vous, tandis que moi je n’en ai pas, et ça sera toujours comme ça, dit-on.

VALENTINE.

Il faudra unir par épouser des charbonniers.

LA BARONNE.

Dites donc, Valentine, je vous l’enverrai avec son petit Auvergnat ou avec un autre, mon médecin à la jambe ; il aurait pu vous voir naître aussi.

VALENTINE.

Est-ce pour me rappeler que vous êtes plus jeune que moi ?

LA BARONNE.

Ah ! vous me rattraperez bien vite.

MADAME DE PÉRIGNY.

Je vous écoute, mesdames, et vous me faites de la peine. Figurez-vous qu’avec mon premier mari...

BERTHE.

C’est vrai, vous vous êtes remariée, vous, marquise. Mais il faut dire que vous êtes de l’époque où l’on pouvait faire ces choses-là deux fois. Dans ce temps-là, il y avait encore des hommes.

MADAME DE PÉRIGNY.

Eh bien, avec mon premier mari (avait-il le pressentiment qu’il me perdrait de bonne heure ?) nous ne nous quittions pas dix minutes par jour, et la preuve que le temps n’y fait rien, c’est que Séverine, qui a vingt ans, et qui est la plus jeune de vous toutes, adore son mari.

VALENTINE.

Oh ! mais elle est votre fille, c’est une famille à part. Et puis il n’y a qu’un an qu’elle est mariée ; et puis, entre nous, ce qu’elle aurait de mieux à faire serait peut-être de ne pas l’adorer autant, son mari.

MADAME DE PÉRIGNY.

Parce que ?

VALENTINE.

Parce qu’il ne le mérite guère – quoique nous soyons chez lui.

MADAME DE PÉRIGNY.

Qu’est-ce qu’il fait donc ?

VALENTINE.

Tout ceci entre nous, n’est-ce pas ?

LA BARONNE.

Évidemment.

VALENTINE.

Eh bien, le prince est amoureux autre part.

MADAME DE PÉRIGNY.

Qui est-ce qui vous a dit ça ?

VALENTINE.

C’est Polichinelle. C’est son dernier secret.

BERTHE.

Et le nom de la dame ?

VALENTINE.

Comment, vous ne vous êtes aperçues de rien ?

BERTHE.

De rien.

VALENTINE.

C’est la belle comtesse de Terremonde.

MADAME DE PÉRIGNY.

Sylvanie.

VALENTINE.

Vous êtes au courant de l’histoire.

MADAME DE PÉRIGNY.

J’en avais entendu parler.

VALENTINE.

Par Séverine ?

MADAME DE PÉRIGNY.

Non, elle ne sait rien.

VALENTINE.

C’est-à-dire qu’elle veut avoir l’air de ne rien savoir, mais elle sait. La gaieté qu’elle affectait à table était de mauvais aloi ; et si elle n’est pas avec nous à cette heure...

MADAME DE PÉRIGNY.

Ah ! c’est cette petite Terremonde ! Eh bien, en voilà encore une que son mari adore !

BERTHE.

C’est ce qu’on peut appeler ne pas avoir de chance. Il est affreux. Il a une grosse barbe ! Il est énorme ! C’est un bœuf !

LA BARONNE.

Mieux que ça. Et pourquoi n’est-elle pas venue dîner ici ce soir, comme cela était convenu, la jolie comtesse Sylvanie de Terremonde ? Est-ce ! indice de quelque événement ?

BERTHE.

Séverine nous a donné la raison elle-même. Il paraît que Terremonde est revenu subitement de voyage au moment où réponse de son choix allait sortir...

Elle rit.

mais ils vont venir tout à l’heure.

LA BARONNE.

Vous dire ? ce que vous voudrez, moi je comprends qu’on soit amoureux de la comtesse. On ne peut pas voir une plus belle – créature.

VALENTINE.

Eh bien, moi j’avoue que je rougis, non-seulement pour mon sexe, mais pour notre monde, quand je vois que nous accueillons comme une des nôtres une pareille effrontée, sous prétexte qu’elle est née de celui-ci et titrée de celui-là. Et encore celle-ci n’est pas née. Savez-vous d’où elle vient ? Elle est la fille naturelle de lord Hatherbrok et d’une jeune et jolie maîtresse de piano... et de pianistes, qui courait le cachet à Londres. Lord Hatherbrok, qui buvait trop d’absinthe avant ses repas, trop de bourgogne pendant, et trop de cognac après, ayant absolument voulu rentrer chez lui à travers le mur de son parc au lieu de passer par la grille et s’étant cassé la tête contre cette difficulté, laissa 10 000 livres sterling à la maman du baby. Devenue veuve de la main gauche, la jolie personne épousa, de la main droite, un vieux gentilhomme ruiné de santé, d’argent et de réputation, le sire de Latour-Lagneau, lequel légitima la petite orpheline et lui donna un nom, la seule chose qui lui manquât pour remploi qu’elle était appelée à tenir dans la société. Au bout de dix-huit mois de mariage, le sire en question mourait d’un accès de goutte comme il s’y était probablement engagé par contrat. La veuve inconsolable se jeta dans la dévotion, celle qui peut servir, jusqu’à ce que sa fille fût en âge de faire son entrée dans le monde. On n’avait rien négligé pour l’éducation et l’instruction de la belle enfant, qui parle quatre ou cinq langues, ce qui est indispensable quand on peut avoir à demander son chemin, dans l’ancien comme dans le nouveau monde, au premier passant venu. Les deux dames vinrent alors s’installer à Paris. La mère tint maison, très bien, ma foi ; seulement elle dit et elle crut peut-être qu’elle avait en revenus ce qu’elle n’avait qu’en capital, et elle s’acheminait assez vite vers la ruine et tout ce qui s’ensuit pour des aventurières de cette espèce, quand Agénor de Terremonde vint débucher comme un sanglier en vue de ces Dianes chasseresses. Elles l’ont bien visé, elles l’ont démonté sans le tuer, et elles en ont fait l’animal domestique que vous avez pu voir. Pour l’heure, il est absolument ruiné par l’épouse de son choix, comme dit Berthe. Toutes ses propriétés sont hypothéquées. Il est allé voir ces jours derniers s’il était possible d’hypothéquer encore, mais ç’a été si bien fait dès le commencement qu’il n’y a pas moyen de recommencer. Il est même revenu plus tôt qu’on ne croyait. Quant à Sylvanie, qui redoute la famine, je suis sûre qu’elle a déjà remis le nez au vent et qu’elle flaire un nouveau gibier, poil ou plume. Je crains fort qu’elle n’ait jeté les yeux sur le prince, pour commencer par le plus voisin, puisqu’elle demeure porte à porte avec lui. Mais qu’on se méfie. Agénor est là, c’est un imbécile, soit, mais c’est un honnête homme, et il y a toujours du fauve dans ce ragot enguirlandé. Vous n’ignorez pas, mesdames, que le sanglier est monogame, c’est-à-dire qu’il s’en tient à une seule compagne, ce qui le fait supérieur ou inférieur aux hommes, selon la manière de voir. Si on lui prend sa moitié, il devient furieux. Le jour où Agénor verra clair, il donnera de rudes coups de boutoir à travers le taillis, il reviendra sur la meute, et la comédie finira en drame, en tragédie peut-être. Bref, il fera comme Othello, il retournera l’oreiller.

BERTHE.

Le cas échéant, Agénor pardonnerait. Le pardon est la conséquence inévitable de l’amour. Celui qui n’a jamais rien eu à pardonner à celle qu’il aime ne peut pas dire qu’il l’aime.

VALENTINE.

C’est égal, elle savait ce que je sais !

LA BARONNE.

Il y a encore autre chose ?

VALENTINE.

Il y a tout ce que je sais, il y a tout ce que vous savez, et puis il y a tout ce que nous ne savons pas, et il paraît que c’est le plus fort. Et tous les hommes l’adorent. Quand ils passent à côté d’elle ils deviennent fous. Elle les grise.

BERTHE.

Je comprends ça. Ce n’est pas pour rien que la nature lui a donné ces cheveux couleur des blés et ces lèvres couleur du sang. Résignons-nous, mesdames, nous ne pouvons pas lutter avec ces femmes-là. Ce sont des accapareuses d’amour. Leurs granges sont pleines et nos huches sont vides. Qu’y faire ? Sommes-nous même sûres que ce soient des femmes ? Elles ne sont ni épouses, ni filles, ni mères, ni amantes. Elles n’ont ni nos vertus, ni nos faiblesses, ni nos chagrins, ni nos joies. Elles sont d’un sexe à part. Quand je vois la comtesse avec son regard impassible, son sourire fixe et ses éternels diamants, il me semble voir une de ces divinités de glace des régions polaires sur lesquelles le soleil darde et reflète ses rayons sans pouvoir jamais les fondre. Ces femmes-là sont sur la terre pour le désespoir des femmes et le châtiment des hommes. Elles nous humilient, c’est vrai ; mais elles nous vengent ; c’est une consolation.

LA BARONNE.

Voulez-vous que je vous donne un détail, qu’on m’a assuré être vrai ?

BERTHE.

Voyons ?

LA BARONNE, hésitant.

C’est trop difficile à dire.

VALENTINE. Toutes les femmes font cercle.

Puisqu’on vous l’a dit.

LA BARONNE.

C’est que c’est mon mari qui m’a conté cela, et encore je n’ai compris qu’après.

BERTHE.

Dite alors, nous sommes entre femmes, nous comprendrons tout de suite.

LA BARONNE.

Eh bien, il paraît que la comtesse considère en effet sa personne comme une divinité, équatoriale ou polaire, je n’en sais rien, et le lieu où elle repose comme un temple. Elle s’y enferme à clef, et quand le grand prêtre, son époux, veut faire ses dévotions, il faut qu’il commence par des offrandes.

BERTHE.

Le mari aussi ? c’est sévère.

LA BARONNE.

Et c’est ainsi qu’il s’est ruiné : Quelle piété !

MADAME DE PÉRIGNY, à part.

Oh ! oh ! Il faut que je parle à maître Galanson. Si le mari s’y ruine, que deviendra mon gendre ?

 

 

Scène II

 

MADAME DE PÉRIGNY, LA BARONNE, VALENTINE, BERTHE, LE BARON, DE CERVIÈRES, DE FONDETTE, LE PRINCE, puis SÉVERINE, GALANSON, LE COMTE AGÉNOR et LA COMTESSE SYLVANIE DE TERREMONDE, VICTOR

 

LA BARONNE, aux hommes qui entrent.

Eh bien ! messieurs, avez-vous assez fumé.

LE BARON.

Mesdames, nous vous faisons toutes nos excuses.

BERTHE.

Oh ! nous avons bien souffert sans vous.

LA BARONNE, au baron.

Vous savez quelle heure il est ?

LE BARON.

Non.

LA BARONNE.

Dix heures moins un quart.

LE BARON.

Et moi qui dois être à dix heures à l’ambassade.

LA BARONNE.

Vous n’avez que le temps d’y aller.

LE BARON.

Vous rentrerez seule ?

LA BARONNE.

J’en ai l’habitude.

LE BARON.

Du reste, je vais vous renvoyer la voiture.

LA BARONNE.

C’est cela. À demain, alors ?

LE BARON.

À demain.

Revenant.

Ah ! non, demain c’est jeudi, je chasse chez les Champclos, et je pars de très bonne beure.

LA BARONNE.

À après-demain, alors. Enfin à un de ces jours.

CERVIÈRES, au baron.

Je m’en vais avec vous, attendez-moi.

LA BARONNE, bas à Cervières, sans être entendue du baron.

Vous vous en allez aussi ?

CERVIÈRES, de même.

Il m’a demandé de l’accompagner.

LA BARONNE.

Ah ! très bien. Quand vous verrai-je ?

CERVIÈRES.

Demain.

Même jeu que le baron.

Oh ! non, demain je vais à la chasse avec lui. C’était convenu, vous savez.

LA BARONNE.

Parfaitement. À après-demain, alors. Enfin à un de ces jours.

CERVIÈRES.

Nous reviendrons vendredi dans la journée.

Il lui baise la main.

LA BARONNE.

Merci.

À part.

Ils aiment mieux être ensemble. Eh bien, maintenant, je crois que j’aime autant ça aussi.

MADAME DE PÉRIGNY, à Galanson qui entre par la porte des hommes.

Vous étiez là ?

GALANSON.

Oui, je causais avec ces messieurs.

MADAME DE PÉRIGNY.

Eh bien, venez causer avec moi maintenant.

GALANSON.

Je suis venu exprès pour cela. Seulement je voulais d’abord prendre l’air des hommes et m’entendre un peu avec un maître laquais qui est ici. Je ne sais pas s’il deviendra jamais ministre de la reine Dona Maria de Neubourg comme Ruy-Blas ou s’il a fait un peu de tout comme Figaro, mais c’est un monsieur qui sait tirer parti des circonstances. J’en sais long.

BERTHE, au prince.

Et mon mari à moi, qu’est-ce que vous en avez fait ?

LE PRINCE.

Il nous a quittés tout de suite.

BERTHE.

Il n’a même point passé par le salon, lui, il simplifie les choses.

VALENTINE.

Et le mien, M. de Baudremont, qui devait revenir d’Italie au mois d’octobre, et nous sommes en mai. Il joue tant qu’il peut. Savez-vous, Berthe, que nous sommes peut-être bien bonnes de rester des honnêtes femmes, car nous sommes des honnêtes femmes, vous et moi, il n’y a pas à dire ?

BERTHE.

J’ai bien réfléchi à ça, et j’ai bien étudié les hommes. Mon avis est qu’ils se ressemblent tous ; c’est donc beaucoup d’en supporter un, qu’est-ce que ça doit être quand il faut en supporter deux ?

VALENTINE.

Il faut croire qu’au second ça n’est pas encore amusant, et que ça ne commence à être vraiment gai qu’au troisième. C’est probablement pour cette raison que celles qui vont jusqu’à un vont jusqu’à deux, et que toutes celles qui ont été jusqu’à deux poussent jusqu’à trois ; comme Sylvanie.

BERTHE.

Ils sont trois ?

VALENTINE.

Y compris le mari. Mais le mari, c’est comme l’entresol dans les grandes maisons, ça ne compte pas.

BERTHE.

Vous me mettrez au courant.

VALENTINE.

Plus tard. Voilà M. de Fondette, je vais causer avec lui.

BERTHE.

Grand bien vous fasse ! Il n’ouvre jamais la bouche.

VALENTINE.

Il l’ouvrira. J’ai un sujet.

À de Fondette.

Ne vous impatientez pas, elle va venir.

DE FONDETTE.

Qui cela, madame ?

VALENTINE.

La jolie comtesse Sylvanie.

DE FONDETTE.

Tant mieux, madame, mais je ne comprends pas.

VALENTINE.

Alors pourquoi vous promeniez-vous avec elle avant-hier sur la route de Saint-Germain à Conflans, entre trois et quatre heures ?

DE FONDETTE.

Qui nous a vus ?

BERTHE.

Moi, moi seule, et c’est assez ! Mais ne craignez rien.

DE FONDETTE.

Eh bien, madame, je vous jure sur l’honneur que, malgré les apparences, la comtesse n’a rien à se reprocher.

VALENTINE.

Tant mieux, il vous sera plus facile de suivre le conseil que je vous donne.

DE FONDETTE.

Qui est ?

VALENTINE.

Qui est de ne plus la voir.

DE FONDETTE.

Impossible, madame.

VALENTINE.

Tant pis.

DE FONDETTE.

Pourquoi ?

VALENTINE.

Parce que vous êtes enthousiaste, naïf et bon ; parce que vous avez une mère qui n’a que vous et qui mourrait de votre mort. Avec un cœur comme le vôtre, on chante la romance à la comtesse comme Chérubin, ou l’on épouse la pupille d’Arnolphe comme Horace, mais croyez-moi, ne touchez pas à la femme de Thésée.

DE FONDETTE.

Ma vie est à elle !

VALENTINE.

Qu’est-ce qu’elle a donc de plus que les autres femmes ?

DE FONDETTE.

Tout ! Je l’aime ! Ah ! si vous saviez ce que c’est que cette femme !

VALENTINE.

Je le sais. C’est la fille de Minos et de Pasiphaé.

MADAME DE PÉRIGNY, qui a fini de causer avec Galanson.

Deux millions, rien que ça ; quel appétit, mon gendre !

À Valentine.

Alors vous croyez que la comtesse de Terremonde est ruinée ?

VALENTINE.

J’en suis sûre, et si j’étais à votre place...

MADAME DE PÉRIGNY.

Soyez tranquille ! J’ai des yeux, j’ai même des lunettes. Deux millions ! Et Séverine qui ne parle que de son amour. Il s’agit bien d’amour. Deux millions !

SÉVERINE, entrant par une porte latérale et regardant la porte du milieu, à elle-même.

La voici, je l’ai vue arriver.

LE VALET DE CHAMBRE, annonçant.

Monsieur le comte et madame la comtesse de Terremonde.

SÉVERINE, à Berthe, bas.

Voit-on encore que j’ai pleuré ?

BERTHE.

Non !

Sylvanie va droit à Séverine qui a fait un mouvement instinctif pour se reculer, au moment où Sylvanie lui a pris la main. Sylvanie ne l’a pas vu. Séverine veut parler, elle ne peut pas, elle sourit comme un automate.

SYLVANIE.

Comment vas-tu aujourd’hui ?

SÉVERINE, d’une voix étranglée.

Bien ; merci, et toi ?

SYLVANIE.

Eh bien, embrasse-moi donc.

Séverine l’embrasse en frissonnant.

SYLVANIE, la regardant.

Tes mains sont brûlantes.

SÉVERINE.

Les tiennes sont glacées.

SYLVANIE.

Ah ! moi toujours. Tu m’as excusée de ne pas être venue dîner.

SÉVERINE.

Oui.

SYLVANIE.

Le maître est arrivé tout à coup.

SÉVERINE.

Pour longtemps...

SYLVANIE.

Il repart demain soir.

SÉVERINE.

Et il reviendra ?

SYLVANIE.

Dans deux ou trois jours.

SÉVERINE.

Et alors ?

SYLVANIE.

Alors...

SÉVERINE.

Alors il ne quittera plus Paris.

SYLVANIE, la regardant à la dérobée.

Si, mais avec moi.

SÉVERINE, avec un mouvement de joie involontaire.

Ah !

SYLVANIE, après un temps.

Qu’est-ce que tu as fait hier, après mon départ ?

SÉVERINE.

Je me suis couchée.

Elle va pour continuer et se tait.

SYLVANIE.

Devine ce que j’ai fait.

SÉVERINE.

Comment veux-tu ?...

SYLVANIE.

Je suis partie pour Motteville. J’ai reçu une dépêche au moment où je rentrais.

SÉVERINE.

Est-ce que ta mère était malade ?

SYLVANIE.

Une fausse alerte, heureusement.

SÉVERINE.

Comme les malheurs sont près de nous !

SYLVANIE.

Toujours plus près qu’on ne le croit.

SÉVERINE.

Toujours.

SYLVANIE, bas.

Il y a quelque chose.

AGÉNOR.

Votre santé est bonne, princesse ?

SÉVERINE.

Je vous en veux de ne pas être venu le savoir plus tôt.

AGÉNOR.

Il fallait que j’eusse à causer avec Sylvanie pour me priver de ce plaisir et de cet honneur. Vous savez que vous êtes la personne que j’estime le plus au monde.

LE PRINCE, à Sylvanie.

Le retour de votre mari vous va à merveille, comtesse.

SYLVANIE, bas.

Est-ce qu’elle sait quelque chose ?

Le prince fait signe que non.

SÉVERINE, à elle-même.

Il lui a fait un signe.

AGÉNOR.

Vous dites, princesse ?

SYLVANIE, bas au prince.

Vous trouverez un billet dans la doublure de mon manteau.

SÉVERINE, bas, à elle-même.

Elle lui a parlé.

À Agénor.

Alors vous repartez demain soir ?

AGÉNOR.

Oui.

SÉVERINE.

Avec Sylvanie ?

AGÉNOR.

Elle ne veut pas.

SÉVERINE, à elle-même.

Que lui a-t-elle dit ?

À Agénor.

Et vous revenez bientôt ?

AGÉNOR.

Je l’espère.

SÉVERINE.

Vous ne nous trouverez plus ici.

AGÉNOR.

En tout cas, nous aurions perdu pour longtemps le plaisir de vous voir.

SÉVERINE.

Parce que ?

AGÉNOR.

Parce que nous allons être forcés d’habiter la campagne, très modestement, pendant plusieurs années peut-être.

SÉVERINE, suivant de l’œil son mari qui s’éloigne de Sylvanie.

C’est le vrai bonheur.

DE FONDETTE, à Sylvanie, de l’autre côté du théâtre.

Si vous saviez ce que je souffre.

SYLVANIE.

Parce que ?

DE FONDETTE.

Votre mari est revenu.

SYLVANIE.

Pouvais-je prévoir ce retour ?

LE PRINCE, à Agénor, devant Séverine, haut.

Mon cher comte, je crois que Fondette fait la cour à la comtesse.

AGÉNOR.

Il a bien raison. Devant moi tant qu’il voudra.

DE FONDETTE, bas à Sylvanie.

Voulez-vous être bonne ? Voulez-vous me rendre bien heureux ?

SYLVANIE.

Dites.

DE FONDETTE.

La nuit est tiède. Laissez votre chambre éclairée toute la nuit.

SYLYANIE.

C’est facile.

DE FONDETTE.

Et puis laissez votre fenêtre ouverte... afin...

SYLVANIE.

Afin ?...

DE FONDETTE.

Afin que moi, qui serai dans la rue, je puisse voir jusqu’au jour que vous êtes seule.

SYLVANIE, à part.

Cœur innocent qui ne craint que la nuit.

Haut.

Je ferai peut-être mieux encore, monsieur, je ferai partir le comte ce soir.

DE FONDETTE.

Mais alors ?...

SYLVANIE.

Patience.

LE PRINCE, à Séverine.

Je vous remercie de l’effort que vous avez fait sur vous-même. Vous avez tenu votre parole.

SÉVERINE.

Je la tiens toujours. Qu’est-ce qu’elle vous a dit tout bas ?

LE PRINCE.

Elle m’a demandé si vous saviez quelque chose, parce qu’elle a senti sans doute que vous étiez troublée, et comme je vous avais promis de ne pas lui parler bas, je lui ai fait signe que non, sans parler, puisqu’il est convenu qu’elle ne saura rien.

SÉVERINE.

Je sens que tu me dis la vérité ! Comme tu m’as comprise ! Comme tu es bon pour moi ! Tu vas voir maintenant, je vais rire.

Elle lui serre la main dans ses deux mains.

Tu peux lui parler, du moment que tu me répètes ce que tu lui dis. Il ne faut pas non plus qu’elle croie que je suis jalouse, elle serait trop fière. Et puis je ne le suis plus.

LE PRINCE.

À la bonne heure !

Bas, en s’éloignant.

Galanson a raison. Il y a vraiment là une femme. Ah ! je suis bien coupable. Quelle puissance a donc l’autre ?

Il disparaît un moment.

SÉVERINE, à sa mère, avec gaieté.

Eh bien, chère maman, qu’est-ce que vous avez ? Votre whist vous manque.

Elle l’embrasse.

MADAME DE PÉRIGNY.

Tu es contente, toi ?

SÉVERINE.

Très contente.

MADAME DE PÉRIGNY.

Ce n’est plus comme ce matin.

SÉVERINE.

J’ai suivi vos conseils.

MADAME DE PÉRIGNY.

Es-tu décidée à les suivre tous ?

SÉVERINE.

Tous.

MADAME DE PÉRIGNY.

Eh bien, je t’en donnerai d’autres tout à l’heure.

SÉVERINE.

Donnez.

MADAME DE PÉRIGNY.

Plus tard.

LE DOMESTIQUE, annonçant.

La voiture de madame la baronne est avancée.

LA BARONNE, à Séverine.

Au revoir, chère.

SÉVERINE.

À bientôt.

La princesse accompagne la baronne et sort an moment avec elle. Le prince, qui est rentré, va à Sylvanie.

SYLVANIE, au prince, bas.

Vous avez trouvé le billet ?

LE PRINCE, bas.

Oui.

SYLVANIE.

Vous l’avez lu ?

LE PRINCE.

Et brûlé, soyez tranquille.

SYLVANIE.

Pouvez-vous faire ce que je vous demande ?

LE PRINCE.

C’est déjà fait. Du reste vous trouverez un mot de moi à la place où j’ai trouvé le vôtre, mais vous n’avez besoin de le lire qu’en rentrant. Ne me parlez plus que tout haut.

VICTOR, à Galanson en lui présentant un plateau.

Elle avait laissé un billet dans la doublure de son manteau, c’est là qu’il est allé le prendre.

Il indique du regard le prince.

Il en a mis un autre à la place.

GALANSON.

Tu l’as ?

À lui-même.

Je le tutoie. J’ai l’air de M. de Richelieu.

VICTOR.

Non. Il vaut mieux qu’il reste où il est pour qu’on ne soupçonne rien, mais je l’ai lu et je me le rappelle mot pour mot.

GALANSON, bas, avec mépris.

Brave garçon !

Haut.

Que contient-il ?

VICTOR.

Il contient ces mots : « L’argent est chez lui, soyez prête à partir demain, une heure après son départ. On ne se doute de rien. » Monsieur me gardera le secret !

GALANSON.

Vous avez ma parole. Merci.

VICTOR.

Inutile de me remercier. Monsieur n’oubliera pas sa promesse, voilà tout.

GALANSON.

Non.

À part.

Voilà un joli drôle !

VICTOR, à part.

Il y a une fortune à faire ici. Ils ne sont pas forts, les maîtres.

Il sort.

LE PRINCE, à Agénor.

Vous ne voulez pas me dire ce que vous avez. Je vais vous le dire, moi ; vous avez besoin de trois cent mille francs que vous ne pouvez trouver sur seconde hypothèque. Et cependant il faut que vous partiez demain pour aller payer ces trois cent mille francs, sinon l’on vend votre bien de Terremonde. Les trois cent mille francs sont chez vous.

AGÉNOR.

Qui les a envoyés ?

LE PRINCE.

Moi. Je suis de ceux qui se contentent d’une seconde hypothèque avec un débiteur de votre sorte.

AGÉNOR.

Sans vous, j’étais ruiné, je me tuais. J’aurais mieux aimé me faire sauter la cervelle que d’infliger la misère à Sylvanie. Merci, mon ami.

LE PRINCE.

Ne parlons plus de ça.

AGÉNOR.

Je partirai demain dès le matin. Il faut que je porte moi-même cette somme. Dans trois jours je serai revenu. Dans deux mois au plus tard je me serai acquitté. En attendant, vous aurez mon reçu en règle et, en cas de mort...

LE PRINCE.

Quelle plaisanterie !

AGÉNOR.

Ah ! on ne sait ni qui vit, ni qui meurt.

Passant la main sur son front.

Et depuis quelque temps j’ai des pressentiments lugubres. C’est la première fois de ma vie. Merci encore.

Il lui serre la main.

GALANSON, à Sylvanie.

C’est mon confrère, maître Lelong, qui m’a dit cela. Il cherchait de l’argent pour le comte.

SYLVANIE, tranquillement.

Je crains bien que nous ne soyons ruinés tout à fait. Je le crains pour mon mari, car pour moi, peu m’importe.

GALANSON.

Vous avez un remède ?

SYLVANIE.

J’ai un remède à tout.

GALANSON.

Vous n’avez qu’à vendre vos diamants pour payer les dettes de votre mari.

SYLVANIE.

Je l’ai déjà fait, sans qu’il s’en doutât ; et cela n’a pas suffi.

GALANSON.

Et ceux que vous avez là ?

SYLVANIE, le regardant en face.

Ils sont faux !

GALANSON, bas.

Quel aplomb !

Haut.

Je vous en donne trois cent mille francs.

SYLVANIE.

Je le crois bien. Ils en valent quatre cent mille. Mais ils tiennent à la peau. Vous êtes orfèvre, monsieur Josse ?

GALANSON.

Mon père l’était. Comtesse, savez-vous que vous n’êtes pas une femme ordinaire ?

SYLVANIE.

Je sais vouloir d’abord, et je sais exécuter ensuite. Rappelez-vous bien ceci, monsieur Galanson, quel que soit l’intérêt que vous puissiez avoir à connaître mes affaires et à m’en parler, il n’y a rien dans le monde qui puisse m’arrêter quand je veux quelque chose. Quand j’étais petite, je faisais de la gymnastique, et je n’ai jamais oublié ce que mon maître disait aux autres élèves, étonnées de me voir passer toute droite sur la poutre ronde à quatre mètres au-dessus du sol (exercice que faisaient seuls les hommes, et pas tous encore). Savez-vous, disait-il, pourquoi mademoiselle de Latour-Lagneau passe si bravement et si facilement sur cette poutre, ce qu’aucune de vous n’ose faire ? C’est qu’elle ne regarde pas où elle met les pieds, elle ne regarde qu’où elle va. Il avait raison ; quand on veut arriver quelque part, il ne faut pas regarder sur quoi l’on marche, il faut marcher ; on en est quitte pour ôter ses bottines en arrivant.

GALANSON.

Et peut-on vous demander sans indiscrétion si vous êtes arrivée à tout ce que vous vouliez ?

SYLVANIE.

Toutes les fois que je suis partie, je suis arrivée. Ce n’est pas moi qui ai demandé à venir au monde ; j’y suis ; j’y veux être heureuse comme je l’entends, quoi qu’il en coûte.

GALANSON.

À qui ?

SYLVANIE.

Aux autres. Ne jouez donc pas au fin avec moi, monsieur Galanson. Ou vous savez ce que je veux, alors à quoi bon me questionner ? Ou vous ne le savez pas, alors vous ne me le ferez pas dire. Je défie qui que ce soit de me prendre au dépourvu ni par ruse ni par force. Je suis bien armée.

GALANSON.

Bomarsund !

SYLVANIE, avec une révérence.

Gibraltar !

GALANSON, à part.

C’est ce que nous verrons.

AGÉNOR.

Monsieur Galanson, voulez-vous me rendre un service ?

GALANSON.

Très volontiers, monsieur le comte.

AGÉNOR.

Alors venez dans le cabinet du prince. J’ai besoin de vous pour rédiger correctement un reçu.

À Sylvanie.

J’ai toute la somme dont j’avais besoin. Je puis partir demain.

SYLVANIE.

Partez ce soir, cela vaudra mieux. Vous gagnerez vingt-quatre heures. Autant ne pas perdre une minute. Vos adversaires ont trop d’intérêt à profiter de tout. Vous pourrez être de retour après-demain matin.

AGÉNOR.

Je vous ai si peu vue.

SYLVANIE.

Nous ne nous en reverrons que plus tôt et en toute sécurité.

AGÉNOR.

Vous avez raison. Je partirai ce soir. J’ai hâte de ne plus vous quitter. Je vous aime tant !

GALANSON, à madame de Périgny, avec qui il causait.

Prévenez votre fille tout de suite.

MADAME DE PÉRIGNY.

Elle voudra des preuves.

GALANSON.

Allez les prendre dans la doublure du manteau de la comtesse ; avec une pareille ennemie tous les moyens sont bons.

AGÉNOR.

Je suis à vous, monsieur Galanson.

Ils sortent par une porte, madame de Périgny sort par le fond. Séverine est au piano.

SYLVANIE, au prince.

Rejoignez mon mari dans votre cabinet et surveillez Galanson. Patience jusqu’à demain ; quoi qu’il arrive, demain à une heure je serai déshonorée à tout jamais, puisque vous l’exigez, mais je serai tout à vous.

LE PRINCE.

Ah ! que je vous aime !

Il sort.

 

 

Scène III

 

SÉVERINE, VALENTINE, BERTHE, DE FONDETTE, MADAME DE PÉRIGNY

 

VALENTINE, à Séverine.

Bravo ! bravo ! Vous jouez merveilleusement.

SÉVERINE.

Je suis gaie, je suis heureuse.

MADAME DE PÉRIGNY, à Séverine, bas.

Ton mari a pris deux millions aujourd’hui chez Galanson, et il part demain avec cette femme qui est là.

SÉVERINE.

Ce n’est pas vrai !

MADAME DE PÉRIGNY, lui remettant un papier.

Lis.

SÉVERINE, après avoir lu.

Ah ! la misérable !

Elle va droit à Sylvanie, s’arrête. la regarde en face et, à voix basse.

Va-t’en.

SYLVANIE.

Qu’est-ce que tu me dis ?

SÉVERINE, toujours à voix basse.

Je te dis : Va-t’en, va-t’en d’ici à l’instant. Je te chasse de chez moi. Tu ne comprends pas ?

SYLVANIE, même ton.

Parce que ?

SÉVERINE, même jeu.

Parce que tu es la maîtresse de mon mari ; parce que tu as passé la nuit dernière avec lui, parce que tu viens chez moi me braver, me voler mon bonheur, ma vie, mon âme, parce que je te hais et te méprise, parce que tu es la dernière des filles perdues. Va-t’en sans dire un mot, sans faire un signe, ou je t’insulte publiquement et je te chasse devant tout le monde.

SYLVANIE, très calme.

Soit ; adieu !

Haut.

Monsieur de Fondette.

DE FONDETTE.

Comtesse ?...

SYLVANIE.

Voulez-vous me donner mon manteau ?

VALENTINE, à Séverine.

Vous êtes toute pâle, toute tremblante.

SÉVERINE.

Ce n’est rien. Je me sens mieux au contraire.

MADAME DE PÉRIGNY, à Séverine.

Qu’est-ce que tu lui as dit ?

SÉVERINE.

Tu le vois bien. Elle s’en va. Je l’ai chassée.

SYLVANIE, cherchant la lettre dans son manteau.

Il n’y a plus rien. C’est le moment de la décision.

À de Fondette.

Venez dans une heure. Si ma fenêtre est éclairée, retournez chez vous. Si elle est sombre, entrez sans crainte ; la porte du jardin sera entr’ouverte.

À Séverine.

Crois-moi, garde cela pour toi, c’est plus prudent. Ce n’est pas moi que mon mari tuera.

SÉVERINE, bas.

Va-t’en.

SYLVANIE, haut, d’un ton dégagé.

Au revoir, chère. Bonsoir, madame la marquise. Mes dames...

Elle tend la main à Berthe et à Valentine.

DE FONDETTE, mettant le manteau à Sylvanie.

Comme je vous aime !

SYLVANIE, à elle-même.

Sont-ils heureux de m’aimer tous ainsi ! Ah ! si je pouvais aimer, moi, ne fût-ce qu’une heure.

Ils sortent.

BERTHE.

Vous avez raison, autant nous en aller. Ça sent le drame ici.

À Séverine.

Je viendrai vous voir demain.

SÉVERINE.

C’est cela.

À madame de Périgny.

Accompagnez-les, ma mère, je ne me tiens plus.

Tout le monde est sorti.

 

 

Scène VI

 

SÉVERINE, seule, puis AGÉNOR

 

SÉVERINE, seule.

Menteur ! menteur ! menteur ! Lâche ! lâche ! Il y a dix minutes, là, il mentait ! Il m’avait dit que nous partions ensemble demain, et c’est avec elle qu’il doit partir. C’est lui le coupable. Ce n’est pas elle. Elle ne m’a rien juré, elle, elle ne me doit rien, c’est une courtisane qui fait son métier chez moi ; je la chasse, voilà tout. Mais lui !

AGÉNOR, entrant.

Pardon, princesse, vous êtes seule.

SÉVERINE.

Le mari !

Avec une inspiration soudaine.

Ah ! il ne partira pas.

AGÉNOR.

Sylvanie n’est plus ici ?

SÉVERINE, riant nerveusement.

Non ! elle est partie...

AGÉNOR.

Pourquoi est-elle partie sans moi ?

SÉVERINE, un temps.

Je l’ai chassée.

AGÉNOR.

Chassée !

SÉVERINE.

Oui, monsieur.

AGÉNOR.

Vous avez chassé ma femme de chez vous, madame ?

SÉVERINE.

Oui, oui, oui.

AGÉNOR.

Je rêve ! Chassée ? par vous, ma femme – et pourquoi ?

SÉVERINE.

Parce qu’il ne me plaît pas de recevoir une femme qui vient chez moi voir son amant.

AGÉNOR.

Son amant ! Ma femme a un amant ! Savez-vous bien ce que vous dites, madame ?

SÉVERINE.

Parfaitement, monsieur.

AGÉNOR.

Et vous connaissez cet homme ?

SÉVERINE.

Je le connais.

AGÉNOR.

Son nom ?

SÉVERINE, un temps.

Cherchez !

Elle rentre dans son appartement ; Agénor sort par le fond.

 

 

ACTE III

 

Même décor.

 

 

Scène première

 

SÉVERINE, ROSALIE, puis MADAME DE PÉRIGNY, GALANSON

 

SÉVERINE.

M. Galanson n’était pas parti ?

ROSALIE.

Non, il était encore dans le cabinet du prince.

SÉVERINE.

Seul ?

ROSALIE.

Avec le prince.

SÉVERINE.

Que faisait-il ?

ROSALIE.

M. Galanson parlait au prince, et de choses sérieuses sans doute, car le prince était pâle et paraissait faire un grand effort pour l’écouter. Quand j’ai dit à M. Galanson que madame le priait de descendre, le prince lui a dit : « Allez, monsieur Galanson, allez, ne faites pas attendre la princesse. » Il semblait avoir hâte d’être seul. Mais M. Galanson paraissait ne pas vouloir s’en aller sans avoir dit tout ce qu’il avait à dire.

SÉVERINE.

Merci.

Ôtant ses bracelets et ses bondes d’oreilles.

Tiens, prends, je te donne tout cela.

ROSALIE.

Mais, madame...

SÉVERINE.

Je ne porterai plus de bijoux et je donnerais tout ce que je possède pour être à ta place. Maintenant tâche de savoir ce qui se passe chez la comtesse. Fais grande vigilance et grande attention, c’est grave.

ROSALIE.

Madame paraît bien troublée.

SÉVERINE.

Où est ma mère ?

ROSALIE.

Elle cause encore dans le jardin avec madame de Baudremont. La nuit est si belle !

SÉVERINE.

Oui, la nuit est belle. Il y a des gens qui, à cette heure, disent : Oh ! la belle nuit ! Ils sont heureux !

ROSALIE.

Voici madame la marquise.

SÉVERINE.

Va, et que je te sente toujours près de moi.

Rosalie sort au moment où la marquise entre par la porte du fond.

MADAME DE PÉRIGNY.

Conte-moi ce qui s’est passé, et je te dirai, moi, tout ce que madame de Baudremont vient de me dire sur la comtesse.

SÉVERINE.

Je lui ai dit tout bas de s’en aller, voilà tout. Quant à ce qu’on dit sur elle, peu m’importe. Je ne m’occupe que de ce qui me regarde.

MADAME DE PÉRIGNY.

Et son mari, tu l’as vu ? il n’a pas dû quitter la maison sans prendre congé de toi ?

SÉVERINE.

Je l’ai vu en effet.

MADAME DE PÉRIGNY.

Tu ne lui as rien dit, je pense ? Songe aux conséquences terribles que la moindre indiscrétion pourrait avoir pour elle, pour lui, pour ton mari surtout.

SÉVERINE.

Je n’ai rien dit que je ne dusse dire.

À Galanson qui entre.

Arrivez, mon cher monsieur Galanson. J’ai grand besoin de vous.

GALANSON.

Je suis à vos ordres, princesse.

SÉVERINE.

Qu’avez-vous dit à M. de Birac ?

GALANSON.

J’étais monté dans son cabinet, appelé par M. de Terremonde qui voulait faire un reçu aussi en règle que possible d’une somme de trois cent mille francs que le prince lui a prêtée ce soir.

MADAME DE PÉRIGNY.

Trois cent mille francs ! Êtes-vous bien sûr que M. de Terremonde n’est pas complice de sa femme ? C’est qu’il y en a plus d’un de ce genre en ce temps-ci.

GALANSON.

M. de Terremonde est le plus honnête homme de la terre. Seulement il est amoureux fou de sa femme. Il s’est ruiné pour elle comme quelques-uns se ruinent pour une fille galante. Elle est de la race de ces filles galantes, et maintenant qu’elle a ruiné le comte, elle passe au prince qui a ce dont elle a le plus besoin pour vivre, l’argent. Et cela sans souci de sa position dans le monde, de son honneur, du bonheur, de l’honneur et de la vie des gens. Elle accomplit sa destinée qui est de briller coûte que coûte. Ajoutez à cela qu’elle cherche l’amour qui lui échappe et qui lui échappera toujours. Il n’y a donc à lui faire ni raisonnement ni morale, elle ne comprendrait pas, elle est sourde et elle est implacable ; c’est l’Instinct. Si, parmi les hommes qui l’entourent et qu’elle entraîne dans son orbite, il s’en trouvait un plus riche que le prince, elle prendrait celui-là, fût-il laid, ivrogne comme le père à qui elle doit la vie, vieux et déshonoré comme le père à qui elle doit un nom. Si M. de Fondette, joli garçon, célibataire, complètement libre, eût été aussi riche que votre mari, princesse, elle lui eût donné la préférence, car il lui plaît autant qu’un homme peut plaire à cette créature ; mais que voulez-vous qu’elle fasse des trois ou quatre cent mille francs de ce pauvre enfant ? C’est un en-cas pour une morte saison. Oh ! je l’ai bien étudiée ce soir, je la connais, sans compter qu’elle m’a fait l’honneur d’être presque franche. Elle a donc jeté son dévolu sur le prince qui a quatre millions, les vôtres. Il vous en a déjà emprunté deux pour partir demain avec elle, elle compte bien qu’il vous empruntera le reste. Que vous mouriez de chagrin et de misère, cela ne la regarde pas. Quand le prince n’aura plus rien et ne pourra plus servir à rien, elle le remplacera par un autre, et ainsi de suite. Ah ! j’en ai vu de ces monstruosités-là dans ma carrière de notaire ! Il n’y a pas beaucoup de confessionnaux qui en sachent aussi long que mon étude. On ne soupçonne pas ce que le choc d’un appétit et d’une passion peut produire de catastrophes. J’ai dit, moi, au prince tout ce que je pouvais et devais lui dire en raison de l’estime que j’ai pour vous et de l’intérêt que je vous porte. Il ne faut pas songer à lui faire entendre raison, il est complètement fou ; elle l’a ensorcelé. Il la regarde comme la plus honnête femme du monde et je crois qu’il tuerait qui lui dirait le contraire. Il verra clair, un jour, tout à coup, trop tard, peut-être. En attendant, il partira demain avec elle, rien ne le retiendra.

SÉVERINE.

Quels sont les moyens que la loi me donne pour empocher cette infamie et ce malheur ?

GALANSON.

Aucuns.

SÉVERINE.

Il est libre ?

GALANSON.

Absolument.

SÉVERINE.

Et si je voulais partir, moi ?

GALANSON.

Il pourrait vous en empocher.

SÉVERINE.

Pourquoi est-ce comme ça ?

GALANSON.

Parce que c’est comme ça. Quand il sera parti, vous pourrez faire constater légalement son départ, dans quelles conditions ce départ se sera effectué, l’emploi que votre mari aura fait de la moitié de votre fortune, ses relations publiques avec une autre femme, et nous demanderons une séparation de corps et de biens, que nous obtiendrons, je pense.

SÉVERINE.

Et après ?

GALANSON.

Vous attendrez que votre mari revienne ou qu’il meure.

SÉVERINE.

C’est bien long.

GALANSON.

Ça peut durer toujours.

SÉVERINE.

Alors voilà tout ce que les hommes ont trouvé pour garantir celles qui sont leurs mères, leurs sœurs, leurs femmes, leurs filles ?

GALANSON.

Voilà tout.

SÉVERINE.

Ce n’est pas assez.

À madame de Périgny.

Pourquoi m’avez-vous mariée à cet homme, ma mère ?

MADAME DE PÉRIGNY.

Je t’ai mariée à cet homme parce que, quand on a des filles, il faut les marier ; mais nous ne sommes pas dans les maris qui se présentent, et nous ne pouvons savoir comment ils sont faits. Et puis, c’est toi qui as voulu l’épouser ; tu as déclaré que tu mourrais si tu ne l’épousais pas. Tu en étais folle.

SÉVERINE.

Il fallait vous opposer à ma volonté, il fallait combattre ma folie, il fallait employer la force, il fallait m’expliquer les choses ; il fallait me dire que le mariage était une prison et un enfer.

MADAME DE PÉRIGNY.

Je n’en savais rien, moi ; je me suis mariée deux fois, j’ai toujours été heureuse. Et puis, rien ne me faisait prévoir ce qui arrive. Le prince s’était toujours bien conduit. S’il t’abandonne, tu reviendras vivre avec nous. Tu ne seras pas la première femme qui aura vécu séparée de son mari sans qu’il y ait de sa faute à elle. L’important est qu’il ne te ruine pas pour cette gaillarde. Tous les honnêtes gens seront pour toi.

SÉVERINE.

Eh ! que me fait la pitié des gens heureux ! Alors, c’est tout ce que vous pouvez pour moi tous les deux ? Vous, la loi ; toi, la famille. La loi peut me rendre l’argent de ma dot, si elle le retrouve ; la famille peut me rendre ma chambre de pensionnaire, et puis c’est tout. La vie matérielle toujours. La table et le logement, tel est le souci de la société ! Et c’est tout ce qu’elle croit me devoir. Et si je ne peux plus manger ; et si je ne peux pas dormir, que fera-t-elle pour mon cœur qu’elle aura laissé briser, pour mon âme qu’elle aura laissé meurtrir ? L’âme ! qu’est-ce que c’est que ça ? J’en ai une cependant ! Je la sens ! Cela ne nous regarde pas, étouffe-la. Mais le dernier des animaux vit de sa vie pleine, il a des petits, il les couve, il les allaite, il les protège, il les aime, et toi, créature de Dieu, pour laquelle un Dieu est mort, tu n’auras pas ce que la nature a donné aux animaux. À vingt ans, tu ne seras plus une femme, tu ne seras même plus une femelle !...

Se frappant la poitrine.

Allons donc ! Qui est-ce qui s’est permis de dire ça ? Ah ! c’est ainsi ! Chacun pour soi ? Soit, et puisque vous n’avez pas trouvé le moyen de me rendre ma liberté, je le trouverai, moi. Je ne suis plus l’esclave de cet homme, je ne suis plus sa victime, je suis son juge. Merci, monsieur Galanson, merci, ma mère. Bonsoir. Vous pouvez vous retirer. Je n’ai plus besoin de vous. Allez dormir, vous qui dormez.

MADAME DE PÉRIGNY.

Que vas-tu faire ?

SÉVERINE.

Rien, chère maman, rien. Seulement je craignais d’avoir fait plus que je n’avais le droit de faire. Je vois maintenant que j’étais dans mon droit, et je m’en réjouis et je suis calme.

À Rosalie qui entre.

Qu’y a-t-il ?

ROSALIE.

Il faut que je parle à madame.

GALANSON.

Si vous saviez, princesse, combien de fois j’ai cherché une solution à la malheureuse destinée des femmes dans votre situation ! Du calme.

SÉVERINE.

Évidemment.

MADAME DE PÉRIGNY, l’embrassant.

Tu as ta mère, chère enfant ; quoi que tu en dises, c’est quelque chose.

En sortant, à Galanson.

Enfin, les 1 700 000 fr. qui restent, où sont-ils ?

GALANSON.

Ils sont encore entre les mains du prince, mais demain, adieu ! Diable d’affaire !

Ils sortent.

 

 

Scène II

 

SÉVERINE, ROSALIE

 

SÉVERINE.

Qu’y a-t-il ?

ROSALIE.

Madame sait qu’elle avait un ennemi dans la maison.

SÉVERINE.

Mais pourquoi est-on mon ennemi ? À qui ai-je fait du mal ?

ROSALIE.

Enfin, madame a reçu une lettre anonyme qui la mettait au courant.

SÉVERINE.

Oui.

ROSALIE.

J’ai toujours soupçonné le valet de chambre de monsieur de l’avoir écrite.

SÉVERINE.

Ce Victor ?

ROSALIE.

Si je n’en ai rien dit à madame, c’est que je n’aime pas accuser ; mais à cette heure Victor, très ému, et qui doit savoir beaucoup de choses, demande à parler à madame en secret.

SÉVERINE.

Qu’il entre.

Rosalie sort et fait entrer Victor.

 

 

Scène III

 

SÉVERINE, VICTOR

 

VICTOR.

Madame la princesse veut-elle me faire l’honneur de m’écouter et de me croire ?

SÉVERINE.

C’est vous qui m’avez écrit une lettre anonyme que j’ai reçue hier matin ?

VICTOR.

Oui, madame.

SÉVERINE, s’éloignant avec un sentiment de dégoût.

Qu’avez-vous à me dire ?

VICTOR.

Je regrette ce que j’ai fait, je viens en demander pardon à madame, car, à force d’écouter aux portes, j’ai fini par comprendre tout le mal que j’ai pu causer, et je voudrais écarter des malheurs bien autrement grands qui se préparent.

SÉVERINE.

Combien vous faut-il pour ce nouveau renseignement ?

VICTOR.

Rien.

SÉVERINE.

C’était pourtant pour de l’argent que vous faisiez ces choses-là ?

VICTOR.

Que voulez-vous, madame, on est laquais.

SÉVERINE.

Et maintenant vous avez des remords ?

VICTOR.

On est tout de même un homme. Maintenant, madame, il faut que vous sachiez tout. C’est un de mes amis qui est le valet de chambre du comte. Le comte a en lui une confiance absolue, et c’est par lui que moi...

SÉVERINE.

Eh bien ?

VICTOR.

Eh bien, je ne sais pas ce qui s’est passé tout à l’heure entre madame la princesse et le comte, je n’ai pas voulu entendre, mais j’ai vu le comte sortir d’ici comme un fou. Je l’ai surveillé. Il a traversé le jardin, il a passé par la porte de communication, puisqu’il y en a une entre sa maison et la vôtre ; mais, une fois chez lui, il s’est arrêté tout à coup. Je ne sais quelle réflexion lui a traversé l’esprit, il a fait deux ou trois tours à petits pas, et il a passé dans sa chambre. Il a appelé Eugène, c’est le nom de mon ami, il a fait préparer sa valise, et il a envoyé chercher une voiture de place. Puis, il est entré dans la chambre de la comtesse, et, devant la femme de chambre, il a pris congé d’elle, il l’a embrassée sur le front et lui a dit qu’il serait de retour demain soir. Au lieu d’emmener avec lui Eugène jusqu’au chemin de fer, comme il fait ordinairement, il l’a envoyé se coucher, en lui disant qu’il n’avait pas besoin de lui ; mais en passant devant la loge du concierge, qui habite seul cette loge, il lui a dit : « Au fait, prenez cette voiture, et allez m’attendre au chemin de fer de l’Ouest. Ne revenez que quand vous m’aurez vu. – Mais ma loge va rester vide, a dit le père Laroche. – Cela ne fait rien, a répondu le comte. Tout le monde est rentré et couché ; à cette heure il ne viendra plus personne. » Et il a pris une autre voiture qui passait, après avoir vu Laroche qui s’éloignait dans la première. Eugène, qui se méfiait de quelque chose, a écouté et attendu. Il est resté aux aguets dans l’obscurité, et il a vu M. le comte revenir à pied, dix minutes à peine après son départ, ouvrir tout doucement la petite porte de service qui donne du côté des écuries et se glisser dans la loge du concierge dont il a refermé la porte sur lui. C’est un malin, Eugène. Il est descendu nu-pieds dans la chambre du comte et il a vu que le comte avait emporté ses pistolets. Alors il est venu me prévenir, et moi je suis venu prévenir madame pour...

SÉVERINE.

Pour ?...

VICTOR.

Pour qu’elle empêche monseigneur d’aller cette nuit chez la comtesse, comme il est possible qu’il veuille y aller, la sachant seule. Il n’en reviendrait pas. M. de Terremonde est un homme si jaloux et si résolu !

SÉVERINE.

Et pourquoi venez-vous me dire cela, à moi, au lieu d’aller le dire à votre maître ?

VICTOR.

Parce que mon maître est brave, et que pour le prouver, même à un domestique, il irait au-devant du danger, tandis que madame la princesse – qui aime son mari tout de même – trouvera le moyen de m’empêcher de sortir.

SÉVERINE, à part.

Ainsi mon amour, ma jalousie, les plus secrètes pensées de mon âme, sont livrées aux laquais, objet de spéculation, de moquerie ou de pitié.

Haut.

Merci, monsieur, merci. Je n’oublierai pas ce service. Gardez-moi le secret, si vous pouvez, et faites prier le prince de descendre ici.

Victor s’incline.

Allez, merci.

VICTOR, sortant.

Ouf ! c’était dur ! mais me voilà tranquille.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

SÉVERINE, seule

 

Eh bien, ma conscience, vous voilà juge comme vous vouliez l’être, comme vous aviez le droit de l’être. Je n’ai qu’un mot à dire pour que cet homme meure. Il dépendra de lui que je le dise. Pourquoi est-ce que je tremble ? Est-ce que ce que j’ai fait est mal ? N’ai-je pas le droit de disposer de la vie de cette femme et de cet homme ? Non. Ceux-là mêmes qui ont donné la vie n’ont pas le droit de donner la mort ! Je suis peut-être une criminelle. D’ailleurs, qui suis-je pour être si sévère ? Qu’est-ce que je connais de la vie ? Quelles luttes ai-je soutenues ? Quel bien ai-je fait ? Car c’est la mort, comprends-tu, malheureuse, c’est la mort que tu veux donner ; car, si tu laisses ton époux franchir le seuil de cette porte, il est mort. Et cet autre homme qui est là, caché dans l’ombre, qui souffre autant que moi, guettant cet inconnu qui lui a volé son honneur, cet homme sera impitoyable. Il est dans son droit, lui. Que pensera-t-il de moi quand il saura que je l’ai fait servir à ma vengeance ? Il me dira : « Il fallait vous venger vous-même. Pourquoi m’avez-vous désespéré ? Pourquoi m’avez-vous rendu meurtrier ? moi qui ne vous avais rien fait, moi qui vous respectais. » Tant pis pour lui. Il n’avait qu’à surveiller cette femme ! Il n’avait qu’à ne pas l’épouser, c’est son honneur qu’il venge, ce n’est pas le mien. Qu’est-ce que c’est que la mort, d’ailleurs ? Ne suis-je pas prête à mourir, moi aussi ? Est-ce que je survivrai à celui que je tue ? Ce qu’il ne faut pas tuer, c’est une foi ! c’est une croyance ! c’est une âme ! Et cet homme a tué tout cela en moi. Sa voix m’a menti, ses baisers mêmes m’ont menti. Hier, à cette heure, il était dans les bras d’une autre. Si je le sauve ce soir, il y retournera demain. C’est lui !

 

 

Scène V

 

SÉVERINE, LE PRINCE

 

LE PRINCE.

Vous m’avez fait demander, me voici.

Séverine essaye de parler et ne peut.

Qu’avez-vous, vous êtes émue ?

SÉVERINE, qui est parvenue à reprendre sa respiration.

Oui, très émue, mais je puis parler ; je voulais causer avec vous.

LE PRINCE.

D’affaires d’intérêt, sans doute. Me Galanson m’a laissé entrevoir cette conversation. J’ai pris chez lui une grosse somme.

SÉVERINE.

Vous avez bien fait, et je ne vous en demande aucun compte. J’ai quatre millions, vous en prenez deux, rien de plus juste. D’ailleurs, si nous ne devons plus vivre ensemble, il est nécessaire qu’un partage égal se fasse. Tant mieux s’il est déjà fait.

LE PRINCE.

Si nous ne devons plus vivre ensemble ?

SÉVERINE.

N’essayez plus de me tromper. Pour gagner quelques heures, cela n’en vaut pas la peine. Vous m’avez trompée tantôt, c’est bien assez. Vous devez partir demain avec madame de Terremonde.

LE PRINCE.

Qui a vous a dit cela ?

SÉVERINE.

Ce papier.

Elle lui donne sa lettre.

LE PRINCE.

Quel est l’infâme ?

SÉVERINE.

Pas de colère inutile. Il y a deux personnes en cause, vous et moi. Le reste du monde n’existe pas. Je sais que vous m’avez menti tantôt et que vous devez partir demain pour toujours. Ne nous occupons que de cela ; tout ce qui n’est pas cela ne signifie rien. Pourquoi ne m’avez-vous pas tout dit, ce matin ?

LE PRINCE.

Parce qu’il y a des choses qu’on ne dit pas à une femme qu’on respecte. Et puis, ce secret n’était pas à moi seul.

SÉVERINE.

Mais maintenant vous pouvez tout dire.

LE PRINCE.

À quoi bon ! Vous savez tout.

SÉVERINE.

Ainsi, vous alliez partir avec cette femme ?

LE PRINCE.

Je vous écrivais tout ce que vous me demandez là, quand vous m’avez fait appeler. Je voulais vous laisser en partant cette preuve d’estime. Vous auriez pu montrer ma lettre si jamais...

SÉVERINE, entre les dents.

Le malheureux !... Il prévoit

LE PRINCE.

Voilà cette lettre, où je reconnais tous mes torts.

SÉVERINE, la déchirant.

Merci, je n’ai besoin ni de compassion dans le présent, ni d’excuse dans l’avenir. Je n’ai besoin que de savoir. Répondez-moi, je vous jure que l’heure est solennelle. Vous êtes bien décidé à partir demain avec cette femme ?

LE PRINCE, respectueux.

Ne m’interrogez pas.

SÉVERINE.

Et pour toujours ? Mais rien ne force de donner toute sa vie à une femme, à une pareille femme surtout ; car elle, monsieur, elle ne vous aime pas, malgré les preuves apparentes qu’elle vous a données hier, et qui ne lui coûtent plus rien depuis longtemps. Elle est ruinée, et elle quitte le mari qui est pauvre pour l’amant qui est riche. Elle ne se rend pas, monsieur, elle se vend.

LE PRINCE.

Madame !

SÉVERINE.

Je vous propose un moyen, monsieur, car si je n’ai plus souci de votre amour, j’ai encore souci de votre dignité, et je ne veux pas que vous vous rendiez ridicule ni que vous vous déshonoriez, ce qui arriverait peut-être plus tard ; donnez à cette femme ces deux millions dont elle a tant envie, elle les acceptera, soyez tranquille, c’est tout ce qu’elle veut de vous ; nous l’aurons payée royalement, nous serons quittes avec elle, et laissez-la à ses autres amours !

LE PRINCE.

À ses autres amours !

SÉVERINE.

Croyez-vous donc que vous soyez le premier, croyez-vous donc que vous soyez le seul ?

LE PRINCE, très exalté, mais très sincère.

Dites un nom, donnez une preuve, et je ne la revois de ma vie, je le jure.

SÉVERINE.

Le premier venu vous renseignera aussi bien que moi.

LE PRINCE.

Si vous aviez pu avoir une preuve contre elle, votre colère me l’eût déjà jetée au visage. Un nom ! un nom ! un nom !...

SÉVERINE.

Vous êtes donc jaloux ?

LE PRINCE.

Eh bien, oui, c’est de la folie, c’est de l’ivresse, tout ce que vous voudrez, mais je ne puis plus vivre ainsi ; je me contrains depuis six mois, il faut que j’éclate à la fin.

Tirant un portefeuille de sa poche et le jetant sur la table.

Voilà ce que je vous dois, madame ! Ce qu’il en manque vous sera rendu, soyez sans crainte. Votre notaire y pourvoira. Suis-je libre maintenant ? Où sont les contrats humains qui peuvent lier un homme comme moi ?

SÉVERINE.

Voilà donc ce qu’une pareille femme peut faire d’un gentilhomme ! Le voilà qui rugit et qui écume, comme une bête sauvage, et qui maudit et qui insulte l’amour le plus pur, le plus dévoué qui fût jamais ! Ah ! je crois que la mesure est comble. Le mari de cette femme est parti ce soir. Elle est libre ! elle est seule, vous n’avez pas de temps à perdre ; allez la retrouver, vous êtes mort pour moi. – Allez.

LE PRINCE.

J’y vais.

Il court vers la porte. Elle y arrive avant lui.

SÉVERINE.

Eh bien, non, tu n’iras pas.

LE PRINCE, voulant passer.

Eh, madame !

SÉVERINE.

Tu n’iras pas. N’obéis pas à ta passion qui t’aveugle en ce moment, attends un peu ; ne sors pas d’ici. Je t’en conjure ! Demain tu partiras, je ne dirai rien, je te le promets, mais pas ce soir, pas cette nuit !...

LE PRINCE.

Adieu, madame.

SÉVERINE.

Tu ne sais pas tout. Je vais tout te dire. Non, je me croyais plus forte que je ne le suis. Je ne suis qu’une femme décidément. Non, je t’aime toujours, je le sens. Ce n’est pas ta faute si tu en aimes une autre qui ne t’aime pas. Je t’aime bien, moi, malgré tout. Quelle puissance que l’amour ! on ne peut pas résister, n’est-ce pas ? Cela vous entraîne ; on ne sait pas où l’on va ; on aime. Tu es jaloux, tu me comprendras ; moi aussi, je suis jalouse, et alors...

LE PRINCE.

Eh alors ?...

SÉVERINE.

Ce que j’ai fait est horrible : je le comprends maintenant ; j’ai chassé cette femme d’ici.

LE PRINCE.

Vous avez fait cela ?

SÉVERINE.

Ce n’est rien ! J’ai dit à son mari que je l’avais chassée parce qu’elle avait un amant.

LE PRINCE.

Vous m’avez dénoncé !

SÉVERINE.

Je ne t’ai pas nommé, heureusement. J’ai dit : un amant. Tu comprends ! Demain, je puis dire que je me suis trompée, je puis faire des excuses pour te sauver la vie.

LE PRINCE.

Vous avez dénoncé une femme !

SÉVERINE.

Oui, mais le comte est là, embusqué, caché dans son jardin, armé ; il a dit qu’il partait, et il n’est pas parti. Elle ne se doute de rien, mais si tu entres chez elle, s’il te voit, il te tuera, et je ne veux pas que tu meures. Je ne veux pas être criminelle ; je ne veux pas te perdre.

Mouvement du prince.

Où vas-tu ? Tu ne comprends donc pas ? Je te dis que la mort est là.

LE PRINCE.

Et c’est au-devant de la mort que je vais. Vous voulez que je laisse cette femme exposée à la colère, à la vengeance de cet homme, qui la tue peut-être en ce moment. Vous ne comprenez pas que, si elle meurt par vous, je n’ai plus qu’à mourir pour elle.

Il s’arrache des bras de Séverine, la repousse et sort.

 

 

Scène VI

 

SÉVERINE, seule

 

Elle est tombée sur ses genoux. Se relevant à moitié.

Il est perdu. C’est moi qui l’aurai tué. Il m’a fait mal. Il m’a brisée. Pourquoi ai-je fait ce que j’ai fait ?

Elle se relève et appelle d’une voix affaiblie.

Au secours !

On entend un coup de feu. Elle recule jusqu’au mur, où elle reste pour ainsi dire appliquée, les yeux fixés sur la porte par où le prince est sorti. Allant heurter à reculons et sans quitter cette porte des yeux à la porte de sa mère, d’une voix étranglée.

MADAME DE PÉRIGNY, entrant.

Ce coup de feu ! Qu’y a-t-il ?

SÉVERINE, articulant à peine.

Mon mari. On vient...

Voyant paraître M. de Terremonde, elle reste terrifiée et sans voix.

 

 

Scène VII

 

SÉVERINE, MADAME DE PÉRIGNY, M. DE TERREMONDE, puis LE PRINCE et VICTOR

 

SÉVERINE.

Qu’avez-vous fait, monsieur ?

LE COMTE, jetant son pistolet sur la table.

Vous avez été cruelle, madame, mais je me suis vengé.

SÉVERINE.

Vous l’avez tué ?

LE COMTE.

Oui.

SÉVERINE.

Malheureux !

Elle court sur lui.

LE PRINCE, entrant.

Séverine !

SÉVERINE, se jetant à son cou, avec un grand cri.

Toi ?

LE PRINCE, lui mettant la main sur la bouche.

Silence.

LE COMTE, au prince.

Il est mort, n’est-ce pas ?

LE PRINCE.

Oui.

SÉVERINE, bas, surprise.

Mais qui donc ?

LE PRINCE.

Monsieur de Fondette.

MADAME DE PÉRIGNY.

Pauvre enfant ! Et sa mère !

LE COMTE.

C’était à lui de penser à elle. Moi je tuerai quiconque touchera à cette femme qui est à moi.

VICTOR.

Il tuerait tout le monde. Je vais le faire arrêter.

Pendant que le comte parle en s’avançant sur le public, le prince, qu’il ne peut voir, fait un mouvement spontané pour se jeter dans les bras de sa femme, mais il s’est arrêté avec respect et s’est presque agenouillé en étendant les mains vers une des mains de la princesse, qu’il n’ose pas encore prendre.

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