Didon se sacrifiant (Alexandre HARDY)

Tragédie en cinq actes et  en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, en 1603.

 

Personnages

 

ÆNÉE

ACHATE

PALINURE

DIDON

ANNE

IARBE

THÉRODOMANTE

JULE

BARGE

MERCURE

CHŒUR DE PHÉNICIENS

CHŒUR DE TROYENS

CHŒUR DE DAMOISELLES

CHŒUR DE TIRIENS

MESSAGER

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

ÆNÉE, ACHATE, PALINURE

 

ÆNÉE.

Grands Dieux, qui disposez des Empires du monde,

Toi qui portes en main ce tonnerre qui gronde,

Jupiter ennemi du peuple Phrygien,

Qui fais que notre Troie à présent n’est plus rien !

Vous qui l’avez bâtie afin de la détruire,

 Si sa perte fatale a détrempé votre ire.

Si l’orgueil ruiné de cet ample univers,

Si tant de bâtiments, d’os, et d’herbes couverts,

Si tant de sang mêlé dans les ondes de Xante,

Si du pauvre Priam la mémoire innocente,

Si de son preux Hector le violent trépas,

De tant d’autres enfants qui suivirent ses pas,

Si son peuple enterré dans les feux de la ville,

(Hélas ! y repensant l’œil toujours me distille)

Bref, si de nous chétifs du naufrage restés,

Les travaux infinis, et les calamités,

La misérable vie en morts continuée,

La fortune, d’amis, et de biens dénuée,

(Hormis en ce lieu seul, où Neptune a poussé

Le reste d’Ilion sur son dos courroucé)

Si la chose, (Immortels), votre pitié mérite,

Servez à mon esprit maintenant de conduite,

Surtout ô Lycien, notre saint défenseur,

Contre les cruautés d’un barbare oppresseur ;

Toi qui guidas le trait de l’archer Priamide,

Afin de nous venger par la mort du Pelide ;

Toi duquel j’ai suivi les oracles donnés,

Pour atteindre voguant les pays destinés,

Jette, jette ton œil sur nos longues misères,

Et si tu l’as jamais, exauce mes prières,

Coule père en mon âme, augure dedans moi

De soucis dévoré, ce que faire je dois ;

Ici nous jouissons d’un repos désirable,

Tout conspire à notre heur, tout nous est favorable,

La naissante Carthage, et sa Princesse, amis,

Leur fortune, leur sceptre, au choix nous ont remis,

À peine, que tournant la rondeur de terre,

Assiégés, incertains des eaux, et de la guerre,

Un plus capable lieu, de relever l’honneur

Des Pergames détruits, ramène ce bonheur :

Mais d’ailleurs le destin de prudence infinie

Traîne ce beau dessein jusqu’au bord d’Ausonie,

Là se doit restaurer le mur Dardanien,

Là s’apaiser la sœur du grand Saturnien,

Là, le Tibre coulant d’une douce entresuite,

Arrêter des Troyens la vagabonde fuite,

Là mon espoir Ascaigne, Ascaigne mon souci,

Redoutable, régner sous un ciel adouci,

Laissant de race en race, une splendeur d’Empire

Partout où le Soleil fait ses flammes reluire.

Entre l’obscurité de ce Dédale ombreux :

Entre le souvenir de nos maux encombreux,

Et la comparaison de la présente joie

Mon esprit agité s’égare, se fourvoie :

Chacun d’eux, tour à tour me range à son parti,

Je rentre en même temps d’où je me vois sorti :

Semblable au voyageur, qui la nuit survenue,

Rencontre deux chemins, leur adresse inconnue

De l’un et l’autre pied, il branle sur tous deux,

Sans qu’aucun il accepte, à l’égal hasardeux :

Ainsi l’infirmité de la nature humaine

Me contraint réclamer votre main souveraine,

Défaillant de moi-même : ha ! n’aperçois-je pas

Achate, et Palinure avancez sur mes pas ?

Voyons, eux consultés à résoudre la chose,

Où le bien d’on public, et sa perte repose.

ACHATE.

Illustre sang des Dieux, quel souci survenant,

Pour le salut des tiens te presse maintenant ?

Qu’avons-nous désormais d’accident redoutable ;

Ainsi, qui peut à ton sort n’être ici délectable ?

ÆNÉE.

La crainte du futur, du futur, que les Dieux,

Sous l’ombre d’un repos dérobent à nos yeux.

ACHATE.

J’ai cent fois entendu de ta bouche prudente,

L’humaine ingratitude envers eux évidente,

Lorsque de leurs bienfaits nous ne daignons user,

Et qu’il ne les faut plus que les maux refuser.

ÆNÉE.

Non, mais l’oisiveté, peste pernicieuse

Nous défend plus longtemps une vie ocieuse :

Où il faut nos destins dans Carthage borner,

Où nos erreurs poursuivre, et n’y plus séjourner.

PALINURE.

Comme du premier flot un second se dérive,

En nous la volonté pullule déceptive,

Plus quelqu’un y croupit, plus il y veut croupir,

Et nous vient à la fin son sommeil assoupir :

De sorte que l’on perd l’envie, et la mémoire

D’achever un chef d’œuvre encommencé de gloire :

Détournons l’accident, évitons-le, tandis,

Que les périls domptés nous rendent plus hardis,

Que le courage tient notre jeunesse ardente,

Un départ désiré de ce havre attendante.

ÆNÉE.

Plut aux Dieux, que ce havre eut refui nos vaisseaux,

Que nous fussions encore à la merci des eaux,

Menacés de l’horreur d’un éminent naufrage,

Et qu’une autre tourmente eut quitté mon courage,

Une autre beaucoup pire, ha ! la voix me défaut

Quand je pense devoir soutenir cet assaut.

ACHATE.

L’amour au scorpion sa piqûre apparie,

L’une et l’autre mortelle, à grand peine guérie,

D’autant qu’on les néglige, et que de leur poison,

Jusqu’à l’extrémité s’attend la guérison,

Que de peu d’apparence ils font de grands symptômes :

Telle faute est commune au vulgaire des hommes.

PALINURE.

Le vulgaire trainé de sa cupidité,

S’il succombe au fardeau qu’il n’a prémédité,

Mérite moins de blâme, et joint que sa ruine

Importante de peu s’étouffe en l’origine !

Mais un fils de Déesse, un héros indompté,

Un, qui sait des destins la sacre volonté,

Un, qui doit rebâtir dans le sein de l’Itale

Notre seconde Troie, à la première égale,

Qui tient notre salut enchaîné dans le sien,

Cédant aux passions, d’excusable n’a rien ;

Sa vertu disparue à l’approche du vice,

Montre qu’il a péché de certaine malice,

Qu’avant que de combattre il se rend au vainqueur,

Et qu’il ne manque tant de force, que de cœur.

ÆNÉE.

Ma constance éprouvée en choses plus ardues,

(Choses qui font trembler les plus forts, entendues,)

Me purge du soupçon de telle lâcheté ;

La gloire au plus haut pris j’ai toujours acheté,

Ennemi du repos, ennemi des délices ;

Mais quand nous nous sentons de cruautés complices,

Quand il est question de rompre une amitié,

Envers nos bienfaiteurs plus dignes de pitié ;

Ha ! Cieux ! ha ! justes Cieux, a los la conscience

Jette un trouble dans l’âme affreux d’impatience,

Nous portons contre nous de terribles témoins,

Et les plus généreux, alors le sont le moins.

ACHATE.

Quoi ? n’as-tu point ouï que Jupiter se moque,

Des serments parjurés de l’amant qui l’invoque,

Qu’exemplaire lui-même à l’infidélité,

Tels crimes sont toujours suivis d’impunité :

Didon ne se voudrait ainsi n’être trompée,

De plein gré dans tes rets elle s’est attrapée,

Tu as payé d’amour ce que tu lui devais,

Et pour sauver les tiens autrement ne pouvais,

Si que la piété de contrainte suivie,

Te dispense de coulpe, et de peine ta vie.

ÆNÉE.

Achate, aucun de nous ne saurait mieux juger

Que nous même obligés à ce peuple étranger

De la clarté du jour : et lui meurtrir sa Reine,

(Car mon départ sans doute au sépulcre la traine)

Ô quel triste loyer ! toutefois attachés

À un autre destin l’entreprise cachés,

Faites que notre flotte au rivage apprêtée,

De vivres, d’équipage, et de gens affrétée,

N’attende qu’un signal à refendre les flots,

Avertissez soudain soldats, et matelots.

 

 

Scène II

 

ANNE, DIDON

 

ANNE.

Ma sœur, ma chère sœur, dites je vous supplie,

À quelle occasion de tristesse remplie,

Vous semblez repousser le bonheur qui vous suit,

Et de votre beau jour faire une sombre nuit :

Au scrupule premier possible retombée,

La blancheur de ce front d’albâtre s’est plombée.

DIDON.

Un juste repentir du vœu que j’ai faussé,

Tient un glaive pendant sur ma tête haussé,

Représente à mes yeux incessamment fichée

L’image qui se plaint de mon loyal Sichée :

Encore l’autre nuit au milieu du repos

Sa bouche me tenait ce menaçant propos !

Espères-tu longtemps ô Didon forcenée,

Arrêter en mon lit ce vagabond Ænée ?

Faire longtemps pâlir de honte le Soleil,

Pour ton crime adultère à nul autre pareil ?

Non, non, perfide, non, la suprême Justice

Te réserve, et bientôt à un aspre supplice :

Les plaisirs du Troyen te seront cher vendus,

Ils seront de tes bras comme un ombre perdus,

D’eux ne te restera qu’un désespoir de rage,

Au meurtre de toi-même animant ton courage :

Sa Carthage est ailleurs, le vouloir des destins,

Après mille travaux l’ordonne aux champs Latins :

Ainsi pâle, muette, en glace convertie,

Elle s’est frémissant d’avec moi, départie,

Semblable au vent qui part à l’oreille sifflant,

Et sur les flots émeus hideusement ronflant :

Las ! n’ai-je là dessus, n’ai-je sujet de plaindre ?

N’ai-je pas un sujet légitime de craindre ?

De craindre que ma peur s’achemine à l’effet,

La foi de l’étranger, et ce songe suspect ?

ANNE.

Vous Reine de son cour, Reine de sa fortune,

Qui lui avez rendu toute chose commune,

Vous qui l’avez tiré d’un Dédale mortel,

Qui des siens, et de lui méritez un autel,

Croire qu’extrait des Dieux il manque à sa parole,

Vous fier moins en lui, qu’a un spectre frivole,

Avorté de la peur, et d’un scrupule vain,

Que les défunts charmés d’un long somme d’airain,

Hôtes perpétuels d’une lame profonde,

Reprennent le souci des affaires du monde ?

Ha ! ma sœur, n’enviez votre heur de la façon,

Que l’antique prudence étouffe ce soupçon,

Soupçon, qui reconnu contraindra votre Ænée,

De chercher voirement plus loin sa destinée.

DIDON.

La langue, vrai pinceau de nos affections,

Me fait mal augurer de ses intentions.

ANNE.

Comment ?

DIDON.

Il ne se peut tenir quoiqu’il s’efforce,

D’avouer que l’Itale, et son sceptre le force,

Dire qu’il doit, malgré la haine de Junon,

S’acquérir en ces lieux un illustre renom.

ANNE.

Ce ne sont qu’aiguillons envers sa géniture,

Pour embrasser l’exploit d’une haute aventure.

DIDON.

Non, cela n’est rien plus, de l’entreprise chef,

Qu’en mots exprès toucher mon suprême méchef.

ANNE.

L’âge entr’eux différent distingue leurs pensées,

Ainsi que le présent fait les choses passées,

L’un a son calme atteint au sein d’une Cypris,

L’autre à pareil bonheur bande là ses esprits.

DIDON.

Peu caute, estimes-tu que sa race il expose ?

Que le fils en péril, un père se repose ?

ANNE.

Après que l’âge aura fortifié son corps,

Capable de courir aux belliqueux efforts,

Assisté d’un conseil digne de l’entreprise,

Ænée auprès de vous (amoureuse franchise,)

Qui le divertirait du voyage fatal ?

DIDON.

Ô redouté voyage, ennemi capital,

De Didon, de sa ville, et de si peu de joie,

Par eux goûté depuis qu’ils trompèrent la proie

D’un brigand parricide, hélas ! au moins attends,

Diffère à t’accomplir, prolonge-moi ton temps,

Jusqu’à ce que mes feux alentis de leur cendre,

Je puisse au désespoir mon constance reprendre :

Mais allons de Junon les Autels visiter,

La seule Déité peut nos maux arrêter.

ANNE.

Outre qu’aux Tyriens la Dive tutélaire,

Depuis leurs premiers veux n’a cessé de bien faire,

Qu’en Samos méprisée elle daigne avec nous

Sa demeure choisir, allons, qu’à deux genoux

Je lui offre mon cœur en humble sacrifice,

Afin de détourner votre fâcheux auspice.

CHŒUR DES PHÉNICIENNES.

Beau couple céleste d’amants,
Assemblé des bouts de la terre,
Puissent en tes contentements,
Mourir la discorde, et la guerre :
Puisse Carthage devenir
Une autre Amathe à l’avenir.

Permets ô Déesse écumière,
Qu’ici l’un de tes fils régnant,
Sois dessous la torche nocière,
À notre Didon se joignant :
Et que leur règne puisse éclore
Chez nous un âge d’or encore.

Que nos cours francs d’ambition,
Ne respirent que l’innocence,
Ne brûlent d’autre affection,
Et ne conspirent d’autre offense,
Qu’alors que Saturne quitta
L’Olympe, et le monde habita.

Puisse de leur couche féconde,
Naître un Hercule audacieux,
Qui de monstres purge le monde,
Et puis s’envole dans les Cieux,
Laissant une souche divine,
Qui de père en fils le domine.

Sus, préparons-nous, chastes sœurs,
À l’heur de ce proche Hyménée,
De guirlandes de toutes fleurs
Soit notre tête environnée,
Nos seins sous un lustre riant
Portent les trésors d’Orient.

Io, que chacune déploie
A l’envie ce qu’elle a de beau,
Afin que ces héros de Troie
Se prennent d’un appas nouveau ;
Et que l’hymen de notre Reine
Un nombre infini nous amène.

Vénus prêtes-nous ce ceston,
Qui la fureur de l’onde émue
Accoise aisément ce dit-on,
Arme de foudres notre vue,
Foudres desquels ton premier fils
A les plus grands Dieux déconfits.

Toi Junon, toi chaste Lucine,
L’une pour le nœud conjugal,
Et l’autre qui par la gésine
Nous comble d’un bienfait égal ;
Assistez chacune propice,
Ce saint outrage d’un auspice.

Faites bénignes Déités,
Pleuvoir vos faveurs libérales
Sur deux peuples qui sont restés
Vainqueurs de leurs peines fatales :
Si qu’un devenus désormais,
Ils fleurissent en bonne paix.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

IARBE, THÉRODOMANTE

 

IARBE.

Embrasé de fureur, de vengeance et de haine,

Au pied de tes Autels, Majesté souveraine,

Puissant Olympien, je t’adresse ma voix,

Je te prends à témoin du crime que tu vois,

Du crime perpétré contre ta géniture :

Une folle, brûlant d’exécrable luxure,

Une qui tient de moi la lumière du jour,

Une à qui ma pitié concéda le séjour

Du pays Libyen, lui départant de terre ;

Ce que le cuir d’un bœuf en son espace enserre

Une qui m’enflamma, passable de beauté,

Méprise mes bienfaits, mon nom, ma royauté :

Leur préfère indiscrète, un vagabond de Troie,

Un, de tous les malheurs la malheureuse proie,

Un, que je ne voudrais esclave recevoir.

Hélas ! si je suis tien, père, fais-le savoir,

Montre, que descendant amoureux de la nue,

Tu vêtis d’un bélier la semblance cornue,

Ma mère ravissant sur les sables dorés,

Où s’érigent depuis tes autels adorés :

Montre grand Jupiter, que ta race commande

La gent Maurusienne à leur servile bande :

Dessous mon bras vengeur, comme aux champs Phlégréans,

Foudroyant animeux ce reste de Géants :

Expie par l’amour de ta Garamantide :

L’outrage à mon honneur fait d’un couple perfide.

Quel besoin de prière, et d’épandre des vœux ?

Je le puis de moi-même, et sais que tu le veux ;

Ministre du courroux de ta haute justice,

J’exigerai de lui le mérité supplice,

Deux peuples étrangers nos communs ennemis

Périront pour le rapt de mes amours commis.

THÉRODOMANTE.

Gloire de l’univers, invincible Monarque,

En cette passion plus avant ne t’embarque, [

Dessus ce bruit espars, bruit qui n’est bien souvent,

Qu’une chimère vaine, une vapeur, un vent !

Informons plus au vrai, premier ce qui se passe,

Informons plus au vrai premier ce qui se brasse

Chez un peuple étranger, que ta puissante main

Coupable détruira du jour au lendemain.

Onc à la tempérance un repentir n’arrive,

L’équité de sa source au contraire dérive,

Vertu, qu’en tous ses faits observe Jupiter ;

Qui plus que toi son fils le doit donc imiter ?

IARBE.

Stupide conniver au crime manifeste,

Directement répugne à l’équité céleste,

J’ai plus qu’il ne fallait mon courroux modéré,

Par un monde témoin le diffame avéré :

Carthage jusqu’ici resonne la liesse

De l’hymen de ce traître avecque sa Princesse :

Dessus telle assurance à ce vil suborneur,

Elle a mis, elle met en proie son honneur :

Ils ne se cachent plus de la commune vue,

Pour ensemble ravir la palme qui m’est due,

Ensemble savourer la douceur de ses fruits,

Que les bienfaits m’avoient véritables produits :

Ils bravent ma puissance, et font en dépit d’elle

Voler jusques au Ciel leur complot infidèle !

Et que je doute encor ! et que je sois rétif

À détruire vengeur ce couple fugitif ?

Qu’ils se moquent de moi, jouissant de leur aise ?

Que consommé de flamme ils éteignent leur braise ?

Orage étincelante au milieu de mes os,

Ô martel envieux de mon libre repos !

Ô perfide conseil, sépulcre de ma gloire !

M’engloutisse l’Erebe avant que de te croire 

Pasteur environné de soldats plus épois,

Que ne sont en Été les feuillages des bois,

De nombre surpassant la tempétueuse arène,

Qui flotte épouvantable aux déserts de Cyrène,

La terre sous le faix de leur pas gémissant,

Le Ciel à leur aspect de crainte palissant,

J’irai de fond en comble, (entreprise trop vile,)

Ces Troyens segmentés, exterminer sa ville ;

Et quant à l’impudique, en des fers vergogneux,

Le supplice borner d’un refus dédaigneux ;

Tandis quelqu’un des miens dans Carthage se glisse,

Qui de l’état présent des choses m’avertisse.

THÉRODOMANTE.

Sire, je réduirai tel oracle en effet,

Mais avec un courage en son zèle parfait.

 

 

Scène II

 

ÆNÉE, ACHATE

 

ÆNÉE.

Achate, une frayeur environne mon âme,

Ce que n’ont pu les fers, les ondes, ni la flamme,

Ce que tant d’accidents cette nuit survenus,

Que du Grec frauduleux nous fûmes prévenus !

Qu’après deux fois cinq ans notre ville occupée,

Brûla ses citoyens mis au fil de l’épée,

Bien qu’à l’heure la mort s’offrait de tous côtés,

Que les cris parmi l’ombre hideusement jetés,

Les cris d’un pauvre peuple égorgé dans sa couche,

(Las ! encore de l’œil ce désastre je touche)

Il me semble courir aux armes en sursaut,

À qui par l’incertain sa conduite défaut,

Emporté du hasard où l’alarme cruelle

De ceux qui résistaient en ténèbres m’appelle,

Il me semble revoir Creuse se pendant,

Plaintive à mes genoux, et son fils me tendant,

Afin de refroidir l’ardeur de mon courage,

Et de les préserver de l’Argolique rage :

Derechef, derechef, de ses bras dépêtré,

Dedans l’horreur de Mars je me semble rentré,

Au secours accouru des désolés Pergames,

Où je vis expirer tant de vaillantes âmes :

Priam ce bon vieillard sur le corps trébucher,

Sur le corps massacré de son Polite cher :

Où le Palais rempli de féminines larmes

Hécube réclamait mes impuissantes armes :

Tout cela néanmoins le cour ne m’ébranla,

Ma constance fut une en tout ce malheur là :

Je fais ce que pouvait une audace indomptée,

Et ores de Didon la face redoutée

Glace mes sens d’effroi, je n’ose l’aborder,

Un coupable congé lui voulant demander !

Celle qui me charmait de ses attraits naguère,

Sans qui je haïssais la céleste lumière,

S’est changée en furie, elle roue à mes yeux,

Le flambeau punisseur d’un parjure impieux :

Je frémis paravant que faire mes approches,

Du bruit imaginé de ses fières reproches,

Douteux de rebrousser sur mes pas avancés,

Et mes vagues desseins de deux parts balancés.

ACHATE.

Autrefois j’admirai que l’humaine faiblesse,

Si fréquente, succombe à l’amour qui la blesse :

Mais te voyant plier sous même passion,

Je plains ores des dieux l’aspre condition ;

J’estime la vertu ne profiter à l’homme,

Depuis qu’un feu secret ses entrailles consomme,

Que ton frère a coulé le miel de sa poison

Au siège précieux de la sainte raison ;

Détestable Tyran qui n’épargne personne,

À son propre germain supplié ne pardonne :

Efforce-toi pourtant, oppose aux voluptés,

L’infini des travaux que tu as surmontés,

Songe qu’en ce dernier la palme est recueillie,

Qui relève le nom de Troie ensevelie.

ÆNÉE.

La foi plus que l’amour me liure de terreur.

ACHATE.

La foi qui te retient n’est qu’un frivole erreur.

ÆNÉE.

Elle porte en la main le foudre de son ire.

ACHATE.

Nous lui pouvons ôter le moyen de nous nuire.

ÆNÉE.

Non pas que d’un grand crime en un pire tombés.

ACHATE.

Les feux avec tes yeux lui seront dérobés.

ÆNÉE.

Toujours demeurerai-je et ingrat perfide.

ACHATE.

La loi perd sa puissance où la force préside.

ÆNÉE.

J’aime mieux mille fois encourir du danger,

Que si loin du devoir de l’honneur m’étranger.

ACHATE.

Danger, certes extrême entre les plus extrêmes,

Et nous n’en avons point encor franchi de mêmes ;

Non, la rage de Scille, et les rocs éprouvés

Des Cyclopes reclus en leurs antres cavés

Non, fors que la dernière, et plus rude tempête,

De perdre notre espoir entièrement fut prête,

Que Neptune engloutit infléchible à pitié,

De quatorze vaisseaux la plorable moitié ?

Qu’est-ce au prix d’avertir une amante irritée,

Es lacs du désespoir furieuse jetée ?

Leur demander congé d’emporter hors d’ici

Son cœur jà dans le sein tremblant de ce souci :

Lui demander congé de ravir le trophée

De son chaste veuvage, et que d’ire échauffée,

Les Tyriens ardents à la venger du tort,

N’abîment notre flotte au sortir de leur port :

Ô le peu d’apparence ! ô que c’est sa ruine,

Vouloir obstinément !

ÆNÉE.

L’assistance divine

Conduira ce dessein pieux à sauveté,

Au lieu que convaincu de telle lâcheté,

Ingrat et déloyal, le ciel, l’onde, et la terre,

Justement irrités me dénoncent la guerre.

« Un traitre est exécré des Dieux, et des humains,

« Et de l’un où de l’autre il n’échappe les mains,

« L’ingratitude aussi ne demeure impunie :

« Jupiter le grand Dieu sa grâce lui dénie,

« Réputant des forfaits le suprême forfait,

« Cil qui de trahison récompense un bienfait.

N’advienne, que jamais, quoique fortune brasse.

La peine justement des deux crimes j’embrasse,

Une subite mort me plaît plus qu’un remords,

Implacable suivi de renaissantes morts.

ACHATE.

Résout, il n’est besoin que plus on te conseille.

ÆNÉE.

Pénates honorez ma gloire non pareille,

Ma force, mon bonheur, mon refuge dernier,

Vous que j’ai retirés du Troïque brasier,

Vous qu’Hector me donna dépôt inviolable,

Vous qu’attend L’Ausonie en son bord souhaitable,

Adoucissez le fiel de ce cruel Adieu,

Permettez la raison dans son âme avoir lieu :

De sorte qu’innocent avec vous je me rende

Où la fréquente voix des destins le commande,

Mais a-t-on préparé nos vaisseaux au départ ?

Peuvent-ils de la mer attendre le hasard ?

ACHATE.

Tes vaisseaux équipés de vivres, de cordages,

Pourvus mieux que devant de résolus courages,

Favorisés d’un vent qui les appelle en mer,

Ne demandent sinon le signal de ramer :

Partons, un temps si cher prodigué se regrette,

Et nulle occasion battante ne l’arrête,

ÆNÉE.

Retourne sur le port les tenir en devoir ?

Cependant je vais seul au demeurant pourvoir ?

 

 

Scène III

 

JULE, PALINURE, ACHATE

 

JULE.

Ô le lâche séjour ! ô la fainéantise !

Doncques une Carthage avorte l’entreprise

Qu’ont inspiré les Dieux ? et le sein de Didon

Sera de nos travaux le plus digne guerdon ?

Nous avons jà remis en son antique lustre

Le beau lot moissonné de notre ville illustre ?

Troie ressuscitée a relevé le chef,

Jusqu’aux astres du pôle auteurs de son méchef !

Ce feu présagieux à produit son augure,

Qui sans dommage aucun séchait ma chevelure !

Nous sommes (ô projets d’hommes efféminés !)

Dans un pays affreux de déserts confinés ;

Nos tranchants coutelas, et ce fer de nos piques,

De conquêtes n’auront que les feres Lybiques !

Heureux de posséder les lares empruntés,

De ses Phéniciens à notre sort jetés !

Heureux de nous réduire au vouloir d’une femme,

Ô faute irréparable ! ô vergogneux diffame !

Ô profane mépris des Dieux, et de l’honneur !

Exécrable repos des vertus suborneur !

Pour moi ce peu de sang qui me bout dans les veines,

Ne permettra des Dieux les ordonnances vaines,

Quoique faible d’ans l’univers connaîtra,

Qu’oncques la volupté dans mon âme n’entra :

Qu’un Hector fut mon oncle, et que je veux ensuivre

Ses faits chevaleureux, que la mort fait revivre.

PALINURE.

Ta bouillante jeunesse au poids de la fureur,

Estime se croyant, la prudence une erreur,

N’a pas dedans l’esprit à grand peine une chose

Qu’elle la voudrait faite, et d’obstacle n’oppose !

Nous plus mœurs dirigerons l’avenir, paravant

Que d’aller au hasard son effet poursuivant.

Cuides-tu que l’ardeur en nos seins enfermée,

Autant que toi n’aspire après la renommée ?

Et que quine craindrait un tardif repentir,

Du havre Tyrien nous fussions à sortir ?

Ascaigne, purge-toi de cette frénésie,

Nous n’avons point ici de retraite choisie,

Désireux de voguer jusques aux champs Latins,

Selon que de ta gloire emportent les destins

Qu’ainsi ne soit, remarque en l’appareil qu’on dresse,

L’occasion sans plus nous causer la paresse ;

On l’attend, et perdue, alors certes peux-tu

Dire que l’on fait tort à ta jeune vertu.

ASCAIGNE.

Des hommes doivent-ils nous renforcer encore ?

PALINURE.

Ne soldats, ne nochers, notre flotte n’implore.

ASCAIGNE.

Manquons nous, où de vent, où de munitions ?

PALINURE.

Ils secondent ensemble à nos intentions.

ASCAIGNE.

Possible quelque signe observé dans les Astres,

Quelque proche tourmente augure nos désastres.

PALINURE.

L’air serein ne prédit tourmente de longtemps,

Ni le moindre péril sur les sillons flottants.

ASCAIGNE.

Donc la Reine défend ?

PALINURE.

Jule, ne t’informe

D’un secret à ton âge entièrement difforme ;

Remets-toi du voyage au souci paternel,

Souci, qui là dessus le travail éternel,

Ne sommeille non plus que ce flambeau, qui donne

Le jour à l’univers des feux de sa couronne,

Capable du fardeau ; mais Achate envoyé

Pour quelque cas exprès de l’œil t’a côtoie :

Et craint à mon avis que de ceux de Carthage

Quelqu’un sans y penser le secret ne partage,

Ne divulgue espion tel avertissement.

ACHATE.

Chacun dans son vaisseau se range sourdement,

Tienne ses voiles prêts, et les siens en haleine,

Pour singler diligent sur la vagueuse plaine,

Au premier mot lâché, hâtons-nous d’y aller,

De peur que le besoin prévienne mon parler.

ASCAIGNE.

Déjà par tant de fois ma joie interrompue,

D’un espoir mensonger, et trompeur s’est repue,

Que je ne veux plus croire à l’heur sans le toucher,

Mais au doute il ne faut le mépris attacher,

Téméraire infracteur du vouloir de mon père.

PALINURE.

Ne crains qu’ainsi toujours ta vertu ne prospère,

Envers ton géniteur humble de piété,

Tu as dedans l’Olympe un laurier âpreté.

CHŒUR DES TROYENS

L’étrange changement des affaires mondaines
Ne ressemble rien plus,
Que les courses des mers qui décroissent soudaines,
Puis croissent d’un reflus.
Or la prospérité chez celui-ci séjourne,
Tantôt l’autre à son tour,
Au favorable vent que fortune lui tourne,
Jouît de son séjour.
« L’homme n’a de certain parmi l’incertitude,
« Que l’horreur du tombeau,
« Tout le reste sujet à la vicissitude,
« Est une ampoule d’eau.
Soit qu’il branle un grand sceptre en sa dextre orgueilleuse
Où soit que bucheron
Il sape des forêts la tête sourcilleuse,
Son port est l’Acheron.
Mais l’inégalité toute autre de la vie,
Nous sépare de loin,
L’un bute des malheurs, esclave de l’envie,
Des travaux et du soin,
Sous un bandeau Royal cache la peur empreinte,
Des exemples divers ;
Qui par celui récent de notre Troie éteinte
Font pâlir l’univers.
Où s’il suit ce chemin des vertus qu’on appelle
Ainsi que notre chef ;
Mille et mille dangers de l’Aveugle infidèle
Lui pendent sur le chef.
Esperanto rebâtir au sein de l’Espérie,
Va second Ilion,
La moitié de sa flotte au naufrage périe,
L’emplit d’affliction :
Et (suprême malheur !) au milieu des délices
De l’archer de Cypris ;
À grand peine il pourra fendre les précipices,
Qui nous retiennent pris.
Didon se vengera d’un parjure Thésée,
Au moindre petit bruit :
Qu’après sa chasteté longuement abusée,
Par les ondes il fuit :
Hélas ! combien au prix, combien est souhaitable
Cette condition ;
Qui remmenant au soir les bœufs dedans l’étable,
Nue d’ambition,
Ne pense au lendemain qu’à refendre les plaines ;
Où si c’est la saison,
Des épis nourriciers (doux espoir de ses peines)
Dépouiller la toison,
Heureux s’ils connaissaient leur félicité grande,
Les laboureurs des champs,
La trompette en sursaut furieux ne les mande,
À un assaut marchands.
Ils ne vont comme nous sujets à la colère,
D’un perfide élément ;
Importuner des Dieux la troupe marinière,
Ou Neptune en ramant ;
Ainsi contents de leur peu, dans une maisonnette
Attendent que la mort
Les prenne après cent ans la conscience nette
De rapine et de tort.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

DIDON, ÆNÉE, CHŒUR DES PHÉNICIENNES, ANNE

 

DIDON.

Anne c’est fait de moi, ce corsaire effronté

Enlève impunément mon honneur affronté ;

Ses mats sont couronnés, sa brigande cohorte,

Nos vivres dans les naux amasse de la sorte,

Qu’on troupeau picoreur de fournis épandus,

Aussitôt qu’en Juillet les épis sont tondus :

Il comble prévoyant, la froidure voisine,

De quelque chêne usé la profonde racine,

Les chemins en sont noirs, et au labeur ardent,

Il ne va qu’au trépas le butin démordant :

Doncques voilà ma crainte en désespoir changée

Et c’est où ton conseil imprudent m’a rangée,

D’une simple étincelle un brasier il éprît,

Qui depuis me dévore et le sang et l’esprit :

Las ! hélas ! que ferai-je ? hélas ? à quel remède

Courra dorénavant l’erreur qui me possède ?

Demandes-tu, Didon, quel remède ? la mort,

La mort, si peu de chose à un courage fort :

La mort, ô misérable ! ô dure récompense !

Alors qu’à son motif désastreuse je pense :

Un que j’ai naufrageux de la Parque recouds,

Que voulurent les Dieux abîmer en courroux,

Pauvre, couvert d’écume, et privé de retraite,

À la rigueur ainsi pour salaire me traite :

La faveur de mon lit ne l’arrêtera pas ?

Ha ! le voici ma sœur, il croise à nous ses pas,

Sus, sus, que l’on s’écarte, ô troupe bien aimée,

Chacune face place à mon ire enflammée,

Qui le consommera, s’il osait d’un refus :

Ha ! traitre, à ce visage éperdument confus,

Je lis l’intention de ta sinistre envie,

Tu viens pour massacrer qui t’a donné la vie,

Tu viens pour décevoir, qui connaît de ton cœur,

La trahison fardée, et l’injuste rancœur :

Me couvrir le dessein de ta fuite homicide ?

Hé ! de quelle manière espérais-tu perfide

Pouvoir abandonner ma terre à mon déçu ?

Comment as-tu ce dol exécrable conçu ?

Ne t’aurait point touché cette dextre donnée

Autrefois à la tienne au nom de l’hyménée ?

Ni notre amour passé, ni le destin sanglant

De celle que tu sais meurtrir en la quittant ?

Même désespéré, ores que la tempête

Sous un astre orageux un naufrage t’apprête,

Jetterais-tu ta flotte à la rage des flots,

Quand bien ta Troie encor fleurirait en son lot ?

Qu’il ne te la faudrait que trouver assurée,

T’y efforcerais-tu l’onde ainsi colérée ?

L’honneur d’un chef prudent, autre fois mérité,

Déroge à ce départ plein de témérité ;

Me fuis-tu ? par ces pleurs, par cette main loyale,

Puisque rien plus ne reste à ma grandeur Royale,

Que je t’ai tout donné, tout mon plus précieux,

Par l’hymen commencé, si jamais à tes yeux,

Chose de moi provint désirable, et douce,

Dépouille ce désir, et ma voix ne repousse,

Ce désir inhumain, de perdre te perdant,

Une, de qui tu es l’Aurore, et l’Occident :

Vois, vois, qu’à ton sujet un monde m’est contraire,

Les peuples Libyens ne s’en peuvent plus taire,

Les Rois de Numidie ont juré mon trépas

Voire, hélas ! et pour toi, les miens ne m’aiment pas :

Ma pudeur est éteinte, et sa première gloire,

Qui n’élevait au Ciel dans un trône d’ivoire :

Hôte ingrat tu m’en veux laisser le souvenir !

Puisque je n’ose époux te dire à l’avenir ?

Tu me le veux laisser de la Parque voisine :

Car le moyen que plus à vivre je m’obstine ?

Possible en attendant mes murs à ruiner,

D’un germain parricide, où qu’à m’emprisonner,

Le Getulois Iarbe amène ses batailles :

Encor si je portais de toi dans mes entrailles,

Par la fuite absenté quelque gage d’amour :

Et qu’un petit Ænée apparût en ma Cour,

Folâtre en jeux d’enfants du tout abandonnée ;

Je ne réputerais ma couche infortunée !

Ha ! la douleur me serre et le cœur, et la vois,

J’ai fait plus que ma force, et que je ne devais.

ÆNÉE.

Disputer contre toi, Reine, beaucoup de choses,

Qui sont sous la raison de tes raisons encloses,

Nullement, nullement, je tiens de vérité,

Que des miens et de moi tu as trop mérité,

Qu’étouffant le soupçon redouté d’infamie,

Ton grade en mon endroit passe celui d’amie,

Il le passe Didon, je ne te puis nier

Des devoirs d’amitié sinon que le dernier ;

Et jamais, visitant les provinces étranges,

Je ne serai honteux de chanter tes louanges :

Célébrer tes bien faits et les remémorer,

Tant qu’un esprit vital me fera soupirer !

Mes vœux d’un souvenir te porteront l’hommage,

Tant qu’ Ænée, où d’Ænée une larveuse image,

D’avoir voulu brasser un partement fuitif ;

Ne l’imagine point, onc je ne fus captif,

Onc je n’ai prétendu le nœud de mariage,

Quand bon me semblera, restreindre mon voyage.

DIDON.

Trompeur, à quel but donc aspira ton dessein,

De ma pudicité perpétrant le larcin,

Au creux de cette roche à mon malheur funeste ?

Roche où te l’exposa la vengeance céleste ;

Me cuidais-tu sujette à la lubricité ?

Sujette à recevoir tes gens en ma Cité ?

Leur permettre en ton nom plus qu’aux Tyriens même ?

T’appeler en mon lit ? t’offrir mon diadème ?

Afin qu’à ton plaisir te fut loisible après,

Volage, d’échanger notre Mirthe en Cyprès ?

Balance derechef le mal que tu veux faire,

De tuer ta Didon, par ses mains la défaire,

Las ! c’est bien la meurtrir que la vouloir quitter,

Veuille donc ce conseil damnable rejeter.

Hélas ! Ænée, hélas ! prend pitié de ma flamme !

Ne me dérobe point la moitié de mon âme,

Demeure auprès de moi, que je voie tes yeux,

Que je hume à long trait mon venin furieux,

Apaise en tes regards la rage insatiable

De ton Tyran de frère, enfant impitoyable.

ÆNÉE.

Madame, modérez, modérez,

DIDON.

hé, comment ?

Modérer les chaleurs d’un feu si véhément ?

Il fallait conseiller la misérable Élise

D’éteindre son amour aussi soudain qu’éprise.

ANNE.

Le temps a triomphe de plus fortes douleurs.

DIDON.

Oui bien vers tes pareils de fraudes receleurs,

Qui n’aiment que par feinte, accoutumés au change :

Mais mon amour n’a rien que de grand, que d’étrange,

Fiché dedans le cœur, dans le sang, dans les os,

Qui toi perdu, s’apprête un cercueil de repos.

ANNE.

L’inconstance messied au titre que tu portes.

DIDON.

Elle ne te convainc que de preuves plus fortes,

Invincible restée à toute affliction,

Qui ne pénètre point jusqu’à l’affection,

Qui des biens fortuits simplement nous sépare,

Carthage, monument de ma constance rare,

Carthage, que malgré les Astres rigoureux

Je consacrai Sichée à tes mânes heureux,

Ha ! ce nom ramenteu me livre des alarmes

Dignes de ma folie, et dignes de mes larmes.

ÆNÉE.

Plût au Ciel te pouvoir par ma mort secourir,

Et la haine des Dieux rebelle n’encourir !

DIDON.

Peux-tu m’abandonnant n’encourir point leur haine,

Âme ingrate cent fois, et cent fois inhumaine ?

ÆNÉE.

Forcé de leur décret je poursuis mes erreurs.

DIDON.

Pourquoi me remplis-tu de nouvelles fureurs ?

Forcé de leur décret tu meurtriras qui t’aime,

Ô insolvable excuse, ainsi l’horrible blasphème !

ÆNÉE.

Paravant que te voir j’ai su leur volonté,

Comme aussi tu la sus l’esclandre raconté,

L’esclandre d’Ilion, une nuit continue,

Qu’il te plut des Troyens festoyer la venue.

DIDON.

Nuit plus fatale à moi, que celle qui les tiens,

Par le cheval fit choir es Argives liens.

ÆNÉE.

« Quiconque se repent du bien qu’il a pu faire,

« Quiconque le reproche, impuissant de le taire,

« Qui même s’en souvient, perd le mérite acquis,

« Fut-il au tien semblable, et voire plus exquis.

DIDON.

Ma plainte méprisée, et ma juste prière,

Un reproche sans doute a suivi la colère !

Tu n’en ferais pas moins en ma place réduit,

Mais ployable, naissant tu étouffes ce bruit,

Il ne sortira plus de l’enclos de ma bouche,

Il ne t’offensera d’une seconde touche ;

Tu me vois à tes pieds tienne plus que jamais,

T’adorer comme un Dieu ; je jure désormais

D’esclave te servir, je me répute heureuse,

Et ne m’éloigne point de ta face amoureuse ;

N’éclipse les rayons de ton double Soleil,

Me le promets-tu pas, ma lumière, mon œil ?

« Tes destins sont ici : à l’homme de courage

« Le pays est par tout où est son avantage.

ÆNÉE.

N’accuse que le Ciel, je ne suis plus à moi,

Pressé du partement par sa sévère loi !

DIDON.

Ha ! cruel !

ÆNÉE.

hé ! Madame !

DIDON.

ha ! barbare infidèle !

CHŒUR.

Courons la retenir, hélas ! elle chancelle !

DIDON.

Impiteux homicide, au moins, au moins attends

À tuer ton Élise, encore quelque temps.

ÆNÉE.

S’éclate un foudre horrible, et apaise sa rage

Sur la tête d’Ænée, avant qu’il vous outrage.

DIDON.

Le moyen de partir, et ne point m’outrager ?

De n’ôter à la Parque, et d’avis ne changer ?

Tu ne peux, tu ne peux ; éloignant notre rive,

De celle d’Acheron tu m’approches chétive ;

Ne le fais-pas Ænée, Ænée, prends pitié

De Didon, de sa ville, et de son amitié.

ÆNÉE.

Trop de pitié me tient, la douleur qui te mine,

M’arrache à ces sanglots l’âme de la poitrine,

Je déteste le jour que je dusse bénir,

Mais daigne à toi Princesse un moment revenir !

Écoute de pied coi ce peu que ma pensée

Se réserva toujours à te dire forcée ;

Au cas que les destins plus doux m’eussent permis,

Dessous mon propre auspice un Empire remis,

À mes soucis féconds une borne prescrire,

Les ruines de Troie on me verrait élire :

On verrait, on verrait, si les Dieux suppliés

M’auraient d’un pesant joug d’oracles déliés,

Des Pergames recheus, des Pergames antiques,

La cendre préférée, et les douces reliques :

Ailleurs je ne voudrais une ville planter,

Et le sort vagabond des Troyens arrêter.

Mais ores Apollon Grinean me demande

En la grande Hespérie, avec toute ma bande ;

Les destins de Lycie ainsi l’ont commandé,

C’est là que ma patrie a mon amour bandé.

Si toi Phénicienne obtiens une retraite

Dedans les fortes tours de Carthage parfaite,

Quelle raison, dis-moi, d’envier notre bien,

De fortune pareille au bord Ausonien ?

Encore j’oubliai, qu’autant de fois que l’ombre

Nous enferme le jour dans son grand voile sombre,

Que la nuit fait sur nous son humide circuit,

De mon vieil géniteur l’image me reluit,

Trouble, haute, effroyable, et de fureur comblée,

Enjoignant ce départ à mon âme troublée,

D’ailleurs ne me mouvrait mon Ascaigne innocent,

Qui de plus de séjour le dommage ressent,

 Que je prive des champs que le destin lui donne ;

Bien plus, le Messager du puissant Dieu qui tonne,

(J’atteste nos deux chefs) ce divin truchement,

M’avoir réitéré le même mandement ;

Je l’ai vu dévaler du Palais de son père,

Entrer dedans tes murs, apparent de lumière ;

Mon oreille ententive à sa voix englouti,

Menacé de là haut, pour n’être jà parti :

Cesse de t’enflammer, et moi par la complainte,

Voyant comme je suis l’Itale de contrainte.

DIDON.

Tu la suis de contrainte, exécrable imposteur,

Non, Dardan ne fut onc de ton tige l’auteur,

Tu n’as d’une Déesse infecté la gésine,

Ainsi conçu du Caucase, à ta bouche enfantine

Quelque tigresse aura ses mamelles presté !

Car de dissimuler, qu’ai-je plus arrêté ?

À quel meilleur espoir me suis-je réservée ?

Sa vue dessus nous de terre il n’a levée,

N’a daigné regarder en face, ô crève-cœur !

Qui lui daigna soumettre un Empire, et son cœur :

L’inhumain seulement de mes pleurs continues

Un soupir, un sanglot n’a perdu dans les nues ;

Et toi grande Junon, grande je le croyais,

Et toi Saturnien, patient tu le vois

Il n’y a plus de foi par le monde assurée,

Un banni recouru de l’onde colérée,

En ma couche pudique, en mon trône reçu,

Les siens que préserver autre que moi n’eut su :

(Hé ! l’extrême fureur me transporte insensée,)

Cet abuseur en fin me tient récompensée,

Cuide rémunérer mes bienfaits prodigués,

Or des sorts Lyciens faussement allégués,

Tantôt d’un mandement apporté de Mercure :

Oui, comme si les Dieux n’avaient point d’autrecure,

Qu’ils n’eussent dans le Ciel que d’un traitre à penser,

Voilà certes de quoi leur repos offenser,

Je ne te retiens plus, du départ je n’étrive,

Cingle en ton Italie, abandonne ma rive,

Cherche un règne nouveau sur l’abime des flots,

Si le Ciel n’a de lui toute équité forclos.

Si quelques Déités l’habitent, pitoyables,

Si quelques-unes sont au pervers imployables,

Tes vaisseaux échoués contre le premier banc,

Ouverts en mille lieux, par le dos, par le flanc,

J’espère qu’on t’oïrat, la mort dedans la bouche,

Réclamer, invoquer ce nom, qui ne te touche :

Mon ombre toutefois rouant de noirs flambeaux,

Te fera pis mourant, que la rage des eaux,

Elle y sera présente, et vengée à mes mânes,

On viendra l’annoncer aux rives Stigianes,

Ha ! je, je, soutenez, emportez-moi d’ici.

BARCE.

Ô malheur ! ô malheur ! ô malheur ! qu’est-ce-ci ?

Je crains que sa faiblesse au tombeau ne la mène.

CHŒUR.

Courons vite mes sœurs, au secours de la Reine.

ÆNÉE.

Cruelle, m’envier l’heur de te dire à Dieu ?

Soit, un jour la raison dans ton âme aura lieu,

Tu jugeras Didon du courage d’Ænée,

Aussitôt qu’il verra stable sa destinée,

Et qu’il aura franchi ce Dédale d’erreurs :

Je jure que Neptune, et toutes ses horreurs,

Que péril, quel qu’il soit n’empêchera ma barque,

De te rendre un devoir où la foi se remarque,

De revoir le Soleil de tes yeux adorés,

Pour un moment, de corps, non de cours séparés.

ACHATE.

Allons fils de Déesse, allons, ne te replonge

Dans le gouffre inhumain du remords qui te ronge ;

La flotte nous attend,

ÆNÉE.

las ! que ne sommes nous,

En pleine mer des flots éprouvant le courroux !

CHŒUR DES PHÉNICIENNES.

Ô Amour, ô fortune,
Malicieux démons,
Quelle vieille rancune
Ulcère vos poumons ?
À quel nouvel esclandre
Voulez-vous inhumains,
Cent fois pires nous rendre,
Que les avares mains
Du meurtrier sacrilège,
Inutile en son piège ?

Alors que ce danger
Nous penchait sur la tête,
Un fuitif étranger,
N’avait fait la conquête
Du précieux butin
De l’honneur d’une Reine,
Qui du mauvais destin,
(Sa prudence encor saine,)
Surmontait les efforts
Établis en ces bords.

Maintenant une rage
Possède ses esprits,
Son sceptre, et son courage
Lui tombent à mépris :
Le salut ne la touche
Du peuple Tyrien,
Tout au pris de sa couche
Déserte ne sent rien :
Un seul perfide Ænée
Tient notre destinée.

Dévorant sa douleur,
La voilà qui recluse,

D’aucun en ce malheur
Qui la console, n’use :
Elle nous fuit : ainsi
Que du jour ennuyée :
Ô Dieu ! la revoici ;
Sa constance oubliée,
Qui menace les Cieux
De regards furieux.

 

 

Scène II

 

DIDON, ANNE

 

DIDON.

Cherches-tu du repos, misérable insensée,

L’âme de tant de soins çà, et là balancée ?

Incertaine de vivre encore un moment,

Ores que l’infidèle est sur son partement,

Ores que le barbare, après l’Adieu funeste,

Te fuit, ne plus ne moins, qu’une effroyable peste,

Ores que retiré dans le creux d’un vaisseau,

Possible il n’attendra le jour à fendre l’eau.

Anne, où as-tu ma sœur ? approche ma chère âme,

Si tu veux renouer le long fil de ma trame,

Va trouver le Troyen, va, non point à demi,

Conjurer la pitié de mon traitre ennemi :

Prépare de tes pleurs jointes à la prière,

Aux sanglots redoublés, une large rivière :

Dis-lui le genou bas, et lui croisant les mains,

Qu’au nombre je ne fus des haineurs inhumains,

Qui jurèrent le sac de sa Troie en Aulide :

Qu’au Grégeois je n’ouvris leur machine perfide,

Que d’Anchise je n’ai semé la cendre au vent,

Ses mânes violé, qui donc le va mouvant ?

Pourquoi l’injurieux ne permet que ma plainte

Lui donne par l’oreille une fléchible atteinte ?

Où il se précipite au plus fort de l’hiver,

Me perdant, qu’il attende au moins à se sauver,

Que sur les flots du moins il assure sa fuite ;

Je ne demande pas, crainte d’être éconduite,

De souffrir derechef la honte d’un refus,

Le rang trahi d’épouse, auquel un temps je fus,

Je ne lui veux plus faire (importune folie,)

Au sceptre renoncer de sa belle Italie :

Que j’obtienne sans plus un espace ocieux,

Qui m’accoutume au joug de ce deuil soucieux,

Qui m’apprenne à gémir ma fortune vaincue :

L’accès de privauté qu’à l’homme tu as eue,

Te semond d’y aller, et ce plaisir ma sœur,

Morte, je comblerai d’un salaire jà sœur,

Hâte-toi, je n’ai plus que cela de ressource.

ANNE.

Que ces torrents de pleurs répriment donc leur course,

Donnez trêve aux sanglots qu’éclate ce beau sein,

J’irai de ses erreurs divertir le dessein,

J’irai, j’irai m’offrir d’esclave, et de victime,

Pourvu que d’abuseur il n’encoure le crime,

Pourvu que je le rende au devoir conjugal :

Jupiter seul toujours à soi demeure égal,

Immuable d’avis, jamais ne le révoque,

Unique, de l’humaine inconstance se moque,

Ænée peut changer de cœur, de volonté,

Induit de ma prière, induit de la beauté,

D’une, qui ne le veut forcer que volontaire,

D’une, qui tient, sa vie, et son sort tributaire,

D’une, qui aime mieux que de se ressentir,

Voir germer en son âme un tardif repentir :

Relevez-vous ma sœur, d’espoir, et de courage,

Je vais mettre la main de ce pas à l’ouvrage,

Faire un dernier effort sur ce cour de rocher :

Tandis, priez les Dieux de le vouloir toucher.

DIDON.

Protectrice Junon, ma solide fiance,

Pardonne pitoyable, à mon impatience,

N’impute ce qu’extorque un tourment de douleur ;

Tu sais que sous ta foi je commis au voleur !

Que je lui exposai ma vierge renommée.

Guéri me l’arrêtant sa blessure entamée,

Inspire-le Déesse, inspire ce félon,

Conçu des flots marins, et du froid Aquilon.

Anime de pitié son ingrate poitrine ;

Mais toi même sa mère, amiable Éricine,

Toi, toi, mère d’Amour, commande à son germain,

Que d’un garrot capable il perce l’inhumain.

Soyez-moi, l’une et l’autre à l’envi pitoyables,

Soyez-moi, l’une et l’autre à l’envi secourables,

Vous obtenez après des vœux, et des Autels,

Plus que du demeurant conféré des mortels :

Carthage inventera de nouveaux sacrifices,

Approchants la grandeur de pareils bénéfices.

Las ! une triste horreur me présage, me dit,

Que je ne fléchirai ce corsaire maudit :

Qu’Anne perdra ses pas, et ses prières vaines,

Déjà l’affreuse mort chemine par mes veines.

Sichée à haute voix, reproche de l’enfer,

Mes impudiques feux que je dusse étouffer,

CHŒUR DES TROYENS.

Père porte-trident, Roi des ondes, Neptune,
Qui revois d’Ilion la dernière fortune
Soumise à ta merci :
Toi second Jupiter, qui ébranles les terres,
Qui lances de tes flots à coup mille tonnerres,
Prend de nous le souci :
Bride des Aquilons l’audacieuse rage,
Préserve nos vaisseaux d’un horrible naufrage
Jà tant de fois offert :
Retiens dedans le Ciel tous astres adversaires,
Ne nous fais plus souffrir pour nos pères faussaires.
Que nous avons souffert.
Ôte dorénavant cette troupe ennemie,
Dessous qui les nochers à la face blêmie
Prophétisent leurs maux :
Orion cerné d’or, la chèvre Olénienne,
Le bouvier paresseux, la flamme Oebalienne.
Des Ledeans jumeaux.
L’astre des tristes sœurs, qui sans cesse dégoute,
Bref, Sauveur guide-nous en notre humide route
Jusques au bord Latin :
Jusqu’au séjour prédit de la terre Hespéride,
Où se doit relever du sceptre Priamide,
Le funéreux destin.
Jusqu’où de nos erreurs la moisson préparée
Élève une autre Troie en la voûte azurée,
Fait un Xante rouler ;
Qui ne se teindra plus du preux sang de Phrygie,
Ainsi pourra d’ennemis la campagne rougie,
À l’aise se soûler.
Exauce-nous ô père Hypien fondataire
Portune conseiller aux crins bleus tutélaire,
En tes noms infini :
Fais garantis des eaux, que dessus le rivage
Tombent cent taureaux noirs de victime et d’hommage,
À ton grand nom béni :
Qu’un Cantique sacré, traverse outre la nue,
Et que par chacun an ta fête revenue,
De nouveaux jeux de pris
Témoignent que tu as rebâti les Pergames,
Malgré l’âpre fureur des ondes, et des flammes,
En ta tutelle pris.
Nous le croyons ainsi, vu l’ardeur de ce zèle,
Las ! et plus d’autre peur nos esprits ne martèle,
Que le peu de séjour,
Sous qui nous languissons dedans ce havre encore,
Attendant pour voguer, que la vermeille Aurore
Ait rallumé le jour.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

MERCURE, ÆNÉE, ACHATE

 

MERCURE.

Magnanime héros, de semence divine,

Se peut-il, qu’au sommeil ta paupière s’incline ?

Toi dernier des Troyens, ronfles-tu cependant

Que la flotte exposée au suprême accident

Verra, tardant ici tant soit peu davantage,

De fer, de feu, de sang, couvrir tout le rivage ?

Que d’amour forcenée, et proche de mourir,

Élise à la vengeance aveugle veut courir,

Veut mêler en son sang celui de l’adversaire,

Vous veut ensevelir dans son feu bustuaire,

Expier son honneur des Phrygiens détruis ;

D’où vient qu’à rames donc, et voiles tu ne fuis ?

Présume ce que fait la femme furieuse,

Ainsi que n’engloutirait sa rage injurieuse,

Animal inconstant, variable toujours :

Fui ? n’abrège ta gloire en abrégeant tes jours,

Reçois ce mandement apporté de Mercure,

Qui se va remêler dedans la nuit obscure.

ÆNÉE.

Éveillez-vous amis, sus, sus, sans différer,

Que chacun au plutôt avise à démarrer ;

Hâtons-nous de partir, un Dieu nous le commande :

Or quiconque tu sois de la céleste bande,

Derechef, à ta voix, humbles, obéissants,

Père, nous te suivons sur les flots mugissants,

Allègres nous allons trouver une franchise,

Aux Pénates de Troie, en la terre promise :

Enfants, mettez au largue et soudain dépêchés,

Levez l’ancre au plutôt, les cordages tranchés,

Faites à mon exemple !

ACHATE.

Hé ! qui nous précipite,

(Dis-moi je te supplie) tellement à la fuite ?

Quel éminent péril menace d’abimer

Nos vaisseaux dans le port, s’ils ne gagnent la mer ?

ÆNÉE.

Un oracle reçu, naguères que le somme

Coulait sur le fardeau du soin qui me consomme,

Reçu du truchement des grands Dieux de là-haut ;

(Car selon sa figure, ainsi croire le faut)

Jeune, ailé, d’un poil d’or, l’épaule reluisante,

Lui-même, du danger la grandeur représente :

M’a dit, que différant un moment de partir,

Les Tyriens armés nous viennent investir :

Que Didon vengera sa chasteté ravie

Dessus ceux qu’un bon vent à la fuite convie,

Prenons l’occasion.

ACHATE.

Je me trompe, où voici

Anne, que matineuse elle t’envoie ici.

 

 

Scène II

 

ANNE, ANNEE

 

ANNE.

Si de l’antique amour une faible étincelle,

Prince Dardanien ta belle âme recèle,

Si de ton naturel céleste, et généreux

Tu n’as accoutumé fouler les malheureux :

Écoute par ma bouche une Reine chétive,

Qui ta pitié conjure en forme de captive,

Écoute une prière, afin de l’exaucer,

Que selon l’équité tu ne peux repousser.

ÆNÉE.

L’aveugle affection t’empêche de comprendre

Pourquoi je suis contraint à regret de méprendre,

D’user de cruauté ver l’objet gracieux,

Auquel certes je dois la lumière des Cieux,

Poursuis, ne laisse pas d’achever ta harangue.

ANNE.

Las ! ma parole meurt sur le bout de ma langue,

L’image des douleurs qui assiègent ma sœur,

L’état où je la laisse implorant ta douceur,

Du souvenir me tue ; ainsi qu’une Ménade

Errant sur Cithéron, de son esprit malade :

Va, disait la pauvrette, Ænée supplier,

Qu’à mes justes clameurs je le daigne plier,

Remontre que Didon ne fut au port d’Aulide,

La ruine jurer de la gent Priamide,

Que de son géniteur troublant le saint repos,

Je n’ai semé la vendre, ou déterré les os,

Que je ne blessais pas sa mère à la mêlée,

Que la même je suis qui de l’onde salée

Le reçus naufrageux à ma table, en mon lit,

Où ma virginité le second il cueillit,

Où Sichée oublié, je perdis la mémoire

De ma première foi, de ma première gloire !

Remémore comment Iarbe dédaigné,

Au fleuve des plaisirs le cruel s’est baigné !

Comment je le préfère à mes yeux, à mon âme,

Pourquoi donc il me veut sous la poudreuse lame

Reclure avant le temps ? pourquoi désespéré

Il court au cœur d’hiver sur le flot coléré ?

Pourquoi sans nulle offense il m’a tant pris en haine ?

Une semblable plainte elle ourdissait à peine,

Que deux ruisseaux de pleurs lui arrosent le sein,

Que la voix au canal d’amertume tout plein,

Se resserre étoupée, et que sa face pâle

Ne diffère de ceux qu’au sépulcre on dévale.

ÆNÉE.

Cesse de me vouloir accroître la pitié,

Je ne manque non plus qu’elle fait d’amitié,

Sa douleur est la mienne, hélas ! je la déplore,

Et la dextre des Cieux à son aide j’implore.

ANNE.

Unique médecin, quel besoin que d’ailleurs

Tu cherches le remède à tarir ses douleurs :

Le favorable aspect de ta face présente,

Ses larmes, ses soucis, ses angoisses absente,

Elle ne meurt sinon à faute de te voir.

ÆNÉE.

Mais la loi du destin m’empêche ce pouvoir,

M’arrache de l’Élise, où je voudrais sans cesse

Sacrifier des vœux à ma chère Princesse.

ANNE.

« Jamais l’homme prudent ne se travaille en vain,

« Tranquille ne se plaît d’embrasser l’incertain,

« De trainer Ixion, sa peine continue,

« Une fortune stable, et heureuse obtenue.

ÆNÉE.

Passager en ces lieux, je la néglige, affin

D’ancrer où mes travaux ont leur fatale fin.

ANNE.

Carthage est-elle pas de l’arrêter capable ?

En quoi la trouve-tu d’impuissance coupable ?

Est-ce l’air pestilent qui te chasse d’ici ?

Où nos mœurs, que dans peu tu aurais adouci ?

ÆNÉE.

Aux corps efféminés appartient ce scrupule,

Des climats, pour le mien, la différence est nulle,

Me plaindre de vos mœurs ? barbares les nommer,

Qui m’avez recueilli pèlerin de la mer ?

Pauvre, nu, souffreteux, et réduit à l’extrême,

Onc il ne m’avien de vomir ce blasphème,

Onc il ne m’adviendra de n’honorer le jour,

Que Didon me reçut en sa ville, en sa Cour.

ANNE.

Tu crains de t’asservir à si petit Empire.

ÆNÉE.

Possible qu’en un moindre, en l’Itale j’aspire.

ANNE.

Faute de peuple elle a de suffisants trésors,

Sous un chef comme toi, pour accroître ses bords :

Didon, ne manque plus que du guerrier Ænée,

Argument qui chez nous borne ta destinée.

ÆNÉE.

Didon n’a pas besoin de si faible support,

Mise au contentement que j’espère du sort.

ANNE.

Las ! entends le surplus de son humble requête,

S’il poursuit obstiné sa fatale conquête,

Elle en parlait ainsi que sourd à la raison,

Ce soit à tout le moins sans forcer la saison,

Sans vouloir s’assurer d’un élément perfide,

Lorsqu’à sa plus grand rage il a lâché la bride,

Lorsque les Aquilons contre luttent les flous,

Lorsque le navigage au marinier est clos ;

Que Thétis de moment en moment se mutine,

Lorsque proche du doigt il touche sa ruine !

Ascaigne à mon défaut, Ascaigne un innocent,

Lui dut faire guéer le gouffre où il descend,

Révoquer ce conseil, qui tient du téméraire,

Tel voyage remis au printemps à parfaire :

L’occasion de fuir ma couche, mon palais,

Moi contente du nom d’amie désormais ?

N’esperanto plus de lui qu’une faveur commune,

Las ! hélas, voilà bien avilir sa fortune,

Voilà bien s’abaisser sous un tyran vainqueur,

Et qui du plus sauvage amollirait le cœur.

ÆNÉE.

Je ne dis pas que non, blessé de sa blessure,

Navré d’un même trait, ô Anne, je t’assure,

J’atteste de Phœbus l’éternelle clarté,

Que sur mes actions ayant la liberté,

Derechef je te jure, et du plus sain de l’âme,

Qu’en ce cas, d’inhumain j’éviterai le blâme,

Que je voudrais toujours mon Élise adorer,

Et de ses doux regards l’influence tirer,

Et jouir du repos que son lit me prépare ;

Mais hélas ! un destin contraire m’en sépare,

Mais le décret céleste au départ me contraint,

Et dans ce propre jour de terme le restreint :

Décret réitéré du fils de Maye encore,

Que l’aube ne faisait que sa lumière éclore,

Oui Mercure envoyé de son père tantôt,

Me commande quitter votre havre au plutôt,

Sur peine d’encourir quelque désastre horrible ;

Juge, si résister n’excède le possible

De tout homme dévot ; Il faut, il faut marcher,

Et me dussent les flots dans leurs gouffres cacher :

Mainte-fois plus enflés d’une écumeuse rage,

L’air éclatant de feux, le Ciel troublé d’orage,

Rien à l’entour de nous qu’une image de mort,

J’ai néanmoins franchi la tempête plus fort :

J’ai fermé sous l’espoir de nos Dieux domestiques,

Préservé jusqu’ici les Troyennes reliques :

D’être plus du salut d’un enfant curieux,

Qu’accomplir menacé le mandement des Cieux :

Jamais, la piété leur appartient première,

Comme ils veulent de nous une assurance entière,

Que l’on croie du tout leurs oracles reçus,

Par qui les vertueux onc ne furent déçus.

ANNE.

Sous ombre d’observer l’ordonnance céleste,

Livreras-tu ma sœur à la Parque funeste ?

ÆNÉE.

« L’extrême violence ès maux ne dure pas.

ANNE.

Tu dis vrai, car ils ont le remède au trépas.

ÆNÉE.

Sa constance a paré des revers de fortune,

Pires, il t’en souvient, qui l’éprouvas commune.

ANNE.

Un meurtre lui causa de grièves douleurs,

Mais ce n’était au prix que roses, et que fleurs.

ÆNÉE.

Saturne ce vieillard à la faux empennée,

Aura tôt effacé la mémoire d’Ænée.

ANNE.

Epoinçoné du tan qui l’emplit de fureur,

Tu ne t’excuserais sur un pareil erreur.

ÆNÉE.

Que me commandez vous premier que je vous quitte ?

ANNE.

Prendre ma sœur, et moi, compagnes de ta fuite.

ÆNÉE.

Aussi le serez-vous, vu que le souvenir,

Inséparablement nous joint à l’avenir ;

Que hormis les faveurs du devis concédées,

Mon âme se paîtra de vos belles idées,

Parlera du penser, et les réclamera,

Tant qu’un esprit vital ce corps animera

Outre, que je promets, ma fortune affermie,

Après le long courroux d’une Dive ennemie,

Après avoir nos Dieux, chers pénates mis

En ce lieu de repos par les destins promis,

Dans Carthage revoir ma favorable Élise,

Lui requérir merci de l’offense commise,

S’il y a quelque offense où la contrainte a lieu,

Or n’ai-je plus loisir de retarder, à dieu,

Adieu, vivez toujours heureuses, et contentes,

Mon destin me remet sur les plaines flottantes,

Les vents soufflent à gré, qui maintenant perdus,

Seraient un siècle en vain quelquefois attendus.

ANNE.

Ænée, Ænée hélas ! arrête inexorable,

Avant que de partir meurtris-moi misérable,

Moi, l’infâme motif des douleurs de Didon,

Qui soufflai dans son sein l’impudique brandon,

Moi, qui de ses vertus, qui de sa chaste gloire,

Damnable conseillère étouffai la mémoire,

Las ! comment à ses yeux paraîtrai-je jamais ?

Qui ne m’attribuera la coupe désormais ?

Qui ne m’estimera du perfide complice,

Mériter le tourment de l’extrême supplice ?

Ô Anne désastreuse ! Ô funèbre rapport !

Ô cruauté d’amour ! ô cruauté du sort !

Ô qu’une femme doit ne commettre légère,

Son honneur au serment d’une flamme étrangère :

Si faut-il malgré-moi se résoudre d’aller,

D’un espoir de retour sa fureur consoler.

 

 

Scène III

 

DIDON, ANNE

 

DIDON.

Nuit, infernale nuit, bourrelle, que ton ombre

M’a donné de terreur, et m’augure d’encombre !

Un songe où je pensais en lieux vagues errer,

De leur Dédale obscur ne pouvant me tirer :

Un triste hurlement de larves sépulcrales,

Montrent-ils pas le cours de mes heures fatales ?

Montrent-ils pas la fin tragique de nues jours ?

Que de ma dextre pend l’espoir de mon secours ?

Que ce méchant voleur acharné sur ma vie

T’a refusé ma sœur la trêve poursuivie :

La suite coup sur coup des prodiges passés,

De mon sanglant trépas m’assure plus qu’assez,

Hier que j’achevais l’annuel sacrifice

À mon loyal époux, le sang d’une génisse

Jaillissant impourvu le front me macula,

Le Prêtre par trois fois d’horreur se recula,

Voyant le vin sacré (chose fâcheuse à croire,)

De pur sang devenu, prendre une couleur noire :

Sus, résolus au pis découvrons sur le port :

Las ! et quoi découvrir qu’un spectacle de mort.

Quoi découvrir, sinon cette flotte perverse,

Qui coupe également d’accort la vague Perse ?

Voilà de tous mes maux le présage accompli,

Le vouloir des destins ores à plein je lis ?

Voilà ce détracteur d’un parjure infidèle,

Ce gardien des Dieux, qui de haine mortelle

Poursuit l’ingratitude, il le prouve au besoin,

Sa fuite nous en sert d’oculaire témoin,

Voilà ma chasteté, qu’on enlève à ma vue,

De raison, de conseil, et de sens des pourvue

Comment ! que ce banni, ce traître vagabond

Moque une Reine ainsi ? que l’on le coule à fond,

Suivons-le Tyriens, portez vite des flammes,

Mettez voiles au vent, sus dépliez les rames,

Tuez, exterminez ce reste fugitif,

Et qu’un seul à merci ne se prenne captif.

ANNE.

Ô Cieux ! ô Cieux cruels ! d’impatience extrême

Elle a du déloyal vœu la fuite elle même,

La réponse elle aura de sa sœur prévenu,

Et le dernier assaut du malheur soutenu ;

Las ! me présenter à sa face je n’ose,

Qu’un peu plus de séjour la plaie ne repose,

Que des premiers regrets le brasier allumé,

En cendre ne se soit peu à peu consommé.

DIDON.

Que dis-je ? où suis-je ? et quelle excessive manie

Pipe d’un fol espoir ma misère infinie ?

Didon, pauvre Didon, ne sens, ne sens-tu point

De tes impiétés le remords qui t’époint ?

Qui ne s’apaisera, paravant que Sichée,

Voie couler ton sang sur sa couche tachée !

Ses jours, innocemment de la sorte abréger,

Et simple n’avoir pris le temps de se venger ;

Ensevelie son corps démembré sous les ondes,

Charogneuse pâture aux foulques vagabondes,

Fait de ses compagnons un carnage absolu,

Une entière hécatombe à mon honneur polu ?

Bruler toutes ses naux, et à ce détestable,

Son Ascaigne en morceaux présenter sur la table ?

Oui, mais le sort était des armes à douter ;

Qu’importe, désirant de me précipiter,

Qu’aurai-je craint ma mort déjà délibérée,

Lasse de plus languir sous la voute éthérée ?

J’eusse entamé ses naux la vengeance ayant lieu,

Moi-même dans les feux me jetant au milieu ;

Satisfaite, d’avoir en la perte commune,

Et tu père, et du fils, expié la rancune.

ANNE.

Divertissez bons Dieux, arrachez-lui du sein

L’exécrable projet de ce félon dessein.

DIDON.

Clair Soleil, qui là haut des flammes que tu dardes,

Les œuvres des mortels équitable regardes,

Toi, de mes maux complice, et leur source Junon

Infernale Déesse Hécate au triple nom,

La nuit aux carrefours par les villes hurlée,

Vous Dires, qui vengez une foi violée,

Et vous Dieux, de la pauvre Élise se mourant,

Écoutez les clameurs qu’aux abois elle rend,

Pour suprême faveur de ma mort arrêtée,

Faites s’il atteignait la rive souhaitée,

Si ce chef scélérat par l’arrêt du destin

Souscrit de Jupiter, voit l’Empire Latin,

Exorable donnés à Didon qui vous prie,

Que d’un peuple ennemi la guerrière furie,

Loin des embrassements de son Jule cher,

Ne trouvant déconfit retraite à se cacher,

L’afflige, le poursuive en l’horreur des batailles,

De la fleur des siens morts pleurant les funérailles,

Forclos, abandonné de tout humain secours,

Que son désastre n’ait ne mesure ne cours,

Que sa méchante vie ait une fin capable

De ramener au bien l’âme la plus coupable.

ANNE.

Comme un flot se grossit de l’autre qui le suit,

Toujours de mal en pis sa plainte elle poursuit,

En imprécations aiguise sa colère,

Il vaut mieux l’interrompre, à peine de déplaire ;

Toutefois ce venin rentré dedans le cœur,

La pourrit suffoquer à l’accès du rancœur,

Plus discrète, attendons qu’elle vomisse à l’aise,

Qu’un nuage de pleurs cette tourmente apaise.

DIDON.

Ha ! j’entrevois ma sœur craintive s’approcher,

Le surplus de ses vœux réservant au bûcher,

Je feindrai sur ma face un reste d’espérance,

De peur que ses propos troublent mon assurance,

Qu’elle dresse un obstacle au dessein pourpensé,

Et bien, pour le prier tu n’as guère avancé,

Tu n’as peu retarder la course du pirate,

Tu n’as peu rien gagner dessus cette âme ingrate.

ANNE.

Pressé du sentiment de son crime outrageux,

J’ai remarqué, qu’encor qu’il fait le courageux,

Le corps absent, son âme à Carthage demeure,

Ma sœur, consolez-vous, il reviendra je meure ;

Dès le premier orage, une équitable peur

Tournera ses espoirs d’Italie en vapeur,

Repentant, à genoux il se viendra soumettre

À la peine du mal qu’il a voulu commettre ;

Nous reverrons ses naux notre havre habiter,

Sans qu’il ait jamais plus désir de vous quitter.

DIDON.

L’espérance ne m’a que trop longtemps déçue,

Il faut à ce malheur trouver une autre issue,

Que dis-je la trouver ? seulement prête-moi

Le secours d’une sœur en ce cuisant émoi,

Assiste l’entreprise, et soudain je me vante

De sortir de misère ; au moyen que j’invente,

Mes langueurs finiront : près des ondes d’Atlas

Où le Soleil se va coucher quand il est las,

Où ce mont orgueilleux sur son épaule forte

La machine étoilée infatigable porte,

En ce lieu, comme j’ai du commun bruit appris,

Demeure secourable une femme de pris,

Prêtresse de la gent Masilienne, âgée,

De la garde du Temple Hespéride chargée,

Qui donnait au dragon en ce riche verger,

Les pavots sommeilleux, et le miel à manger,

Gardant les rameaux saints sur l’arbre vigilante,

Elle promet guérir ceux qu’amour violente,

Délier le souci des âmes qu’il époint,

Où même l’envoyer à ceux qui n’en ont point ;

Elle fait rebrousser les fleuves à leur source,

Des Astres dans le Ciel rétrograde la course,

Sous ses vers murmurés les mânes frémissants

S’assemblent, les enfers lui sont obéissants, :

La terre sous ses pieds mugit changeant les formes,

Elle contraint des monts à descendre les ormes,

Chère sœur je t’atteste, et ton chef précieux,

Employer malgré moi ses arts pernicieux,

D’un maître impitoyable à cette heure régie,

Grands Dieux vous le savez j’vuse (!) de la Magie !

Va donc, elle m’enjoint d’y procéder ainsi ;

Prends le soin qu’un bucher se dresse près d’ici,

Qu’à découvert dedans le Palais on le fasse,

Et après du Troyen les dépouilles amasse,

Les armes, qu’à mon lit l’impieux attacha,

La couche, où mon honneur prodigue s’épancha,

Bref qu’il ne reste rien, rien provenu de l’homme,

Que la flamme tantôt ne purge et ne consomme,

Que tous les monuments laissés du souvenir,

Disparaissent réduits en cendre à l’avenir :

Dépêche, et me permets d’achever solitaire,

Quelque secret requis à ce sacré mystère.

ANNE.

Je ne voudrais mon sang, non ma peine épargner

Pour vous faire mon œil la victoire gagner,

Victoire que l’ont tient sur toutes la plus belle,

Qui dompte l’appétit à la raison rebelle,

Victoire qui vous donne autant où plus de los,

Que les vôtres conduits, et sauvés sur les flots.

DIDON.

Rassure toi âme mon, efforce ta constance,

Tu ne porteras plus du corps la pénitence,

Le chemin prépare d’un repos éternel,

Tu vas sortir d’avec cet hôte criminel,

De sa corruption je te rendrai délivre,

Lui éteint, je te fais immortelle revivre,

Sichée satisfait de sa punition.

Te promet du passé toute abolition,

Nous l’allons retrouver aux plaines Élysées,

Les sources de sa haine en mon sang épuisées,

Nous allons retrouver son esprit bienheureux,

Dedans une forêt de Myrtes odoreux,

Moissonnant le doux fruit de ses vertus célèbres,

Qui ne craint les aguets d’un avare funèbres,

Qui ne redoute plus de perdre ses trésors :

Or premier que du Styx je franchisse les bords,

Sichée mon Soleil, qui luis entre les ombres,

Donne à l’infinité de mes cruels encombres,

Derechef ta merci je réclame à genoux,

Donne-moi des témoins de l’adultère absous,

Que cette nuit dernière aux langueurs de ma vie,

Si je suis du sommeil d’aventure ravie,

Ton ombre m’apparaisse agréable, disant,

Ne te travaille plus de ce souci cuisant,

Viens, bâte-toi Didon, de ta grâce assurée,

Viens vite réunir ta moitié séparée,

Tu trouves un asile ouvert dedans mon sein,

Le coup exécuté de ton brave dessein ;

Nous ne respirerons qu’un penser par une âme,

Nous arderons mutuels d’une loyale flamme :

Qui renouvellera de la fuite du temps,

Nous serons à jamais ; et heureux, et contents :

Ha ! douce illusion, que tu flattes mes peines !

J’ai pu vérifier tes apparences vaines,

Et le pouvais aussi dès lors que le destin

Fait l’auteur de mon mieux Érébique butin,

Dès lorsqu’un parricide emporta mon Sichée,

Il ne fallait survivre à son sort attachée,

Compagne de ses pas chez l’avare Pluton,

Nos fuseaux achevés en un jour de Cloton :

L’amitié le voulait, outre le certain terme,

L’heur des frêles mortels dans la carrière enferme,

Pareil à la beauté des roses qui s’éteint

Depuis que la chaleur de trois soleils l’atteint ;

Pareil au flot qui vient se crever au rivage

Mourant pleine de gloire en ce chaste veuvage,

Quels hasards j’abrogeai, qu’elle suite de maux,

Combien d’afflictions, de soucis, de travaux ?

Ce que m’avait Carthage acquis de renommée,

Au triple je le perds d’un voleur diffamée ;

Fortune injuste a pris l’usure de mes jours

Une plaie endurant qui saignera toujours,

Fortune sous pas du vice m’a conquise,

Mais la vertu souvent bronche la plus exquise,

Mais ma chute je veux soudaine relever,

Et du naufrage entier mon renom préserver :

Quoique le regret d’une ville orpheline,

Que celui de ma sœur du courage décline ;

Didon peu résolue, et où retombes-tu,

Ès mains des ennemis que tu as combattu ?

Quitte quitte le soin des affaires du monde,

Que Jupiter s’il veut dessus fasse la ronde,

Tu n’as qu’à t’en tourner la tête de Cyprès,

Presser du sacrifice ordonné les apprêts,

Dire à ton peuple aimé les paroles dernières,

Offrir aux dieux d’embats tes plaçables prières,

Et d’un bras courageux, d’un bras mâle d’effet

Seller de ta mémoire un chef-d’œuvre parfait.

CHŒUR DES TROYENS.

La plus part de nos accidents
Ne dérive de la fortune,
Nous en accusons impudents,
Celle qui n’a point de rancune,
Vu que les gestes déréglés,
Que mainte passion mauvaise,
Trouble le calme de notre aise,
Et nous précipite aveuglés.
L’imbécile nature humaine
Se laisse au vice manier,
Puis avec une excuse vaine
Cuidant ses erreurs pallier,
Maintient que la gauche influence
Des astres par trop rigoureux,
Envie à ses jours bienheureux,
Le fruit d’une pure innocence.
Mais las ! que c’est se méconter,
Que l’excuse inepte, et frivole,
Coupable à tort fait réputer
L’aveugle Déesse qui vole ;
Chacun certes quasi se sert
De démon, où de destinée,
Chacun tient l’espace bornée,
Des maux qu’il souffre, ou a souffert.
Quiconque entier sur le modèle
De la vertu se formerait,
Et qui n’empruntant rien que d’elle,
Jamais ne s’en éloignerait ;
Qui Pancratiaste à sa lutte,
Se tiendrait ferme sans broncher,
Rarement le pourraient toucher
Les maux qu’à fortune on impute.
Perfection digne des Dieux,
Que premier n’obtint à la terre,
Celui qui fit victorieux,
Aux monstres une juste guerre,
Premier que d’avoir dépouillé
Son mortel dans la flamme éprise,
Et çà bas l’écorce remise,
Des voluptés qui l’ont souillé.
Ne les serpents de sa marâtre,
Qu’il étouffa dans le berceau,
Ne l’hydre à nuire opiniâtre,
Que d’un labeur toujours nouveau
Fallut ès marais de Lernée,
Avecque la flamme et le fer,
À ce grand Alcide étouffer,
Avant la palme moissonnée.
Ne dans l’espace d’une nuit,
Jeune, mais d’indompté courage,
Cinquante fils qu’il a produit,
Chacun issu d’un pucelage :
La biche aux pieds d’airain légers,
Aux cornes d’or, qui sur Mœnale,
Éprouva sa dextre fatale,
Dextre épouvantable aux dangers,
L’énorme lion de Neniée,
Que ni fer, ni pierre, ni bois,
(Si nous croyons la renommée)
Ne pouvait réduire aux abois ;
Pourtant ne trompa sa victoire,
Lui fit moins de peur, que de mal,
Vêtant du superbe animal,
La dépouille pleine de gloire.
Il pût, infini de travaux,
Donner le cruel Diomède,
Pâture à ses propres chevaux,
Et (qui la force humaine excède,)
Emporter en ses bras, captif
Le sanglier, terreur d’Érymanthe,
À un tyran qui le tourmente,
Envieux et vindicatif.
Le Ciel s’en allait en ruine,
Atlas pliant dessous le faix,
S’il n’eut son épaule voisine
Supposé, lustre de ses faits ;
D’une montagne divisée
Il borna l’une, et l’autre mer,
Trouvant pour plus se renommer,
L’issue des enfers aisée.
Où le triple mâtin portier,
Arrache du creux de son antre,
Il met à l’attache au collier,
Où ce foudre de valeur entre :
Contraint l’impétueuse Cloton,
De renouer le fil d’Alceste,
Et tire du piège funeste,
Son Thésée, malgré Pluton.
Bref, ce héros, pour qui sous l’onde,
Le Soleil retarda son cours,
Celui qui s’obligea le monde,
Par un ordinaire secours,
Ce dompteur qui lassa la haine
De Junon, qui ne faisait rien ;
Sinon du preux Thyrintien
Fomenter la gloire en la peine.
Ce fils, digne de Jupiter,
Pût tout vaincre, hormis soi-même ;
Car si tôt qu’amour vint jeter
L’appas à sa force suprême,
Sitôt qu’Omphale eut par ses yeux
Dérobé son âme blessée,
La trace des vertus laissée,
Et plein d’un poison furieux ;
L’oisiveté, mère des vices
Éclipsa l’antique valeur ;
Peu à peu le miel des délices
Lui ourdit un honteux malheur :
Emprisonné de sa captive,
La fureur d’un jaloux martel,
Mourant, le rendit immortel,
Au milieu de la flamme vive.
Las ! hélas ! notre Reine ainsi,
Serve d’un misérable esclave,
Depuis que sa constance grave
Fléchit sous l’amoureux souci :
Depuis que la nouveauté folle
Ébranla son chaste désir,
L’imprudence la vint saisir,
Qui l’antique renom lui vole.
e n’est plus celle qui soûlait
Triompher du sort adversaire,
Qui dessus le salut veillait,
D’un peuple soumis volontaire ;
Le soin des murs qu’elle a fondés,
Ne la chatouille plus de gloire ;
Amour lui ôte la mémoire
De tant de périls évadés.
Surprise d’une léthargie,
Elle n’a senti qu’à la fin,
Que ce Duc venu de Phrygie,
S’accommode au temps le plus fin ;
Qu’abusant de sa chaste couche,
En titre de futur époux,
C’est attendant qu’un ciel plus doux,
Le chemin des flots lui débouche.
Attendant qu’il ait réparé
Le bris de sa flotte échouée,
Et qu’il puisse, mieux préparé,
Rompre cette foi mal nouée :
Ô parjure ingrat ! ô méchant,
Tu perds qui te sauve, infidèle,
Ainsi tu perds exécrable en elle,
Tout un empire trébuchant.
Ce n’est point un serment léger,
Que viole ta perfidie,
Serment que la foudre brandie,
Ne puisse et ne doive venger :
Les Dieux que tu dis, hypocrite,
Conserver dedans tes vaisseaux ;
Ne hâteront que sur les eaux,
La peine de ton démérite.
Barbare, as-tu point de remords
La conscience bourrelée,
De laisser enceinte de morts,
Ta bienfaitrice désolée ?
La verrais-tu, sans t’accuser
D’on sacrilège parricide,
Verser cette rivière humide
De pleurs qu’on ne peut apaiser ?
Verrais-tu déchirer l’albâtre
De ce beau front, de ce beau sein,
Sans demeurer, et sans rabattre
La cruauté de ton dessein,
Dessin, que Jupiter confonde,
Que Neptune face avorter,
Qu’un coup de vent puisse emporter
Dessous les abîmes de l’onde.
Mais, ô vains regrets ocieux !
Ô honte, ô lâche couardise !
Quel songe nous charmait les yeux
Imbus de la fraude entreprise ?
Que l’on n’a vengé dans le port,
L’affront d’une injure commune,
Qu’on n’a déchargé sa rancune,
Dessus les coupables du tort.
Que père, fils, naux, et gendarmes,
Entièrement exterminés,
Investis des feux, et des armes,
Ne sont dignement guerdonnés :
Victime agréable à la Reine,
Qui lui récupérait l’honneur,
À nous un signalé bonheur,
Et une gloire souveraine.
Voilà, toute fois le destin
Favorise leur injustice,
Son vouloir semble clandestin
Conniver à semblable vice ;
Ils moquent la crédulité
D’une triste Reine abusée,
Ils tournent ores en risée,
Notre lente stupidité.
Citoyens du céleste empire,
Modérateur de l’univers,
Ne faites, que franc de votre ire,
L’erreur s’enracine pervers ;
Qu’au Ciel spectateurs immobiles
Vous laissez courir au hasard,
Tout ce que fortune départ
À nos jours caducs, et labiles.
Or le sacrifice annoncé,
Désormais au château nous mande,
Où je crains qu’un mal absconsé,
Face l’ouverture plus grande,
Que ce cœur, comme généreux,
Du désespoir de la vengeance,
Loin de se trouver allégeance,
Ne sais quoi de plus funéreux.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

DIDON, BARCE, ANNE, CHŒUR DE TYRIENS, MESSAGER

 

DIDON.

Préparée à la mort, ici je m’achemine,

Pour accomplir sur moi la vengeance divine,

Pour attendre une fin de trépas renaissants,

À toi Sichée, à toi victime je descends,

Sous l’ombre des honneurs d’un bustuaire office,

De moi-même je vais te faire sacrifice ;

Carthage communique au spectacle imprévu,

Ainsi que mon forfait, adultère elle à vu ;

Combien des envieux de ta grandeur prospère,

Tu auras à souffrir, orpheline étrangère ?

Combien de maux à coup t’environnent le chef,

Je l’appréhende plus, que mon propre méchef :

Mais Junon suppléera de sa toute-puissance,

Au dommage que peut apporter mon absence :

Il faut sortir de peine, il faut dorénavant

Aller libre d’esprit un projet achevant,

Magnanime, pieux, autant que mémorable,

L’occasion venue à son point favorable.

Barce, Barce, va-t’en ma germaine hâter,

Venez au sacrifice, ensemble m’assister,

Elle dans l’eau d’un fleuve avant purifiée :

Ta temple ceinte autour d’une bande liée,

Bande sacre à l’honneur de lupin Stygien,

D’hosties au sur plus, qu’elle n’omette rien :

Va, je veux accomplir l’œuvre bien commencée,

De point en point, ainsi que je l’avais pensée.

BARCE.

Nous vous obéirons, heureuses de pouvoir

Ores participer à ce pieux devoir ;

Mais las ! quelle pâleur décolore sa joue ?

Comme ces yeux ardants de fureur elle roue ?

L’indice m’épouvante, et conçois un soupçon

Pire que de ton meurtre, ô mon cher nourrisson :

Détournez immortels, divertissez de grâce,

L’attentat si quelqu’un en son âme se brasse.

DIDON.

Tu es seule, ma sœur, que je regrette plus,

Que je pleure ce corps, au sépulcre reclus ;

L’inviolable amitié qui nous avait unies,

Ourdira tes douleurs, par les miennes finies.

Le sceptre, qu’épineux je te cède au trépas,

Ton incroyable deuil ne modérera pas ;

En danger que bientôt tu me suives sous terre,

Comme l’orme au tombant entraîne son lierre :

En danger que tirée au destin de Didon,

Tu ne fauches l’espoir des pères de Sidon :

Ô fâcheux labyrinthe, où toujours retombée,

Ma constance de moi s’écoule dérobée !

Sus, sus, composons-nous de constance, et de vois :

Feignons mieux espérer devant ce peuple épois,

Devant ma sœur qui vient, malheureuse trompée,

M’apporter du Troyen la secourable épée.

Anne, approche, tends-moi ce que tu tiens ici,

Gardant qu’aucun après me trouble mon souci.

ANNE.

Les taureaux sont-ils prêts ? leur effusion sainte ?

Qu’aucune loi ne soit aux trépassés enfreinte :

Que la Prêtresse trouve à l’autel bien paré,

Ce qu’elle commanda qu’on lui tint préparé,

Parfaites à loisir devant le sacrifice,

Ce qu’aurez su, requis à son funèbre office :

Diligente je cours le surplus ordonner,

Barce avise tandis, de ne l’abandonner.

CHŒUR.

Croyez, que la Reine contrainte,

Déguise une extrême douleur

L’accent, et l’instable couleur,

Ne dévoilent que trop sa feinte :

Et le glaive en ses mains offert,

Nous ne dussions avoir souffert.

DIDON.

Suprême Déités vainement réclamées,

Ne tenez désormais vos oreilles fermées

À ce peu que je veux, mais juste, requérir,

Contre mon homicide avant que de mourir !

Imployables, tandis que je filai ma vie,

Fléchissez au sujet qui me l’aura ravie,

Que cet ingrat, ce traitre, et inique motif,

Ce faussaire affronteur, sans cesse fugitif,

Sans cesse enveloppé de guerres survenues,

Accablé sous le faix des pertes soutenues,

Exécré, poursuivi des hommes, et des Dieux,

Aux siens finalement, à soi-même odieux,

Tombé devant le jour, et pour dernière peine

Demeure enseveli au milieu de l’arène,

Que les siens, en Itale espérant du repos,

Un vengeur belliqueux, qui sorte de mes os,

Renverse leur État, les pille, les détruise,

Vaincus, au désespoir mille fois les réduise.

Et vous, ô Tyriens, je vous conjure tous

De n’éteindre envers eux un trop juste courroux :

Obligez votre Reine, et sa muette cendre,

De ne vouloir jamais à la paix condescendre :

Que dès l’heure tantôt aux siècles avenir,

Nulle espèce d’accort ne soit pour vous unir,

Immortels ennemis, du tout en tout contraires,

Nos rivages aux leurs opposés adversaires,

L’onde contraire â l’onde, et a l’un l’autre port,

Les neveux guerroyant tombés en même sort.

CHŒUR.

D’un désespoir d’amour éprise,

Elle touche sous mots couverts,

Jetant des regards de travers,

Une furieuse entreprise ;

Approchons plus près du bucher,

Afin de pouvoir l’empêcher.

DIDON.

Ô dépouilles jadis doucement fortunées,

Tant qu’un Dieu le permit, qu’il pleut aux destinées :

Glaive en intention, plus humaine reçu,

Cet âme recevez que vous avez reçu,

Ôtez-moi du tourment, des soucis que j’endure,

J’ai dévidé le cours de ma fortune dure,

J’ai vécu, j’ai construit une belle Cité,

J’ai vengé mon époux de la férocité

D’un beau-frère homicide, et ores ma grand’ombre,

Sous terre ira des morts croître le dolent nombre.

Heureuse, hélas ! par trop, heureuse, si sans plus,

Notre rive eut les naux Phrygiennes exclus :

Nous mourons sans vengeance, il est vrai, que m’importe ?

Mourons, je veux aller aux ombres de la sorte :

Voie, voie ce feu, messager de ma mort,

Le barbare impiteux, qui me la donne à tort :

Qu’aperçu dessus l’onde, il lui allume en l’âme,

De coupables remords une éternelle flamme,

Dieux ! je vous en supplie une dernière fois,

Sus, perdons la douleur, la lumière, et la vois.

BARCE.

Au meurtre, elle se tue.

CHŒUR.

Ô prodige effroyable !

Courons, pour retenir sa dextre impitoyable.

BARCE.

Hélas ! il n’est plus temps, ce beau sein traversé,

L’âme fuit dans le sang à gros bouillons versé.

CHŒUR.

Ô ville désolée !

BARCE.

Ô chétive vieillesse !

CHŒUR.

Hé ! d’où vient que sa sœur, à son besoin la laisse ?

BARCE.

La cruelle lui a exprès commis le soin

De sacrifice, afin de la tenir plus loin.

CHŒUR.

Ô rage furieuse ! ô maudite journée !

BARCE.

Ô céleste rancune, à nous nuire obstinée !

ANNE.

Amis, quel accident vous provoque ces cris ?

CHŒUR.

Le meurtre de la Reine ores nous a surpris.

ANNE.

Hé ! Cieux ! que dites-vous ?

BARCE.

Le glaive du perfide,

Glaive en ses mains fatal perpètre l’homicide.

ANNE.

Lancez sur moi, grands Dieux, un foudre punisseur,

Que ferai-je ? où irai-je ? ô ma vie, ô ma sœur,

Me devais-tu trahir de ta mort simulée ?

Mais me dois-je montrer à la voûte étoilée,

Pestifère flambeau, qui t’allumant le sein,

Qui de tes chastes vœux révoquant le dessein,

Te contraignit flétrir l’honneur de ton veuvage,

Qui pousse ta belle âme en l’oublieux rivage :

Pardonne-moi ma sœur, avant que trépasser,

Ne me saurais-tu plus mutuelle embrasser :

Me dire un long adieu ? lâcher une parole,

Qui de mon désespoir l’extrémité console !

Au défaut de la voix, pardonne moi des yeux,

Et que leur Occident me luise gracieux :

Las ! tu es autant-vaut, le butin de la Parque

Aucun signe de vie en toi ne se remarque,

Tu n’es plus qu’un flambeau débile, qui s’éteint 

Les roses, les œillets, disparus de ce teint,

La mort, l’affreuse mort sur tes membres campée,

À laquelle pour dard j’ai fourni cette épée,

Ha ! je veux réparer le parricide fait,

Je veux du même fer expier mon forfait.

CHŒUR.

Princesse, désormais notre unique espérance,

Princesse, désormais notre unique assurance,

Résiste généreuse au désastre malin,

Pardonne pour l’amour de ce peuple orphelin :

Las ! pardonne à ta vie, embrassant sa tutelle,

Reçois-nous affligés sous l’ombre de ton aile,

Phœnix de ta germaine elle en toi revivant,

Prend le frein de l’Empire, et le va relevant,

Que ta prudence ainsi nous répare sa faute

Du suprême destin la prescience haute

A causé, non pas toi, sa précipite mort,

Puisque tout l’Univers ne dépend que du sort.

ANNE.

Ô sort, inique sort ! la rancœur de ta haine

N’en veut qu’à la vertu, sa malice inhumaine

Le modèle à choisi de la perfection,

Pour nous combler de deuil, d’ennuis, d’affliction,

Tu ne trouvais objet digne de ton envie,

Que celle qui cent fois te vainquit en sa vie,

Immortelle sinon par le mortel appas

De celui, qui les Dieux francs ne dispense pas,

Qui porte audacieux jusques dans leur courage :

(Toutefois traitement) le poison de sa rage,

Ô serpent infernal ! monstre, que les fureurs

Avortèrent là bas en leurs noires horreurs,

Amour, peste du monde, ennemi de nature,

Qui trébuches les tiens dedans la sépulture,

Bourreau de l’innocence, ha ! que ta cruauté,

Tes meurtres journaliers, et ta déloyauté,

Nous dussent avertis d’exemples rendre sages ;

Éloigner la raison de tes mortels passages :

On remarque les bancs dispersés en la mer,

Mais premier que te voir tu nous fais abîmer :

Toute contagion, toute autre maladie,

Hormis la tienne seule, à temps on remédie :

L’homme vivrait heureux de ton joug affranchi,

Implacable tyran qui ne fus onc fléchi,

Déluge de tous maux, qui d’un plaisir qui passe,

Laisse des repentirs que la Parque n’efface :

Ma sœur, ma pauvre sœur, hé ! faut-il qu’un tombeau

Ait ce qu’eurent les cieux, et la terre de beau ?

Faudra-t-il que les vers, (énorme sacrilège,)

Dévorent peu à peu ta poitrine de neige ?

Que ta bouche jadis de Python le séjour,

Ses oracles divins ne donne plus au jour ?

Ne me révèle plus ses secrètes pensées ?

Ô amer souvenir des privautés passées !

Ô Anne désastreuse ! ô prophète soupçon !

Mais approchons les bords de ce corail besson,

De ce corail blanchi d’Atrope l’homicide !

Si quelque esprit errant, faible encor y préside,

Je le recueillerai de mes lèvres bouché,

Je le dévorerai avidement cherché ;

Je recevrai dans moi le reste de son âme,

Ha ! que ta défiance a mérité de blâme,

De ne m’avoir, ma sœur, le projet décelé,

Et me le décelant de compagne appelé !

Mêmes fer, même jour achevait nos fusées,

Nous dévalions ensemble aux plaines Élysées,

Charon n’eût à deux fois trajeté nos esprits,

Non contente d’user de ce rogue mépris,

Tu les éteints en moi, et ton peuple et ta ville,

Proche de succombera, aux barbares servile,

Proche de lamenter sous un joug éternel,

Ton meurtre de malheurs infinis, criminel.

BARCE.

L’excessive douleur les plaintes me dérobe,

Envieuse de l’heur malheureux de Niobe,

Ha ! que ne suis-je un marbre, un tronc, ou un rocher !

Qui dut incessamment des larmes épancher,

Arrosant le cercueil qui dans son peu d’espace

Va serrer l’ornement de cette terre basse,

Va serrer le support de mon âge chenu,

Support en son avril, à peine parvenu,

Soleil, qui ne luisait au milieu de sa course,

Fontaine, qui tarit en découvrant sa source,

Hélas ! hélas ! je meurs de ne pouvoir mourir,

Et vouée en ma mort, la sienne secourir.

CHŒUR.

Si par l’égalité conjointe à l’infortune,

Nous moissonnons un fruit d’allégeance commune,

Que l’esclandre où chacun tire une même part,

Le péril où chacun subit même hasard,

Doit nous encourager, consoler, et résoudre,

Rien ne sert désormais en larmes se dissoudre :

Ce n’est que relâcher à la merci des flots

Un vaisseau, que l’espoir de salut n’a forclos.

Cela n’est que du sort accroître l’insolence !

Au contraire roidis contre sa violence,

Les Dieux nous aiderons, qui veulent suppliés,

Nos courages d’un temps à l’effet dépliés ;

Qui ne peuvent pas moins, qu’alors que notre fuite

En la Reine éprouva une mâle conduite :

Procurons à son corps les honneurs mérités,

Que pour comble obtenu de ses prospérités

On sacre à sa mémoire une fête annuelle,

Qui comme le Soleil, roule perpétuelle.

ANNE.

Ô frivoles honneurs, puis qu’ils sont impuissants,

De nous ressusciter des enfers pâlissants,

Puisqu’au partir du monde, innocent, et coupable,

Tombent dedans un lieu, d’obscurité capable.

Puisque le vieil Charon n’a son esquif usé,

Plus aux moindres pasteurs qu’aux grands Rois refusé,

Pêle-mêle jetés au port qui ne repasse,

Sans égard de vertus, de beautés, ni de race :

Ô frivoles honneurs dont l’arrière saison

Ridicule se montre à l’humaine raison !

Qui veut fleurir au monde en un état prospère,

Confonde la louange avec le vitupère,

Imite du Troyen la feinte piété,

Aux dépens d’un Empire, et d’une chasteté,

Qu’il n’observe de foi qu’avec son avantage,

Des peuples inconnus supposés de partage,

Tel méchant jouira du profit, de l’honneur,

Il embrasse vivant le vrai corps du bonheur,

Didon le prouve assez, Didon, qui fut naguère,

Alors que son bourreau déloyal se confère,

Que la vertu se voit sous le vice opprimer,

Las ! (et qui plus) sa gloire imprimée entamer :

Mais toujours ses regrets trouveraient un dédale ;

Ce roc Sisiphien toujours monte et dévale,

Obtenons, obtenons de trêves un moment,

Que l’on aille placer ce corps au monument,

Qu’en larmes dessus lui je distille mon âme,

Ainsi qu’un même bucher nous consomme en sa flamme.

MESSAGER.

Ô funèbre aventure ! ô cruelle pitié !

Ô aveugle cent fois à choisir ta moitié !

Voilà que le mépris de mon Prince t’apporte,

Iarbe préféré, tu ne fusses pas morte !

Iarbe un grand Monarque, enflammé du renom,

Qui rechercha ton lit sous les lois de Junon,

Qui te voulait combler d’une grandeur heureuse,

Et voir à ta gent la sienne valeureuse :

Union suffisante à rendre l’univers

Sous un joug tributaire en ses peuples divers ;

Le sort ne l’a permis, qui te portait envie,

Qui n’a que trop ainsi la vengeance assouvie

De mon prince blessé de ce jaloux martel ?

Sans doute qu’au rapport d’un accident mortel,

Quelque reste d’amour lui arrache des larmes,

Lui fait tomber du point ces vengeresses armes,

Qui devaient du Troyen, et d’elle triompher,

L’un emporté de l’onde, et cette-ci du fer.

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