Don Japhet d’Arménie (Paul SCARRON)

Comédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, en 1652.

 

Personnages

 

DON JAPHET D’ARMÉNIE, fou de l’empereur Charles-Quint

FOUCARAL, laquais de don Japhet

DON ALPHONSE ENRIQUEZ ou ROC ZURDUCACI, cavalier, amoureux de Léonore

MARC-ANTOINE ou PASCAL ZAPATA, valet de don Alphonse

LE COMMANDEUR de Consuégre

LÉONORE, nièce du Commandeur

MARINE, servante de Léonore

ELVIRE, sœur de don Alphonse

DON ALVARE, amoureux d’Elvire

RODRIGUE, gentilhomme du Commandeur

LE BAILLI d’Orgas

JEAN VINCENT, laboureur d’Orgas

PEDRO, harangueur

UN COURRIER

TORRIBIO PONCIL, gredin

LORENTE RIBEROS, gredin

 

La scène est dans Orgas, jusqu’au troisième acte, qu’elle passe dans Consuégre.

 

 

AU ROI

 

Sire,

 

Quelque bel esprit, qui aurait aussi bien que moi à dédier un livre à MajestÉ, dirait ici en beaux termes que vous êtes le plus grand roi du monde ; qu’à l’âge de quatorze on quinze ans, vous êtes plus savant en l’art de régner qu’un roi barbon ; que vous êtes le mieux fait des hommes, pour ne pas dire des rois, qui sont en petit nombre ; et enfin que vous porterez vos armes jusques au mont Liban, et au delà. Tout cela est beau à dire, mais je ne m’en servirai point ici, car cela s’en va sans dire ; je tâcherai seulement de persuader à Votre MajestÉ qu’elle ne se ferait pas grand tort, si elle me faisait un peu de bien ; si elle me faisait un peu de bien, je serais plus gai que je ne suis ; si j’étais plus gai que je ne suis, je ferais des comédies enjouées ; Votre MajestÉ en serait divertie ; et si elle en était divertie, son argent ne serait pas perdu. Tout cela conclut si nécessairement, qu’il me semble que j’en serais persuadé, si j’étais aussi bien un grand roi que je ne suis qu’un pauvre malheureux, mais pourtant,

De Votre MajestÉ,

 

Le très humble, très obéissant et très fidèle sujet et serviteur.

 

Scarron.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

DON ALPHONSE ENRIQUEZ, MARC-ANTOINE

 

MARC-ANTOINE.

La résolution est tout à fait étrange.

DON ALPHONSE.

Si Marc-Antoine m’aime, il faut bien qu’il s’y range.

MARC-ANTOINE.

Moi ! je n’approuve point ce bas attachement,

Et n’attends rien de bon de ce déguisement ;

Encor si vous vouliez seulement me permettre

D’envoyer à Madrid seulement une lettre,

Votre mère serait moins en peine de vous ;

Elle croit que son fils, de sa nièce l’époux,

A trouvé dans Séville, en don Sanche son frère,

Un oncle, un bienfaiteur, et comme un nouveau père ;

Et que riche seigneur de seigneur indigent,

Vous avez de son frère et la fille et l’argent.

Cependant dans Orgas, un malheureux village,

Emporté des désirs d’un homme de votre âge,

Sans songer qu’à Séville un grand bien vous attend,

Vous suivez en aveugle un bel œil qui vous prend :

La villageoise est belle et jeune, je l’avoue,

Don Alphonse en passant la peut coucher en joue,

Et s’il la peut blesser, bon, c est autant de pris :

Mais être avec fureur de son amour épris,

Et pour elle oublier son devoir, sa naissance,

C’est en quoi je vous dois manquer de complaisance ;

Et connaissez-vous bien ce révérend seigneur,

À qui vous vous voulez donner pour serviteur ?

DON ALPHONSE.

C’est un homme bien riche, à ce que j’entends dire.

MARC-ANTOINE.

Et de qui le métier n’est que de faire rire.

DON ALPHONSE.

Tant mieux.

MARC-ANTOINE.

Mais il est fou, de plus.

DON ALPHONSE.

Encore mieux,

J’aurai mon passe-temps d’un fou facétieux.

MARC-ANTOINE.

Je m’en vais vous en dire et l’histoire et la vie.

Il se fait appeler don Japhet d’Arménie,

Venu de père en fils du puîné de Noé.

Voilà le maître à qui vous vous êtes loué.

Au temps que Charles-Quint passa par son village,

On mena devant lui ce sage personnage ;

Il le trouva plaisant, il lui donna du bien,

Lui fît suivre la cour, et presqu’en moins de rien

Le drôle a si bien fait par son humeur plaisante,

Qu’il possède aujourd’hui cinq mille écus de rente.

César ayant quitté l’Espagne, il a voulu

Paraître en son village, où faisant l’absolu,

(Car il est glorieux) son bien et sa marotte

Ont si mal réussi chez le compatriote,

Que couru des enfants, des autres maltraité,

Et de fréquents affronts tous les jours irrité,

Comme dans son pays on n’est jamais prophète,

Il en est à la fin délogé sans trompette,

Et s’est depuis huit jours retiré dans Orgas,

Où l’on l’a bien reçu, ne le connaissant pas.

En peu de mots, voilà quel est le personnage.

DON ALPHONSE.

Tout ce que tu dis là me donne du courage.

MARC-ANTOINE.

Je l’aperçois venir, et le bailli du bourg.

Qui le croit, sot qu’il est, un des grands de la cour.

DON ALPHONSE.

Éloignons-nous.

 

 

Scène II

 

DON JAPHET D’ARMÉNIE, LE BAILLI D’ORGAS, FOUCARAL

 

DON JAPHET.

Bailli, votre fortune est grande,

Puisque vous m’avez plu.

LE BAILLI.

Le bon Dieu vous le rende.

DON JAPHET.

Peut-être ignorez-vous encore qui je suis,

Je veux vous l’expliquer autant que je le puis,

Car la chose n’est pas fort aisée à comprendre.

Du bon père Noé j’ai l’honneur de descendre,

Noé, qui sur les eaux fit flotter sa maison,

Quand tout le genre humain but plus que de raison.

Vous voyez qu’il n’est rien de plus net que ma race,

Et qu’un cristal auprès paraîtrait plein de crasse :

C’est de son second fils que je suis dérivé.

Son sang de père en fils jusqu’à moi conservé,

Me rend en ce bas monde à moi seul comparable.

L’empereur Charles-Quint, ce héros redoutable,

Mon cousin au deux mille-huitantième degré,

Trouvant avec raison mon esprit à son gré,

M’a promené longtemps par les villes d’Espagne,

Et depuis m’a prié de quitter la campagne ;

Parce que deux soleils en un lieu trop étroit,

Rendraient trop excessif le contraire du froid.

La façon de parler est obscure au village,

Entendez-vous, bailli, mon sublime langage.

LE BAILLI.

Monsieur, je n’entends pas la langue de la cour.

DON JAPHET.

Vous ne m’entendez pas ? je vous aime autant sourd,

Car assez rarement mon discours j’humanise.

Mais pour vous aujourd’hui je démétaphorise,

(Démétaphoriser, c’est parler bassement)

Si mon discours pour vous n’est que de l’allemand,

Vous aurez avec moi disette de loquèle.

L’empereur donc de qui je suis le parallèle,

M’entendez-vous, bailli ?

LE BAILLI.

Nenni.

DON JAPHET.

Le paragon.

LE BAILLI.

Encore moins.

DON JAPHET.

Comment, altérer mon jargon ?

Ce serait déroger à ma noblesse antique ;

Tâchons pourtant d’user de quelque terme oblique,

Pour nous accommoder à cet homme des champs.

Charles-Quint donc, mon cher parent, en peu de temps

M’ayant mis à mon aise, en prince de Cocagne,

Et tout à fait exclu des hôpitaux d’Espagne,

(Car, bailli, dussiez-vous cent fois en enrager,

J’ai six mille ducats tous les ans à manger),

Le cacique Uriquis et sa fille Azaréque,

L’un et l’autre natifs de Chicuchiquizéque,

Étant venus en cour pour se dépayser,

L’empereur, mon cousin, me força d’épouser

Cette jeune Indienne un peu courte et camarde,

Mais pourtant agréable en son humeur hagarde :

À mes noces le grand César rien n’oublia,

Et fit le bon parent, même il trépudia ;

Entendez-vous le mot trépudier, compère ?

LE BAILLI.

Non, par ma foi, monsieur.

DON JAPHET.

C’est danser, en vulgaire.

Enfin en équipage à ma grandeur égal,

Mon train moitié sur mule et moitié sur cheval,

Dans mon pays natal je menai ma famille,

C’est-à-dire Uriquis et ma femme, sa fille ;

Arrivé dans mon bourg qu’on nomme Almodobar,

Mon beau-père Uriquis y devint gras à lard,

Et prit goût à nos vins ; ma compagne de couche

Fut comme son papa fort sujette à sa bouche :

Enfin elle mourut d’un excès de melon,

Et son père Uriquis d’un ulcère au talon :

De ce beau-père éteint, de cette femme éteinte,

Il ne me resta pas la moindre plume peinte,

Le moindre guenuchon, le moindre perroquet,

Tout leur bien du Pérou n’étant que du caquet.

Les gens d’Almodobar à leur dam me déplurent.

Vous pouvez bien penser que punis ils en furent,

Et bientôt : car prenant ma résolution,

J’ai choisi dans Orgas mon habitation,

Où je vais faire un train digne de mon mérite :

Bailli, cherchez-moi donc des serviteurs d’élite ;

Nobles, bien faits, adroits, sobres, et parlant peu.

LE BAILLI.

Je vous en ai déjà trouvé six.

DON JAPHET.

C’est bien peu.

FOUCARAL.

C’est plus qu’il ne nous faut.

DON JAPHET.

Il me faudra six pages,

Sans les valets de pied qui recevront des gages.

LE BAILLI.

On vous trouvera tout.

DON JAPHET.

Comment est votre nom ?

LE BAILLI.

Je m’appelle Alonzo, Gil, Blas, Pédro, Ramon.

DON JAPHET.

Tant de noms de baptême ?

LE BAILLI.

Autant.

DON JAPHET.

Mon cher compère,

On vous soupçonnera d’avoir eu plus d’un père.

LE BAILLI.

Vous ferai-je venir vos valets ?

DON JAPHET.

Promptement.

Foucaral, ce bailli me plaît extrêmement.

LE BAILLI.

Je vous amène ici la fleur de la contrée.

DON JAPHET.

Qu’ils me fassent savant de leurs noms dès l’entrée.

 

 

Scène III

 

TORRIBIO PONCIL, LORENTE RIBEROS, DON ROC ZURDUCACI ou ALPHONSE ENRIQUEZ, PASCAL ZAPATERO ou MARC-ANTOINE, DON JAPHET, LE BAILLI, FOUCARAL

 

LES QUATRE VALETS nommés les premiers, dont il y en aura deux fort mal vêtus, diront tous à la fois leurs noms d’un ton de voix fort éloigné de celui de don Japhet.

Torribio Poncil !

Pascal Zapatero !

Lorente Riberos !

Don Roc Zurducaci !

DON JAPHET.

Comment ! tous à la fois ?

Parlez séparément, et modérez vos voix.

Toi, parle et dis ton nom, jeune homme au nez de cabre.

TORRIBIO PONCIL.

Torribio Poncil.

DON JAPHET.

Ton pays ?

TORRIBIO PONCIL.

La Calabre.

DON JAPHET.

Maudit pays : et toi ?

LORENTE RIBEROS.

Lorente Riberos.

DON JAPHET.

Ton pays ?

LORENTE RIBEROS.

Portugal.

DON JAPHET.

De quel lieu ?

LORENTE RIBEROS.

De Miros.

MARC-ANTOINE.

Pascal Zapatero.

DON JAPHET.

Ton pays ?

MARC-ANTOINE.

Allobroge.

DON JAPHET.

Attends une autre fois qu’un maître t’interroge.

Et ton pays natal quel est-il ?

MARC-ANTOINE.

Annecy.

DON JAPHET.

Aïe ! Aux autres : et toi ?

DON ALPHONSE ENRIQUEZ.

Don Roc Zurducaci.

DON JAPHET.

Biscayen ?

DON ALPHONSE.

Non, monsieur, je suis de la Galice.

DON JAPHET.

Tu parais grand fripon.

DON ALPHONSE.

Fort à votre service.

DON JAPHET.

Torribio Poncil est un nom apostat,

Changeant Poncil en Ponce, à mon majorDONat

Il pourra parvenir. Mais, avant toute chose,

Il faut au nom de Ponce ajouter don pour cause.

Lorente Riberos aura nom Ribéra ;

Pascal Zapatero, don Pascal Zapata.

Ils prendront tous le don, comme le majorDONe,

Quant au galicien don Roc Zurducaci,

Je lui donne congé de s’appeler ainsi :

Aurait-il bien l’esprit d’être mon secrétaire ?

DON ALPHONSE.

Jeune comme je suis, monsieur, je sais tout faire.

Je rase, je blanchis, je couds, je sais saigner,

Je sais noircir le poil, le couper, le peigner ;

Je travaille en parfums, je sais la médecine,

J’entends bien les procès, et fais bien la cuisine ;

Je suis grand spadassin, excellent écuyer,

Fort entendu chasseur et parfait jardinier ;

J’écris français, gothique, italien, tudesque,

J’écris en héroïque aussi bien qu’en burlesque ;

Je fais des impromptus, rondeaux et bouts-rimés :

Bref, je suis bel esprit, et des plus renommés :

Regardez si je suis digne d’être des vôtres.

DON JAPHET.

Et plus que digne : holà ! je casse tous les autres ;

Car lui seul me suffit avec mon Foucaral.

DON ALPHONSE.

Monsieur, je ne vais point sans mon ami Pascal.

DON JAPHET.

Qu’il soit mis sur l’état. Pourquoi cette soutane ?

Êtes-vous in sacris, id est, antiprofane ?

Êtes-vous médecin ? êtes-vous avocat ?

DON ALPHONSE.

Monsieur, je suis pourvu d’un bon canonicat.

DON JAPHET.

De Rome j’obtiendrai, par grâce singulière,

Que vous puissiez aller vêtu d’autre manière ;

Le pape, mon cousin, ne m’en peut refuser,

Quittez donc la soutane, ou l’achevez d’user.

Zurducaci ?

DON ALPHONSE.

Seigneur.

DON JAPHET.

N’étant que secrétaire,

Le don à votre nom n’est pas fort nécessaire.

DON ALPHONSE.

Je le retrancherai.

DON JAPHET.

Zurducaci ?

DON ALPHONSE.

Seigneur ?

DON JAPHET.

Don Pascal Zapata sera mon contrôleur ;

Et vous, Zurducaci, vous choisirez mes pages.

DON ALPHONSE.

C’est à moi trop d’honneur.

DON JAPHET.

Choisissez-les bien sages.

FOUCARAL.

Et bien galeux aussi.

DON JAPHET.

Faquin de Foucaral,

Épargnez le prochain, sans en dire du mal.

Depuis deux ou trois mois j’ai la tête pesante,

Je m’en vais exercer ma vertu caminante

Dans les lieux d’alentour. Que l’on m’attende ici.

Foucaral ?

FOUCARAL.

On y va.

Don Japhet et Foucaral s’en vont.

MARC-ANTOINE.

Nous voilà, Dieu merci,

Enrôlés dans le train de Japhet d’Arménie,

Ou plutôt nous voilà gradués en folie ;

Madame votre mère...

DON ALPHONSE.

Ah ! ne me dis plus rien,

Je pourrais faire mieux, et je le sais fort bien ;

Et pour toi, tu feras sagement de te taire :

Ou retourne à Madrid, ou bien me laisse faire.

Mais j’aperçois venir celle qui m’a charmé.

Vis-tu jamais un corps par le ciel mieux formé ?

Et si je te disais qu’un esprit admirable

Anime ce beau corps, te serais-je croyable ?

MARC-ANTOINE.

Non, par ma foi, monsieur.

DON ALPHONSE.

Éloignons-nous un peu.

MARC-ANTOINE.

À la voir seulement vous étiez tout en feu.

 

 

Scène IV

 

LÉONORE, MARINE

 

LÉONORE.

Je ne le puis celer, je l’aime.

MARINE.

À la bonne heure,

Puisqu’il vous aime aussi, voulez-vous tout à l’heure

Que j’aille lui parler ?

LÉONORE.

Ah ! tu ne sais pas tout.

MARINE.

Est-ce que l’Adonis se tient sur le bon bout ?

Je ne le pense pas ; car il en a dans l’aile,

Et se plaint tous les jours de votre humeur cruelle.

Pourquoi donc tant pleurer ? Quelque autre de ce bourg

A-t-elle eu le pouvoir de gagner son amour ?

Vous êtes belle et riche, et quoique villageoise,

Vous pouvez aspirer à devenir bourgeoise,

S’il était grand seigneur, comme il n’est qu’écolier.

LÉONORE.

Si tel que tu le vois il était cavalier !

MARINE.

Est-ce lui qui le dit ? Il ne faut pas l’en croire ;

Un inconnu peut bien nous forger une histoire.

LÉONORE.

Tu n’en douteras plus, quand je t’aurai conté

Par quel moyen je sais quelle est sa qualité :

Te souvient-il du jour que du prochain village,

Le peuple dans Orgas vint en pèlerinage ?

Te souvient-il aussi de ces deux courtisans

Qui se vinrent mêler parmi nos paysans,

Dont l’un était fort jeune et de fort bonne mine ?

MARINE.

Il m’en souvient fort bien, et que, sur sa poitrine,

Il portait la croix rouge, et même qu’il vous prit

Par deux fois à danser ; son compagnon me fit

Mille discours en l’air ; le fils du vieux Ramire

En fut jaloux de vous, et vous en fit bien rire ;

Pourquoi m’en faites-vous aujourd’hui souvenir ?

Je ne vois pas encore où vous voulez venir.

LÉONORE.

Quoi ! tu ne le vois pas ! As-tu des yeux, Marine ?

MARINE.

J’en ai, mais je ne suis sorcière ni devine.

LÉONORE.

Je ne le suis non plus que toi ; mais toutefois

J’ai mieux connu que toi, que celui que tu vois

En habit d’écolier, et dont je suis éprise,

Est le beau courtisan qui pour moi se déguise ;

Dès le jour qu’il parut dans notre bourg d’Orgas,

Je le reconnus bien, et ne me trompai pas :

Mais ce n’est pas encor sur cela que j’assure

Le fondement certain de cette conjecture ;

Une lettre rompue, et qui s’adresse à lui,

De sa poche est tombée à mes yeux aujourd’hui ;

Soit qu’il n’en sache rien, comme cela peut être,

Ou qu’il ait fait le coup pour se faire connaître,

Sans témoins je l’ai prise, et le mieux que j’ai pu,

Seule en ai rassemblé chaque morceau rompu ;

Non que de mon humeur je sois fort curieuse ;

Mais je l’aime, Marine, et mon âme amoureuse

Eût lors tout entrepris pour découvrir au vrai

Pour qui mon cœur faisait son premier coup d’essai :

Ma curiosité m’apprit, à mon dommage,

Qu’un homme tel que lui n’est pas pour le village :

Je vis qu’il s’appelait don Alphonse Enriquez.

Je vis de plus, Marine, en termes fort exprès,

Qu’il va se marier richement à Séville,

Où l’attend un parti de sa même famille ;

Sa mère lui mandait (car c’était de sa part

Que la lettre venait) que depuis son départ

On n’avait eu de lui ni lettres, ni nouvelles,

Et qu’elle s’en trouvait en des peines mortelles.

Tu peux juger par là de l’état où je suis :

À chasser mon amour je fais ce que je puis ;

Et tant plus à chasser cet amour je m’efforce,

Tant plus dedans mon cœur il prend nouvelle force ;

Mais, quelque fort qu’il soit, il cède à ma raison,

Qui doute qu’un jeune homme, et de bonne maison,

Puisse être épris pour moi d’un amour légitime.

Je l’aime, mais non pas assez pour faire un crime,

Et bien que je sois faible à régler mes désirs,

Je ne le veux pas être à choisir mes plaisirs :

Il est vrai que j’abhorre un homme de village,

Et ne puis deviner d’où me vient ce courage.

MARINE.

Vous êtes en danger d’être fille longtemps.

LÉONORE.

Il est peu de maris qui ne soient dégoûtants.

MARINE.

Et que deviendra donc le fils du vieux Ramire ?

LÉONORE.

Qu’il meure.

MARINE.

Et l’écolier ?

LÉONORE.

Qu’il pleure et qu’il soupire,

Je pleure et je soupire aussi de mon côté.

MARINE.

Et s’il vous proposait avec sincérité

D’être votre mari, feriez-vous l’insensible ?

LÉONORE.

Ah ! ne me parle point d’une chose impossible.

MARINE.

Pourquoi non ? S’il vous aime, il faut tout espérer

D’un homme qui pour vous s’amuse à soupirer,

Plutôt que de s’aller marier à Séville,

Où l’attend, dites- vous, je ne sais quelle fille.

Mais vous vous y prenez de mauvaise façon,

Il est tout feu pour vous, et vous êtes glaçon :

Cependant vous l’aimez, voyez quelle faiblesse !

Par ma foi, si j’étais de quelqu’un la maîtresse,

Et que ce quelqu’un là me plût autant qu’à vous,

Ce galant déguisé qui vous fait les veux doux,

Sans me donner la gêne en sotte villageoise,

S’il me disait : Je t’aime ; et moi vous, lui dirais-je :

Car quand on aime bien, pourquoi dire que non ?

Vous brûlez tout en vie, et de grâce, à quoi bon

Cette rigueur forcée ? Aimez-le, s’il vous aime ;

Je le dis tout de bon, je ferais tout de même.

Montrez-lui de l’amour pour augmenter le sien ;

Promettez-lui beaucoup, ne lui permettez rien ;

Si son amour le presse, il faudra bien qu’il chante,

Ou son amour pour vous sera peu véhémente ;

S’il aime jusqu’au point de vouloir épouser,

Qu’il le fasse aussitôt : car ce n’est que ruser,

D’épouser en papier ou donner sa parole.

LÉONORE.

Que je suis malheureuse, et que Marine est folle !

 

 

Scène V

 

ALPHONSE, LÉONORE, MARINE, MARC-ANTOINE

 

ALPHONSE, qui rentre sur le théâtre avec Marc-Antoine.

Léonore, il est temps que j’apprenne mon sort,

Et que vous me donniez, ou la vie ou la mort :

Je vous ai déclaré que pour vous je soupire,

Vous ne me dites rien quand j’ose vous le dire ;

Ce silence à mon feu ne promet rien de bon,

Et quand vous m’aimeriez, je puis croire que non.

Je sais que la beauté, quand elle est peu commune,

Peut soumettre à ses pieds la plus haute fortune ;

Et quand bien je serais riche et de qualité,

Que mon amour serait une témérité ;

Je ne vous dis donc point que le bien de mon père

Me pourrait élever au bonheur que j’espère ;

Si par là seulement on vous peut espérer,

Les grands rois seulement peuvent vous adorer.

Mon amour veut tenir le vôtre de soi-même :

Je crois vous dire assez, disant que je vous aime,

Et par le simple aveu de mon affection,

Que je mérite assez votre compassion ;

Donnez-moi donc la mort, ou bien de l’espérance.

LÉONORE.

Consultez là-dessus votre persévérance :

C’est de là seulement, je le dis tout de bon.

Que vous pourrez savoir si je vous aime ou non ;

Mais le temps seulement me le fera connaître.

DON ALPHONSE.

Je puis donc espérer ?

LÉONORE.

Cela pourrait bien être.

Marine, allons-nous en.

MARC-ANTOINE.

La peste, qu’elle en sait !

Eh bien, de son discours êtes-vous satisfait ?

DON ALPHONSE.

Oui, car je l’aimerai tant que j’aurai de vie.

MARC-ANTOINE.

Vous ne pouvez avoir une plus noble envie.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

DON JAPHET, FOUCARAL, LE BAILLI, DON ALPHONSE, MARC-ANTOINE, puis LÉONORE et MARINE

 

DON JAPHET.

Foucaral ? Foucaral ?

FOUCARAL.

Monseigneur ? monseigneur ?

DON JAPHET.

Ne veux-tu pas venir ?

FOUCARAL.

Je viens.

DON JAPHET.

Faquin d’honneur !

Et le bailli vient-il ?

FOUCARAL.

Il vient.

DON JAPHET.

J’entends qu’il vienne :

Car encor faut-il bien que quelqu’un m’entretienne.

Dans ce malheureux bourg rempli de gens grossiers,

Avec ce bailli seul je parle volontiers :

Il n’est que demi-fat, pour être du village.

Mais ne viendra-t-il pas ? sait-il bien que j’enrage,

Dès qu’il me faut attendre ? Oh là ! oh, Foucaral,

Don Roc Zurducaci, don Zapata Pascal,

Ou Pascal Zapata, car il m’importe guère

Que Pascal soit devant ou Pascal soit derrière.

Oh là, mes gens ! mon train ! ô les doubles coquins,

Les gredins, les bourreaux, les traîtres, les faquins !

Sachent tous mes valets, que ma bonté se lasse ;

Sachent les malheureux qu’aujourd’hui je les casse :

Je m’en vais tant crier qu’ils viendront, les marauds !

FOUCARAL.

Monsieur, ne criez point, tous vos gens en un gros

Viennent auprès de vous.

DON JAPHET.

Eh bien donc, je m’apaise,

J’avais déjà les yeux ardents comme la braise ;

Don Pascal Zapata, don Roc Zurducaci,

Je veux être servi.

DON ALPHONSE.

Nous vous servons aussi.

DON JAPHET.

Bailli ?

LE BAILLI.

Monsieur ?

DON JAPHET.

Le bourg est-il chargé de tailles ?

Est-il noblifié de vives antiquailles ?

LE BAILLI.

Je ne vous entends point.

DON JAPHET.

A-t-il des hobereaux ?

LE BAILLI.

Encore moins.

DON JAPHET.

J’entends, de ces gentilshommaux,

Des tireurs en volant, des tyrans de village,

Des nobles.

LE BAILLI.

Oui, monsieur.

DON JAPHET.

Et de plus d’un étage ?

LE BAILLI.

Je ne vous entends plus.

DON JAPHET.

Je veux dire les uns

Nobles comme le roi, les autres forts communs,

C’est-à-dire nouveaux, de noblesse ambiguë,

Qu’on reconnaît vilains dès la première vue.

LE BAILLI.

Oui, monsieur.

DON JAPHET.

En grand nombre ?

LE BAILLI.

Environ sept ou huit.

DON JAPHET.

Sont-ils chasseurs rusés, ou chasseurs à grand bruit ?

LE BAILLI.

Oui, monsieur.

DON JAPHET.

Des enfants, en ont-ils en grand nombre ?

LE BAILLI.

Oui, monsieur.

DON JAPHET.

Déjà grands ?

LE BAILLI.

Oui, monsieur.

DON JAPHET.

Malencombre

Puisse arriver à qui me répond toujours oui !

LE BAILLI.

Oui, monsieur.

DON JAPHET.

Ah, le traître ! hé quoi tout aujourd’hui

Il consentira donc !

LE BAILLI.

Oui, monsieur.

DON JAPHET.

Ah ! j’enrage ;

Dis-moi non, malheureux, et change de langage ;

Confesse seulement une fois.

LE BAILLI.

Mais, monsieur,

Je ne vous entends point.

DON JAPHET. Il voit don Alfonce qui rit.

Vous faites le rieur,

Don Roc Zurducaci.

DON ALFONCE.

Non, monsieur.

DON JAPHET.

Voici l’autre

Qui me va tout nier. Bailli, dans le bourg vôtre

Fait-on avec trois os insulte au bien d’autrui ?

Le bon bailli me va répondre encore oui.

LE BAILLI.

Ne vous entendant point, je ne sais que vous dire.

DON JAPHET.

Je ne sais si je dois le quereller ou rire.

Esprit bouché, dis-moi, joue-t-on dans ton bourg,

Aux cartes, aux tarots, aux dés ?

LE BAILLI.

Oui, tout le jour,

On ne fait autre chose.

DON JAPHET.

Ont-ils de belles filles ?

LE BAILLI.

Oui, monsieur, pour ma part j’en ai deux fort gentilles.

DON JAPHET.

Quel âge ?

LE BAILLI.

La plus vieille aura bientôt sept ans.

DON JAPHET.

Fi, vous n’avez encor que de petits enfants ;

Ne s’en trouve-t-il point qui soient déjà venues ?

Je ne hais point cela : mais je les veux charnues.

FOUCARAL.

Mon maître est dégoûté.

LE BAILLI.

La fille à Jean Vincent,

Le collecteur du bourg seule en vaut plus d’un cent ;

Mais la voilà qui parle à votre secrétaire.

FOUCARAL.

Le drôle l’a fleurée.

DON JAPHET.

En mon nom va lui faire

Un petit compliment, et me la fais venir ;

J’ai dessein de la voir, et de l’entretenir.

Dis-lui d’abord mon nom, don Japhet d’Arménie,

Mon nom seul vaut autant qu’une cérémonie.

DON ALFONCE.

Que maudit soit le fou ! son laquais vient à nous.

FOUCARAL.

De la part de Japhet le cacique des fous,

Je viens, plus fou que lui de servir un tel maître,

Vous dire qu’à vos yeux il voudrait bien paraître.

DON JAPHET a suivi son laquais.

Le voilà tout paru ; par l’âme de Noé,

La sotte a l’œil brillant et l’air bien enjoué.

LÉONORE.

Quoi, vous m’appelez sotte ?

DON JAPHET.

Ah, petite mignonne !

Sotte entre courtisans, c’est-à-dire friponne.

LÉONORE.

Friponne ? encore pis.

DON JAPHET.

Oui, tu m’as friponné ;

Mon cœur infriponnable, œil émérillonné :

Ah ! Si le ciel t’avait fait naître une duchesse ;

S’il t’avait seulement fait naître une comtesse,

Nous pourrions en vertu du lien conjugal,

Coucher en même lit sans qu’on en dît du mal :

Mais hélas ! par malheur, ta naissance est trop basse,

Et l’hymen entre nous aurait mauvaise grâce ;

Si bien que sans rien craindre, et sans scrupuliser,

À simple concubine, il faut s’humaniser,

Si tu veux posséder un corps comme le nôtre.

LÉONORE.

Monsieur, vous me prenez sans doute pour une autre,

Si le ciel vous a fait trop grand Seigneur pour nous,

Le ciel m’a fait aussi pour un autre que vous :

Marine, allons-nous-en.

DON JAPHET.

Ah ! beauté printanière !

Veux-tu me fuir ainsi, comme une bête fière ?

Tu ne t’en iras pas sans m’avoir pardonné

Le pardonnable effet d’un amour forcené.

Et toi, de ce lion, tigresse inséparable,

N’auras-tu point pitié d’un amant misérable ?

MARINE.

Et vous, monsieur Japhet, de Noé descendu,

Tous ces beaux mots ne sont qu’autant de bien perdu.

Léonore n’est point lion ; ni moi, Marine,

Je ne suis point tigresse, et n’en ai point la mine ;

Je suis bonne chrétienne, et Léonore aussi,

Allez faire blanchir votre linge noirci.

DON JAPHET.

Tu me reproches donc ma fraise, ah, mouche-guêpe !

Tu ne dois point trouver à redire à mon crêpe :

Après avoir perdu ma fidèle moitié,

Au moins devais-je un crêpe à sa rare amitié.

Zurducaci ?

DON ALPHONSE.

Seigneur ?

DON JAPHET.

Quitte cette inhumaine,

Et ne l’approche point sous peine de ma haine ;

Je veux, par des mépris, un peu l’humilier.

Mais que veut ce bon homme avec ce cavalier ?

LE BAILLI.

Je crois que c’est à moi qu’il en veut.

 

 

Scène II

 

JEAN VINCENT, LE BAILLI, RODRIGUE, DON JAPHET, FOUCARAL, DON ALPHONSE, MARC-ANTOINE, LÉONORE, MARINE

 

JEAN VINCENT.

À vous-même.

Monsieur, c’est le bailli.

DON JAPHET, à part.

Si faut-il qu’elle m’aime.

JEAN VINCENT.

Ma foi, tout aujourd’hui ce cavalier et moi

Nous vous avons cherché.

LE BAILLI.

Je suis comme le roi,

On me trouve où je suis.

DON JAPHET.

Il ne me quitte guère.

RODRIGUE.

Cette lettre, monsieur, vous apprendra l’affaire

Qui m’achemine ici.

LE BAILLI lit l’inscription.

Pour le bailli d’Orgas.

Je le suis, grâce à Dieu, vous ne vous trompez pas.

« Bailli d’Orgas, ne manquez pas, la présente reçue, de mettre entre les mains du gentilhomme que je vous envoie, une jeune fille nommée Léonore, qu’un laboureur d’Orgas nommé Jean Vincent a nourrie dès son bas-âge ; elle n’est pas sa fille, comme il le fait croire à tout le monde ; elle est ma nièce, fille de don Pédro de Tolède, ambassadeur à Rome.

« Don Fernand de Tolède,

« Commandeur de Consuégre. »

MARINE.

Jean Vincent, est-il vrai ?

JEAN VINCENT.

N’en doute point, Marine.

DON JAPHET.

Puisque la villageoise est d’illustre origine,

Grâces à son destin je puis, sans déroger,

Avec elle bientôt sous l’hymen m’en gager.

Adorable beauté, qui, d’une seule œillade,

Avez d’un homme sain, fait un homme malade ;

Puisque le commandeur peut disposer de vous,

Jetez les yeux sur moi, vous verrez votre époux.

DON ALPHONSE, à part.

Dieu m’en veuille garder.

FOUCARAL.

Et vous, belle Marine,

Don Foucaral peut-il, en vertu de sa mine.

D’un esprit sans pareil et d’un corps sans égal,

Multiplier par vous le nom de Foucaral ?

MARINE.

Le nom de Foucaral ? qui, moi ? laquais immonde,

Assez de Foucarals sans moi sont dans le monde.

DON JAPHET.

Vous m’aimerez bien fort ?

LÉONORE.

Plus qu’on ne peut penser.

FOUCARAL, à Marine.

Ton bel œil m’a blessé.

MARINE.

Va te faire panser.

LE BAILLI.

Mais, notre ami Vincent, où l’aviez-vous trouvée ?

JEAN VINCENT.

Je vous dirai comment la chose est arrivée.

À la cour de Madrid, où m’avait appelé

Un malheureux procès pour un cheval volé,

Une vieille duègne, un jour dans une église,

Me demanda mon nom avec grande franchise :

Je lui dis que j’étais un laboureur d’Orgas,

Appelé Jean Vincent ; la vieille parlant bas :

Trouvez-vous vers le soir en tel lieu, me dit-elle,

C’est pour votre profit, si vous êtes fidèle.

À ce mot de profit, jugez si je manquai

De me trouver au lieu qu’on m’avait indiqué.

Je n’y manquai donc pas, la vieille gouvernante

S’y trouva devant moi, plus que moi diligente ;

Elle mit dans mes mains un beau petit enfant,

Qui n’avait pas un jour ; et de plus, de l’argent.

L’enfant était paré d’une chaîne massive ;

Je ne refusai rien, et la duègne craintive

M’ayant recommandé le secret, s’en alla :

L’enfant est justement la dame que voilà.

Je crois par son moyen que ma fortune est faite,

Comme on me l’a promis, la chose étant secrète ;

Or la chaîne, messieurs, n’était pas de laiton :

Elle était d’or ducat, du poids d’un quarteron.

Ma femme...

DON JAPHET.

Taisez-vous ; il ne m’importe guère

Si votre chaîne était ou pesante ou légère.

Cavalier, vous direz au seigneur commandeur

Que le noble Japhet est fort son serviteur,

Et qu’il se réjouit que son nom soit Tolède ;

Qu’en noblesse ici-bas le roi même me cède :

Car je suis don Japhet, de Noé petit-fils,

D’Arménie est mon nom, par un ordre préfix,

Qu’avant sa mort laissa ce fameux patriarche,

Parce qu’en Arménie un mont reçut son arche.

Dites-lui que je puis avec lui m’allier,

Puisque sa nièce et moi sommes à marier ;

Qu’à cause démon deuil il serait peu honnête

Que j’allasse chez lui si tôt troubler la fête ;

Et que, par bienséance, il le faudra laisser

Quelque temps tout son saoul sa nièce caresser :

Dites-lui que j’irai le trouver en personne ;

Et malheur pour Orgas, puisque je l’abandonne.

Partez.

RODRIGUE.

Comment, partez ! quel est donc ce seigneur ?

LE BAILLI.

C’est le grand don Japhet.

MARC-ANTOINE.

De la terre l’honneur.

LE BAILLI.

Cousin de Charles-Quint.

DON ALPHONSE.

Le mari d’Azatéque,

Le gendre d’Uriquis, de Chicuchiquizéque.

FOUCARAL.

Et moi, don Foucaral.

RODRIGUE.

Ah ! monseigneur ! pardon,

Je suis tout étourdi du bruit de votre nom,

J’embrasse vos genoux.

DON JAPHET.

Et je vous en dispense,

Sacrifice chez moi vaut moins qu’obéissance.

Pascal, Roc, Foucaral, et vous, bailli d’Orgas,

Suivez-moi : toutefois, non, ne me suivez pas,

Ou bien suivez-moi donc : et vous, ô beauté fière,

Votre oncle va vous faire agir d’autre manière :

Il sait combien par moi l’on peut être ennobli ;

Votre incivilité méritait un oubli ;

Mais je pardonne tout à cause de votre âge,

La cour vous ôtera bientôt l’air du village :

Oh ! que joints par hymen, nous aurons de Japhets.

Et de corps et d’esprit également parfaits !

Je vous ai déjà dit, monsieur mon secrétaire,

De ne l’approcher point, vous n’en voulez rien faire ;

Vous me l’aviez bien dit, vous êtes factoton,

Et vous ne valez rien sous ce noir hoqueton :

Et vous qui l’écoutez, madame Léonore,

Vous ne valez pas mieux ;

À Rodrigue.

et vous, monsieur encore,

Qui devriez à partir être plus diligent,

Homme fait comme vous ne vaut pas grand argent.

Don Japhet s’en va.

RODRIGUE.

Si ce brave homme-là n’est blessé par la tête,

Je le suis plus que lui. Madame, êtes-vous prête ?

Votre carrosse attend.

LÉONORE.

Je suis prête à partir :

Mais, Marine, sans toi je n’y puis consentir,

Me voudrais-tu quitter ?

MARINE.

Vous devez me connoître,

Je vous suivrai partout, quand ce serait au cloître.

JEAN VINCENT.

Avant que de partir il faut un peu manger.

RODRIGUE.

La traite est longue, il faut promptement déloger ;

Un relai nous attend dans un bourg, où madame

Pourra faire un repas.

LÉONORE.

En l’état où j’ai l’âme,

Je n’en ai pas besoin.

MARINE.

Quand j’ai l’esprit content

Je suis ainsi que vous, je ne mange pas tant.

 

 

Scène III

 

DON ALPHONSE, LÉONORE, MARC-ANTOINE, RODRIGUE, JEAN VINCENT, MARINE

 

DON ALPHONSE, qui était sorti avec don Japhet, revient sur le théâtre avec Marc-Antoine.

Madame, don Japhet, mon seigneur et mon maître,

Vous mande que demain vous le verrez paraître

Auprès du commandeur ; je voudrais bien savoir

Ce qu’il peut espérer de l’honneur de vous voir ;

Avec juste raison pour lui je m’intéresse,

Souhaitant plus que lui de vous voir ma maîtresse :

Mais avec la fortune un esprit peut changer.

LÉONORE.

La chose vaut assez la peine d’y songer ;

Dites-lui cependant qu’il aime et qu’il espère,

Qu’il peut se montrer tel qu’il plairait à mon père !

Et s’il daigna m’aimer pauvre comme j’étois,

Qu’un pareil sentiment peut lui donner mon choix,

Pourvu qu’il soit constant et qu’il soit véritable.

DON ALPHONSE.

Madame, il sera tout, si votre œil favorable,

Par le moindre regard nous permet d’espérer ;

Oui, madame, on peut être en état d’aspirer

À quelque haut degré que le ciel vous envoie,

Pourvu qu’un peu d’espoir ressuscite ma joie.

Alphonse se retire au bout du théâtre avec Marc- Antoine.

LÉONORE.

Adieu, nous nous verrons avec le grand Japhet.

RODRIGUE.

Cet homme pour un fou paraît assez bien fait :

Mais son galimatias donne assez à connaître

Qu’il a l’esprit malade aussi bien que son maître.

LÉONORE.

Il parle quelquefois intelligiblement.

JEAN VINCENT.

Vous n’avez que le temps qu’il vous faut justement :

Allez tout de ce pas vous jeter en carrosse.

Ils s’en vont.

 

 

Scène IV

 

MARC-ANTOINE, DON ALPHONSE

 

MARC-ANTOINE.

Et nous, droit à Séville, achever notre noce.

DON ALPHONSE.

Nous n’en sommes pas là, Léonore n’est plus

Un reprochable objet de désirs superflus ;

À ses perfections la naissance étant jointe,

Nonobstant tes avis je veux suivre ma pointe.

Demain avec Japhet j’espère de la voir :

Et toi, sois complaisant, tu feras ton devoir.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

LE COMMANDEUR, DON ALVARE

 

LE COMMANDEUR.

Vous dites donc, monsieur, que ma bonne cousine

Dans deux jours au plus tard en ces lieux s’achemine ?

Son fils ne devrait pas lui donner tant d’ennui :

Mais n’a-t-on point reçu de nouvelles de lui ?

DON ALVARE.

Depuis deux mois entiers qu’il partit de Séville,

Personne ne l’a vu dans cette grande ville ;

Chez sa mère à Madrid il n’est point retourné ;

Il peut être volé, malade, assassiné :

Il se fie un peu trop en son jeune courage,

Et n’a jamais été des hommes le plus sage ;

Il a l’esprit, le cœur, la taille et la beauté,

Mais on lui trouve aussi trop de témérité.

Vous auriez grand’pitié de cette pauvre mère,

À voir de la façon qu’elle se désespère ;

Elle craint pour son fils un malheur imprévu,

Lorsqu’elle l’espérait de femme bien pourvu.

LE COMMANDEUR.

Je la consolerai de toute ma puissance.

Pour moi, vous me voyez dans la réjouissance :

La fille de mon frère, une jeune beauté,

À qui même on avait caché sa qualité,

Pour certaine raison que vous saurez ensuite,

A, depuis peu, d’Orgas été chez moi conduite ;

Elle vous plaira fort, et le bon laboureur

Qui l’a si bien nourrie, est un homme d’honneur.

Mais que veut ce garçon en son habit bizarre ?

 

 

Scène II

 

FOUCARAL, LE COMMANDEUR, DON ALVARE, LÉONORE, RODRIGUE, MARINE

 

FOUCARAL.

Monseigneur don Japhet, des hommes le plus rare,

Et le plus fou qui soit d’Angleterre au Japon,

M’envoie ici savoir si vous trouverez bon

Que sa digne personne et sa fine folies

Viennent chasser d’ici toute mélancolie ?

LE COMMANDEUR.

Quel est donc ce Japhet que je ne connais point ?

DON ALVARE.

Japhet ? c’est la folie en chausse et en pourpoint.

L’empereur, en vertu de son extravagance,

En a fait en deux ans un homme d’importance,

Et d’un gueux mort de faim, un fou très opulent.

FOUCARAL.

Il s’est mis dans la tête un amour violent

Pour un ange d’Orgas, madame Léonore,

Votre nièce, monsieur.

DON ALVARE.

Je le croyais encore

Auprès de l’empereur.

FOUCARAL.

Son bon temps est passé,

Et l’empereur enfin s’en est, dit-on, lassé.

Maintenant dans Orgas, fou qu’il est, il espère

Qu’il obtiendra de vous et de monsieur son père

Madame Léonore, et je ne pense pas

Qu’il soit encor longtemps sans venir sur mes pas,

Tant sa présomption incessamment le presse

De venir s’étaler aux pieds de sa maîtresse,

Et de venir ici trancher du grand seigneur.

Car c’est là sa marotte.

LE COMMANDEUR.

Il me fait trop d’honneur,

Ma nièce Léonore est fort à son service.

FOUCARAL.

Il ne faut pas douter qu’il ne vous divertisse :

Il est un peu plus fou qu’il n’était à la cour,

Jugez ce qu’il doit être avec beaucoup d’amour.

LE COMMANDEUR.

Nous en régalerons notre chère cousine.

DON ALVARE.

L’absence de son fils la tue et m’assassine :

S’il était marié, je le serais aussi

Avec sa sœur que j’aime, et qu’elle amène ici.

Vous le savez, monsieur, ce que j’ai fait pour elle :

Cependant depuis peu cette mère cruelle

À soi-même, à sa fille, et plus encore à moi,

Diffère notre hymen, et ne dit point pourquoi ;

Et ce n’est que depuis que ce fils qu’elle adore,

N’écrivant point, la fait douter s’il vit encore.

Auprès d’elle, monsieur, vous pouvez m’obliger.

LE COMMANDEUR.

Je vous entends, il faut la chose ménager,

Et bien prendre son temps.

FOUCARAL.

Avec votre licence,

Je m’en vais donner ordre à notre subsistance,

Et visiter l’office.

LE COMMANDEUR.

Et quand arrive-t-il,

Votre maître Japhet ?

FOUCARAL.

Son esprit volatil,

Pressé de son amour qui lui donne des ailes,

Le rangera bientôt auprès des demoiselles.

LE COMMANDEUR.

Je veux bien recevoir ce second don Quichot,

Instruire tous mes gens, et leur donner le mot,

Afin que rien ne manque à la cérémonie,

Dont je veux achever don Japhet d’Arménie.

DON ALVARE.

Il est tout achevé, si jamais on le fut ;

Il a l’esprit gâté, si jamais homme l’eut ;

C’est un fou très complet.

FOUCARAL retient sur le théâtre.

Don Japhet le fantasque

Jusques ici d’Orgas a trotté comme un Basque,

Il arrive.

LE COMMANDEUR.

Eh, mon Dieu ! courez-y promptement,

Seigneur Alvare, allez l’amuser un moment,

Cependant que j’irai donner ordre à la pièce ;

Et vous, Rodrigue, allez faire venir ma nièce :

Il n’en est pas besoin, car elle vient à nous.

Ma nièce, vous verrez aujourd’hui votre époux,

Le brave don Japhet, des hommes le plus sage.

LÉONORE.

Je ne mérite pas un si grand personnage.

LE COMMANDEUR.

Je m’en vais donner ordre à le bien recevoir ;

Et vous, de votre part, faites votre devoir,

À lui faire un accueil digne de son mérite.

 

 

Scène III

 

MARINE, LÉONORE

 

MARINE.

Dieu sait si l’écolier sera de la visite.

LÉONORE.

J’en ai grand’peur, Marine ; et d’un autre côté,

D’un désir de le voir mon esprit est tenté ;

Je n’avais contre moi que ma basse naissance,

Et je crains aujourd’hui d’un père la puissance,

Qui sans avoir égard au choix que j’aurai fait,

Peut-être a fait déjà sur moi quelque projet,

Et m’aura destiné quelque mari funeste,

Qui n’aura que du bien et n’aura pas le reste.

Je suis digne d’Alphonse, il est digne de moi :

Mais quand on a son père, on ne peut rien de soi ;

Et j’aurais beau l’aimer et m’en voir adorée,

Qu’un tel bien sans mon père aurait peu de durée.

MARINE.

Si vous aviez l’esprit un peu plus résolu.

LÉONORE.

Pourrais-je m’exempter d’un pouvoir absolu,

De qui dépend ma bonne ou mauvaise fortune ?

Mais voici de ce fou l’arrivée importune.

 

 

Scène IV

 

LE COMMANDEUR, DON ALVARE, RODRIGUE, DON JAPHET, LÉONORE, MARINE, LES GENS DU COMMANDEUR, UN HARANGUEUR

 

On entend du bruit derrière le théâtre.

LE COMMANDEUR.

Si tous mes sens sont prêts, qu’on les fasse sortir,

Aux dépens de Japhet je veux me divertir ;

Don Alvare, instruisez ma nièce.

RODRIGUE.

Place ! place !

Voici le grand Japhet.

LE COMMANDEUR.

Que tout le monde fasse

Ce que j’ai commandé.

DON JAPHET, en entrant.

Pascal, Roc, Foucaral,

Dites bien que je suis venu sur un cheval.

Les traîtres n’y sont plus. Ah ! canailles, canailles,

Vous m’avez donc quitté ? Par droit de représailles,

Il faut que je vous quitte : ô gibiers de corbeaux !

Puissiez-vous devenir chefs-d’œuvre de bourreaux !

LE COMMANDEUR.

Puisque le grand Japhet me rend une visite,

Je me tiens très heureux.

DON JAPHET.

Monsieur.

DON ALVARE.

À son mérite

Il n’est rien de pareil.

DON JAPHET.

Si...

LE COMMANDEUR.

Son nom est connu

Partout.

DON JAPHET.

Je...

DON ALVARE.

Par trois fois qu’il soit le bienvenu !

DON JAPHET.

Messieurs !

DON ALVARE.

Le commandeur, mon seigneur et mon maître,

Est ravi de vous voir.

DON JAPHET.

Mais...

LE COMMANDEUR.

Pour bien reconnaître

Tant d’obligations, je ne sais pas comment

On peut s’en acquitter par un seul compliment.

DON JAPHET.

Enfin...

LE COMMANDEUR.

Nous tâcherons par notre bonne chère

De vous faire oublier la cour.

MARINE.

Et moi, j’espère

Que le grand don Japhet m’aimera.

LÉONORE.

Quant à moi,

Je lui donne mon cœur, mon amour et ma foi.

DON JAPHET.

Ah ! messieurs, permettez au moins que je réponde :

Trêve de compliments, ou que Dieu vous confonde.

Pascal, Roc, Foucaral, parlons à notre tour.

UN HARANGUEUR, toussant, reniflant et se mouchant, en soutane.

Monsieur ?

DON JAPHET.

Ventre de moi ! je parlerai.

LE HARANGUEUR.

La cour

Qui vous a vu briller comme le zodiaque,

Et qui fit cas de vous comme d’un roi d’Ithaque...

DON JAPHET.

Ô de ces grands parleurs le plus impertinent !

Parle sans le moucher.

LE HARANGUEUR, toujours reniflant et toussant.

J’ai fait incontinent :

La cour donc, dont jadis vous fûtes les délices,

De notre grand César Charles-Quint...

DON JAPHET.

Quels supplices

Suis-je venu chercher !

LE HARANGUEUR.

La cour donc, où jadis

Chacun vous regarda comme un autre Amadis,

Alors que...

DON JAPHET.

Concluez.

LE HARANGUEUR.

La cour donc...

DON JAPHET.

Que fit-elle,

La cour, la cour, la cour ?

LE HARANGUEUR.

La cour donc, qu’on appelle

Le céleste séjour.

DON JAPHET.

Quoi ! toujours renifler,

Moucher, tousser, cracher, et toujours me parler ?

Et moi, je ne pourrai dire quatre paroles !

Eh ! de grâce, messieurs, je donne cent pistoles,

Et qu’on m’ôte d’ici ce fâcheux renifleur.

De quoi diable sert-il à votre commandeur ?

DON ALVARE.

C’est son grand harangueur.

DON JAPHET.

Ô le plaisant office !

Et vous, qui me parlez, quel est votre exercice ?

DON ALVARE.

Je suis son grand veneur.

DON JAPHET.

Et tous ces grands fous-là ?

DON ALVARE.

Ce sont ses officiers.

DON JAPHET.

Le beau train que voilà !

Et votre commandeur reçoit ainsi son monde,

Et ne veut pas chez lui que personne réponde !

DON ALVARE.

Il vous honore fort.

DON JAPHET.

Je m’en suis aperçu ;

Mais l’empereur saura comment on m’a reçu,

Et si l’on traite ainsi les hommes de mérite,

Reçoit-on bien un homme alors que l’on le quitte,

Et qu’on lui met en tête un maudit harangueur,

Qui m’aurait à la fin fait mourir de langueur ?

J’en écrirai deux mots à l’illustre duc d’Alve,

Son parent et le mien : bon dieu !

On tire un coup d’arquebuse contre son oreille.

DON ALVARE.

C’est une salve

Pour vous bien régaler.

DON JAPHET.

Ah ! ma foi, je suis sourd,

Ce grand bruit a percé ma pauvre tête à jour.

Nièce du commandeur, autrefois villageoise,

Et maintenant grand’dame et dame discourtoise,

Est-ce de guet-à-pens, ou bien par cas fortuit

Qu’on a voulu me perdre à force de grand bruit ?

De cent sots compliments sans y compter le vôtre,

Contre moi décochés, entassés l’un sur l’autre,

N’était-ce pas assez pour me faire enrager,

Sans qu’un chien d’harangueur me vînt aussi charger

De son hem, de sa toux, de sa reniflerie ?

Et pourquoi sur le tout cette mousqueterie,

À moi, de l’arme à feu l’ennemi capital ?

Rendez-moi donc réponse, ange ou démon fatal.

On fait semblant de parler, et on ne fait qu’ouvrir la bouche sans rien prononcer.

Parlez haut, parlez haut sans tant mâcher à vide :

Oh ! que l’amour devient à mon goût insipide !

Je ne vous entends point, me parlez-vous ou non ?

Elle me parle, hélas, je suis sourd tout de bon !

Elle feint de parler, c’est moi qui n’entends goutte ;

Le cousin de César est assourdi sans doute.

À mon âge, messieurs, n’est-ce pas grand’pitié,

De m’avoir rendu sourd sous ombre d’amitié ?

Parlez bien haut, messieurs ; de grâce à la pareille ;

Vérifions un peu ma surdité d’oreille.

Hélas ! on s’égosille, et je n’entends non plus

Que si l’on me voulait emprunter mes écus.

Maudit amour, maudit Orgas, maudit voyage,

Maudite Léonore, et maudit son visage.

Le commandeur revient.

Ah ! commandeur d’enfer, vous voilà de retour :

En êtes-vous bien mieux de m’avoir rendu sourd ?

Vous riez, est-ce ainsi que mon malheur vous touche ?

Peste soit le grand fou, comme il ouvre la bouche !

Ô le fâcheux objet si tôt qu’on n’entend rien,

De voir ouvrir ainsi tant de gueules de chien !

Sur mon dieu, je voudrais aussi perdre la vue,

Afin de ne point voir cette sotte cohue ;

J’aimerais bien mieux voir un troupeau de sergents :

Oh ! que les grands seigneurs sont de vilaines gens !

Pascal, Roc, Foucaral, il faut plier bagage,

Me voilà revenu de mon beau mariage,

Dieu m’a donné l’ouïe, et Dieu m’en a perclus,

Et que de Léonore on ne me parle plus ;

La drôlesse me coûte et l’honneur et l’ouïe,

Et je ne l’en vois pas guère moins réjouie.

Si jamais à coquette...

LE COMMANDEUR, parle tout de bon.

Ah ! tout beau, don Japhet,

Vous guérirez bientôt.

DON JAPHET.

J’entends bien en effet,

Ah ! sur mon dieu, j’entends.

LÉONORE, parlant le plus haut qu’elle peut.

Monsieur.

DON JAPHET.

Tout doux, la peste !

LÉONORE, toujours haut.

Vous nous entendez bien ?

DON JAPHET.

Je vous entends de reste,

Ne criez plus.

LE COMMANDEUR, fort haut.

Monsieur, si le bien de vous voir

A causé votre mal, j’en suis au désespoir.

DON JAPHET.

Il n’en est pas besoin. Commandeur de mon âme,

Je vous entends, mon cher ; grand Dieu que je réclame,

Si vous m’avez rendu la faculté d’ouïr,

Léonore peut bien encor se réjouir ;

Je ne rétracte point le don de ma franchise :

Mais qu’on reparle encor, pour assurer la crise :

Je ne suis plus fâché.

DON ALVARE, fort haut.

Monsieur, assurément

Vous n’aurez que la peur.

DON JAPHET.

Ah ! parlez doucement.

Vous me rassourdissez ; la peste, comme il crie !

On dirait qu’il n’a fait autre chose en sa vie.

Tous à la fois, et fort haut.

Vous nous entendez bien ?

DON JAPHET.

Bon Dieu ! vous criez tous,

J’aimerais bien autant ouïr hurler des loups.

LE COMMANDEUR, toujours haut.

On s’est accoutumé...

DON JAPHET.

Qu’on se désaccoutume,

Ma cervelle n’est pas dure comme une enclume.

TOUS, fort haut.

Vous nous entendez donc ?

DON JAPHET.

Eh ! oui, je vous entends

Pour la centième fois, mais c’est malgré mes dents.

Qu’on me donne un fauteuil, messieurs, et tout à l’heure,

Car quand on devient sourd, on se lasse, ou je meure :

Et si vous m’aimez bien, notre cher commandeur,

Qu’on ne me montre plus le vilain harangueur ;

S’il me revient encor faire ses reniflades,

On me verra, ma foi, sur lui faire gourmades.

Ne le voilà-t-il pas ?

Le harangueur passe au fond du théâtre.

DON ALVARE.

Il n’a fait que passer.

DON JAPHET.

Qu’il ne passe donc plus, ou bien c’est m’offenser.

Pour un si grand seigneur, vous avez, ce me semble,

Autant de francs gredins qu’on puisse voir ensemble :

Ils ont la mine tous d’être de grands vauriens,

Et je ne voudrais pas les changer pour les miens.

LE COMMANDEUR.

C’est par trop de chaleur, qu’ils ont pu vous déplaire.

DON JAPHET.

Ou sottise, ou chaleur, ils auraient pu mieux faire ;

Mais pour vous obliger, j’oublierai le passé.

Je suis venu vous voir, de mon amour pressé,

Engendré dans mon cœur par votre Léonore :

Que me répondez-vous ?

LE COMMANDEUR.

Que votre amour l’honore.

DON JAPHET.

Oui, mais j’en mourrai, moi, si vous ne vous hâtez,

Car je suis fort pressé de mes nécessités :

Nous autres, esprits chauds, nous pressons les affaires,

Il faut donc donner ordre aux choses nécessaires.

LE COMMANDEUR.

Ne précipitons rien.

DON JAPHET.

Je meurs, d’homme d’honneur.

LE COMMANDEUR.

Je viens de recevoir ordre de l’empereur

De vous bien régaler ; de plus, il amplifie

D’un brevet de marquis don Japhet d’Arménie.

DON JAPHET.

L’empereur, mon cousin, me donne un marquisat ?

Bon parent ! par mon chef, le présent n’est pas fat :

Un marquisat pourtant est chose fort commune,

La multiplicité des marquis importune ;

Depuis que dans l’état on s’est emmarquisé,

On trouve à chaque pas un marquis supposé.

DON ALVARE.

Celui que l’on vous donne est nommé Rochesolles.

DON JAPHET.

Le nom ne m’en plaît pas beaucoup.

FOUCARAL.

Entre les Pôles

Il n’en est pas un tel, son nom vient d’un rocher,

D’où l’on voit chaque jour mille soles pêcher,

Dont la dîme est à vous.

DON JAPHET.

Est-ce un port ?

FOUCARAL.

Magnifique.

DON JAPHET.

Le château du marquis est-il beau ?

FOUCARAL.

Tout de brique.

DON JAPHET.

Il durera longtemps : les habitants du lieu,

Morisques ou Chrétiens ?

FOUCARAL.

Grands serviteurs de Dieu.

DON JAPHET.

Les dames ?

FOUCARAL.

Elles sont et courtoises et belles.

DON JAPHET.

Douces ?

FOUCARAL.

Comme du lait.

DON JAPHET.

Je les aime bien telles.

Et de couvents, combien ?

FOUCARAL.

Neuf.

DON JAPHET.

De paroisses ?

FOUCARAL.

Huit.

DON JAPHET.

Y prend-on des manteaux ?

FOUCARAL.

Par-ci, par-là, la nuit.

DON JAPHET.

Tant pis. Y souffre-t-on quelques filles de joie ?

FOUCARAL.

Selon.

DON JAPHET.

Et le seigneur fait-il battre monnoie ?

FOUCARAL.

Tant qu’il veut.

DON JAPHET.

Lieu public pour les comédiens ?

FOUCARAL.

Fort beau.

DON JAPHET.

J’en veux avoir souvent d’Italiens.

Je les trouve bouffons ; mais toi que j’interroge,

Es-tu natif du lieu, pour en faire l’éloge ?

FOUCARAL.

Un maître que j’avais y fut pendu tout vif,

Pour avoir seulement coupé le nez d’un Juif ;

Le juge en est sévère.

DON JAPHET.

On y fait donc justice ?

FOUCARAL.

C’est le meilleur bourreau qui soit dans la Galice.

DON JAPHET.

Je veux faire pourvoir dans les prochains états,

À la confusion de tant de marquisats :

Fais-m’en ressouvenir. Ô future marquise,

Vous voyez que le ciel mes desseins favorise !

Mais, mon cher commandeur, concluons vitement,

Je suis de mon amour pressé cruellement,

L’humide radical dans mon cœur s’en dissipe,

Mon esprit s’en altère et mon corps s’en constipe.

LE COMMANDEUR.

Tenez bon quelque temps.

DON JAPHET.

Ô ciel ! qui le pourroit ?

Mon amour me conduit à mon trépas, tout droit.

LE COMMANDEUR.

Encor faudrait-il bien donner ordre aux affaires,

Vos noces ne sont pas des noces ordinaires,

Il y faut des ballets, des combats de taureaux.

DON JAPHET.

Taureaux, j’en suis, je veux y jouer des couteaux,

Et donner au public, sans crainte de leurs cornes,

Échantillon sanglant de ma valeur sans bornes.

Je veux tauricider avec mon seul laquais.

FOUCARAL.

Tauricidez tout seul.

RODRIGUE, tout bas à l’oreille du commandeur.

Madame Anne Enriquez

Dans la cour du château présentement arrive,

Si mal, qu’on ne croit pas dans deux jours qu’elle vive.

LE COMMANDEUR.

Je vais ]a recevoir : monsieur, tout aussitôt

Je reviens vous trouver.

DON JAPHET.

Allez, il ne m’en chaut,

Pourvu que mon soleil incessamment m’éclaire.

Mais ne la vois-je pas avec mon secrétaire ?

Il est récidivant, le faquin, et toujours

Il prend sa blanche main avec sa patte d’ours :

Je veux, faisant semblant de chanter, le surprendre,

L’ayant surpris, le battre, et puis le faire pendre.

Chanson.

Sur le chant de : Las, qui hâtera le temps !

Beauté, seringue à brasier,

Cœur d’acier,

Tu m’as mis le flanc

À feu et à sang :

Hélas ! l’amour m’a pris

Comme le chat fait

La souris.

À don Alphonse.

Je t’y prends, grand pendard, tu baises donc sa main ?

Aujourd’hui tu mourras, ou pour le moins demain.

Quoi ! ta bouche à tabac, de ses moites moustaches,

À cette main d’ivoire ose faire des taches ?

Icare audacieux, téméraire Ixion,

Je te juge et condamne, à décollation :

Et toi, de qui je tiens la main très inquinée,

Je t’exclus de l’honneur d’un futur hyménée.

LÉONORE.

Si vous voulez m’ouïr.

DON JAPHET.

Je serais un grand sot.

DON ALPHONSE.

Monsieur.

DON JAPHET.

Tais-toi, truand, pied plat, cagou, bigot.

LÉONORE.

Monsieur, assurément, si vous voulez m’entendre.

Vous connaîtrez l’erreur qui vous a pu surprendre.

DON JAPHET.

Je vous entends, parlez.

LÉONORE.

Votre homme m’ayant fait

Des compliments pour vous ; pour montrer en effet

Jusqu’à quel point mon cœur a pour vous de l’estime,

Je vous mandais par lui, sans penser faire un crime,

Que j’étais toute à vous : votre homme un peu trop prompt,

M’en a baisé la main et fait rougir le front :

C’est de cette façon que s’est passé la chose.

DON JAPHET.

Tout de bon ? mon courroux s’apaise par sa cause :

Donnez-moi cette main qu’il ne baisera plus,

Je veux la dévorer de mes baisers goulus.

Don Roc, regarde-moi promener cette belle,

Aussi digne de moi, que je suis digne d’elle.

Vous m’aimerez bien fort ?

LÉONORE.

Oui, je vous le promets,

Autant que je le dois.

DON JAPHET.

Je n’en doutai jamais.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

DON ALPHONSE, MARC-ANTOINE

 

DON ALPHONSE.

Que cette nuit est propre à me bien affliger !

MARC-ANTOINE.

Je ne vois pas encor votre amour en danger.

DON ALPHONSE.

Il n’y fut donc jamais.

MARC-ANTOINE.

Votre mère, peut-être.

DON ALPHONSE.

Ma mère avec son fils a toujours fait le maître :

Mais est-elle arrivée ?

MARC-ANTOINE.

Et votre sœur aussi.

DON ALPHONSE.

Hélas ! que mon beau temps s’est bientôt obscurci !

Es-tu bien assuré que c’est elle ?

MARC-ANTOINE.

Elle-même.

DON ALPHONSE.

Et que ferai-je donc en ce malheur extrême ?

MARC-ANTOINE.

Vous pourrez espérer.

DON ALPHONSE.

Je suis désespéré,

Et la terre et les cieux ont mon trépas juré.

MARC-ANTOINE.

Pour moi, j’éprouverais la bonté de ma mère.

DON ALPHONSE.

N’ayant pas épousé la fille de son frère,

Elle, m’ayant prié de le faire instamment,

Et moi l’ayant promis si solennellement,

Si tôt qu’elle verra que j’ai fait le contraire,

Que pourrai-je lui dire, et qu’aura-t-elle à faire ?

Me voudra-t-elle ouïr ? tu connais son humeur,

Et de son esprit fier la sévère rigueur ;

Je n’y vois nul remède, il faut que je m’absente ;

Car irais-je ajouter au mai qui la tourmente,

La rage de me voir en ces lieux déguisé.

Au lieu d’être à Séville à sa nièce épousé ?

Mais quitterais-je aussi la belle Léonore,

Un ange à qui je plais, un ange que j’adore,

Qui m’a donné son cœur en échange du mien !

Hélas ! j’ai tout à craindre et je n’espère rien.

MARC-ANTOINE.

Pour moi, je lui dirais ingénument la chose.

DON ALPHONSE.

J’y suis tout résolu : tantôt, pourvu qu’elle ose

Paraître en son balcon, comme elle ma promis,

Elle saura l’état où le malheur m’a mis.

MARC-ANTOINE.

Voici venir quelqu’un.

 

 

Scène II

 

MARINE, DON ALPHONSE, MARC-ANTOINE

 

MARINE, avec une lanterne.

À telle heure, une fille

Chercher un écolier, l’ambassade est gentille ;

Il faudrait pour le moins savoir l’art de Maugis,

Pour trouver ce qu’on chercha en un si grand logis.

DON ALPHONSE.

Qui va là ?

MARINE.

Hé ! c’est moi.

DON ALPHONSE.

Qui, vous ?

MARINE.

C’est moi qui tremble.

MARC-ANTOINE.

Ou je me trompe, ou c’est Marine.

MARINE.

Il me le semble.

DON ALPHONSE.

Marine, que viens-tu si tard chercher ici ?

MARINE.

Je viens vous y chercher.

DON ALPHONSE.

Je t’y cherchais aussi.

MARINE.

Je viens vous annoncer un sujet de tristesse :

Léonore ne peut accomplir sa promesse,

Japhet à sa fenêtre en conversation,

Doit passer cette nuit par assignation ;

De l’ordre de son oncle on ne s’est pu défendre ;

Voilà ce que je viens de sa part vous apprendre.

DON ALPHONSE.

Il ne me restait plus qu’un fou me vînt priver

Du bonheur le plus grand qui pouvait m’arriver :

Quoi ! les plaisirs d’un fou me coûteront des larmes !

Et j’en perds l’entretien d’un objet plein de charmes !

Et que veut-elle faire avec ce maître-fou ?

MARINE.

Son oncle le voulant, je ne vois pas par où

Elle peut s’exempter des choses qu’il désire.

DON ALPHONSE.

Un accident fâcheux que je lui voulais dire,

Se pouvait éviter sans ce prince des fous.

Je veux ici l’attendre et le rouer de coups,

Pour me faire raison du mal qu’il me procure ;

L’exploit m’en est facile en une nuit obscure.

Retire-toi, Marine, ou bien demeure ici,

Pour voir transir de peur un fou d’amour transi.

MARINE.

Léonore m’attend ; foin ! ma bougie est morte,

Je pourrais bien heurter mon nez à quelque porte ;

Peste soit de l’amour !

DON ALPHONSE.

Nos fous viendront bientôt.

MARC-ANTOINE.

Je m’en vais étriller Foucaral comme il faut.

Les voici.

 

 

Scène III

 

FOUCARAL, DON JAPHET, DON ALPHONSE, MARC-ANTOINE, MUSICIENS

 

FOUCARAL.

Cette nuit est noire comme un diable.

DON JAPHET.

Elle est à mon dessein d’autant plus favorable.

FOUCARAL.

Et pour moi, j’en ferai d’autant plus de faux pas.

DON JAPHET.

Pour te dire le vrai, la nuit ne me plaît pas :

Mais en cas d’employer une échelle de soie,

On peut bien hasarder quelque chose.

FOUCARAL.

Avec joie

Je pourrais hasarder quelques coups de bâton,

S’il était question de tâter un téton.

DON JAPHET.

J’en tâterai tantôt deux, des plus beaux du monde,

Durs, distants l’un de l’autre, et de figure ronde.

FOUCARAL.

Peste ! quoi ! deux tétons, j’en aurais assez d’un.

DON JAPHET.

Si le ciel m’avait fait d’un mérite commun,

Léonore aurait pu résister à mes charmes :

Mais je n’ai qu’à paraître, il faut rendre les armes.

Ce fat Zurducaci lui faisait les doux yeux.

FOUCARAL.

C’est un fat voirement, et Pascal en est deux.

MARC-ANTOINE.

Je m’en vais te payer bientôt de ta louange.

DON JAPHET.

Que j’aurai de plaisir avecque ce bel ange !

Je puis très justement dire avec feu César,

Je suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu.

FOUCARAL.

Par hasard,

Si ce vieux commandeur tous donnait de l’épée ?

DON JAPHET.

Alors, je ne suis plus César, je suis Pompée.

FOUCARAL.

Que voulez-vous donc faire avec ces chantres-ci ?

DON JAPHET.

J’en veut dulcifier mon amoureux souci.

FOUCARAL.

Et si le commandeur entend votre musique ?

DON JAPHET.

Foucaral, ta raison est assez énergique :

Mais aussi j’irai perdre un ducat avancé !

FOUCARAL.

Préférez-vous l’argent à quelque bras cassé ?

DON JAPHET.

Nous sommes loin encor d’où repose ma joie ;

Pour gagner mon argent : avant qu’on les renvoie,

Ils chanteront les vers que je fis l’autre jour

Sur le feu violent de mon brûlant amour ;

Quanta moi, de tout temps j’aime la symphonie,

Aux musiciens.

Et tiens que des bons vers les beaux airs sont la vie :

Chantez, musiciens ; mais non, ne chantez pas,

Foucaral a raison, retournez sur vos pas ;

Ma musique pourrait être ici scandaleuse :

Écoute les doux fruits de ma verve amoureuse.

Amour nabot

Qui du jabot

De don Japhet

A fait

Une ardente fournaise ;

Hélas ! hélas !

Je suis bien las

D’être rempli de braise.

 

Ton feu grégeois

M’a fait pantois,

Et dans mon pis

A mis

Une essence de braise.

Bon Dieu ! bon Dieu !

Le cœur en feu,

Peut-on être à son aise.

Qu’en dis-tu, Foucaral ? n’ai-je pas bien rimé ?

FOUCARAL.

Ces mots : nabot, jabot et pantois m’ont charmé.

DON JAPHET.

Je pourrais bien demain après la jouissance,

Ainsi que de raison, produire quelque stance.

Alphonse et Marc-Antoine frappent chacun le sien.

Ah ! chien de Foucaral, pourquoi me frappes-tu ?

FOUCARAL.

Qui, moi ! je viens aussi, ma foi, d’être battu.

DON JAPHET.

On redouble sur moi.

Japhet et Foucaral ne branlent point.

FOUCARAL.

On m’en a fait de même.

Le bourreau qui me frappe est d’une force extrême.

DON JAPHET.

Et celui qui me frappe est un hardi frappeur.

FOUCARAL.

Monsieur, si vous vouliez je crierais au voleur.

DON JAPHET.

Ne gâtons rien.

FOUCARAL.

Morbleu ! cependant l’on me gâte.

DON JAPHET.

Le lutin qui me bat n’a pas beaucoup de hâte,

Il frappe posément.

FOUCARAL.

Oui bien, ce dites-vous,

On m’a déjà donné plus de deux mille coups.

DON JAPHET.

Ouf, messieurs les frappeurs, je défends le visage.

FOUCARAL.

Ma foi, je vais crier.

DON JAPHET.

Foucaral, soyez sage.

FOUCARAL.

Je ne le suis que trop, pour le bien démon dos.

DON JAPHET.

Pour sauver le visage aux dépens de nos os,

Mettons-nous ventre à ventre, et face contre face.

FOUCARAL.

Où diable vous trouver ?

DON JAPHET. Ils sont joints.

Maintenant que l’on fasse

Tout ce que l’on voudra.

DON ALPHONSE.

Qui va là ?

FOUCARAL.

Rien ne va.

DON ALPHONSE.

Comment ?

FOUCARAL.

Nous ne bougeons.

DON ALPHONSE.

Il faut s’en tenir là,

C’est assez pour un coup.

Don Alphonse s’en va.

FOUCARAL.

On nous quitte des autres,

Les reins me font grand mal.

DON JAPHET.

Aussi bien font les nôtres ;

J’y sens grande douleur.

FOUCARAL.

Je n’en sens guère moins.

DON JAPHET.

Grâces à Dieu, ceci s’est passé sans témoins.

FOUCARAL.

Nommez-vous l’aventure une bonne fortune ?

Et la grêle de coups doit-elle être commune

Avec moi qui ne sers ici que de recors ?

DON JAPHET.

Il revient des esprits, céans.

FOUCARAL.

Plutôt des corps

De frappante manière, et de main vigoureuse.

DON JAPHET.

Je n’en rabattrai rien dans ma verve amoureuse :

Je tiens tous ces coups-là fort au-dessous de moi.

FOUCARAL.

Je les tiens dessus vous.

DON JAPHET.

Je veux m’en plaindre au roi.

FOUCARAL.

C’est fort bien avisé.

DON JAPHET.

Le balcon de ma belle

Doit être près d’ici, siffle.

FOUCARAL.

Répondra-t-elle ?

DON JAPHET.

Elle me l’a promis.

 

 

Scène IV

 

LÉONORE, DON JAPHET, FOUCARAL, qui siffle

 

LÉONORE, au haut du balcon.

Est-ce vous, don Japhet ?

DON JAPHET.

Oui, c’est moi, mon bel ange, un peu mal satisfait

D’un petit accident que de bon cœur j’oublie,

Puisque j’aurai l’honneur de votre compagnie.

LÉONORE.

Je ne le puis celer, le désir de vous voir

Me fait abandonner le soin de mon devoir.

DON JAPHET.

Ah ! vous m’assassinez d’excès de courtoisie,

Alérion musqué, doux comme malvoisie :

Mais ne ferai-je point vers vous ascension ?

LÉONORE.

Aimable don Japhet, c’est mon intention.

Je m’en vais vous jeter l’échelle.

DON JAPHET.

Ah ! Séraphique,

Pour vous remercier faible est ma rhétorique.

Foucaral ?

FOUCARAL.

Monseigneur ?

DON JAPHET.

Eh bien ! qu’en penses-tu ?

Je suis venu, j’ai vu.

FOUCARAL.

Mais l’on vous a battu.

DON JAPHET.

Foucaral ?

FOUCARAL.

Monseigneur ?

DON JAPHET, en montant.

Je monte, ou Dieu me sauve.

Foucaral ?

FOUCARAL.

Qu’a-t-il fait ?

DON JAPHET.

L’occasion est chauve.

FOUCARAL.

Et vous aussi.

DON JAPHET.

Va-t’en, Foucaral.

FOUCARAL.

Volontiers.

DON JAPHET.

En matière d’amour, je n’aime pas un tiers.

LÉONORE.

Il faudrait retirer l’échelle.

DON JAPHET.

Oui, ma belle,

Je vais la retirer, cette divine échelle,

Par qui j’ai pu monter à votre firmament.

LÉONORE.

Je viens vous retrouver dans un petit moment,

Je m’en vais m’informer si mon oncle sommeille.

DON JAPHET.

Je crains autant que vous que ce vieillard s’éveille.

Allez donc, ma Diane, allez voir ce qu’il fait,

Et revenez trouver le bienheureux Japhet.

LÉONORE.

Je ne reviendrai point, qu’après être assurée

Qu’il dorme d’un sommeil profond et de durée :

S’il allait découvrir ce que je fais pour vous,

Ce serait fait de moi.

DON JAPHET.

Ce serait fait de nous.

Ces assignations, ces balcons, ces échelles

Aboutissent souvent en blessures mortelles.

Me voilà pris en cage ainsi qu’un perroquet,

Je commence à trembler pour mon dessein coquet.

des amants furtifs déesse ténébreuse !

Si tu fais réussir l’entreprise amoureuse,

Je t’offre en sacrifice un, deux ou trois lirons ;

Et deux gros chats-huants : déesse des larrons,

De ton obscurité redouble un peu la dose,

Et rends bien assoupi le vieillard qui repose ;

Prête-moi ta faveur à me bien divertir,

Car j’en ai grand besoin, pour ne te point mentir.

J’entends quelque rumeur, le ciel me soit en aide !

 

 

Scène V

 

DON ALVARE, LE COMMANDEUR, RODRIGUE et AUTRES

 

DON ALVARE.

Amorce le fusil.

DON JAPHET.

Je suis mort sans remède.

DON ALVARE.

Ou je me trompe fort, ou je vois un voleur

Qui va par le balcon voler le commandeur :

Qu’on lui mette d’abord du plomb dans la cervelle.

DON JAPHET.

Ah ! messieurs, suspendez la sentence mortelle :

Je ne suis point voleur, je ne suis seulement

Qu’homme à bonne fortune, ou bien fidèle amant ;

De plus, on m’a battu bien fort depuis une heure :

Si frais battu, messieurs, est-il juste qu’on meure ?

DON ALVARE.

À grands coups de cailloux qu’on le fasse baisser.

DON JAPHET.

Cailloux à moi ! Bon Dieu ! ce serait me blesser ;

Un grand seigneur blessé ne vaut pas le moindre homme.

DON ALVARE.

Ce n’est qu’un discoureur, vite qu’on me l’assomme.

RODRIGUE.

Tirerai-je ?

DON ALVARE.

Oui, tirez.

DON JAPHET.

Tout beau, ne tirez pas,

Je ne vaux rien tiré.

DON ALVARE.

Jette-toi donc en bas.

DON JAPHET.

Vous savez ce qu’on fait à quiconque se tue,

Et que s’homicider est chose défendue.

LE COMMANDEUR.

Faisons le dépouiller, et jeter ses habits.

DON ALVARE.

Cavalier amoureux, loyal comme Amadis,

Ou les cailloux sur vous vont pleuvoir d’importance,

Ou bien dépouillez-vous, sans faire résistance,

De vos chers vêtements, pour nous en faire un don.

DON JAPHET.

Mes vêtements, messieurs ! Parlez-vous tout de bon ?

Savez-vous que je suis le plus frileux du monde ?

DON ALVARE.

Savez-vous que l’on va faire jouer la fronde ?

Vite, qu’on me le fronde, il voudrait raisonner.

DON JAPHET.

Frondeurs, ne frondez pas, je vais vous les donner.

Voilà, pour commencer, la rondelle et l’épée.

Je me disais tantôt César, je suis Pompée.

César vint, vit, vainquit ; et moi, je suis venu,

Je n’ai rien vu, l’on m’a battu, puis mis à nu :

Ô noir amour !

LE COMMANDEUR.

Ma foi ! ce fou me fait bien rire.

DON JAPHET.

Vous riez, assassins !

DON ALVARE.

Qu’est-ce que j’entends dire ?

Je crois que ce voleur nous appelle assassins ;

Qu’on le tue.

DON JAPHET.

Ah ! messieurs, je disais spadassins,

Et consens de bon cœur que quelqu’un m’assassine,

Si j’ai cru votre troupe autre que spadassine.

DON ALVARE.

Cependant les habits ne se dépouillent pas.

DON JAPHET.

Vous me pardonnerez, je vais tout mettre bas.

DON ALVARE.

Vous marchandez beaucoup.

DON JAPHET.

Qu’à mes habits ne tienne,

Qu’on ne gâte une peau douce comme la mienne ;

Qu’ainsi ne soit, voilà mon fidèle chapeau :

Mais voulez-vous donc tout, même jusqu’à ma peau ?

Vous donnerai-je aussi les habits qui me couvrent ?

DON ALVARE.

Que cent coups de cailloux tout à l’heure l’entrouvent.

DON JAPHET.

Messieurs, ne parlons plus de lapidation,

Je m’en vais achever la spoliation,

Et vous achèverez de plier ma toilette.

DON ALVARE.

Le malheureux me raille, il faut que je le mette

De son balcon en bas ; donne-moi ce fusil,

Je veux faire un beau coup...

DON JAPHET.

Messieurs, que vous faut-il ?

Ce n’est donc pas assez d’être nud en chemise,

Et la plainte au chétif ne sera pas permise ?

Ma foi ! c’est bien à moi de faire le railleur,

Mort de peur, mort de froid, et pris pour un voleur :

Laissez-moi donc en paix, attiédissez vos biles,

Et que mes vêtements puissent vous être utiles ;

Voilà mon haut-de-chausse, et mon pourpoint aussi.

DON ALVARE.

C’est trop, c’est trop. Adieu, seigneur, et grand merci.

DON JAPHET.

C’est trop, c’est trop, ma foi ! c’est moi-même qu’on raille.

Me voilà nu pourtant, peste soit la canaille !

Si je n’avais été si haut embalconné,

Cent coups au lieu d’habits je leur eusse donné.

Mais mon ange est longtemps.

 

 

Scène VI

 

UNE DUÈGNE, DON JAPHET

 

UNE DUÈGNE, à une fenêtre au-dessus.

La nuit est fort obscure,

Gare l’eau.

DON JAPHET.

Gare l’eau ! bon Dieu, la pourriture !

Ce dernier accident ne promet rien de bon,

Ah ! chienne de duègne, ou servante, ou démon,

Tu m’as tout compissé, pisseuse abominable,

Sépulcre d’os vivants, habitacle du diable,

Gouvernante d’enfer, épouvantail plâtré.

Dents et crins empruntés, et face de châtré !

LA DUÈGNE.

Gare l’eau.

DON JAPHET.

La diablesse a redoublé la dose ;

Exécrable guenon, si c’était de l’eau rose,

On la pourrait souffrir par le grand froid qu’il fait ;

Mais je suis tout couvert de ton déluge infect,

Et quand j’espérerais le retour de ma belle,

Étant tout putréfait que ferais-je avec elle ?

Il faut céder au temps c’est assez pour un coup :

J’ai fort mal réussi ; mais j’aurai fait beaucoup,

Si je puis, descendant l’échelle que j’accroche,

Garantir mon cher corps de chute ou d’anicroche.

Que maudit soit l’amour, et les balcons maudits,

D’où l’on sort tout couvert d’urine et sans habits !

Que le métier d’amour est un rude exercice !

 

 

Scène VII

 

LE COMMANDEUR et SES GENS, DON ALVARE, RODRIGUE, FOUCARAL, DON JAPHET

 

LE COMMANDEUR.

Qui va là ?

DON JAPHET.

Qui me dit qui va là ?

LE COMMANDEUR.

La justice.

DON JAPHET.

Je ne suis point gibier de tels chasseurs que vous.

DON ALVARE.

Qu’on le saisisse au corps.

DON JAPHET.

Autre grêle de coups !

Faisons bien le mauvais : au premier qui me touche,

De l’âme d’un fusil je fermerai la bouche.

DON ALVARE.

Les armes bas, de par le roi.

DON JAPHET.

Le ciel m’a fait

Son plus proche parent.

LE COMMANDEUR.

Est-ce vous, don Japhet ?

DON JAPHET.

Est-ce vous, commandeur ?

LE COMMANDEUR.

Ainsi nud à telle heure ?

DON JAPHET.

Je m’en allais baigner.

LE COMMANDEUR.

En hiver ?

DON JAPHET.

Oui, je meure.

L’amour mon pauvre corps a si fort enflammé,

Que je puis me baigner sans en être enrhumé.

Amour ! par ta bonté rends l’échelle invisible.

LE COMMANDEUR.

Autant que la saison votre amour est terrible,

Et l’on peut vous nommer un amoureux sans pair,

De vous baigner ainsi dans le fort de l’hiver.

DON JAPHET.

Foi de fidèle amant, présentement je sue.

RODRIGUE, avec les habits de don Japhet.

J’ai trouvé ces habits au détour de la rue ;

Un homme qui fuyait les tenait embrassés,

Il les a laissé choir, je les ai ramassés.

LE COMMANDEUR.

À qui sont ces habits ?

FOUCARAL.

Ce sont ceux de mon maître,

Je les reconnais bien.

DON JAPHET.

Cela pourrait bien être.

Je les avais donnés à garder à mes gens ;

Ils les ont égarés, car ils sont négligents.

LE COMMANDEUR.

Seigneur Japhet, venez chauffer votre personne,

Et prenez vos habits, la chaleur vous est bonne.

DON JAPHET.

Pour vous faire plaisir, j’approcherai du feu.

Don Japhet et les autres s’en vont, et Alphonse et Marc- Antoine entrent sur le théâtre.

 

 

Scène VIII

 

DON ALPHONSE, MARC-ANTOINE

 

DON ALPHONSE.

La fortune et l’amour me font ici beau jeu ;

L’échelle de ce fou tout à l’heure aperçue,

Me prépare une entrée au ciel.

MARC-ANTOINE.

J’en crains l’issue.

DON ALPHONSE.

Le commandeur dormant, que peut-il m’arriver ?

MARC-ANTOINE.

Et s’il vient voir sa nièce, il pourra vous trouver.

DON ALPHONSE.

Et si le ciel tombait ? vois-tu, laisse-moi faire,

La fortune et l’amour ont soin du téméraire ;

Suis-moi dans le balcon, où tu feras le guet.

MARC-ANTOINE.

Dieu nous veuille garder d’avoir pis que Japhet !

Oh ! qu’il est malaisé quand on sert un jeune homme,

De dormir tous les jours à l’aise et de bon somme !

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

DON ALVARE, DON JAPHET

 

DON ALVARE.

L’alezan est fougueux.

DON JAPHET.

Il ne me plaît donc pas.

DON ALVARE.

Il ne vous faudrait donc qu’un bon cheval de pas ?

DON JAPHET.

Fort bien, et qui pourtant donnât quelques courbettes.

Je hais fort les chevaux qui portent des bossettes ;

J’en voudrais un qui fût entre triste et gaillard,

Qui tint fort de la mule et fort peu du bayard.

DON ALVARE.

J’en chercherai quelqu’un doux comme une litière.

DON JAPHET.

Mon dessein, entre nous, menace de la bière ;

Ne puis-je pas porter quelque bonne arme à feu,

Afin de mieux tirer mon épingle du jeu ?

DON ALVARE.

Ce serait un coup sûr, mais ce n’est pas la mode.

DON JAPHET.

Quoi ! l’usage prévaut ? ô sottise incommode !

En chose où le péril paraît de tous côtés,

On peut fort bien passer sur les formalités.

Et si quelque taureau vient à moi comme un foudre,

Puisqu’un vilain taureau peut un homme découdre,

Ne peut-on pas alors se tirer à quartier ?

DON ALVARE.

Ce serait l’action d’un lâche cavalier.

DON JAPHET.

Ce serait l’action d’un cavalier bien sage.

DON ALVARE.

Laissez votre sagesse, et montrez du courage.

DON JAPHET.

Je n’en montre que trop : et l’arme que j’aurai,

Que sera-ce ?

DON ALVARE.

Une lance au bois peint et doré.

DON JAPHET.

Je veux entrer en lice avec la hallebarde.

DON ALVARE.

Hallebarde contre un taureau ! Dieu vous en garde !

DON JAPHET.

Et qu’en pourrait-on dire ?

DON ALVARE.

On s’en moquerait fort.

DON JAPHET.

S’en moquera-t-on moins quand on me verra mort ?

DON ALVARE.

Souvenez-vous au reste, en frappant de la lance,

De choisir bien l’épaule.

DON JAPHET.

Et pourquoi non la pance,

Et plus large et plus tendre, et plus belle à frapper,

Où l’on peut ajuster cent coups sans se tromper ?

DON ALVARE.

Cela n’est pas permis.

DON JAPHET.

Ô le maudit usage !

DON ALVARE.

Monsieur, encore un coup, ayez bien du courage,

Et le reste ira bien.

DON JAPHET.

J’ai peur qu’il aille mal,

Car un taureau n’est pas un traitable animal.

DON ALVARE.

En peu de mots, voici ce que vous devez faire.

Vous entrerez en lice, hardi, non téméraire,

Votre lance en l’arrêt, ferme dans les arçons,

Et rendant le salut aux dames des balcons.

DON JAPHET.

Et puis après j’irai chercher des coups de cornes.

Oh ! que mon sot dessein rend tous mes esprits mornes !

Je voudrais de bon cœur être sans marquisat,

Et pouvoir m’exempter de ce maudit combat.

Adieu, je vais m’armer : si jamais j’en échappe,

Je veux que l’on me berne, en cas qu’on m’y rattrape.

 

 

Scène II

 

DON ALVARE, ELVIRE

 

DON ALVARE.

Eh bien ! ma chère Elvire, ai-je encore à languir !

ELVIRE.

Ma mère est un esprit qui ne peut revenir,

Nous n’obtiendrons jamais ce que nous voulons d’elle,

Qu’elle n’ait de mon frère une bonne nouvelle ;

S’il ne revient bientôt, nous espérons en vain.

DON ALVARE.

Il faut l’aller chercher et partir dès demain :

S’il est en quelque endroit des lieux que le ciel couvre,

Il sera bien caché, si je ne le découvre.

Mais s’il est mort, Elvire ?

ELVIRE.

Hélas ! j’en ai grand’peur.

Car ma mère en mourrait sans doute de douleur.

DON ALVARE.

Vous me commandez donc de chercher votre frère ?

ELVIRE.

C’est l’unique remède à nos maux salutaire.

DON ALVARE.

Mais aussi, vous quitter !

ELVIRE.

Mais, Alvare, il le faut.

Sa mort ou son retour vous ramènent bientôt.

DON ALVARE.

Bien donc, pour vous rejoindre il faut que je vous quitte.

ELVIRE.

Votre action, Alvare, aura tout son mérite ;

Vous trouverez un frère, et vous aurez sa sœur.

 

 

Scène III

 

LE HARANGUEUR, DON ALVARE, ELVIRE

 

LE HARANGUEUR.

Ah ! seigneur don Alvare, un horrible malheur

Aujourd’hui nous prépare une histoire tragique.

DON ALVARE.

Quoi donc, seigneur Pédro ?

LE HARANGUEUR.

Ce fou mélancolique

Avait un secrétaire en habit d’écolier :

Ce n’en était pas un, c’était un cavalier,

Éperdument épris d’amour pour Léonore.

DON ALVARE.

Elle l’aime ?

LE HARANGUEUR.

Elle l’aime, et même elle l’adore :

Ce bienheureux amant dans sa chambre introduit,

Où vraisemblablement il a passé la nuit,

Fait bien voir qu’elle l’aime, et qu’elle en est aimée.

DON ALVARE.

Et comment l’a-t-on su ?

LE HARANGUEUR.

Sa chambre mal fermée

Les a laissés surprendre à notre commandeur ;

Soit qu’il fût averti, soit que le seul malheur

Ait conduit notre maître à voir son infamie,

Lorsqu’il pensait trouver une nièce endormie.

Il ne s’est point troublé, le téméraire amant ;

Aux cris du commandeur, nos gens en un moment

Sont venus bien armés au secours de leur maître ;

L’autre valet du fou, camarade peut-être

De ce jeune écolier, s’est mis à son côté ;

Et lui, sans s’effrayer de l’inégalité,

A fait tout ce qu’eût fait le plus brave des hommes.

Oui, jamais il n’en fut en la terre où nous sommes,

De plus vaillant que lui : c’est un Roland, un Cid,

Il a blessé nos gens jusques au plus petit ;

Notre commandeur même est blessé dans l’épaule :

Enfin on a saisi cet Amadis de Gaule,

Et sous son jupon noir qui le décréditait,

Non sans étonnement, on a vu qu’il portait

Un riche vêtement, non d’un homme ordinaire,

Mais bien d’un grand seigneur, soi-disant secrétaire.

Quoique pris, on l’a vu conserver sa fierté,

Comme un jeune lion dans les fers arrêté.

Madame Léonor dans sa chambre est pâmée,

Où notre commandeur l’a lui-même enfermée.

ELVIRE.

Quel étrange malheur !

LE HARANGUEUR.

Je crois que le voici.

 

 

Scène IV

 

DON ALPHONSE, LE COMMANDEUR, ELVIRE, DON ALVARE

 

DON ALPHONSE, en habit de cavalier, et lié.

Quand je devrais mourir...

LE COMMANDEUR.

Tu dois mourir aussi.

DON ALPHONSE.

J’en aurais fait mourir avant ma mort bien d’autres,

À moins d’être accablé du grand nombre des vôtres.

LE COMMANDEUR.

Exécrable assassin !

DON ALPHONSE.

Mon crime est mon amour,

Je serai trop heureux quand je perdrai le jour.

LE COMMANDEUR.

Tu n’es qu’un imposteur.

DON ALPHONSE.

Je suis un misérable.

LE COMMANDEUR.

Et moi infâme nièce...

DON ALPHONSE.

Est un ange adorable.

LE COMMANDEUR.

Ah ! je la punirai, je le dois, je le puis.

DON ALPHONSE.

Oses-tu sans respect parler d’elle où je suis ?

Si je n’étais lié, ta bouche criminelle

Ne hasarderait pas des blasphèmes contre elle.

LE COMMANDEUR.

Méchant ! tu l’as séduite, et ta condition

Est chose supposée et pure invention.

DON ALPHONSE.

Il est vrai, commandeur, j’ai ta nièce séduite,

Nous devions elle et moi demain prendre la fuite.

Je l’adore, elle m’aime, et m’a donné sa main ;

Que n’exécutes-tu ton arrêt inhumain ?

Sa bouche d’un soupir rendra ma mort heureuse

C’est là l’ambition de mon âme amoureuse.

Si mon trépas lui coûte une larme, un soupir,

Je mourrai de l’amour le glorieux martyr.

LE COMMANDEUR.

Je te ferai mourir au milieu des supplices.

DON ALPHONSE.

Les plus cruels tourments me seront des délices,

Puisqu’ils me serviront chez elle à mériter.

LE COMMANDEUR.

Dis ton nom, scélérat ! ou je te vais planter

Ce poignard dans le sein.

DON ALPHONSE.

C’est toute mon envie :

Si le perds Léonore, ai-je à faire de vie !

Délivre-moi le bras, donne-moi ton poignard,

Et je me percerai le cœur de part en part.

Tu veux savoir mon nom, je le saurais bien taire,

Au bien de mon amour s’il était nécessaire ;

Pour la peur de cent morts je ne le dirais pas,

Un amant comme moi ne craint point le trépas :

Mais pour justifier ma flamme, il le faut dire,

Je m’appelle Enriquez, voilà ma sœur Elvire,

Et ma mère est ici malade, et moi je suis

Prêt de te satisfaire autant que je le puis :

Si ce que je te dis t’irrite davantage,

Exerce dessus moi ton poignard et ta rage.

ELVIRE.

Ah , mon frère !

DON ALPHONSE.

Ah, ma sœur ! laissez-moi donc parler

Que délibère-t-on ? je suis tout prêt d’aller,

Pour réparer ma faute, épouser Léonore,

Ou bien perdre le jour, que sans elle j’abhorre ;

Et je répète encor que je bénis mon sort,

Si mon ange visible a regret à ma mort.

LE COMMANDEUR.

Le valet de Japhet étant un don Alphonse,

Vous délier moi-même est toute ma réponse,

Vous priant d’oublier tout ce qui s’est passé.

DON ALPHONSE.

C’est à vous d’oublier, vous êtes l’offensé.

LE COMMANDEUR.

J’espère qu’entre nous finira la querelle,

Vous donnant Léonore et mon bien avec elle.

DON ALPHONSE.

C’est m’élever au trône en me tirant des fers,

Et me porter au ciel au sortir des enfers.

LE COMMANDEUR.

Que l’on aille quérir ma nièce.

ELVIRE.

Hélas, mon frère !

Que vous avez coûté de larmes à ma mère !

DON ALPHONSE.

J’aurai peine à fléchir son esprit absolu,

Qui ne démord jamais de ce qu’il a voulu.

LE COMMANDEUR.

Nous obtiendrons tout d’elle, une juste prière

Parmi les gens d’honneur ne se refuse guère.

DON ALPHONSE.

Elle pourrait sans doute en une autre saison,

Se plaindre de son fils avec juste raison ;

Je devais épouser sa nièce, elle était belle,

Je pouvais espérer de grands biens avec elle ;

Mais peut-on éviter la volonté des cieux ?

Et peut-on s’exempter du pouvoir de deux yeux ?

Pouvais-je deviner qu’en allant à Séville,

J’entrerais dans les fers d’une divine fille ?

Et suis-je, dans les fers où ses beaux yeux m’ont mis,

En l’état de tenir ce que j’avais promis ?

 

 

Scène V

 

FOUCARAL, LE COMMANDEUR, DON ALPHONSE et TOUS LES AUTRES

 

FOUCARAL.

Messieurs, or écoutez le malheur effroyable,

Qui vient d’assassiner don Japhet misérable.

LE COMMANDEUR.

Le taureau l’a-t-il maltraité ?

FOUCARAL.

Vous l’avez dit.

Il s’est mis sur les rangs aussi vaillant qu’un Cid.

Un taureau mal appris qui l’a vu dans la place,

A pris aversion pour sa tragique face,

Et l’a suivi longtemps, les cornes dans les reins ;

Le vaillant champion, sans songer à ses mains,

Voyant que le taureau le poursuivait si vite,

A de la selle en bas bientôt changé de gîte.

L’impertinent taureau le voyant piéton,

Est allé droit à lui sans craindre son bâton ;

Et le brave Japhet, voyant ses grandes cornes,

S’est présenté trois fois pour transgresser les bornes.

Le peuple, mal courtois, a dit : nescio vos ;

Cependant l’animal a pris son homme à dos ;

Et les cornes s’étant en grègue embarrassées,

L’infortuné Japhet, et ses belles pensées,

Ayant été longtemps dans l’air bien secoué,

(Sans cornades pourtant, dont le ciel soit loué)

S’est à la fin trouvé couché sur la poussière,

Foulé de coups de pieds d’une étrange manière.

On le remporte à quatre, et je viens tout exprès

Vous faire le récit de ce triste succès.

Mais notre secrétaire est vêtu comme un prince,

Que diable a-t-il donc fait de son juste-au-corps mince ?

DON ALVARE.

Don Roc Zurducaci n’est plus un écrivain,

Il épouse aujourd’hui Léonore, ou demain.

FOUCARAL.

Et mon maître ?

DON ALVARE.

Et ton maître, il prendra patience.

FOUCARAL.

Cela nuira beaucoup à sa convalescence.

Comme un valet toujours dît tout ce qu’il a vu,

Je m’en vais lui conter la chose à l’impourvu.

LE COMMANDEUR, à Léonore qui entre.

Ma nièce, approchez-vous : dedans la promptitude,

Je vous ai tantôt fait un traitement bien rude :

Mais je crois me remettre assez bien avec vous,

En vous faisant présent d’un si parfait époux.

LÉONORE.

Votre bonté me rend et muette et confuse,

Et mon crime est si grand...

LE COMMANDEUR.

Votre choix vous excuse,

Monsieur, je vous la donne.

DON ALPHONSE.

Et moi, je la reçoi,

Comme un bien qui me rend aussi riche qu’un roi.

LE COMMANDEUR.

Il faut aller trouver votre mère, et j’espère

Que nous obtiendrons tout d’une si bonne mère.

ELVIRE.

Ce bienheureux hymen va la ressusciter.

LE COMMANDEUR.

Et vous, et don Alvare y pourrez profiter.

DON ALVARE.

Si vous vous en mêlez, la chose est fort facile.

LE COMMANDEUR.

Et de plus elle est juste, autant qu’elle est utile.

 

 

Scène VI

 

FOUCARAL, DON JAPHET, LE COMMANDEUR et LES AUTRES

 

FOUCARAL.

Place, messieurs, je viens vous trouver à grands pas,

Mortel avant-coureur de quatre ou cinq trépas,

Pour vous signifier que, la fureur dans l’âme,

Don Japhet courroucé vient chanter votre gamme.

DON JAPHET, armé de toutes pièces, avec une lance.

Où se cachera-t-il, ce commandeur maudit,

Qui dans un même jour a son dit et dédit ?

Ah ! te voilà, vieux fou, sans honneur, sans parole,

Maître de valets fous, oncle de nièce folle :

Et tu ris, grand vilain ? et tu m’as maltraité,

Et tes valets ont pris la même liberté.

Cependant qu’au péril de cent mille cornades,

Je combats des taureaux à grands coups de lançades.

Tu me ravis ta nièce, ignorant affronteur,

En faveur d’un valet qui n’est qu’un imposteur ?

Elle aurait succédé dans ma couche honorable

À ma chère Azaréque, une reine adorable ;

Et traître ! tu la fais femme d’un écrivain,

D’un grand faquin qui vit du travail de sa main ?

Dis, fourbe le plus grand qui soit dans la Castille !

Est-ce pour tes beaux yeux qu’on s’expose en soudrille ?

Ne comptes-tu pour rien d’être venu d’Orgas ?

Et suis-je un homme à perdre et mon temps et mes pas ?

Si je n’étais chrétien (mais le christianisme

Me défend d’entreprendre un sanglant cataclisme : )

Si je n’étais chrétien, commandeur effronté,

Je t’aurais dépaulé, décuissé, détêté ;

Si je n’avais eu peur de m’accabler moi-même,

J’aurais fait le Samson dans ma fureur extrême ;

J’aurais mis ton château tout sans dessus dessous,

Ton renifleur et toi, ta nièce et son époux.

Si tu m’avais tenu la parole promise,

Je lui donnais mon bien, je la faisais marquise ;

Moi parent de César, moi marquis, moi Japhet,

J’allais faire l’esclave, et j’aurais fort mal fait.

Mais que je sache encor pourquoi d’un secrétaire

Cette jeune indiscrète est l’injuste salaire.

Est-ce pour les profits du secrétariat,

Qui ne lui vaudra pas par an demi-ducat ?

DON ALPHONSE.

Monseigneur don Japhet !

DON JAPHET.

Vitement, qu’on me l’ôte

Ce perfide valet.

DON ALPHONSE.

Je confesse ma faute :

Mais lorsque vous saurez que j’étais cavalier,

Que l’amour m’a fait prendre un habit d’écolier,

Et que j’étais aimé de ma belle maîtresse,

Vous ne me croirez plus d’âme double et traîtresse,

Et vous pardonnerez...

DON JAPHET. On lui corne aux oreilles avec une trompette de postillon.

Maudit soit le cornet !

C’est encore bien pis que le coup de mousquet.

Qui diable es-tu ?

 

 

Scène VII

 

UN COURRIER, DON JAPHET, LE COMMANDEUR, DON ALPHONSE et TOUS LES AUTRES

 

LE COURRIER.

Je suis le courrier ordinaire

De votre grand César.

DON JAPHET.

Qui t’amène.

LE COURRIER.

Une affaire

Qui vous importe fort.

DON JAPHET.

Parle, et ne corne pas,

Ou je t’étranglerai.

LE COURRIER.

Parlerai-je tout bas ?

DON JAPHET.

Pourquoi, faquin.

LE COURRIER.

De peur de vous rompre la tête.

DON JAPHET.

Tu viens de me la rompre, abominable bête ?

Parle donc vitement.

LE COURRIER.

Je n’ai point à parler.

DON JAPHET.

Et pourquoi non, bourreau ! que je dois étrangler ?

LE COURRIER.

Parce que ce paquet de tout vous doit instruire.

DON JAPHET.

Lis-le donc vitement.

LE COURRIER.

Je n’ai jamais su lire.

DON JAPHET.

Qu’un autre lise donc.

LE COURRIER.

Je le sais tout par cœur.

DON JAPHET.

Fais-en donc le récit.

LE COURRIER.

De par moi, l’Empereur.

DON JAPHET, à part.

De ce visage-là je garde quelque idée,

Et j’ai vu quelque part cette face ridée.

LE COURRIER.

L’héritier du soleil, le grand Mango-Capac,

Souverain du pays d’où nous vient le tabac,

Prit Coïa Mama sa sœur en mariage,

Du pays du Pérou la fille la plus sage ;

Du valeureux Mango, de la belle Coïa,

Est sortie en nos jours l’infante Ahihua ;

Elle arrive à Madrid pour être baptisée :

De mon cousin Japhet qu’elle soit l’épousée,

Je leur donne un impôt que j’ai mis depuis peu

Tant sur les perroquets qui sont couleur de feu,

Que sur les lamantins du grand fleuve Orillane,

Et mes prétentions sur la riche Goyane.

DON JAPHET, à part.

Le traître de courrier ressemble au renifleur.

Faites-moi voir un peu le seing de l’empereur.

LE COURRIER.

Le voilà bien écrit de sa dextre royale.

LE COMMANDEUR.

Il n’en faut point douter.

LE COURRIER.

La dame occidentale

À deux vaisseaux chargés de précieux bijoux,

De gorges de griffons, de peaux de loups-garoux,

De baume gris-de-lin, de vézugues musquées,

De grandes pièces d’or non encor fabriquées.

DON JAPHET.

Bon cela.

LE COURRIER.

De guenons qui parlent portugais,

De gros diamants bruts et de rubis balais.

DON JAPHET.

Est-ce tout ?

LE COURRIER.

Ce n’est pas la centième partie :

Mais il faut faire grâce à votre modestie.

DON JAPHET.

Mais ne seriez-vous point ce maudit renifleur,

Ou du moins te parent de ce mauvais railleur ?

Si ce malheureux-là m’avait fait le message,

Je romprais là-dessus tout net un mariage,

L’empereur mon cousin s’en dût-il offenser.

Eh bien ! la belle Iris, vous pouviez bien penser

Qu’un homme comme moi ne manque point de femme,

Vous avez avec nous un peu fait la grand’dame ;

Je m’en vais épouser l’infante Ahihua,

Qui va me réjouir comme un alléluia :

Et vous, son cher galant, jadis mon secrétaire,

Vous m’avez fait du bien, en me pensant mal faire ;

Je vous sais fort bon gré de m’avoir supplanté ;

Coquettes et cocus ont grande affinité ;

Coquette avec coquet ne trouve pas son compte,

Et coquet de coquette a toujours de la honte.

Vous avez bien joué le Roc Zurducaci,

Vous en êtes content, et je le suis aussi.

Et vous, le commandeur, qui me l’aviez promise,

Un grand fourbe est gîté dedans votre chemise ;

Certains petits discours parvenus jusqu’à moi,

Me font beaucoup douter de votre bonne foi ;

Vos fréquents compliments, votre reniflerie,

L’affaire du balcon et la mousqueterie,

Tout cela contre vous fait un procès-verbal,

Qui vous condamne d’être à jamais animal ;

Si ce n’est qu’un Japhet doit mépriser l’offense,

César est son parent, malheur à qui l’offense ;

Je pars pour aller voir un ange du Pérou.

LE COMMANDEUR.

Il faut savoir avant et comment et par où,

Un ordre m’est venu de César qu’on doit suivre,

Quatre mille ducats dans huit jours on me livre,

Que l’on doit employer à faire votre train.

DON JAPHET.

Tout de bon ?

LE COMMANDEUR.

Vous verrez l’ordre écrit de sa main :

Cependant, monseigneur, votre noble présence

Prendra part, s’il vous plaît, à la réjouissance.

DON JAPHET.

Je suis donc votre avis, et ne m’en irai pas,

Foucaral, fais venir mon bagage d’Orgas.

FOUCARAL.

Il est déjà venu sans mulets ni charrette,

J’ai tout dans un chausson au fond de ma pochette.

LE COMMANDEUR.

Allons voir votre mère, et tâchons d’obtenir

Qu’elle veuille aujourd’hui vos souffrances finir ;

Le seigneur don Japhet honorera vos noces,

Et puis après ira suivi de vingt carrosses

Recevoir dans Madrid l’infante Ahihua,

Qui vient de père en fils de Capac et Coïa.

DON JAPHET.

Soit, aussi bien mon train n’est pas chose encor prête ;

Mais point de renifleur, ou je trouble la fête. 

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