Daniel Rochat (Victorien SARDOU)

Comédie en cinq actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre Français, le 16 février 1880.

 

Personnages

 

DANIEL ROCHAT

DOCTEUR BIDACHE

GUILLAUME FARGIS

CASIMIR FARGIS

CHARLEY HENDERSON

CLAVARON

TURLER

MIRMANN

SEPTIMUS CLARKE

LAURENT

AUDRAN

PIERRON

STEPHENS

JULIEN

VERLY

MISS LEA HENDERSON

MISS ESTHER HENDERSON

MISTRESS POWERS

MISS ARABELLE BLOOMFIELD

MISS ELLEN BLOOMFIELD

 

 

ACTE I

 

Le salon du château de Ferney. Porte et fenêtres au fond sur le jardin. Portes latérales aux deux plans. Un buffet dressé à gauche, au fond, avec rafraîchissements et gâteaux. Guéridon et fauteuil, à gauche, premier plan. À droite, canapé. Entre les deux portes, à droite, un poêle surmonté du buste de Voltaire. À gauche, le monument du cœur de Voltaire, orné de couronnes.

 

 

Scène première

 

CASIMIR, LAURENT

 

LAURENT, à Casimir qui entre par le fond.

Pardon !... monsieur n’a pas une carte, comme celle-ci ?...

CASIMIR.

Non !

LAURENT.

Alors monsieur m’excusera ; mais je ne saurais lui permettre l’entrée du château.

CASIMIR.

Comment ? le Guide Joanne dit : – « Tous les jours, de midi à quatre heures, sauf le dimanche. »

LAURENT.

Habituellement, oui, monsieur. Le propriétaire se fait un devoir d’autoriser les admirateurs de l’illustre Voltaire à visiter son ancienne résidence ; mais monsieur ne peut ignorer que c’est fête aujourd’hui à Ferney, pour le centenaire du grand homme...

CASIMIR.

Et l’inauguration de son buste. – J’ai vu cela affiché à Genève, et c’est justement ce qui m’a donné l’idée de visiter le château en passant.

LAURENT.

Cette idée-là devant venir à tout le monde...

CASIMIR.

Merci !

LAURENT.

...M. le propriétaire n’a délivré qu’un certain nombre de cartes, dont les porteurs seuls pourront se reposer ici entre deux discours, et voir de plus près le célèbre orateur !

CASIMIR.

C’est-à-dire ?...

LAURENT.

M. Daniel Rochat !...

CASIMIR.

Le député !... Il est de la fête ?...

LAURENT.

Voici le fauteuil qui l’attend, monsieur, pour reposer ses membres fatigués, et le lunch préparé pour ses amis et nos invités.

CASIMIR.

C’est du dernier galant.

Tirant une carte de visite.

Voulez-vous remettre cette carte au maître du logis, et lui demander ?...

LAURENT.

Il n’est pas ici, monsieur ; il est parti hier au soir pour Paris !

CASIMIR.

Très fin, ce propriétaire. – Il se dérobe aux discours ! – Puisque la carte est tirée, vous la lui remettrez, avec tous mes compliments !...

Il va pour sortir.

LAURENT, après avoir regardé la carte, vivement.

Fargis !... Monsieur s’appelle ?...

CASIMIR.

Fargis. – Casimir.

LAURENT.

Monsieur serait le parent de notre voisin, M. Fargis, le « avant ?...

CASIMIR.

Mon frère.

LAURENT.

Oh ! dans ce cas, c’est bien différent !... Monsieur peut demeurer, aller, venir...

Montrant le buffet.

même consommer !... M. Fargis est un ami de la maison... et son frère n’a pas besoin de carte... Je demanderai seulement à monsieur la permission de le laisser seul, pour aller préparer mes illuminations.

CASIMIR.

Comment donc !... Un mot seulement ?... ceci, n’est-ce pas... c’est le salon ?...

LAURENT.

De M. de Voltaire... Je me permets de signaler à monsieur ce poêle qui a l’approbation de tous les connaisseurs.

CASIMIR.

Joli... en effet...

LAURENT, ouvrant la porte de droite, second plan.

Ici nous montrons la chambre à coucher du grand homme...

CASIMIR.

Ah !... ah !

LAURENT.

...Qui, en réalité, était de ce côté-là.

Il montre la gauche.

CASIMIR, surpris.

Ah !...

LAURENT.

Oui. – Le propriétaire, qui l’occupe, aime mieux la montrer ici... ça lui est plus commode.

CASIMIR.

Et quelle est celte petite frimousse de femme, que je vois accrochée là-haut, au-dessus du lit ?

LAURENT, baissant la voix.

La blanchisseuse de M. de Voltaire. – Je ne vous cacherai pas, monsieur, qu’on a un peu jasé autrefois sur cette personne !... Si monsieur désire entrer pour la voir de plus près...

CASIMIR.

Oh ! ma foi non... Elle est trop loin maintenant !...

LAURENT, apercevant Fargis qui vient d’entrer.

Monsieur votre frère !...

Il se retire après l’entrée de Fargis.

 

 

Scène II

 

CASIMIR, FARGIS

 

FARGIS.

Casimir !...

CASIMIR, courant à lui.

Mon cher Guillaume !

FARGIS.

À Ferney, – toi !... quelle bonne surprise !

CASIMIR.

Et ta femme, les bébés ?...

FARGIS.

Tout va bien... mais d’où viens-tu ?

CASIMIR.

De Monte-Carlo ?

FARGIS, vivement, regardant autour de lui.

Seul ?...

CASIMIR, souriant.

Mon domestique a pris les devants.

FARGIS.

Non, je veux dire...

CASIMIR.

Je t’ai compris !... Celle qui charmait ma vie ?... Je l’ai oubliée à une table de jeu ; et elle ne s’en est pas aperçue.

FARGIS, assis sur le canapé.

Ah ! tant mieux !

CASIMIR.

J’ai pensé que je ne trouverais jamais une plus belle occasion de faire connaissance avec la villa que tu as achetée sur le lac de Genève ; et j’allais à Versoix... quand, sur la route, ces drapeaux, ces affiches ont piqué ma curiosité... J’ai dit au cocher de pousser jusqu’à la grille du château, et je commençais à le regretter, quand tu arrives... bien à propos !...

FARGIS.

Effectivement. – Il n’y a plus grand’ chose à voir ici.

CASIMIR.

Et naturellement, tu viens à la fête, en voisin ?

FARGIS.

Une promenade à pied, que nous ferons ensemble après la cérémonie... Ah çà ! mais dis donc, mon gaillard, tu t’arrondis... Eh ! là-bas, prenons garde !

CASIMIR.

Oui... j’ai besoin de m’entrainer un peu !...

FARGIS.

L’oisiveté !... Tu ne fais rien...

CASIMIR.

Et que faire ?... tu en parles à ton aise, toi... D’abord, tu es d’une autre génération... Dix ans de plus... Louis-Philippe !... Vous étiez conçus dans des idées plus sérieuses !... Et puis tu es un malin... Malgré les soixante-quinze bonnes mille livres de rentes que notre brave homme de père a laissées à chacun de nous, tu t’es dit : Je vais mourir d’ennui avec toutes ces rentes-là, si je ne me procure pas quelque bonne petite manie. Et pour plus de sûreté, tu t’en es procuré trois ou quatre : La géologie, la minéralogie, l’anthropologie. D’abord c’est hygiénique : on vit en plein air !... les courses à pied, les voyages, la chasse aux vieux cailloux, aux vieilles carcasses !... Et puis cela fouette le sang !... les polémiques !... On se passionne !... on s’exalte !... à la bonne heure !

Assis sur la chaise près de lui.

En somme, il n’y a que deux catégories : les indifférents, qui sont les sots ; et les passionnés, qui sont les fous !... Tu t’es embrigadé parmi les fous !... Je t’envie bien !...

FARGIS.

Et tu n’as pas encore su te découvrir quelque petite marotte ?...

CASIMIR.

J’ai essayé du bibelot !

FARGIS.

Eh bien ! oui ?

CASIMIR.

Eh bien, non !... Je me bats les flancs !... C’est voulu ! Ce n’est pas sincère !... Il n’y a guère qu’une fantaisie à laquelle j’ai mordu un peu.

FARGIS.

Les femmes ?

CASIMIR.

J’ai collectionné... Mais ce n’est pas encore ça... La vraie manie s’applique à la découverte des objets contestés, rares, introuvables !... et dame !...

FARGIS.

Essaie de la mienne !... Je pars demain pour le Tyrol, où l’on a découvert un bel échantillon de l’homme des cavernes : viens avec moi !... Tu y prendras goût.

CASIMIR.

Allons donc !... Est-ce que cela se commande ?... Le feu sacré ne s’allume pas comme un cigare au cigare d’un autre !... Non, vois-tu, ma vocation est ailleurs... Seulement où ?... Je n’en sais rien... J’attends l’étincelle qui me révélera cette flamme inconnue...

FARGIS.

Enfin nous chercherons.

Se levant.

Mais cette cérémonie se fait bien attendre.

CASIMIR.

Est-ce que tu parles ?...

FARGIS.

Moi !... À quel titre ?

CASIMIR.

La géologie !... Est-ce que Voltaire ne s’en est pas un peu occupé ?...

FARGIS.

Oui, parlons-en !... Il prenait les coquilles fossiles des Alpes pour un restant de déjeuner aux huîtres !

CASIMIR.

Alors, comme philosophe ?...

FARGIS.

Non, je ne suis ici que pour mon ancien camarade Rochat...

CASIMIR.

Ah !... vous vous êtes connus ?...

FARGIS.

À Charlemagne... Et malgré nos divergences d’opinion, j’ai pour ce garçon une solide amitié. Je n’aurais pas manqué cette occasion de lui serrer la main au passage... s’il passe... toutefois, car il est terriblement en retard et j’ai rencontré là Bidache qui ne laisse pas d’être inquiet.

CASIMIR.

Qu’est-ce que c’est Bidache ?...

FARGIS.

Bidache... tu ne connais pas le docteur Bidache ? l’alter ego, l’ombre de Daniel ?

CASIMIR.

Non. – Député... aussi ?...

FARGIS.

Grâce à lui, et en sous-ordre... Un de ces bien avisés qui, ne s’illusionnant pas sur leur propre mérite, sautent en croupe d’un plus habile, pour atteindre avec lui des hauteurs où leur propre monture serait incapable de les porter. À Charlemagne déjà, élève médiocre, mais subtil, il se cramponnait à Daniel, qui lui corrigeait ses versions et dont il faisait les courses. Plus tard, carabin sans vocation, il retrouvait Daniel, avocat, orateur applaudi des réunions électorales, pressentait son grand avenir politique... s’insinuait dans sa familiarité la plus intime, et se faisait l’agent le plus actif de cette popularité rapide qui, d’un bond, a porté notre homme du Palais à la Chambre !... Aujourd’hui, tu sonnes chez Daniel, c’est Bidache qui te reçoit... (Il est marié, mais séparé) qui t’écoute, et te congédie avec ces mots : « Nous aviserons ! » « Nous ! » Très soumis en fait à son patron qu’il affecta de rudoyer en public pour se garder les allures de l’indépendance amicale, il a sur lui une réelle influence, justifiée d’ailleurs par une affection d’autant plus sincère qu’elle n’est pas désintéressée, et que cette fortune qu’il considère comme son œuvre, il la traite un peu comme son bien.

CASIMIR.

Mais pendant ce temps-là... Et la médecine ?...

FARGIS.

Oh ! bien... ils sont une vingtaine à la Chambre qui médicamentent le pays. Leurs malades ne s’en plaignent pas...

CASIMIR.

Et il est ici ?

FARGIS.

En fonction !...

CASIMIR.

Pour l’apothéose de Voltaire ?...

FARGIS.

Naïf !... le héros de la fête, c’est Daniel !... Un prétexte, Voltaire !... Il est là, comme un vieux buste en plâtre, épousseté pour la circonstance, et qui retournera ce soir à son grenier, couronné de fleurs fanées... Voici Bidache !...

 

 

Scène III

 

CASIMIR, FARGIS, BIDACHE, suivi de AUDRAN, PIERRON, STEPHENS, CURIEUX qui restent au fond, sans franchir la porte, deux ou trois visiteurs seulement regardant le salon et la chambre à coucher

 

FARGIS.

Eh bien ?... Et Daniel ?

BIDACHE.

Rien !... Pas même signalé !... Comprends-tu cela ? – C’est inouï !...

FARGIS, présentant.

Mon frère Casimir... le docteur Bidache.

BIDACHE.

Monsieur !...

Présentant ceux qui l’accompagnent.

M. Pierron, dessinateur... Audran, de la République nouvelle, Stephens, du New-York Herald... Messieurs, mon illustre ami, Guillaume Fargis, bien connu du monde entier, et son frère...

CASIMIR, saluant.

Personnage muet.

FARGIS, à Bidache.

Et quel parti as-tu pris ?

BIDACHE.

J’ai expédié à Genève mon secrétaire, Clavaron, qui court, s’informe ; j’attends !

FARGIS.

Et le public ?

BIDACHE.

Il patiente encore !... On visite le tombeau et la fameuse église... bâtie par Voltaire... Voltaire !... Une église !!

FARGIS.

Mais si laide !...

BIDACHE

C’est sa seule excuse !

UNE JEUNE DAME,
sortant de la chambre à coucher avec son mari et Laurent.

Alors, ceci est le salon ?...

LAURENT.

Oui, madame !...

LE MARI DE LA JEUNE DAME, voyant qu’elle regarde autour d’elle.

Qu’est-ce que tu cherches ?

LA DAME, à Bidache.

Pardon, messieurs ?

BIDACHE.

Madame ?... Trop heureux !...

LA DAME, baissant la voix.

Est-ce qu’on ne peut pas le voir, dans son fauteuil ?

BIDACHE.

Qui donc, madame ?

LA DAME, de même.

Voltaire !

Mouvement de tous. Elle continue malgré les gestes désespérés de son mari.

Un centenaire !... C’est curieux!... Je voudrais lui parler !...

BIDACHE.

Oh ! c’est très difficile !...

LE MARI, prenant le bras de sa femme pour l’entraîner.

Viens... allons-nous en !...

LA DAME.

Mais !... Attends donc !...

LE MARI, insistant.

On ne peut pas !... Je t’expliquerai cela... Viens donc !

Il l’entraîne de force.

BIDACHE.

Après ça... on prend le train !...

PIERRON et AUDRAN, regardant au fond.

Clavaron !!

 

 

Scène IV

 

CASIMIR, FARGIS, BIDACHE, AUDRAN, PIERRON, STEPHENS, CLAVARON

 

BIDACHE.

Clavaron !... Eh bien !... Daniel ?...

CLAVARON, essoufflé.

Eh bien ! pas de nouvelles !

TOUS.

Ah !

CLAVARON.

J’ai couru tous les hôtels, parlé à tous les chefs de gare... Rien et rien !...

BIDACHE.

Ni lettre pour moi, ni dépêche ?...

CLAVARON.

Rien !...

BIDACHE.

C’est écrasant !

FARGIS.

Télégraphie !

BIDACHE.

Et où ?

FARGIS.

Où il est !

BIDACHE, exaspéré.

Mais est-ce que je le sais, où il est ?

FARGIS.

Tu ne sais pas ?...

BIDACHE.

Mais non !... Il m’a joué un tour !... Le 5 au matin, j’entre chez lui, personne !... Parti en fiacre, avec son domestique et une valise !... Je cours à Vincennes chez ses sœurs, deux folles qui ne peuvent rien me dire... Je reviens chez moi, effaré, et je trouve une lettre... « Cher ami, je suis excédé de discours, de visites, etc... Il me faut le grand air, la solitude, trois semaines d’école buissonnière... Je ne te dis pas où je vais !... Je n’en sais rien mais je serai le 31 à Ferney ; viens m’y rejoindre avec Clavaron, et poignée de main... Daniel. » – Je saute en voiture... Un homme comme lui ne traverse pas Paris sans laisser partout sa trace lumineuse... Une heure après, je le savais parti pour Bâle.– Je télégraphie : – Réponse : – « Descendu : Hôtel Trois-Rois, sous nom Richardet... Reparti... destination inconnue. »

FARGIS.

Perdu ?

BIDACHE.

Heureusement, le Patriote de Lausanne du 11 m’apprend qu’il est signalé sur le lac des Quatre-Cantons, en compagnie de deux dames...

Mouvement.

FARGIS.

Ah !

BIDACHE.

...Ou demoiselles anglaises... et portant les pliants, les waterproofs !...

CASIMIR.

Oh ! là ! là !

BIDACHE.

Puis plongeon... plus rien !... Je ne le repêche que le 25, dans une petite feuille bernoise, qui le signale sur le lac de Neufchâtel !

FARGIS.

Avec ?...

BIDACHE.

...Les Anglaises, toujours !... Puis nouveau plongeon !... Disparu !... Néant !...

FARGIS.

Eh bien ! mais Neufchâtel !... c’est sa route !... Il vient !...

BIDACHE.

Il ne vient pas !... tu le vois bien !

CLAVARON.

C’est inquiétant !...

BIDACHE.

Et quel scandale !... Ce soufflet à toute la Suisse !... Et il faut qu’il soit après-demain à Turin, dans huit jours à Narbonne !...

CASIMIR.

S’il y a des femmes !

FARGIS.

Oui, l’amour !...

BIDACHE.

Eh ! je l’admets, l’amour... je le permets !... dans ses moments perdus... Mais des promenades... sur les lacs... nous avons bien le temps...

 

 

Scène V

 

CASIMIR, FARGIS, BIDACHE, AUDRAN, PIERRON, STEPHENS, CLAVARON, TURLER, MIRMANN

 

Ils entrent vivement.

TURLER.

Cher monsieur... on s’impatiente là-bas.

BIDACHE.

Et ici donc !... monsieur l’adjoint !

MIRMANN.

Nous ne pouvons plus tarder !...

BIDACHE.

Je suis désolé plus que vous !... quelque accident !...

TURLER.

De chemin de fer ?

BIDACHE.

De bateau !... Il ne va plus qu’en bateau !

MIRMANN.

Pour gagner du temps, nous avons fait jouer l’ouverture de Guillaume Tell !

BIDACHE.

C’est ça !

TURLER.

Puis le Ranz des Vaches !

BIDACHE.

Parfait !

TURLER.

Mais cela s’use !

BIDACHE.

Gagnons des minutes !... Servons-leur n’importe quoi !... Il s’agît d’attendre le rôti !... Voyons le menu !...

Il s’assied à droite sur la chaise, Fargis sur le canapé.

MIRMANN, lisant le programme.

« Première partie. – Marche guerrière, fanfare genevoise. » On y est !...

BIDACHE.

Bon !...

MIRMANN, même jeu.

« Cantate, avec accompagnement de harpes, pour le dévoilement du buste ! – Détonations d’artillerie ! – Discours de votre illustre ami !... »

BIDACHE.

...Enthousiasme général !

TURLER.

« ...Et entr’acte. – Lunch. – Rafraîchissements... »

BIDACHE.

Bien !

MIRMANN, même jeu.

« Deuxième partie. – Épître en vers, au patriarche de Ferney, par M. Morin, professeur de rhétorique au lycée de Genève. – Saynète de circonstance, par madame veuve Beckmann, libraire-éditeur. – Symphonie philosophique de Herber, de Dusseldorf, sur la transformation de l’idéal social du XVIe au XIXe siècle ! – Chœur, marche, défilé. – Troisième partie. – Banquet de deux cent cinquante couverts, et enfin feu d’artifice. – La pièce principale représentera : Voltaire foulant aux pieds l’hydre du despotisme, et de la main droite agitant sur le monde le flambeau de la vérité... tandis que de la main gauche il arrache le masque de l’hypocrisie. »

BIDACHE.

C’est bien de la besogne.

Se levant.

Enfin, voyons !

Il prend le programme.

Si on leur offrait tout de suite l’épître en vers ; ce serait toujours cela de moins.

TURLER.

Impossible, tant que le buste est couvert !... L’auteur s’adresse directement à l’image du grand homme :

Voilà bien ton sourire, ô Voltaire, etc.

Et avec ce voile sur la tête !...

BIDACHE.

Impraticable !... Et la petite pièce de cette bonne dame, la libraire ?... Madame veuve...

TURLER.

Beckmann...

BIDACHE.

Beckmann, oui.

MIRMANN.

Plutôt !

BIDACHE.

N’est-ce pas ?... Pendant ce temps-là,

À Fargis.

nous resterons ici, nous... pour attendre Daniel !...

CLAVARON, regardant au fond.

Le voici !

BIDACHE, avec joie.

Daniel ?

CLAVARON, radieux.

Oui, oui, le voici ! le voici !...

BIDACHE.

Sauvés !...

Daniel paraît au fond, entouré de curieux.

 

 

Scène VI

 

CASIMIR, FARGIS, BIDACHE, AUDRAN, PIERRON, STEPHENS, CLAVARON, TURLER, MIRMANN, DANIEL, JULIEN

 

BIDACHE, courant à lui.

Enfin !...

DANIEL, lui serrant les mains.

Bonjour, docteur !... Bonjour, Clavaron !

Apercevant Fargis.

Eh !... Et mon bon Fargis, lui aussi !... Messieurs !

BIDACHE, présentant.

M. l’adjoint Turler, M. l’avocat Mirmann, ordonnateur général de la fête.

DANIEL.

Charmé de vous serrer la main, messieurs !... Je suis un peu en retard.

BIDACHE.

D’une heure seulement !

DANIEL.

Mille pardons !...

TURLER.

Trop heureux !...

MIRMANN.

Trop fiers !...

DANIEL.

Vous permettez ?

Appelant son domestique.

Julien !

JULIEN.

Monsieur ?

DANIEL, à Bidache.

Tu as des fauteuils réservés ?

BIDACHE.

De tribune, oui.

DANIEL.

Deux seulement.

À Julien.

Tu guettes la voiture, tu remets les cartes, tu te sauves... et tu viens me dire qu’elles sont là !...

JULIEN.

Oui, monsieur !

Il sort.

BIDACHE.

Elles !... des dames ?

DANIEL.

Oui !

BIDACHE.

Eh bien... mais ces messieurs vont annoncer ton arrivée...

DANIEL.

Ah ! laissez-moi respirer un peu !

BIDACHE.

Justement !...

À Turler.

La saynète tout de suite. Vous nous préviendrez dès que vous serez prêts à ôter le voile.

TURLER.

Alors, monsieur ne paraîtra ?...

BIDACHE.

Qu’avec Voltaire !...

À Clavaron.

Les applaudissements seront pour nous !...

CASIMIR, à part, à son frère.

C’est le père du débutant !... Je vais écouter la saynète... je vous laisse !... À tout à l’heure !

Il sort derrière Turler et Mirmann. Laurent ferme la porte du fond et s’éloigne.

 

 

Scène VII

 

BIDACHE, DANIEL, FARGIS

 

DANIEL, ôtant ses gants un peu nerveusement et préoccupé.

Ah ! quelle chaleur !

BIDACHE.

Un grog, hein ?...

DANIEL.

Volontiers !...

FARGIS.

Tu viens de Genève ?

DANIEL.

Non, de Versoix, où je n’ai pris que le temps de déjeuner et de mettre la cravate blanche de rigueur ; j’ai tourné le parc pour éviter la foule !...

BIDACHE.

...Qui t’attend là-bas, avec ses discours et ses canons tout chargés !...

DANIEL.

Justement. Je voyais de loin une procession de petites filles en blanc, armées d’énormes bouquets tricolores !...

BIDACHE.

Tu ne leur échapperas pas !

DANIEL.

Tantôt, soit !... Mais en ce moment !...

FARGIS.

Mais oui, tu as l’air préoccupé, inquiet...

BIDACHE.

Fébrile !...

DANIEL.

Un peu, oui !

BIDACHE.

Et pourtant le teint chaud, coloré, l’œil vif : tu as vingt ans !

DANIEL, assis dans le fauteuil.

Ah ! quinze jours de repos, d’isolement ; quel rafraîchissement du corps et de l’âme !

BIDACHE, entre ses dents.

D’isolement !...

Il tend à Daniel le grog qu’il a préparé.

FARGIS, assis à la droite de Daniel.

Tu as fait le tour des lacs ?...

DANIEL.

Classique !

FARGIS.

Incognito, toujours ?...

DANIEL.

Et la bonne chose de n’être plus, comme dit Goethe : « qu’un homme devant toi, ô nature, pareil à tous les autres » et d’ôter la cuirasse pour se rouler dans l’herbe !

BIDACHE.

Tout seul ?...

DANIEL, lui remettant le verre à moitié vide, que Bidache dépose sur le guéridon.

Hein ?...

BIDACHE.

Dame, cette voiture pleine de femmes !...

DAVID.

Deux seulement !

FARGIS.

Deux Anglaises !...

DANIEL.

Vous savez ?...

BIDACHE, lui donnant des journaux.

La presse !...

DANIEL.

La presse s’est occupée ?...

BIDACHE.

Tu espères traverser incognito les vingt-deux cantons ?

DANIEL, après avoir jeté un coup d’œil sur le journal.

Les sots !... qui prennent ces deux adorables femmes pour des aventurières !...

BIDACHE.

Ah ! ce n’est pas ?...

DANIEL.

Mais quelle erreur... rien de tel !... deux créatures exquises... une idylle !

BIDACHE, s’asseyant de gauche.

Conte-nous cela !...

DANIEL.

Oh ! plus tard...

FARGIS.

Mais, tout de suite !...

BIDACHE.

Nous avons le temps !

FARGIS.

Eh ! oui !...

DANIEL.

Eh bien !... voici l’aventure... rien de plus simple. – Un matin, j’allais seul à pied de Littau à Lucerne, où mon domestique avait pris les devants avec ma valise. Je suivais un sentier, au hasard, fredonnant comme un écolier en vacances, quand je m’arrête tout à coup devant le plus joli tableau !... Un ruisseau, grossi par la fonte des neiges, coupait le chemin, où m’avaient précédé deux voyageuses, deux jeunes filles... Elles avaient déposé sur l’herbe leurs ombrelles, des albums, un herbier, et se préparaient à traverser le courant à pied sec, en y jetant des cailloux plats qui faisaient jaillir l’eau sur elles de toutes parts... À chaque éclaboussure, c’étaient des cris perçants... et des rires d’autant plus gais qu’elles ne soupçonnaient pas ma présence... Je m’amuse un moment à les regarder... puis les voyant soulever une pierre trop lourde pour leurs petites mains, je m’avance et réclame ce gros travail qui me revient de droit... Un peu surprises d’abord, elles ont vite fait d’accepter mon aide, et nous voilà, tous les trois, travaillant gaiement à cette fameuse chaussée... Dix minutes après, debout au milieu du courant, je leur tends la main pour passer d’une rive à l’autre... Elles sautent, se rajustent, me saluent gentiment, s’éloignent... et je reste là, tout seul, avec ce petit sentiment de tristesse... de vide, que nous laisse toujours au fond du cœur le départ d’une jolie femme... si indifférente qu’elle nous soit...

FARGIS.

Du Jean-Jacques !...

DANIEL.

Le soir même, J’apprends par le registre de l’hôtel que mes deux voyageuses sont deux misses anglaises, ou américaines !... Le lendemain, je les retrouve sur le bateau de Lucerne. L’aventure de la veille m’autorise à les saluer ; je me présente sous mon nom d’emprunt. On m’accueille avec cette liberté d’allures de filles habituées à courir le monde toutes seules. Elles vont au Righi : j’y vais aussi. – Puis c’est la Chapelle, Altdorf ; etc., et la vie commune du bateau, des excursions, nous rapproche à tout instant. La plus jeune dessine : je taille ses crayons. L’aînée herborise : je cueille ses fleurs. Me voilà bientôt : « leur ami ?... » ce serait trop dire ; – mais ce que la cadette appelle... (par une nuance qui est bien anglaise !) « leur bon camarade de voyage. » Elles habitent Genève et y retournent. – C’est mon chemin. Il est admis que nous le ferons de concert, par Berne et Neufchâtel. – Ici ma conscience gronde un peu : – Ne serait-il pas temps de leur dire enfin qui je suis ? – J’hésite... – Rompre l’incognito dont je me trouve si bien ; gâter mon petit roman ; réveiller la politique qui sommeille !... Et si elles étaient d’un autre camp que le mien ?... si le premier aveu glaçait leur sourire ; si mon vrai nom leur faisait peur ? – À cette pensée je me sens troublé moi-même à tel point, que je m’interroge sérieusement pour la première fois ! – Se peut-il que j’accorde tant d’importance à l’opinion de personnes que je connais depuis huit jours à peine ?... – Oui... il faut bien me l’avouer, j’attache un grand prix à leur estime, à leur affection – ou plutôt : leur ? Non, – c’est l’une d’elles surtout qui me préoccupe : l’aînée : Lea ! – Et ici, mes bons amis, je constate tout le chemin que j’ai fait sans y prendre garde, dans cette intimité du voyage où les heures coulent plus rapides, – où la tête s’exalte, où le cœur bat plus vite, brûle les étapes, et quand vous lui criez : « Prends garde ! » – vous répond : « Trop tard ! »

BIDACHE, de mauvaise humeur.

Amoureux ? – Toi !...

DANIEL.

Et aimé !... j’en suis sûr !... Aux derniers jours, je n’étais plus le seul à provoquer nos rencontres et nos entretiens à l’écart. Ce matin, quand je leur ai fait mes adieux, sa main tremblait dans la mienne, et lorsque à ma demande : – « d’aller demain prendre de leurs nouvelles, » la jeune sœur s’est écriée gentiment : « mais nous l’espérons bien ! » – Cette exclamation était moins éloquente que son silence à Elle ! – Oui, je me sais, je me sens aimé ! – Et cette conviction, n’est-ce pas, devait m’enhardir à me faire connaître ?...

BIDACHE.

Mais oui...

DANIEL.

...Eh bien, non !... Vingt fois, je me suis promis de le faire, – et j’ai toujours hésité... ajourné... J’avais peur de rompre le charme.

FARGIS.

Mais en causant avec elle, tu n’es pas sans avoir pénétré...

DANIEL.

Ses opinions ?... Très peu !... Les Anglais sont plus réservés que nous à cet égard !... Pourtant quelques bons indices...

BIDACHE.

Ah !

DANIEL.

Nous avons visité plusieurs églises sur la route. – Et jamais ombre de dévotion... Elle n’est donc pas catholique, ou du moins pratiquante !

BIDACHE.

Bon cela !

DANIEL.

Et elle vient au centenaire de Voltaire, où je me suis chargé de leur procurer des places !...

BIDACHE.

Encore mieux !...

DANIEL.

Enfin, nous parlions de la Suisse et elle me disait : « Je m’y plais beaucoup : car c’est un pays de liberté, – comme l’Angleterre !... » J’ajoute. – « Et la France ! – Oh ! en France, réplique-t-elle en souriant, votre liberté est un peu comme le génie de la Bastille, le pied toujours en l’air, pour s’envoler ! » – Enchanté, je vais protester, discuter, me nommer sans doute... – « Bon Dieu ! s’écrie la petite sœur qui dessine, allons-nous parler politique par ce beau soleil ? » – Et je me tais encore !...

BIDACHE.

Et pourquoi ?... c’est acquis !... Une libérale ! Elle aime la liberté !...

DANIEL.

Mais laquelle ?... Il y a tant de façons de la comprendre... Toutefois, enhardi, j’étais bien résolu à ne pas me séparer d’elle ce matin, sans risquer l’aveu. Une réflexion m’a retenu. – Qu’elle a donc mauvaise grâce, cette révélation tardive !

Debout.

N’ai-je pas mieux à faire ?... Elle sera là tout à l’heure. – Elle va me reconnaître, m’entendre. – J’affirme hautement, à ciel ouvert, les doctrines qui sont l’orgueil de toute ma vie !... C’est loyal et digne. Elle sait tout à la fois qui je suis, quel je suis... – Et l’épreuve est faite !... Ou mes convictions sont de celles qu’elle admet... et je suis bien vite pardonné d’un petit mystère dont la révélation est tout à mon avantage... ou mes opinions nous séparent !... Elle s’éloigne, sans un serrement de main, sans un mot !... et de ces quelques jours d’enchantement, il ne me reste plus que le souvenir du bonheur entrevu !... Ce n’est donc pas un simple discours que je vais prononcer là : – c’est une profession de foi que j’affirme devant Elle et pour Elle !... Et quand cette épreuve peut décider du bonheur de toute ma vie, avouez qu’il m’est bien permis d’avoir un peu la fièvre !...

BIDACHE, se levant.

Tu seras superbe !... Et c’est l’important. Quant à l’aventure en elle-même...

DANIEL, regardant l’heure.

Deux heures... elle doit être là...

FARGIS, debout.

D’où vient-elle ?

DANIEL.

De Versoix...

FARGIS.

Tu les as quittées à ?...

DANIEL.

...Versoix, où elles demeurent... au bord du lac !...

FARGIS, l’interrompant.

Une maison en briques, où flottent les drapeaux anglais et américain ?

DANIEL.

Précisément...

FARGIS.

C’est bien cela ! – Misses Henderson...

DANIEL, vivement.

Tu les connais ?

FARGIS.

Très peu, en voisin... j’habite Versoix depuis deux mois seulement. Mais un simple ruisseau sépare mon jardin du leur, ou plutôt de celui de leur tante, mistress Pokers.

DANIEL.

Une sœur de leur père, qui est veuve...

FARGIS.

Et qui consacre toute sa fortune à ces œuvres de charité dont les riches Anglais ont le génie !... Ce qu’elle a organisé autour d’elle d’ouvroirs, de bibliothèques populaires, de lectures du soir, de distributions de vêtements, de soupes, de livres, de remèdes qu’elle fabrique elle-même, et d’emplâtres qu’elle appliquerait au besoin !... Un seul trait... en 54, elle est partie pour la Crimée, à la tête d’une ambulance !... Il me parait inutile d’ajouter que c’est une brave femme ! – Quant aux nièces, adorables !... tu les connais mieux que moi... orphelines...

DANIEL.

...Oui, le père était Anglais, la mère Américaine !... Elles sont nées à Londres, et ont passé leur première jeunesse à Boston !... Mais leurs opinions ?...

FARGIS.

Ah !... ceci !...

DANIEL.

Le père enfin ?... car voilà ce que j’ignore... noble ou roturier ?...

FARGIS.

Grand manufacturier, je crois... et si je ne me trompe, membre de la chambre des communes...

DANIEL.

Wigh ou tory ?...

FARGIS.

Ah !

DANIEL.

Eh !... tout est là !

BIDACHE.

Pas tout... Riches ?...

FARGIS.

À millions !

BIDACHE.

Parfait !...

DANIEL.

Eh non... tant pis !

BIDACHE.

Et pourquoi donc ?... Vive diable ?... Est-ce que le génie n’est pas aussi une dot ?... Un gaillard qui sera ministre avant trois mois, et président quelque jour. Cela ne vaut pas tous les millions du globe ?...

DANIEL.

Oh !

BIDACHE.

Allons donc !... veux-tu te taire !... c’est toi qui déroges !... Des millions !... belle affaire !... Je nous rêvais mieux que cela !...

DANIEL.

Tu es fou !

 

 

Scène VIII

 

BIDACHE, DANIEL, FARGIS, JULIEN

 

DANIEL, apercevant Julien.

Eh bien ?

JULIEN.

Ces dames sont arrivées, monsieur !

DANIEL, avec joie.

Ah !...

JULIEN.

Mais avec la tante !... Et je n’avais que deux cartes !

DANIEL.

Eh ! maladroit, il fallait venir !

JULIEN.

Je l’ai proposé, monsieur ; mais ces dames n’ont pas voulu accepter. Mademoiselle Esther a déclaré qu’elle ne tenait pas du tout à entendre les discours... qu’elle aimait mieux se promener dans le parc !...

DANIEL.

Et sa sœur ?

JULIEN.

Mademoiselle Lea est dans la tribune avec sa tante, très bien placée, au premier rang !

DANIEL.

C’est l’important !... Allons, maintenant !

Il redescend.

 

 

Scène IX

 

BIDACHE, DANIEL, FARGIS, JULIEN, TURLER, MIRMANN, CASIMIR, CLAVARON, AUDRAN, PIERRON, au fond, CURIEUX

 

TURLER.

Messieurs ! la petite pièce est jouée... et si vous le voulez bien, nous allons dévoiler le buste !

DANIEL, après avoir bu, et ôté son pardessus qu’il donne à Bidache.

Je suis à vous, messieurs !

À Bidache.

Ah ! je n’ai jamais été si ému !

BIDACHE.

Tant mieux ! tu seras sublime.

Détonation lointaine.

Et le canon !... C’est la bataille !... En avant !

DANIEL, à Turler et Mirmann.

Allons ! messieurs !... si vous voulez bien m’indiquer ?...

TURLER, indiquant la porte à droite, premier plan.

De ce côté, monsieur, s’il vous plaît... nous serons tout de suite sur l’estrade.

BIDACHE, à Daniel.

Et tu vas voir quelle entrée !

Bas à Daniel.

Dis donc. – Une Anglaise !... N’appuie pas trop sur Jeanne d’Arc !

Ils sortent par la droite, suivis de tous les assistants.

FARGIS, à Casimir, en sortant.

Viens-tu ?

CASIMIR, apercevant au fond Esther dans le jardin.

Oui, oui, tout à l’heure !...

On entend au loin deux nouvelles détonations, et un grand bruit d’applaudissements qui accueille l’arrivée de Daniel.

 

 

Scène X

 

LAURENT, CASIMIR, ESTHER

 

CASIMIR, regardant toujours Esther qui parait au fond dans l’encadrement de la porte, au moment où cessent les applaudissements.

Ceci vaut mieux que tous les discours du monde... Ravissante !...

LAURENT, à miss Esther.

Mademoiselle a une permission ?

CASIMIR, vivement.

Mademoiselle est autorisée !...

Laurent s’incline, sort par le fond et disparaît dans le jardin.

ESTHER, après avoir posé son ombrelle sur le fauteuil.

Pardon, monsieur... mais qui dois-je remercier de cette faveur inattendue ?...

CASIMIR.

Casimir Fargis, – mademoiselle : tout à vos ordres.

ESTHER.

Nous avons depuis peu pour voisin le plus proche, à Versoix, M. Guillaume Fargis...

CASIMIR.

Mon frère.

ESTHER.

Nous ne le connaissons que par quelques rapports de voisinage, où il s’est montré d’une amabilité parfaite...

CASIMIR.

Voulez-vous lui permettre de me présenter ?...

ESTHER.

...À miss Esther Henderson... votre voisine.

CASIMIR.

Mon frère a raison de vanter son acquisition.

ESTHER.

Maintenant, je ne voudrais pas vous priver du plaisir d’assister à cette fête...

CASIMIR.

Ce serait mentir effrontément que de vous donner cela pour un sacrifice de ma part !...

ESTHER, gaiement.

Comme moi, alors. Ma tante et ma sœur sont dans la tribune ; mais je préfère dessiner ce poêle pour une aquarelle que je fais de ce salon.

CASIMIR.

Vous peignez ?...

ESTHER.

À mes moments perdus ?...

CASIMIR.

Vous en avez d’autres ?

ESTHER, préparant son album, son crayon, etc.

Ah ! je crois bien !... On est fort occupé chez ma tante.

On entend applaudir au loin.

CASIMIR.

Oh ! oh !... l’illustre orateur a du succès.

ESTHER, prenant la chaise près du canapé.

Vous le connaissez ?...

CASIMIR.

Rochat ; très peu...

Esther cherche des yeux une autre chaise.

Oh !... pardon !

Il va vivement au fond en prendre une antre, qu’il lui présente.

ESTHER.

Merci...

Lui montrant le buffet.

Voulez-vous être assez bon pour me donner un peu de mie de pain ?...

CASIMIR.

C’est que je ne vois que de la brioche !...

ESTHER, riant et s’installant.

Alors, non !...

Applaudissement lointain.

Voltaire !... c’est un beau sujet !...

CASIMIR, prenant une chaise à gauche pour s’asseoir près d’elle.

Vous l’avez lu ?

ESTHER.

Ses tragédies !... J’aime mieux Shakespeare !...

CASIMIR, assis.

C’est une opinion qui peut se défendre.

ESTHER.

Voulez-vous me prêter votre canif ? – J’ai laissé le mien dans la voiture :

CASIMIR.

Mon canif ?

ESTHER.

Oui !

CASIMIR.

C’est que je n’en ai pas !

ESTHER, riant et dessinant.

Ah ! que vous êtes bien Français !... pas de canif !... mais on a toujours un canif.

CASIMIR.

À quoi bon ?

ESTHER.

Cela est toujours utile, quoi qu’on fasse.

CASIMIR.

Je ne fais rien...

ESTHER.

Enfin... que vous soyez savant, artiste, soldat !...

CASIMIR.

Rien de tout cela.

ESTHER.

Avocat !...

CASIMIR.

...Pas même !

ESTHER.

Alors qu’est-ce que vous êtes ?

CASIMIR.

Rien du tout !

ESTHER.

Rien ?...

CASIMIR.

...Du tout !...

ESTHER.

Ah !... Aucune occupation utile, intelligente ?...

CASIMIR.

Aucune !... Je suis riche !

ESTHER.

Raison de plus !...

CASIMIR.

Pour travailler.

ESTHER.

Sans doute.

CASIMIR.

Dans quel but ?

ESTHER.

Mais pour travailler !... c’est la vie cela ! et le devoir !... Les pauvres travaillent pour les riches !... les riches doivent travailler pour les pauvres !...

CASIMIR.

C’est du socialisme !

ESTHER.

Je n’en sais rien !... ce que je sais bien, c’est qu’un vrai gentleman ne doit pas vivre les bras croisés !

CASIMIR.

Je ne puis pourtant pas raboter des planches !

ESTHER.

Pourquoi donc ?... Mon cousin Charley, qui est le plus riche propriétaire du Cumberland, a bien établi chez lui une scierie mécanique, pour des maisons ouvrières, et il va jusqu’en Norvège choisir lui-même ses sapins !

CASIMIR.

Et cela l’amuse ?

ESTHER.

Beaucoup !

CASIMIR.

Je ne me vois pas bien menuisier !

Applaudissements lointains.

ESTHER.

Il n’y a pas que cela. Vous pouvez être maître de forges !... travailler le fer, l’acier, le cuivre...

CASIMIR.

Forgeron non plus.

ESTHER.

Ou agriculteur : – on draine, on sème, on acclimate !...

CASIMIR.

Encore moins maraîcher !

ESTHER.

Mais alors, qu’est-ce que vous faites de vos journées ?...

CASIMIR.

Je m’amuse !

ESTHER.

Et quand vous vous ennuyez de vous amuser ?...

CASIMIR.

Je voyage !

ESTHER.

Eh bien ! mais à la bonne heure !... allez en Afrique !...

CASIMIR, faisant la moue.

L’Algérie ?...

ESTHER.

L’Algérie, non !... Faites comme Cameron, Livingstone, Baker !... Explorez le centre ! – Stanley a descendu le Congo. – Remontez-le !

CASIMIR.

Le Congo ?

ESTHER.

Oui !

CASIMIR.

Est-ce bien utile ?

ESTHER.

Comment ?... mettre en communication les deux océans, supprimer la traite, et ouvrir des débouchés à tout l’ivoire de l’intérieur... Mais c’est admirable !...

CASIMIR.

Quand on en revient !

ESTHER.

Et quand on n’en revient pas, c’est encore plus beau. Voyez Livingstone ! quelle gloire !

CASIMIR.

L’Afrique !... c’est bien chaud !

ESTHER.

Vous avez le pôle nord !

CASIMIR.

C’est bien froid !

ESTHER, se levant, et malicieusement, serrant son album, ses crayons, etc.

Alors, il n’y a plus que le lac de Genève, où l’on se promène sans canif... et où l’on ne découvre rien du tout !...

CASIMIR, debout.

Peut-être !...

ESTHER.

Comment, peut-être ?

CASIMIR.

On peut y trouver, par exemple... certaine personne bien charmante...

ESTHER, de même.

C’est de moi que vous parlez ?...

CASIMIR.

N’en doutez pas !

ESTHER.

D’abord, ce n’est pas une découverte, cette jolie personne-là. – Elle est signalée depuis longtemps !... Et puis, ceux qui la connaissent bien, vous diront qu’elle a certaines idées à elle...

CASIMIR.

Par exemple ?

ESTHER, replaçant l’une des chaises derrière le canapé.

Par exemple, que rien n’est pernicieux comme la fréquentation de l’oisif. Il perd son temps, et vous fait perdre le vôtre...

CASIMIR.

En sorte que ?...

ESTHER, allant prendre son ombrelle.

Votre découverte est sans emploi !

CASIMIR, avec chaleur.

Et si cet oisif dont nous parlons, ne demandait pas mieux que d’adopter une occupation, – une mission quelconque ? Pas sur le Congo ! Plus près... dans le voisinage.

ESTHER, gaiement.

Ah ! c’est différent !... Demeurez-vous longtemps chez M. votre frère ?

CASIMIR.

À présent !... toujours.

ESTHER.

Alors !... je pourrai peut-être vous utiliser !

CASIMIR.

Voilà ce que je demande !

ESTHER.

Ayez-vous fait de bonnes études, au moins ?

CASIMIR.

Peuh !... Pourtant je suis bachelier.

ESTHER.

Oui, cela ne veut rien dire ! – Savez-vous très bien... la géographie ?...

CASIMIR.

Oh ! non !

ESTHER.

L’histoire ?...

CASIMIR.

Oh ! non plus !... non !

ESTHER.

Les mathématiques ?...

CASIMIR.

Encore moins !

ESTHER.

Quelque langue étrangère ?...

CASIMIR.

L’italien !... Oui.

ESTHER.

L’italien ?...

CASIMIR.

Oh ! très bien... l’allemand aussi.

ESTHER.

L’allemand ; vous le parlez et l’écrivez ?

CASIMIR.

Comme le français !

ESTHER.

Mais voilà !... c’est excellent ! Vous allez me donner des leçons !...

CASIMIR, ravi.

À vous !... avec joie !

ESTHER.

Non pas à moi... à mes enfants !...

CASIMIR, refroidi.

Vos enfants ?...

ESTHER.

Oui !... une trentaine !... ceux du village, à qui ma tante, ma sœur et moi, faisons l’école du dimanche !...

CASIMIR.

Ah ! bon, une école ?

ESTHER.

Bâtie par ma tante, – et que nous surveillons...

CASIMIR, riant.

Ah ! c’est bien anglais, par exemple !... ce plaisir !...

ESTHER.

Vous refusez ?

CASIMIR.

Au contraire !... avec vous !... j’accepte !

ESTHER, lui tendant la main.

All right !... Vous commencez demain !

CASIMIR, ravi.

Quand vous voudrez !

À part.

Elle est délicieuse !... Voilà peut-être l’étincelle !

Bruit d’applaudissements, cris au dehors.

ESTHER.

Ah !... le discours est fini !...

 

 

Scène XI

 

CASIMIR, ESTHER, DANIEL, BIDACHE, FARGIS, TURLER, MIRMANN, CLAVARON, AUDRAN, PIERRON, STEPHENS, LAURENT

 

Daniel entre, précédé, entouré, enveloppé, par les personnages qui l’applaudissent à tout rompre. Tout le fond de la scène, dans le jardin, se garnit de spectateurs contenus au dehors, par Laurent et des agents. On les voit, par les fenêtres ouvertes, applaudir et crier : Vive Rochat ! en agitant leurs chapeaux.

CLAVARON, AUDRAN, PIERRON, STEPHENS, enthousiastes.

Bravo !... bravo !...

BIDACHE, radieux.

Quel succès !...

TURLER, exalté.

C’est admirable !...

MIRMANN, ému, serrant les mains de Daniel.

Ah ! monsieur !... ah ! monsieur !...

DANIEL, donnant des poignées de mains à tous.

Monsieur ! Messieurs !

UNE VOIX, au fond.

Vive M. Rochat !...

TOUS, au fond, redoublant.

Bravo ! bravo !...

CASIMIR.

Oh ! oui, bravo !...

FARGIS, à Casimir qui applaudit.

Tu l’as entendu ?...

CASIMIR.

Non, c’est de confiance !

On se groupe au fond et près du buffet, laissant Daniel seul à l’avant-scène de droite avec Fargis et Bidache.

FARGIS, serrant la main de Daniel.

Tu t’es surpassé !

DANIEL, à droite, s’essuyant le front et cherchant toujours Lea des yeux, anxieux.

Oui, j’étais en verve. Et puis elle était là... devant moi... ses yeux ne me quittaient pas... je la voyais sans la regarder... et quand elle s’est mise, elle aussi, à applaudir !... Mais comment n’est-elle pas là déjà ?...

BIDACHE.

Sois tranquille, grand homme, elle viendra.

ESTHER, à Casimir, voyant Daniel pour la première fois.

Comment, c’est lui ?

CASIMIR.

Oui, mademoiselle.

ESTHER.

Ah ! par exemple ! Où est donc Lea ?...

FARGIS, à Daniel.

Sa sœur !

DANIEL, anxieux.

Sa sœur, oui !... Mais elle !... Elle ?... Où est-elle ?

FARGIS.

La voici !...

 

 

Scène XII

 

CASIMIR, ESTHER, DANIEL, BIDACHE, FARGIS, TURLER, MIRMANN, CLAVARON, AUDRAN, PIERRON, STEPHENS, LAURENT, LEA

 

Lea paraît au fond, Esther lui montre Daniel. Elle descend vivement vers lui.

LEA, tout d’un trait, et très émue.

Ah ! monsieur ! que c’est beau ! Ah ! que c’est donc beau !...

DANIEL, radieux, saisissant les deux mains qu’elle lui tend.

Ah ! miss Lea !... De tous les applaudissements qui m’arrivent, celui-là me va le plus droit au cœur !...

LEA.

J’ai pleuré !... je ne m’en cache pas !... Je n’ai même pas résisté à l’envie de vous le dire : – Ah ! monsieur !... Trouver de tels accents !... Tant d’esprit, de raison et de cœur !... Quel génie que celui de l’éloquence... Et la vilaine action de s’en cacher ! Pourquoi ne pas nous dire qui vous étiez ?...

DANIEL.

C’est que mon nom ne sonne pas bien à toutes les oreilles !... Si vous n’aviez pas partagé mes croyances ?...

LEA.

Une fille de l’Amérique... et de la libre Angleterre... républicaine de naissance et de race, et dont le père a consacré sa vie à toutes les libertés de son pays ?

DANIEL.

Je l’ignorais !... Quelle joie de l’apprendre !... Et dans le doute, j’avais tellement peur... oui, peur, ce n’est pas trop dire !... Il y allait pour moi d’intérêts si sérieux, si grands !... Enfin, miss Lea, je ne me suis trouvé en pleine possession de moi-même que lorsque je vous ai vue m’applaudir !

LEA.

Oh ! à pleines mains !

DANIEL.

Et debout !... car je vous ai vue debout !... Oh ! alors ! je serais monté à l’assaut !... Et si j’ai trouvé quelques élans d’une véritable éloquence... c’est que ma force, ma conviction, mon ardeur, ma foi, ma flamme... tout !... Je puisais tout en vous !

LEA.

Je voudrais le croire !

DANIEL.

Croyez-le !...

LEA.

Je ne serais pas médiocrement fière d’inspirer de tels accents ; et je voudrais être là toutes les fois que vous parlerez !...

DANIEL.

Il ne tient qu’à vous d’y être !...

LEA, un peu embarrassée, après un coup d’œil vers les personnes présentes qui par discrétion affectent de ne pas les regarder.

Mais nous ne sommes pas seuls !... On nous regarde...

DANIEL, baissant la voix.

Vous les voyez, vous ?... Moi, je ne les vois pas !... Nous sommes seuls... Je ne vois, je n’entends que vous !

LEA, de même.

À la bonne heure... Mais je vous assure qu’il y a là du monde qui nous regarde et qui doit bien s’étonner un peu !...

DANIEL.

Que l’on s’étonne !... et que supposent-ils après tout ?... La vérité !

LEA.

Mais ?...

DANIEL.

Que je vous aime !... Et que tous ne me défendez pas de vous le dire !

LEA.

L’endroit est si singulièrement choisi pour un entretien pareil !...

DANIEL.

Je ne l’ai pas choisi... je le trouve, à la faveur de mon émotion et de la vôtre : car votre main frissonne toujours, Lea, et ce n’est plus pour la même cause...

LEA.

Je vous assure qu’on nous regarde.

DANIEL.

Mais non !

LEA.

Mais si !... Du moins, laissez ma main !

DANIEL.

Oh ! non ! certes !... Je ne la laisserai pas que vous ne m’ayez répondu...

LEA.

À quoi !

DANIEL.

Que vous voulez bien que je vous aime ?

LEA.

Je le veux bien... puisque je le sais depuis longtemps déjà et que je n’ai rien dit pour vous le défendre.

DANIEL.

Ah ! Lea !...

LEA.

Mais laissez ma main, à présent !

DANIEL.

À présent... moins que jamais !...

LEA.

Alors, demandez-la moi donc bien vite !... Que je vous la donne !

DANIEL, portant la main à ses lèvres.

Ah ! mon amour !...

LEA.

Eh bien !... eh bien !...

DANIEL.

Ah ! je le crierais !... Je voudrais le crier !

LEA, lui fermant la bouche.

Mais non !... Quelle folie !... Voulez-vous bien...

Appelant sa sœur.

Esther !

ESTHER, accourant.

Ma chérie ?

LEA, lui montrant Daniel.

Mon mari !

ESTHER, gaiement, serrant la main de Daniel.

Mais je l’espère bien !... Il t’a assez compromise !

BIDACHE, qui a tout suivi des yeux, vivement et bas à Daniel.

C’est fait ?... On peut marcher ?...

DANIEL, rayonnant.

Oui, oui !

BIDACHE.

Go a head !

Haut, à Turler.

Messieurs !

TURLER, s’avançant avec Mirmann, à Daniel.

Si M. Rochat veut bien que nous assistions à la seconde partie du programme ?...

DANIEL.

Mais tout de suite, monsieur ; à vos ordres !... Permettez seulement !...

À Lea qui cause avec sa sœur.

Miss Lea, si vous voulez bien que je vous conduise à votre place.

LEA.

Votre bras ?...

DANIEL.

Mais oui...

LEA, à mi-voix.

Mais vous m’affichez ?

DANIEL, de même.

Oh ! complètement !

LEA, gaiement, de même.

Allons !...

Ils remontent, suivis de Turler et Mirmann, tout le monde s’effaçant pour les laisser sortir et les saluant au passage, avec des applaudissements discrets. Pierron, Autran et Stephens, le calepin à la main, entourent vivement Bidache et l’interrogent en prenant ses paroles au vol.

PIERRON, rapidement.

Quelle est cette dame ?

BIDACHE, important.

Demoiselle !... anglo-américaine, millionnaire !...

Ils écrivent tous au vol.

AUDRAN.

S’appelle ?...

BIDACHE.

Miss Lea Henderson.

PIERRON et AUDRAN.

Une H ?

Suspens.

BIDACHE, à Fargis, l’interrogeant.

Une H ?

FARGIS.

Une H.

TOUS, répétant.

Une H !

Ils écrivent, puis ferment leurs carnets et remontent.

CLAVARON, accourant à droite.

Docteur... qu’est-ce qu’on pourrait bien jouer en l’honneur de miss Lea ?

BIDACHE.

Le God save the queen !

CLAVARON.

Alternant avec la Marseillaise ?...

BIDACHE.

Ensemble !... Ça fera ce que ça pourra !

CLAVARON.

Bien !...

Il sort vivement par la droite en criant.

Le God save the queen !... La musique !...

BIDACHE, seul à l’avant-scène, à Fargis.

Enfin !... On ne dira plus que nous manquons de femmes !... En voilà une !...

Il remonte avec lui, et la fanfare, au loin, entonne le God save the queen au milieu des détonations et des vivats. La toile tombe.

 

 

ACTE II

 

Un grand salon chez mistress Powers. Au fond, le parc et le lac de Genève. Grandes baies, larges fenêtres. Véranda au dehors avec poteaux garnis de feuillages. Portes latérales. À droite, au premier plan, celle de la salle à manger. Au deuxième plan, celle de la bibliothèque. Cheminée entre les deux. À gauche, au premier plan, porte d’appartement. Au deuxième plan, porte sur le jardin. Entre les deux, un piano. Grande table au milieu de la pièce, avec livres, brochures, albums, timbre, etc. Canapé à droite, fauteuil à gauche. Une chaise devant la table. Un petit pouf sous la table.

 

 

Scène première

 

MISTRESS POWERS, CHARLEY

 

Ils entrent par le fond. Charley, en costume de voyage, donnant le bras à mistress Powers, qui tient à la main des petites brochures de diverses couleurs.

MISTRESS POWERS.

En sorte, Charley, que vous avez quitté Londres ?...

CHARLEY.

Au reçu de votre lettre, madame, qui m’apportait des nouvelles fort inattendues !...

MISTRESS POWERS.

Vous jugez aussi de ma surprise, lorsque à son retour de Ferney, Lea m’apprit qu’elle avait fait choix d’un mari... Ne doutez pas que ma première pensée n’ait été pour vous, Charley... Vous n’aviez fait mystère à personne de votre amour pour votre cousine... et de vos projets d’alliance qu’elle n’a pas encouragés, je dois le dire !... Mais l’amour ne s’impose pas, et sa destinée n’était pas d’être votre femme... Nous vous en trouverons une autre... qui sera digne de vous... Et ce n’est pas peu dire, mon cher enfant !...

CHARLEY.

Ne parlons pas de moi, madame... Du moins le choix de Lea a-t-il votre approbation ?...

MISTRESS POWERS, à droite de la table, mettant en ordre ses brochures.

Oh ! pour cela, Charley, absolument !... Vous excepté... il n’est personne que je lui eusse plus volontiers désigné pour mari... Une Américaine, telle que moi, est peut-être suspecte de partialité pour un homme qui représente sur le vieux continent les idées du nouveau monde. Mais je vous assure, mon enfant, que l’homme justifie toute l’estime qu’on accorde au Politicien !... Une bonne grâce ! une tenue parfaite !... Il est charmant !... Quant à son éloquence, je voudrais que vous l’eussiez entendu, devant ce buste de Voltaire, nous rappeler Calas, l’infortuné Calas ! Et sa femme, son fils, sa fille, son gendre... sa bru, ses petits-enfants !... tous infortunés !... J’en ai tant pleuré, que j’en ai eu le cauchemar toute la nuit !... Je ne voyais, par toute la chambre que petits Calas, tout en noir, avec leurs petits bonnets blancs, se lamentant !... Et je me lamentais !... le parquet était inondé !... Le flot montait ; les petits Calas poussaient des cris aigus, grimpaient sur mon lit, après mes rideaux... C’était terrifiant !... On a besoin de se rappeler que ces choses-là sont de l’autre siècle pour s’en consoler un peu...

Elle s’assied sur le canapé, où elle achève son classement des brochures.

CHARLEY.

En effet...

Il s’assied devant la table.

MISTRESS POWERS.

Et son discours de Narbonne, l’avez-vous lu, Charley ?

CHARLEY.

Pas encore, madame...

MISTRESS POWERS.

Oh ! lisez-le. C’est un chef-d’œuvre !... Il s’agit d’une procession, et ce qu’il a su dire de ces pratiques d’un autre âge... c’est prodigieux, mon enfant !... prodigieux d’éloquence !... Quel pasteur anglican il eût fait !...

CHARLEY.

Il est ici, m’a-t-on dit ?...

MISTRESS POWERS.

Depuis hier au soir, seulement... Nous avons signé le contrat après diner...

CHARLEY.

Et la dispense ?...

MISTRESS POWERS.

Il n’y a pas ici de dispense, comme chez nous, Charley ; mais des publications qui sont faites... Son ami, le docteur Bidache, a expédié de Paris tous les papiers nécessaires à M. Turler, notre adjoint...

CHARLEY.

Alors, le mariage est fixé ?...

MISTRESS POWERS.

À jeudi...

CHARLEY.

Si tôt ?...

MISTRESS POWERS.

Au point de vue anglais, c’est un peu rapide, peut-être... Mais n’oubliez pas, Charley, qu’ils ont déjà vécu dans l’intimité du voyage pendant trois semaines, et qu’une excursion sur les lacs mûrit bien les choses !... Et puis, M. Rochat est rappelé à Paris !... La politique va le reprendre. Il est tout naturel qu’il mette à profit ses derniers jours de congé.

CHARLEY.

Je vois bien, madame, qu’il vous a tout à fait conquise !...

MISTRESS POWERS.

Comme il vous séduira vous-même, Charley, malgré vos préventions bien naturelles.

CHARLEY.

Vous savez, ma chère tante, si je suis homme à prendre conseil de mon seul intérêt ; et jamais plus qu’ici, mon jugement n’aura lieu d’être réservé !... Mais je dois avouer que ceci me semble mené bien promptement !...

MISTRESS POWERS.

À l’américaine !...

CHARLEY.

Précisément !... Voici un homme que vous avez vu deux, trois fois à peine !...

MISTRESS POWERS.

Deux fois, Charley... pas plus... car le soir même de sa première visite, il partait pour l’Italie, où il avait, parait-il, quelque mission... et il n’est revenu qu’hier, après un détour sur Narbonne, pour cette plaidoirie !...

CHARLEY.

Et vous croyez le connaître assez ?...

MISTRESS POWERS.

...Pour constater en lui un parfait gentleman !

CHARLEY.

Je n’en doute pas !...

MISTRESS POWERS.

...Un patriote ardent, convaincu, éclairé ! et, chose capitale ! le plus grand ennemi du papisme !... après moi !... Dès sa première visite, il ne nous a pas laissé le moindre doute à cet égard : – « Missis Powers, m’a-t-il dit, vous ne serez pas surprise qu’un homme qui vient de faire l’éloge de Voltaire, ait rompu net avec l’Église, et qu’il soit bien résolu à ne pas lui demander de bénir son mariage. » À quoi j’ai répondu naturellement que je l’approuvais fort, et qu’il était dans une maison d’où les vaines superstitions étaient bannies depuis longtemps...

CHARLEY.

Soit, mais...

MISTRESS POWERS, sans l’écouter.

Enfin, vous dirai-je tout, Charley ? À l’entendre, on sent que l’esprit est avec lui... et qu’il l’inspire...

Debout.

Cet homme est manifestement suscité pour porter le dernier coup à l’idolâtrie romaine... Je vois en lui le fort Samson qui ébranlera les colonnes de Saint-Pierre !...

CHARLEY.

Et puis, ma tante ?...

MISTRESS POWERS.

Et puis, mon enfant, sur ces ruines nous édifierons notre temple, le seul, le vrai !...

CHARLEY.

L’Église ?...

MISTRESS POWERS.

...Anglicane !...

CHARLEY.

À Rome ?

MISTRESS POWERS.

Partout !... Il n’y a qu’elle !

CHARLEY, souriant et se levant.

Êtes-vous bien sûre, madame, que M. Rochat s’associe à de tels projets ?

MISTRESS POWERS.

Je suis là, mon enfant ! Laissons-lui le temps de se débarbouiller tout à fait de la vieille idolâtrie !... Et après, vous me verrez à l’œuvre ! Le ciel, vous le savez, m’a véritablement douée pour le prosélytisme !... J’ai fait des conversions prodigieuses ! À Inkermann, tenez, des soldats qui blasphémaient, qui juraient !... de vrais païens !... Eh bien, avec de bonnes paroles... et quelques petits verres d’eau-de-vie...

CHARLEY.

D’accord, mais...

MISTRESS POWERS, montrant ses brochures.

Une fois marié, je le mets au régime suivi de mes brochures, et en moins de quinze jours, il sera des nôtres, j’en réponds !

CHARLEY.

Que vous dirais-je, madame ? Je souhaite pour Lea que vous ne vous abusiez pas.

MISTRESS POWERS.

Voici Esther !

Elle remet sur la table sous un presse-papier toutes ses petites brochures.

 

 

Scène II

 

MISTRESS POWERS, CHARLEY, ESTHER

 

ESTHER, entrant par le fond et courant à Charley.

Eh ! c’est Charley !... ce bon Charley !...

CHARLEY, l’embrassant.

Chère petite cousine... je ne parle pas de santé, devant ces belles couleurs !

ESTHER.

Mais vous, Charley, vous êtes bien pâle !

CHARLEY.

Ce n’est rien... cette nuit passée en chemin de fer...

MISTRESS POWERS.

Lea n’est pas avec vous ?...

ESTHER.

Elle se promène du côté du lac avec M. Rochat... je vais l’appeler !

CHARLEY, vivement.

N’en faites rien, je vous prie... J’arrive et n’ai pris que le temps de saluer notre tante... j’ai hâte de secouer la poussière du voyage !...

MISTRESS POWERS.

Je vous accompagne, Charley, pour voir si tout est en ordre chez vous !... Où est notre jeune homme, Esther ?

ESTHER.

M. Casimir ?

MISTRESS POWERS.

Oui !

ESTHER.

Dans la bibliothèque, madame.

MISTRESS POWERS, prenant un petit flacon sur la table.

J’ai ceci à lui remettre.

ESTHER, elle ouvre la porte de la bibliothèque et l’on aperçoit Casimir installé à une table, et réglant consciencieusement des cahiers d’écriture ; à mi-voix.

Il règle les cahiers d’écriture pour l’école.

MISTRESS POWERS, baissant la voix, à Charley.

Vous voyez ici, Charley, un échantillon des régénérations morales que j’entreprends, avec l’aide d’Esther !... Ce malheureux garçon était tombé dans un état de misère !...

CHARLEY.

Il n’y parait pas !...

MISTRESS POWERS.

Misère morale !... bien entendu... Il a quatre-vingt mille livres de rente !...

CHARLEY.

Ah pardon.

MISTRESS POWERS.

Esther l’a ramassé,

Soupirant.

comme le bon Samaritain, dans l’ornière de la route, frisé, parfumé, cravaté de rose... enfin croupissant dans la vie mondaine !... Eh bien, vous le voyez, Charley, nous le disputons déjà à l’oisiveté !

CHARLEY.

En effet !...

MISTRESS POWERS.

Le matin, il inspecte notre école ! Le soir, il nous fait la lecture... Dans la journée je l’emploie à ma distillerie, et comme il lui reste du temps à perdre, je l’ai mis au catalogue de notre bibliothèque populaire, dont il colle les étiquettes !... Je crois qu’il a fini, Esther... Appelez-le vite, mon enfant... Ne le laissons pas retomber dans le piège de l’oisiveté !...

ESTHER, appelant.

Monsieur Casimir !...

 

 

Scène III

 

MISTRESS POWERS, CHARLEY, ESTHER, CASIMIR

 

CASIMIR, accourant.

Miss Esther...

MISTRESS POWERS.

M. Charley, mon neveu !... M. Casimir Fargis !... Voulez-vous avoir la complaisance, mon cher voisin, d’aller porter ceci à madame Godard, la laitière, pour son enfant qui a la coqueluche... Trois cuillerées en un quart d’heure, que vous lui ferez prendre vous-même... car c’est mauvais, et le petit est très méchant !

CASIMIR, prenant le flacon.

Il va me mordre.

MISTRESS POWERS, tranquillement.

C’est probable !... Vous déjeunez avec nous, n’est-ce pas ?

CASIMIR.

Avec plaisir, madame, avec beaucoup plus de plaisir que...

Il montre le flacon.

MISTRESS POWERS.

C’est entendu... Venez-vous, Charley ?

Elle sort par la gauche, premier plan.

 

 

Scène IV

 

CASIMIR, ESTHER

 

CASIMIR, au moment où Esther va sortir.

Miss Esther... Pardon ! – ceci n’est pas dans nos conventions... Il n’a pas été dit que je serai bonne d’enfant !

ESTHER.

Oh ! médecin !...

CASIMIR, gaiement.

Mais cela m’est égal ! j’accepte tout ! comme Jacob chez Laban !... (Vous voyez que je lis la Bible que vous m’avez donnée !...) Tout ! pour être un gentleman à votre gré !...

ESTHER.

Courez vite !

CASIMIR.

Pour être plus tôt revenu !...

Il prend son pardessus qu’il a déposé avec son chapeau au fond sur une chaise près de la bibliothèque et pousse un cri de surprise.

Oh ! Encore !...

ESTHER, prête à sortir, s’arrêtant.

Plaît-il ?...

CASIMIR, redescendant, avec le pardessus.

Ah ! par exemple, miss Esther, expliquez-moi un phénomène bien curieux.

ESTHER.

C’est ?...

CASIMIR.

Ceci !

Il tire de la poche de son pardessus une petite brochure couleur orange.

Depuis huit jours je suis la proie des brochures ; elles me traquent de tous les côtés. J’ai trouvé la première, mardi, dans mon chapeau, avec ce titre insinuant : « Lisez-moi, je suis si petite ! » La seconde,

Il tire une brochure bleue de la poche de côté.

avant-hier dans mon porte-cigares !

Il lit le titre.

« Jetez ce poison ! » Et pour épigraphe.

Il lit.

« La fumée est montée dans ses narines et de sa bouche est sorti un feu dévorant ! » Verset 2, psaume 18. Cette autre,

Il en tire une troisième jaune d’or.

m’est arrivée par la poste ce matin !... railleuse, celle-là !... « Un mot sur vos cravates. » Et enfin celle-ci,

Il montre celle qu’il vient de découvrir.

Où je lis cette recommandation bien extraordinaire !

Il lit le titre.

« N’oubliez jamais vos mains dans vos poches ! » Qui est-ce qui me fait cette farce-là ?

ESTHER, riant.

C’est ma tante !

CASIMIR.

Missis Powers ?

ESTHER.

Et ce n’est pas une farce : c’est très sérieux... Comme présidente de la société de perfectibilité : « Le garde-fou des âmes, » elle observe dans le prochain le côté faible, par où il donne prise au péché ; ce qu’elle appelle : « le point vulnérable » et le lui signale discrètement à la faveur d’une petite brochure spéciale... Tous les cas sont prévus.

Elle montre le petit tas de brochures que mistress Powers a mise sur la table.

Elle en a des ballots dans ses greniers.

CASIMIR, soupirant.

Ah ! j’ai grand’ peur que toutes les brochures du monde ne puissent rien sur un malheureux pécheur tel que moi !

ESTHER.

Si grand que cela ?

CASIMIR.

Oh ! miss Esther !... C’est au point que je distingue encore ce qui est beau !... Vous, par exemple !... mais le bien, le mal, je n’y fais plus la moindre différence !...

ESTHER.

Vous vous calomniez !

CASIMIR.

Non !

Frappant sa poitrine.

C’est noir, là-dedans !... C’est tout noir !... Si on ne m’éclaire pas un peu à l’intérieur !...

ESTHER.

Ma tante !

CASIMIR, vivement.

Oh ! non ! Pas elle. Plutôt vous ?...

ESTHER.

Moi ?

CASIMIR.

Voilà ce qu’il faudrait ! c’est que ma conversion fût entreprise par vous, toute seule, à part.... à nous deux.

ESTHER.

Oui-dà !...

CASIMIR.

Quelle sainte mission !

ESTHER.

Oui, mais courez vite !... Tandis que nous causons, l’enfant tousse toujours !

Elle sort à gauche.

CASIMIR.

Et il sera encore plus mauvais !... Je lui fais tout prendre à la fois !... c’est plus sûr !

Il va pour sortir vivement par le fond.

 

 

Scène V

 

CASIMIR, BIDACHE, qu’un domestique quitte dans le jardin

 

CASIMIR, saluant.

Ah ! docteur !...

BIDACHE, descendant.

Cher monsieur !...

CASIMIR.

Vous arrivez de Paris ?

BIDACHE.

À l’instant.

CASIMIR.

Et vous cherchez votre ami, sans doute ?... Il est dans le parc !

BIDACHE, déposant sur la table son chapeau et une liasse de journaux.

Un domestique est allé le prévenir.

CASIMIR, lui tendant le flacon.

Dites donc, docteur, est-ce que c’est bon ça, pour la coqueluche ?

BIDACHE, sans regarder, descendant.

Non !

CASIMIR.

Vous ne l’avez pas regardé... Vous ne savez pas œ que c’est !

BIDACHE.

Aussi, n’est-ce pas moi qui l’ai conseillé !

CASIMIR.

C’est juste, pardon... Voici votre ami !... Au revoir, docteur !

Il sort par le fond à gauche.

 

 

Scène VI

 

BIDACHE, DANIEL

 

DANIEL, entrant par le fond à droite.

Comment... c’est toi !... Je ne t’attendais que jeudi.

BIDACHE.

Oui, j’ai devancé... je t’expliquerai pourquoi... Mais avant tout, laisse-moi te dire, grand homme !... ma joie, ma joie profonde de ton admirable plaidoirie de Narbonne !...

DANIEL.

Elle a produit grand effet là-bas !...

BIDACHE.

Et à Paris, donc !... Je t’apporte un bouquet de compliments !

DANIEL.

Nos amis sont contents ?...

BIDACHE.

Ravis !... et ton mariage !... Voici tes lettres et des journaux. C’est le bruit du jour, naturellement... et qui ne fait pas rire tout le monde !

DANIEL, ouvrant et parcourant rapidement les lettres, tout en l’écoutant.

Comment ?

BIDACHE.

Ah ! de bonne foi, voyons... Il y a là trois ou quatre personnes qui te couchaient en joue, et qui ne vont pas illuminer jeudi !

DANIEL, même jeu, tranquillement.

Elles clabaudent ?

BIDACHE.

À force !... On a commencé par dire que tu faisais un mariage d’argent !...

DANIEL, haussant l’épaule.

On n’en croit pas un mot !

Il s’assied sur la chaise, devant la table.

BIDACHE.

On a insinué plus tard que tu étais tombé dans les filets d’une aventurière américaine qui avait parié dix mille dollars que tu l’épouserais avant trois mois !...

DANIEL, riant, même jeu.

Ah bah ?...

BIDACHE.

Mais plus sérieux !...

Il prend un journal parmi ceux qu’il a apportés.

Après un éloge à tout casser de ton discours de Narbonne... ce petit entrefilet au verjus que je te recommande...

Il lit.

« On s’étonne un peu de ce mariage en Suisse !... Par une faiblesse que la passion expliquerait, sans la justifier, l’illustre orateur, cédant au vœu formel de celle qu’il épouse, donnerait, dit-on, à son mariage la consécration religieuse !... »

Mouvement de Daniel.

Attends !

Il lit.

« Et pourquoi pas, après tout ?... Il y a un précédent !... On sait qu’en pareil cas, Danton lui-même n’a pas reculé devant la confession !... Il est vrai que Danton n’avait pas fait le discours de Narbonne ! »

DANIEL.

Quelle perfidie !...

BIDACHE.

J’ai répliqué, comme tu le penses, et démenti carrément le mariage religieux !...

DANIEL.

Je crois bien !

BIDACHE.

Mais enfin, il y a doute !... On n’approuve pas ce mariage au loin, dans la brume... Nos amis sont les premiers à s’en étonner !... Pourquoi Genève, et pas Paris ?...

DANIEL.

Parce que c’est à Genève que ma femme réside !

BIDACHE.

Soit ! Mais la calomnie a beau jeu ! Ce n’est pas clair ; on ne s’explique pas qu’un homme tel que toi se marie clandestinement, dans un coin, quand il peut avoir tout Paris à ses noces !...

DANIEL.

Et c’est justement pour ne pas l’avoir ! pour éviter les bouquets, les compliments, les poignées de mains, tout ce qui fait de cette cérémonie une corvée au lieu d’une fête... une fatigue au lieu d’une joie !...

BIDACHE.

D’accord, mais un homme public se doit...

DANIEL.

...L’homme public se doit au public, l’homme privé ne se doit qu’à lui-même, et je me marie pour moi, et pas pour les autres !

BIDACHE.

J’entends bien ; mais si tu te mariais à Paris !...

DANIEL, debout.

Mon Dieu !... n’insiste pas, c’est inutile ! – D’ailleurs, les publications sont faites ici... ce seraient là-bas des retards !

BIDACHE.

Auxquels tu n’échapperas pas !...

DANIEL.

Comment ?

BIDACHE.

Si ce mariage n’a pas lieu à Paris, tu es forcé de l’ajourner.

DANIEL.

Parce que ?...

BIDACHE.

C’est bien décidément jeudi, n’est-ce pas ?

DANIEL.

Oui.

BIDACHE.

Eh bien, jeudi même, on entame à la Chambre la fameuse discussion...

DANIEL.

Comment, déjà ?

BIDACHE.

Déjà ? Il y a assez longtemps que cela traîne.

DANIEL.

Mais il était convenu...

BIDACHE.

Enfin c’est décidé d’hier... Or, calcule : Jeudi, vendredi. Tu ne peux être à Paris que samedi... Trop tard !... Le ministère compte sur toi... comme sur tout le monde, d’ailleurs. Il n’y a pas mariage qui tienne ! Il faut que tu prennes part à la discussion... L’heure est décisive ; et tu n’as pas le droit de déserter ta cause.

DANIEL.

Eh ! qui y songe ?... Mais quel contretemps !

BIDACHE.

Tu n’as qu’une chose à faire : Partir ce soir où demain matin au plus tard, arriver, parler, triompher... et revenir ici, nous marier tranquillement, quand la loi sera votée !...

DANIEL.

Il y a mieux !...

BIDACHE.

Quoi ?

DANIEL.

C’est de se marier tout de suite !

BIDACHE.

Avant jeudi ?

DANIEL.

Aujourd’hui, tout à l’heure !...

BIDACHE.

Ah ! comme cela... très bien... Mais est-ce possible ?...

DANIEL.

Pourquoi pas ?... Nous sommes dans les délais !

BIDACHE.

Mais ta femme... Ce mariage subit ?...

DANIEL.

Une Américaine !... Sa malle est toujours prête !

Il fait sonner le timbre.

BIDACHE.

Bon !... mais la mairie ?...

DANIEL, au domestique qui entre par la gauche.

Voulez-vous dire à miss Lea que j’ai quelque chose de très pressant à lui communiquer.

Le domestique sort, à Bidache.

Tu as une voiture ?

BIDACHE.

Oui, et dedans Clavaron que j’ai amené à tout hasard !...

DANIEL.

Tu cours avec lui chez l’adjoint... M. Turler... On voit sa maison là-bas. Tu lui exposes l’affaire... Il est des nôtres, il sera complaisant ! Et tu le pries de nous marier tantôt... ou mieux encore ce matin, ici, avant déjeuner.

BIDACHE.

À domicile ?

DANIEL.

Cela se fait en France : cela doit se faire en Suisse !

BIDACHE.

C’est vrai !

DANIEL.

Combine cela avec lui ! Et nous évitons encore le déplacement, les voitures, les curieux, tout ce caractère officiel que j’exècre !... Nous prenons l’express, et nous sommes demain matin à Paris.

BIDACHE.

C’est parfait ! Je cours !...

DANIEL.

Non !... Attends !... Le consentement de Lea, d’abord !

BIDACHE.

C’est juste !

DANIEL.

La voici !

 

 

Scène VII

 

BIDACHE, DANIEL, MISTRESS POWERS, LEA

 

LEA.

Vous m’appelez ?

DANIEL.

Je vous demande pardon, miss Lea, j’allais vous trouver. Vous connaissez le docteur ?

LEA.

Certes.

DANIEL.

Missis Powers, le docteur Bidache, mon meilleur ami !

MISTRESS POWERS.

Donc le nôtre !

BIDACHE.

Madame ! je suis...

DANIEL, l’interrompant.

Permettez... trêve de compliments. Il y a urgence.

LEA.

Eh ! oui, cet empressement ! Qui est-ce qui brûle ?

DANIEL, lui présentant la chaise.

Notre mariage !

LEA, s’asseyant.

Comment ?

Mistress Powers s’assied dans le fauteuil.

DANIEL.

Le docteur, ma chère Lea, m’apporte une nouvelle fort inattendue. Une discussion de la Chambre, à laquelle je dois absolument prendre part, se trouve fixée à jeudi !...

LEA.

Le jour même ?...

DANIEL.

...De notre mariage ! Ai-je besoin de vous dire qu’il ne serait pas question de cela entre nous, si l’affaire était de médiocre importance ?... Mais vous jugerez de sa gravité quand vous saurez qu’il y va de faire triompher les idées que j’ai défendues à Ferney, à Narbonne, et que je défendrai toute ma vie !...

MISTRESS POWERS.

Et en véritable chevalier.

DANIEL.

Enfin, Lea, vous épousez un soldat... et ce soldat vient vous dire : « On se bat jeudi !... mais, ma foi, nous nous marions ce jour-là... on se tirera d’affaire sans moi ?... »

LEA.

Je n’épouserais plus ce soldat !...

DANIEL.

J’ai si bien prévu la réponse que j’ai tout calculé pour être à Paris jeudi... non seulement avec votre adhésion, mais encore par votre volonté expresse !

LEA.

Certes oui !... mais alors !... que faire ?...

MISTRESS POWERS.

Partir tous... et faire le mariage à Paris !

DANIEL.

J’y ai pensé. – Mais Lea sait déjà les raisons qui m’ont fait adopter Genève. En voici une nouvelle, très forte... décisive ! Cette lettre que j’ouvre à l’instant. – Je vous ai dit qui étaient mes sœurs, ma chère Lea. – Deux vieilles filles plus âgées que moi, qui ont pris soin de mon enfance après la mort de nos parents ; et à qui je dois beaucoup de reconnaissance, pour qui j’ai beaucoup d’affection !... Malheureusement très attachées aux idées du passé, et d’une dévotion...

MISTRESS POWERS.

Ah !

DANIEL.

Ma politique les révolte. – Ma philosophie les désole. – Vous ne vous figurez pas le nombre de petits cierges qui brûlent pour moi, en ce moment, dans toutes les églises de Paris. – Demandez à Bidache.

LEA.

Pauvres femmes !

MISTRESS POWERS.

Quelle idolâtrie !

DANIEL.

Enfin, je reçois cette lettre, – touchante, je vous assure, car elle est dictée par une ardente conviction. – Elles me supplient de me marier, comme l’ont fait nos parents, à l’Église qui m’a reçu au baptême, et de ne pas donner, moi chrétien, un tel exemple à ceux qui croient, un tel chagrin à ceux qui m’aiment !...

LEA.

Eh bien, mais si cela doit les affliger à ce point ?...

MISTRESS POWERS, vivement.

Qu’importe !... Ne cédez pas, monsieur !... celui-là seul est un homme qui met d’accord ses paroles et ses actes !... C’est par des concessions de cette sorte que les superstitions s’éternisent !... Pas d’église, pas de prêtre !... Et guerre aux vaines cérémonies !...

BIDACHE, ravi.

Ah ! que voilà donc bien parler !

DANIEL.

C’est exactement mon avis ; et, quoi qu’il m’en coûte, ma chère Lea, je ne céderai pas à leur prière !

MISTRESS POWERS.

À la bonne heure !

DANIEL.

Seulement, tâchons de leur adoucir le refus. – Vous épouser à Paris, sans vous conduire à l’autel, en robe blanche, c’est exaspérer leur chagrin et les désoler à plaisir !... Ici, le scandale n’est plus sous leurs yeux, et les blesse moins : quand nous arrivons à Paris, il est déjà loin ! Elles verront qui vous êtes, et tout sera vite oublié, dans l’affection qu’elles ne sauraient manquer d’avoir pour vous... et que vous aurez aussi pour elles, qui la méritent si bien !...

LEA.

C’est déjà fait !... Mais alors, et si nous tenons décidément pour Genève, il n’y a plus qu’un moyen : – c’est de retarder notre mariage de quelques jours.

MISTRESS POWERS.

Sans doute !

DANIEL, gaiement, tire à lui le pouf, puis s’assied.

Eh bien, non !... Moi, j’ai trouvé mieux que cela, – c’est de l’avancer au contraire et de nous marier tout de suite !...

LEA.

Aujourd’hui ?

DANIEL, tendrement, et sur le ton de la prière.

Ce matin même, – si vous y consentez ?...

LEA, poussant un petit cri de surprise.

Ah !...

DANIEL, vivement.

Nous sommes en mesure... nos témoins sont là. – Bidache court chez M. Turler, qui vient ici avec son greffier, et c’est fait en un quart d’heure. – Voyez comme c’est simple !...

LEA.

Eh ! mon Dieu !... cela m’étourdit un peu ! mais en effet, je ne vois aucune raison !... Ma tante ?

MISTRESS POWERS.

Oh ! moi. – Il me charme !... Un vrai Yankee !

DANIEL.

Alors ?

LEA.

Alors...

Geste d’approbation de mistress Powers.

C’est dit !

DANIEL, lui baisant les mains.

Merci !...

BIDACHE.

Une Parisienne eût objecté les robes, les malles, la couturière ! Vive l’Amérique !... Je cours chez Turler ! Vous me permettez de l’inviter à déjeuner ?

MISTRESS POWERS.

C’est bien le moins !

BIDACHE, à part, à Daniel.

Admirables ! ces femmes !... admirables !

Il sort vivement.

 

 

Scène VIII

 

DANIEL, MISTRESS POWERS, LEA

 

DANIEL, tirant son calepin.

Deux mots sur une carte à Fargis, notre témoin !... Vous permettez ?...

Il écrit vivement quelques mots au crayon.

LEA, à sa tante.

Ma tante, nous avons aussi quelques invitations pour le déjeuner.

DANIEL, écrivant.

Le moins possible, n’est-ce pas ?

MISTRESS POWERS.

Deux seulement, misses Bloomfield ; très évaporées, mais petites cousines !... On ne peut pas se dispenser de les inviter. Je vais les faire prévenir.

LEA.

Et M. Clarke ?

MISTRESS POWERS.

Cela va sans dire !...

LEA.

Pourvu qu’il soit chez lui !

MISTRESS POWERS.

À cette heure-ci, toujours !... Je crois plus convenable, Lea, que tous lui écriviez vous-même !...

Elle sonne.

LEA.

Oui, madame.

Elle s’assied à gauche de la table, et écrit.

MISTRESS POWERS, au domestique qui est entré.

Jean, vous allez porter cette lettre chez M. Clarke.

DANIEL, mettant sa carte dans une enveloppe.

Et ceci chez Fargis.

LEA, achevant sa lettre.

C’est égal ! c’est un peu improvisé !

DANIEL, gaiement.

Un enlèvement !...

MISTRESS POWERS.

Et Charley qui trouvait que nous allions déjà trop vite !...

DANIEL.

Pardon, qui est Charley ?

MISTRESS POWERS.

Son cousin, mon neveu !... venu de Londres pour le mariage... Il est chez lui !... vous ne l’avez pas encore vu, Lea ?

LEA, se levant et remettant la lettre au domestique.

Non, madame.

À Daniel.

Mais vos pauvres sœurs me gâtent ma joie. – Voulez-vous me confier leur lettre ?...

DANIEL, la lui remettant.

Quelle demande !

LEA.

Je leur écrirai, si vous le permettez !

DANIEL.

Vous êtes la bonté même !...

LEA.

Madame !... je crois qu’une demi-toilette est de rigueur.

MISTRESS POWERS.

Comme il vous plaira, ma chère.

DANIEL.

Pas de cérémonie !...

LEA.

Non, non !... À l’américaine, toujours ! – Voici M. Fargis !... À tout à l’heure !...

Elles sortent par la gauche.

 

 

Scène IX

 

DANIEL, FARGIS

 

FARGIS, au fond déposant son chapeau.

Je fais fuir ces dames ?...

DANIEL.

Tu vas les revoir !... Tu as reçu mon petit mot ?

FARGIS.

En route !... je venais !... J’ai rencontré ton homme !... Ah çà ! voyons, c’est sérieux : tu te maries aujourd’hui ?

DANIEL.

Je l’espère !

FARGIS.

C’est enlever les choses à la baïonnette ! Mais pourquoi n’es-tu pas descendu chez moi, hier au soir, au lieu d’aller à l’hôtel ?...

DANIEL.

Vous n’y étiez, ni ta femme, ni toi...

FARGIS.

Non, je l’ai conduite à Lausanne, chez sa sœur !... et je suis revenu seul ce matin.

DANIEL.

Madame Fargis ne sera pas des nôtres ?

FARGIS.

Malheureusement !... Mais enfin, – elle et moi absents !... Il y avait là mon frère !...

DANIEL.

Non !

Riant.

Je ne l’ai trouvé qu’ici !...

FARGIS.

Il y demeure !

DANIEL.

Entre nous, je le crois passablement épris de ma petite belle-sœur.

FARGIS.

Je l’en excuse.

DANIEL.

Certes ! – Voyant ta maison vide, je suis allé à l’hôtel, – et comme je pars tantôt... je t’ai dit pourquoi...

FARGIS, assis sur le canapé.

Oui.

DANIEL, debout près de lui.

Tu conçois que je veux être là jeudi, – après mon discours de Narbonne surtout... Tu l’as lu ?

FARGIS.

Oui.

DANIEL.

Qu’est-ce que tu en dis ?

FARGIS.

Je n’en dis rien, tu vois !

DANIEL, surpris.

Ah ! ne l’approuves-tu pas ?

FARGIS.

Oh ! pas du tout !... Je voudrais, moi, que chacun fût libre de prier Dieu à sa mode...

DANIEL.

À la condition pourtant que cette mode-là ne gêne pas celle du voisin !

FARGIS.

Ce n’était pas le cas de cette procession ?

DANIEL.

Je te demande pardon ! C’est une manifestation de culte extérieur qui prend le caractère d’un défi aux convictions contraires.

FARGIS.

À ce compte-là, tu n’as pas le droit de dresser le buste de Voltaire sur la voie publique...

DANIEL.

Ah !...

FARGIS.

Dame !... soyons de bonne foi !... ce n’est pas aussi un défi ?

DANIEL.

Ah çà ! mais, tu es donc bien changé, toi ?... je t’ai connu libéral !....

FARGIS.

Et je ne le suis pas à défendre la liberté de conscience ?...

DANIEL.

Nous n’interdisons à personne de croire ce qu’il lui plaît ?

FARGIS.

Je t’en défierais bien... mais tu taquines la pratique !

DANIEL.

Hostile à notre cause !... Veux-tu pas que je l’encourage ?

FARGIS.

Non !... mais que tu la tolères... D’abord, c’est juste !... Et puis même à ton point de vue, cela est plus habile que de la vexer, et de donner à ton rival un air de victime !... Enfin, parmi ceux-là mêmes que tu persécutes, il en est qui ne demanderaient pas mieux que de se rallier à toi ; et non seulement tu les repousses, mais tu les exaspères ! Tu te prives de leur force, et tu la tournes contre toi !... mauvaise compagne !

DANIEL, remontant au-dessus de la table.

Des victimes !... qu’on persécute ! – Ne dirait-on pas que nous les brûlons ?

FARGIS.

Eh !... à petit feu !...

DANIEL.

Ils le disent !...

FARGIS.

Ils le sentent !

DANIEL.

Et comme ils se seraient ralliés à nous ! n’est-ce pas ?...

FARGIS.

Pourquoi pas ?

DANIEL, redescendant.

Allons donc ! des dévots ? Pactiser avec des impies... comme toi et moi ?

FARGIS.

Pardon, comme toi !...

DANIEL.

Ah !... tu n’es plus libre penseur ?

FARGIS.

J’ai ma raison et j’en use librement : mais de là à l’incrédulité absolue, il y a loin.

DANIEL.

Et alors, mon philosophe... ce que ta raison n’admet pas ?...

FARGIS.

Et ce qu’elle confirme ?...

DANIEL.

Qu’est-ce qu’elle confirme ?

FARGIS.

Les vérités essentielles !...

DANIEL.

Et en les admettant, tes vérités... tu n’es pas révolté de tant d’erreurs qui les obscurcissent et les défigurent ? Il ne te prend pas une sainte rage d’en finir avec tant de pratiques puériles, de croyances enfantines, ridicules, absurdes ?...

FARGIS.

Il me prend envie d’épurer tout cela... sans colère, avec mille réserves, et d’ôter tout doucement les épines, sans attaquer la fleur !...

DANIEL.

Enfin, ta femme, par exemple ?...

FARGIS.

Parlons de ma femme, soit !...

DANIEL.

Elle est pieuse ?

FARGIS.

Et très sagement !...

DANIEL.

Et tu la laisses suivre sa religion ?...

FARGIS.

Parfaitement.

DANIEL.

Tu admets qu’elle pratique ?

FARGIS.

Et pourquoi pas ?... Irai-je la troubler dans sa foi, dont elle se trouve bien, et pour lui donner en échange, quoi ?... Rien !... Vilaine action !... C’est sa façon de croire : elle en est heureuse ! Tant mieux pour elle... et pour moi !

Se levant.

Dieu me garde d’une libre penseuse dans ma maison !... C’est une bigote à rebours !... Tout ce que je puis faire, c’est de l’éclairer sur bien des points où ma science m’autorise à lui ouvrir les yeux !... Ces nouveautés contrarient souvent ses idées acquises, lui bouleversent un peu sa Genèse ; mais, en somme, elle a bien vite fait de constater que Dieu n’y perd rien : au contraire !... et rectifiée dans ses erreurs, fortifiée dans sa foi, elle me dit en souriant : « Je vais à la messe ! » Je lui tends son livre, nous nous embrassons ; et tout va bien !...

DANIEL.

Enfin, tu n’es pas un clérical !... Tu es un philosophe !...

FARGIS.

Religieux !...

DANIEL.

De quelle religion ?...

FARGIS.

De toutes !...

DANIEL.

Et moi, d’aucune !...

FARGIS.

Eh bien, au moins, c’est clair !

 

 

Scène X

 

DANIEL, FARGIS, BIDACHE

 

DANIEL.

Ah ! – eh bien ?...

BIDACHE.

C’est fait !

DANIEL.

C’est fait ?

BIDACHE.

Sans difficulté !

À Fargis.

Bonjour, toi !...

À Daniel.

La loi fédérale, bonne personne, autorise le mariage à domicile, sur la seule constatation, parle médecin, d’un empêchement physique : j’ai certifié par écrit que tu ne peux pas quitter la chambre... moyennant quoi, M. Turler sera ici dans dix minutes avec son registre, les actes, le greffier ; et tu seras marié avant le déjeuner !

FARGIS.

Ici ?

BIDACHE.

Ici !

DANIEL.

Entre nous !... Je supprime toute cérémonie !

FARGIS.

Pour le mariage civil ! mais l’autre ?...

BIDACHE.

Quel autre ?... Il n’y en a pas d’autre ?

FARGIS.

Le mariage civil, seulement ?...

DANIEL.

Tu ne le trouves pas suffisamment sérieux ?...

FARGIS.

On ne peut plus sérieux et respectable, pour toi, et pour moi... mais pour ta femme...

DANIEL.

Pour ma femme aussi !

FARGIS.

Elle consent ?... Tu m’étonnes !

DANIEL.

Pourquoi ?... Une Américaine !

FARGIS.

Justement : et la tante ?...

BIDACHE.

La tante ?... Elle est encore plus formelle que la nièce, la tante ! « guerre aux vaines cérémonies ! »

FARGIS.

Je m’incline...

BIDACHE.

Cela te fâche ?...

FARGIS.

Pas pour moi.

Il remonte et va saluer mistress Powers et Esther qui entrent par la gauche, tandis que Casimir entre par le fond.

BIDACHE, à Daniel, seul.

Dis donc !... mais il exhale comme une vague odeur de sacristie !

DANIEL.

Voilà une heure qu’il me prêche la tolérance religieuse !...

BIDACHE.

Il est donc clérical ?...

 

 

Scène XI

 

DANIEL, FARGIS, BIDACHE, CASIMIR, MISTRESS POWERS, ESTHER

 

FARGIS, descendant avec son frère à droite, à part, tandis qu’au fond mistress Powers donne des ordres aux domestiques et qu’Esther cause avec le docteur et Daniel.

Ah çà ! on ne te voit plus ! toi ! Tu passes ta vie dans cette maison, qu’est-ce que tu y fais ?...

CASIMIR.

Chut ! Ne te retourne pas !... ne ris pas ! C’est exquis... je me fais convertir...

FARGIS.

À quoi, et par qui ?

CASIMIR.

À la vertu, par Esther ?

FARGIS.

Esther ?...

CASIMIR.

Comme Assuérus !... Je deviens biblique... Elle a la manie scolaire... Et moi, mon système avec les femmes, des concessions... toujours !... Flattons leurs manies !... Je me prête à tout !... Je règle les cahiers des moutards ! je les fais chanter, épeler, solfier... avec elle !... Et je ne la quitte plus !... C’est adorable ! – Si tu l’avais vue, ce matin, au milieu de ces marmots, en petite robe claire, le cou nu, ses cheveux blonds tirebouchonnant partout et le soleil riant sur tout cela... Ah ! c’était à la prendre sous son bras, et à l’emporter comme un fou !...

FARGIS.

Et où cela te mènera-t-il ?

CASIMIR.

À tout !

FARGIS.

Ah çà ! dis donc, pas de sottises !... je te le défends !....

ESTHER.

Monsieur Casimir !

CASIMIR.

Mademoiselle !

 

 

Scène XII

 

DANIEL, FARGIS, BIDACHE, CASIMIR, MISTRESS POWERS, ESTHER, CHARLEY

 

MISTRESS POWERS.

Charley... j’allais vous prévenir !... Il y a du nouveau, mon ami... Nous faisons le mariage... aujourd’hui même...

CHARLEY, saisi.

Aujourd’hui ?...

MISTRESS POWERS.

Des raisons sérieuses qui rappellent monsieur Rochat à Paris !

CHARLEY.

Et Lea consent ?...

MISTRESS POWERS.

Mais sans doute !

CHARLEY, se remettant.

Alors tout est bien... Voulez-vous me faire l’honneur, madame, de me présenter à M. Rochat ?...

Daniel, à droite, se retourne en entendant son nom.

MISTRESS POWERS, entre les deux.

Mon neveu, je vous présente... mon neveu !... Charley Henderson !...

DANIEL.

Ah ! Monsieur !...

MISTRESS POWERS.

Dites mon cousin !... car vous voilà cousins !

CHARLEY.

Disons amis, monsieur ; et tenez pour certain que vous aurez en Charley Henderson un homme prêt à tout faire pour justifier ce titre.

Lea entre.

DANIEL.

Et je ferai en sorte, monsieur, de mériter tant de cordialité !

 

 

Scène XIII

 

DANIEL, FARGIS, BIDACHE, CASIMIR, MISTRESS POWERS, ESTHER, CHARLEY, LEA

 

LEA, arrêtant Charley au moment où il va remonter.

Ah ! Charley... mon bon Charley... Soyez le bienvenu !...

Charley, ému, lui serre la main sans pouvoir dire un seul mot. Mistress Powers emmène tout doucement Daniel, pour les laisser seuls sans affectation. Lea reprend avec un peu d’embarras.

Vous ne vous attendiez peut-être pas, Charley, à un dénouement si prompt ?

CHARLEY, qui s’est remis.

Non, Lea, à vrai dire : – mais vous avez raison, la décision prise, pourquoi tarder ?

LEA.

Charley !... avez-vous contre moi quelque sentiment d’amertume ?

CHARLEY.

Et pourquoi l’aurais-je, ma chère Lea ?... Je vous ai aimée, vous n’avez pas répondu à mon affection sincère et profonde... Et en femme loyale que vous êtes, vous ne m’avez jamais donné la moindre espérance. Ai-je le droit de me plaindre ?... Assurément, ce n’est pas à titre de témoin que je voudrais être à vos côtés un jour tel que celui-ci. Mais ce regret, je l’exprime ici pour la dernière fois, et je prierai Dieu, pour que vous trouviez dans l’amour d’un autre tout le bonheur que j’aurais voulu vous donner moi-même !

LEA, émue, lui serrant la main.

Vous êtes un brave cœur, Charley !... Et un véritable ami !...

ARABELLE, au fond.

Nous ne sommes pas en retard ?

CASIMIR.

Non, mademoiselle.

ESTHER.

Arabelle !

 

 

Scène XIV

 

DANIEL, FARGIS, BIDACHE, CASIMIR, MISTRESS POWERS, ESTHER, CHARLEY, LEA, MISSES BLOOMFIELD

 

ARABELLE, gaie, évaporée, courant à Lea, avec sa sœur.

Nous ne sommes pas en retard ?... Belle mignonne, que je suis contente !... Bonjour, Charley.

ELLEN, à Lea.

Ma chérie !

ARABELLE.

C’est donc le grand jour ?...

LEA.

Mon Dieu, oui.

ARABELLE.

Et c’est ici qu’on va faire les écritures ?

ESTHER.

Dans ce salon !

ARABELLE.

Ah ! mais, c’est charmant ! Nous n’avons jamais vu cela.

ELLEN.

Et c’est M. Turler ?...

ESTHER.

Nous l’attendons...

ARABELLE.

Oh ! un homme si aimable !

ELLEN.

Si distingué.

ARABELLE.

Tout à fait du monde !...

 

 

Scène XV

 

DANIEL, FARGIS, BIDACHE, CASIMIR, MISTRESS POWERS, ESTHER, CHARLEY, LEA, ARABELLE, ELLEN, TURLER, LE GREFFIER

 

Ils entrent par le fond à droite, avec les actes et un registre.

UN VALET, annonçant.

M. Turler ! M. Verly !...

Turler et Verly saluant mistress Powers.

DANIEL, descendant avec M. Turler.

Ma chère Lea, M. Turler, qui veut bien prendre la peine de se déplacer pour nous !...

LEA.

J’ai le plaisir de connaître monsieur, pour avoir dansé avec lui chez madame Augrand, à Genève !

TURLER.

En effet, mademoiselle... et c’est un de mes plus précieux souvenirs !

Esther indique la table au greffier qui s’y installe.

ARABELLE, courant à lui en riant.

Bonjour, monsieur Turler !...

TURLER, gaiement, leur donnant des poignées de mains.

Ah ! miss Arabelle ! Miss Ellen, enchanté !... Eh bien, et votre partie de canot, hier ?...

ARABELLE.

Oh ! une averse !... Pour n’être pas mouillées, nous sommes revenues à la nage.

Elles continuent à causer avec de grands éclata de rire. Le greffier range les papiers sur la table.

BIDACHE, au moment où le greffier touche à son chapeau.

Pardon... mon chapeau !

Il le reprend et trouve dedans une petite brochure rose qu’il regarde avec surprise. Lisant.

«  Docteur Bidache. » C’est bien pour moi.

Il lit le titre.

« Surveillez vos faux-cols ! »

Stupéfait.

D’où ça sort-il, ça ?

Il jette la brochure sur la table.

LE GREFFIER, installé à la table pendant ce temps-là.

Si messieurs les témoins veulent bien me donner leurs noms ?

Bidache, Fargis, Charley montent vers lui et lui dictent leurs noms pendant ce qui suit.

TURLER, à Arabelle.

Mais, je ne vois pas madame votre mère ?...

ARABELLE.

Maman ?...

ELLEN.

Elle est partie.

TURLER.

Ah !...

ARABELLE.

Pour New-York.

TURLER.

Où vous irez la rejoindre... sans doute ?

TOUTES DEUX.

Oh ! non !...

ARABELLE.

Ellen, et moi, nous irons passer la saison à Londres.

ELLEN.

Et après, nous irons en Italie...

ARABELLE.

Chercher papa !

À Esther, lorgnant le greffier.

Qu’est-ce que c’est que ce registre-là ?

ESTHER.

Je n’en sais rien.

CASIMIR.

Celui de l’état civil.

ARABELLE.

À quoi sert-il ?...

CASIMIR.

À signer. Vous n’avez jamais vu de mariage à la mairie ?

ARABELLE.

Non.

ESTHER.

En Angleterre, toutes ces écritures, c’est le greffier, le Registrar, qui les fait seul dans son bureau !

ARABELLE.

Et en Amérique, il n’y a pas de registre du tout.

FARGIS, appelant son frère pour dicter ses noms.

Casimir !...

CASIMIR.

Me voici !

ELLEN, qui n’a pas cessé de causer avec Turler.

N’est-ce pas, Arabelle ?...

ARABELLE.

Quoi donc ?...

ELLEN.

Que M. Turler a une voix délicieuse ?

ARABELLE.

Oh !

TURLER, modestement.

Charmante, tout au plus.

ARABELLE, à Esther.

Oh ! délicieuse ! ma chère... M. Turler nous a chanté avant-hier un petit air hongrois ou napolitain, je ne sais plus !...

TURLER.

La Rodeska ?...

ARABELLE.

Oui !... non ! je crois que c’est tyrolien. Celui-ci, tenez !

Elle court au piano suivie de sa sœur, d’Esther, et de M. Turler, et joue une Havanaise.

TURLER.

Ah ! très bien !... oui, c’est havanais !

ARABELLE, à Ellen.

Oui, c’est cela, havanais !

Elle continue à jouer en sourdine.

BIDACHE, redescendant à droite avec Fargis après avoir dicté ses nom et prénoms au greffier et étonné de ce tableau.

Cela manque peut-être un peu de solennité !...

FARGIS.

Quand tu verras une femme prendre le mariage civil au sérieux !... À la mairie, elle rit ; à l’église elle pleure !

BIDACHE.

Et pourquoi ?

FARGIS.

C’est que le mariage civil est tout de raison et le religieux tout de sentiment ; l’un est le mariage mâle, et l’autre... le contraire... C’est pour cela qu’ils ne peuvent pas se passer l’un de l’autre !

BIDACHE, haussant l’épaule.

Allons donc !

DANIEL, à Turler qui écoute Arabelle.

Monsieur Turler... quand vous voudrez ?

Arabelle cesse de jouer.

TURLER, gracieusement.

Je suis tout à vous !

Il descend et tire son écharpe rouge et jaune, d’un petit carton où elle est serrée.

MISTRESS POWERS, à qui un domestique est venu demander les ordres pendant ce temps-là.

Monsieur Turler !

TURLER.

Madame ?

MISTRESS POWERS.

Est-ce que ce sera long ?

TURLER, nouant son écharpe.

Oh ! cinq minutes, pas plus, chère madame, pas plus !... Nous supprimerons les formalités inutiles !

MISTRESS POWERS, au domestique.

Alors, sonnez le déjeuner, comme à l’ordinaire.

ARABELLE, à Esther, à mi-voix.

Pourquoi met-il cette écharpe ?...

ESTHER.

Je ne sais pas !... c’est l’habitude.

TURLER, invitant les témoins à prendre place.

Messieurs les témoins.

Tout le monde prend place. Turler à droite de la table, le greffier au-dessus, Lea et Daniel à gauche, en face de Turler, entourés de leurs témoins. Les dames à droite. Les domestiques au fond sur le seuil.

Toutes les pièces requises étant produites...

Le greffier désigne un paquet de papiers timbrés.

et régulières, nous allons procéder à la célébration du mariage conformément à l’article 39 du Code civil de la loi fédérale : mais je rappellerai d’abord aux futurs conjoints que les époux se doivent fidélité, secours, assistance. Le mari doit protection à sa femme, la femme, obéissance à son mari. La femme est obligée de suivre son mari partout où il lui plaît de résider. Le mari est obligé de la recevoir et de lui fournir tout ce qui est nécessaire pour les besoins de la vie suivant ses facultés et son état ! – Monsieur Jean Daniel Rochat, consentez-vous à prendre pour épouse mademoiselle Sarah Lea Henderson, ici présente ?

DANIEL, ému et grave.

Oui, monsieur !

TURLER.

Miss Sarah Lea Henderson, consentez-vous à prendre pour époux M. Jean Daniel Rochat, ici présent ?

LEA, tranquillement.

Oui, monsieur.

TURLER.

Au nom de la loi, je vous déclare unis par les liens du mariage !

À Daniel à qui le greffier tend la plume.

Si vous voulez bien signer ?

Daniel signe. À Lea.

Madame !...

LEA.

Ici ?

TURLER.

Ici !

Elle va pour signer, puis s’arrête pour ôter un petit fil qui est dans la plume et signe après tranquillement.

FARGIS, à Bidache.

Pas émue, la mariée !... Lui sérieux, au contraire... Le mariage mâle !

DANIEL, à Turler, descendant et lui serrant la main.

Merci, monsieur !

TURLER, galamment à Lea qui rend la plume au greffier.

À présent « Madame » voulez-vous me permettre d’user discrètement d’un droit que me conféré, non pas la loi, mais l’usage ?

Il lui baise la main.

ARABELLE, qui a lorgné toute la scène.

Comment, c’est fini ?

TURLER.

Mais oui...

ARABELLE.

Déjà ?

BIDACHE, à Fargis, à mi-voix.

Qu’est-ce qu’elle veut de plus ? Qu’on danse !

ARABELLE, à Turler qui ôte son écharpe.

C’est de la soie ?

TURLER.

Vous voyez.

ARABELLE.

C’est très joli ! Voulez-vous me la prêter ?... Regarde donc, Ellen... C’est très joli !

BIDACHE, à Fargis, tout en signant.

Positivement le mariage civil manque de prestige... Il faut que nous corrigions ça.

Les témoins signent.

DANIEL, descendant à droite avec Lea et lui prenant les deux mains qu’il serre dans les siennes.

Ma bien-aimée Lea !... Enfin !... Voyez si j’avais raison... C’est si vite fait, cette cérémonie !

LEA.

Oh ! cérémonie !... Comme hier, la signature du contrat !

UN DOMESTIQUE, annonçant.

M. Clarke.

MISTRESS POWERS, à mi-voix à Esther.

Ma nièce... monsieur Clarke !...

 

 

Scène XVI

 

DANIEL, FARGIS, BIDACHE, CASIMIR, MISTRESS POWERS, ESTHER, CHARLEY, LEA, ARABELLE, ELLEN, TURLER, LE GREFFIER, CLARKE

 

Toutes les femmes prennent immédiatement un air sérieux. Clarke entre, salue mistress Powers, puis Esther, Arabelle et Ellen. Lea tout à Daniel ne l’a pas vu.

MISTRESS POWERS.

Lea !... M. Clarke !...

Lea se retourne vivement. Mistress Powers présentant.

Mon neveu, M. Daniel Rochat. Le révérend Septimus Clarke...

Mouvement de Daniel.

BIDACHE, à part.

Révérend ?...

CLARKE, allant à Daniel.

Combien je suis heureux, monsieur, que la sainteté de ce jour me rapproche d’un homme qui fait tant pour la cause de la vérité !

DANIEL, saisi.

Croyez que je suis très honoré, monsieur...

CHARLEY, saluant Clarke.

Mon révérend !...

CLARKE, se retournant vers lui vivement et lui serrant les mains.

Ah ! cher monsieur Charley !... vous êtes là !...

Ils remontent et causent.

DANIEL, vivement à Léa, à part, au moment où elle passe devant lui, pour aller à M. Clarke.

Lea, qu’est-ce que ce monsieur ?

LEA.

M. Clarke ?

DANIEL, anxieux.

Oui.

LEA.

Ma tante ne vous l’a pas dit ?... C’est notre pasteur !... celui qui nous mariera tantôt !...

Elle remonte vers Clarke.

DANIEL, à lui-même, bas.

Nous marie...

BIDACHE, de même à Daniel.

Allons donc !...

DANIEL, vivement, de même, lui serrant le bras.

Tais-toi !

LE MAITRE D’HÔTEL.

Madame est servie !

MISTRESS POWERS.

Mon révérend !...

Elle prend le bras de Clarke et se dirige avec lui vers la salle à manger en passant devant Daniel immobile.

LEA, à Turler.

Monsieur !...

Elle prend son bras et ils suivent mistress Powers et M. Clarke.

ESTHER, à Daniel absorbé, gaiement.

Allons, monsieur !... allons !... Il est trop tard pour réfléchir !

ARABELLE, les suivant avec Casimir et riant.

Me marier, moi ? Par exemple !... jamais !

Elle sort suivie d’Ellen et de Charley.

CLAVARON, à Bidache.

Docteur, qu’est-ce que c’est que ce bonhomme-là, tout noir, en cravate blanche ?...

BIDACHE, absorbé et consterné.

C’est le notaire !...

CLAVARON.

Mais il a parlé du temple !...

BIDACHE.

Le temple de l’hymen !... vieille image !... Mais en Suisse... l’influence de Jean-Jacques !...

CLAVARON.

Ah ! bon !

Il sort. Il ne reste plus en scène que Bidache et Fargis.

FARGIS, à Bidache qui s’essuie le front.

Allons !... docteur... offrons-nous le bras !

BIDACHE.

Oui... merci !

FARGIS.

Eh ! qu’est-ce qu’il y a ? ça ne va pas ?

BIDACHE.

Non !... un petit étourdissement !...

FARGIS, le faisant passer devant lui.

Le déjeuner te remettra !

BIDACHE, il va pour entrer, puis s’arrête court devant la porte ouverte de la salle à manger.

Qu’est-ce qu’il fait encore, celui-là ?...

FARGIS.

Le pasteur ?... Il dit l’oraison avant le repas.

BIDACHE.

Le Benedicite ?...

FARGIS.

Oui.

BIDACHE, ahuri.

Dans quel guêpier sommes-nous tombés !...

 

 

ACTE III

 

Même décor.

 

 

Scène première

 

BIDACHE, FARGIS, CASIMIR, ESTHER

 

Au fond, sons la véranda, Lea, Esther, mistress Powers, Arabelle, Ellen, Daniel, Clarke, en vue, assis ou debout, groupés, prenant le cafés. Fargis et Bidache, seuls en scène.

BIDACHE, assis sur le canapé, et prenant son café.

Bon déjeuner !... bonne maison !... bonne cave !

FARGIS, de même, assis devant la table.

Et belle fourchette !... Mes compliments !...

BIDACHE.

Si pendant quinze ans tu avais dîné comme moi, tu n’aurais pas assez de toute ta vie pour t’en remettre !...

FARGIS.

Tu dois pourtant commencer à te refaire ?...

BIDACHE.

Oui, cela va mieux. – Et sans ce point noir à l’horizon...

FARGIS.

Le pasteur ?...

BIDACHE.

Daniel a fait bonne contenance à table, mais au fond, – je le connais, il a mal aux nerfs !...

ESTHER, descendant, suivie d’un domestique qui porte un plateau et des liqueurs.

Monsieur Bidache, vous offrirai-je ?...

BIDACHE.

Volontiers, mademoiselle...

Il remonte.

ESTHER.

Monsieur Fargis ?...

FARGIS.

Merci, mademoiselle.

Esther remonte, à Casimir qui descend sirotant son café.

Tu as raison. Délicieuse !... Mais je suis rassuré !... Elle se moque de toi !...

CASIMIR.

Allons donc !... c’est-à-dire qu’elle ne peut plus se passer de moi...

FARGIS.

Pour ses courses !...

CASIMIR.

Les concessions !... Mon système... Toujours !

ESTHER, descendant à lui.

Monsieur Casimir !...

CASIMIR.

Mademoiselle ?...

ESTHER.

En l’honneur du grand jour, j’ai donné congé à l’école...

CASIMIR, ravi.

Ah ! quelle bonne !... quelle excellente idée !

ESTHER.

Ils sont tous là !...

CASIMIR, effrayé.

Les marmots ?

ESTHER.

Dans le verger !... Ils jouent au crocket !... Vous allez les surveiller, et vous les ferez goûter !...

CASIMIR.

Goûter ?...

ESTHER.

Avec moi !...

CASIMIR, avalant son café à la hâte et se brûlant.

Oh ! alors !... une seconde, miss Esther, le temps de me brûler encore un peu... et j’y cours.

ESTHER.

Dépêchez-vous !... ils se disputent déjà.

Elle va sous la véranda.

FARGIS, debout.

Allons, allons !... tu feras les tartines !...

CASIMIR.

Avec elle !... Mais je les mangerais !...

FARGIS, remontant prendre son chapeau.

Viens-tu, docteur ?...

BIDACHE.

Je cherche mon chapeau !... Ah !

Il l’aperçoit, le prend et y trouve une petite brochure à couverture verte.

Mais qui est-ce qui me fourre donc toujours ces saletés-là dans mon chapeau ?

CASIMIR, assis sur le canapé, avalant son café à la hâte.

Ne cherchez pas !... c’est la tante !...

BIDACHE.

Ces brochures ?...

CASIMIR.

Sa marotte !... J’en suis bombardé !... C’est pour votre bien !...

BIDACHE.

De quoi se mêle-t-elle ?

CASIMIR.

De tout !... Avez-vous quelque petit défaut ?

BIDACHE.

Pas un !...

CASIMIR.

Elle vous en trouvera !

FARGIS, retournant la brochure dans les mains de Bidache.

Pardon... c’est intitulé ?

BIDACHE, lisant.

« Le serpent est dans votre assiette ! »

CASIMIR.

Voila !... La gourmandise !

FARGIS.

Elle l’a trouvé !...

BIDACHE.

Le serpent ?...

CASIMIR.

Le diable !... elle l’appelle aussi le vieux gentleman !

ESTHER, du fond.

Monsieur Casimir !... vite, il y en a deux qui se battent !

CASIMIR, déposant sa tasse.

J’y cours !... Maudite marmaille ! J’y vole, miss Esther, j’y vole !...

On l’entend crier au fond en s’éloignant.

Attendez là-bas ! attendez que j’arrive !...

BIDACHE, consterné, à Fargis.

Elle croit au diable ! Nous voilà bien !...

Pendant ce qui précède, tout le monde sous la véranda a peu à peu disparu dans le jardin. Les derniers restés sont Lea et Daniel qui se séparent. Daniel entre en scène, dès qu’il est seul.

 

 

Scène II

 

DANIEL, FARGIS, BIDACHE

 

DANIEL.

Je vous cherchais !...

BIDACHE.

Et nous t’attendions !... Tu es seul ?

DANIEL, fébrile, agité.

Lea vient de me quitter pour ses préparatifs de départ. La tante montre au cousin Charley la bibliothèque, reçois... M. Clarke joue aux boules avec M. Turler, et les autres se promènent. Causons vite... c’est grave et le temps presse !...

Il s’assied sur le canapé.

FARGIS.

À quelle heure, ce temple ?

DANIEL.

Deux heures, à ce que j’ai compris. – Car tu penses bien que je n’ai questionné personne sur ce point.

BIDACHE, redescendant.

Mais d’où cette tuile nous tombe-t-elle ?...

FARGIS.

Oui. – Tu semblais si assuré... ?

DANIEL, redescendant.

Et comment ne pas l’être ?... A-t-il jamais été question entre nous de mariage religieux, sinon pour l’écarter ? J’entre dans cette maison... mon premier mot : « Pas d’église !... pas de prêtre !... » Et tout le monde y applaudit !

FARGIS.

Mais, pour une protestante ! – « Pas de prêtre et pas d’église ! » – cela veut dire : – « Place au pasteur, et gloire au temple ! »

DANIEL.

Une femme qui bat des mains au discours de Ferney – qui me saute au cou pour celui de Narbonne !

FARGIS

Enfin !... c’est fait, c’est fait !... tu en seras quitte pour aller au temple, voilà tout...

BIDACHE, assis dans le fauteuil à gauche.[1]

Il est bon là, avec son temple ! – Tu trouves cela tout simple, toi ?...

FARGIS.

Mais oui...

BIDACHE.

Allons, voyons, tu perds la tête !... Est-ce qu’il peut en à passer par là, lui, Daniel Rochat ?...

FARGIS.

Et qui l’en empêche ?

BIDACHE.

Mais tout l’en empêche!... Ses opinions, ses écrits, ses discours, son passé, l’avenir !... Ses électeurs !... Mes articles !... Un pareil démenti à tout ce qu’il a dit, dira, ou peut dire !... Nous, au pied des autels, en enfant de chœur... lui, Rochat ?... moi, Bidache ?... Eh bien ! merci, on m’a assez jeté au nez mon gamin, qui est chez les frères !...

FARGIS.

Je l’aurais parié !

BIDACHE, vivement.

Malgré moi !... ma femme !...

FARGIS, riant.

Oui !... oui !...

BIDACHE.

Mais nous serions bafoués, honnis, conspués !

FARGIS.

Eh ! laissez dire !

BIDACHE.

Et sa popularité ?

FARGIS.

Si c’est à ce prix qu’on l’acquiert !...

DANIEL, vivement, se levant.

Bidache pose mal la question...

BIDACHE.

Pardon !...

DANIEL, allant à lui, et debout devant la table.[2]

Mal !... Il ne s’agit pas ici de ménager l’opinion publique. Je ne prends conseil que de moi et de ma conscience !... Et je ne veux pas du mariage religieux, parce que l’un des principes qui règlent ma vie, c’est : – « Pas de prêtre à la naissance, au mariage, ni à la mort ! » – Voilà tout, c’est clair : et il n’y a pas à y chercher autre chose !...

FARGIS.

Mais il ne s’agit pas d’église !... Il s’agit de temple !...

DANIEL.

Une église déguisée, ton temple !...

BIDACHE.

Le prêtre en frac, et l’autel en bureau !...

DANIEL.

Mais toujours l’autel !....

BIDACHE.

Et Dieu dessus !...

FARGIS.

Ah, çà ! voyons : entendons-nous une bonne fois. C’est donc à toute idée religieuse que vous en avez ? – Et voilà donc votre programme ? Plus de religion !...

DANIEL.

Et pour quoi faire ?... Est-ce que ma raison accepte ce qu’elle ne peut pas contrôler ?... Est-œ que j’admets que l’on règle toutes les pensées et tous les actes de ma vie sur de prétendues vérités dont on ne peut me fournir aucune preuve ?...

Il descend.

Rêveries, divagations, tout cela !... Le positif, le réel, le voilà ![3] La terre où je suis né, où je vis, où je meurs !... Que mon intelligence s’applique à me rendre ce séjour forcé le plus agréable pour moi ; c’est mon droit !... le plus profitable aux autres !... c’est mon devoir !... Et je serais halluciné d’aller me rêver une destinée chimérique dans les nuages, quand elle est si bien masquée, d’ici à là ; – de mon berceau à ma tombe !...

FARGIS.

Une société sans Dieu !

BIDACHE, se levant.

Il y a assez longtemps qu’il nous gêne !...

FARGIS, debout à Bidache, en lui frappant sur l’épaule.

Il n’y en a plus, c’est convenu !

À Daniel.[4]

Mais du moins ne commets pas dans la maison la faute impardonnable que tu as commise ailleurs. N’y soulève pas la question religieuse... Tu as une femme éclairée, instruite, dont la religion n’a rien que de sage !... Et tu vas compromettre tout ton bonheur pour ce malheureux temple !... Eh ! n’y va pas pour toi, vas-y pour elle !

BIDACHE.

Opportuniste !

DANIEL.

Une lâcheté, tout bonnement, que tu me conseilles !

FARGIS.

Cette concession ?...

DANIEL.

Nous n’en faisons que trop de concessions de cette sorte ! C’est par là que l’Église nous tient ! Par nos mères et par nos femmes ! Il est temps que les gens tels que nous donnent l’exemple de la rupture brutale et définitive : on nous suivra !...

BIDACHE, assis sur le canapé.

Et carrément !...

DANIEL.

D’ailleurs, sais-je l’importance que Lea attache elle-même à cette cérémonie ? Il n’y a peut-être là pour elle qu’affaire de mode, de convenance, préjugé de mœurs et d’habitude... rien de sérieux au fond... Elle peut se rendre au premier mot...[5]

FARGIS.

Et si tu te heurtes à une vraie conviction ?

DANIEL.

Je lui prouverai l’obligation pour moi de me soustraire à cette corvée ?...

FARGIS.

Et si elle persiste néanmoins ?... Ou tu cèdes, et autant le faire tout de suite... ou tu tiens bon : et alors où vas-tu ?...

BIDACHE.

Pas au temple, toujours !... c’est l’important !

FARGIS.

Mais l’important, c’est votre bonheur à tous deux !... Paris vaut bien une messe !

BIDACHE, tranquillement, toujours étendu, les yeux, au plafond.

Jésuite !...

FARGIS.

Oh ! je l’attendais !... il a bien tardé...

À Daniel.

N’écoute pas ce fou, et...

BIDACHE, l’interrompant et se redressant.

Et va au temple aujourd’hui, et demain au prêche, et après-demain chante les psaumes !... Cède sur un seul point... et que mon exemple te serve de leçon !

Debout, à l’adresse de Fargis.

Moi aussi, j’ai épousé une fille d’une religion calme, presque indifférente... et pendant six ans la vie commune fut douce et facile... Un jour, notre fils unique, adoré, tombe malade... et je le crois perdu. La mère, affolée, tourne à la dévotion, court les églises, fait des neuvaines, voue son fils au blanc, au bleu, que sais-je !... Enfin, l’enfant est sauvé !... Mais ce n’est pas au médecin, au père, que s’adresse la reconnaissance maternelle, c’est à Dieu, naturellement !... Elle a fait vœu de je ne sais quel pèlerinage... que je déclare idiot... Je m’y oppose ! Dispute et larmes !... et les mystères, les mensonges, les ruses se multiplient, se croisent, s’enchevêtrent autour de moi... Bientôt je ne suis plus le maître dans ma maison, ou si l’on m’obéit, ce n’est plus qu’avec des sourires dédaigneux, de longs soupirs muets, les yeux au ciel, une résignation agaçante, irritante !... Ne suis-je pas l’impie, le réprouvé ?... Jusqu’à mon petit garçon qui me dit un jour naïvement : « Papa, est-ce que c’est vrai que tu iras en enfer ?... » Je vois clair enfin !... mais trop tard !... Le mal est fait !... La dévote absorbe la mère qui a dévoré l’épouse !... J’éclate ! je menace !... Folie !... Ma colère exalte la résistance, la vie commune n’est plus possible. Des amis interviennent ; on nous sépare !... et voilà où j’en suis, époux sans femme, et père sans enfant !... ni mari, ni célibataire, ni veuf, pour avoir laissé se faufiler chez moi l’ombre noire qui, peu à peu grandissante, le jour où j’ai voulu l’expulser de mon toit, s’est écriée, jetant le masque : « C’est à toi d’en sortir !... La maison, la femme, l’enfant !... tout est à moi !... »

FARGIS, tranquillement.

Eh bien, c’est ton œuvre tout cela !

BIDACHE.

Mon œuvre ?

FARGIS.

Sans doute !– Tu railles, tu violentes cette reconnaissance maternelle qui se tourne vers Dieu ?... Tu blesses ta femme dans ses sentiments les plus légitimes ; et tu ne veux pas qu’elle t’échappe ?... Son fanatisme est né de ton intolérance, et sa folle dévotion de ta folle impiété... Reste à savoir qui est le plus fou des deux : celle qui croit à tout ; celui qui ne croit à rien !...

BIDACHE.

Et moi, je...

On aperçoit Lea dehors qui donne des ordres à des domestiques.

DANIEL.

Taisez-vous !... Lea !... Laissez-moi seul avec elle !

FARGIS.

Ainsi, rien n’y fait !... Tu es résolu ?

DANIEL.

J’en aurai le cœur net !

BIDACHE.

Eh oui !...

FARGIS.

Une explication pareille !...

DANIEL.

Je le veux !...

FARGIS.

Grand bien t’en advienne !...

BIDACHE, l’entraînant.

Ainsi soit-il, mon révérend père !... mais décampons !...

À Daniel.

Nous serons là !... Appelle-nous !

Lea entre, ils la saluent tous deux et sortent par la bibliothèque.

 

 

Scène III

 

DANIEL, LEA

 

LEA.

Tout est prêt, mon cher Daniel...

DANIEL.

Vos bagages ?...

LEA.

Les voitures sont commandées pour deux heures. Dans vingt minutes, nous irons au temple, à pied, par le jardin. C’est à deux cents pas, et nous avons une porte de communication avec le parc. En sortant du temple, nous montons en voiture, nous prenons l’express et nous partons... pour un grand voyage... celui de toute la vie !...

DANIEL, la faisant asseoir.[6]

Oui, ma chère Lea... Et dans l’union la plus intime, de toutes nos pensées, de tout...

LEA, l’interrompant.

Vous allez me trouver bien curieuse ; et j’entre un peu bien vite dans mon rôle de femme... Mais quelle question débattiez-vous là, en grand conseil ?

DANIEL.

Nous causions !

LEA.

Seulement ?... Je vous ai trouvé bien sérieux à mon arrivée... Et j’entendais de ma chambre des éclats de voix. On semblait disputer.

DANIEL, vivement.

Oh ! discuter !... pardon.

LEA.

Et à quel propos ?

DANIEL, légèrement.

Politique, religion, naturellement... Fargis s’escrimait un peu contre le docteur qui est... un athée !...

LEA.

Ah !... Il y en a donc, des athées ?

DANIEL, souriant.

Mais oui... assez nombreux même.

LEA.

Oh ! nombreux !...

DANIEL.

Je vous assure !

LEA.

Je les plains.

DANIEL, de même.

Pourquoi ?... Bidache n’est pas malheureux le moins du monde.

LEA.

C’est qu’il n’est pas difficile sur la qualité de son bonheur. Mais laissons là votre ami, et...

DANIEL.

Au contraire, parlons de lui, voulez-vous ?

Il s’assied.

LEA.

Pourquoi ?

DANIEL.

C’est qu’il est des plus intimes dans ma maison, et je ne voudrais vous laisser aucune prévention contre un homme que vous êtes destinée à voir journellement. C’est un fort loyal et digne garçon, je vous l’atteste !

LEA.

Cela va sans dire, puisqu’il est votre ami. Je ne parlais que de l’intelligence.

DANIEL.

Mais il a beaucoup d’esprit !...

LEA.

Et il remploie à se prouver que cet esprit-là n’aura qu’un temps ?

DANIEL.

Il ne demanderait pas mieux peut-être que de penser autrement !... Mais qu’y faire ?... Un savant !... Si sa science lui démontre qu’il n’y a pas de Dieu !...

LEA.

Il en a la preuve ?

DANIEL.

Positive... non.

LEA.

Et sans preuve positive, il vient dire à des gens comme nous, tranquillement installés dans leur croyance : – « Vous vous imaginez que c’est peuplé là-haut ?... Non !... C’est tout vide. Et ce qui vous paraît tout bleu... c’est tout noir ! » – Fi donc !... Mais cela, vous le lui aurez sûrement dit avant moi, et voilà, n’est-ce pas, une conversation un peu singulière, pour un jour pareil ?...

DANIEL.

Au contraire, Lea, elle est tout à fait de saison... En vous associant à ma vie, vous épousez mes amitiés, mes intérêts, mes ardeurs politiques !...

LEA.

Certes !...

DANIEL.

Et il faut bien vous dire que cette conviction du docteur est celle du plus grand nombre de mes amis...

LEA.

Politiques ?...

DANIEL.

Politiques !... Et vous, Lea, qui voulez, comme moi, l’humanité heureuse et libre...

LEA, vivement.

Mais chrétienne, et pas athée !...

DANIEL.

Sans doute, mais...

LEA.

Et en Amérique !...

DANIEL, vivement et doucement.

Oui, mais nous ne sommes pas en Amérique.

LEA.

Enfin, voyons, Daniel... vous-même !... vous êtes bien la preuve...

DANIEL.

Moi ?

LEA.

Oui.

DANIEL, très tendre.

C’est que moi, ma chère Lea, à vous dire... vrai... je pense un peu comme eux.

LEA.

Vous ?...

DANIEL, de même.

Eh ! oui !

LEA.

Athée !... Vous ?

DANIEL.

Ma chère Lea !

LEA, consternée.

Oh ! Daniel !... Est-œ possible !... Vous !... vous aussi ?...

DANIEL.

Ma bien-aimée Lea, écoutez-moi !... Je vous en prie !... Vous partagez le préjugé commun qui ne voit dans l’incrédule qu’un homme tout à ses passions, qui se dérobe volontiers à ses devoirs, et ne sait être ni fils respectueux, ni mari tendre, ni père dévoué !... Quelle erreur, ma Lea ; mais loin de là ; mais bien au contraire !... Au lieu de se dissiper là-haut en rêves insensés, toutes ses pensées se ramassent sur ce petit monde aimé qui gravite autour de lui... toute la chaleur de son cœur se concentre sur cette chère réalité qui est là, à portée de sa main, sa femme, ses enfants !... Et son affection pour eux est d’autant plus profonde, qu’il n’a rien de pins, rien de mieux... rien autre à aimer !

LEA.

Soit !... mais...

DANIEL.

Enfin, laissez-moi dire, Lea : – Vous protestiez !... « Une politique athée ! » – Mais oui !... « Athée, » oui certes !... Heureusement pour l’humanité !... Car au lieu de ne songer en égoïstes qu’à notre propre salut dans l’autre monde ; nous ne pensons plus qu’au salut de nos semblables, dans celui-ci !... Toute l’attention que nous ne donnons plus à Dieu, nous la donnons à l’homme, aux petits, aux pauvres, aux déshérités, aux souffrants... Tous ces malheureux à qui la religion n’offre que le dédommagement chimérique de la vie future ; à qui elle dit : – « Résigne-toi !... c’est pour ton bien !... cela s’arrangera plus tard ! » – Et à qui nous disons, nous : – « Non !... Il faut que cela s’arrange tout de suite !... Ton bonheur céleste est illusoire... Ce qui est trop réel, c’est ton malheur présent !... Il ne faut plus que tu sois le sacrifié... Et ce paradis que l’on te promet au ciel, sans garantie... nous allons travailler à te le donner sur la terre ! » – Ce n’est donc pas bon, cela ?... Ce n’est donc pas généreux, humain, charitable ?... Et pour l’espérer et le tenter, ma chère Lea, votre mari sera donc bien criminel à vos yeux ?...

LEA.

C’est le pain du corps, cela, Daniel ! – Ce n’est pas celui de l’âme... Il n’y a pas que les misères de la pauvreté !... Et celles du cœur ?... Et ces affligés, ces blessés de la vie, dont les yeux se tournaient là-haut vers la suprême consolation !... qu’est-ce qui leur reste ?...

DANIEL.

La résignation... comme avant...

LEA.

Mais non, pas comme avant !... Puisque là où on leur disait : – « Résignez-vous ! Il y a autre chose !... » vous leur dites, vous : – « Résignez-vous ! Il n’y a plus rien. »

DANIEL.

La vie est ainsi faite !

LEA.

Et la mort ?... vous la supprimez, la mort ?

DANIEL.

Non.

LEA.

Et à celui qui perd un être adoré... à la femme qui pleure son mari, à la mère qui pleure son enfant !... et qui vous crie : – « Je le reverrai, n’est-ce pas ?... » vous lui répondez ?...

DANIEL.

Hélas !... non !

LEA.

Et froidement, implacablement, vous lui arrachez le seul espoir qui la console ; et vous me dites après : – « Suis-je assez humain, assez charitable ? » – Mais non, vous n’êtes pas bon, vous n’êtes pas humain... Vous êtes cruel, voilà tout !...

DANIEL.

Lea, ma Lea chérie, calmez-vous !...

LEA, se levant.[7]

Ah ! Daniel, Daniel !... quelle peine vous me faites ! Moi qui vous voyais si noble, si grand, si dévoué !... qui rêvais en vous le champion de toutes les idées généreuses !... avec cette fière devise : – « Tout pour la terre, en vue du ciel ! »

DANIEL.

Devise à part... ce champion, je le suis, Lea !...

LEA.

Oh ! non, non !...

DANIEL, vivement, lui prenant les deux mains tendrement pour tâcher de la calmer.

Ma chère Lea, laissons cela qui vous afflige !... Nous aurons toute la vie pour y penser !...

LEA.

Oh ! je vous ramènerai à Dieu, Daniel !... je vous le jure !...

DANIEL.

Eh bien ! soit... mon amour... soit... Mais parlons de choses plus urgentes !...

LEA.

Et quoi donc ?

DANIEL.

Vous m’aimez bien, Lea ?... toujours ?...

LEA.

Ah ! de toute mon âme !... et plus encore depuis que j’ai la vôtre à sauver !

DANIEL.

Eh bien, ma chère âme, il faut me donner une marque immédiate de cet amour à toute épreuve...

LEA.

Ah ! dites !... tout ce que vous voudrez !... Daniel... si difficile que cela soit...

DANIEL.

Ce n’est pas difficile ; mais fort simple !...

LEA.

Quoi donc !...

DANIEL.

Il s’agit uniquement... ma Lea chérie... de ne pas aller au temple !...

LEA, étonnée.

Je ne comprends pas !

DANIEL.

Vous allez me comprendre !... Nous ne sommes pas grands amis, vous le savez, l’église et moi ?...

LEA.

Oui, mais le temple !... ce n’est pas l’église !...

DANIEL.

Église !... temple !...

Mouvement de Lea.

Oh ! ne discutons pas les doctrines, je vous en prie !... Enfin, ma chère Lea, vous devez souhaiter la gloire, la grandeur de votre mari, n’est-ce pas ?... tout ce que j’ai le droit, et aujourd’hui plus que le droit... le devoir de conquérir, pour le mettre à vos pieds !... Eh bien, soyez persuadée que le plus sûr moyen de compromettre cette fortune politique qui m’a fait tant d’ennemis, c’est de leur fournir, avec cette cérémonie religieuse, l’occasion de crier partout que mes paroles sont démenties par mes actes... et que je donne le signal de la défection, où je devrais prêcher d’exemple !

LEA.

En vérité, Daniel, je suis si stupéfaite que je me demande si je vous entends bien... Voyons... Vous me priez de ne pas faire bénir notre union tout à l’heure, par M. Clarke ?...

DANIEL, vivement, la faisant asseoir sur le canapé, et s’asseyant à côté d’elle.

C’est cela... Remarquez bien que ceci ne touche en rien à vos convictions... Vous pensez ce qu’il vous plaît !... Je ne vous demande que le sacrifice de la forme extérieure, de l’enveloppe... du culte... voilà tout !...

LEA.

Mais ! Daniel !... mais y pensez-vous ?... C’est me demander tout simplement de ne pas être votre femme !

DANIEL, souriant.

Oh ! pardon !... C’est fait, cela !

LEA.

Quoi ?

DANIEL, de même.

Notre mariage !

LEA.

Nous sommes mariés ?

DANIEL.

Absolument !

LEA.

Où... quand... comment... par qui ?

DANIEL, de même.

Ici, tout à l’heure, par M. Turler.

LEA.

Quoi ?... pour trois mots dits par ce monsieur ?

DANIEL.

La formule qui consacre notre union...

LEA.

Mais ne dites pas cela, Daniel... En Angleterre, nous avons aussi cette inscription chez le greffier, et personne ne considère cela comme le vrai mariage !...

DANIEL.

Enfin, voyons, ma bien chère Lea, qu’est-ce donc à votre avis qui fait le mariage véritable ?...

LEA.

C’est le serment !

DANIEL.

Eh bien, j’ai reçu le vôtre... vous avez reçu le mien !...

LEA.

Devant cette table ?...

DANIEL.

Le meuble n’y fait rien !...

LEA.

Mais tout, au contraire !... c’est le temple et l’autel qui font la sainteté de l’acte...

DANIEL.

Oh ! la sainteté !...

LEA.

C’est la première chose instituée par Dieu !...

DANIEL, l’interrompant.

Oui, en ce temps-là !... Mais nous ne sommes pas dans le paradis terrestre, Lea, nous sommes à Genève, là, là-dessus, sur le sol... Restons-y donc, ma bien-aimée, je vous en supplie... et ne nous envolons pas !... Nous parlerons du ciel une autre fois, demain, quand vous voudrez !... Ce soir !...

LEA.

Mais tout de suite, Daniel !... Il n’y a pas à différer, puisque c’est lui qui doit nous unir !

DANIEL, un peu nerveux.

Mais nous sommes unis, je vous le répète, et pour tout le monde !...

LEA.

Excepté pour moi, cependant, qui suis bien à consulter un peu.

Debout.[8]

Eh bien! vrai, Daniel, je ne me crois pas... je ne me sens pas du tout votre femme. Et je ne me considérerai comme telle, que lorsque je sortirai du temple, à votre bras !...

DANIEL, de même, se levant.

C’est-à-dire, Lea, qu’avec votre haute et belle intelligence, vous vous laissez prendre, comme toute femme, à l’éclat du culte extérieur !... les voûtes sombres, les vitraux coloriés, les parfums mystiques, l’orgue !... tout ce qui agit sur les nerfs !... Et si M. Turler était venu en beau surplis brodé, au lieu d’être en habit noir, et qu’il eût officié entre quatre torchères et deux pots de fleurs, au son d’une musique quelconque, vous vous sentiriez mariée tout de bon, grâce au costume, à la mise en scène et au décor !... Avouez que c’est vraiment bien enfantin !...

LEA.

Vous vous trompez, Daniel... M. Clarke va nous recevoir en habit noir et sans broderie, dans un petit temple de village, bien modeste, où il n’y aura ni vitraux, ni orgue, ni parfums... Et si j’y entre avec une émotion que je n’ai pas ressentie devant M. Turler, c’est qu’il y a loin de ce qui est légal à ce qui est sacré !... Si, en vous jurant amour et dévouement sans bornes, toute mon âme se fond en une tendresse infinie... c’est que je me dirai : « Dieu est là !... il m’entend !... Et tous les serments que je fais... c’est à lui que je les adresse ! »

DANIEL.

Mais enfin !...

LEA.

N’insistez pas, Daniel. Vous me feriez inutilement beaucoup de chagrin... Après tout, vous n’êtes pas bien à plaindre. – Le sacrifice que je vous demande n’est pas comparable à celui que vous exigez de moi. Il n’y va pour vous que de consentir à ce que vous jugez inutile ; tandis qu’il s’agirait pour moi de renoncer à ce que je considère comme indispensable... Comparez, je vous en prie, mon exigence à la vôtre : voyez si nos deux désirs peuvent entrer en balance ; et s’il vous est permis d’hésiter entre le petit ennui auquel je vous soumets en vous entraînant à l’autel, et la grande... la profonde douleur que vous m’imposeriez, en refusant de m’y conduire !...

Daniel reste immobile sans répondre.

Je vais m’apprêter... je reviens dans cinq minutes, je prends votre bras, nous allons au temple, et vous verrez, mon bien cher Daniel, qu’on n’en sort pas plus mauvais... Demain, comme tous dites, nous parlerons du ciel et nous serons si heureux... que vous serez bien forcé d’avouer qu’il y est pour quelque chose... À tout à l’heure !

Elle sort.

 

 

Scène IV

 

DANIEL, BIDACHE, FARGIS

 

Daniel, dès qu’elle est sortie, va ouvrir brusquement la porte de la bibliothèque et sans rien dire redescend.

FARGIS.

Tu es seul ?

DANIEL.

Oui !

BIDACHE, à Fargis.

Eh bien ?

DANIEL, sourdement.

Rien !... Je n’ai rien obtenu !

BIDACHE, vivement.

Et tu as consenti ?

DANIEL.

Non !... mais elle va revenir. Il faut prendre un parti, tout de suite, à l’instant.

BIDACHE, vivement.

Tiens bon !... Elle est femme, elle t’aime !... Elle cèdera !

FARGIS.

Elle est femme, elle croit !... Elle ne cédera pas !

BIDACHE.

Allons donc !... tiens-lui tête !

FARGIS.

Et tu exaltes sa foi !... va au temple, va ! on ne t’en estimera pas moins ; et elle t’en aimera davantage !

BIDACHE.

La femme veut qu’on lui résiste... Sois résolu, et elle t’adore !

FARGIS.

Écoute-le, et tu es perdu !...

BIDACHE.

Ne l’écoute pas, tu es sauvé !

DANIEL, qui les a écoutés, tout à sa colère sourde.

Et j’en suis là !... et nous en sommes tous là !... en pleine lumière du siècle, en pleine liberté !... Toujours, partout, ce songe creux, ce cauchemar de religion surannée, gothique !... et sous nos pieds, sur notre tête, dans l’herbe et sur les toits, au foyer, ou sur la grande route... jusqu’au seuil de la chambre nuptiale, ces fils visqueux du monstre caché qui nous happe, nous enlace, et nous dévore !... Ah ! jour de Dieu ! que j’en sorte cette fois !... Et ils me le paieront cher, le quart d’heure que je passe !...

FARGIS.

Prends garde !... on vient !...

 

 

Scène V

 

DANIEL, BIDACHE, FARGIS, MISTRESS POWERS, MISSES BLOOMFIELD, CHARLEY, CASIMIR, TURLER, puis LEA, ESTHER

 

MISTRESS POWERS.

Mon neveu, voici l’heure. M. Clarke nous attend. Les voitures sont prêtes, et vous les retrouverez à la porte du temple !

DANIEL, cherchant Lea des yeux.

Je voudrais avant parler à Lea !

Il va pour se diriger du côté où elle est sortie. Ella paraît au même instant avec Esther.

MISTRESS POWERS.

La voici !

DANIEL.

Lea, faites qu’on nous laisse seuls un instant !

LEA, anxieuse.

Seuls, pourquoi ?

DANIEL, à part, avec elle, à droite sur le devant de la scène.

Parce que... parce que cette cérémonie est impossible.

Mouvement de Lea.

Je vous l’ai dit ! Et il est inutile de le signifier tout haut, à tout ce monde !...

LEA.

Daniel !

DANIEL, s’efforçant de rester maître de lui, et tendrement.

Ma chère Lea, je vous en conjure, ne donnons pas à vos amis, aux miens, le spectacle d’un tel scandale !...

LEA.

Mais le scandale, Daniel, c’est vous seul qui le faites !...

DANIEL, de même.

Donnez-moi votre bras, ma chère aimée... donnez-le à votre mari et venez avec lui dans sa maison qui est la vôtre... et qui nous attend.

LEA.

Je suis prête à vous suivre partout, Daniel, en femme soumise et dévouée... mais allons d’abord à cette maison qui est là-bas. – C’est le seul chemin qui mène à l’autre.

DANIEL.

Je vous ai dit les raisons qui s’y opposent, Lea... Vous devriez pourtant les comprendre... et ne pas me mettre dans l’obligation d’afficher tout haut un refus que j’espérais, grâce à vous, faire accepter en silence !

LEA.

Vous feriez cela ?... Daniel !... Vous diriez tout haut ?...

DANIEL.

Si vous m’y forcez... pourtant !...

MISTRESS POWERS, descendant, à Lea.

Eh bien, mon enfant !... avez-vous tout dit ?... partons-nous enfin ?

Lea regarde Daniel d’un air suppliant.

DANIEL, de même, la regardant.

Lea !... Vous entendez ?... Venez-vous ?

LEA, prenant son bras.

Là-bas ?...

DANIEL, nettement.

Chez moi !...

LEA, retirant son bras, doucement.

Non, Daniel.

DANIEL, résolument, à mistress Powers, tout haut.

Non, madame, non !... Nous ne partons pas !

LEA.

Daniel !

Mouvement de tous.

MISTRESS POWERS, très étonnée.

Comment !... qu’est-ce à dire ?...

DANIEL.

...C’est-à-dire, madame, que je me crois suffisamment marié comme je suis !... et que je ne vois pas que cette union ait besoin d’une confirmation nouvelle !

MISTRESS POWERS.

Je ne comprends pas... Lea, expliquez-moi...

LEA.

Ma tante !... Daniel refuse d’aller au temple !

Mouvement général de tous.

MISTRESS POWERS.

Que dites-vous là, ma nièce ?...

ESTHER, courant à sa sœur.

Ô ma chérie !

BIDACHE, à Daniel, bas.

Hardi !... Ferme !... c’est ça !...

MISTRESS POWERS.

Mais, où sommes-nous ?... qu’est-ce que j’entends ?... et qu’est-ce donc que monsieur vous offre ?...

DANIEL, vivement.

Le mariage, madame, qui, d’ailleurs, est fait par monsieur...

Il désigne Turler.

MISTRESS POWERS.

Un mariage ?

DANIEL.

M. Turler vous dira, missis Powers, que nous ne sommes pas ici à Londres, et...

MISTRESS POWERS.

Je le vois de reste, monsieur. – Il n’est pas, dans tout le Royaume-Uni, un gentleman qui osât se conduire comme vous faites !...

DANIEL.

Vous me permettrez, madame, d’agir en Français, que j’ai l’honneur d’être !...

MISTRESS POWERS.

Trêve de débats, monsieur !... Vous avez sollicité l’honneur de notre alliance... ma nièce a daigné y consentir. Veuillez tenir votre promesse, je vous prie, et lui donner le bras pour aller au temple, en galant homme que vous êtes !...

DANIEL.

J’ai le regret de ne pouvoir me soumettre à cette formalité... J’ai dit mes raisons à madame.

MISTRESS POWERS.

À miss Lea Henderson, s’il vous plaît !

DANIEL.

Pardon !... À madame Daniel Rochat, ma femme !

MISTRESS POWERS.

À miss Henderson, monsieur, encore, toujours, et plus que jamais !

DANIEL.

Ma chère Lea, faites cesser, je vous en prie, cette discussion pénible... et fort inutile !...

MISTRESS POWERS.

Charley !... j’espère que M. Rochat voudra bien comprendre que sa présence, chez moi, n’a plus de raison d’être !...

CHARLEY, doucement.

Vous avez entendu, monsieur ?

DANIEL.

Oui, monsieur.

Il traverse la scène au milieu d’un grand silence et dit à Lea résolument, mais avec une grande volonté de se contraindre.

Lea, vous avez juré de me suivre où il me plairait de vous conduire !... Voulez-vous bien me donner la main et me suivre ?...

LEA, aussi résolue que lui et tristement.

J’ai juré de suivre mon mari, Daniel : et vous n’êtes pas mon mari !...

DANIEL.

Je le suis !

LEA.

Devant la loi peut-être ; mais pas devant ma conscience.

DANIEL.

Et cette conscience ne vous dit pas qu’un serment fait aux hommes est toujours sacré ?

LEA.

Moins sacré que les promesses faites au ciel !...

FARGIS, à mi-voix.

Allons, Daniel !...

LEA.

Faites cela pour moi, je vous en conjure... et cela vous coûtera si peu, et vous me rendrez si heureuse !... Ah ! quelle joie vous me donnerez, Daniel !... mon cher Daniel !... et vous m’aurez si tendre, si dévouée, si aimante... si bien à vous... et si... si reconnaissante !... Ah ! que je vous serai reconnaissante !

DANIEL.

Je ne puis pas !...

LEA.

Alors !... adieu !

DANIEL.

Adieu !... Adieu ?...

Il veut s’élancer vers elle. Mouvement de tous.

CHARLEY.

Monsieur !...

FARGIS, BIDACHE, le contenant.

Daniel !

DANIEL.

C’est vrai !... Pardon !... Je m’égare !... Mais quel homme, un pareil jour, s’est heurté à une telle folie ?...

FARGIS.

Allons, viens !

DANIEL.

Non !

BIDACHE.

Viens, je t’en prie !

FARGIS.

Monsieur Turler, de grâce !...

TURLER.

Monsieur !

DANIEL.

Oui, monsieur, oui !... vous avez raison !... Il faut voir de sang-froid quel parti prendre, dans l’étrange situation qui m’est faite !

FARGIS.

Viens chez moi !

DANIEL.

Oui... chez toi !... Allons !...

Voyant Lea prête à sortir et poussant un cri.

Lea !...

Lea, sur le seuil de la porte, s’arrête court. Il reprend avec force.

Non ! mille fois non !

Tandis que Lea sort avec sa tante et sa sœur.

Après tout, rien ne peut faire que tu ne sois ma femme !... et tu es à moi... bien à moi !... Allons, messieurs, allons !... sortons !...

 

 

ACTE IV

 

Petit salon de Lea, au rez-de-chaussée. Porte-fenêtre au fond, ouvrant sur le parc. À droite, porte de sa chambre à coucher, au second plan. Au premier plan, cheminée, surmontée d’une glace sans tain qui laisse entrevoir cette chambre. Du même côté, une table. Entre la table et la cheminée, un fauteuil assez distant de la cheminée pour que le passage soit facile. À gauche de la table, un canapé. À gauche, premier plan, autre canapé pareil. Porte d’entrée au milieu du panneau de gauche. Il fait nuit. Lampes sur les consoles au fond. Lampe sur la table. Au fond, le parc. Une terrasse, où l’on entrevoit dans la nuit Lea et mistress Powers assises, causant avec Charley.

 

 

Scène première

 

ESTHER, CASIMIR, UN DOMESTIQUE

 

ESTHER, entrant par le fond, à un domestique qui paraît sur le seuil de la porte de gauche.

N’est-ce pas monsieur Casimir qui entre là, dans le salon ?...

LE DOMESTIQUE.

Oui, mademoiselle.

ESTHER.

Priez-le de venir ici me parler.

Le domestique sort par la gauche et reparaît presque aussitôt pour introduire Casimir. Elle va à lui.

Vous aves reçu mon petit mot ?

CASIMIR.

Oui, miss Esther, et fait votre commission. – Mon frère va venir à l’instant.

ESTHER.

Merci !

CASIMIR.

Oserais-je vous demander des nouvelles de miss Lea ?

ESTHER.

Elle est là sur la terrasse, à causer avec ma tante et Charley. – Nous sommes ici chez elle. – Triste conversation, monsieur, après un dîner qui n’a pas été gai, comme vous pouvez croire. On parle de la pluie et du beau temps, personne ne songe à ce qu’il dit, ni ne répond à ce qu’il entend. C’est une consternation véritable dans toute la maison.

CASIMIR.

Et je m’y associe, miss Esther, comme si j’étais de la famille !

ESTHER.

Je n’en doute pas, monsieur. – Vous attendez votre frère, n’est-ce pas ?

CASIMIR.

Si vous le voulez bien. Et j’en profiterai pour vous prier en même temps d’examiner mon petit rapport.

ESTHER.

Sur ?...

CASIMIR.

Sur la conduite de nos jeunes gens, tantôt, dans le verger.

ESTHER.

Oh ! je n’ai vraiment pas la tête à cela !

CASIMIR.

Je le pense, miss Esther, mais le devoir scolaire a ses exigences !

ESTHER, prenant au petit papier qu’il lui tend.

Ceci est ?...

CASIMIR.

La liste des punitions que j’ai dû infliger tantôt... Gasp, Mabel, Josuat. – Indiscipline... – Exclusion du lunch. – Burnet (Édouard.) – Instincts détestables : – m’a tiré la langue. – J’ai résisté difficilement à l’envie de lui administrer une calotte !...

ESTHER.

Fi ! monsieur : – une créature faite à l’image de Dieu !

CASIMIR.

Il n’a pas fallu moins que cette considération, miss Esther, pour que je me sois borné à lui tirer les oreilles !... Quant à M. Schwartz (Émile), que vous voyez qualifié de « polisson !... » n’a-t-il pas eu le front de dessiner sur le sable de la grande allée ma propre caricature !...

ESTHER.

Oh !...

CASIMIR.

En petite jaquette, avec un gros pouf, un chignon, des plumes sur la tête, une ombrelle !... Et au-dessous, cette désignation, que j’ose à peine répéter : « Miss Casimir Henderson ! » – Certes, l’accouplement de nos deux noms, miss Esther, n’est pas ce qui constitue l’offense ; au contraire !... j’y vois une intention malicieuse qui est loin de me déplaire... mais « miss Casimir » gâte tout !... « Miss Casimir » est insoutenable !... Je vous ai laissé le soin de raffîner vous-même le châtiment !

ESTHER.

Toutefois, – si blâmable que soit cet enfant, – n’aurait-il pas signalé chez vous, monsieur, un point vulnérable ?...

CASIMIR.

Il va m’envoyer des brochures ?

ESTHER.

Avouez que cette tenue mondaine n’a pas le caractère sérieux qu’exigeraient vos fonctions ?

CASIMIR.

Permettez !...

ESTHER.

Voyez, au contraire, M. Clarke...

CASIMIR.

Le pasteur !

ESTHER.

Quel enfant s’aviserait de manquer de respect à une redingote aussi sérieuse que la sienne ?

CASIMIR.

Bon, lui ; – mais moi !

ESTHER.

Voilà le prestige !...

CASIMIR.

Vous voulez ?...

Fargis paraît, introduit par le domestique.

ESTHER.

Votre frère...

 

 

Scène II

 

ESTHER, CASIMIR, FARGIS

 

FARGIS, allant à Esther.

Vous m’ayez fait demander, miss Esther, et je m’empresse...

ESTHER.

Mille grâces, monsieur, d’avoir bien voulu vous rendre à notre appel. – Je vais prévenir ma tante.

Elle remonte vers la terrasse où on la voit parler à mistress Powers qui se lève, ainsi que Lea et Charley, pendant ce qui suit.

FARGIS, à son frère.

Eh ! qu’est-ce que tu as, toi ?... cet air écrasé !

CASIMIR.

Je crains d’être allé trop loin dans la voie des concessions... je ne peux plus m’arrêter !

FARGIS.

Toi, tu as voulu séduire... et c’est toi qui es séduit !

CASIMIR.

J’en ai peur !

 

 

Scène III

 

MISTRESS POWERS, FARGIS, LEA, ESTHER, CASIMIR, CHARLEY

 

MISTRESS POWERS.

Mon cher voisin, que je vous suis donc reconnaissante de cet empressement...

FARGIS.

Je serai toujours heureux, madame, de mettre à votre service tout mon dévouement...

LEA.

Et moi, je vous remercie de tout mon cœur, monsieur.

MISTRESS POWERS.

Ma nièce tient de M. Rochat lui-même que vous êtes loin d’approuver ses doctrines : et il nous a paru que nous ne saurions invoquer de meilleurs conseils que les vôtres, vos relations d’amitié avec lui pouvant, au besoin, nous être d’un précieux secours.

Charley avance un fauteuil à Fargis, à qui mistress Powers fait signe de s’asseoir. On s’assied.[9]

Avant tout, cher monsieur, permettez-moi de vous poser une question... Ma nièce est-elle, n’est-elle pas mariée ? Charley prétend que oui ; je prétends que non... Qui a raison ?...

FARGIS.

C’est monsieur, missis Powers ; je suis forcé d’en convenir !

MISTRESS POWERS.

Ainsi, ma nièce est mariée, tout de bon ?

FARGIS.

Vous ne sauriez garder à cet égard le moindre doute !

MISTRESS POWERS.

Vous entendez, Lea ?

LEA.

Oui, ma tante.

FARGIS.

La législation est formelle... Le mariage civil prime le mariage religieux ! – La société humaine a dû prendre ici ses précautions. – Le mariage n’est pas seulement l’union des sentiments ; c’est aussi l’alliance des intérêts ; un pacte social qui entraîne des obligations et des droits de toute nature, que la loi n’a pas seulement pour but de déterminer, mais aussi de garantir... Or, la première de ces garanties, c’est que le contrat, une fois conclu, soit définitif... Vous êtes trop raisonnable pour ne pas trouver cela parfaitement juste !

MISTRESS POWERS.

À la bonne heure ; mais alors que devient le mariage religieux ?...

FARGIS.

Celui-là est tout de cœur, comme l’autre est tout de raison... Purement religieux, le mariage manque d’une sanction légale... purement civil, il est privé d’une sanction morale. – Faites l’accord, l’alliance est parfaite.

MISTRESS POWERS.

Donc, la suppression de l’un laisse une lacune horrible ?...

FARGIS.

C’est mon avis !

MISTRESS POWERS.

Et en nous refusant notre part religieuse, M. Rochat met entre nous et lui un abîme infranchissable ?...

FARGIS.

Je ne me suis pas fait faute de le lui dire.

MISTRESS POWERS.

Vous approuvez donc ma nièce, de réclamer énergiquement le complément de son contrat ?

FARGIS.

De tout point !

MISTRESS POWERS.

C’est acquis !... Autre question, mon voisin : Ma nièce, mariée en Suisse, est-elle aussi mariée... en Angleterre, par exemple ?...

FARGIS.

En fait, oui ; mais l’action légale ne peut être exercée contre elle personnellement, que dans le pays où le mariage a été contracté.

MISTRESS POWERS.

Il y a donc une action légale possible contre elle ?

FARGIS.

Assurément.

MISTRESS POWERS.

M. Rochat peut... ?

FARGIS.

Faire valoir ses droits...

MISTRESS POWERS.

Et contraindre ma nièce... ?

FARGIS.

À le suivre et à partager son domicile !

MISTRESS POWERS.

Mais ceci est sauvage, monsieur, vous en conviendrez ?... C’est une législation de Peaux-Rouges !

FARGIS.

Moralement, c’est vif ; mais légalement, on ne peut plus logique ; du moment que la loi a consacré l’union, il faut pourtant bien qu’elle la fasse respecter dans toutes les obligations qu’elle entraine.

LEA.

Ainsi, M. Rochat peut me sommer de partir avec lui demain ?

FARGIS.

Par autorité de justice !

LEA.

Et si je refuse, peut recourir... ?

FARGIS.

À la force !

MISTRESS POWERS.

Les gendarmes ?

FARGIS.

Disons bien vite que Daniel est incapable de recourir à de tels moyens !... Ils blessent trop nos sentiments les plus délicats, pour qu’un galant homme s’y hasarde.

LEA.

Alors, monsieur, quel parti croyez-vous qu’il va prendre ?...

FARGIS.

C’est là ce que j’ignore, miss Lea. – J’ai épousé trop vivement vos intérêts pour qu’il m’admette à ses plus intimes confidences... Au sortir de votre maison, il s’est installé chez moi, pour échapper à tous les commentaires de l’hôtel... Là, conférence avec M. Turler, pour examiner la loi fédérale, constater les droits qu’elle lui confère, et s’assurer qu’elle n’est que la reproduction de la loi française... Après quoi, et tandis que je reconduisais M. l’adjoint, il s’est enfermé dans sa chambre avec le docteur : et leur entretien, auquel je n’ai pas été convié, n’a pas duré moins de deux heures. Il a reparu pour le dîner, plus calme en apparence, et comme un homme qui a pris son parti... mais lequel ?... Naturellement, il ne s’en est pas expliqué à table ; nous étions au café, quand mon frère m’a fait connaître votre désir de me voir, et Daniel m’a laissé partir sans m’éclairer sur ses intentions.

MISTRESS POWERS.

D’où je conclus qu’elles sont des plus noires, et que nous devons songer tout de suite au départ !...

LEA.

Oh ! ma tante !

MISTRESS POWERS.

Ma nièce, l’impie est capable de tout. – Savez-vous ce que je prévois, mes enfants, par une intuition vraiment prophétique ?

LEA.

Eh quoi.... ma tante !...

MISTRESS POWERS.

Cette nuit, la justice envahira la maison et des gens armés vous enlèveront pour vous jeter toute vive au bras de cet homme !

ESTHER.

Oh ! ma tante, c’est du Walter Scott...

FARGIS.

Oui, cela ne se fait plus

MISTRESS POWERS, interrogeant Charley.

Charley ?

CHARLEY.

Je pense comme Esther, madame ; et en fait de gens armés et masqués, nous avons tout au plus à redouter la visite du commissaire de police !

FARGIS.

Et encore !

MISTRESS POWERS.

Et n’y eût-il que lui... allons-nous l’attendre ?... Allons, Charley, vous êtes l’homme de la maison, le chef de la famille, soyez franc, et avouez que le mieux est de partir.

CHARLEY.

Dispensez-moi de vous répondre, madame ; je ne serais pas assez impartial dans le débat, – vous le savez...

FARGIS, à part.

Ah ! ah !

MISTRESS POWERS.

C’est-à-dire que vous m’approuvez, et n’osez pas le dire !...

CHARLEY.

C’est Lea seule qui peut décider !

MISTRESS POWERS.

Eh bien, Lea, mon enfant ?

LEA.

Pardonnez-moi, ma tante ; mais je n’approuve pas non plus ce départ !...

MISTRESS POWERS.

Ah !

LEA.

Il semble me donner les torts que je n’ai pas... On ne déserte pas une bonne cause : – on la défend... Partir, c’est la compromettre aux yeux de tous, et la déclarer vaincue où elle n’est que menacée. – Il y a déclaration d’hostilités, hélas, oui !... mais rien de plus. – Daniel a compris déjà, il comprendra peut-être tous ses torts, et je lui fermerais par mon départ la porte du retour : – ce serait bien injuste, convenez-en... Enfin, ma bonne tante, vous avez entendu monsieur. Je ne suis pas tout à fait mariée, c’est vrai, – mais enfin, je le suis bien un peu... Quel que soit le lien qui m’unit à Daniel, ai-je le droit de le briser sans avoir tout fait pour le rendre plus solide ?... C’est une affaire de sentiment, si vous voulez ; et cela ne se raisonne pas très bien ; – mais je vous assure que tant que je suis ici, je ne vois en moi que sa fiancée qui l’attend ; et si je partais, il me semblerait que je suis sa femme, qui se sauve !...

CHARLEY.

Et une raison que vous ne dites pas, Lea ; la plus forte, sinon la meilleure, c’est votre amour pour lui, que sa conduite n’a pas atteint, – loin de là. – Elle l’exalte en lui imposant une sorte de mission qui vous parait sacrée. Vous vous croyez responsable de son salut, et vous êtes heureuse de le croire, – avouez-le.

LEA.

C’est vrai !...

CHARLEY.

Cela suffit, – et ma tante comprendra, comme moi, que vous ne pouvez pas et ne devez pas partir.

Un domestique entre, portant une carte sur un plateau.

MISTRESS POWERS.

Il faut bien que je me rende ! Attendons le Philistin !

ESTHER, debout.

Le voici !...

Tout le monde se lève.

LEA.

Daniel !...

CHARLEY, après avoir pris la carte.

Non ! le docteur !...

FARGIS.

Une ambassade !...

ESTHER.

Bon signe !

MISTRESS POWERS.

Vous le recevrez, Lea ?

LEA.

Il me semble plus convenable, ma tante, que vous sachiez d’abord dans quelle intention il nous vient. – Je ne me vois pas bien discutant avec ce monsieur.

MISTRESS POWERS.

Vous avez raison, ma chère. – Rentrez chez vous. – Je vous préviendrai, s’il y a lieu...

Lea rentre dans sa chambre.

Ne me quittez pas, Charley... ni vous, mon voisin...

Au domestique.

Faites entrer.

 

 

Scène IV

 

CASIMIR, FARGIS, BIDACHE, MISTRESS POWERS, ESTHER, CHARLEY

 

BIDACHE.

Madame...

FARGIS, bas.

Le rameau d’olivier ?

BIDACHE.

Peut-être !...

MISTRESS POWERS.

Voulez-vous prendre, monsieur, la peine de vous asseoir ?

BIDACHE, cherchant des yeux Lea et avant de s’asseoir.

J’aurais souhaité de présenter mes salutations à madame Rochat...

MISTRESS POWERS, debout comme lui, d’un air très étonné.

Pardon... madame ?...

BIDACHE.

...Rochat... Daniel... Daniel Rochat.

MISTRESS POWERS, avec une complète candeur.

Je n’ai pas l’honneur de connaître cette dame...

BIDACHE, à part.

C’est une manie !...

Haut.

De son nom de demoiselle, miss Lea Henderson ?...

MISTRESS POWERS.

Ah ! très bien !... Vous voulez dire ma nièce !... Miss Lea est dans son appartement, un peu souffrante.

BIDACHE, empressé.

Alors, comme médecin !...

MISTRESS POWERS, l’arrêtant du geste.

Pardon, homéopathe ?...

BIDACHE.

Oh ! non ! par exemple !

MISTRESS POWERS.

Ma nièce n’admet que l’homéopathie !...

BIDACHE, à lui-même.

Naturellement !... Toutes les superstitions.

Il s’assied.

MISTRESS POWERS, assis sur le canapé.

Si vous êtes chargé, monsieur, de quelque commission pour elle de la part de votre ami ?...

BIDACHE.

Précisément, je venais la prier...

MISTRESS POWERS.

De fixer l’heure à laquelle aura lieu demain la cérémonie religieuse ?

BIDACHE.

Non !

MISTRESS POWERS.

Non ?...

BIDACHE.

Oh ! pas du tout !

MISTRESS POWERS.

Alors, M. Rochat n’a pas changé d’avis ?...

BIDACHE.

Il serait bien surprenant, mistress Powers, que ce qui lui semblait une folie à deux heures de l’après-midi lui parût la suprême sagesse à dix heures...

Il regarde sa montre.

Je dis bien : dix heures du soir, – ces choses-là n’arrivent que sur le chemin de Damas, en plein soleil, – et encore appelons-nous ça un coup de sang !... Je viens...

MISTRESS POWERS.

Je vois, monsieur, que vous avez les mêmes doctrines que monsieur votre ami.

BIDACHE.

Pardon, c’est lui qui a les miennes...

MISTRESS POWERS.

Un athée !... Ah ! vraiment, j’étais fort curieuse d’en voir un !...

BIDACHE.

Eh bien, régalez-vous !... Donc, je venais...

MISTRESS POWERS, l’interrompant, après l’avoir lorgné.

...On comprend que certaines personnes se considèrent elles-mêmes comme le produit du hasard !...

BIDACHE.

Hein !

MISTRESS POWERS.

« Car, – dit le prophète, – le péché a détruit l’harmonie de leurs os. – Elles ont le pied fourchu du lièvre, l’œil du basilic, et elles sont comme le limaçon, qui fond en marchant ! »

BIDACHE, tranquillement.

Jamais de la vie !... Le lièvre n’a pas le pied fourchu, le basilic n’existe pas, et le limaçon ne fond pas en marchant... donc...

MISTRESS POWERS, tranquillement.

Donc, monsieur, vous êtes venu ?...

BIDACHE, il se lève.

Pour remettre à mademoiselle Lea une lettre de son mari.

MISTRESS POWERS, se levant.

Une lettre ?...

BIDACHE.

Que voici !... Voulez-vous être assez bonne pour la lui faire parvenir... J’attends la réponse.

MISTRESS POWERS, qui a pris la lettre, remontant.

Hum !

BIDACHE.

Ça sent le tabac ?

MISTRESS POWERS.

Plutôt le soufre !... Tout ce qui vient du serpent !...

BIDACHE, tranquillement.

N’allez pas plus loin, missis Powers !... Le serpent ! le diable ! c’est moi !... J’espérais vous le cacher... mais je me suis trahi... C’est moi, « le vieux gentleman. »

MISTRESS POWERS, gracieusement.

Oh ! vieux ! pas encore !... et gentleman... jamais !...

Elle entre chez Lea.

BIDACHE, à lui-même.

Vieille Bible !...

 

 

Scène V

 

CASIMIR, FARGIS, BIDACHE, ESTHER, CHARLEY

 

FARGIS, descendant, à Bidache et seul avec lui à l’avant-scène, à mi-voix.

Eh bien, l’ambassade ?...

BIDACHE, de même.

Attendons !

FARGIS.

Eh quoi ?

BIDACHE.

Vois-tu, nous pataugeons ici en pleine métaphysique, et nous n’en sortirons que par la méthode expérimentale... La nature, cette bonne nature !... Il n’y a jamais qu’elle !

FARGIS.

Donc ?

BIDACHE.

Donc, mettons nos amoureux seule à seul, en présence... et l’accord s’établit de lui-même... par l’effet de l’attraction !...

FARGIS.

Ah ! c’est toi qui as trouvé cela ?...

BIDACHE.

C’est moi !

FARGIS.

C’est assez scélérat !... Tu espères que l’amour ?...

BIDACHE.

...Aura bon marché de la théologie !...

FARGIS.

Et dans ce cas, le mariage religieux ?...

BIDACHE.

Religieux, leur mariage ?... Allons donc !... Il sera naturaliste ou il ne sera pas !...

FARGIS.

Mais !...

BIDACHE.

Elle vient !...

 

 

Scène VI

 

CASIMIR, FARGIS, BIDACHE, ESTHER, CHARLEY, MISTRESS POWERS, LEA

 

MISTRESS POWERS.

Ma nièce, monsieur, a voulu vous remettre elle-même sa réponse !

Bidache s’incline sans rien dire.

LEA.

Par la lettre que vous avez bien voulu m’apporter, M. Daniel me prie de lui accorder une entrevue ce soir, chez moi.

BIDACHE.

Oui, madame.

LEA.

Je n’ai ici que des amis, et je désire leur faire part de ma réponse que voici !... « Mon cher Daniel... L’entrevue que vous me demandez n’est pas possible ce soir. Nous causerons demain matin plus utilement, à l’heure qu’il vous plaira de fixer. »

Lui tendant la lettre.

Voulez-vous avoir la bonté de remettre ceci à M. Rochat ?...

BIDACHE.

Permettez-moi toutefois d’insister, madame, et...

LEA.

C’est inutile, monsieur, je vous assure !...

BIDACHE, vexé, prenant la lettre.

Je le regrette...

FARGIS.

Attends-moi.

BIDACHE.

Non... J’ai hâte de faire connaître à Daniel le mauvais succès d’une démarche pourtant bien naturelle...

Saluant.

Mesdames...

MISTRESS POWERS.

Je ne vous dis pas adieu, monsieur... cette formule blesserait sans doute vos convictions !

BIDACHE, saluant et très gracieusement.

Oh ! de votre part, madame, elle ne peut que m’être absolument agréable !

Il sort.

 

 

Scène VII

 

CASIMIR, FARGIS, ESTHER, CHARLEY, MISTRESS POWERS, LEA

 

MISTRESS POWERS.

L’insolent !

ESTHER.

Nous voilà du moins tranquilles jusqu’à demain !... Et ma tante ne va plus rêver gendarmes !

MISTRESS POWERS.

Nous vous laissons, Lea !... Vous avez besoin de repos, mon enfant... Je suis enchantée de vous et de votre lettre.

LEA.

En y réfléchissant, ma tante, elle est peut-être un peu sèche.

MISTRESS POWERS.

Oh ! point du tout !

LEA.

Oh ! si !... et j’en ai comme un petit remords.

Allant à Fargis.

Voulez-vous dire à Daniel, monsieur, qu’il recevra une autre lettre demain matin, un peu plus... un peu plus longue ?

MISTRESS POWERS.

Vous allez vous fatiguer à lui écrire ?

LEA.

C’est l’affaire d’un instant, ma tante... Et je ne veux pas le laisser ce soir sous une impression si pénible.

FARGIS.

Votre commission sera faite dans un instant, miss Lea...

LEA.

Merci ! mon cher voisin.

FARGIS, saluant.

Mesdames...

MISTRESS POWERS.

Bonsoir, mon voisin.

Fargis sort avec Casimir. À Lea.

Bonsoir, chère enfant.

ESTHER.

Veux-tu que je reste avec toi ?...

LEA.

Pourquoi ?... Allez dormir tous, et prenons des forces pour la bataille de demain... Bonsoir, mon bon, mon excellent Charley.

Elle lui tend la main que Charley, sans rien dire, porte à ses lèvres. À tous.

À demain !...

MISTRESS POWERS.

Bonne nuit !... ma nièce...

Tout le monde sort par la gauche. Pendant ce qui précède, une femme de chambre a pris sur les consoles du fond, les deux lampes, et les a portées sur la cheminée de la chambre à coucher qui, par la glace sans tain, parait doucement éclairée.

LEA, allant au canapé à droite.

Vous pouvez vous retirer, Claudine !... Si j’ai besoin de vous, je sonnerai.

LA FEMME DE CHAMBRE.

Bien, mademoiselle.

Elle sort.

 

 

Scène VIII

 

LEA, seule, puis DANIEL

 

LEA, seule. Elle s’assied pour écrire à Daniel et prend d’abord sa lettre, qu’elle relit.

« ... Se peut-il, Lea, que deux êtres qui s’aiment, en soient au point de s’écrire un jour pareil ?... En vérité, je me demande si tout cela est bien réel... À cette heure, cher trésor de ma vie, je devrais vous emporter dans mes bras... et nous voilà séparés par la plus folle de toutes les causes... Nous sommes porte à porte ; entre la maison où je suis et la vôtre, il n’y a qu’un simple ruisseau... les feuillages des deux rives se confondent... et nous sommes à cent lieues l’un de l’autre !... Je vous en conjure, ma Lea, qu’un mot de tendresse nous rapproche un instant... Recevez-moi, ce soir, une minute, une seconde, que notre premier jour de mariage ne s’achève pas dans un isolement si cruel... J’étais un peu irrité tantôt, violent, blessant peut-être, j’en conviens et m’en accuse ; oubliez-le, je vous en prie, laissez-moi mériter mon pardon et vous prouver que dans ce cœur impie... il y a du moins une image sacrée, qui est la vôtre... et une religion à toute épreuve... mon amour pour vous... »

Au moment où elle achève sa lecture, la porte de gauche s’ouvre, et Daniel entre vivement, sans qu’elle le voie tout d’abord. Il s’arrête un instant au milieu de la chambre, puis au moment où elle prend la plume pour écrire, elle l’entend marcher, et sans se retourner.

C’est vous, Claudine ?...

DANIEL.

Non, Lea... c’est moi !

LEA, debout, vivement.

Ici ?...

DANIEL.

Vous m’écrivez, n’est-ce pas ?...

LEA, très émue.

Oui !... en effet, je...

DANIEL.

J’ai donc bien fait de venir causer avec vous, au lieu de correspondre ainsi à distance. – Quand j’ai reçu le petit mot... bien froid, qui me refusait cette entrevue, j’ai pris mon parti : – J’ai franchi le ruisseau qui sépare ce parc de celui de Fargis, – et des lumières à tous les étages m’apprenant que chacun ici était rentré chez soi... j’ai traversé vivement le vestibule. – Je savais le chemin, je suis venu tout droit. Personne ne m’a vu. – Et d’ailleurs, quoi de plus naturel que ma présence, ce soir, près de vous ?... N’est-ce pas ma vraie place ?...

LEA.

Et il vous semble naturel aussi, Daniel, que vos amis puissent raisonner là-dessus à loisir ?...

Mouvement vers la cheminée pour sonner.

DANIEL, vivement.

Qu’allez-vous faire ?

LEA.

Appeler.

DANIEL.

Vos gens !... pour me congédier en leur présence ?

LEA.

Oh ! Daniel, vous ne m’en croyez pas capable. – Je vais prier ma tante et ma sœur de descendre ici, – rien de plus...

DANIEL.

Elles dorment. – À quoi bon les réveiller ?...

LEA.

Vous n’espérez pourtant pas que j’accepte cet entretien à pareille heure ?

DANIEL.

Et pourquoi pas, ma bien-aimée Lea ?...

LEA.

Daniel... vous n’avez pas affaire ici à l’une de vos compatriotes... Je suis d’une race où l’on apprend aux filles à connaître le danger, pour s’en défendre ; et je vous comprends très bien. – Vous vous dites : – « Que l’on me sache ici, cette nuit !... C’est assez pour que demain, Lea, compromise, ne puisse plus se refuser à me suivre. – J’évite le temple... et tout est fini ! » – Avouez que c’est là ce que vous espérez ?...

DANIEL.

J’espère mieux encore, Lea...

LEA.

Allons, c’est déloyal, ce que vous faites là. Allez-vous en !... et ne commettez pas l’indigne action de déshonorer ce soir celle qui demain doit être votre femme...

DANIEL.

Un déshonneur pour vous, ma présence chez vous ? Ma chère Lea, on s’étonnerait plutôt de ne pas m’y voir !...

LEA.

À quel titre ?... Vous êtes plus que mon fiancé, mais moins que mon mari. – Encore une fois, allez-vous en, Daniel, et ne donnez pas à croire ce qui n’est pas !...

DANIEL.

Et ce qui serait pourtant, ce qui devrait être, Lea, si vous m’aimiez autant que je vous aime...

LEA.

Je vous aime de toutes les forces de mon cœur, Daniel, vous le savez : – Et c’est pour cela que je veux me garder tout à fait digne de vous !...

DANIEL.

Et pourquoi te garder, ou plutôt te reprendre ? – car enfin : – tu t’es donnée à moi... et tu n’as pas le droit de me voler ton amour qui est mon bien ?...

Il va pour la prendre dans ses bras.

LEA.[10]

Daniel ! J’appelle !... Daniel, allez-vous en !... je vous en supplie !...

DANIEL.

Pas avant de savoir pourtant si tu m’aimes autant que tu le dis !...

LEA.

Il ne tient qu’à vous d’en être sûr. Le temple est là, prêt à s’ouvrir pour nous, même la nuit !

DANIEL.

Laisse là ce temple et ne cherchons pas le ciel si loin de nous !... Restons ici, ma chère âme, avec notre amour, dont je ferai le seul culte de toute ma vie...

LEA.

Ne blasphémez pas, mon Daniel !... Ne dites pas cela !... Il n’y a pas d’amour sans Dieu !...

DANIEL.

Tu vois bien que si !... puisque je t’aime !...

LEA.

Mal !... et c’est bien ma douleur !...

DANIEL.

Mieux que toi !... oui, cent fois mieux !... Est-ce de l’amour, cette froide raison qui discute ce qui est permis, ce qui ne l’est pas, ce qui le sera demain, à telle heure, à tel prix, – et qui met toujours entre nous, jusque sur le lit nuptial, la désolante image de son Dieu glacé ?... Ma Lea chérie, songe-t-elle à Dieu celle qui aime tout de bon ?... Son seul Dieu, c’est son amour !...

LEA, douloureusement.

De l’amour ?... cette passion toute terrestre... toute mortelle ?

DANIEL.

Le vrai !... le seul !...

LEA.

Et sans espoir d’une autre vie... où nos âmes se retrouvent ?...

DANIEL.

Qu’importe... si la vie présente nous donne toutes ses joies ?...

LEA.

Quelles joies... dont on voit si bien la fin !... J’aimerais mieux prendre mon cœur à deux mains et l’étouffer, que de lui demander tant... pour lui donner si peu !...

DANIEL.

Si peu ?... j’ai donc raison !... Tu ne m’aimes pas !...

LEA.

Je ne t’aime pas !... je ne l’aime pas ! – La terre lui suffit à lui !... On s’aime, on meurt, et tout est dit !... Et pour moi ce n’est pas assez de toute une vie d’amour, j’y veux l’infinie durée, et je ne l’aime pas !!... Mais si je ne pensais pas de la sorte, ingrat que tu es, mais tu devrais me supplier de le faire. – Je ne t’aime pas, et je te veux ici, là-haut, et partout à moi, et toujours à moi, toujours ! toujours !!... Ose donc parler de ton amour qui admet une fin, devant le mien qui se veut éternel... et compare-la donc, ta passion qui rampe, à ma tendresse qui a des ailes !...

DANIEL.

Et tu repousses le présent qui est là, – pour cette éternité qui n’est pas ?... Car elle n’est pas !...

LEA.

Eh bien, je l’invente !... il me la faut !... j’en ai soif !...

DANIEL, lui prenant les mains tendrement et l’entraînant vers le canapé.

Ô mystique !

LEA.

Ô mon Daniel ! laisse-toi donc convaincre, et toucher !... Mais crois-moi, crois-moi donc !... je t’en supplie... laisse-toi donc aimer !... comme je le crois, comme je le sens !... aimer en Dieu !... C’est lui qui m’a mise sur ton chemin pour te ramener à son amour par le mien. – Il ne faut pas être ingrat !... Si je suis là, c’est grâce à lui ! Fais donc quelque chose pour lui ! Et pour moi aussi ! Je vaux pourtant bien cela !... Et je t’aimerai tant, et tant, et tant !...

Il va pour la faire asseoir près de lui, elle glisse à ses pieds.

Et ce sera si bon, si grand, si pur !... Et qu’est-ce que je te demande en échange ?... si peu !... De croire à ton âme seulement !... c’est donc bien difficile ?... N’est-ce pas que tu as une âme ?... Dis que tu as une âme ?... dis-le !

DANIEL, les yeux dans ses yeux.

Deux !... la tienne et la mienne !

LEA.

La nôtre !... Dis que tu crois en Dieu !... Un peu !... un tout petit peu !...

DANIEL.

Je crois au Dieu qui est dans ton cœur... et au ciel qui est dans tes yeux !...

LEA, extasiée.

Non, pas celui-là, l’autre !... le vrai !

DANIEL, la reprenant dans ses bras pour la faire asseoir près de lui.

Le vrai, le voilà !...

Il va pour lui donner au baiser sur la bouche.

LEA, se redressant vivement et se dérobant à droite.

Ah ! démon !... tu me perds !... laisse-moi !

DANIEL, debout.

Lea !...

LEA.

Laisse-moi !... je ne veux pas !... C’est trop lâche et trop stupide de me gâter ainsi toute mon ivresse à me donner, pour ton plaisir de Satan à me faire renier ma foi !

DANIEL.

Démon toi-même, qui me tentes et te dérobes... et qui depuis des heures, des heures !... me condamnes à l’odieux supplice de te voir toujours t’échapper de mes bras !...

LEA.

Mais alors, malheureux, laisse-moi donc la joie d’être à toi sans remords, avec ivresse et tout entière... Mais je ne demande que cela, aide-moi donc enfin !... aide-moi !

DANIEL.

Et quand je le voudrais, à cette heure ?...

LEA, avec un cri de joie.

Tu le veux !...

Elle court à la porte du fond qu’elle ouvre vivement. On voit le parc éclairé par la lune.

Tiens !... Cette lumière là-bas !... celle de M. Clarke... Nous traversons le parc, et je rentre ici ta femme, ta vraie femme, cette fois ! Viens !... viens vite !...

DANIEL.

Encore !... Toujours !

LEA.

Oh ! cet homme pourtant !... cet homme que j’aime, qui n’a que trois pas à faire, deux mots à entendre pour que je tombe dans ses bras ; et qui hésite, qui refuse, et qui me crie après : « Je t’adore !... »

DANIEL.

Jusqu’à la folie, et tu le sais trop !... Toi qui abuses de l’égarement où tu me jettes !...

LEA.

Pour te mener à l’éternelle sagesse !... Allons, victime de mon amour, captif de mon cœur, résigne-toi à la défaite, et viens donc !... Les étoiles nous regardent, le lac est tout bleu, l’air est plein de parfums, tout s’est mis en fête pour notre nuit de noces... Viens donc... Viens-tu ?...

DANIEL, vaincu, dans ses bras.

Du moins... seuls ?... Que personne ne le sache, que ce pasteur et toi ?

LEA.

Personne ?...

DANIEL.

Personne !...

LEA, se dégageant, révoltée.

Oh !... Que je consente à cela !... moi ?

DANIEL.

Écoute...

LEA.

...Que je me cache de t’épouser devant Dieu !... comme d’un crime ?...

DANIEL.

Mais...

LEA.

...Que je m’associe à ce mensonge, à cette lâcheté, moi ?... moi !... Mais jamais, entends-tu bien ; – jamais ! Renie ta foi si tu veux : j’atteste la mienne. – Je suis chrétienne et je ne m’en cache pas !... Je m’en fais gloire !...

DANIEL.

Mais laisse-moi...

LEA, sans l’écouter.

Allons ! c’est odieux !... Ah ! c’est odieux !... Je suis à tes pieds ! je supplie ! je pleure ! Je me donne enfin !... je me donne !... Et je ne te demande qu’un élan du cœur, le dévouement d’une seconde ; et tu me marchandes encore ; et tout passe avant moi !... tes partisans, tes courtisans, tes parasites !... Jusque dans mes bras, tu rêves l’accord possible entre ton amour et ta folle impiété, ta femme et ta popularité malsaine... entre la foule et moi !... Tiens, va-t’en, cela vaut mieux, je t’assure ! va-t’en !... Je ne sais pas ce que je te dirais !

DANIEL.

Eh bien ! non !... Je n’ai rien dit ! Je ne te demande rien !... Viens...

LEA, se dérobant à droite, avec la table entre elle et lui.

Et je ne veux plus, moi !

DANIEL.

Lea !

LEA.

Je ne veux plus !... J’étais folle d’accepter ce mariage clandestin, la nuit !... que tu peux toujours désavouer, ou taire, tout au moins !... Mais je veux le proclamer... l’afficher, le crier partout !... Mais c’est mon triomphe à moi, de t’avoir courbé devant Dieu !... Et tu ne veux pas que je m’en pare et m’en glorifie ?... Et vaincu, je te laisserais ruser encore avec le ciel, et lui contester sa victoire ? Allons donc !...Tu ne me connais pas !... Daniel !... Tu viendras là-bas, entends-tu bien, avec les miens et tous tes amis, au su de toute la ville et en pleine lumière !... et tu y entreras par la grande porte,... ou je te jure Dieu que tu ne franchiras jamais le seuil de celle-ci !...

DANIEL.

Tais-toi !... de grâce... et...

LEA.

Finissons !... Et comprenez bien ce que je vais faire !... Je sonne. On vient et j’explique votre présence chez moi !... Vous vous êtes ravisé et vous êtes venu, bien décidé à ce mariage religieux, à l’instant même... Je fais réveiller toute la maison, j’envoie chercher vos témoins, M. Clarke nous marie devant tous les miens, devant tous les vôtres... Et prenez bien garde que si vous me démentez et ne justifiez pas votre présence de la façon que je viens de dire, je pars cette nuit même et vous ne me reverrez de votre vie !

DANIEL, faisant un mouvement pour l’empêcher de sonner.

Arrête !...

LEA, sonnant.

C’est fait !... Maintenant vous pouvez partir avant qu’on soit venu, sortir du parc sans être vu, comme vous y êtes entré... Et tout est fini entre nous... C’est un droit que je vous laisse encore. – Mais hâtez-vous, car on marche là-haut, et on sera là dans cinq minutes.

Daniel remonte vers la porte d’entrée et semble hésiter une seconde. Lea le regarde anxieusement. Allant à lui, avec un cri de joie.

Tu restes ?...

DANIEL.

Tu as rompu le charme ! Lea... Je me résignais à tout, mais avec toi seule pour témoin...

LEA.

Et vous partez ?...

DANIEL.

Pour ton honneur... puisqu’on vient !

LEA.

Tu pars ?... tu pars !...

DANIEL.

Demain, tu consentiras à ce que je t’ai demandé ce soir... et je ferai pour toi ce que j’ai promis.

LEA.

Prends bien garde, Daniel... Prends garde que notre amour ne voie jamais ce demain-là !

DANIEL, la prenant subitement dans ses bras et avec passion.

Il faudrait pour cela qu’il fût mort... et jamais il n’a été plus vivace dans ton cœur et dans le mien !

LEA, l’enlaçant pour le retenir.

Mais reste, alors, malheureux !... reste donc !

DANIEL, cherchant à se dégager.

Non !

LEA.

Daniel !

DANIEL, même jeu.

Non !

LEA.

Je t’en supplie !

DANIEL.

Non ! non !

S’arrachant de ses bras.

À demain, ma chère âme, à demain !

Il s’élance dehors dans le parc.

 

 

Scène IX

 

LEA, ESTHER, LA FEMME DE CHAMBRE

 

LEA, frappée au cœur, le suivant des yeux, adossée contre la porte.

Oh !...

ESTHER, courant à Lea.

Tu as sonné ?... Oh ! mon Dieu !... tu es toute pâle !

Lea, sans répondre, tombe en sanglotant dans ses bras.

 

 

ACTE V

 

Le cabinet de Fargis. Porte d’entrée, à droit, deuxième plan, pan coupé. Fenêtre, premier plan. Porte d’intérieur au fond. Autre porte d’appartement à gauche, deuxième plan dans le pan coupé. Grande table à gauche. Un fauteuil à gauche de cette table, un autre devant, large canapé à gauche. Autre table au fond, à gauche, entre les deux portes d’intérieur.

 

 

Scène première

 

ESTHER, UN DOMESTIQUE

 

ESTHER, elle entre par la droite, un chapeau de paille à la main. Au domestique qui range.

M. Fargis n’est pas là ?

LE DOMESTIQUE.

Non, mademoiselle... mais il est peut-être dans le parc.

ESTHER.

Si vous le trouvez, dites-lui, je vous prie, que je désire le voir à l’instant.

LE DOMESTIQUE.

Si mademoiselle veut parler en attendant à M. Casimir... le voici.

Il sort par le fond.

 

 

Scène II

 

ESTHER, CASIMIR

 

Il est en redingote noire boutonnée droite et en cravate blanche ; il entre gravement par la droite.

ESTHER, assise à gauche sur le canapé.

Eh ! mon Dieu !... vous avez l’air d’un petit clergyman !

CASIMIR, gravement.

Ceci, miss Esther, représente l’extrême limite de mes concessions... je ne puis pas aller plus loin !

ESTHER, souriant.

Eh bien... tant mieux !

CASIMIR.

Et c’est pour vous plaire ?...

ESTHER.

Pardon !... Savez-vous si votre frère est à la maison ?

CASIMIR.

Je le pense !... Vous avez du nouveau ce matin ?

ESTHER.

Je crois, monsieur, que nous allons sortir enfin d’embarras !

CASIMIR.

Ah !

ESTHER.

Et j’en serai bien heureuse pour ma pauvre Lea, qui m’a vraiment inquiétée cette nuit... Ce matin, elle est plus calme, et moi-même je commence à respirer un peu.

CASIMIR.

Il y a une solution ?...

ESTHER.

Je l’espère.

CASIMIR, prenant une chaise pour s’asseoir près d’elle.

Ah !... Alors, miss Esther, ce serait peut-être, en attendant mon frère, le moment d’avoir une petite explication à nous deux.

ESTHER.

Une explication ?

CASIMIR, avant de s’asseoir.

Si nous parlions un peu de mes honoraires ?

ESTHER.

Vos honoraires ?...

CASIMIR.

Car enfin je ne peux pas toujours inspecter recelé, et dans ce costume-là... pour rien !...

ESTHER.

J’espérais que c’était une vocation !...

CASIMIR.

L’instruction publique... Oh ! non... Je l’ai cherchée longtemps, ma vocation... et je l’ai même trouvée !... ma vocation ; c’est parfaitement clair à présent !... Ma vocation,

S’asseyant.

c’est de vous épouser !...

ESTHER, tranquillement.

Ah !

CASIMIR.

Car enfin je vous aime éperdument, miss Esther !... Vous ne vous en êtes peut-être pas aperçue ?...

ESTHER.

Oh ! que si !

CASIMIR, ravi.

Ah ! – Eh bien ?...

ESTHER.

Eh bien ! qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ?

CASIMIR.

Dites seulement que cela ne vous déplaît pas !

ESTHER.

Oh ! que voilà bien de mon Parisien, qui croit n’avoir qu’à paraître pour charmer tous les cœurs !

CASIMIR.

Tous !... cela m’est égal, mais...

ESTHER, l’interrompant.

Avouez une chose... Vous m’avez vue, et vous vous êtes dit : « Voici une petite Anglaise assez gentille... Je vais lui faire la cour ; elle n’y résistera pas ! »

CASIMIR.

Je l’avoue.

ESTHER.

À la bonne heure !... c’est franc !... Moi, de mon côté, je vous ai compris, et j’ai pensé : « Il mérite bien une leçon ! »

CASIMIR, inquiet.

Une leçon ?...

ESTHER.

Néanmoins, il n’est pas trop mal à première vue !...

CASIMIR, rassuré.

Ah !...

ESTHER.

...Seulement à l’examen, il est frivole, léger, superficiel, content de lui ; et il a bien tort... car il est paresseux... désœuvré...

CASIMIR, l’interrompant.

Oh ! miss Esther !...

ESTHER

Oh !... Est-ce exact ?...

CASIMIR.

C’est exact !

ESTHER.

Il va faire toutes les folies du monde, se ruiner !... inutile à lui et aux autres... C’est charité chrétienne de le tirer de là !

CASIMIR.

Et dans ce but ?...

ESTHER.

Je vous ai renvoyé à l’école !... pas pour les enfants... pour vous-même...

CASIMIR.

Et j’ai été bien sage !

ESTHER.

Oui.

CASIMIR.

Et j’ai bien travaillé !...

ESTHER.

Oui.

CASIMIR.

Eh bien, alors ?...

ESTHER.

Alors, je me suis dit : « Il y a quelque espoir :... Il a bon cœur... »

CASIMIR, appuyant.

Voilà !...

ESTHER.

Il soigne bien les enfants !... C’est l’étoffe d’un bon père de famille !...

CASIMIR, de même.

Et d’un mari admirable !... d’un mari exceptionnel !...

ESTHER, debout.

Oh ! le mari !... c’est autre chose !...

CASIMIR, de même.

Pourtant...

ESTHER.

Non ! non... ne parlons pas mari !... Voyez Lea !... Comme on se trompe !... Un homme qui refuse d’aller au temple !...

CASIMIR.

Mais j’irai au temple, moi !... Et à la synagogue, à la mosquée, à la pagode !!...

ESTHER.

Oh ! c’est trop !... Voici M. Fargis !...

 

 

Scène III

 

ESTHER, CASIMIR, FARGIS

 

FARGIS, entrant par la droite.

Je vous demande pardon, miss Esther !... Qui me vaut cette bonne fortune de vous recevoir chez moi ?

Apercevant son frère.

Oh !

ESTHER.

Oui, ne le regardez pas trop !... Ma tante me charge de vous demander, si vous voulez bien, à dix heures, c’est-à-dire dans une demi-heure, nous recevoir ici, elle, ma sœur, Charley et moi ?...

FARGIS.

Ma maison, ma personne, tout est aux ordres de missis Powers.

ESTHER.

Alors, c’est dit ?...

FARGIS.

Il s’agit d’une solution ?...

ESTHER.

Je le crois...

FARGIS.

Dois-je aviser Daniel ?...

ESTHER.

Le docteur est-il là ?

FARGIS.

Non...

ESTHER.

Alors, ne dites rien à votre ami... M. Bidache le mettra au courant...

FARGIS.

Donc, je n’ai rien à dire ?...

ESTHER.

Rien, si vous le voulez bien... C’est moi qui, avec la permission de M. Casimir, aurais quelque chose à vous dire à l’écart !

CASIMIR.

Comment donc, mademoiselle.

Il remonte à droite au-dessus de la table, et pendant ce qui suit parcourt les journaux.

ESTHER, assise sur le canapé ainsi que Fargis.

Mon voisin !... qu’est-ce que vous pensez de votre frère... comme mari ?

FARGIS, vivement.

Oh !... excellent mari !... Excellent !...

ESTHER, de même.

Ah ! c’est votre avis, n’est-ce pas ?...

FARGIS.

Je crois bien !...

ESTHER.

C’est qu’il m’a demandé ma main !...

FARGIS.

Et qu’il a donc bien fait ! ... Et que je serai donc heureux, miss Esther, vraiment heureux de vous appeler ma sœur !...

ESTHER.

Oui, mais il est trop pressé !...

FARGIS.

Dame !

ESTHER.

Je ne veux pas parler mariage tant que Lea est dans la peine... Vous comprenez cela, n’est-ce pas ?...

FARGIS.

Certes !... mais alors, s’il m’interroge sur ce que nous disons là... que lui répondre ?

ESTHER.

Laissez-le dans le doute.

FARGIS.

Oh ! c’est bien dur !... Si je l’encourageais seulement un peu ?...

ESTHER.

Oh ! non !... on ne pourrait plus le tenir !...

FARGIS.

Alors, – le décourager ?...

ESTHER.

Plutôt !... un peu, – pas trop !

FARGIS.

Pas trop... Non !

ESTHER, se levant, tout haut.

Alors c’est convenu ?

FARGIS.

C’est convenu.

ESTHER, allant reprendre son chapeau.[11]

Ici ?

FARGIS.

Ici.

ESTHER.

À tout à l’heure !... messieurs !...

À part.

Pas trop !... n’est-ce pas ?...

FARGIS.

Non ! non !... à peine !

Esther sort vivement.

CASIMIR, courant à son frère dès qu’elle est sortie.

Qu’est-ce qu’elle t’a dit ?...

FARGIS.

Oh ! une bien mauvaise idée que tu as eue là ! quelle mauvaise idée... Une petite femme qui a une tête !...

CASIMIR.

Adorable !...

FARGIS.

Non !... je parle de l’intérieur. – Tu seras mené à la baguette !

CASIMIR, ravi.

Je serai donc mené ? Mais dis-le donc !... que je la rattrape !

Il s’élance dehors.

FARGIS, le suivant des yeux.

Et c’est le plus fou qui est le plus sage !

 

 

Scène IV

 

DANIEL, FARGIS

 

DANIEL, entré par la porte d’intérieur à gauche.

Sais-tu où est le docteur ?...

FARGIS.

Mais non !...

DANIEL.

Il est sorti ce matin, à la première heure, et n’est pas encore rentré. – Où peut-il être ?

FARGIS.

Il ne saurait tarder !... Tu viens du parc ?

DANIEL.

Oui ! je vais, je viens ! j’ai la fièvre !

Il s’assied.

Je cherchais à voir chez madame Powers, – personne n’a paru dans le jardin, la maison a l’air encore tout endormie...

Regardant l’heure.

et ce n’est pas une heure à s’y présenter.

FARGIS.

Patiente un peu.

DANIEL.

Tu vois, – j’essaie !

FARGIS, au domestique qui entre.

Qu’est-ce que c’est ?...

UN DOMESTIQUE, avec une carte.

Ce monsieur demande si M. Rochat veut bien le recevoir ?...

FARGIS, après avoir pris connaissance de la carte.

Charley ?...

DANIEL.

Charley !

FARGIS, au domestique.

Sans doute !... faites entrer...

DANIEL.

Que veut-il faire ?

FARGIS.

Tu vas le savoir, – je vous laisse.

DANIEL.

Mais non, tu n’es pas de trop !...

 

 

Scène V

 

DANIEL, FARGIS, CHARLEY

 

FARGIS, à Charley qui entre et les salue, l’invitant à descendre.

Monsieur !...

CHARLEY.

Vous me pardonnerez, messieurs, cette visite un peu matinale !

DANIEL.

Dites, monsieur, que nous vous en sommes reconnaissants. – Je pense que la présence de mon ami Fargis...

CHARLEY.

Elle est des plus désirables, monsieur, pour vous et pour moi.

FARGIS, lui indiquant le fauteuil devant la table.

Alors, si vous voulez bien...

CHARLEY, quand ils sont tous les trois assis.[12]

Ma démarche, monsieur, a lieu de vous surprendre, – j’espère, toutefois, que vous rendrez justice au sentiment qui la dicte. – Je viens dans un esprit de conciliation qui doit rendre ma tâche bien facile, et de ma seule autorité de chef de famille, – puisque, malheureusement, missis Powers et ses nièces n’ont plus que moi pour conseil et pour appui !...

DANIEL.

C’est un emploi, monsieur, que je serai très heureux de partager bientôt avec vous !...

CHARLEY.

J’ai pensé, monsieur, qu’il était de mon devoir de vous soumettre certaines réflexions que m’a suggérées la situation pénible où vous êtes. – Il m’a paru – pardonnez-moi ce que mon langage pourrait avoir de trop affirmatif ! – que si la question semblait insoluble, c’est qu’elle était mal posée. – J’ose même dire qu’en lui donnant le caractère d’un débat tout religieux, vous l’avez complètement faussée et détournée de sa vraie route !...

DANIEL, surpris.

Ah !...

CHARLEY.

Je voudrais, monsieur, que toute croyance religieuse fût ici hors de cause, que la question fût replacée sur le seul terrain qui lui convient : – celui de la simple probité, – et que le débat fût formulé, par exemple, de la façon suivante : – « M. Daniel Rochat a sollicité l’honneur d’épouser miss Henderson, – miss Henderson y a consenti. – Par le seul fait de sa demande, M. Daniel Rochat n’a-t-il pas contracté envers miss Henderson l’obligation formelle de lui accorder toutes les garanties qu’elle peut souhaiter pour la validité de son mariage ?... Et lui est-il permis de se dérober à cette obligation, sous le prétexte qu’étant suffisamment marié pour son propre compte, il ne voit pas la nécessité de se marier encore pour celui de miss Henderson ?... Remarquez bien, monsieur, qu’il n’y a plus ici ni anglican, ni catholique, ni athée. – C’est un homme du monde qui s’adresse à un homme du monde, qui lui pose la question, et qui lui dit : – « Est-ce bien loyal ?... Est-ce bien correct ? »

DANIEL, embarrassé.

Un seul mot, monsieur : – Miss Henderson a-t-elle connaissance de la démarche que vous faites en ce moment près de moi ?...

CHARLEY.

Non, monsieur.

DANIEL.

Vous ignorez alors dans quels sentiments elle est ce matin !

CHARLEY.

Absolument, monsieur. – Je me suis borné à prendre de ses nouvelles. – Elle était un peu souffrante cette nuit, quand vous l’avez quittée.

DANIEL.

Ah ! vous savez ?...

CHARLEY.

...Et je n’ai pas de raison pour en faire mystère. – J’étais dans le parc quand vous y êtes entré ; – je vous ai vu sortir, – et j’ai compris qu’une discussion nouvelle n’avait pas encore entraîné votre conviction.

DANIEL.

Et me voyant dans le parc, monsieur, vous n’avez pas cru devoir m’interdire l’entrée du logis ?

CHARLEY.

Et à quel titre, monsieur ?... c’était à miss Lea de le faire.

DANIEL.

En effet !... Ainsi, monsieur, ce n’est pas comme je l’avais cru d’abord, sur sa demande expresse que vous m’êtes venu trouver ?

CHARLEY.

Non, monsieur !... elle ne m’eût pas confié une telle mission !...

DANIEL.

Pourquoi ?...

CHARLEY, embarrassé, et faisant mine de se lever.

Mon Dieu, parce que cela n’était pas... bien naturel !... – Permettez-moi, messieurs, de...

FARGIS, vivement, à Daniel.

N’insiste pas !

DANIEL, étonné, tout haut.

Mais pardon, au contraire : j’insiste !... Rien n’était plus naturel que de vous choisir. – Pourquoi ne l’aurait-elle pas fait... de grâce ?...

CHARLEY.

Laissons cela, monsieur, qui n’est pas en cause, et permettez-moi, puisque j’ai tout dit...

DANIEL.

Mais non, monsieur : vous n’avez pas dit la raison...

FARGIS.

Allons, puisque tu nous y forces, je la dirai donc, moi !...

CHARLEY, à Fargis.

Pardon, monsieur !... Mais alors, c’est moi qui parlerai, si vous le voulez bien, – pour ne pas laisser à monsieur le moindre doute sur des faits qu’il est en droit de ne pas ignorer.

À Daniel.

Miss Lea, monsieur, ne m’aurait pas choisi pour une telle démarche, parce que longtemps avant qu’elle eût l’honneur de vous connaître, j’avais l’espoir de lui donner mon nom !...

DANIEL.

Vous l’aimiez ?

CHARLEY.

Rien n’est plus avouable, monsieur, vous le voyez !... Et maintenant, souffrez...

DANIEL.

Et l’aimant encore !... oui, monsieur, oui, cela est évident !... et l’aimant toujours, vous venez de vous-même, faire près de moi, cet effort ?... – C’est très beau, monsieur, ce que vous faites là !

CHARLEY.

C’est honnête, monsieur, rien de plus !

Il va pour sortir.

DANIEL, l’arrêtant.

Non, monsieur, non.... Ah ! je vous en prie !... laissez-moi vous dire que je suis digne de vous comprendre... Nous sommes tous ici, gens de bien, dans une situation très difficile, où ma conscience n’a pas trop de ses propres lumières et ne saurait faire assez appel aux conseils d’un grand cœur tel que le vôtre !... Croyez, monsieur, que j’apprécie vivement les raisons que vous faites valoir. Je ne vous cache pas qu’elles ont une grande force !... Et pourtant d’autres devoirs me sollicitent... Il faut aussi mettre en balance ce que je dois à la cause que je défends, aux idées que je représente... Enfin, il y a une telle discorde, de ma vie publique à ma vie privée, que j’ai vraiment besoin de toute votre indulgence... Je suis très troublé, monsieur, très indécis... très malheureux enfin !... Et je vous jure que je n’ai pas de plus cher désir que de rester à tout prix un honnête homme, qui soit fier de vous serrer la main !

CHARLEY, debout.

Eh bien, monsieur, venez avec moi, et...

DANIEL.

Oui, monsieur, à l’instant...

FARGIS.[13]

Le docteur !...

 

 

Scène VI

 

DANIEL, CHARLEY, FARGIS, BIDACHE

 

BIDACHE.

Ne bouge pas, c’est inutile, et causons !...

Charley va pour se retirer.

Monsieur n’est pas de trop !...

DANIEL.

D’où viens-tu ?

BIDACHE.

De Genève, où j’ai travaillé pour toi, et solidement !

DANIEL.

Et qu’as-tu fait ?

BIDACHE, assis dans le fauteuil.[14]

Tu vas le voir !... Je me suis levé, bien résolu à ne pas laisser se prolonger une situation aussi fausse que la nôtre !... Mahomet s’assied, la montagne ne bouge pas. Il n’y a pas de raison pour qu’ils se rencontrent, et il faut que nous soyons à Paris demain matin au plus tard !... Là-dessus, je cours chez missis Powers... C’est vif !... Nous ne flirtons pas précisément, elle et moi... Pourtant elle me reçoit ; et nous tombons si bien d’accord aux premiers mots, que j’ai vu le moment où elle se jetait dans mes bras !... Nous montons en voiture, nous prenons Turler au passage, nous allons chez Mirmann, – tu l’as vu à Ferney, – avoué, jurisconsulte distingué, à qui j’expose l’affaire, et qui me la résout comme je le souhaitais !...

DANIEL, impatienté.

C’est-à-dire ?

BIDACHE, le calmant du geste.

C’est-à-dire que, outre les cinq ou six causes principales, sévices, attentats à la vie, adultère, abandon, folie, etc., qui entraînent de plein droit la dissolution du mariage,

Mouvement de Daniel.

la loi fédérale accorde au tribunal le pouvoir élastique de le rompre, « s’il résulte des faits établis que le lien conjugal est profondément atteint pour quelque cause que ce soit ! »

DANIEL.

Mais...

BIDACHE.

Permets !... J’achève ! – Or, dans l’espèce, le lien est ici plus qu’atteint : mieux que rompu, il n’est même pas noué ! Et la rupture de votre union ne fait pas l’objet d’un doute... c’est acquis !...

DANIEL.

La rupture ?

BIDACHE.

Oui !

DANIEL.

Et voilà ce que tu as trouvé ?... Mon divorce ?

BIDACHE.

Oh ! mais non, pardon, pas si vite !... Je n’y vais pas du premier coup !... Suis-moi bien, et de sang-froid, si tu peux !... Mirmann, que je quitte à l’instant, rédige un acte que vous n’avez qu’à signer, ta femme et toi, ou même l’un de vous seul, réclamant pour lui le bénéfice de la loi... Le reste n’est plus qu’une affaire de procédure... Cet acte, on le présente à ta femme... et c’est ici que la situation se pose carrément, grâce à moi !... Mise en demeure de prendre un parti, madame Rochat ne peut plus se dérober. Il faut qu’elle renonce ou à son mari, ou à son temple, et qu’elle opte entre Dieu et toi : – or, comme elle t’aime, que tu es là, et que les absents ont toujours tort... tu triomphes, nous partons, et tout est dit !...

DANIEL.

En vérité ?... Et si elle signe, au contraire ?

BIDACHE.

Oh ! alors, j’ai fait un coup de maître, et tu me dois une fière reconnaissance.

DANIEL.

Car ?...

BIDACHE.

Car il est bien établi que sa dévotion prime son amour, et que votre ménage n’eût été qu’un enfer !... Elle signe... tu signes ; nous rentrons à Paris ; on vous sépare... et en quarante-huit heures, nous avons affirmé tout mon programme conjugal : Le Mariage civil et le Divorce !

DANIEL, debout.

Allons !... C’est absurde... De quoi te mêles-tu ?... Et qui t’a prié d’un si beau zèle ?...

BIDACHE.

Mon amitié !...

DANIEL.

Je l’en dispense... Et quant à cette mise en demeure brutale et révoltante, je ne l’admets ni pour ma femme, ni pour moi ; et je te défends, entends-tu bien, je défends à qui que ce soit d’oser lui présenter un tel acte...

Il va prendre son chapeau pour sortir.

Je ne veux même pas qu’on le rédige...

BIDACHE, froidement, debout.

Trop tard !... C’est fait !...

DANIEL, s’arrêtant.[15]

C’est fait ?...

BIDACHE, de même.

La rédaction !... Quant à la signature, naturellement nous n’avons pas voulu de l’étude, et missis Powers, qui rêve le divorce instantané, ne t’admettant plus dans sa maison, elle a dû prier Fargis de lui prêter la sienne.

Fargis fait un signe d’assentiment.

Dans cinq minutes, ces messieurs seront ici.

DANIEL.

Avec ?

BIDACHE.

Mistress Powers !

DANIEL.

Et Lea ?

BIDACHE.

Ta femme est prévenue... Elle agira à son gré !

DANIEL.

Et elle peut croire que tout cela est mon œuvre ! Cette folle épreuve !... Le divorce ! moi !... Allons, vous êtes fous avec vos paperasses !... Elle m’aime, je l’aime, cela brave tout !... Elle ne viendra seulement pas !... C’est trop absurde !... J’y cours !...

La porte de droite s’ouvre.

CASIMIR, entrant, à Fargis.

Mistress Powers... et miss Lea !

Fargis va au-devant de mistress Powers.

DANIEL, frappé.

Elle est venue !...

 

 

Scène VII

 

DANIEL, CHARLEY, FARGIS, BIDACHE, LEA, MISTRESS POWERS, ESTHER, CASIMIR, TURLER, MIRMANN

 

DANIEL.

Lea !...

Il s’arrête devant au geste de Lea, et Fargis, comprenant à un regard qu’elle lui adresse qu’elle désire rester seule avec Daniel, ouvre la porte du fond et invite mistress Powers et Esther à entrer dans cette pièce qui est un salon ; pendant ce temps, Me Mirmann est descendu à la table où il dépose l’acte dont a parlé Bidache, puis il suit mistress Powers et Esther ainsi que Charley, Turler, Casimir, Fargis et Bidache. – La porte du salon reste grande ouverte, pendant toute la scène ; mistress Powers et Esther, assises, les autres personnages debout, groupés, attendant en silence. – À Léa, dès qu’il est seul en scène avec elle.

Lea, je n’y suis pour rien, je vous le jure, et tout s’est fait sans moi !...

LEA, descendant vers le canapé et domptant son émotion.

Je le sais, Daniel. On me l’a dit...

DANIEL, la regardant avec surprise et inquiétude.

Et vous êtes venue !... Pourquoi ?

LEA.[16]

Il faut bien prendre un parti, mon ami. Je suis lasse de cette lutte, je vous assure. Je n’ai plus le courage de la continuer ; et vous devez, comme moi, souhaiter d’en finir.

DANIEL, la regardant toujours de même.

Mais pour cela, il fallait m’attendre chez vous, où j’allais de ce pas. – Qu’avons-nous affaire de ces hommes avec nous ?... Pourquoi, ma chère aimée, vous associer par votre présence, à une démarche si indigne de vous et de moi ?...

LEA, après un silence, sans répondre, et avec une grande tristesse.

Enfin... me voilà, Daniel !... Qu’allons-nous faire ?... Il faut que l’un de nous fasse violence à ses convictions... Je m’y refuse, et ne me crois plus le droit de vous demander un tel sacrifice.

DANIEL, vivement, l’interrompant.

Non, Lea... non !... Avouez plutôt que vous me croyez coupable de cette odieuse épreuve... et que c’est votre ressentiment qui parle !

LEA.

Non, Daniel !... C’est ma raison qui parle !

Daniel la regarde avec stupeur.

J’ai bien réfléchi depuis hier... Savez-vous de quoi j’ai peur, mon ami ?... Que nous ne nous soyons bien trompés l’un et l’autre !... Que je ne sois pas celle que vous pensiez, Daniel... pas plus que vous n’êtes celui que je croyais !

DANIEL, vivement, assis près d’elle.

Non, Lea, il n’y a pas erreur ! – Vous êtes bien la meilleure et la plus aimée de toutes les femmes !... Et je suis toujours celui que vous jugiez digne de vous, et capable de tout faire pour vous mériter... car enfin, si j’y allais à ce temple, en plein jour... comme vous le désirez ?

LEA, tristement.

Vous le regretterez demain !...

Mouvement de Daniel.

Vous le regrettez déjà !... Vous ne me le pardonnerez jamais, ce sacrifice fait à la passion du moment, et j’aurai toute ma vie le remords de l’avoir exigé de vous... Ne protestez pas, mon ami ; c’est l’avenir qui nous attend... Ce sera entre nous un sujet constant d’amertume et de reproches... Comme je ne serai jamais une impie et que vous ne serez pas de si tôt un croyant, la triste cause de nos débats subsistant tout entière, ils se renouvelleront à chaque instant ; et la plaie de nos cœurs ira s’élargissant toujours, et dévorant lentement tout notre bonheur... Voilà la vérité, Daniel... il faut pourtant bien la voir telle qu’elle est... et ne pas nous tromper encore !...

DANIEL.

Et si je vous jure pourtant, Lea que jamais un mot de regret, de reproche...

LEA, qui n’est plus maîtresse de son émotion.

Et quand même !... Est-ce que je l’accepte, ce dévouement qui vous coûte si cher ?... Quel prix a-t-il pour moi ?... Il ne me réjouit pas... Il me désole !... Ce n’est pas ce consentement forcé qu’il me fallait !... Je le voulais tout d’élan et de conviction !... Ah ! si vous aviez consenti de la sorte !... Mais que je vous traîne à ce temple, malgré vous !... Quelle victoire !... J’ai moins de joie à vous y conduire que de chagrin à vous y contraindre !... Il est loin, le triomphe que j’avais rêvé, de ma foi sur votre impiété !...

Très émue.

Je ne voulais pas vous faire céder, Daniel !... je voulais vous faire croire !... Et j’ai si peu réussi à vous inspirer ma foi, que c’est vous qui avez blessé toutes mes croyances... et mortellement... celle que j’avais en vous !

DANIEL.

Ne dites pas cela, Lea, vous me faites peur !... Où prenez-vous cette froide raison que je ne vous ai jamais vue ?

LEA.

C’est que je vois les choses comme elles sont... Rien ne peut faire que je sois aujourd’hui celle que j’étais hier !... Et ce matin, à mon triste réveil, quand j’ai cherché dans mon cœur la douce image que je m’étais faite de vous, Daniel !

Pleurant.

je ne l’y ai plus trouvée... elle n’y est plus !...

DANIEL, glissant à ses genoux.

Mais j’ai gardé la tienne, moi !... Elle est toujours là, et plus adorée que jamais !

LEA.

Chassez-la donc !... Puisque tout nous sépare !

DANIEL.

Non !... car tu pleures !

LEA.

Je pleure notre amour perdu ! mon rêve fini !... Tout ce que vous avez tué !...

DANIEL, debout.

Mais qui va revivre !... Viens au temple, ma femme bien-aimée !... et ne pense plus au sacrifice que je te fais que pour juger par lui de la grandeur de mon amour !... Partons tout de suite !... Viens, avec tous tes amis et tous les miens !... viens !... Mais viens donc !...

Lea se redresse et le regarde tristement.

Et c’est toi qui refuses à présent ?...

LEA, sans se lever.

Non, Daniel, – j’ai promis d’être votre femme à ce prix : et en fille loyale, je tiendrai ma parole,... si vous l’exigez !...

DANIEL.

Si je l’exige ?... Mais pas résignée ni contrainte. Heureuse, heureuse de le faire !...

LEA, debout.

Je fais ce que je puis... Daniel ! J’y vais comme vous, sans conviction... je sais trop où cela nous mène !...

DANIEL.

Au bonheur de toute notre vie !...

LEA.

Hélas, non !

DANIEL.

Mais alors ?... quand vous êtes venue !... c’était donc ?...

Il désigne la table et l’acte.

Ce divorce... Tu voulais signer cet acte qui nous sépare ?... Tu en es là !... Est-ce possible !... Nous en sommes là ?... Moi !... signer cela !... Et que je te perde ! Et que je te donne !... Mais jamais, jamais, entends-tu bien !... jamais !...

LEA.

Eh bien ! je vous l’ai dit, mon ami, je suis prête.

Daniel suffoqué, la regarde, les yeux pleins de larmes, sans pouvoir parler. Silence d’une seconde. Émue malgré elle.

Vous me faites beaucoup de peine, mon ami !... je vous jure. – Enfin, que voulez-vous que je fasse ! – dites-le !

DANIEL, la prenant subitement à bras le corps, éperdument, avec une sorte de rage sourde.

Je veux que tu m’aimes encore, je le veux, entends-tu ? Je le veux !...

LEA, se dégageant doucement, et passant à droite.

Je serai votre femme ! je vous l’ai dit !

DANIEL, désespéré.

Mais pas ainsi !... Ah ! malheureuse !... Quelle affreuse vengeance as-tu trouvée là !... De te donner froide, glacée, morte !... À chaque mot, à chaque pas, ton âme s’arrache un peu plus de la mienne, et s’en va, s’en va toujours plus loin, – et me laisse seul !... Je te cherche !... Tu n’es plus là !... Je t’appelle !... Tu ne m’entends plus !... je te serre dans mes bras !... Tu n’es plus qu’une ombre, qui tout à l’heure ne sera plus qu’un rêve !...

LEA.

Mais je suis là, Daniel, prête à tous obéir !...

DANIEL, désolé.

Mais je ne veux pas que tu m’obéisses !... Mais tout plutôt que cette résignation qui me tue !... Ta colère si tu veux, ta colère de cette nuit !... Au moins c’était la passion, c’était la vie !... Mais cette mort qui, tout vivants, nous déchire l’un de l’autre !... C’est trop affreux !... Je ne veux pas !... Dis que tu ne le veux pas non plus !... Dis-le donc !

Il saisit la main de Lea qui se détourne pour essuyer ses pleurs. Il la regarde un moment en silence, puis abandonnant la main qui retombe inerte.

Rien !... ta main est glacée comme tes larmes !... Rien ! plus rien !... Tout est mort !... Ah ! mon Dieu, c’est donc fini !... bien fini !...

Il tombe, la tête dans ses mains, sur le canapé.

LEA, après un silence.

Tout le monde attend debout au fond, sans franchir le seuil. Daniel... que voulez-vous que je fasse ?...

DANIEL, se redressant, et après l’hésitation d’une seconde ramassant tout son courage.

Signez !...

Lea se dirige vers la table, Mirmann et Turler descendent ; – l’un indique à Lea la place où elle doit signer, l’autre lui tend la plume. – Lea signe, puis, le mouchoir sur les yeux, se tourne vers sa tante et sa sœur qui ont suivi les deux hommes de loi, et sort lentement avec elles : le tout dans au profond silence. – Mouvement de Daniel, qui attend un dernier regard d’elle qui ne vient pas. Charley salue les personnes qui restent, et sort, accompagné par Casimir. – Turler et Mirmann attendent debout que Daniel signe à son tour. – Fargis s’apprête à lui tendre la plume et Bidache vient serrer les mains de Daniel, qui se dirige vers la table au moment où le rideau tombe.

 


[1] Bidache, Fargis, Daniel.

[2] Bidache assis, Daniel debout, Fargis assis.

[3] Daniel, Bidache, Fargis.

[4] Daniel, Fargis, Bidache.

[5] Daniel assis dans le fauteuil, Fargis sur la chaise, Bidache sur le canapé.

[6] Lea, Daniel.

[7] Daniel, Lea.

[8] Lea, Daniel.

[9] Casimir, Fargis, Charley, Lea sur le canapé, Esther, mistress Powers.

[10] Lea, Daniel.

[11] Fargis, Esther, Casimir.

[12] Daniel, Charley, Fargis.

[13] Daniel, Charley, Fargis.

[14] Bidache, Daniel, Fargis, Charley.

[15] Daniel, Bidache, Fargis, Charley.

[16] Lea assise, Daniel.

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