César (Eugène SCRIBE - Antoine-François VARNER)

Comédie-vaudeville en deux actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le théâtre du Gymnase-Dramatique, le 4 mars 1837.

 

Personnages

 

LE CHEVALIER DE NEUILLAC

MATHIEU GRANDCHAMP, général de brigade

DESROSIERS, coiffeur

CÉSAR

LA COMTESSE DE KARADEC

GEORGETTE, nièce de Grandchamp

OFFICIERS

PAYSANS

PAYSANNES

 

La scène se passe en Bretagne, vers la fin du Directoire.

 

 

ACTE I

 

Au fond du théâtre, la façade du château. Une cour d’honneur et une grille seigneuriale. À droite des spectateurs, dans la cour, une niche de chien. Au côté opposé, sur le premier plan, la porte d’une petite auberge ou tournebride.

 

 

Scène première

 

GEORGETTE et DESROSIERS, sortant de l’auberge

 

GEORGETTE.

Vous ne voulez pas qu’on vous donne des chevaux ?

DESROSIERS.

Non, non, je n’irai pas plus loin aujourd’hui, Qu’on mette ma chaise de poste sous la remise, si toutefois il y en a une dans cette misérable auberge. Que diable de pays est celui-ci ?

GEORGETTE.

Dame !... vous êtes en pleine Bretagne...

DESROSIERS.

Comme qui dirait la Vendée... Et les routes sont-elles bien sûres ?

GEORGETTE.

Maintenant, oui, vraiment ! on ne se bat plus. V’là la paix qui revient, les paysans retournent chez eux, et les nobles, à qui on rend leurs biens, se hâtent de les reprendre.

DESROSIERS.

Ils ont raison : le gouvernement n’aurait qu’à changer d’idée... ça lui arrive si souvent ! Quel est ce beau domaine ?

GEORGETTE.

Le château de Karadec, où mon père a été concierge et mon oncle garde-chasse. J’y ai été élevée.

DESROSIERS.

De Karadec ?... c’est une grande famille.

GEORGETTE.

Je crois bien... et un beau château... dix lieues de pays... M. le marquis de Karadec, qui en était propriétaire, était un grand seigneur qui, après avoir éprouvé des pertes considérables, était allé à Saint-Domingue pour rétablir sa fortune... Il y est mort, il y a dix ans de ça, et le petit marquis son fils, qu’il avait emmené avec lui, un petit blondin si gentil que je crois voir encore, aura sans doute été tué par les nègres, car on n’en a plus jamais entendu parler... Pour lors et pendant la révolution, la nation s’était emparée du château... Mon père avait été condamné par le tribunal de Vannes, comme un ci-devant... un ci-devant concierge de grand seigneur... mon oncle le garde-chasse était parti soldat... il m’a fallu alors quitter ce pauvre château où j’étais si bien ! Je me suis mise en service, là, en face, afin d’en être plus près et de le voir tous les jours... Mais pardon, citoyen, de vous conter tout cela.

DESROSIERS.

Pourquoi donc ? c’est très touchant... moi, d’abord, je suis comme toi, j’ai toujours eu un faible pour les châteaux...

À part.

une passion malheureuse qui n’a jamais eu de résultats.

Haut.

Et qui habite maintenant ce domaine ? car il me semble habité.

GEORGETTE.

Depuis hier soir... Mme la comtesse de Karadec, à qui le gouvernement a rendu tous ses biens, est venue en prendre possession, à défaut du petit marquis son neveu, qu’on dit être mort.

DESROSIERS.

Bah ! il se ravisera... avec un château comme celui-là on ne se décide guères à mourir...

Changeant de ton.

Je déjeunerai avec plaisir, si tu veux bien le permettre.

GEORGETTE.

À l’instant... Vous restez donc quelque temps ici ?

DESROSIERS.

Cela dépend de quelque chose que j’attends.

GEORGETTE.

Cela suffit : je suis à vous, citoyen.

Elle entre dans l’auberge.

 

 

Scène II

 

DESROSIERS, seul

 

Ce que j’attends... c’est de l’argent ! or, comme personne ne m’en doit... au contraire !... je ne sais pas trop d’où il pourra m’en arriver, et la position est assez critique. Coiffeur distingué sous l’ancien régime, la révolution, qui a défrisé tout le monde, a brisé entre mes doigts le fer à papillotes ; mais, en abolissant la poudre, elle ne défendait pas d’en jeter aux yeux : c’est ce que j’ai fait. Je me suis lancé dans les muscadins, dans l’agiotage, dans les entreprises...Tout le monde spéculait, la moitié de la nation trompait l’autre : je me suis mis du bon côté... de ceux qui trompaient... J’ai donné dans les fêtes publiques, Tivoli, Frascati, Marbeuf et l’Élysée-Bourbon... ça a réussi d’abord : on avait tant besoin de s’amuser ! Mais tout le monde s’en est mêlé ; les mauvaises affaires sont arrivées, avec elles les prises de corps, les huissiers et cætera... La révolution, qui a détruit tant d’abus, devrait bien rendre une loi qui dispensât de payer ses dettes... c’est bien ce que le gouvernement a fait pour lui, mais en grand... et moi, qui ne pouvais pas donner à mes créanciers du tiers consolidé, je me suis enfui de Paris, dans une voiture que je dois, courant toujours devant moi et ne m’arrêtant qu’ici, où s’arrêtent mes fonds...

Fouillant dans sa poche.

Deux écus de six livres ! Impossible d’aller plus loin, la poste est inexorable... elle ne fait pas crédit... encore un abus !... Et si je trouvais moyen de vendre ma chaise de poste à cette comtesse de Karadec... peut-être même de me faire passer à ses yeux pour un ci-devant... une victime... pourquoi pas ?... je me coiffe bien...

Air du vaudeville de la Somnambule.

Je me mets bien, j’ai l’usage du monde,
Car il m’en est tant passé par les mains !
J’ai de grands airs, ct certaine faconde...
Enfin, j’ai tout... hormis les parchemins.
Et, profitant de la ruine commune,
Je puis, seigneur de Gascogne ou d’Anjou,
Dire comme eux : j’ai perdu ma fortune !
Car il est vrai que je n’ai pas le sou.
Je dirai vrai, car je n’ai pas le sou ;
Il est trop vrai que je n’ai pas le sou !

Et si, sensible à mes malheurs, elle m’offrait quelques jours d’hospitalité, on peut toujours accepter et attendre les événements. C’est à y songer. On sort du château... un jeune homme et une dame... si c’était la comtesse,... Je vais m’en informer en déjeunant. Je peux toujours, à tout hasard, risquer une salutation respectueuse et mélancolique... ça ne peut pas faire de mal.

La comtesse et le chevalier sortent du château. Desrosiers salue la comtesse d’un air respectueux, puis la regarde tristement, pousse un profond soupir, et rentre dans l’auberge à gauche.

 

 

Scène III

 

LA COMTESSE, LE CHEVALIER

 

LA COMTESSE.

Avez-vous vu ce jeune homme qui s’éloigne ?... une tournure distinguée... et puis des manières convenables... il salue au moins, ce qui est rare dans ce pays.

LE CHEVALIER.

Je crois qu’il n’en est pas ; c’est un étranger.

LA COMTESSE.

C’est donc cela ! car, en vérité, tout le monde ici est d’une audace, d’une insolence !

LE CHEVALIER.

Vous aurait-on manqué, ma chère cousine ?

LA COMTESSE.

Non, chevalier, au contraire... personne ne fait attention à moi. Je suis arrivée hier soir : pas un paysan pour me voir passer, pas une harangue, pas une cloche !

LE CHEVALIER.

Il n’y en a plus dans le village.

LA COMTESSE.

Eh ! qu’en a-t-on fait ?

LE CHEVALIER.

Des canons.

LA COMTESSE.

C’est horrible ! pas de cloches dans une paroisse ! c’est un pays maudit du ciel... et je ne m’étonne plus si tout y est bouleversé... Un monsieur, un individu... qui signe Sauvageot, épicier, m’écrit, sous prétexte qu’il est maire de la commune, pour m’informer qu’un général va venir loger chez moi... est-ce que mon château est une caserne ?... ou bien me traite-t-on en pays conquis ?

LE CHEVALIER.

Eh ! mon Dieu ! ma belle cousine, vous savez bien que c’est l’usage.

LA COMTESSE.

Non pas, chevalier... les personnes comme il faut ont toujours été dispensées de loger les gens de guerre.

LE CHEVALIER.

Autrefois !

LA COMTESSE.

Et aujourd’hui c’est encore bien plus nécessaire ! l’armée est si mal composée !... au lieu de nos jeunes officiers si aimables et si élégants, des gens qui sentent la poudre, qui se battent toute la journée et ne songent qu’à se faire tuer... des gens qui ne savent pas vivre...

Air du vaudeville de l’Écu de six francs.

Aussi Dieu sait comme à la ronde
On craint nos soldats citoyens !
N’ont-ils pas battu tout le monde,
Les Hollandais et les Prussiens,
Les Russes et les Autrichiens ?
Ils ont cherché noise au satrape
Qui règne en Égypte... et plus tard
Ils ont, ces soldats sans égard,
Battu... jusqu’aux soldats du pape !

LE CHEVALIER.

Mais, ma cousine...

LA COMTESSE, l’interrompant.

Oh ! chevalier, vous n’êtes pas désintéressé dans la question : car vous, qui parlez, vous avez dérogé ; oui, monsieur, au lieu d’émigrer avec nous, ou du moins de rester dans vos terres en bon gentilhomme, à vous cacher ou à ne rien faire, on vous a vu porter le mousquet en simple soldat dans l’armée républicaine.

LE CHEVALIER.

Dans l’armée française, madame, car nous marchions contre l’étranger.

LA COMTESSE.

Raison de plus... c’est un tort que rien n’effacera à mes yeux.

LE CHEVALIER.

Et dont je me console en pensant que c’est à ce tort que vous avez dû autrefois la vie, et, aujourd’hui, les biens qui vous sont rendus.

LA COMTESSE.

Je ne les ai point demandés.

LE CHEVALIER.

C’est vrai ; mais moi je les ai réclamés au nom de mon sang versé pour la patrie... et le directoire a accordé au jeune soldat ce qu’il aurait à coup sûr refusé à l’ancien gentilhomme. En revanche, ma chère cousine, je vous prie en grâce de modérer vos railleries continuelles sur le temps présent, vos regrets amers du passé. Songez que l’orage à peine calmé gronde encore dans le lointain... et la moindre imprudence pourrait avoir des suites funestes.

LA COMTESSE.

Tant pis pour ces gens-là ! je ne sais pas farder mon opinion. Il faut que je dise la vérité à tout le monde, et surtout au gouvernement.

LE CHEVALIER.

Il n’est pas habitué à l’entendre... et, si vous ne craignez rien pour vous, si votre courage vous met au-dessus de tous les périls, redoutez-les du moins pour votre fille, pour Amélie...

LA COMTESSE...

Dont vous vous occupez beaucoup, mon jeune cousin.

LE CHEVALIER.

C’est vrai ; mais je suis condamné au silence, je ne puis vous parler de mon amour... car je vous ai rendu service, et maintenant j’aurais l’air d’en réclamer le prix.

LA COMTESSE.

Fi donc !... moi avoir une pareille pensée... de vous, d’un gentilhomme ! non, chevalier, je vous estime trop pour cela, et je vais vous parler franchement. Ce n’est pas à vous que je destinais ma fille ; c’était à mon neveu, au jeune marquis de Karadec, à l’héritier de ce riche domaine. Il n’avait guères que dix à onze ans, il est vrai, quand il est parti avec son père pour Saint-Domingue ; mais, de tout temps, ce mariage avait été convenu et arrêté entre les deux familles ; parole avait été donnée, parole de gentilhomme ! c’est tout vous dire, et vous savez que rien au monde ne m’y aurait fait manquer.

LE CHEVALIER.

Oui, madame ; mais vous savez que, lors des massacres de Saint-Domingue, ce pauvre Arthur et son père...

LA COMTESSE.

Son père... oui... le fait est trop vrai ! mais le fils, on nous l’a assuré, avait été épargné par ses esclaves révoltés, ainsi que son gouverneur, le petit abbé de Saint-Yon, que je me rappelle très bien. On ajoutait que tous deux avaient été à leur tour réduits en esclavage, accablés de mauvais traitements, et condamnés aux travaux les plus humiliants... mais que, plus tard, ils étaient parvenus à s’échapper et à gagner la partie espagnole de Saint-Domingue.

LE CHEVALIER.

Et si cela était vrai, comment, de là, n’auraient-ils pas trouvé le moyen de passer en France ? Comment, depuis neuf ou dix ans, n’aurait-on pas eu de leurs nouvelles ?

LA COMTESSE.

La révolution venait d’éclater ; toute la famille était elle-même émigrée et peu en position de faire faire en France des recherches, auxquelles désormais je vais me livrer avec plus d’activité ; et si, malheureusement, comme je le crains, le dernier des Karadec a cessé d’exister, si cette noble famille est éteinte, c’est vous, monsieur de Neuillac, vous, mon cousin, que je nommerai mon gendre, seul moyen d’acquitter envers vous les dettes de la reconnaissance.

LE CHEVALIER.

Ah ! je serai trop payé !... car, je puis vous le dire maintenant, Amélie est mon seul amour... c’est elle qui a soutenu mon courage ; et, s’il fallait renoncer à sa main, tout serait fini pour moi !... mais vous m’avez rendu l’espoir... et je puis donc me flatter que bientôt...

LA COMTESSE.

Patience ! attendez ce que je vous ai dit... et puis on ne se marie pas sans curé, et nous n’en avons pas encore dans la paroisse. Il faut donc d’abord que dans ce pays et dans le château de mon frère je rétablisse tout sur l’ancien pied.

LE CHEVALIER.

Vous aurez fort à faire !

LA COMTESSE.

C’est ce que nous verrons !...

 

 

Scène IV

 

LE CHEVALIER, LA COMTESSE, GEORGETTE, sortant de l’auberge

 

GEORGETTE, à la cantonade.

Oui, monsieur, c’est madame la comtesse... et je vais lui dire qu’un étranger désire lui parler.

LA COMTESSE.

Quelle est cette petite fille ?

GEORGETTE, faisant la révérence.

C’est moi, la fille de l’ancien concierge, qui vient vous présenter ses respects.

LA COMTESSE.

C’est bien, petite, c’est bien... et me demander la place de ton père... pour toi, ou ton futur, si tu en as un... c’est de droit.

GEORGETTE.

Dame !... je suis du château... j’y suis née...

LA COMTESSE.

Et j’espère que tes opinions...

LE CHEVALIER.

J’espère bien qu’elle n’en a pas.

GEORGETTE.

Dame !... je tâcherai de bien garder le château.

LE CHEVALIER.

C’est cela même, c’est ce qu’il faut.

GEORGETTE.

Et ça sera facile, pour peu que vous me laissiez César, avec qui il n’y a rien à craindre... car il est de bonne garde celui-là !...

LA COMTESSE.

Qui ?... César ?... le chien du château ?

GEORGETTE.

À peu près.

LA COMTESSE.

Comment, à peu près ?

GEORGETTE.

Oui, madame, c’est tout comme... il est si fidèle, si dévoué et obéissant surtout... on lui dit : Viens ici, et il arrive... va là, va... et il va... et puis courageux comme un lion... ils seraient dix contre lui, qu’il n’aurait pas peur... dès qu’il s’agit de me défendre... ou de défendre le château.

LA COMTESSE.

Et de qui me parles-tu là ?

GEORGETTE.

De César... un pauvre garçon... qui n’a pas grande intelligence, car il n’a jamais deux idées de suite... mais il a tant d’instinct et un si bon cœur... avec moi surtout... que quelque fois je le prends pour un être raisonnable.

LE CHEVALIER.

C’est donc un fou ?

GEORGETTE.

Du tout, il n’est pas fou... il n’est que bête... et encore pas toujours.

LE CHEVALIER.

J’y suis, c’est un idiot !... un imbécile !

GEORGETTE.

Oh ! non... ne dites pas cela... car quelquefois il a des idées étonnantes... on ne sait pas d’où elles viennent... elles sont comme lui, qui est tombé ici un beau matin... ou plutôt un soir... sans qu’il ait jamais pu se rappeler comment il y était arrivé.

LA COMTESSE.

Voilà qui est singulier.

GEORGETTE.

C’était un jour où les municipaux étaient venus s’installer au château au nom de la nation... ils avaient pendant toute la nuit bu et mangé... toujours pour la nation... sans s’inquiéter d’un orage effroyable qu’il faisait et que j’avais bien entendu, car j’habitais encore le logement du concierge, si bien que le matin, en portant le déjeuner à Dragon, le chien d’alors, j’aperçois dans sa niche, couché à côté de lui... un étranger, un jeune garçon qui dormait et à qui Dragon avait donné l’hospitalité... ce dont je fus tout ébahie, parce que Dragon...

À la comtesse.

je ne sais pas si vous vous le rappelez, un chien noir qui avait mauvaise réputation... méchant comme un loup... et la terreur de tout le canton.

LE CHEVALIER, vivement.

Eh bien !...

GEORGETTE.

Eh bien ! lui et César vivaient comme deux amis... deux frères... ils ne se quittaient pas, et je crois qu’ils se comprenaient, car quelquefois, pendant un quart d’heure, ils aboyaient ensemble... ils partageaient la pitance, et, quand Dragon, qui était bien vieux est mort, l’autre a eu la survivance... mais il regrette toujours son ami, et n’en parle jamais que chapeau bas et les larmes aux yeux.

LE CHEVALIER.

Ce pauvre César... il m’attendrit.

LA COMTESSE, riant.

Vous êtes bien bon !

GEORGETTE.

Et vous ne voudriez pas lui ôter sa place, qui du reste n’est pas chère, car il ne s’agit que de le nourrir.

LE CHEVALIER.

Et qui jusqu’à présent s’est chargé de ce soin ?

GEORGETTE.

Moi, monsieur, sur mes gages, qui n’étaient pas bien forts... mais maintenant ; et grâce à Mme la comtesse, ça sera mieux.

LA COMTESSE, souriant.

Vous croyez ?

LE CHEVALIER, de même.

J’en suis sûr... et où est-il donc ce M. César ?... ne peut-on le voir ?

LA COMTESSE, regardant la niche.

Est-il chez-lui ?

GEORGETTE.

Non, madame... je l’ai envoyé ce matin en commissions.

LA COMTESSE.

Il fait donc les commissions ?

GEORGETTE.

À merveille... quand on lui explique bien...

On entend des cris dans la coulisse à gauche ; ce sont les villageois qui se moquent de César.

Tenez... tenez, voilà qu’il en revient... car je l’entends.

 

 

Scène V

 

LE CHEVALIER, LA COMTESSE, GEORGETTE, CÉSAR, tenant un paquet, entre par la dernière coulisse à gauche de l’acteur

 

CÉSAR, à la cantonade et menaçant du poing.

Ah ! ben !... ah ! ben !... ah ! ben !... reviens-y encore !... reviens-y toucher... ah ! ben !... ah ! ben !...

GEORGETTE, l’appelant.

César !... ici, César !...

César se tait sur-le-champ et s’approche de Georgette en baissant la tête.

Voyez un peu dans quel état... je n’ai pu le décider à quitter ce vilain habit... Ici !... D’où venez-vous comme ça ?

CÉSAR, montrant le paquet qu’il tient.

Voilà !

GEORGETTE.

C’est ma robe neuve pour dimanche...

CÉSAR, riant.

Ah !... danser... ah ! ah ! la musette... et puis en rond...

Chantant un air hébété.

Tra la, la, la, la...

GEORGETTE.

Oui, ma robe pour danser demain dimanche ; et tu viens de chez la couturière, à l’autre bout du village ?

CÉSAR, prenant un air méchant.

Ah ! ben !... ah ! ben !... trois... trois grands... ils étaient là... ils ont voulu me l’arracher...

GEORGETTE.

C’était bien mal !

CÉSAR.

Ah ! si Dragon avait été là...

Ôtant son chapeau.

Mon pauvre Dragon ! il n’aboie plus... moi bien chaud dans sa niche... et lui... lui... ah ! c’était là un ami... oui... oui... un ami... et le plus honnête homme que j’aie connu... et vous aussi pas vrai ?

GEORGETTE.

Certainement... mais ces trois villageois qui t’ont attaqué ?...

CÉSAR.

Où çà ?...

GEORGETTE.

Le paquet qu’ils voulaient prendre ?...

CÉSAR, vivement.

Ah ben !... c’est à Georgette, que j’ai dit... et ils le tiraient... et je tenais ferme... et des coups de pieds...

Riant.

Ah ! ah ! voilà le petit par terre... voyez-vous ?... voyez-vous ?...

Riant.

Ah ! ah ! ah !

GEORGETTE.

Mais les deux autres ?...

CÉSAR.

À moi ! Dragon... à moi !... Dragon n’est pas venu... ils m’ont renversé...

GEORGETTE.

Mon pauvre César !

CÉSAR.

Rien... rien... je ne sentais rien... mais le grand qui me tenait sous les pieds... avait pris le paquet...

Faisant le signe de mordre.

Hein !... un bon coup de dent... dans le mollet... comme Dragon...

Poussant un cri.

Ah ! il a crié... lâché la robe à Georgette que j’ai prise... Me relever... courir... courir comme Dragon... et voilà... tenez...

GEORGETTE.

Et dans un joli état encore... toute en lambeaux !

CÉSAR.

Oh ! y a tout !... et vous êtes contente, n’est-ce pas ?... elle est bien contente parce qu’elle a sa robe...

LA COMTESSE.

Ah ! tu avais raison !... il fait bien les commissions,

GEORGETTE.

Dame !... il fait de son mieux... et d’autres plus habiles ne s’en seraient peut-être pas si bien tirés...

Le flattant.

Bien, César... bien, mon garçon.

CÉSAR, à part, avec joie.

Elle est contente !

GEORGETTE.

Mais salue donc madame la comtesse.

CÉSAR, passant à la droite de Georgette.

Pourquoi faire ?

GEORGETTE.

C’est désormais ta maîtresse...

CÉSAR.

Ma maîtresse !... ma maîtresse...

Montrant Georgette.

la voilà !

GEORGETTE.

Oui... c’est la mienne aussi... alors...

CÉSAR.

Alors, quoi ?

GEORGETTE.

Tu ne pourrais pas comprendre... mais je t’ordonne... entends-tu bien ? je t’ordonne d’obéir toujours et en tout point à madame la comtesse.

CÉSAR.

Oui... mais elle ne sera pas ma maîtresse.

LE CHEVALIER, riant.

Non, vraiment... voilà un point convenu et arrêté...

Allant à César.

Maintenant, mon pauvre garçon, tâche de te rappeler tes souvenirs, et explique-nous un peu comment tu es venu ici.

CÉSAR.

Comment ?...

TOUS.

Oui, comment ?

CÉSAR.

Oh ! dame !... j’avais bien froid...

LA COMTESSE.

Et où étais-tu ?

CÉSAR.

La pluie tombait.

GEORGETTE.

D’où venais-tu ?

CÉSAR.

La pluie tombait.

LE CHEVALIER, avec un peu d’impatience.

Mais où allais-tu ?

CÉSAR.

Ah ! ils venaient de m’ôter mon ami... mon seul ami... était-ce Dragon ?... non, non, pas lui... un autre...

Il cherche en rêvant.

GEORGETTE, à demi-voix, au chevalier qui veut presser César.

Laissez-le... il est dans un bon moment.

CÉSAR, vivement.

Ah !... ah !... voyez-vous au milieu de la nuit ?... v’là le château qui était illuminé... ouvrez, ouvrez... donnez-moi à manger... car ils mangeaient... et j’avais faim... Va-t’en...mendiant... va-t’en... et on me mit à la porte de la salle à manger... moi qui avais faim...

À la comtesse.

Ça vous est-il arrivé quelquefois, madame la comtesse ?

LA COMTESSE.

Pauvre idiot !

CÉSAR.

Tout seul dans la cour... la pluie tombait... la pluie tombait toujours...

Imitant le bruit de la pluie.

Zi, zi, zi.

Tristement.

Personne qui ait pitié de moi !... pas un ami qui me parle !

Vivement.

Si... si... en voilà un qui aboie... il me caresse... il me réchauffe... il me lèche les mains... Ah ! c’est toi, pauvre Dragon ! il n’est pas fier, celui-là... il me reçoit chez lui... il a tout partagé avec moi... et puis après ça rien ne m’a manqué... rien !... Qu’est-ce que vous me demandez maintenant ?

GEORGETTE.

Puisqu’aujourd’hui tu es bien gentil, je te demande de dire à madame la comtesse, comment tu as sauvé le château... Car c’est à lui que vous le devez, c’est lui qui l’a sauvé... Ce jour où Dragon t’a réveillé en sursaut... tu sais bien ?

CÉSAR.

Oui, je l’entends qui me dit à demi-voix :

Aboyant sourdement.

Ouab, ouab, ouab !... je me réveille, et je lui réponds naturellement : Quoi ? quoi ?... pour lui dire qu’est-ce que c’est ? Il me répète : Ouab, ouab, ouab... d’une manière... oh ! mais d’une manière...

GEORGETTE.

Ce qui te fit comprendre qu’il y avait quelque chose d’extraordinaire.

CÉSAR, grondant toujours.

Ouab, ouab !

GEORGETTE.

Des voleurs qui voulaient mettre le feu au château.

CÉSAR.

Oui, oui... sorti de la loge... à moi, Dragon !... Je tombe sur eux avec un gros bâton... et l’autre... il mordait, déchirait, me criait courage !

Aboyant.

Ouab, ouab, ouab... Ah ! comme il aboyait !... et cette cloche que je sonnais... dan... dan... dan... c’était un tapage... voilà tout le village qui arrive, mais c’était fini... plus personne... ils s’étaient sauvés.

GEORGETTE.

À vous la victoire !

CÉSAR, tristement.

Ah ! oui... la victoire !... la victoire !... mais Dragon était blessé... dame !... il était vieux, le pauvre Dragon... il est mort dans mes bras... et je suis seul dans sa loge, qui est bien grande, bien grande pour un...

LE CHEVALIER.

Georgette a raison, c’est à lui que vous devez ce château... sans lui il était pillé, incendié.

LA COMTESSE.

Oui, s’il n’a pas d’esprit, il a du cœur, et je lui accorderai tout ce qu’il me demandera.

GEORGETTE, à César qui s’est éloigné.

Il ne demande qu’à rester ici, n’est-ce pas, César ?

CÉSAR.

Oui, mamzelle.

GEORGETTE.

À garder le château.

CÉSAR.

Oui, mamzelle.

GEORGETTE.

À faire les commissions, toutes les commissions, et vous pouvez compter sur sa fidélité et son exactitude.

LA COMTESSE.

À la bonne heure ! je l’emploierai dès aujourd’hui. On dit que l’ancien curé existe encore.

GEORGETTE.

Oui, madame ; il s’est caché pendant long-temps, mais maintenant qu’il peut se montrer, il demeure près de l’église, chez la mère Blot, la maison verte... tu sais.

CÉSAR.

Oui, mamzelle.

LA COMTESSE.

Fais-lui porter cette lettre et cet or, pour qu’il le distribue aux pauvres et aux malades de la commune.

GEORGETTE, à César.

Entends-tu bien ?

CÉSAR.

Des pauvres, des malades... y en a.

LA COMTESSE.

Et s’il juge à propos de t’envoyer chez eux, tu iras.

CÉSAR, d’un air hébété.

Comment ça ?

GEORGETTE.

Je vais lui expliquer...

Pendant qu’elle lui parle bas on entend une musique militaire.

CÉSAR.

Écoutez donc... écoutez donc... des soldats qui arrivent.

GEORGETTE.

Que t’importe ? Fais ce que je te dis, et de peur que tu ne te trompes, je vais te mettre dans ton chemin.

CÉSAR.

Oui, mamzelle... c’est gentil tout de même les soldats qui vont avec de la musique.

Il sort avec Georgette par la coulisse à droite, entre le château et l’auberge, en allant au pas sur la marche militaire qui se fait entendre.

 

 

Scène VI

 

LA COMTESSE, LE CHEVALIER, LE GÉNÉRAL

 

LE CHEVALIER, regardant dans la coulisse à gauche.

Eh ! mais j’aperçois un groupe d’officiers.

LA COMTESSE.

C’est ce que m’annonçait monsieur Sauvageot, l’épicier... c’est mon horrible général.

LE CHEVALIER.

Le général Grandchamp.

LA COMTESSE, bas au chevalier, avec dédain.

Vous connaissez cela, chevalier ?

LE CHEVALIER.

J’ai eu l’honneur de faire sous ses ordres la campagne d’Allemagne.

LA COMTESSE, de même.

Vous avez pu lui obéir !

LE CHEVALIER.

C’était mon supérieur.

LA COMTESSE.

Ah ! fi ! j’en rougis pour vous.

LE GÉNÉRAL, suivi de deux officiers, entre par la gauche, à la cantonade.

Je ne garderai ici qu’un faible détachement pour la correspondance ; que le reste de la troupe soit cantonné dans les villages des environs. Les soldats seront nourris par les habitants ; mais pas de désordre, pas de pillage, j’ai des raisons pour que le pays soit bien traité... et quant aux officiers, ils viendront demain dîner avec moi au château.

LA COMTESSE.

Dieu me pardonne ! c’est chez moi qu’il les invite.

LE GÉNÉRAL.

C’est là mon quartier général, c’est là qu’habite ma famille.

LA COMTESSE, à demi-voix.

Insolent !

LE GÉNÉRAL.

Qu’y a-t-il ?

Apercevant le chevalier qui s’avance.

Eh ! c’est le capitaine Neuillac !

LE CHEVALIER.

Moi-même, général... qui suis ici avec une parente à moi...

LE GÉNÉRAL.

Je lui fais compliment... elle a un brave dans sa famille...

S’avançant vers la comtesse.

Salut et fraternité.

LA COMTESSE, à part.

Quel ton ! quelles manières !

Le regardant ; à haute voix.

Eh ! mais, je connais cette figure-là... je l’ai vue ici autrefois, chez mon frère.

LE GÉNÉRAL.

C’est vrai... portant déjà le fusil... une bonne habitude qu’on ne peut pas prendre de trop bonne heure.

LA COMTESSE.

Eh ! oui... vraiment, je ne me trompe pas, c’est lui.

GEORGETTE, rentrant, à part.

Maintenant le voilà dans son chemin.

Elle voit le général, pousse un cri, et court à lui.

Mon oncle Mathieu Grandchamp !

LA COMTESSE.

Le garde-chasse ?

LE GÉNÉRAL.

Lui-même... qui depuis cinq ans a tiré autre chose que des lièvres... n’est-ce pas, capitaine ?

GEORGETTE.

Mon oncle, mon cher oncle, c’est vous que je revois... et avec des épaulettes !

LE GÉNÉRAL.

Que je n’ai pas volées, je te le jure... Pas plus fier pour ça ; et malgré mon rang...

S’avançant vers la comtesse.

touchez là, citoyenne.

LA COMTESSE.

À qui parlez-vous ? Je suis comtesse de Karadec.

LE GÉNÉRAL.

Allons donc !... il n’y a plus de comtesse : nous avons supprimé ces babioles-là.

LA COMTESSE.

En vérité ! et moi, je regarde comme mon avenu tout ce que vous avez fait.

LE GÉNÉRAL.

Tant pis pour vous, car nous avons fait de belles choses.

LA COMTESSE.

Oui, un beau gâchis, dont vous vous tirerez si vous pouvez.

LE GÉNÉRAL.

Nous n’irons pas chercher l’étranger pour ça.

LE CHEVALIER.

Général, c’est ma cousine.

LE GÉNÉRAL.

C’est vrai... ce n’est pas ta faute, et je te plains.

LA COMTESSE, avec colère.

Je crois qu’il me prend en compassion !

LE CHEVALIER, la modérant.

Madame, au nom du ciel !

LE GÉNÉRAL.

Il y a comme ça dans les familles des gens qui déraisonnent et qui vous font du tort ; ce n’est pas comme chez nous, ma petite Georgette... en v’là une qui ne rougit pas de son oncle.

GEORGETTE.

Bien du contraire...je n’en peux pas revenir.

LE GÉNÉRAL.

C’est comme moi, mon enfant, j’ai cru que je n’en reviendrais pas... et pourtant me voilà, parti le sac sur le dos et aujourd’hui général de brigade.

LA COMTESSE.

Voilà maintenant comme on donne les grades !

LE GÉNÉRAL.

On ne les donne plus, on les gagne.

LA COMTESSE.

C’est-à-dire que le premier venu... c’est absurde... jadis on les achetait avec de l’or.

LE GÉNÉRAL.

Aujourd’hui c’est plus cher...

À Georgette.

Oui, mon enfant, le canon m’a poussé ou plutôt, il a abattu les autres... d’autres qui valaient mieux que moi... mais que veux-tu ? le canon, c’est comme bien des gens, ça ne raisonne pas... et quand toute la France se leva pour résister à l’Europe en armes, de cinquante que nous étions en quittant le pays, je suis resté seul... seul debout... je n’ai pas été tué... ce n’est pas ma faute.

LE CHEVALIER.

Oui, général, j’en suis témoin !

LE GÉNÉRAL.

Alors je me suis trouvé tout de suite un ancien, et on m’a mis à la tête des conscrits qui arrivaient pour leur montrer le chemin, ce que j’ai fait morbleu... et pour cela il ne fallait pas rester en arrière... comprends-tu ?

GEORGETTE.

Oui, mon oncle.

LE GÉNÉRAL.

De tout ce temps-là je ne t’ai pas écrit, parce que nous n’arrêtions jamais... et puis pour d’autres raisons encore que je te dirai plus tard... mais j’avais toujours peur de ne plus t’embrasser, de ne plus revoir le pays ; aussi lorsqu’on m’a envoyé ici avec le général Hoche, tu juges si je suis parti avec joie ! Depuis un mois, je m’en vante, ma division n’a pas tiré un coup de fusil. Dès qu’on apercevait de loin quelque rassemblement, quelques paysans en armes, j’allais à eux...

Air : tendres échos errants dans ces vallons.

Amis, c’est moi, c’est un de vos pays,
Mathieu Grandchamp, autrefois garde-chasse,
Il est pour vous ce qu’il était jadis...
Allons, la main... et jetez là, de grâce,
Ce lourd fusil fait pour embarrasser,
C’est trop gênant quand on veut s’embrasser.
Ce lourd fusil doit vous embarrasser,
Car c’est gênant, quand on veut s’embrasser !

Et ils jetaient leurs fusils, et ils m’embrassaient... Voilà, depuis un mois, comment j’ai fait la guerre.

LA COMTESSE, à demi-voix.

Il y a du bon dans cet homme-là.

LE CHEVALIER, de même.

Je vous le disais bien.

LE GÉNÉRAL.

Et toi, ma Georgette, ma petite nièce, depuis la mort de mon pauvre frère ?...

GEORGETTE.

Les temps ont été durs, mon oncle ; j’ai bien souffert... mais voilà de meilleurs jours qui reviennent... vous voilà !

LE GÉNÉRAL.

Je ne t’apporte pas d’écus, je n’en ai pas. Moi et mes soldats n’étions pas même payés tous les jours... rien sur soi... pas de bagage inutile... c’est pour ça que nous allions si vite... mais patience, les finances de l’état remonteront et les nôtres aussi.

GEORGETTE.

Je n’ai besoin de rien, madame m’a donné une place au château, celle de mon père.

LE GÉNÉRAL.

En vérité !

GEORGETTE.

Et je ne suis pas la seule qui s’aperçoive de son arrivée... elle vient d’envoyer de l’argent à tous les pauvres du village.

LE GÉNÉRAL.

Il y a du bon dans cette femme-là... quoique ci-devant... si elle raisonne mal, elle agit bien...

Allant à elle.

Vous ne m’en voulez pas, citoyenne, si je viens m’établir ainsi chez vous avec mon état-major... ça ne vous gênera pas trop... le château est grand, je le connais ; je vous dirais même, ainsi qu’au capitaine, dînez-vous avec nous ?

LA COMTESSE, avec indignation.

Moi !...

LE CHEVALIER, à demi-voix.

Ma cousine...

LE GÉNÉRAL.

Mais je vous vois en insurrection à l’idée seule d’admettre à votre table un homme qui a été garde-chasse.

LA COMTESSE, se contraignant.

Je ne m’en souviens plus en le voyant général !

LE GÉNÉRAL.

C’est juste : le feu purifie tout... Georgette, je t’invite aussi.

GEORGETTE.

Mais, mon oncle !...

LE GÉNÉRAL.

Je le veux, à côté de moi... il serait beau que l’oncle fût à table et la nièce derrière.

GEORGETTE, à la comtesse.

Le permettez-vous, madame ?

LA COMTESSE.

Ce n’est pas moi, c’est monsieur qui commande.

LE GÉNÉRAL.

Et l’on s’en apercevra, car tout ira rondement... En avant marche, va te faire belle... moi, je ne serais pas fâché de me reposer un instant dans mon logement.

LE CHEVALIER.

C’est très facile.

LE GÉNÉRAL.

Après cela, et avant dîner, j’irai faire un tour de parc, afin voir si les lièvres me reconnaissent.

Air de contredanse.

Ah ! ne vous dérangez pas,
Point de façons, je vous prie.

LA COMTESSE.

Il ne m’offre pas son bras.

LE CHEVALIER.

Il est sans cérémonie.

LA COMTESSE.

De me complaire assurément
Il ne prend nulle inquiétude ;
Le voilà qui marche en avant.

LE CHEVALIER.

De nos soldats c’est l’habitude.

Ensemble.

LA COMTESSE.

Ah ! je ne m’attendais pas
À tant de discourtoisie ;
Il ne m’offre pas son bras,
Il est sans cérémonie.

LE CHEVALIER.

Il faut l’excuser, hélas !
Il est sans cérémonie :
À la guerre on n’apprend pas
Les lois de la courtoisie.

LE GÉNÉRAL.

Ah ! ne vous dérangez pas,
Point de façons, je vous prie,
Nous n’avons, entre soldats,
Jamais de cérémonie.

GEORGETTE.

Le général ne veut pas
Qu’on fass’ de cérémonie ;
Combien d’ gens, en pareil cas,
N’auraient pas tant d’ modestie !

Le général est entré le premier et seul dans le château. La comtesse et le chevalier y entrent après lui. Georgette reste seule sur la scène. Elle va pour entrer dans l’auberge au moment où Desrosiers en sort.

 

 

Scène VII

 

GEORGETTE, puis DESROSIERS

 

GEORGETTE.

Allons mettre un beau bonnet et un beau fichu pour dîner avec mon oncle... un oncle général !... c’est glorieux tout de même, et je ris d’avance de la figure que fera ce pauvre César en le voyant en uniforme.

À Desrosiers qui entre.

Ah ! c’est cet étranger, ce voyageur... Pardon, monsieur, je n’ai plus pensé à vous... ce n’est pas ma faute, il est arrivé tant de choses !

DESROSIERS.

Et quoi donc ?

GEORGETTE.

Rien... rien... des affaires de famille... J’ai oublié de dire à madame la comtesse que vous vouliez lui parler ; mais elle vient de rentrer au château avec M. de Neuillac, son cousin... et elle vous recevra avec plaisir ; moi, je vais à ma toilette parce qu’il y a un grand dîner au château, où je suis invitée... oui, monsieur, à table avec madame... Mais je ne peux pas vous conter cela, parce qu’il est tard et que je ne veux pas me faire attendre.

Elle sort.

 

 

Scène VIII

 

DESROSIERS, seul

 

Encore une révolution... une servante qui dîne au château ! Il paraît que tout le monde y dîne... et je ne vois pas pourquoi je ne ferais pas comme tout le monde. Voilà une coiffure à la victime dans le dernier genre... avec ça j’ai l’air d’avoir perdu trente mille livres de rentes ; et il y aura bien du malheur, si les miens, mes malheurs, ne touchent pas madame la comtesse.

 

 

Scène IX

 

DESROSIERS, CÉSAR, entrant par la droite

 

CÉSAR, parlant seul.

Pauvre homme ! si maigre et si pâle !... et puis ce qu’il me disait...

Riant.

c’est drôle... ah ! ah ! ah !

DESROSIERS.

Qui vient là ? quel est cet original qui parle tout seul ?... ne serait-ce pas cet idiot dont on parlait tout à l’heure dans l’auberge ?

CÉSAR.

Je demanderais ce que c’est à Georgette, si elle était là... mais elle n’y est pas...

Regardant Desrosiers.

Le savez-vous, monsieur ?

DESROSIERS.

Quoi donc ?

CÉSAR.

Ce que m’a dit ce vieux... qui était pâle ?...

DESROSIERS.

Il est original, celui-là...

Haut.

Un malade, sans doute ?

CÉSAR.

Oui, bien malade... un voyageur.. il venait d’arriver... et tombé de faiblesse, ne pouvait continuer son chemin... j’ai dit : « Pauvre homme, voilà de l’argent que le curé vous envoie... et que je vous apporte, moi, César... »

DESROSIERS.

Eh bien ! il a pris l’argent !

CÉSAR.

Non... il l’a laissé tomber... et puis, en me regardant, il a fait : Ah !... comme ça... Ah !... et m’a serré dans ses bras, et il disait : « Mon maître ! mon maître ! » Son maître !... moi qui fais les commissions de tout le monde... Moi, je le laissais dire parce qu’il avait là deux grosses larmes... et que ça avait l’air de lui faire plaisir.

DESROSIERS.

C’est l’idiot !

CÉSAR, vivement.

Oui... oui... il a dit ce mot-là !

DESROSIERS, à part.

Si on pouvait en tirer quelques renseignements sur le pays et les habitants.

CÉSAR.

Il disait encore... les coups, les mauvais traitements... si jeune encore... sa pauvre tête n’a pu y résister... Comme ça... il disait ça : « Sa pauvre tête n’a pu y résister !... »

DESROSIERS.

Qu’est-ce que ça signifie ?

CÉSAR.

Oui, qu’est-ce que ça signifie ?... « Sa pauvre tête n’a pu y résister... » et puis, quand il a crié : « Arthur ! Arthur ! » j’ai senti là...

Portant la main à sa tête.

j’ai senti comme un ébranlement,... un coup de poing... Qu’est-ce que c’est qu’Arthur ? je le connais... le connaissez-vous ?

DESROSIERS, à voix haute.

Arthur ?

CÉSAR, portant la main à sa tête et s’éloignant.

Ah ! taisez-vous, cela me fait mal... mais ce qui me faisait rire... c’est qu’il me disait : « Monsieur le marquis... tout ici est à vous... tout vous appartient. »

DESROSIERS.

Est-il possible !

CÉSAR.

« Tout ce que je demande, c’est de vivre assez pour te faire reconnaître. »

DESROSIERS.

Il a dit cela... et après ?...

CÉSAR.

Après...il ne pouvait plus parler...j’ai cru qu’il allait passer... ça m’a fait peur.

DESROSIERS, vivement.

Et après ?

CÉSAR.

Après... il a tiré de dessous son matelas un tas de papiers qu’il m’a donnés... il m’a fait signe de les serrer et de m’en aller.

DESROSIERS.

Laisse donc !

CÉSAR.

C’est comme je vous le dis.

DESROSIERS.

À toi... qui ne sais pas lire ?

CÉSAR.

Oh ! je ne sais pas lire... parce que je ne peux pas m’appliquer...

DESROSIERS.

Des papiers... des papiers avec de l’écriture ?

CÉSAR.

Oui, ma foi... ils sont encore là, dans mon sac.

DESROSIERS.

Ca n’est pas vrai !

CÉSAR.

Je vous dis qu’ils y sont !

DESROSIERS.

Je parie qu’ils n’y sont pas.

CÉSAR, les tâtant.

Est-il entêté !

DESROSIERS.

Je parie six francs.

CÉSAR.

Six francs !... en bon argent ?...

DESROSIERS.

Tout autant !

CÉSAR.

Ah ! Dieu !... moi qu’on dit si bête... je vais gagner six francs !

DESROSIERS.

Les voici...

CÉSAR.

Ma foi, tant pis pour lui... voici les papiers...

DESROSIERS.

Serait-il possible !

CÉSAR.

Regardez plutôt !

DESROSIERS.

Un moment... je suis bien aise d’examiner...

Les parcourant des yeux ; à voix basse.

Une lettre pour la comtesse de Karadec... des lettres de l’ancien marquis... un portrait... un passeport... une narration détaillée... signée... l’abbé Saint-Yon...

CÉSAR.

Eh bien ?

DESROSIERS.

Ma foi, j’ai perdu !... à toi les six francs !

CÉSAR, avec joie.

Je les tiens tout de même... et les papiers ?

DESROSIERS.

Je les garde !

CÉSAR.

Ah ! vous les gardez ?

DESROSIERS.

Raisonne un peu !... tu as l’argent... à moi les papiers... tu ne peux pas tout avoir... comprends-tu ?

CÉSAR.

C’est juste !... je n’avais pas réfléchi.

DESROSIERS.

Nous sommes quittes... fais ce que tu voudras avec mon argent que je te donne... je te le donne, entends-tu ?...

Lui frappant sur l’épaule.

Adieu, mon garçon, mon pauvre César !...

CÉSAR, le remerciant.

Vous êtes bien bon !

DESROSIERS, à part.

Moi, je me rends au château... en faisant le tour du parc, et le long du chemin j’aviserai à ce qu’il faudra faire.

Il entre par la grille, et tourne à droite du côté du parc.

 

 

Scène X

 

CÉSAR, puis GEORGETTE

 

CÉSAR.

Je suis content... je suis bien content... j’ai fait un bon marché... c’est de l’argent... il l’a dit... et je sais bien ce que j’en ferai... ça sera pour elle...

Chantant.

Tra la, la, la,

GEORGETTE, sortant de l’auberge à droite en toilette.

Là !... me voilà belle, j’espère !...

Apercevant César qui chante et qui danse.

Eh bien ! le pauvre garçon !...

L’appelant.

César, qu’est-ce que tu fais là ?

CÉSAR.

Je dansais avec vous, mamzelle, je dansais le dimanche... avec vos beaux habits... mais vous en aurez de plus beaux encore... et toujours... car je suis riche...

GEORGETTE.

Toi ?

CÉSAR.

Oui... j’ai de l’argent... j’ai six francs... voyez plutôt...

GEORGETTE.

À qui ça ?

CÉSAR.

À moi !... alors c’est à vous ! je vous le donne.

GEORGETTE.

Et d’où ça te vient-il ?

CÉSAR.

Cette pauvre Georgette... est-elle heureuse !... voilà sa fortune faite !

GEORGETTE.

D’où ça te vient-il ?

CÉSAR.

D’un monsieur qui était pâle... qui a dit : « Voilà six francs... » non... ce n’était pas lui... sa pauvre tête n’a pu y résister... je savais si bien... je ne sais plus... et ça me fait mal à chercher.

GEORGETTE.

Eh bien ! ne cherche pas !... ça n’en vaut pas la peine !

CÉSAR, riant.

Si... si... si... il disait : « Monsieur le marquis... monsieur le marquis. »

GEORGETTE.

À qui ?

CÉSAR.

À moi !... monsieur le marquis !

GEORGETTE.

Mon pauvre garçon... il voulait se moquer de toi... c’est ce qu’ils font tous dans ce village, et c’est bien mal.

CÉSAR.

Ah ! quand on dit à quelqu’un monsieur le marquis... on se moque de lui ?...

GEORGETTE.

À quelqu’un comme toi, oui, vraiment.

CÉSAR.

Eh bien ! qu’ils y reviennent... je les arrangerai joliment !... le premier qui m’appelle monsieur le marquis, je lui donne un coup de poing.

GEORGETTE.

Encore une bataille !... qu’il ne soit plus question de cela !

CÉSAR.

Oui, mamzelle.

GEORGETTE

Je te défends d’y penser.

CÉSAR.

Oui, mamzelle.

GEORGETTE.

Surtout d’en parler à personne.

CÉSAR.

Oui, mamzelle.

GEORGETTE.

Ou sinon je me fâche.

CÉSAR.

Je n’en dirai plus un mot... pas un seul... parce que vous, je vous crois... je n’avais que deux amis au monde... ce pauvre Dragon !... et puis vous...vous surtout... mamzelle Georgette... je ne vous quitterai pas... je vous suivrai partout... vous me battriez... vous me diriez : Va-t’en ! que je reviendrais encore pour que vous me battiez... si ça vous faisait plaisir... à moi du moins ça m’en ferait... tenez, battez-moi, battez-moi.

GEORGETTE.

C’est étonnant, César... sais-tu que voilà quatre ou cinq phrases de suite... et que quand tu es seul avec moi... ou que tu parles de moi... tu as presque toujours des idées très raisonnables ?

CÉSAR.

Vous dites ça pour rire.

GEORGETTE.

Je l’ai déjà remarqué.

CÉSAR.

Je suis pourtant, comme ils disent tous, le chien du château.

GEORGETTE.

Tu en as du moins les bonnes qualités.

Air : À l’âge heureux de quatorze ans.

L’attachement et la fidélité,
Un dévouement que rien n’arrête.
Ah ! tu pourrais en tirer vanité.
Ils ont beau dire : c’est une bête !
Si, pour l’esprit de ces gens-là,
Tu devais par un sort étrange,
Troquer, hélas ! c’ que le ciel te donna,
Sois sûr que tu perdrais au change !

CÉSAR, voulant toujours parler.

Oui... et les six francs... n’est-ce pas ? les six francs...

GEORGETTE, lui imposant silence.

Tais-toi !... tais-toi !... c’est madame la comtesse.

 

 

Scène XI

 

LA COMTESSE et DESROSIERS, sortant du château, CÉSAR et GEORGETTE, se tenant à l’écart

 

LA COMTESSE, parlant à plusieurs domestiques.

Qu’on aille chercher sa voiture !... qu’on apporte ses malles... Je ne veux pas qu’il reste à l’auberge une minute de plus.

DESROSIERS.

De grâce, madame la comtesse, modérez ces transports.

LA COMTESSE.

Que je me modère, quand mon cœur nage dans la joie...

Élevant plus haut la voix.

quand tous mes vœux sont comblés, quand je retrouve le chef de ma famille, l’espoir de ma race... le dernier des Karadec...

GEORGETTE.

Est-il possible !... auriez-vous de ses nouvelles ?

LA COMTESSE.

Bien mieux que cela !... il est de retour dans le château de ses pères... il est ici... devant tes yeux... le voilà !

GEORGETTE.

Ô ciel !

LA COMTESSE.

Mon neveu !... mon noble neveu !...

GEORGETTE, regardant Desrosiers avec étonnement.

Vous... monseigneur... vous que j’ai vu si jeune... c’est singulier... pardonnez-moi de ne vous avoir pas reconnu... mais du tout... du tout...

LA COMTESSE.

Ça n’est pas étonnant... depuis le temps... depuis dix ans... bien habile qui pourrait se reconnaître.

DESROSIERS.

Je le suis donc : car moi je m’étais fort bien rappelé la petite Georgette, la fille du concierge... c’est pour cela que j’étais descendu chez elle.

GEORGETTE.

Et ce matin... toutes ces questions sur ce domaine, sur ce château... que vous regardiez avec tant de plaisir !...

LA COMTESSE.

C’était tout naturel.

CÉSAR, le regardant et le reconnaissant.

Eh ben !... eh ben !... c’te rencontre... les six francs... les six francs de tout à l’heure, c’est lui... c’est vous, n’est-ce pas ?

DESROSIERS.

C’est bien... c’est bien... mon garçon... ne parlons pas de cette misère-là... C’est moi qui malgré l’incognito ai voulu payer ma bienvenue à ce pauvre diable.

LA COMTESSE.

Je reconnais là mon neveu...

À Georgette.

Et quel air noble et distingué ! Il ne se serait pas nommé que j’aurais deviné un Karadec... Et ce matin, seulement quand je l’ai aperçu, quand il m’a saluée, j’ai senti là une émotion... la voix du sang !

DESROSIERS.

Un instinct de noblesse, ma chère tante.

LA COMTESSE.

Je veux qu’il y ait aujourd’hui même au château réception solennelle.

Air : Contentons-nous d’une simple bouteille.

À tout le monde on ouvrira les portes...
C’est un grand jour !... c’est un jour de bonheur !
Rustres, vilains et gens de toutes sortes
Seront admis à revoir leur seigneur...
Je veux, de plus, couronner deux rosières...

DESROSIERS.

Que vous aurez ?

LA COMTESSE.

Mais j’espère aujourd’hui,
Si toutefois les révolutionnaires
En ont laissé quelques-unes ici.

À Desrosiers.

Je viens d’annoncer officiellement votre retour à ma fille et à M. de Neuillac, dont cette arrivée a renversé toutes les espérances. J’en suis désolée, parce que c’est un excellent parent et un bon gentilhomme ; mais je l’en avais prévenu et je n’y puis que faire... c’est à vous seul, mon neveu, à vous, mon cher Arthur !...

CÉSAR, poussant un cri.

Arthur !... c’est ce nom-là...

GEORGETTE.

Veux-tu te taire !

CÉSAR.

Arthur !... où est-il ?

GEORGETTE.

Là, devant toi !

CÉSAR, d’un air hébété.

Ah !

GEORGETTE.

Salue donc !

CÉSAR.

Non !

GEORGETTE.

Veux-tu bien saluer ?

CÉSAR.

Non... non...

GEORGETTE.

Est-il entêté !... et qu’est-ce qu’il a donc à gronder comme ça ?... Ici, César... ici !

CÉSAR, grommelant entre ses dents comme un chien mécontent.

Hon... hon... hon !...

GEORGETTE.

Veux-tu bien te taire !

CÉSAR.

Je me tais !

 

 

Scène XII

 

LA COMTESSE, DESROSIERS, CÉSAR, LES GENS DU VILLAGE

 

Finale.

Air : Motif des Huguenots (Arrangé par M. Hormille).

Ensemble.

LA COMTESSE.

Ah ! quel plaisir de vous apprendre
Qu’un événement heureux
Dans ce château vient de me rendre
Le plus chéri de mes neveux !

DESROSIERS.

Je suis charmé de vous apprendre
Qu’un événement heureux
Dans ce château vient de vous rendre
Le seigneur qu’appelaient vos vœux.

GEORGETTE.

Ah ! quel plaisir pour moi d’apprendre
Qu’un événement heureux
Dans ce château vient de nous rendre
Le seigneur qu’appelaient nos vœux.

LES VILLAGEOIS.

Ah ! que vient-on de nous apprendre !
Et quel événement heureux
Dans ce château vient de nous rendre
Le plus chéri de vos neveux ?

LA COMTESSE, seule.

Gens de village,
Entourez-le de vos respects,
De votre hommage...
C’est le dernier des Karadecs !

Ensemble.

DESROSIERS.

Gens de village,
J’ai d’anciens droits à vos respects ;
Rendez hommage
À l’héritier des Karadecs !

GEORGETTE.

Gens de village,
Il a des droits à nos respects ;
Rendons hommage
À l’héritier des Karadecs !

LES VILLAGEOIS.

Dans ce village,
Il a des droits à nos respects ;
Rendons hommage
À l’héritier des Karadecs !

TOUS.

Gloire, amis, gloire, amis,
À monseigneur le marquis !

CÉSAR, à Georgette.

Le marquis, (bis) on se moque de lui,
N’est-il pas vrai ?

GEORGETTE.

Non pas... car celui-ci
Est bien un marquis véritable.

CÉSAR.

Pourquoi ne l’ suis-je pas aussi ?

GEORGETTE.

Toi, tu n’es rien qu’un pauvre diable.

CÉSAR.

Marquis !

Reprenant.

On me l’a pourtant dit aussi.

GEORGETTE.

Veux-tu ne pas parler ainsi ?
Je te l’ordonne.

CÉSAR.

Je me tais,
Je n’en parlerai plus jamais.

LA COMTESSE, à Desrosiers.

Venez, dans ce château dont vous êtes le maître,
Nous raconter les maux endurés loin de nous.

À demi-voix.

Et moi, sur tous nos biens, sur ma fille et sur vous,
J’ai d’importants projets à vous faire connaître.

LES VILLAGEOIS.

Ah ! pour nous tous quelle nouvelle !
Pour le village, quel bonheur !
Et nous venons, vassaux fidèles,
Pour fêter notre ancien seigneur !

La comtesse et Desrosiers entrent dans le château. Tous les villageois y entrent après eux.

CÉSAR, sur le devant du théâtre, et cherchant à rappeler ses idées.

Le marquis !...
Le marquis !...
C’est étonnant, car aujourd’hui
On me l’a pourtant dit aussi.

Il veut suivre les gens du château ; mais l’on vient de refermer la grille, et il se trouve seul en dehors.

Ils entrent tous... moi seul, hélas !
Moi seul... je n’entre pas.

Il s’assied tristement sur un petit banc de pierre en dehors de la grille, et se penche vers la niche du chien. On entend dans le lointain le chant du dernier chœur.

Ah ! pour mous tous quelle nouvelle, etc.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente un grand appartement gothique. Porte au fond et portes latérales aux angles de l’appartement. Sur le côté, à droite de l’acteur, un grand cadre vide et une espèce d’armoire au bas. À gauche une cheminée sur laquelle est un magot. Sur le devant une table et quelques livres, un grand fauteuil près de la table et à droite du théâtre un autre grand fauteuil.

 

 

Scène première

 

LE GÉNÉRAL, GEORGETTE, entrant par le fond

 

LE GÉNÉRAL.

Viens, ma nièce, viens-t’en avec moi... je n’y tiens plus ; je suis excédé des airs que se donne l’héritier des Karadecs, que la vieille dame vient de me présenter et qu’elle trouve superbe !... Ma foi, si tous les marquis ressemblaient à celui-là, on a bien fait de les supprimer... la perte n’est pas grande pour le trésor, car ils ne valent pas grand’chose.

GEORGETTE.

C’est étonnant !... ça n’est pas là l’effet que me faisait autrefois mon jeune maître. Vous le rappelez-vous ?

LE GÉNÉRAL.

Il y a dix ans... un bambin, non, ma foi... je me rappelle son père, M. le marquis, fier avec tout le monde, mais bon enfant avec les garde-chasses c’est une qualité qu’il avait... je me rappelle aussi Mme la marquise.

GEORGETTE.

Une excellente femme qui m’avait prise en amitié.

LE GÉNÉRAL.

Et qui, lorsque tu étais toute petite, avait daigné elle-même t’apprendre à lire... Ça t’est-il resté ?

GEORGETTE.

Certainement, ça ne s’oublie pas.

LE GÉNÉRAL.

Tant mieux... ça peut servir... dans les familles... et je voulais, à ce sujet-là, te parler... te parler à toi toute seule.

GEORGETTE.

Qu’est-ce que c’est, mon oncle ? me voilà...

LE GÉNÉRAL.

As-tu remarqué tout à l’heure, au dessert, ce hussard qui m’a apporté une lettre que j’ai mise dans ma poche en disant : « C’est bon, je verrai plus tard ? »

GEORGETTE.

C’est vrai !... vous ne l’avez pas encore lue !...

LE GÉNÉRAL.

Pour des raisons particulières que je ne dirais à personne... mais que je peux t’avouer à toi, Georgette... qui es ma nièce...

À demi-voix.

C’est que je ne sais pas lire.

GEORGETTE.

Ah ! bah !

LE GÉNÉRAL.

Ce dont j’enrage ; mais je ne peux pas en vouloir à mes parents, ils ne prévoyaient pas ce qui m’arrive... j’ai été surpris par la fortune avant que j’aie eu le temps de me mettre en garde.

GEORGETTE.

Mais depuis ?...

LE GÉNÉRAL.

Depuis que je suis général, j’ai appris l’essentiel, à signer mon nom... je lis bien aussi un peu quand je suis seul et qu’il n’y a personne qui me regarde... c’est un jeune homme de famille, un caporal qui m’avait commencé... mais mes études ont été arrêtées par un boulet qui a emporté mon professeur.

GEORGETTE.

Quel malheur !

LE GÉNÉRAL.

Surtout pour moi... avec ça je n’avais guère de temps à donner à la littérature !... toujours en marche ou occupé à battre l’ennemi... mais je m’y remettrai, je travaillerai, je suis encore assez jeune pour apprendre... et tu penses bien que je ne veux pas rester où je suis.

GEORGETTE.

Quoi !... vous n’êtes pas content, vous qui de simple soldat êtes devenu général !

LE GÉNÉRAL, d’un air de dédain.

Oui... général de brigade...

GEORGETTE.

Eh bien !

LE GÉNÉRAL.

Eh bien ! on peut devenir général de division... et puis... et puis mieux encore... il y a mon camarade Lefebvre, parti soldat comme moi et qui commande en chef.

GEORGETTE.

Ah ! vous avez de l’ambition ?

LE GÉNÉRAL.

Du tout !... je veux me faire tuer ou arriver à quelque chose qui en vaille la peine.

GEORGETTE.

Marquis, par exemple !

LE GÉNÉRAL.

Fi donc !...les marquis sont finis, faut autre chose à la place, quelque chose de mieux.

Air su vaudeville des Scythes et les Amazones.

Les marquis de l’ancien régime
Sont maintenant comme les assignats,
Ils ont perdu dans la publique estime,
Ils n’ont plus cours, ou du moins sont bien bas.

GEORGETTE.

Ça changera, mon oncl’...

LE GÉNÉRAL.

Je ne crois pas.
L’armée est tout, plus de noblesse ancienne.

GEORGETTE.

Oui, maintenant... mais ces mêmes conscrits
Qui nous donnèr’nt plus d’un grand capitaine (Bis.)
Pourront plus tard nous donner des marquis,
Des barons, des comtes, des marquis.

LE GÉNÉRAL.

Jamais... nous avons d’autres idées... moi, d’abord je veux que tu fasses un beau mariage... je ne pense qu’à ça.

GEORGETTE.

Et moi je n’y pense guère.

LE GÉNÉRAL.

Laisse donc, j’ai de petits aides-de-camp qui sont gentils... mais ils sont comme moi, ils n’ont pas le sou... et je veux pour toi une grande fortune.

GEORGETTE.

Y pensez-vous ?

LE GÉNÉRAL.

Chacun son tour... En attendant, avance à l’ordre, et lis-moi cette lettre... la signature d’abord.

GEORGETTE.

Saint-Laurent.

LE GÉNÉRAL.

Un de mes aides-de-camp, celui qui d’habitude me sert de secrétaire... je lui apprendrai à ne pas être ici à son poste.

GEORGETTE, lisant.

« Mon général, je vous demande bien pardon d’une balle que je viens de recevoir dans la cuisse, et qui avant trois ou quatre jours ne me permettra pas de me rendre auprès de vous. » Pauvre garçon !

LE GÉNÉRAL.

J’ai du malheur dans mon éducation, et à moins que pendant ce temps-là tu ne sois mon secrétaire...

GEORGETTE.

Oh ! bien volontiers...

LE GÉNÉRAL.

Mais prends garde, morbleu, que personne ne s’en doute !... Et surtout de la discrétion sur les ordres ou dépêches qui pourraient m’arriver !... ça ne plaisante pas.

GEORGETTE.

Soyez tranquille... on me tuerait plutôt.

LE GÉNÉRAL.

À la bonne heure ! j’y compte... Qui vient là ?

GEORGETTE.

M. de Neuillac qui se promène dans cette galerie.

LE GÉNÉRAL passe à gauche.

Un brave garçon, celui-là ! il me plaît... et s’il te convient pour mari, je te le donne.

GEORGETTE.

Un ci-devant !

LE GÉNÉRAL.

C’est égal... je passerai par là-dessus... On me blâmera si on veut... je brave les propos et les préjugés.

GEORGETTE, souriant.

Rassurez-vous, j’ai idée qu’il me refuserait.

LE GÉNÉRAL.

Et pourquoi, morbleu !

GEORGETTE.

Parce qu’il en aime une autre.

LE GÉNÉRAL.

C’est différent... sous le règne de la liberté, les inclinations sont libres, et l’on ne doit aimer qu’une femme à la fois...

GEORGETTE.

Sous la république une et indivisible !

LE GÉNÉRAL.

Comme tu dis...

Regardant le chevalier, qui est entré en rêvant sans les apercevoir.

Qu’est-ce qu’il a donc ?

Lui frappant sur l’épaule.

À quoi rêve mon jeune capitaine ?

 

 

Scène II

 

LE GÉNÉRAL, GEORGETTE, LE CHEVALIER, entrant par la porte latérale à droite

 

LE CHEVALIER.

Ah ! mon général... c’est vous ! je suis bien malheureux !

GEORGETTE.

En quoi donc, monsieur le chevalier ?

LE CHEVALIER.

Je ne sais où donner de la tête.

LE GÉNÉRAL.

Eh bien ! me voilà !... je suis de bon conseil.

LE CHEVALIER.

Oui, en présence de l’ennemi... mais avec des amis, avec une famille, que faire ?... quel parti prendre ?

GEORGETTE.

Est-ce que vous auriez quelques doutes sur le nouveau cousin qui vous arrive, sur M. Arthur de Karadec ?

LE CHEVALIER.

Eh ! non, morbleu !... c’est bien lui... il n’y a pas à en douter... Il nous a montré les lettres et le portrait de son père, le marquis... les lettres de l’abbé s§ son gouverneur... Il nous a fait la relation détaillée de leurs aventures, lorsque, échappés de Saint-Domingue et débarqués en Bretagne dans le plus fort de la terreur, le pauvre abbé fut arrêté, emprisonné comme prêtre, puis déporté à Cayenne, tandis que son élève, errant à l’aventure, s’est caché, déguisé, a fait je ne sais quel métier... Là-dessus il a été plus sobre de détails... mais c’est lui... c’est bien lui, par malheur... Non que je lui envie ses biens et sa fortune... le ciel m’est témoin que mon plus grand désir était de le revoir dans le château de ses pères, dans ce domaine que mes soins et mes démarches ont contribué à lui faire rendre... Mais, je l’avoue, je m’attendais à trouver dans un cousin... dans un parent, plus d’affection, plus de générosité.

LE GÉNÉRAL.

Comment cela ?

LE CHEVALIER.

La comtesse est décidée à lui donner sa fille, c’est convenu depuis longtemps, c’est juré entre les deux familles... je le sais ; mais, en apprenant que j’aimais Amélie, que peut-être j’en étais aimé, ne devait-il pas plaider pour moi auprès de la comtesse, et si elle résistait, lui rendre sa parole, renoncer à ce mariage ? C’est du moins ce que j’aurais fait à sa place, c’est ce que j’espérais de lui... Eh bien ! non !... j’ai trouvé une sécheresse, une froideur, que j’étais loin d’attendre... et qui ne me présagent rien de bon...

GEORGETTE.

Comment ? vous croyez ?...

LE CHEVALIER.

Il m’a répondu qu’en neveu soumis il obéirait à sa tante, et qu’il ne voulait pas, le jour même où il rentrait dans sa famille, y donner l’exemple de la rébellion...

LE GÉNÉRAL.

Eh bien ! par exemple...

LE CHEVALIER.

Silence ! les voici !...

 

 

Scène III

 

LA COMTESSE, DESROSIERS, LE GÉNÉRAL, LE CHEVALIER, GEORGETTE

 

LE GÉNÉRAL, à part.

Je ne sais pas si c’est ce que je viens d’apprendre ; mais cette figure-là ne me revient pas du tout... je crois l’avoir vue quelque part.

LA COMTESSE, à Desrosiers.

Voici, mon neveu, un appartement que je vous ai réservé pour le dernier... on l’avait tenu constamment fermé... c’est d’aujourd’hui seulement et pour votre arrivée que les portes se sont rouvertes... il doit vous rappeler bien des souvenirs.

DESROSIERS.

Certainement... le château d’abord en est peuplé de souvenirs... et ils me reviennent tellement en foule que je ne m’y reconnais plus.

LA COMTESSE.

Ici cependant vous devez vous connaître... c’est dans cette pièce que vous veniez deux fois par jour...

DESROSIERS.

J’y suis... j’y suis !... la salle à manger !...

LA COMTESSE.

Du tout... le cabinet de travail du marquis votre père... c’est ici que ce pauvre abbé Saint-Yon vous donnait ses leçons..

DESROSIERS.

C’est vrai !... c’est vrai !... je l’avais oublié... l’effet des révolutions...

LA COMTESSE.

Des leçons de latin.

DESROSIERS.

Je l’ai aussi oublié !...

LE GÉNÉRAL.

La révolution !...

DESROSIERS.

Comme vous dites, général.

LA COMTESSE, riant.

Et puis vos leçons de menuet... le petit maître de danse ?...

DESROSIERS, riant.

Je le vois encore avec sa pochette.

Le général et Georgette ont remonté le théâtre, et causent ensemble au fond.

LA COMTESSE, d’un air solennel.

Il est d’autres souvenirs plus graves et plus profonds.

DESROSIERS, à part, avec embarras.

Ah ! diable !...

LA COMTESSE.

Lorsque pour rétablir sa fortune, mon frère fut obligé de partir pour Saint-Domingue, il s’enferma ici, en tête-à-tête avec vous... et vous vous rappelez ce qu’il vous dit ?

DESROSIERS.

Confusément.

LA COMTESSE.

Il me l’a raconté à moi, et je ne l’ai point oublié : « Mon fils, je deviens négociant, je cesse d’être gentilhomme... voici mon épée que je dépose ici, dans un endroit que vous seul connaîtrez... et si je meurs avant d’avoir le droit de la reprendre, je vous la lègue... sachez vous en servir. »

DESROSIERS, vivement.

C’est vrai ! ce sont ses propres paroles...

LA COMTESSE.

Et cette épée ?...

LE CHEVALIER.

Vous la retrouverez facilement.

DESROSIERS.

Je l’espère, en cherchant bien...

LA COMTESSE.

À onze ans, une pareille scène doit faire impression !

DESROSIERS.

Beaucoup, beaucoup trop... cela ébranle les organes et les affaiblit... et puis je n’ai jamais eu la mémoire des lieux.

LA COMTESSE.

Ceux-ci cependant sont assez remarquables... c’est ici que logea pendant un mois Jean III, duc de Bretagne... ce sont les mêmes meubles qui ont servi à ce noble prince.

Le général s’est assis sur le grand fauteuil, auprès de la table, et le secouant un peu fort le bras lui reste dans la main.

LE GÉNÉRAL.

On le voit bien, car ils tombent de noblesse.

Air de Préville et Taconet.

Ce mobilier si vermoulu, si frêle,
Et que du temps avait miné la faux,
Est entre nous l’image trop fidèle
De ce qu’étaient les maîtres des châteaux. (Bis.)
Tous ces seigneurs, barons du moyen âge,
De père en fils, vieillis à l’Œil-de-bœuf,
Étaient usés... aussi quatre vingt-neuf
Voulant marquer brillamment son passage,
À tout brisé, pour tout remettre à neuf !

LA COMTESSE.

Le général est toujours aimable.

LE GÉNÉRAL.

Toujours après dîner, et le vôtre était excellent... sans compter votre amabilité... vos grâces et votre café, qui était parfait.

DESROSIERS.

Je n’en ai jamais bu comme cela en Amérique.

LE GÉNÉRAL.

Il n’y avait qu’une chose qui m’inquiétait pendant le dîner et m’empêchait d’être tout entier à mon affaire.

DESROSIERS.

Et quoi donc ?

LE GÉNÉRAL, à la comtesse.

La figure de M. le marquis !...

DESROSIERS, troublé.

En vérité ?...

LA COMTESSE.

Et comment cela ?

LE GÉNÉRAL.

Je cherchais où je l’avais déjà vue... après ca, c’en est peut-être un autre... il me semble pourtant bien que c’était à Paris. Oui... oui, c’était un jour de parade au carrousel...

LA COMTESSE.

Parmi les officiers.

LE GÉNÉRAL.

Non.

LA COMTESSE.

Au milieu de la poudre.

LÉ GÉNÉRAL, vivement.

Oui... oui... vous me mettez sur la voie... j’étais pressé de me rendre à la parade... et dans le désordre de toilette où j’étais... j’entre au Palais-Royal... chez un fameux coiffeur... c’était lui...

LA COMTESSE.

Monsieur...

LE GÉNÉRAL.

Ou du moins quelqu’un qui lui ressemblait tellement...

DESROSIERS, troublé.

Vous croyez ?...

Il se lève ainsi que la comtesse.

LE GÉNÉRAL, avec force, et le regardant.

Maintenant... j’en suis sûr... et, y eût-il là une batterie de canons, je crierais aussi haut qu’elle... c’est lui... je le jure !...

DESROSIERS, dans la plus grande honte.

Général...

LE GÉNÉRAL, avec force, et lui prenant la main.

Oui, morbleu !... je vous défie maintenant de soutenir le contraire.

DESROSIERS, essayant de rire.

Je m’en garderais bien... c’est vrai... c’est la vérité même... c’était moi... en personne... et ce n’est pas le seul métier que la nécessité de me cacher... m’ait fait exercer dans ce temps-là.

LA COMTESSE.

Quoi, mon neveu !...

DESROSIERS.

Oui, ma tante, si j’avais été reconnu, il y allait de la vie... et je me suis décidé à accommoder quelques têtes, afin de sauver la mienne !

LA COMTESSE.

Quel temps que celui-là !... un marquis !...

GEORGETTE.

Donnant le coup de peigne !

LE GÉNÉRAL.

Ce n’est pas là qu’est le mal !

DESROSIERS.

Vous avez raison.

Air du vaudeville du Piège.

L’incognito devait me protéger ;
Tranquille au milieu de l’orage,
Le fer en main je bravais le danger,
Frisant chacun avec courage... 
J’ai recueilli de ces temps douloureux,
Où la terreur était extrême,
L’avantage bien précieux...

LE GÉNÉRAL.

De pouvoir vous coiffer vous-même.

DESROSIERS.

C’est une excellente école que celle du malheur... elle nous rend meilleurs et plus expansifs... elle développe la sensibilité.

LE CHEVALIER.

J’en suis persuadé, mon cousin, et je ne doute pas que vous n’ayez réfléchi à notre conversation de tout à l’heure.

DESROSIERS.

Certainement ! j’en ai parlé à ma tante.

LE CHEVALIER.

Et sa décision ?

DESROSIERS.

Vous la connaîtrez plus tard.

LE CHEVALIER.

Pourquoi pas sur-le-champ ?

LA COMTESSE.

Pour des raisons...

LE CHEVALIER.

Que je devine !

LA COMTESSE.

Eh bien ! quand il serait vrai ?... les paroles déjà données, la foi convenue, et mieux encore... la nécessité maintenant plus que jamais de concentrer les familles, de réunir des biens et des titres que l’on cherche à diviser et à anéantir... tout nous fait un devoir de tenir à nos premiers projets, et mon neveu lui-même le voudrait » qu’il n’est pas maître d’y renoncer.

DESROSIERS.

Je le sens comme vous, et voilà ce qui me désole... mais il est des moments où il faut se sacrifier...

LE CHEVALIER, avec colère.

Monsieur !...

LA COMTESSE.

Et ce mariage se fera dès demain.

LE GÉNÉRAL.

Permettez !... on ne se marie plus ainsi... M. le maire et la municipalité exigent des délais...

Le chevalier passe auprès du général.

LA COMTESSE.

Dont je me moque... je ne reconnais ni votre maire... ni votre municipalité... un prêtre, deux témoins comme autre fois, et en une demi-heure ma fille sera marquise de Karadec.

LE CHEVALIER.

Pas tant que je vivrai du moins...

S’approchant de Desrosiers.

Et si monsieur le marquis daigne me comprendre...

DESROSIERS, étonné.

Qu’est-ce que c’est ?

LA COMTESSE, passant entre Desrosiers et le Chevalier.

Qu’est-ce que j’entends ?... menacer des jours si précieux ! exposer un sang déjà si rare !... le dernier des Karadecs !...

Au Chevalier.

Monsieur, s’il vous arrive seulement de tirer l’épée contre lui, tout est fini entre nos deux maisons, et vous me reverrez jamais ni moi ni ma fille...

LE CHEVALIER.

Ô ciel !

LA COMTESSE, bas à Desrosiers.

Je connais sa mauvaise tête, et je redoute la vôtre.

DESROSIERS.

Oh ! oui... j’ai une tête...

LA COMTESSE.

Comme chef de la famille, mon neveu, vous devez lui épargner une faute... un crime qui lui causerait d’éternels remords.

DESROSIERS, de même.

Vous croyez ?...

LA COMTESSE, de même.

Je l’exige... je l’ordonne.

DESROSIERS, de même.

Vous sentez que je n’ai rien à vous refuser.

LA COMTESSE, de même.

Dès ce soir... en secret, nous partirons avec ma fille pour Rennes, où le mariage se fera demain.

DESROSIERS, de même.

Comment cela ?...

LA COMTESSE, de même.

Ne vous mêlez de rien... je me charge de tout... et vais tout disposer...

DESROSIERS, de même.

Je l’aime autant.

LA COMTESSE, à voix haute.

Adieu, messieurs ! adieu chevalier ! songez à ce que j’ai dit... vous savez mieux que personne si je tiens mes promesses... adieu !

Elle sort.

 

 

Scène IV

 

DESROSIERS, LE GÉNÉRAL, LE CHEVALIER, GEORGETTE

 

LE GÉNÉRAL, la regardant sortir.

Elle est superbe...

À Georgette.

Je crois voir une colonne qui se déploie.

LE CHEVALIER, s’approchant de Desrosiers.

Je vous remercie, monsieur, d’avoir éloigné la comtesse... je vous reconnais là.

DESROSIERS.

Vous êtes bien bon !

LE CHEVALIER.

Vos armes ?...

DESROSIERS.

Ça m’est égal...

LE CHEVALIER.

Le lieu ?...

DESROSIERS.

T’out-à-fait à votre choix.

LE CHEVALIER.

Ici donc... et à l’épée.

DESROSIERS.

Si cela peut vous être agréable...

LE CHEVAI.IER.

Et l’heure... le moment ?

DESROSIERS.

C’est autre chose... j’ai des devoirs à remplir, des affaires à mettre en ordre... Quand il y a dix ans qu’on ne s’en est mêlé, c’est un peu long, et je vous demande huit jours...

Appuyant.

huit bons jours.

LE CHEVALIER.

Monsieur...

DESROSIERS.

Pour le moins... en faisant tout par moi-même... car, si je prenais un homme d’affaires, ce qui peut-être vaudrait mieux, nous n’en finirions jamais.

LE CHEVALIER.

Monsieur le marquis, c’est abuser...

DESROSIERS.

Nullement, monsieur le chevalier... c’est à prendre ou à laisser.

LE CHEVALIER.

Peu m’importe, monsieur, tant que le mariage n’aura pas lieu... car je serai là, je ne vous quitterai pas, et dans huit jours...

DESROSIERS.

Dans huit jours, soit.

À part.

Ce soir nous partons pour Rennes... demain le mariage, et après-demain je commence mes voyages avec ma femme et sa dot...

Haut.

Adieu, chevalier, au revoir, général.

Air nouveau de M. Hormille.

LE GÉNÉRAL, à Desrosiers.

Adieu.

À Georgette.

Je sors : si de toi j’ai besoin,
Songe à venir dès que ma voix t’appelle.

GEORGETTE.

Je sais qu’à l’ordre il faut être fidèle.

LE GÉNÉRAL, au chevalier.

Je veux, mon brave, être votre témoin.

Le chevalier s’incline.

Je suis jaloux d’observer le maintien
Du marquis parant quelques bottes,
Pour voir s’il tient une épée aussi bien
Qu’il tient le fer à papillotes.

Ensemble.

LE GÉNÉRAL et LE CHEVALIER.

Adieu, monsieur, partez ; mais ayez soin
De revenir où l’honneur vous appelle,
Et dans huit jours, rempli d’un noble zèle,
Présentez vous avec votre témoin.

DESROSIERS.

Adieu, monsieur, je pars, mais j’aurai soin
De me trouver où l’honneur nous appelle,
Et dans huit jours, à mon devoir fidèle,
Vous me verrez, suivi de mon témoin.

GEORGETTE, au général.

Comptez sur moi, mon oncle ; j’aurai soin
D’aller vers vous, si votre voix m’appelle ;
Je sais qu’à l’ordre il faut être fidèle,
Et vous serez de mon zèle témoin.

Le général sort par le fond, et Desrosiers par la porte à droite.

 

 

Scène V

 

GEORGETTE, LE CHEVALIER

 

LE CHEVALIER.

Ah ! je suis désolé ! car, quoi qu’il arrive, Amélie est perdue pour moi.

GEORGETTE.

Vous croyez ?

LE CHEVALIER, s’asseyant sur le fauteuil, auprès de la table.

Parbleu ! c’est évident... je ne peux pas la lui laisser épouser... il me tuera plutôt, ou bien je le tuerai... et alors je connais la comtesse ! elle ne me pardonnera jamais la mort de ce neveu... qu’elle admire, qu’elle chérit... C’est entre nous une séparation, une haine éternelle...

GEORGETTE.

C’est vrai... mais comment faire, mon Dieu ! quel parti prendre ?

 

 

Scène VI

 

GEORGETTE, LE CHEVALIER, CÉSAR, apportant un panier de vins

 

CÉSAR, entrant par le fond, et causant tout seul.

Va porter ce panier de vins, qu’il m’a dit comme ça, l’autre... un bonnet de coton sur l’oreille... certainement que je le porterai, ça me réchauffera...

Soufflant dans ses doigts.

C’est qu’il ne fait pas chaud à la porte... C’est drôle, ils n’avaient jamais voulu me laisser entrer dans les appartements... et aujourd’hui ils m’y envoient... ils me disaient toujours : « À c’te cour. » C’était bon quand Dragon y était... mais maintenant... pauvre Dragon !

GEORGETTE, qui pendant ce temps-là a causé avec le chevalier.

C’est ce bon César, avec un panier énorme !

CÉSAR.

Oui, mamzelle, c’est le bonnet de coton qui m’a dit...

Levant les yeux, regardant autour de lui, et laissant tomber le panier.

Oh !

L’orchestre joue l’air du chevalier d’Avenel, dans la Dame Blanche.

GEORGETTE.

Qu’est-ce qu’il a donc ?

Regardant le panier.

Heureusement rien n’est cassé.

CÉSAR, courant avec joie autour de l’appartement.

Ô mon Dieu ! mon Dieu : je suis bien content !

Parlant aux meubles.

Bonjour ! bonjour !

Au grand fauteuil qui est auprès de la table.

Ah ! ah ! grand fauteuil... bien vieux... bien malade... ah ! ça fait plaisir de se revoir...

Apercevant le bureau.

Et toi aussi, mon ancien...

S’asseyant et se plaçant comme un enfant qui écrit.

Musa, la muse, musarum, musarum...

LE CHEVALIER.

Du latin, maintenant.

GEORGETTE.

C’est du latin ?

LE CHEVALIER.

Eh ! oui... tais-toi donc.

CÉSAR, se levant et donnant un coup de pied au bureau.

Je ne veux pas de toi... je ne veux pas écrire ce matin... et puis...

Faisant le geste de férule qu’on donne sur les doigts.

Je ne veux pas d’ça...

Chantant.

Tra, la, la, la, congé, récréation... n’est-ce pas ? j’ai bien travaillé... bien sage... danser...

Il danse ; il chante un air de menuet, et imite son maître jouant de la pochette. Il prend la main de Georgette, et chante en formant quelques pas avec elle ; puis ses yeux se portent sur le cadre vide, et ne voyant pas de portrait, il s’écrie.

Ah ! mon Dieu ! 

GEORGETTE.

Qu’a-t-il donc ?

CÉSAR.

Il n’y est plus... il n’est pas encore revenu.

GEORGETTE.

Qui donc ?

CÉSAR.

Le grand...

Montrant les bordures de son habit.

là... doré...

Faisant le signe d’un grand ruban qui traverse la poitrine.

et puis là... enfin... le grand...

LE CHEVALIER.

Le portrait du marquis, qui était là et que l’on a détruit.

CÉSAR, se retournant du côté de la cheminée, où il aperçoit le magot, et poussant un cri de joie.

Ah ! le petit... le petit gentilhomme !

Il court au magot, le salue, saute devant lui, et fait aller sa tête.

Salue, salue, mon petit ami... bien honnête, bien élevé.

Il continue de jouer avec le magot de la Chine, le prend, le met sur la table et fait toujours aller sa tête.

Et ton petit camarade, où est-il donc ?

GEORGETTE.

C’est inconcevable... sa joie à l’aspect de ce magot de la Chine...

LE CHEVALIER.

Qui servait autrefois à l’amusement de mon cousin Arthur... Il y a là-dessous un mystère... Il est donc venu ici autrefois ?

GEORGETTE.

Il y a donc habité ?

LE CHEVALIER.

Interroge-le, Georgette, il te répond mieux qu’à moi.

CÉSAR, toujours avec le magot.

Ils étaient deux... où donc est ton petit camarade ?

GEORGETTE.

Ici, César, ici... allons, viens ici.

César vient auprès de Georgette.

Dis-moi, d’où te venaient les six francs que voilà... que tu m’as donnés ?

CÉSAR.

Ah ! oui, six francs, pour des papiers... une bonne affaire, n’est-ce pas ?

LE CHEVALIER, vivement.

Des papiers ?

CÉSAR.

Oui, de mauvais chiffons de papiers qui étaient dans mon sac.

LE CHEVALIER.

Qui les y avait mis ?

CÉSAR, cherchant.

Je ne sais pas...

Regardant le magot.

Si, si, je me rappelle ; ils étaient deux comme celui-là.

GEORGETTE, l’empêchant de jeter les yeux sur le magot.

Ne pense donc pas à ça... réponds-moi... Qu’est-ce que tu as fait ce matin ?... où as-tu été ?...

CÉSAR.

Nulle part.

GEORGETTE.

Tu mens.

CÉSAR.

Non... parole !

GEORGETTE.

D’abord, tu as vu quelqu’un qui t’a remis un paquet, là, dans ton sac.

CÉSAR.

Ah ! oui... c’est vrai... il était maigre... il était pâle... il pleurait, il me serrait les mains... et puis un mauvais matelas, c’est-à-dire une paillasse... voilà toute la vérité... parole !...

GEORGETTE, le caressant comme un chien qu’on flatte.

À la bonne heure... c’est bien !... beau César... il est beau... je suis contente de lui.

CÉSAR, avec joie.

Et moi aussi.

GEORGETTE.

Tu as bien fait de me le dire, car je le savais.

CÉSAR.

Ah ! vous le saviez ?...

GEORGETTE.

Il était pâle... il était maigre...

CÉSAR.

Ah ! vous le saviez... vous le connaissez ?

GEORGETTE.

Oui... il était bien malade.

CÉSAR.

C’est vrai, bien faible.

GEORGETTE.

Mais il parlait... il te disait... je l’entends encore... il te disait, en te serrant les mains...

CÉSAR, riant.

Ah ! ah ! ah ! oui... ça me faisait rire...

GEORGETTE, riant aussi.

C’est vrai, c’était drôle... il te disait...

CÉSAR.

« Monsieur le marquis... monsieur le marquis. »

LE CHEVALIER, vivement.

À toi, monsieur le marquis ?

CÉSAR, de même.

Non... mon... ce n’est pas vrai, mademoiselle Georgette ne veut pas.

GEORGETTE.

Quand c’est pour se moquer... mais celui-là, il ne se moquait pas de toi.

CÉSAR.

Vous croyez ?

GEORGETTE.

Puisqu’il pleurait.

CÉSAR.

Oui... de grosses larmes.

GEORGETTE.

Et il était tout seul ?

CÉSAR, regardant du côté du magot.

Non... ils étaient deux.

GEORGETTE, continuant à l’interroger.

De grosses larmes...

CÉSAR, regardant toujours le magot.

Avec un pantalon vert.

LE CHEVALIER.

Qui... le malade ?

CÉSAR.

Et une veste de porcelaine... et il saluait... comme ça, avec une figure peinte en rouge, et des moustaches.

LE CHEVALIER, avec impatience.

Ce n’est pas celui-là dont il s’agit... mais l’autre... l’autre...

GEORGETTE.

Oui, l’autre... l’autre.

CÉSAR.

Oh ! l’autre...

Il fait un geste de souvenir, court vivement de côté et d’autre dans l’appartement, comme s’il cherchait quelque objet caché ; et, arrivé près de l’armoire qui est au-dessous du cadre vide, il l’ouvre, en retire l’autre magot qui y était renfermé, le prend dans ses bras, et d’un air de triomphe vient le placer sur la table en s’écriant.

Les voilà tous réunis... toute la petite famille.

LE CHEVALIER, avec colère.

Est-il possible ! un pareil souvenir ?... et ce malheureux imbécile qui ne peut nous dire...

Il veut aller à César, qui est à la table, occupé avec les deux magots.

GEORGETTE, l’arrêtant.

Au nom du ciel, taisez-vous... si vous le brusquez, nous n’obtiendrons rien.

Elle revient au milieu du théâtre, et appelle César, qui est toujours auprès de la table et des magots.

César, mon petit César.

Elle va le prendre et le ramène avec elle.

Si je te suis chère, si tu m’aimes...

CÉSAR, vivement.

De tout mon cœur.

GEORGETTE.

Tu me répondras, tu me diras quel était cet homme... cherche... cherche bien.

CÉSAR.

Oui, je cherche... je voudrais vous dire... tout cela se brouille... Attendez, attendez... Il disait mon maître, mon maître... ses mains tremblaient, sa tête aussi.

Regardant les magots.

Oui, oui, il la remuait comme ça.

Il imite le mouvement de tête des magots.

GEORGETTE.

Et où était-il ?

CÉSAR, montrant la gauche.

Là, sur la cheminée.

LE CHEVALIER, impatienté.

Au moment de tout savoir...

CÉSAR, suivant une autre idée.

Non, pas de cheminée, pas de feu... un mauvais lit...

Regardant les murs de l’appartement.

Non, un riche appartement... avec beaucoup de monde... oui... et puis... non... tourne, ça tourne... je ne vois rien, je souffre.

Portant la main à sa tête.

Je souffre là.

Avec désespoir.

Je ne peux pas, mamzelle, je ne peux pas.

GEORGETTE, à Césars.

Allons, calme-toi, calme-toi... je ne te demande plus rien... rien du tout... mais j’ai une commission à te donner.

CÉSAR.

Ah ! promener, courir...

GEORGETTE.

Tu veux donc bien me rendre un service ?

CÉSAR.

Toujours.

GEORGETTE.

Ce pauvre homme... dont nous parlions... est bien malade, bien faible... et du bon vin le ranimerait... parce que du bon vin, ça vous ranime.

CÉSAR.

Oui, c’est bien fort.

GEORGETTE, allant au panier de vin que César a apporté, y prenant deux bouteilles, et les mettant dans les mains de César.

Tiens, porte-lui sur-le-champ ces deux bouteilles de ma part.

CÉSAR.

Oui, mamzelle.

GEORGETTE.

Sur-le-champ, sans t’arrêter, sans t’amuser en route...

Au chevalier.

Et vous, suivez-le et ne le perdez pas de vue.

CÉSAR.

Oui, mamzelle.

GEORGETTE, lui commandant comme à un chien.

Porte, César... porte vite.

CÉSAR.

Oui, c’est ça, c’est ça... je vas courir comme Dragon.

Il sort en courant et en sautant.

GEORGETTE, au chevalier.

Allez, allez.

LE CHEVALIER, sortant, et suivant César.

Soyez tranquille, je ne le quitte pas.

Il sort.

 

 

Scène VII

 

GEORGETTE, seule

 

Oh ! mon Dieu ! cela serait-il possible ?... Oui, oui... ce pauvre garçon ne peut avoir ni l’intention ni les moyens de tromper ; son trouble en revoyant ces lieux...

Montrant les porcelaines.

ces souvenirs qui ne pouvaient arriver qu’à lui seul... tout me démontre clairement la vérité... mais comment la prouver ?... comment persuader les autres ?... dans ce moment surtout où un imposteur plus hardi et plus habile que nous... c’est lui !

Elle se retire à l’écart.

 

 

Scène VIII

 

DESROSIERS, GEORGETTE

 

DESROSIERS, entrant par la porte latérale à droite, à la cantonade.

Très bien, très bien, mes vassaux, très bien. Ma foi, ce n’est pas si difficile de tromper les gens... ils ne demandent que cela... ils vont tous au-devant... Ce soir, nous partons en secret dans la berline de la comtesse, avec ma petite cousine, ma future, qui est fort gentille... et, une fois marié, je me moque du chevalier... et des autres réclamations. J’ai pour moi titre, possession d’état et les pièces à l’appui... Il y a là de quoi gagner vingt procès... si on osait me les faire... et qui s’en aviserait ?... qui peut y avoir intérêt ?... si ce n’est cet imbécile qui ne peut pas même se faire comprendre... et que j’emmène avec moi. Relégué dans une ferme, cent écus de pension... heureux comme un roi... ça l’arrange... moi aussi... c’est bien, c’est généreux... je fais ma fortune et de la bienfaisance par-dessus le marché. Ma foi, tout me sourit, tout m’arrive à souhait, et je peux dire mieux que personne : allons, saute, marq...

Il va pour battre un entrechat, et aperçoit Georgette.

Ah ! c’est toi, petite ?

GEORGETTE.

Oui, monsieur... qui suis toute joyeuse de vous voir si content.

DESROSIERS.

Que veux-tu ? c’est si agréable d’être grand seigneur... c’est un état qu’on voulait supprimer... et on avait tort... il n’y en a pas de plus facile à exercer.

GEORGETTE.

C’est ce qu’on dit, car souvent le premier venu...

DESROSIERS.

Comment, ma chère ?...

GEORGETTE.

Pardon, monsieur, ne vous fâchez pas... je suis la première personne à qui vous avez parlé en arrivant dans le pays... c’est chez nous que vous avez logé, et il est juste que je vous fasse part des mauvais bruits que je ne crois pas, mais qui courent sur vous.

DESROSIERS.

Sur moi, voilà qui est plaisant... voilà qui me ferait rire.

GEORGETTE, à part.

Il ne rit pas... du courage !

Haut.

Oui, monsieur le marquis ; on prétend que ce titre vous vient d’un hasard heureux...

DESROSIERS.

Comme tous les titres du monde... comme la naissance elle même, qui n’est qu’un effet du hasard.

GEORGETTE, l’examinant.

Oui... mais il y en a qui parlent de lettres... d’actes... de papiers tombés entre vos mains.

DESROSIERS.

Qui a dit cela ?

GEORGETTE, à part.

Il est troublé !

DESROSIERS.

Qui a dit cela ? expliquez-vous !

GEORGETTE.

Je n’en sais rien... mais il y a, dit-on, par le monde un pauvre diable, un vieux serviteur... qui, lui aussi, avait des papiers de famille...

DESROSIERS.

Il n’en a donc plus ?

GEORGETTE.

Je l’ignore... mais il peut parler... il peut tout dire... et alors nous avons les magistrats qui veulent s’occuper de cette affaire-là...

DESROSIERS.

Ô ciel !

GEORGETTE.

Nous avons aussi les gendarmes, qui de leur naturel sont très indiscrets, et qui se mêlent de tout.

DESROSIERS, effrayé.

Georgette !

GEORGETTE.

Ne vaut-il pas mieux que tout cela s’arrange là, entre nous, qui serons seuls dans le secret ?...

DESROSIERS, avec un trouble croissant.

Il est de fait qu’on pourrait s’entendre ; et crois bien, ma chère petite, que ton zèle, ta fidélité, trouveraient en moi un protecteur.

GEORGETTE, à part.

Il y arrive... nous le tenons.

DESROSIERS.

Et surtout des récompenses...

S’arrêtant.

Le chevalier !

 

 

Scène IX

 

DESROSIERS, GEORGETTE, LE CHEVALIER

 

LE CHEVALIER, courant vivement à Georgette.

Malédiction !... il n’existait plus ?

GEORGETTE

Qui donc ?

LE CHEVALIER.

L’ami, le gouverneur d’Arthur... car c’était lui.

DESROSIERS.

Qu’entends-je ! est-il possible ?... mon gouverneur, mon bon gouverneur... il était ici ?

LE CHEVALIER.

Eh ! oui... monsieur !

DESROSIERS.

Et je l’ignorais... et je n’ai pu recueillir ses dernières paroles... qui eussent été pour moi si importantes et si précieuses ?

À Georgette.

car, loin de les craindre, je les désirais, je les réclamais, ne fût-ce que pour repousser les bruits ridicules dont vous me parliez tout à l’heure, et que je méprise.

GEORGETTE.

Quoi ! monsieur...

DESROSIERS.

Je ne vous en remercie pas moins de votre zèle à me les apprendre... vous avez bien fait... je vous en sais gré, et, comme je vous le disais, vous en serez récompensée. Le marquis de Karadec n’a que sa parole...

À part.

il n’a que ça, mais il l’a. Quant aux autres,

Regardant le chevalier.

c’est devant les tribunaux que je les attends, pas ailleurs... J’aime les procès... je serai ravi d’en avoir ; c’est très agréable, surtout quand on a en main le moyen de les gagner. Adieu, chevalier... adieu, petite, je ne t’oublierai pas.

Il sort par le fond.

 

 

Scène X

 

LE CHEVALIER, GEORGETTE

 

GEORGETTE.

Il nous raille encore... car il est maintenant trop sûr de son fait.

LE CHEVALIER.

Je le tuerai !

GEORGETTE.

Il ne vous donnera pas ce plaisir-là : il refusera.

LE CHEVALIER.

Et l’honneur des Karadecs ?

GEORGETTE.

Ça Ne le regarde pas, il n’y est pour rien... et impossible de le convaincre ! Nous n’avons pour nous que ce pauvre César.

LE CHEVALIER.

Qui va partir !

GEORGETTE.

Ô ciel ! notre seul témoin... notre seul espoir !...

LE CHEVALIER.

Le valet de chambre de la comtesse est venu le prendre comme il me quittait, et l’a emmené avec lui, en lui disant que la voiture était prête.

GEORGETTE.

Qu’il ne s’éloigne pas... qu’il reste... n’importe à quel prix ! Allez, voyez,... Trouvez moyen de le retenir. Moi, pendant ce temps, je chercherai... j’imaginerai... j’ai vu tout à l’heure, qu’il tremblait, qu’il s’effrayait aisément... et je ne désespère pas encore de rendre au véritable Arthur ses biens, et à vous celle que vous aimez... Mais partez, partez et ramenez-nous César.

LE CHEVALIER, sortant par la droite.

Je vous le promets.

GEORGETTE, entendant le général qui appelle.

C’est mon oncle !

 

 

Scène XI

 

GEORGETTE, LE GÉNÉRAL

 

LE GÉNÉRAL, appelant.

Georgette !... Georgette !... où diable es-tu ?... il faut que je coure tout le château pour trouver mon secrétaire.

GEORGETTE.

Me voici, mon oncle.

LE GÉNÉRAL.

Qu’est-ce que tu as donc ? tu me parais bien émue...

GEORGETTE.

Non, mon oncle.

LE GÉNÉRAL.

Alors, avance ici... et, pendant que nous sommes seuls, lis-moi ces dépêches qui viennent d’arriver.

GEORGETTE.

Des dépêches du gouvernement ?

LE GÉNÉRAL, les lui donnant.

Rien que ça !... Est-ce que c’est plus difficile à lire que d’autres ?

GEORGETTE.

Non, mon oncle.

LE GÉNÉRAL.

J’avais demandé des instructions sur ces nobles qui nous arrivent de tous les côtés... et c’est sans doute à cela qu’on me répond ! ainsi pas de bêtises... et lis-moi cela couramment.

GEORGETTE, à part.

Si cette lettre pouvait servir nos projets et nous aider à le démasquer !

Elle lit à voix basse tandis que le général va s’asseoir dans un fauteuil.

Non... tout le protège, tout est contre nous.

LE GÉNÉRAL, qui vient de s’asseoir.

Eh bien ! lis donc, je t’écoute.

GEORGETTE.

Dieu !... quelle idée !... si j’osais !... ma foi, tant pis ! qu’est-ce que je risque avec mon oncle ?

LE GÉNÉRAL.

Ah ! ça, il paraît que ce n’est pas bien écrit et que tu as de la peine à lire.

GEORGETTE.

Non, mon oncle...

Elle se place derrière le général, à sa droite, et lit la dépêche.

« Général, le gouvernement est informé que le marquis de Karadec a reparu dans le département où vous commandez. »

LE GÉNÉRAL.

Belle nouvelle... comme si je ne le savais pas !

GEORGETTE, continuant à lire.

« Porté sur la liste des émigrés, il n’en a pas été rayé, et est rentré sans autorisation. »

LE GÉNÉRAL.

Ah ! ah !

GEORGETTE.

« En conséquence, saisissez-vous de sa personne... »

LE GENERAL.

Hein ?

GEORGETTE.

« Et faites exécuter à son égard les lois existantes. »

LE GÉNÉRAL.

Qu’est-ce que tu me dis là ?... ce n’est pas possible... et tu te trompes...

GEORGETTE.

C’est écrit en toutes lettres... voyez plutôt là... au bas de la page.

LE GÉNÉRAL.

Oui, je vois bien une ligne... qui a l’air d’être ça... mais où diable vont-ils me charger d’une commission pareille ?... je n’obéirai pas.

Il se lève.

GEORGETTE.

Y pensez-vous ?...

LE GÉNÉRAL.

Va te promener, et eux aussi.

GEORGETTE.

Mais, mon oncle...

LE GÉNÉRAL.

Je donnerai plutôt ma démission.

GEORGETTE.

Attendez !... signifiez d’abord au marquis les ordres que vous avez reçus... peut-être a-t-il des protecteurs, des amis ou de bonnes raisons à donner... enfin il fera tout ce qu’il faudra pour se sauver ; ça le regarde autant que vous.

LE GÉNÉRAL.

C’est juste !... mais voilà toujours une chienne de dépêche dont je me serais bien passé... et, pour la première que tu me déchiffres, tu n’as pas la main heureuse.

GEORGETTE, avec finesse.

Peut-être ça tournera mieux que vous ne croyez... tenez, tenez, voici le marquis.

 

 

Scène XII

 

LA COMTESSE, DESROSIERS, entrant par la porte latérale à droite, LE GÉNÉRAL, GEORGETTE

 

LA COMTESSE.

Oui, mon neveu, la voiture nous attend à la petite grille, nous traverserons le parc en nous promenant ; et, sans qu’on ait le moindre soupçon, partis dans une demi-heure...

DESROSIERS, à la comtesse.

C’est le général !

LA COMTESSE.

Qu’importe ?... saluez-le et passons...

À Desrosiers, qui salue.

Trop bas... trop bas avec cet homme-là... une inclination de tête suffit.

LE GÉNÉRAL, à Desrosiers, qui s’incline.

Vous êtes bien bon, monsieur le marquis... et comme une politesse en vaut une autre...

À part.

Diable de consigne !...

Haut.

J’aurai l’honneur de vous dire... que vous ne pouvez pas sortir de cet appartement.

DESROSIERS.

Et pourquoi donc ?

LE GÉNÉRAL.

Parce que j’ai ordre d’arrêter le marquis de Karadec, non encore rayé de la liste des émigrés...

LA COMTESSE.

C’est vrai... mais on nous a assuré...

LE GÉNÉRAL.

Et de faire exécuter à son égard les lois existantes.

DESROSIERS.

Ô ciel !...

LA COMTESSE.

Modérez-vous, mon neveu ; du calme et de la fierté !

DESROSIERS.

Mais les lois existantes... vous ne savez donc pas ?...

LA COMTESSE.

Si vraiment !

DESROSIERS.

C’est d’être fusillé dans les vingt-quatre heures...

LA COMTESSE.

Eh bien ! qu’importe !... est-ce là ce qui doit faire reculer un Karadec ?...

DESROSIERS, tremblant.

Certainement... si on peut reculer... le moment...

LE GÉNÉRAL.

Je ne demande pas mieux... adressez vos réclamations...

LA COMTESSE, passant entre Desrosiers et le général.

Non, mon neveu, ne demandez rien à ces gens-là... il ne faut pas leur avoir d’obligation.

DESROSIERS.

Permettez...

LA COMTESSE.

Vous serez digne du sang qui coule dans vos veines...

Bas.

Mais prenez donc garde, Arthur, comme vous êtes pâle !... et comme vous tremblez !... ils vont croire que vous avez peur...

DESROSIERS.

Eh ! parbleu... il n’y a peut-être pas de quoi ?...

LA COMTESSE.

Vous, le dernier des Karadecs !...

DESROSIERS.

C’est précisément parce que je suis le dernier.

LA COMTESSE.

Vous, un marquis !...

DESROSIERS.

Au diable les marquis... les marquisats et toute la noble famille !

Il traverse le théâtre, passe à gauche et dépose les papiers sur la table.

LA COMTESSE.

Qu’est-ce que j’entends ?

LE GÉNÉRAL.

Qu’est-ce que vous dites là ?

DESROSIERS, vivement.

Que si vous tenez absolument à connaître le véritable propriétaire... tenez, le voici.

 

 

Scène XIII

 

LA COMTESSE, DESROSIERS, LE GÉNÉRAL, GEORGETTE, LE CHEVALIER, amenant CÉSAR

 

TOUS.

Ô ciel ! César !

DESROSIERS, au général.

Permis à vous d’exécuter à son égard les lois existantes... ça lui est tout-à-fait égal.

LA COMTESSE, avec dédain.

Ah !... quelle indignité !... ce serait ça mon neveu !

LE CHEVALIER.

Oui, madame !... notre parent !... je vous l’atteste... nous en avons toutes les preuves !...

LA COMTESSE.

Le dernier des Karadecs !... fi donc !... fi donc !...

CÉSAR.

Qu’est-ce qu’elle a donc, la vieille ?

Il s’assied sur le grand fauteuil auprès de la table.

LA COMTESSE.

Vous l’entendez !... et j’espère, général, que vous ne lui ferez pas l’honneur de le fusiller comme marquis de Karadec... je m’y oppose pour l’honneur du nom et la dignité de la famille...

LE GÉNÉRAL.

Je ne doute point, madame, que vos réclamations ne soient admises... mais, quant à moi, mes ordres sont formels... voyez plutôt...

Il lui donne la lettre, Georgette passe auprès du général.

LA COMTESSE.

Quel ordre absurde !...

Lisant.

« Général, il existe des lois rigoureuses contre les anciens nobles... »

Regardant César, qui s’est assis près de la table, et qui déjeune tranquillement avec un morceau de pain et de fromage.

Un ancien noble... qui déjeune là avec du... comme un paysan...

Continuant.

« Ces rigueurs doivent cesser... le premier consul vient de déchirer toutes les listes d’émigrés. »

DESROSIERS et LES AUTRES, excepté César, qui continue à déjeuner.

Est-il possible !

LA COMTESSE.

« Accordez donc appui et protection à tous ceux qui se présenteraient dans votre département. »

DESROSIERS, à part.

Je suis pris !... j’ai eu peur trop tôt !

LA COMTESSE.

Eh que disait donc le général ?

GEORGETTE.

Il a voulu faire une bonne action... démasquer un imposteur...

LE GÉNÉRAL, s’efforçant de rire.

Oui, madame...

D’un ton sévère.

Georgette !

GEORGETTE, à demi-voix.

Grâce, général !

LE GÉNÉRAL.

Le général devrait faire fusiller son aide-de-camp.

GEORGETTE.

Tenez, regardez ce pauvre garçon, à qui nous venons de faire rendre ses biens et ses titres.

Elle passe à la gauche de César, qui déjeune toujours.

LE CHEVALIER, s’approchant de César.

Oui, vraiment, ce château, ce domaine, tout vous appartient.

GEORGETTE, prenant les papiers que Desrosiers a mis sur la table et les donnant à César.

Et en voici les preuves.

CÉSAR.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

GEORGETTE.

Les papiers de ce matin... ne les reconnaissez-vous pas ?

CÉSAR.

Moi, non.

LA COMTESSE.

Vous voyez.

GEORGETTE.

Laissez.

CÉSAR.

Des papiers... c’est donc bien beau.

Il les regarde.

Il n’y a pas d’images... Ah ! je me rappelle...

Au chevalier.

Vous me les demandiez ce matin... je vous les donne... et ce château... vous disiez qu’il était...

LE CHEVALIER.

À vous.

CÉSAR.

À moi, tout entier... tout le château ?... Eh bien ! à Georgette... Et ces papiers...

LE CHEVALIER.

Mais ils vous appartiennent, ce sont vos titres de marquis.

CÉSAR, se levant vivement, et allant se placer devant le cadre vide.

Le marquis !... oh ! non... ce n’est pas vrai... il n’est pas revenu.

GEORGETTE, prenant le petit portrait qui était dans les papiers.

Ah ! ce portrait !

À part.

celui de son père...

Elle le met devant les yeux de César.

CÉSAR, regardant le portrait un instant avec attention, pousse un cri.

Ah !

Il s’évanouit et tombe dans les bras du chevalier et de Georgette.

GEORGETTE.

Laissez, laissez... bien des jours se passeront avant qu’il nous soit tout-à-fait rendu... mais le temps, nos soins, guériront sa tête, qui n’est qu’affaiblie... Il revient à lui.

CÉSAR, revenant à lui, et fixant ses yeux sur le portrait qu’il tient.

Mon père... oui, c’est mon père... je l’entends... il me dit...

GEORGETTE, d’une voix forte.

Arthur !

CÉSAR.

Oh ! oui... c’était ici... où donc ? si je pouvais me rappeler !...

Il cherche de tous côtés, et regarde où peut se trouver l’endroit indiqué par son père ; enfin il le reconnait, s’élance sur le devant à droite du théâtre, ouvre une petite porte, et saisit une épée qu’il trouve. Il la contemple, la baise avec transport et s’écrie.

La voilà ! je la reconnais...

LA COMTESSE.

Et moi, je reconnais le gentilhomme.

LE GÉNÉRAL.

Un gentilhomme qui sera des nôtres !... Nous en ferons un sous-lieutenant de la République.

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