Sémiramis (Prosper Jolyot de CRÉBILLON)

Tragédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 10 avril 1717.

 

Personnages

 

SÉMIRAMIS

NINIAS, fils de Sémiramis, élevé sous le nom d’Agénor

BÉLUS, frère de Sémiramis

TÉNÉSIS, fille de Bélus

MERMÉCIDE, gouverneur de Ninias

MADATE, confident de Bélus

MIRAME, confident de Ninias

ARBAS, capitaine des gardes

PHÉNICE, confidente de Sémiramis

GARDES

 

La scène est à Babylone, dans le palais de Sémiramis.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

BÉLUS

 

Hé quoi ! toujours du sort la barbare constance

De mes justes desseins trahira la prudence,

Tandis que, de ma sœur appuyant les forfaits,

Il semble chaque jour prévenir ses souhaits !

Ô justice du ciel, que j’ai peine à comprendre !

Quel crime faut-il donc pour te faire descendre ?

Quels forfaits aux mortels ne seront pas permis,

Si tu vois sans courroux ceux de Sémiramis ?

Mère dénaturée, épouse parricide,

Moins reine que tyran dans un sexe timide,

Idole d’une cour sans honneur et sans foi ;

Voilà ce que le ciel protège contre moi !

En vain à son devoir Bélus toujours fidèle

Implore le secours d’une main immortelle ;

Loin de me seconder dans mon juste transport,

Avec Sémiramis tout semble ici d’accord :

Elle triomphe ; et moi je suis seul sans défense.

Eh ! depuis quand les dieux sont-ils donc sans vengeance ?

Mais que dis-je ? Et les dieux ne me laissent-ils pas,

Pour tout oser, un cœur, et, pour frapper, un bras ?

Le crime est avéré : pour lui livrer la guerre,

Ma vertu me suffit au défaut du tonnerre.

Puisque les noms de fils, et de mère, et d’époux,

Sont désormais des noms peu sacrés parmi nous,

Qui peut me retenir ? Est-ce le nom de frère

Qui puisse être un obstacle à ma juste colère ?

Ombre du grand Ninus, Bélus te fera voir

Qu’il ne connaît de nom que celui du devoir.

Eh ! ne suffit-il pas au courroux qui m’anime

Que ton sang m’ait tracé le nom de la victime ?

Mais que vois-je ? Déjà Madate de retour

Devance dans ces lieux la lumière du jour !

 

 

Scène II

 

BÉLUS, MADATE

 

BÉLUS.

Qu’il m’est doux de revoir un ami si fidèle !

Je n’eus jamais ici plus besoin de ton zèle.

MADATE.

Et quel secours encor vous en promettez-vous,

Quand le sort en fureur éclate contre nous ?

Seigneur, ne comptez plus, si voisin du naufrage,

Que sur les immortels, ou sur votre courage.

Sémiramis triomphe ; Agénor est vainqueur,

Rien n’a pu soutenir sa funeste valeur.

Ce héros, que le ciel, jaloux de votre gloire,

Forma pour vous ravir tant de fois la victoire,

Chéri d’elle encor plus que de Sémiramis,

Inonde nos sillons du sang de vos amis.

Mais ce n’est pas pour vous le sort le plus à craindre :

Si j’en crois mes soupçons, que vous êtes à plaindre !

Vous êtes découvert. Mégabise a parlé.

BÉLUS.

Mégabise !

MADATE.

Sans doute il a tout révélé.

Seigneur, il vous souvient que de notre entreprise

Vous aviez nommé chef le traître Mégabise :

Cet infidèle et moi nous nous étions promis

De faire sous nos coups tomber Sémiramis.

Déjà, le bras levé, sa mort était certaine :

Nous nous étions tous deux placés près de la reine,

Tout prêts, en l’immolant, de vous proclamer roi.

Mégabise un instant s’est approché de moi :

« Gardons-nous d’achever, m’a-t-il dit, cher Madate.

« Il faut qu’en lieux plus sûrs notre courage éclate.

« Tu sais que nous verrons bientôt Sémiramis

« Voler avec fureur parmi ses ennemis :

« Laissons-la s’y porter sans nous éloigner d’elle.

« Observons cependant cette reine cruelle. »

Je ne sais quel soupçon tout-à-coup m’a saisi.

Je l’observais, seigneur, et Mégabise aussi.

Le combat cependant de toutes parts s’engage,

Et n’offre à nos regards qu’une effroyable image.

Mégabise, ai-je dit, il est temps de frapper :

La victime à nos coups ne saurait échapper ;

On ne se connaît plus ; le désordre est extrême...

« Je réserve, a-t-il dit, cet honneur pour moi-même. »

Et le lâche a tant fait, que par mille détours

Il a de nos malheurs éternisé le cours.

Seigneur, j’ai vu périr tous ceux que votre haine

Avec tant de prudence armait contre la reine.

Au retour du combat, jugez de ma douleur,

Quand j’ai vu, l’œil terrible et rempli de fureur,

Votre sœur en secret parler à Mégabise.

À ce cruel aspect, peignez-vous ma surprise.

Le perfide, à son tour surpris, déconcerté,

De la reine à l’instant vers moi s’est écarté.

Je l’attire aussitôt dans la forêt prochaine ;

Et là, sans consulter qu’une rage soudaine,

Furieux, j’ai percé le sein où trop de foi

Vous avait fait verser vos secrets malgré moi :

J ai mieux aimé porter trop loin ma prévoyance,

Que de risquer vos jours par trop de confiance.

BÉLUS.

Tout est perdu, Madate ; il n’en faut plus douter.

Si tu pouvais savoir ce qu’il m’en va coûter...

Mais ce serait te faire une injure nouvelle.

Que de cacher encor ce secret à ton zèle.

Cher ami, ne crois pas qu’un soin ambitieux

Arme contre sa sœur un frère furieux.

Ce n’est pas qu’à regret la fierté de mon âme

N’ait ployé jusqu’ici sous les lois d’une femme ;

Mais je suis peu jaloux du pouvoir souverain.

Jamais sceptre sanglant ne souillera ma main :

Tu ne me verras point, quelque gloire où j’aspire,

Du sang des malheureux acheter un empire.

De soins plus généreux mon esprit agité

N’aime que du devoir l’âpre sévérité.

Ce n’en est pas l’éclat, c’est la vertu que j’aime :

Je fais la guerre au crime, et non au diadème :

Je veux venger Ninus, et couronner son fils ;

Voilà ce qui m’a fait soulever tant d’amis :

Et d’une sœur enfin qui souille ici ma gloire

Je ne veux plus laisser qu’une triste mémoire.

MADATE.

Que parlez-vous, seigneur, d’un fils du grand Ninus ?

Toute la cour prétend que ce fils ne vit plus.

BÉLUS.

Depuis dix ans entiers qu’une fuite imprudente

Le dérobe à mes vœux et trompe mon attente,

Je commence en effet à douter, à mon tour,

S’il vit, et si je dois compter sur son retour.

Les malheurs de son père ont trop rempli l’Asie,

Pour retracer ici l’histoire de sa vie.

L’univers, jusqu’à lui, n’avait point vu ses rois

Couronner une femme et s’imposer ses lois.

Tu sais comme ce prince, autrefois si terrible,

Devenu faible amant, de monarque invincible,

Perdu d’un fol amour pour mon indigne sœur,

Osa, de son vivant, s’en faire un successeur.

Rien ne put me contraindre à celer ma pensée

Sur ce coupable excès d’une flamme insensée.

Mais je voulus en vain déchirer !e bandeau :

L’amour avait juré ce prodige nouveau.

Tu sais quel prix suivit le don du diadème,

Et l’essai que ma sœur fit du pouvoir suprême.

Ninus fut égorgé, sans secours, sans amis,

Au pied du même trône où Ninus fut assis ;

Et, pour comble d’horreurs, je vis la cour souscrire

Aux noirs commencements de ce nouvel empire.

Pour moi, je renfermai mon courroux dans mon cœur,

Où les dieux l’ont laissé vivre de ma douleur.

Mais redoutant toujours, après son parricide,

De nouveaux attentats d’une reine perfide,

Je lui ravis son fils, ce dépôt précieux

Que me cache à son tour la colère des dieux.

Je m’étais aperçu que sa cruelle mère

Craignait de voir en lui croître un vengeur sévère.

J’engageai Mermécide à sauver de la cour

Ce gage malheureux d’un trop funeste amour.

Tu dois avoir connu ce fameux Mermécide,

Sa farouche vertu, son courage intrépide.

Il fit passer longtemps Ninias pour son fils ;

Mais ce secret parvint jusqu’à Sémiramis.

MADATE.

Seigneur, et par quel sort, dévoilant ce mystère,

N’a-t-elle point porté ses soupçons sur son frère ?

BÉLUS.

J’employai tant de soins à calmer sa fureur,

Que je ne fus jamais moins suspect à son cœur ;

Mais, craignant le courroux dont elle était saisie,

Mermécide courut jusqu’au fond de l’Asie

Cacher dans les déserts ce pupille sacré

Qu’à ses fidèles mains la mienne avait livré.

Cependant, pour tromper une mère cruelle,

De la mort de son fils je semai la nouvelle :

On la crut ; et bientôt j’eus la douceur de voir

Mes projets réussir au gré de mon espoir.

Ninias qui croissait, héros dès son enfance,

Réchauffait chaque jour le soin de ma vengeance.

Tu sais, pour occuper mon odieuse sœur,

Tout ce que j’ai tenté dans ma juste fureur ;

Par combien de détours, armé contre sa vie,

J’ai de fois en dix ans soulevé l’Assyrie.

Je fis plus : tu connais ma fille Ténésis,

Délices de Bélus et de Sémiramis,

Qui, l’entraînant partout où l’entraînent ses armes,

L’élève malgré moi dans le sein des alarmes,

Et que rien jusqu’ici n’en a pu séparer,

Mes dégoûts sur ce point n’osant se déclarer :

D’elle et de Ninias, par un saint hyménée,

Je formai le dessein d’unir la destinée,

Pour rendre encor mon cœur, par un lien si doux,

Plus avide du sang qu’exige mon courroux.

Près de Sinope enfin je conduisis ma fille,

Ce reste précieux d’une illustre famille :

Là, dans un bois aux dieux consacré dès longtemps,

J’unis par de saints nœuds ces augustes enfants.

L’un et l’autre touchaient à peine au premier lustre,

Quand je serrai les nœuds de cet hymen illustre :

Avec tant de mystère on les unit tous deux,

Que tout, jusqu’à leur nom, fut un secret pour eux.

Depuis vingt ans mes yeux n’ont point revu le prince :

On le cherche sans fruit de province en province.

Depuis dix ans en vain Mermécide a couru

Après ce fils si cher tout-à-coup disparu.

Mais qui vient nous troubler ? quelle indiscrète audace !

 

 

Scène III

 

BÉLUS, MERMÉCIDE, MADATE

 

BÉLUS.

Que vois-je ? Mermécide, est-ce toi que j’embrasse ?

Ah ! cher ami, le jour qui te rend à mes vœux

Ne saurait plus pour nous être qu’un jour heureux.

Du sort de Ninias ton retour va m’instruire...

MERMÉCIDE.

Plaise au ciel que ce jour qui commence à nous luire

N’éclaire pas du moins le sort le plus affreux

Qui puisse menacer un cœur si généreux !

Seigneur, n’attendez plus d’une recherche vaine

Un prince dont la vie est assez incertaine.

Depuis dix ans entiers je parcours ces climats :

J’ai fait deux fois le tour de ces vastes états.

J’eusse dû mieux veiller, depuis cette journée

Où par vous Ténésis à Sinope amenée

À la face des dieux, dans un bois consacré,

Au roi de l’univers vit son hymen juré.

Je crus que sa beauté, qui devançait son âge,

Fléchirait vers l’amour ce jeune et fier courage :

Mais je ne vis en lui qu’mie bouillante ardeur ;

Déjà sa destinée entrainait ce grand cœur.

Je fis pendant dix ans des efforts inutiles

Pour remplir Ninias de désirs plus tranquilles :

Son cœur ne respirait que l’horreur des combats,

Il rougissait souvent de me voir sans états.

Déjà, peu satisfait de n’avoir qu’un tel père,

Il semblait de son sort pénétrer le mystère.

Enfin il disparut, et je le cherche en vain.

Mais, seigneur, de Bélus quel sera le destin ?

Hier, sans me fixer une route certaine,

En attendant la nuit dans la forêt prochaine,

Je vis un corps sanglant étendu sous mes pas,

Qu’un reste de chaleur dérobait au trépas.

J’en approche aussitôt : jugez de ma surprise

Lorsque dans ce mourant je trouvai Mégabise.

Il méconnut longtemps ma secourable main.

Mais ses regards sur moi s arrêtant à la fin :

« Que vois-je ? me dit-il : est-ce vous, Mermécide,

« Qui, le cœur indigné des fureurs d’un perfide,

« Venez pour conserver le reste de ce sang

« Que le cruel Madate a tiré de mon flanc ?

« C’est ainsi que Bélus traite un ami fidèle. »

À ces mots, peu content du succès de mon zèle,

Peut-être que la main qui prolongeait ses jours,

Plus prudente, bientôt en eût tranché le cours,

Si de quelques soldats la troupe survenue

Ne m’eût forcé de fuir leur importune vue.

Si Mégabise vit, nous sommes découverts.

BÉLUS, à Madate.

Trop prévoyant ami, qu’as-tu fait ? tu nous perds.

MERMÉCIDE.

Non, seigneur ; il ne faut que prévenir la reine :

C’est à nous désormais à servir votre haine.

Si Ninias n’est plus, c’est à vous de régner :

Vous me voyez tout prêt à ne rien épargner,

À vous immoler même un guerrier redoutable,

Imprudent défenseur d’une reine coupable.

Vous n’avez qu’à parler, seigneur ; et cette main

Va percer dès ce jour et l’un et l’autre sein.

J’entends du bruit, on vient : c’est la reine elle-même.

BÉLUS.

Fuis, Mermécide, fuis ; le péril est extrême.

Sa haine trop avant t’a gravé dans son cœur,

Pour abuser des yeux qu’instruirait sa fureur.

 

 

Scène IV

 

SÉMIRAMIS, BÉLUS, TÉNÉSIS, MADATE, GARDES

 

SÉMIRAMIS.

Je triomphe, Bélus : une heureuse victoire

Comblerait aujourd’hui mes désirs et ma gloire,

Si le sort, dangereux même dans ses bienfaits,

Ne m’eût fait triompher de mes propres sujets.

Verrai-je encor longtemps la rebelle Assyrie

Attaquer en fureur et mon sceptre et ma vie ?

Vous, de qui la vertu soutenant le devoir

Contre mes ennemis fut toujours mon espoir,

À qui j’ai confié les murs de Babylone,

Ou plutôt partagé le poids de ma couronne,

Mon frère, je ne sais, malgré ce nom si doux,

Si mon cœur n’aurait pas à se plaindre de vous.

BÉLUS.

De moi !

SÉMIRAMIS.

Je sais, Bélus, que de vos soins fidèles

Je dois mieux présumer ; mais enfin les rebelles

De mes desseins contre eux sont si bien informés,

Qu’ils sont tous prévenus aussitôt que formés.

BÉLUS.

Suis-je de vos secrets le seul dépositaire ?

Et sur quoi fondez-vous un soupçon téméraire,

Sur quelle conjecture, ou sur quelle action ?

Vous savez que mon cœur est sans ambition.

SÉMIRAMIS.

On me trahit : c’est tout ce que je puis vous dire.

Allez, c’en est assez.

À ses gardes.

Et vous, qu’on se retire ;

À Ténésis.

Princesse, demeurez. L’aimable Ténésis

Sait qu’elle fut toujours chère à Sémiramis.

 

 

Scène V

 

SÉMIRAMIS, TÉNÉSIS

 

SÉMIRAMIS.

Je vois qu’on me trahit, et je crains votre père,

Mais sans le soupçonner d’un odieux mystère ;

Et quand même il aurait mérité mon courroux,

Mon injuste rigueur n’irait point jusqu’à vous.

TÉNÉSIS.

Au grand cœur de Bélus rendez plus de justice :

Sa vertu n’admet point un si noir artifice.

SÉMIRAMIS.

C’est de cette vertu que je crains les transports.

Bélus ne me tient point compte de mes remords :

Quelque tendre amitié que m’inspire mon frère,

Je crois toujours en lui voir un juge sévère,

Dont les troubles cruels qui déchirent mon cœur

Me font plus que jamais redouter la rigueur.

De quel œil verra-t-il une superbe reine

Le front humilié d’une honteuse chaîne ?

Ninus, que de ta mort le ciel s’est bien vengé !

Ma chère Ténésis, que mon cœur est changé !

Cette Sémiramis si fière et si hautaine,

Du sort de l’univers arbitre et souveraine,

Rivale des héros dont on vante les faits,

Qui de son sexe enfin n avait que les attraits,

Vile esclave au milieu de la grandeur suprême,

Maîtresse des humains, ne l’est plus d’elle-même.

Je ne triomphe pas de tous mes ennemis :

Qu’il en est que mon cœur voudrait avoir soumis !

Je vois que Ténésis, indignée et surprise,

Condamne des transports que sa vertu méprise :

Mais de notre amitié les liens sont trop doux,

Pour me permettre encor quelques secrets pour vous.

Je vous en dis assez pour vous faire comprendre

Tout ce que ma fierté craint de vous faire entendre.

TÉNÉSIS.

Je conçois aisément qu’une cruelle ardeur

De vos jours malgré vous a troublé la douceur.

Le reste est un secret que mon respect, madame,

Me défend de chercher jusqu’au fond de votre âme.

Votre défaite en vain me suppose un vainqueur :

J’ignore qui s’est pu soumettre un si grand cœur ;

Je n’ose le chercher dans la foule importune

Qu’attire sur vos pas votre auguste fortune.

J’avais cru jusqu’ici que pour plaire à vos yeux

Il fallait ou des rois, ou des enfants des dieux.

SÉMIRAMIS.

Et voilà ce qui met le trouble dans mon âme,

Et qui me fait rougir d’une honteuse flamme.

Agénor inconnu ne compte point d’aïeux

Pour me justifier d’un amour odieux.

TÉINÉSIS.

Agénor !

SÉMIRAMIS.

Le voilà, ce vainqueur redoutable,

Qu’un front sans ornement ne rend pas moins aimable ;

Plus terrible lui seul que tous mes ennemis,

Et plus cruel pour moi que ceux qu’il a soumis.

Ma raison s’arme en vain de quelques étincelles :

Mon cœur semble grossir le nombre des rebelles.

TÉNÉSIS.

Madame, et quel dessein a-t-il donc pu former ?

En aimant Agénor, que prétend-il ?

SÉMIRAMIS.

L’aimer ;

Et, si ce n’est assez, lui partager encore

Un sceptre qu’aussi bien mon amour déshonore.

TÉNÉSIS.

Ah, ciel ! et que dira l’univers étonné ?

À quels soins ce grand cœur s’est-il abandonné ?

SÉMIRAMIS.

J’ai fait taire ma gloire, et tu veux que je craigne

Les discours importuns de ceux sur qui je règne !

Ténésis, plût aux dieux que mon funeste amour

N’eût d’autres ennemis à combattre en ce jour !

Je braverais bientôt ce que dira l’Asie :

Ce n’est pas là l’effroi dont mon âme est saisie.

Qu’aux mortels indignés le ciel se joigne encor,

De l’univers entier je ne crains qu’Agénor...

C’est ce rebelle cœur que je voudrais soumettre,

Et c’est ce que le mien n’oserait se promettre.

Des Mèdes aujourd’hui je l’ai déclaré roi.

Mais je l’élève en vain pour l’approcher de moi ;

En vain, dans les transports de mon amour extrême,

Sur son front dépouillé j’attache un diadème :

Pour toucher ce héros mes bienfaits superflus

Echauffent sa valeur, et ne font rien de plus.

De tant d’amour, hélas ! faible reconnaissance !

Ses exploits font encor toute ma récompense.

Ténésis, c’est à toi que ma flamme a recours :

Souffre que de tes soins j’implore le secours ;

C’est sur eux désormais que mon cœur se repose.

Tu sais ce que pour moi notre amitié t’impose ;

J’en exige aujourd’hui des efforts généreux...

TÉNÉSIS.

Eh ! que puis-je pour vous qui réponde à vos vœux ?

SÉMIRAMIS.

Il faut faire approuver mon amour à mon frère,

Fléchir en sa faveur sa vertu trop austère,

Retenir dans son cœur des leçons que je crains.

Pour relever le mien tous reproches sont vains.

Ce n’est pas tout : il faut de l’amour le plus tendre

Informer un héros qui le voit sans l’entendre ;

Soulager sur ce point mon courage abattu,

Quand ma timidité fait toute ma vertu.

J’ai détrôné des rois, porté partout la guerre ;

Nul héros plus que moi n’a fait trembler la terre ;

Tout respecte ma voix : et je crains de parler ;

Le seul nom d’Agénor suffit pour me troubler ;

Je ne sais quoi dans lui me fait sentir un maître.

C’est ainsi que l’amour en ordonne peut-être.

Peins-lui si bien le feu qui dévore mon cœur,

Qu’à son tour ce héros reconnaisse un vainqueur ;

Et si l’amour pour moi n’avait rien à lui dire,

Tente du moins son cœur par l’offre d’un empire.

Ce guerrier va bientôt se montrer à nos yeux.

Pour moi, que mille soins rappellent dans ces lieux,

Adieu : pour un moment souffre que je te laisse.

Ma chère Ténésis, pardonne à ma faiblesse

Des soins dont sur ta foi mon amour s’est remis :

Juge par ces transports quel en sera le prix.

 

 

Scène VI

 

TÉNÉSIS

 

Est-ce à moi, juste ciel, que ce discours s’adresse ?

Qu’oses-tu m’avouer, téméraire princesse ?

Que je plains ton amour, faible Sémiramis,

Si son espoir dépend des soins de Ténésis !

Pour t’en remettre à moi du succès de ta flamme,

Je vois bien que tu n’as consulté que ton âme :

Tu m’aurais mieux caché ses secrets odieux,

Si l’Amour d’un bandeau n’avait couvert tes yeux.

Et toi, cruel Amour qui me poursuis sans cesse,

Est-ce pour éprouver une triste princesse

Qui t’ose disputer l’empire de son cœur,

Que tu mas confié les soins d’une autre ardeur ?

Tu ne peux mieux combler ta vengeance fatale,

Qu’en me faisant servir les feux de ma rivale ;

Et, pour comble de maux, quelle rivale encor !

Quel triomphe pour toi, redoutable Agénor !

J’ai dédaigné tes soins ; ma fierté trop farouche

A vingt fois étouffé tes soupirs dans ta bouche :

Et l’Amour jusque-là vient de m’humilier,

Que peut-être à mon tour il faudra supplier.

Entre une reine et moi, sur quoi puis-je prétendre

Que ton cœur un moment balance pour se rendre ?

S’il se laisse éblouir par les offres du sien,

Que de mépris suivront la défaite du mien !

Eh ! que m’importe, hélas ! qu’Agénor me méprise ?

Est-ce assez pour l’aimer qu’une autre m’autorise ?

Un cœur né sans vertu, sans honneur et sans foi,

Peut-il être en effet un exemple pour moi ?

Que dis-je ? Quoi ! déjà ma prompte jalousie

Joint l’outrage aux transports dont mon âme est saisie !

Ténésis, pour te faire un généreux effort,

Songe que tu n’es plus maîtresse de ton sort.

Ah ! Bélus, plût aux dieux qu’en mon triste hyménée

Mon cœur eût de ma main subi la destinée !

Vains regrets ! C’est assez, égarements jaloux,

Mon austère vertu n’est point faite pour vous.

Parlons, n’exposons pas la tête de mon père

Aux noirs ressentiments d’une reine en colère.

Que de malheurs suivraient son amour outragé !

Puisque servir ses feux mon cœur est engagé,

Instruisons Agénor de cet amour funeste ;

À mes faibles attraits laissons le soin du reste.

Vains désirs, taisez-vous pour la dernière fois :

C’est à d’autres qu’à vous qu’il faut prêter ma voix.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

AGÉNOR, MIRAME

 

AGÉNOR.

Où suis-je ? dans quels lieux la fortune me guide !

Dieux, que réservez-vous au fils de Mermécide ?

Vains honneurs qu’Agénor n’a que trop recherchés,

Sous vos appas flatteurs que de soins sont cachés !

Depuis dix ans entiers éloigné de mon père,

Loin de me rapprocher d’une tête si chère,

Je transporte mes dieux en ce fatal séjour,

Pour n y sacrifier qu’au seul dieu de l’amour.

Mais que j’en suis puni ! Que l’hymen, cher Mirame,

Se venge avec rigueur d’une coupable flamme !

Moi qui, longtemps porté de climats en climats,

Fis le destin des rois, subjuguai tant d’états ;

Qui semblais, pour me faire une gloire immortelle,

N’avoir plus à dompter qu’une reine cruelle ;

Quand l’univers en moi croit trouver un vengeur,

Mon bras de son tyran devient le défenseur !

Enchanté malgré moi des exploits d’une reine

Qui ne devrait peut-être exciter que ma haine,

Je viens en imprudent grossir des étendards

Sous qui l’amour m’a fait tenter tant de hasards !

Pourrais-je sans rougir imputer à la gloire

Des faits où Ténésis attache la victoire ?

J’ai tout fait pour lui plaire, et mon cœur jusqu’ici

N’a dans ce triste soin que trop mal réussi.

MIRAME.

Eh quoi ! seigneur, l’éclat d’un nouveau diadème

Ne pourra dissiper votre douleur extrême !

Voulez-vous, trop sensible aux peines de l’amour,

Le front chargé d’ennuis, vous montrer à la cour ?

Songez que ce vain peuple, attentif à vous plaire,

En volant sur vos pas, de plus près vous éclaire.

Après ce que pour vous a fait Sémiramis...

AGÉNOR.

Laissons là ses bienfaits : parle de Ténésis ;

Dans ces superbes lieux voilà ce qui m’amène :

Tout autre soin ne fait que redoubler ma peine.

MIRAME.

Seigneur, vous n’êtes plus dans ces camps où vos pas

N’avaient d’autres témoins que les yeux des soldats.

Agénor y voyait Ténésis sans contrainte ;

Le courtisan oisif n’y causait nulle crainte ;

La reine, dont la guerre occupait tous les jours,

À vos amours d’ailleurs laissait un libre cours :

Mais c’est ici qu’il faut dans le fond de votre âme

Renfermer les transports d’une indiscrète flamme.

Sémiramis, en proie à la plus vive ardeur,

Laisse trop voir le feu qui dévore son cœur,

Pour oser vous flatter de tromper sa tendresse.

Songez à quels périls vous livrez la princesse.

AGÉNOR.

Je ne le sais que trop, et c’est le seul effroi

Qui de tant de dangers soit venu jusqu’à moi ;

D’autant plus alarmé, que, déjà las de feindre,

Mon cœur n’est point nourri dans l’art de se contraindre.

Mirame, tu connais jusqu’où va mon malheur ;

Et tu peux condamner l’excès de ma douleur !

Dieux cruels, fallait-il prendre tant de vengeance

De l’oubli d’un serment juré dans mon enfance ?

Mais qu’ai-je à redouter ? et qu’importe à mes feux

Que la reine en courroux se déclare contre eux ?

Ce n’est pas sous ses lois que le ciel m’a vu naître ;

Et l’Amour jusqu’ici n’a point connu de maître.

J’avouerai cependant que l’éclat de ces lieux

A plus ému mon cœur qu’il n’a frappé mes yeux.

Je ne sais, mais l’aspect des murs de Babylone

M’a rempli tout-à-coup d’un trouble qui m’étonne :

Quoi que m’inspire enfin leur redoutable aspect,

Ces lieux n’ont rien qui doive exciter mon respect :

À la reine, en un mot, nul devoir ne m’engage ;

Ses bienfaits, quels qu’ils soient, sont dus à mon courage.

C’est assez que ce jour m’ait vu déclarer roi,

Pour ne vouloir ici dépendre que de moi.

Souffre que j’en excepte une princesse aimable,

Qui soumit d’un coup d’œil un courage indomptable,

Qui peut-être aurait moins fait pour Sémiramis,

Si le sort à mes yeux n’eût offert Ténésis.

Mais je la vois ; vers nous c’est elle qui s’avance.

Laisse-moi seul ici jouir de sa présence.

Prends garde cependant que la reine en ces lieux

Ne trouble un entretien qui m’est si précieux.

 

 

Scène II

 

AGÉNOR, TÉNÉSIS

 

TÉNÉSIS.

Je vous cherche, seigneur.

AGÉNOR.

Moi, madame ?

TÉNÉSIS.

Oui, vous-même,

Et vous cherche de plus par un ordre suprême.

Pour remplir votre espoir par des soins éclatants,

Je viens vous révéler des secrets importants.

AGÉNOR.

Quel que soit le dessein qui vers moi vous adresse,

Madame, plût au ciel, dans le soin qui vous presse,

Que de tous les secrets qu’on veut me révéler,

À quelques uns des miens un seul pût ressembler !

Que, las de les garder, mon cœur souffre à les taire !

TÉNÉSIS.

Je n’en viens point, seigneur, pénétrer le mystère ;

Je n’ai pas prétendu vous déclarer les miens,

Et votre cœur pour lui peut réserver les siens :

Le soin de les savoir n’est pas ce qui m’amène ;

Je ne m’empresse ici que pour ceux de la reine.

AGÉNOR.

Ah ! madame, daignez vous épargner ce soin ;

Votre zèle pour elle irait en vain plus loin :

Je ne veux rien savoir des secrets de la reine,

Que lorsqu’il faut servir sa justice ou sa haine.

Ministre à son courroux malgré moi dévoué,

Combien de fois mon cœur m’en a désavoué !

S’il s’agissait ici de dompter les rebelles,

Ou de tenter encor des conquêtes nouvelles,

On ne vous aurait pas confié ces secrets.

Quoique tout soit sur moi possible à vos attraits,

La reine, dont l’Asie admire la prudence,

A-t-elle pu si mal placer sa confidence ?

Et quel est son espoir, ou plutôt son erreur ?

Que vous pénétrez peu l’une et l’autre en mon cœur !

TÉNÉSIS.

Qu’elle s’abuse ou non sur ce qu’elle en espère.

Vous pourrez avec elle éclaircir ce mystère :

Je ne me charge ici que de vous informer

Qu’Agénor de la reine a su se foire aimer ;

Que runique bonheur où son grand cœur aspire,

Seigneur, c’est de vous voir partager cet empire.

Sa tendresse et sa main sont d’un assez grand prix

Pour ne pas s’attirer un injuste mépris.

AGÉNOR.

Les dieux, pour ajouter à sa grandeur suprême,

Eussent-ils dans ses mains mis leur puissance même,

Il est pour Agénor un bien plus précieux

Que toutes les grandeurs de la reine et des dieux.

Mais, puisque malgré moi vous avez pu m’apprendre

Ce dangereux secret que je craignais d’entendre.

Madame, permettez que mon cœur, à son tour,

Entre la reine et vous s’explique sans détour.

J’aime, je l’avouerai ; mon courage inflexible

N’a pu me préserver d’un penchant invincible :

Un regard a suffi pour mettre dans les fers

Celui qui prétendait y mettre l’univers.

J’aime. Le digne objet pour qui mon cœur soupire.

Quoiqu’il ne brille point par l’éclat d’un empire.

N’en mérite pas moins, par sa seule beauté,

Tout l’hommage qu’on rend à la divinité :

Le ciel mit dans son cœur la vertu la plus pure

Dont il puisse enrichir les dons de la nature.

Jugez, à ce portrait que je n’ai point flatté,

Si le nom de la reine y peut être ajouté.

Vous me vantez en vain son rang et sa tendresse ;

En vain à la servir votre bouche s’empresse :

Que pourrait-elle, hélas ! me dire en sa faveur,

Que vos yeux aussitôt n’effacent de mon cœur ?

Ah ! ne les armez point d’une injuste colère,

Princesse ; mon dessein n’est pas de leur déplaire :

Les miens ne sont ouverts que pour les admirer,

Et mon cœur n était fait que pour les adorer.

TÉNÉSIS.

Je n’ai que trop prévu que l’amour de la reine

Exciterait en vous une audace si vaine ;

Et, mesurant bientôt tous les cœurs sur le sien,

Que parmi les vaincus vous compteriez le mien.

Fier de tant de hauts faits, vous avez cru peut-être

Que la seule valeur vous en rendrait le maître ;

Mais, si jamais l’amour le soumet à vos lois,

Ce sera le plus grand de vos fameux exploits.

Vingt royaumes conquis, l’Égypte subjuguée,

L’Afrique en ses déserts par vous seul reléguée,

N’ont que trop signalé votre invincible cœur,

Sans enchaîner le mien au char de leur vainqueur.

Seigneur, et quel espoir a donc pu vous promettre

Qu’à vos désirs un jour vous pourriez le soumettre ?

Car, si vous n’en eussiez jamais rien attendu,

Vous auriez mieux gardé le respect qui m’est dû.

J’estimais vos vertus, et ce n’est pas sans peine

Que je vous vois chercher à mériter ma haine.

Je ne vous parle point du péril où vos feux

Exposent tous les miens, et moi-même avec eux ;

Vous l’auriez dû prévoir : une plus belle flamme

De ce soin généreux eût occupé votre âme.

Je veux bien vous cacher d’autres secrets encor

Plus terribles cent fois pour l’amour d’Agénor :

Mais, si vous en voulez pénétrer le mystère,

Daignez, si vous l’osez, interroger mon père.

Il vient : vous en pourrez mieux apprendre aujourd’hui

Ce qu’il faut espérer de sa fille et de lui.

Elle sort.

AGÉNOR, seul.

Qu’entends-je ? quel mépris ! Ah ! c’en est trop, ingrate ;

Vous n’abuserez plus d’un amour qui vous flatte.

Mais j’aperçois Bélus ; fuyons un entretien

Qui ne peut plus qu’aigrir et son cœur et le mien.

 

 

Scène III

 

AGÉNOR, BÉLUS

 

BÉLUS.

Arrêtez un moment : j’ai deux mots à vous dire,

Qui me regardent, vous, la reine, et tout l’empire.

Au mépris de son sang, plus encor de nos lois,

Qui n’ont jamais admis d’étrangers pour nos rois,

De ma sœur et de vous on dit que l’hyménée,

Seigneur, doit dès ce jour unir la destinée.

L’esprit avec justice indigné de ce bruit,

J’ai voulu par vous-même en être mieux instruit.

AGÉNOR.

Si ce bruit, quel qu’il soit, a de quoi vous surprendre,

De la reine, seigneur, ne pouviez-vous l’apprendre ?

BÉLUS.

Ah ! je ne sais que trop ses projets insensés.

AGÉNOR.

Et moi de vos secrets plus que vous ne pensez.

BÉLUS.

Si jamais votre cœur fut vraiment magnanime,

Vous n’aurez donc pour moi conçu que de l’estime.

AGÉNOR.

Je ne démêle point les divers intérêts

Qui vous font en ces lieux former tant de projets :

Il m’a suffi, savant dans l’art de les détruire,

D’en préserver l’état, mais sans vouloir vous nuire.

Ce discours vous surprend ; mais, prince, poursuivez,

Et ne regardez point ce que vous me devez.

BÉLUS.

Je vous devrais beaucoup pour tant de retenue,

Si la cause, seigneur, m’en était mieux connue.

Mon cœur n’est point ingrat ; cependant je sens bien

Qu’il voudrait vous haïr, et ne vous devoir rien.

AGÉNOR.

Je vais donc aujourd’hui, par un aveu sincère,

Justifier ici cette haine si chère.

Vous avez cru sans doute, en votre vain courroux,

Qu’un étranger sans nom fléchirait devant vous,

Et surtout au milieu d’une cour ennemie

Où l’on voit sa puissance encor mal affermie ;

Que vous n’aviez, seigneur, qu’à venir m’annoncer

Qu’à l’hymen de la reine il fallait renoncer,

Pour me voir, au dessein de conserver ma vie,

Sacrifier l’espoir de régner sur l’Asie.

Mais de mes ennemis je brave les projets :

Je crains peu la menace, encor moins les effets ;

Et, si jamais l’amour m’entraînait vers la reine,

Je consulterais peu ni Bélus ni sa haine.

Mais, pour un autre objet dès longtemps prévenu,

Dans des liens plus doux mon cœur fut retenu.

Votre fille, seigneur, est celle que j’adore,

Ou que sans ses mépris j’adorerais encore.

BÉLUS.

Ma fille ! Ténésis ?

AGÉNOR.

Un captif tel que moi

Honorerait ses fers, même sans qu’il fût roi.

BÉLUS.

Seigneur, si mes secrets ont besoin de silence,

Les vôtres n’avaient pas besoin de confidence.

Quoi ! d’aïeux sans éclat Agénor descendu

À l’hymen de ma fille aurait-il prétendu ?

AGÉNOR.

On vante peu le sang dont j’ai reçu la vie ;

Mais je n’en connais point à qui je porte envie :

D’aucun soin sur ce point mon cœur n’est combattu.

Le destin m’a fait naître au sein de la vertu ;

C’est elle qui prit soin d’élever mon enfance,

Et ma gloire a depuis passé mon espérance.

Quiconque peut avoir un cœur tel que le mien

Ne connaît point de sang plus digne que le sien ;

Et, quand j’ai recherché votre auguste alliance,

J’ai compté vos vertus, et non votre naissance.

BÉLUS.

C’est elle cependant qui décide entre nous.

Il est plus d’un mortel aussi vaillant que vous ;

Mais je n’en connais point, quelque grand qu’il puisse être,

Dont le sang d’où je sors ne doive être le maître.

La valeur ne fait pas les princes et les rois :

Ils sont enfants des dieux, du destin et des lois.

La valeur, quels que soient ses droits et ses maximes,

Fait plus d’usurpateurs que de rois légitimes.

Si la valeur, plutôt que la splendeur du sang,

Au-dessus des humains pouvait nous faire un rang,

Il n’est point de soldat qu’un peu de gloire inspire,

Qui ne pût, à son tour, aspirer à l’empire.

En vain sur vos exploits vous fondez votre espoir.

Vous voilà revêtu de l’absolu pouvoir ;

Mais comment ? et par qui ? Seigneur, une couronne

N’est jamais bien à nous si le sang ne la donne.

La reine, comme moi, sort de celui des dieux ;

Elle règne : est-ce assez pour oser autant qu’eux ?

Imitons leur justice, et non pas leur puissance :

L’équité doit régler et peine et récompense.

Quoi qu’il en soit, parmi de peu dignes aïeux

Ma fille n’ira point mêler le sang des dieux.

Sur un sang aussi beau si votre amour se fonde,

Venez la disputer au souverain du monde.

AGÉNOR.

L’orgueil de ces grands noms n’éblouit point mes yeux :

Le mien, sans ce secours, est assez glorieux

Pour ne rien voir ici dont ma fierté s’étonne.

Un guerrier généreux que la vertu couronne

Vaut bien un roi formé par le secours des lois :

Le premier qui le fut n’eut pour lui que sa voix.

Quiconque est élevé par un si beau suffrage

Ne croit pas du destin déshonorer l’ouvrage.

Seigneur, à Ténésis je réservais ma foi,

Parce que mon amour la crut digne de moi :

J’ai voulu vous l’offrir, dans la crainte peut-être

De me voir obligé de vous donner un maître.

La reine m’offre ici l’empire avec sa main :

Puisque vous m’y forcez, ce sera dès demain ;

Ne fût-ce qu’à dessein, seigneur, de vous instruire

Qu’un soldat n’en est pas moins digne de l’empire.

BÉLUS.

Hé bien ! poursuivez donc, tâchez de l’obtenir ;

Mais songez aux moyens de vous y maintenir.

Il sort.

AGÉNOR, seul.

Ah ! dût-il m’en coûter le repos de ma vie,

Je veux de leurs mépris punir l’ignominie.

La reine vient : parlons, irritons son ardeur,

Associons ma haine aux transports de son cœur ;

Employons, s’il se peut, à flatter sa tendresse

Le moment de raison que mon dépit me laisse.

 

 

Scène IV

 

SÉMIRAMIS, AGÉNOR

 

SÉMIRAMIS.

Invincible héros, seul appui de mes jours,

À quel autre aujourd’hui pourrais-je avoir recours ?

Je viens de pénétrer le plus affreux mystère.

On me trahit, seigneur, et le traître est mon frère.

Cette austère vertu dont se paraît l’ingrat

Ne servait que de voile au plus noir attentat.

Comblé de tant d’honneurs, ce perfide que j’aime

De mes propres bienfaits s’arme contre moi-même ;

C’est lui dont la fureur, séduisant mes sujets,

M’en fait des ennemis déclarés ou secrets.

L’auriez-vous soupçonné d’une action si noire ?

AGÉNOR.

D’un prince tel que lui vous devez peu la croire.

SÉMIRAMIS.

Seigneur, il n’est plus temps de le justifier :

Il ne faut plus songer qu’à le sacrifier.

Ma tendresse pour lui ne fut que trop sincère ;

Je n’en ai que trop fait pour cet indigne frère,

Malgré moi : car enfin ce n’est pas d’aujourd’hui

Que mon cœur en secret s’élève contre lui.

Si vous saviez quelle est la fureur qui le guide,

Et tout ce qu’en ces lieux méditait le perfide !

Il en veut à vous-même, à mon trône, à mes jours,

Si de tant de complots vous n’arrêtez le cours.

Mourant, percé de coups par l’ordre de ce traître,

Mégabise, seigneur, dans ces murs va paraître :

Je le fais en secret apporter en ces lieux.

AGÉNOR.

Madame, devez-vous en croire un furieux ?

Il est vrai qu’il accuse et Bélus et Madate.

SÉMIRAMIS.

Vous voyez s’il est temps que ma vengeance éclate.

AGÉNOR.

Il faut dissimuler un si juste courroux :

Bélus est dans ces lieux aussi puissant que vous.

Gardez-vous d’éclater : plus que jamais, madame,

Vous devez renfermer vos transports dans votre âme.

Tout un peuple, pour lui prêt à se déclarer...

SÉMIRAMIS.

Eh bien ! pendant la nuit il faut s’en assurer.

C’est de vous que j’attends cet important service,

Vous, pour qui seul ici j’ordonne son supplice.

Seigneur, vous vous troublez ! Je ne sais quels transports

Éclatent dans vos yeux malgré tous vos efforts.

AGÉNOR.

Reine, je l’avouerai qu’à regret contre un frère

Mon bras vous prêterait ici son ministère :

Non que de vous servir il néglige l’emploi,

Mais daignez le commettre à quelque autre que moi.

Vous ne m’en verrez pas moins prompt à vous défendre,

Contre des jours si chers si l’on ose entreprendre.

SÉMIRAMIS.

Ah ! seigneur, ce n’est pas l’intérêt de mes jours

Qui me fait d’un héros implorer le secours.

Plût au ciel que Bélus n’en voulût qu’à ma vie !

D’un courroux moins ardent on me verrait saisie.

Mais, hélas ! le cruel attaque en sa fureur

Tout ce qui fut jamais de plus cher à mon cœur :

Ce n’est qu’à le sauver que ma tendresse aspire,

Et ce n’est pas pour moi que je défends l’empire.

Seigneur, si Ténésis eût rempli mon espoir,

Mon cœur n’aurait plus rien à vous faire savoir ;

Et le vôtre du moins, plein de reconnaissance,

Rassurerait du mien la timide espérance.

AGÉNOR.

La princesse a daigné, dans un long entretien...

SÉMIRAMIS.

Hé quoi ! vous l’avez vue, et ne m’en dites rien !

On sait tout ; cependant on garde un froid silence !

On se trouble, on soupire, et même en ma présence !

Quels regards ! quel accueil ! et qu’est-ce que je voi ?

Sans doute on vous aura prévenu contre moi.

Ah ! seigneur, pardonnez ces pleurs à mes alarmes,

Et n’accusez que vous de mes premières larmes.

AGÉNOR.

Quand on est, comme vous, si ressemblante aux dieux.

Dans le cœur des mortels on devrait lire mieux.

Que n’en doit point attendre une reine si belle ?

Quel cœur à ses désirs pourrait être rebelle ?

Sans vous offrir ici des soupirs ni des soins,

Peut-être qu’Agénor n’en aimera pas moins.

Son cœur, né pour la guerre et non pour la tendresse,

Des camps qui l’ont nourri garde encor la rudesse ;

Et je crois qu’en effet vous n’en attendez pas

Des vulgaires amants les frivoles éclats :

Mais tel qu’il est enfin, si ce cœur peut vous plaire,

J’accepte tous les dons que vous voulez me faire.

SÉMIRAMIS.

Que vous me rassurez par un aveu si doux !

Qu’avec crainte, seigneur, j’ai paru devant vous !

Hélas ! sans se flatter, une reine coupable

Pouvait-elle espérer de vous paraître aimable ?

Pour toucher votre cœur, je n’ai que mes transports ;

Pour me justifier, je n’ai que mes remords.

Mais que dis-je ? et pourquoi me reprocher un crime

Que mon amour pour vous va rendre légitime ?

Si jamais dans le sang mes mains n’eussent trempé,

Si quelque heureux forfait ne me fût échappé,

Je ne goûterais pas la douceur infinie

De pouvoir vous aimer le reste de ma vie.

Venez, seigneur, venez donner à l’univers,

Qui me vit si longtemps lui préparer des fers,

Un spectacle pompeux qu’il n’osait se promettre :

C’est de voir à son tour un mortel me soumettre.

Venez, par un hymen si cher à mes souhaits,

Du perfide Bélus confondre les projets.

Par ces nœuds, dont je cours hâter l’auguste fête,

Venez de l’univers m’annoncer la conquête.

Hélas ! je l’ai privé du plus grand de ses rois ;

Mais je lui rends en vous plus que je ne lui dois.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

BÉLUS, MADATE

 

BÉLUS.

Madate, c’en est fait ; la fortune cruelle

A juré que ma sœur l’éprouverait fidèle.

Le traître Mégabise, à tes coups échappé,

Nous vend cher à tous deux le trait qui la frappé.

Il a de nos complots fait avertir la reine,

Et je sais que près d’elle en secret on l’amène.

Il ne nous reste plus, dans un si triste sort,

D’autre espoir que celui d’illustrer notre mort.

Mourons : mais, s’il se peut, avant qu’on nous opprime,

Honorons mon trépas de plus d’une victime.

Seul espoir dont mon cœur s’est trop entretenu,

Imprudent Ninias, qu’êtes-vous devenu ?

MADATE.

Seigneur, dès que le sort contre nous se déclare,

Que pourrait contre lui la vertu la plus rare ?

Et quel espoir encor peut vous être permis

Dans ces perfides lieux à la reine soumis ?

C’est loin d’ici qu’il faut conjurer un orage

Que prétendrait en vain braver votre courage.

BÉLUS.

Qui ? moi ! qu’en fugitif j’abandonne ces lieux !

Mes ennemis y sont, et je ne cherche qu’eux.

Le ciel même dût-il m’accabler sous sa chute,

Mon cœur n’est pas de ceux que le péril rebute :

Il n a jamais formé que d’illustres desseins,

Et ma perte aujourd’hui n’est pas ce que je crains.

As-tu fait de ma part avertir Mermécide ?

C’est de lui que j’attends un conseil moins timide.

Il vient : cours cependant informer Agénor

Qu’un moment sans témoins je veux le voir encor.

Je conçois un projet qui flatte ma vengeance,

Et rend à mon courroux sa plus chère espérance.

 

 

Scène II

 

BÉLUS, MERMÉCIDE

 

BÉLUS.

Mermécide, sais-tu jusqu’où vont nos malheurs ?

Que ce funeste jour nous prépare d’horreurs !

Nous sommes découverts, et bientôt de la reine

Nous allons voir sur nous tomber toute la haine.

MERMÉCIDE.

Je vous ai déjà dit, seigneur, que cette main

N’attend qu’un mot de vous pour lui percer le sein.

Malgré le faix des ans, l’âge enfin qui tout glace,

Je sens par vos périls réchauffer mon audace.

Prononcez son arrêt, condamnez votre sœur ;

J’immole avant la nuit elle et son défenseur.

Il semble qu’avec nous le sort d’intelligence

Livre à tous vos desseins ce guerrier sans défense.

BÉLUS.

Non, Mermécide, non, je n’y puis consentir :

Épargne à ma vertu l’horreur d’un repentir.

Mon bras ne s’est armé que pour punir des crimes,

Et non pour immoler d’innocentes victimes.

Je l’ai vu ce héros : tremblant à son aspect,

Je n’ai senti pour lui qu’amour et que respect.

De quel crime en effet ce guerrier redoutable

Envers les miens et moi peut-il être coupable ?

On n’est point criminel pour être ambitieux.

On offre à ses désirs un trône glorieux :

À ses vœux les plus doux moi seul ici contraire,

Je dédaigne un héros qui m’est si nécessaire ;

Cependant je l’estime, et je sens dans mon cœur

Je ne sais quel penchant parler en sa faveur.

Je n’ai peut-être ici qu’avec trop d’imprudence

Laissé d’un vain mépris éclater l’apparence.

Perdons ma sœur : pour lui, consens à l’épargner ;

Loin de le perdre, il faut tâcher de le gagner.

Je sais un sûr moyen de l’armer pour moi-même :

Que te dirai-je enfin ? c’est Ténésis qu’il aime.

MERMÉCIDE.

Mais pour en disposer, seigneur, est-elle à vous ?

Ninias, engagé dans des liens si doux,

En a gardé peut-être une tendre mémoire.

BÉLUS.

Cette union n’était que trop chère à ma gloire.

Qui doit plus que Bélus en regretter les nœuds ?

Cet hymen aurait mis le comble à tous mes vœux.

Mais un plus digne soin veut qu’on lui sacrifie

L’espoir qu’eut Ténésis au trône de l’Asie :

Il faut à Ninias conserver désormais

Un sceptre qui doit seul attirer ses souhaits.

Ma fille fut à lui ; mais ce n’est pas un gage

Qui lui puisse assurer un si noble avantage.

À son premier hymen arrachons Ténésis,

Si je veux d’un second priver Sémiramis :

Ninias n’aurait plus qu’une espérance vaine,

Si jamais Agénor s’unissait à la reine.

Enfin, puisque le sort m’y contraint aujourd’hui,

Il faut sans murmurer descendre jusqu’à lui,

En de honteux liens engager ma famille,

Aux vœux d’un inconnu sacrifier ma fille.

MERMÉCIDE.

Mais si de son hymen il dédaignait l’honneur ?

BÉLUS.

Je l’abandonne alors à toute ta fureur.

Adieu. Bientôt ici ce guerrier doit se rendre.

En ces lieux cependant songeons à nous défendre :

Disperse nos amis autour de ce palais ;

Qu’aux troupes de la reine ils en ferment l’accès.

Il faut des plus hardis, commandés par moi-même,

Placer ici l’élite en ce péril extrême ;

Semer de toutes parts des bruits séditieux

Qui puissent ranimer les moins audacieux ;

Dire que Ninias voit encor la lumière,

Qu’il revient pour venger le meurtre de son père.

Je veux de ce faux bruit faire trembler ma sœur ;

Porter le désespoir jusqu’au fond de son cœur.

Tandis qu’ici tu vas signaler ton courage,

Que ma vertu du mien va faire un triste usage !

 

 

Scène III

 

BÉLUS

 

Enfin, c’en est donc fait : me voilà parvenu

Au point de m’abaisser aux pieds d’un inconnu,

De flatter une ardeur que j’ai tant méprisée,

Mais que le sort injuste a trop favorisée.

De l’espoir le plus doux il faut me dépouiller,

Et du sang de ma sœur peut-être me souiller.

Telle est donc de ces lieux l’influence cruelle,

Que jusqu’à la vertu s’y rendra criminelle !

Et, lorsque de ses soins la justice est l’objet,

Elle y doit emprunter le secours du forfait !

Dieux jaloux, dont j’ai tant imploré la vengeance,

Confiez-m’en du moins l’invincible puissance.

Si tel est de mon sang le malheureux destin

Qu’il y faille ajouter un crime de ma main,

Que l’astre injurieux qui sur ce sang préside

Lui doive un assassin après un parricide ;

Grands dieux ! si vous n’osez vous joindre à mon courroux,

Daignez pour un moment m’associer à vous.

On vient. C’est l’étranger. Que de trouble à sa vue

S’élève tout-à-coup dans mon âme éperdue !

 

 

Scène IV

 

BÉLUS, AGÉNOR

 

BÉLUS.

N’est-ce point abuser des moments d’Agénor,

Que de vouloir ici l’entretenir encor ?

Seigneur, sans me flatter d’une vaine espérance,

Puis-je attendre de vous un peu de confiance ?

Après un entretien mêlé de tant d’aigreur,

Puis-je en espérer un plus conforme à mon cœur ?

AGÉNOR.

Dès qu’il en bannira l’orgueil et la menace,

Qu’il n’ira point lui-même exciter mon audace,

Bélus peut-il penser qu’Agénor aujourd’hui

Manque de confiance ou de respect pour lui ?

BÉLUS.

Je vais donc avec vous employer un langage

Dont jamais ma fierté ne me permit l’usage.

Je vois sur votre front une auguste candeur,

Don du ciel que n’a point démenti votre cœur,

Qui semble m’inviter à vous ouvrir sans crainte

Celui d’un prince né sans détour et sans feinte.

Mais, avant qu’à vos yeux de mes desseins secrets

Je développe ici les sacrés intérêts,

Il m’importe, seigneur, de regagner l’estime

D un cœur que je ne puis croire que magnanime.

Vous avez cru sans doute, instruit de mes desseins,

Que l’ambition seule avait armé mes mains.

En effet, à me voir appliqué sans relâche

Aux malheureux complots où mon courroux m’attache,

Qui ne croirait, seigneur, du moins sans m’offenser,

À de honteux soupçons pouvoir se dispenser ?

Mais ce n’est pas sur moi qu’aucun désir n’enflamme,

C’est sur les dieux qu’il faut en rejeter le blâme.

La fureur de régner ne m’a point corrompu :

Je régnerais, seigneur, si je l’avais voulu.

Si ma sœur elle-même avait régné sans crime,

Si sur moi son pouvoir eût été légitime,

Ou si, pour la punir d’un parricide affreux,

Les dieux avaient été plus prompts, plus rigoureux,

Vous ne me verriez point attaquer sa puissance,

Ou sur ces dieux trop lents usurper la vengeance :

Mais ils m’ont de leurs soins dénié la faveur,

Comme si c’était moi qu’eût offensé ma sœur,

Ou que je dusse seul embrasser leur querelle.

Je ne suis que pour eux, ils ne sont que pour elle.

Mais vous qu’à mes desseins j’éprouve si fatal,

Lorsque vous devriez en être le rival,

Avec une vertu que l’univers révère,

Qui devrait d’elle-même épouser ma colère,

Je ne vois qu’un héros protecteur des forfaits,

Qui se laisse entraîner au torrent des bienfaits.

Car ne vous flattez point qu’avec quelque innocence

Vous puissiez de ma sœur embrasser la défense.

Et comment se peut-il qu’épris de Ténésis,

Vous ayez pu, seigneur, servir Sémiramis ?

Quel était donc l’espoir du feu qui vous anime ?

Vous saviez mes projets ; ignorez-vous son crime ?

AGÉNOR.

Et que m’importe à moi ce forfait odieux ?

Est-ce à moi sur ce point de prévenir les dieux ?

Pour vous charger ici du soin de son supplice,

Est-ce à vous que le ciel a commis sa justice ?

Seigneur, dans ses desseins votre cœur trop ardent

Ne cache point assez le piège qu’il me tend.

De vos divers complots la trame découverte

Vous fait de votre sœur vouloir hâter la perte :

Dans le dessein affreux d’attenter à ses jours,

Vous voulez lui ravir son unique secours.

Cessez de me flatter que l’univers m’admire,

Pour m’en faire un devoir de refuser l’empire,

De rejeter l’honneur d’un hymen glorieux...

BÉLUS.

Dites plutôt, seigneur, d’un hymen odieux.

Oui, je veux vous ravir ce honteux diadème,

Vous ôter à la reine, et vous rendre à vous-même,

Retenir la vertu qui fuit de votre sein,

De ma fille et de moi vous rendre digne enfin.

Je vois où malgré vous le dépit vous entraîne :

Mais je veux qu’en héros la raison vous ramène,

Dussé-je en suppliant embrasser vos genoux.

Je ne vous nierai pas que j’ai besoin de vous :

C’est en dire beaucoup pour une âme assez fière,

Que Ion ne vit jamais descendre à la prière ;

Et, si je m’en rapporte au bruit de vos vertus,

C’est en dire encor plus pour vous que pour Bélus.

Croyez que le désir de sauver une vie

Qui malgré tous vos soins pourrait m’être ravie,

N’est pas ce qui m’a fait vous appeler ici.

Ne me soupçonnez point d’un si lâche souci,

Faible raison pour moi : mon cœur en a bien d’autres,

Que je veux essayer de rendre aussi les vôtres.

Dussiez-vous révéler mes secrets à ma sœur,

Je vais vous découvrir jusqu’au fond de mon cœur.

Quelque soin qui pour elle ici vous intéresse,

Je n’exige de vous ni serment ni promesse.

Quel péril trouverais-je encore à m’expliquer ?

Je n’ai plus rien à perdre, et j’ai tout à risquer.

De mon indigne sœur la mort est assurée :

Malgré les dieux et vous, mon courroux l’a jurée.

Oui, seigneur, et ce jour terminera les siens,

Deviendra le plus grand ou le dernier des miens.

Les conjurés sont prêts : leur troupe audacieuse

Portait jusque sur vous une main furieuse,

Si je n’eusse arrêté leurs complots inhumains.

Quoique vous seul ici traversiez mes desseins,

La vertu sur mon cœur fut toujours trop puissante

Pour vouloir immoler une tête innocente.

Mais je ne puis souffrir qu’avec tant de valeur

Vous vous déshonoriez à protéger ma sœur.

Si je vous haïssais, votre mort est certaine ;

Je n’ai qu’à vous livrer à l’hymen de la reine :

Mais je veux vous ravir à ce honteux lien,

Et pour y parvenir je n’épargnerai rien.

Abandonnez la sœur, je vous réponds du frère.

Dites-moi, Ténésis vous est-elle encor chère ?

AGÉNOR.

Cruel ! n’achevez pas, j’entrevois vos desseins :

Offrez à d’autres vœux vos présents inhumains.

Laissez-moi ma vertu : la vôtre, trop farouche,

À mon cœur affligé n offre rien qui le touche,

Et j’aime mieux encore essuyer vos mépris

Que de vous voir tenter de m’avoir à ce prix.

Si vous l’aviez pense, je tiendrais votre estime

Plus honteuse pour moi que ne serait un crime.

Votre fille m’est chère, et jamais dans mon cœur

Je ne sentis pour elle une plus vive ardeur :

Je l’aime, je l’adore, et mon âme ravie

Eût préféré sa main au trône de l’Asie :

Je conçois tout le prix d’un bonheur si charmant ;

Mais je le conçois plus en héros qu’en amant.

Vous remplissez mon cœur de douleur et de rage,

Sans remporter sur lui que ce faible avantage.

Triste et désespéré de vos premiers refus,

Et d’un illustre hymen moins touché que confus,

J’allais quitter ces lieux malgré ma foi promise,

Honteux qu’à mon dépit la reine l’eût surprise :

Mais, seigneur, c’est assez, pour m’attacher ici,

Que de tous vos complots vous m’ayez éclairci.

Votre sœur en moi seul a mis son espérance :

Fallût-il de mon sang payer sa confiance,

Aux plus affreux dangers vous me verrez courir,

Sans donner à l’amour seulement un soupir.

BÉLUS.

Courez donc immoler Ténésis elle-même,

Une princesse encor qui peut-être vous aime :

Car enfin, à juger de son cœur par le mien,

Mon penchant doit assez vous répondre du sien.

Mais votre cœur se fait une gloire sauvage

De refuser du mien un si précieux gage.

Mon fils (d’un nom si doux laissez-moi vous nommer,

Et dans ses soins pour vous mon cœur se confirmer),

Une fausse vertu vous flatte et vous abuse ;

Au véritable honneur votre cœur se refuse.

Fait-il donc consister sa gloire à protéger

Des crimes dont déjà vous m’auriez dû venger ?

AGÉNOR.

Voyez où vous emporte une aveugle colère.

Eh ! qui défends-je ici ? La sœur contre le frère.

Votre cœur croit en vain remporter sur le mien :

Malgré tout mon amour, je n’écoute plus rien.

Mais, si l’on en voulait à votre illustre tête,

Ma main à la sauver n’en sera pas moins prête.

Entre la reine et vous, juste, mais généreux,

Je me déclarerai pour les plus malheureux.

Adieu, seigneur : je sens que ma vertu chancelle,

Et j’en dois à ma gloire un compte plus fidèle.

Je ne vous cache point ma faiblesse et mes pleurs ;

Mon cœur est déchiré des plus vives douleurs :

Mais il faut mériter, par un effort sublime,

S’il ne m’aime, du moins que le vôtre m’estime.

Vous pouvez vous flatter, malgré votre courroux,

Que vous m’avez rendu plus à plaindre que vous.

 

 

Scène V

 

BÉLUS

 

Esclave de bienfaits, moins grand que téméraire,

Puisque tu veux mourir, il faut te satisfaire :

Après t’avoir rendu maître de mes secrets,

Il faut que de tes jours je le sois désormais.

Grands dieux ! qui ne m’offrez que de chères victimes,

Ne me les rendrez-vous jamais plus légitimes ?

Mais, puisque vous voulez un crime de ma main,

Dieux cruels ! il faut bien s’y résoudre à la fin.

 

 

Scène VI

 

BÉLUS, TÉNÉSIS

 

TÉNÉSIS.

Ah ! seigneur, est-ce vous ? Que mon âme éperdue

Avait besoin ici d’une si chère vue !

Je ne sais quels projets on médite en ces lieux ;

Mais je ne vois partout que soldats furieux,

Que des fronts menaçants, qu’épouvante, que trouble :

La garde du palais à grands flots se redouble ;

La reine frémissante erre de toutes parts,

Et je n’en ai reçu que de tristes regards.

Quoiqu’elle m’ait appris que son hymen s’apprête.

Mais quels apprêts, grands dieux ! pour une telle fête !

Que mon cœur, alarmé de tout ce que je voi,

En conçoit de douleur, et de trouble, et d’effroi !

D’un son tumultueux tout ce palais résonne,

Et je sais qu’en secret la reine vous soupçonne.

BÉLUS.

Ma fille, elle fait plus que de me soupçonner,

Et de bien d’autres cris ces lieux vont résonner.

Que ces tristes apprêts qui causent vos alarmes

Vont vous coûter bientôt de soupirs et de larmes,

Ma chère Ténésis ! On sait tous mes projets,

Et c’est contre moi seul que se font tant d’apprêts.

TÉNÉSIS.

Pourquoi donc en ces lieux vous arrêter encore ?

Souffrez que pour vous-même ici je vous implore :

Fuyez ; daignez du moins tenter quelque secours

Qui d’un père si cher me conserve les jours.

Mais un reste d’espoir me flatte et vient me luire :

Je crois même, seigneur, devoir vous en instruire.

Agénor a pour moi témoigné quelque ardeur,

Que n’aura point peut-être étouffé ma rigueur.

Ainsi que son pouvoir, sa valeur est extrême :

Que ne fera-t-il point pour plaire à ce qu’il aime ?

BÉLUS.

Agénor ! ah ! ma fille, il n’y faut plus penser.

L’insolent ! à quel point il vient de m’offenser !

Ténésis, si c’est là votre unique espérance,

Vous me verrez bientôt immoler sans défense.

Je veux à votre gloire épargner un récit

Qui ne vous causerait que honte et que dépit.

Au maître des humains je vous avais unie :

Après m’être flatté d’une gloire infinie.

Il m’a fallu descendre à des nœuds sans éclat,

Et d’un soin si honteux je n’ai fait qu’un ingrat.

Ma fille, on vous préfère une reine barbare :

Contre vous, contre moi, pour elle on se déclare.

Je me suis abaissé jusques à supplier ;

Mais qu’un vil étranger vient de m’humilier !

TÉNÉSIS.

Je vous connais tous deux : violents l’un et l’autre,

Son cœur fier n’aura pas voulu céder au vôtre :

Une timide voix saura mieux le fléchir.

Je n’examine rien, s’il peut vous secourir ;

Souffrez pour un moment que je m’offre à sa vue.

BÉLUS.

Ma fille, il n’est plus temps : sa perte est résolue.

Plus que les miens ici ses jours sont en danger :

De ses lâches refus son sang va me venger.

Adieu. De ce palais, où bientôt le carnage

Va n’offrir à nos yeux qu’une effroyable image,

Fuyez ; dérobez-vous de ce funeste lieu,

Où je vous dis peut-être un éternel adieu.

 

 

Scène VII

 

TÉNÉSIS

 

Ô sort ! si notre sang te doit quelques victimes,

La reine à ton courroux n’offre que trop de crimes !

Hélas ! c’en est donc fait, et je touche au moment

Où je verrai périr mon père ou mon amant

L’un par l’autre ! et tous deux, soit l’amant, soit le père,

Ils n’armeront contre eux qu’une main qui m’est chère,

Et ne me laisseront, pour essuyer mes pleurs,

Que celle qui viendra de combler mes malheurs !

Mais en est-ce un pour moi que la mort d’un perfide

Qui préfère à ma main une main parricide ?

Dès qu’un lâche intérêt le jette en d’autres bras,

Que m’importe son sort ?... Ce qu’il m’importe ? hélas !

Malheureuse ! malgré ta tendresse trahie,

Dis qu’il t’importe encor plus que ta propre vie,

Et que l’ingrat lui seul occupe plus ton cœur,

Qu’un père infortuné n’excite ta douleur.

Non, non ; malgré Bélus, il faut que je le voie :

De leur hymen du moins je veux troubler la joie,

M’offrir à leurs regards l’œil ardent de courroux,

Les immoler tous deux à mes transports jaloux.

Hélas ! que ma douleur tromperait mon attente !

L’ingrat ne me verrait qu’affligée et mourante,

Loin de les immoler, me traîner à l’autel,

Et moi-même en mon sein porter le coup mortel :

De leur hymen offrir pour première victime

Un cœur qui sans amour aurait été sans crime.

Ah ! lâche, si tu veux t’immoler en ce jour,

Que ce soit à ta gloire, et non à ton amour.

N’importe, il faut le voir : un repentir peut-être

À mes pieds malgré lui ramènera le traître.

Pour mon père du moins implorons son secours ;

Lui seul peut m’assurer de si précieux jours.

Heureuse que ce soin puisse aux yeux d’un parjure

Voiler ceux que l’amour dérobe à la nature !

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

AGÉNOR

 

Où vais-je ? malheureux ! et quel est mon espoir ?

Indomptable fierté, chimérique devoir,

Si tu veux qu’à tes lois la gloire encor m’enchaîne,

Cache donc mieux l’abyme où mon dépit m’entraîne ;

Ou ne me réduis point à te sacrifier

Un bien à qui mon cœur se promit tout entier.

Ah ! fuyons de ces lieux, ou laissons dans mon âme

Renaître les transports de ma première flamme ;

Allons chercher ailleurs des lauriers dont l’honneur

Flatte plus ma vertu, coûte moins à mon cœur.

Il ne me reste plus, pour l’ébranler encore,

Que de m’offrir aux yeux de celle que j’adore.

Qu’à regret je combats ce funeste désir !

Mais je la vois. Grands dieux ! que vais-je devenir ?

Fuyons ; n’attendons pas que mon âme éperdue

S’abandonne aux transports d’une si chère vue.

 

 

Scène II

 

AGÉNOR, TÉNÉSIS

 

TÉNÉSIS.

Ne fuyez point, seigneur : un cœur si généreux

Ne doit pas éviter l’abord des malheureux.

Hélas ! je ne viens point pour troubler par mes larmes

Un hymen qui pour vous doit avoir tant de charmes :

Vous ne me verrez point, contraire à vos désirs,

À des transports si doux mêler mes déplaisirs.

Je viens, seigneur, je viens, tremblante pour un père,

Confier à vos soins une tête si chère,

Embrasser vos genoux, et d’un si ferme appui

Implorer le secours moins pour moi que pour lui.

Je ne demande point qu’à la reine infidèle,

Pour sauver des ingrats, vous vous armiez contre elle :

Tant d’espoir n’entre point au cœur des malheureux ;

Ils ne savent former que de timides vœux.

Non, d’un amour juré sous de si noirs auspices

Je n’attends plus, seigneur, de si grands sacrifices.

Hélas ! qui m’aurait dit qu’après des soins si doux

Je viendrais sans succès tomber à vos genoux,

Qu’on ne me répondrait que par un froid silence ?

Ah ! d’un regard, du moins, rendez-moi l’espérance.

Ne suffisait-il pas du refus de ma main,

Sans me plonger encor le poignard dans le sein ?

Daignez prendre pitié d’une triste famille :

N’immolez pas du moins le père avec la fille.

AGÉNOR.

Ah ! ne m’outragez point par cet indigne effroi ;

Si j’immole quelqu’un, ce ne sera que moi.

N’accablez point vous-même un amant déplorable,

Plus malheureux que vous, peut-être moins coupable.

Hélas ! où malgré moi m’avez-vous engagé !

Dans quel abyme affreux vos rigueurs m’ont plongé !

Il est vrai qu’au dépit mon âme abandonnée

A voulu se venger par un prompt hyménée.

J’ai fait plus : un devoir sacré, quoique inhumain,

M’a fait avec fierté rejeter votre main ;

Mais on en exigeait pour prix un sacrifice

Dont jamais ma vertu n’admettra l’injustice ;

Et si je vous avais acceptée à ce prix,

Vous-même ne m’eussiez reçu qu’avec mépris.

Ce n’est pas que mon cœur, rebuté de sa chaîne,

Se soit un seul moment écarté vers la reine :

J’aurais trop à rougir, si pour Sémiramis

J’avais abandonné l’aimable Ténésis.

Je la perds cependant si je lui suis fidèle :

Si je lui sacrifie une reine cruelle,

Je ne suis plus qu’un cœur sans honneur et sans foi ;

Sceptre, maîtresse, honneur, tout est perdu pour moi.

Adieu, madame, adieu ; je vais loin de l’Asie

Signaler la fureur dont mon âme est saisie :

Mais avant mon départ je sauverai Bélus,

Je sauverai la reine, et ne vous verrai plus.

À des périls trop sûrs c’est exposer ma gloire,

Que d’oser à vos yeux disputer la victoire.

TÉNÉSIS.

Hélas ! malgré les soins de ce que je me doi,

Que la mienne, seigneur, sera triste pour moi !

Qu’Agénor frémirait de mon destin barbare,

S’il sa voit comme moi tout ce qui nous sépare,

Et de combien d’horreurs nos cœurs sont menacés !

Mais, sans vous informer de mes malheurs passés.

Je ne souffrirai point qu’une flamme si belle,

Dont je mérite peu rattachement fidèle,

Pour tout prix des secours que j’implore de vous,

Vous fasse renoncer à l’espoir le plus doux.

Quoi qu’il m’en coûte, il faut vous donner à la reine ;

Je veux former moi-même une si belle chaîne,

Ne pouvant vous payer que du don de sa foi :

Mais croyez, si ma main eût dépendu de moi,

Que j’aurais fait, seigneur, le bonheur de ma vie

De voir à vos vertus ma destinée unie ;

Et, si jamais le sort pouvait nous rapprocher,

Que votre cœur n’aurait rien à me reprocher.

Je ne vous nierai pas, seigneur, que je vous aime ;

Je trouve à vous le dire une douceur extrême ;

Et l’amour n’a point cru déshonorer mon cœur

En y faisant pour vous naître une vive ardeur.

Mais, hélas ! cet aveu, si doux en apparence,

N’en doit pas plus, seigneur, flatter votre espérance :

Je ne sais point former de parjures liens.

Quoiqu’un âge bien tendre ait vu serrer les miens,

Il n’en est pas moins vrai qu’un funeste hyménée

Aux lois d’un autre époux soumet ma destinée.

AGÉNOR.

Vous, madame ?

TÉNÉSIS.

Et j’ai cru devoir vous révéler

Ce qu’ici vainement je voudrais vous celer.

Ce serait vous trahir...

AGÉNOR.

Ah ! cruelle princesse,

De quel barbare prix payez-vous ma tendresse !

Et puisque enfin j’allais abandonner ces lieux,

Pourquoi me dévoiler ces secrets odieux ?

TÉNÉSIS.

Trop d’espoir eût séduit votre âme généreuse.

AGÉNOR.

Mais il en eût rendu la douleur moins affreuse.

Hélas ! que le destin, en unissant nos cœurs,

S’est bien fait un plaisir d’égaler nos malheurs !

Comme vous à l’hymen engagé dès l’enfance,

Cependant de ses nœuds j’ai bravé la puissance ;

Et de tous les serments dont j’attestai les dieux,

Je n’ai gardé que ceux que je fis à vos yeux.

Quelle était cependant celle à qui l’hyménée

Du parjure Agénor joignit la destinée ?

J’ignore encor son nom ; mais je sais que jamais

La jeunesse ne vit briller autant d’attraits.

S’ils ont pu se former, qu’elle doit être belle !

La seule Ténésis l’emporterait sur elle.

Que vous plaindrez mon sort à ce fatal récit !

Près de Sinope...

TÉNÉSIS.

Ô ciel ! quel trouble me saisit !

Ne fut-ce point, seigneur, près d’un antre terrible,

Des décrets du destin interprète invisible ?

AGÉNOR.

C’est là, pour la première et la dernière fois,

Que je vis la beauté qu’on soumit à mes lois.

Du pyrope éclatant sa tête était ornée :

Sans pompe cependant elle fut amenée.

Un mortel vénérable, et dont l’auguste aspect

Inspirait à-la-fois la crainte et le respect,

Conduisait à l’autel cette jeune merveille ;

Âge peu différent, suite toute pareille,

Un prêtre, deux vieillards, nul esclave près d’eux :

De la pourpre des rois on nous orna tous deux.

TÉNÉSIS.

Mais, seigneur, à l’autel ne vit-on point vos mères ?

AGÉNOR.

L’un et l’autre avec nous nous n’avions que nos pères.

TÉNÉSIS.

Achevez.

AGÉNOR.

J’ai tout dit.

TÉNÉSIS.

Hélas ! c’était donc vous ?

AGÉNOR.

Quoi ! madame...

TÉNÉSIS.

Ah ! seigneur, vous êtes mon époux.

AGÉNOR.

Moi, votre époux ! qui ? moi, le fils de Mermécide !

TÉNÉSIS.

Ah ! seigneur, ce nom seul de notre hymen décide :

Bélus m’en a parlé cent fois avec transport,

De ce fils disparu plaignant toujours le sort.

De celui des humains ce fils doit être arbitre.

AGÉNOR.

Mon cœur est moins touché d’un si superbe titre,

Que d’un bien...

TÉNÉSIS.

Terminons des transports superflus.

Adieu, seigneur, adieu ; je cours chercher Bélus.

Les moments nous sont chers ; il faut que je vous laisse.

 

 

Scène III

 

AGÉNOR, MIRAME

 

AGÉNOR.

Qu’ai-je entendu ? qui ? moi, l’époux de la princesse !

Et comment ce Bélus, si jaloux de son rang,

A-t-il pu se choisir un gendre de mon sang ?

Mais quel est donc celui dont le ciel m’a fait naître.

Si l’univers en moi doit adorer un maître ?

MIRAME.

Seigneur, un étranger, qui se cache avec soin,

Demande à vous parler un moment sans témoin.

AGÉNOR.

Qu’il entre. Cependant, que mon âme agitée,

Tout entière aux plaisirs dont elle est transportée,

Aurait besoin ici d’un peu de liberté !

 

 

Scène IV

 

MERMÉCIDE, AGÉNOR, MIRAME

 

AGÉNOR.

Approchez ; vous pouvez parler en sûreté.

MERMÉCIDE.

D’un secret important chargé de vous instruire...

Mais daignez ordonner, seigneur, qu’on se retire.

AGÉNOR, à Mirame.

Sortez. Eh bien ! quel est ce secret important ?

Hâtez-vous ; tout m’appelle ailleurs en cet instant.

MERMÉCIDE.

Seigneur, dans ce billet que j’ose ici vous rendre...

AGÉNOR.

De quelle main ?

MERMÉCIDE.

Lisez, et vous allez l’apprendre.

AGÉNOR.

C’est de Bélus, sans doute ; et son cœur généreux

Daigne encor... Mais lisons.

Mermécide tire un poignard, et Agénor lui arrête la main.

Arrête, malheureux !

D’une si faible main qu’espères-tu, perfide ?

Mais qu’est-ce que je vois ? Grands dieux ! c’est Mermécide !

MERMÉCIDE.

Ciel ! que vois-je à mon tour ? Mérodate ! mon fils !

Et pour comble d’horreurs, parmi mes ennemis !

AGÉNOR.

Seigneur, ne mêlez point d’amertume à ma joie :

Pénétré du bonheur que le ciel me renvoie,

Mon cœur ne ressentit jamais tant de douceur.

MERMÉCIDE.

Et le mien n’a jamais ressenti tant d’horreur.

En quels lieux m’offrez-vous une tête si chère ?

AGÉNOR.

Ô ciel ! à quels transports reconnais-je mon père ?

MERMÉCIDE.

Dieux ! ne m’a-t-il coûté tant de soins, tant de pleurs,

Que pour le voir lui seul combler tous mes malheurs ?

De l’éclat qui vous suit que mon âme alarmée,

Cruel ! en d’autres lieux aurait été charmée !

Ah ! fils trop imprudent, que faites-vous ici ?

De votre sort affreux tremblez d’être éclairci.

Mais j’aperçois la reine, ingrat ! et je vous laisse.

AGÉNOR.

Ah ! de noms moins cruels honorez ma tendresse :

Du plaisir de vous voir ne privez point mes yeux :

Vous n’avez près de moi rien à craindre en ces lieux.

 

 

Scène V

 

SÉMIRAMIS, AGÉNOR, MERMÉCIDE

 

SÉMIRAMIS.

Que faites-vous, seigneur ? et quel soin vous arrête

Lorsque mille périls menacent notre tête ?

Babylone en fureur s’arme de toutes parts :

On a déjà chassé nos soldats des remparts :

De ce palais bientôt les mutins sont les maîtres,

Si ce bras triomphant n’en écarte les traîtres.

Venez, seigneur, venez, accompagné de moi,

Leur montrer leur vainqueur, mon époux, et leur roi.

Eh quoi ! loin de voler où ma voix vous appelle,

De nos périls communs négligeant la nouvelle,

À peine vous daignez... Mais qui vois-je avec vous ?

Mon ennemi, seigneur, et le plus grand de tous !

Ah ! traître, enfin le ciel te livre à ma vengeance !

AGÉNOR.

Daignez de ces transports calmer la violence.

De quels crimes s’est donc noirci cet étranger,

Pour forcer une reine à vouloir s’en venger ?

SÉMIRAMIS.

De quels crimes, seigneur ? Le perfide ! le lâche !...

Mais en vain à la mort votre pitié l’arrache :

Rien ne peut le soustraire à ma juste fureur.

AGÉNOR.

Je vous ai déjà dit que j’ignore son crime :

Quel qu’il soit cependant, j’adopte la victime.

Cet étranger m’est cher ; j’ose même aujourd’hui

Ici comme de moi vous répondre de lui.

Dès mes plus jeunes ans je connais Mermécide.

SÉMIRAMIS.

Vous n’avez donc connu qu’un rebelle, un perfide,

Indigne de la vie et de votre pitié ;

Que loin de dérober à mon inimitié

Vous devriez livrer vous-même à ma justice,

Ou m’en laisser du moins ordonner le supplice.

Pour le priver, seigneur, d’un si puissant secours,

Faut-il vous dire encor qu’il y va de mes jours ?

Mais, ingrat, ce n’est pas ce qui vous intéresse.

En vain je fais pour vous éclater ma tendresse :

Ce généreux secours qu’on m’a voit tant promis

Se termine à sauver mes plus grands ennemis.

AGÉNOR.

Madame, si le ciel ne vous en fit point d’autres,

Vous me verrez longtemps le protecteur des vôtres.

Si celui-ci surtout a besoin de secours,

Jusqu’au dernier soupir je défendrai ses jours.

Il n’est empire, honneur, que je ne sacrifie

Au soin de conserver une si chère vie.

SÉMIRAMIS.

Ah ! qu’est-ce que j’entends ? Je ne sais quelle horreur

Se répand tout-à-coup jusqu’au fond de mon cœur.

Je ne vois dans leurs yeux qu’un trouble qui me glace.

Seigneur, entre vous deux qu’est-ce donc qui se passe ?

Quel intérêt si grand prenez-vous à ses jours ?

AGÉNOR.

Est-il besoin encor d’éclaircir ce discours ?

Voulez-vous qu’à vos coups j’abandonne mon père ?

MERMÉCIDE.

Non, je ne le suis pas ; mais voilà votre mère.

AGÉNOR.

Ma mère !

SÉMIRAMIS.

Lui mon fils ? Grands dieux ! qu’ai-je entendu ?

Cher Agénor, hélas ! je vous ai donc perdu !

MERMÉCIDE.

Heureuse bien plutôt qu’en cette horrible flamme

Un mystère plus long n’ait point nourri votre âme !

Je n’ai laissé que trop Ninias dans l’erreur :

Je frémis des périls où j’ai livré son cœur.

Eh ! qui pouvait prévoir qu’une ardeur criminelle

Reléguerait au loin la nature infidèle ?

Revenez tous les deux de votre étonnement ;

Et vous, reine, encor plus de votre égarement.

Voilà ce Ninias si digne de son père,

Mais à qui les destins dévoient une autre mère.

NINIAS.

Mermécide, arrêtez : c’est ma mère, et je veux

Qu’on la respecte autant qu’on respecte les dieux.

Je n’oublierai jamais que je lui dois la vie,

Et je ne prétends pas qu’aucun autre l’oublie.

SÉMIRAMIS.

Non, tu n’es point mon fils : en vain cet imposteur

Prétend de mon amour démentir la fureur :

Si tu l’étais, déjà la voix de la nature

Eût détruit de l’amour la première imposture.

Il n’est qu’un seul moyen de me montrer mon fils ;

C’est par un prompt secours contre mes ennemis.

Qu’à mon courroux sa main prête son ministère,

Qu’il t’immole ; à ce prix je deviendrai sa mère.

Mais je ne la suis pas ; je n’en ressens du moins

Les entrailles, l’amour, les remords, ni les soins.

Cruel ! pour me forcer à te céder l’empire,

Il suffisait de ceux que mon amour m’inspire :

Tu n’avais pas besoin d’emprunter contre lui

D’un redoutable nom l’incestueux appui.

Va te joindre à Bélus, cœur ingrat et perfide ;

Rends-toi digne de moi par un noir parricide ;

Viens toi-même chercher dans mon malheureux flanc

Les traces de Ninus et le sceau de ton sang.

Mais, soit fils, soit amant, n’attends de moi, barbare !

Que les mêmes horreurs que ton cœur me prépare.

Comme fils, n’attends rien d’un cœur ambitieux ;

Comme amant, encor moins d’un amour furieux.

Je périrai le front orné du diadème ;

Et, s’il faut le céder, tu périras toi-même.

Ingrat, je t’aime encore avec trop de fureur

Pour te sacrifier les transports de mon cœur.

Garde-toi cependant d’une amante outragée ;

Garde-toi d’une mère à ta perte engagée.

Adieu : fuis sans tarder de ces funestes lieux ;

Respectes-y du moins mère, amante, ou les dieux.

NINIAS.

Oui, je vais vous prouver par mon obéissance

Combien le nom de mère a sur moi de puissance.

Puisse à votre grand cœur ce nom qui m’est si doux

N’inspirer que des soins qui soient dignes de vous !

 

 

Scène VI

 

SÉMIRAMIS, PHÉNICE

 

SÉMIRAMIS.

Ingrat ! quels soins veux-tu que la nature inspire

À ce cœur qui jamais n’en reconnut l’empire ?

Ce cœur infortuné, que l’amour a séduit,

À t’aimer comme un fils fut-il jamais instruit ?

Un moment suffit-il pour éteindre une flamme

Que le courroux du ciel irrite dans mon âme ?

Penses-tu qu’en un cœur si sensible à l’amour

L’effort d’en triompher soit l’ouvrage d’un jour ?

Parce que tu me hais, tu le trouves facile :

Ta vertu contre moi te sert du moins d’asile.

Nature trop muette, et vous, dieux ennemis,

Instruisez-moi du moins à l’aimer comme un fils :

Ou prêtez-moi contre elle un secours favorable,

Ou laissez-moi sans trouble une flamme coupable.

Mais pourquoi m’alarmer de ce fils imposteur,

Supposé par Bélus, démenti par mon cœur ?

Quelle foi près de lui doit trouver Mermécide ?

Puis-je en croire un moment un témoin si perfide ?

Ninias ne vit plus : un frivole souci...

PHÉNICE.

Mégabise en mourant n’a que trop éclairci

Ce doute malheureux où votre cœur se livre,

Madame : Ninias n’a point cessé de vivre.

Avez-vous oublié tout ce que de son sort

Vient de vous révéler un fidèle rapport ?

Et quel funeste espoir peut vous flatter encore,

Puisque enfin Ténésis est celle qu’il adore ?

Vous seule l’ignorez, lorsque toute la cour

Retentit dès longtemps du bruit de son amour.

Loin d’en croire aux transports qui séduisent votre âme,

Dans ce péril pressant songez à vous, madame.

SÉMIRAMIS.

Qu’espères-tu de moi dans l’état où je suis ?

Détester mes forfaits est tout ce que je puis.

Tout en proie aux horreurs dont mon âme est troublée,

Je cède au coup affreux dont je suis accablée :

Je succombe, Phénice ; et mon cœur abattu

Contre tant de malheurs se trouve sans vertu,

Mais quoi ! seule à gémir de mon sort déplorable,

J’en laisserais jouir le cruel qui m’accable !

Mon sceptre et mon amour m’ont coûté trop d’horreurs,

Pour n’y pas ajouter de nouvelles fureurs.

Quelque destin pour eux que mon cœur ait à craindre,

Le vainqueur plus que moi sera peut-être à plaindre.

Non, je ne verrai point triompher Ténésis

Des malheurs où le sort réduit Sémiramis :

Sur l’objet que sans doute un ingrat me préfère

Il faut que je me venge et d’un fils et d’un frère.

Elle est entre mes mains ; et le fidèle Arbas,

Au gré de mon courroux, a juré son trépas.

Rentrons : c’est dans le sang d’une indigne rivale

Qu’il faut que ma fureur désormais se signale.

Embrasons ce palais par mes soins élevé :

Sa cendre est le tombeau qui m’était réservé.

C’est là que je prétends du sang de son amante

Offrir à Ninias la cendre encor fumante.

L’ingrat, qui croit peut-être insulter à mon sort,

Donnera malgré lui des larmes à ma mort.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

SÉMIRAMIS

 

Que deviens-je ? où fuirai-je ? Amante déplorable,

Épouse sans vertu, mère encor plus coupable,

Où t’iras-tu cacher ? Quel gouffre assez affreux

Est digne d’enfermer ton amour malheureux ?

Tu n’en fis pas assez, reine de sang avide :

Il fallait joindre encor l’inceste au parricide !

Tes vœux n auraient été qu’à demi satisfaits.

Grands dieux ! devais-je craindre, après tant de forfaits,

Après que mon époux m’a servi de victime,

Que vous pussiez encor me réserver un crime ?

Terre, ouvre-moi ton sein, et redonne aux enfers

Ce monstre dont ils ont effrayé l’univers ;

Dérobe à la clarté l’abominable flamme

Dont les feux du Ténare ont embrasé mon âme.

Dieux, qui m’abandonnez à ces honteux transports,

N’en attendez, cruels, ni douleurs ni remords.

Je ne tiens mon amour que de votre colère ;

Mais, pour vous en punir, mon cœur veut s’y complaire.

Je veux du moins aimer comme ces mêmes dieux,

Chez qui seuls j’ai trouvé l’exemple de mes feux.

Cesse de t’en flatter, malheureuse mortelle !

Où crois-tu de tes feux trouver l’affreux modèle ?

Et quel indigne espoir vient t’agiter encor ?

Crois-tu dans Ninias retrouver Agénor ?

Contente-toi d’avoir sacrifié le père,

Et reprends pour le fils des entrailles de mère.

Dangereux Ninias, ne t’avais-je formé

Si grand, si généreux, si digne d’être aimé,

Que pour me voir moi-même adorer mon ouvrage,

Et trahir la nature, à qui j’en dois l’hommage ?

Mais de quel bruit affreux... Ciel ! qu’est-ce que je voi ?

Phénice, où courez-vous ? et d’où naît votre effroi ?

 

 

Scène II

 

SÉMIRAMIS, PHÉNICE, ARBAS

 

PHÉNICE.

Fuyez, reine, fuyez ; vos soldats vous trahissent :

Du nom de Ninias tous ces lieux retentissent.

À peine a-t-il paru, qu’à son terrible aspect

Vos gardes n’ont fait voir que crainte et que respect.

La fierté dans les yeux, et bouillant de colère,

J’ai vu lui-même encor votre perfide frère,

Des soldats mutinés échauffant la fureur,

Ordonner à grands cris le trépas de sa sœur.

Où sera votre asile en ce moment funeste ?

SÉMIRAMIS.

Va, ne crains rien pour moi tant qu’un soupir me reste.

Au gré de son courroux le ciel peut m’accabler :

Mais ce sera du moins sans me faire trembler.

Arbas, je sais pour moi jusqu’où va votre zèle,

Et vous êtes le seul qui me restiez fidèle.

En remettant ici la princesse en vos mains,

Je vous ai déclaré quels étaient mes desseins.

Allez, et vous rendez, par votre obéissance,

Digne de mes bienfaits et de ma confiance.

Songez dans quels périls vous vous précipitez,

Si ces ordres bientôt ne sont exécutés.

Et nous, allons, Phénice, au-devant d’un barbare,

Nous exposer sans crainte à ce qu’il nous prépare :

Viens me voir terminer mon déplorable sort.

Suis-moi ; je vais t’apprendre à mépriser la mort.

Mais qu’est-ce que je vois ?... Ah ! courroux si terrible,

Qu’à cet aspect si cher vous devenez flexible !

 

 

Scène III

 

NINIAS, SÉMIRAMIS, PHÉNICE

 

SÉMIRAMIS.

Traître, que cherches-tu dans ces augustes lieux !

NINIAS.

La mort, ou le seul bien qui me fut précieux.

Ce que j’y cherche ? Hélas ! j’y viens chercher ma mère ;

J’y viens livrer un fils à toute sa colère.

SÉMIRAMIS.

Toi mon fils ! toi, cruel ! l’objet de ma fureur,

Que je ne puis plus voir sans en frémir d’horreur !

Tandis que devant moi ton orgueil s’humilie,

Je vois que tu voudrais pouvoir m’ôter la vie.

Mais Ténésis retient un si noble courroux :

Incertain de son sort, on tremble devant nous ;

On vient livrer un fils à toute ma colère,

Tandis qu’au fond de Famé on déteste sa mère.

Tu m’as plainte un moment, perfide ! mais ton cœur

S’est bientôt rebuté de ce soin imposteur.

Juge si je puis voir, sans un excès de joie,

Les douloureux transports où ton âme est en proie.

Regarde en quel état un déplorable amour

Réduit l’infortunée à qui tu dois le jour.

Prive-moi de celui qu’à regret je respire :

Ne t’en tiens point au soin de me ravir l’empire ;

Arrache-moi du moins aux horribles transports

Qui s’emparent de moi malgré tous mes efforts.

Quoiqu’il ne fût jamais mère plus malheureuse,

Mon sort doit peu toucher ton âme généreuse.

Dès que le crime seul cause tous nos malheurs,

On ne doit plus trouver de pitié dans les cœurs.

NINIAS.

Que le mien cependant est sensible à vos larmes !

Que ce sont contre un fils de redoutables armes !

Quel que soit le dessein qui m’ait conduit ici,

Avez-vous pu penser que ce fils endurci,

Déshérité des soins que la nature inspire,

Ait voulu vous priver du jour ou de l’empire ?

Ah ! ma mère, souffrez, malgré votre courroux,

Que d’un nom si sacré je m’arme contre vous.

Votre fureur en vain me le rend redoutable :

En vain on vous reproche un crime épouvantable :

Les dieux en ont semblé perdre le souvenir ;

Je dois les imiter, loin de vous en punir.

Rendez-moi votre cœur, mais tel que la nature

Le demande pour moi par un secret murmure,

Ou je vais à vos pieds répandre tout ce sang

Que mon malheur m’a fait puiser dans votre flanc.

Rendez-moi Ténésis, rendez-moi mon épouse.

Est-ce à moi d’éprouver votre fureur jalouse ?

SÉMIRAMIS.

Maître de l’univers, c’en est trop ; levez-vous :

Ce n’est pas au vainqueur à fléchir les genoux.

Arbitre souverain de ce superbe empire,

Quels cœurs à vos souhaits ne doivent point souscrire ?

Jugez si c’est à moi d’en retarder l’espoir.

Puisque c’est le seul bien qui reste en mon pouvoir,

Je vais sans différer contenter votre envie,

Vous rendre Ténésis, mais ce sera sans vie.

NINIAS.

Ah ! si je le croyais...

SÉMIRAMIS.

Je brave ta fureur,

Fils ingrat : mon supplice est au fond de mon cœur.

Menace, tonne, éclate, et m’arrache une vie

Que déjà tant d’horreurs m’ont à demi ravie.

Ose de mon trépas rendre ces lieux témoins,

Te voilà dans l’état où je te crains le moins.

Tes soins et ta pitié me rendaient trop coupable,

Et mon dessein n’est pas de te trouver aimable.

Je fais ce que je puis pour exciter ta main

À me plonger, barbare, un poignard dans le sein.

Et qu’ai-je à perdre encore en ce moment funeste ?

La lumière du ciel, que mon âme déteste ?

La mort de mon époux, grâces à mes transports,

N’est plus un attentat digne de mes remords.

Et tu crois m’effrayer par des menaces vaines !

Cruel ! un seul regret vient accroître mes peines :

C’est de ne pouvoir pas, au gré de ma fureur,

Immoler à tes yeux l’objet de ton ardeur.

NINIAS.

Ô ciel ! vit-on jamais dans le cœur d’une mère

D’aussi coupables feux éclater sans mystère ?

Dieux, qui l’aviez prévu, fallait-il en son flanc

Permettre que Ninus me formât de son sang ?

Que vous humiliez l’orgueil de ma naissance !

 

 

Scène IV

 

NINIAS, SÉMIRAMIS, BÉLUS, PHÉNICE, MERMÉCIDE, MADATE, MIRAME, GARDES

 

NINIAS, à Bélus.

Ah ! seigneur, est-ce vous ? Que de votre présence

Mon cœur avait besoin dans ces moments affreux !

Qu’ils ont été pour moi tristes et rigoureux !

Mais quoi ! sans Ténésis !

BÉLUS.

La douleur qui me presse

Annonce assez, mon fils, le sort de la princesse.

SÉMIRAMIS, à part.

L’aurait-on immolée au gré de mes souhaits !

BÉLUS.

Seigneur, j’ai vainement parcouru ce palais ;

En vain dans ses détours ma voix s’est fait entendre :

De son triste destin je n’ai pu rien apprendre.

C’en est fait ! pour jamais vous perdez Ténésis.

Mais que vois-je ? Avec vous, seigneur, Sémiramis !

Eh quoi ! cette inhumaine est en votre puissance,

Et ma fille et Ninus sont encor sans vengeance !

Sourd à la voix du sang qui s’élève en ces lieux,

Dans leur faible courroux imitez-vous les dieux ?

Et toi, dont la fureur désole ma famille,

Barbare ! réponds-moi, qu’as-tu fait de ma fille ?

SÉMIRAMIS.

Ce que ton lâche cœur voulait faire de moi,

Et ce que je voudrais pouvoir faire de toi.

Mais qu’est-ce que je vois ? Ô ciel ! je suis trahie !

 

 

Scène V

 

NINIAS, TÉNÉSIS, SÉMIRAMIS, BÉLUS, MERMÉCIDE, MIRAME, MADATE, PHÉNICE, GARDES

 

NINIAS, à Ténésis.

Quoi ! madame, c’est vous ! Une si chère vie...

TÉNÉSIS.

Seigneur, si c’est un bien pour vous si précieux,

Rendez grâce à la main qui nous rejoint tous deux.

En montrant Mermécide.

Vous voyez devant vous l’étranger intrépide

Par qui j’échappe aux coups d’une main parricide.

Reine, rassurez-vous ; Ténésis ne vient pas

Vous reprocher ici l’ordre de son trépas.

Je viens pour implorer, et d’un fils et d’un frère,

La grâce d’une sœur et celle d’une mère,

Ou me livrer moi-même à leur juste courroux.

C’est ainsi que mon cœur veut se venger de vous.

À Ninias.

Seigneur, si ma prière a sur vous quelque empire,

C’est l’unique faveur que de vous je désire :

L’un et l’autre, daignez l’accorder à mes vœux.

SÉMIRAMIS.

Madame, je dois trop à ces soins généreux :

Cette noble pitié, quoique peu désirée,

N’en est pas moins ici digne d’être admirée.

Je ne m’attendais pas à vous voir aujourd’hui

Dans mon propre palais devenir mon appui.

Jouissez du bonheur que le ciel vous renvoie ;

Je n’en troublerai plus la douceur ni la joie.

Je rends grâces au sort qui nous rassemble ici.

Vous voilà satisfaits, et je le suis aussi.

Elle se tue.

NINIAS.

Ah ! juste ciel !

SÉMIRAMIS.

Ingrat, cesse de te contraindre :

Après ce que j’ai fait, est-ce à toi de me plaindre ?

Que ne me plongeais-tu le poignard dans le sein !

J’aurais trouvé la mort plus douce de ta main.

Trop heureux cependant qu’une reine perfide

Épargne à ta vertu l’horreur d’un parricide !

Adieu. Puisse ton cœur, content de Ténésis,

Mon fils, n’y pas trouver une Sémiramis !

Elle meurt.

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