Les Gaîtés de l'escadron (Georges COURTELINE - Édouard NORÈS)

Comédie en neuf tableaux.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Ambigu, le 18 février 1895.

 

Personnages

 

LE GÉNÉRAL

CAPITAINE HURLURET

L’ADJUDANT FLICK

SOUS-LIEUTENANT MOUSSERET

POTIRON

LAPLOTTE

FRICOT

PÉPLAT

JORBELIN

VANDERAGUE

FAVRET

BERNOT

LEDRU

LAIGREPIN

BOURRE

MARÉCHAL DES LOGIS ROSETTE

MARÉCHAL DES LOGIS DUPONT

BRIGADIER BOUVET

BRIGADIER MISTOQUE

VERGISSON

LEDOUX

MADAME BIJOU

 

 

Premier Tableau

 

Le bureau du Chef : une grande pièce aux murs blanchis à la chaux sur lesquels se lisent de place en place des pancartes calligraphiées : État des hommes ; Contrôle de chevaux, etc., etc. Porte d’entrée à droite, premier plan. Face à la porte, la table du scribe à laquelle fait pendant, à gauche, une autre table. Au fond, au milieu, un poêle encadré de deux bancs. Dans l’angle de gauche, la couchette du sous-officier, que surmonte la planche à paquetage. À gauche, adossée au mur, une table à toilette avec pot à eau, cuvette, petite glace au mur, et cætera.

 

 

Scène première

 

HURLURET, FAVRET, PÉPLAT, BERNOT, VANDERAGUE, MOUSSERET

 

Au lever du rideau, le bureau du Chef est occupé par Favret et le scribe. Favret est couché sur son lit et Péplat travaille à la table de droite. Sonnerie du demi-appel dans la coulisse. La porte s’ouvre, entre le capitaine Hurluret.

PÉPLAT.

Fixe !

HURLURET.

Repos !... Rien de nouveau ?

FAVRET.

Non, mon capitaine.

HURLURET.

Les deux lascars ?

FAVRET.

Toujours manquants.

HURLURET.

Chameaux !

Il sort.

FAVRET.

Merci pour eux ! Et de quatre. Et ce n’est pas fini !

Entre le fourrier Bernot, suivi d’un homme de corvée portant deux pains.

BERNOT.

Là, mettez ça dans le coin.

L’homme obéit.

Vous pouvez disposer.

L’homme sort.

FAVRET.

C’est tout ce qu’il y a de rabiot ?

BERNOT.

Bien sûr.

FAVRET.

C’est pas bésef.

BERNOT.

Quand on a des hommes en bordée, les autres sont privés de permission. Or, plus il y a d’hommes, plus il y a de bouches, et plus il y a de bouches, moins il y a de rabiot.

FAVRET.

Vous parlez d’or. Donnez moi donc un peu de feu... Merci...

Enveloppant le tas de pains d’un regard navré.

Ah ! y a pas gras pour les sous-offs... ici !

On frappe.

Entrez !... Qu’est-ce que vous voulez, vous ?

VANDERAGUE, qui apparaît sur le seuil de la porte.

Chef, c’est pour avoir un balai.

BERNOT.

Encore !... Je vous en ai donné un avant-hier. Est-ce que vous les mangez sur du pain, vos balais ?

VANDERAGUE.

On m’a barboté le mien.

BERNOT.

Je m’en fous.

VANDERAGUE, plaintif.

Donnez-moi un balai, fourrier !

FAVRET.

Pardon ! Voulez-vous me fiche le camp ?

VANDERAGUE.

Avec quoi je balayerai, alors ?

FAVRET.

Avec mon nez... Caletez, et au trot !

VANDERAGUE, qui se retire.

Y a du bon.

FAVRET, à Bernot.

Puis, comment voulez-vous que ça marche, avec un chef comme le capitaine Hurluret, un gars sorti du rang, dont toute la vie s’est écoulée entre les quatre murs du quartier et qui a les soldats dans le sang comme on a une femme dans la peau.

PÉPLAT.

Qu’est-ce que ça fait ?

FAVRET.

Ça fait qu’un gradé n’est pas un simple bleu comme vous, ou alors, ça cesse d’être sérieux.

BERNOT.

Et ça lui coûte son avancement.

FAVRET.

Parfaitement, et ce n’est que justice ! Eh ! mon cher, il tient tout entier dans l’histoire de Croquebol et de La Guillaumette ! Voyons, est-ce qu’il y a du bon sens d’envoyer en permission deux rossards qui, en trois ans, n’ont pas, je parie, couché vingt fois dans leurs pieux ?

BERNOT, écœuré.

Ah ! là ! là !

FAVRET.

Bon. Une fois partis, qu’est-ce qu’ils font ?

BERNOT.

Ils ne reviennent plus.

FAVRET.

Bien entendu. Vous croyez que ça le touche ? Ah ! ouiche ! c’est-à-dire qu’il en crève de joie ! Je suis là en train de travailler, comme maintenant. La porte s’ouvre ; entre le capitaine Hurluret : – Rien de nouveau ? – Non, mon capitaine. – Les deux lascars ? – Toujours manquants... Alors, il soupire longuement, lève vers le ciel un regard navré, les traite de chameaux pour la frime et se retire avec une face comme un soleil. Et cela, cinq, six fois par jour. Demandez à Péplat, si je mens. Est-ce vrai, Péplat ?

PÉPLAT.

Oui, c’est vrai.

Entre le sous-lieutenant Mousseret.

MOUSSERET.

Repos !... Repos !... Où est donc le cahier de punitions, que je porte deux jours à Vanderague ; sa chambre est tenue comme une écurie.

BERNOT, à Favret.

Dites donc, chef, et les vingt-huit jours, au fait ?

FAVRET.

Eh bien ?...

BERNOT.

Il faut songer à leurs fournitures... Quand arrivent-ils ?

FAVRET.

Moi non plus... J’attends la dépêche du maréchal des logis Dupont qui est parti les chercher à Paris.

PÉPLAT, à part.

Zut !... Je parie que c’est celle que le vaguemestre m’a remise ce matin pour l’officier de semaine et que j’ai oublié de lui donner.

Il fouille précipitamment à sa poche, et en tire nombre de paperasses, parmi lesquelles le papier bleu d’un télégramme.

BERNOT.

Ils n’arriveront plus aujourd’hui.

FAVRET.

On le saurait maintenant.

PÉPLAT, à part.

Ça y est... Ah ! il est trop tard, tant pis !

MOUSSERET.

Tenez, voilà.

Il sort.

BERNOT.

Je m’occuperai d’eux demain matin.

FAVRET.

N’y manquez pas.

Tirant sa montre.

Trois heures moins cinq, il est temps de filer au fourrage. Allez-moi faire un tour dans les chambrées, Bernot ; vous me commanderez huit hommes de corvée.

Vanderague apparaît sur le seuil de la porte.

Vous voilà revenu ! Ah çà ! on ne voit que vous.

VANDERAGUE.

C’est l’officier de semaine qui m’a porté quatre jours en disant que j’étais qu’un cochon.

BERNOT.

Il n’a dit que la vérité.

VANDERAGUE.

C’est rapport à ma chambre qui est pleine d’épluchures de pommes !... Donnez-moi un balai, voyons !

FAVRET.

Ça recommence, l’histoire du balai ?

VANDERAGUE.

J’ai écopé quat’jours parce que j’en ai pas.

FAVRET.

Vous en écoperez quatre autres parce que vous en demandez un.

VANDERAGUE.

Ah ! y a du bon.

FAVRET.

Et puis faites-moi le plaisir d’aller vous habiller. Vous allez filer au fourrage.

VANDERAGUE.

Quelle tenue ?

BERNOT.

Pantalon de cheval et blouse !

VANDERAGUE.

Pantalon de cheval et blouse ?

BERNOT.

Oui ! pantalon de cheval et blouse. Est-ce que vous êtes sourd...

Sortie de Vanderague.

FAVRET.

Est-il bête, cet animal-là !... – Il faut vous presser, Bernot. Passez au corps de garde, dire qu’on sonne la distribution.

BERNOT.

Compris.

FAVRET.

Par la même occasion vous ferez atteler la prolonge.

BERNOT.

Boum !... La feuille est prête ?

PÉPLAT.

La voici.

Sortie de Bernot.

FAVRET, qui était demeuré silencieux, installé à sa table, noyé dans ses paperasses.

Ah çà ! mais...

Étonné, le scribe lève le nez.

Nous sommes sous le coup de l’inspection trimestrielle. Le Général va nous tomber sur le poil, ça ne va pas traîner.

PÉPLAT.

Ça, ça nous pend au nez comme un sifflet de quatre sous.

FAVRET.

Et il va sûrement me demander de lui faire voir mes topos.

Mutisme du scribe qui commence à se méfier et qui se replonge dans son travail.

Je n’ai pas eu le temps d’en préparer !

 

 

Scène II

 

FAVRET, PÉPLAT, FRICOT, LAPLOTTE et FLICK, puis VANDERAGUE

 

Entrée de Fricot, de Laplotte et de l’adjudant, parlant tous les trois à la fois. Fricot porte un seau de coke, Laplotte un seau d’eau, qu’ils vont vider l’un dans le poêle, l’autre dans le broc du chef.

Les trois répliques qui suivent doivent être dites ensemble.

FLICK.

Nom de Dieu, voulez-vous entrer, bougres de saligauds ! Rossards ! Allez moi fout’ du coke dans le poêle, et vous de l’eau dans le pot à eau ! Hein ? Quoi ? Qu’est-ce que vous dites ? D’abord, je ne vous demande rien. Taisez-vous ! Taisez-vous, je vous dis, ou je vas vous fourrer au chose ! Vous n’y couperez pas de Biribi ! Vous n’y couperez pas de Biribi !

LAPLOTTE.

Eh bien, c’est bon, quoi, on entre ! Pas la peine de brailler comme un cochon de lait qui s’est pris la queue dans une porte. Et puis d’abord, j’ai pas été créé et mis au monde pour fout’ de l’eau dans le pot à eau ! Vrai alors, c’est pas la peine d’avoir été à l’école jusqu’à ma première communion pour fout’ de l’eau dans le pot à eau !

FRICOT.

Eh ! ne gueulez donc pas comme ça ; on n’est pas sourd ! Y a pas de bon sens, vous allez attraper une extinction de voix. Et puis je vous dirai une chose : que ma mère m’a pas mis au monde pour que je foute du coke dans le poêle. Vous n’en avez pas le droit, vous n’en avez pas le droit, de me faire fout’ du coke dans le poêle ! Je vas écrire au ministre, moi !

Sortie des deux prisonniers.

FLICK.

Hein ! chef ! Vous croyez que c’est pas à tomber dessus ? Ah ! les propariens ! Ah ! les bougres ! Y a pas moyen d’en venir à bout, et ça se comprend. Ils sont libérables dans trois mois... Alors ils se fichent un peu des punitions nouvelles qu’on peut leur infliger, puisque, matériellement, ils n’auront pas le temps de les faire... Mais je les choperai... Ils ne l’emporteront pas en paradis, allez ! Ils n’y couperont pas du conseil.

Il va pour sortir et se bute dans Vanderague qui entrait.

En voilà une espèce d’enflé qui a failli me flanquer les quatre fers en l’air ! Où courez-vous donc comme ça ?

VANDERAGUE.

À la corvée de fourrage, mon lieutenant.

FLICK.

Dans cette tenue ?

VANDERAGUE.

Bédame ! Pantalon de cheval et blouse.

FLICK.

Allez mettre votre veste. Vous coucherez au chose, ce soir.

VANDERAGUE.

Mais c’est le fourrier...

FLICK.

Le fourrier ne sait pas ce qu’il dit. On ne va pas au fourrage en tenue de prison. Vous en aurez quatre jours de plus.

Il sort.

VANDERAGUE.

Y a du bon.

Il sort.

 

 

Scène III

 

FAVRET, PÉPLAT, puis HURLURET

 

FAVRET, négligemment.

Vous savez les faire, vous, les topos ?

PÉPLAT.

J’ai su, mais j’ai oublié. Je n’ai pas la mémoire solide.

FAVRET.

Ça peut arriver à tout le monde. Ainsi moi, j’allais oublier de vous porter quatre jours de boîte.

PÉPLAT.

Qu’est-ce que j’ai fait ?

FAVRET.

Vous avez sauté le mur cette nuit.

PÉPLAT.

Mais...

FAVRET.

Vous allez mentir, peut-être ? Passez-moi le cahier de punitions, vous l’avez à la portée de la main.

PÉPLAT, qui cherche sans le trouver le cahier de punitions.

Je sais les faire, les topos.

FAVRET, amusé.

Tiens, tiens, tiens ! Vous êtes bête de me coller des blagues, vous savez bien que ça ne prend pas.

Changement de ton.

Vous serez bien gentil de me faire un petit tracé...

Il lui développe sous les yeux la carte d’état-major.

de Bar-sur-Loire à Savigny, par le bourg de Savonnières et le moulin du Petit Trailloir ; pas trop soigné, autant que possible ; le général est une fine mouche, il flairerait le coup tout de suite.

PÉPLAT.

Bon. Et mes quatre jours ! Pas de blague, hein ?

FAVRET.

Je ne vous les porterai pas ce coup-ci ; seulement, la prochaine fois que vous sauterez le mur, attendez qu’il n’y ait plus de lune. On vous voyait d’une demi-lieue. Si l’adjudant était venu à passer, vous n’y coupiez pas de quinze jours de prison. – Ah ! marquez bien les altitudes !

La voix de BERNOT, à la cantonade.

Ah çà, il manque quelqu’un ici. – Eh bien, ne vous pressez pas, nous sommes là pour vous attendre ! Comment ! Vous voilà en veste ?

VANDERAGUE, à la cantonade.

Quoi ? en veste ?

BERNOT, à la cantonade.

Quatre jours.

VANDERAGUE, à la cantonade.

Y a du bon ! Mais c’est l’adjudant...

BERNOT, à la cantonade.

Je me fiche un peu de l’adjudant. On ne va pas au fourrage en tenue de classe. Allez-moi mettre votre blouse.

La porte s’ouvre.

PÉPLAT.

Fixe !

HURLURET, rentrant.

Repos !... Rien de nouveau ?

FAVRET.

Non, mon capitaine.

HURLURET.

Les deux lascars ?

FAVRET.

Toujours manquants !...

HURLURET.

Chameaux !

 

 

Deuxième Tableau

 

La cour du quartier. Au fond, portant l’inscription « Magasin », un bâtiment percé de deux portes accotées, surmontées l’une du mot « Entrée », l’autre du mot « Sortie ». À gauche, au premier plan, la porte, praticable, du bureau ; au deuxième plan, une fenêtre praticable, donnant sur une chambrée. De chaque côté de la scène, bâtiments séparés par des rues.

 

 

Scène première

 

L’ESCADRON, rangé au fond du théâtre, HURLURET, MOUSSERET, BERNOT, LE SOUS-OFFICIER DE SEMAINE BARQUETTI

 

HURLURET, à Mousseret.

Oui, c’est une affaire entendue. Vous savez mieux que moi ce que je dis.

MOUSSERET.

Excusez-moi, mon capitaine. Je me borne à vous faire remarquer que le passage du général à Bar-le-Roi a été signalé hier. Il est donc permis d’affirmer qu’avant de débarquer ici, il s’arrêtera aux postes intermédiaires compris dans sa tournée d’inspection : à Saint-Blaise et à Passy-sur-Loire.

HURLURET.

Vraiment... Et s’il ne s’y arrête pas ?

MOUSSERET.

Pourquoi ne pas s’y arrêter ?

HURLURET.

Parce que la logique des choses exigerait qu’il s’y arrêtât. Vous ne connaissez pas le personnage. C’est le monsieur exaspérant qui ne vient pas quand on l’attend, et qui vous tombe sur le poil aussitôt qu’on ne l’attend plus, histoire de pincer son monde au saut du lit. C’est un malin : je l’ai vu cent fois à l’œuvre ! Avec ça, un flair de limier pour dégotter la pie au nid, mettre le doigt sur le pot aux roses. – Qu’un homme n’ait pas de bretelles ; c’est à celui-là qu’il ira, tout de suite, inévitablement, et qu’il dira : « Ouvrez votre veste ! » Qu’il y ait au râtelier d’armes une carabine gravée de rouille à l’intérieur de la culasse, c’est celle-là qu’il désignera pour qu’on lui en démonte la batterie sous les yeux. Je vous dis que c’est un flair, un don. Il n’y a pas à discuter, il n’y a qu’à s’incliner sans comprendre.

MOUSSERET.

Un vilain monsieur, quoi !

HURLURET.

Ne parlez pas ainsi de vos chefs. C’est un monsieur à qui on ne la fait pas, et c’est d’ailleurs un officier dans l’acception la plus large et la plus noble du terme. Je l’ai eu pour lieutenant aux hussards, moi maréchal des logis-chef, et nous avons été portés ensemble à l’ordre du jour pour faits de guerre. Nous promettions !... Il a mieux marché que moi. Le voici avec les étoiles, tandis que moi, son cadet de dix-huit mois à peine, je marque le pas dans mon grade depuis quelque chose comme onze ans. Si jamais j’en sors, je veux être changé en moulin à poivre ! Voilà ce que c’est que de se montrer trop bon avec des propariens qui n’en fichent pas une secousse et se foutent de vous par-dessus le marché.

Aux soldats qui demeurent immobiles.

Vous entendez, hein ? Chenapans !

MOUSSERET, bas à Bernot.

Toujours le même.

HURLURET.

Enfin !... Lisez la décision, fourrier.

LE MARÉCHAL DES LOGIS BARQUETTI.

À droite et à gauche, formez le cercle.

BERNOT, lisant.

« Décision.

Les hommes, du même mouvement automatique, portent la main à leurs calots.

Par ordre du capitaine commandant le 2e escadron

Salut.

en détachement à Vannes-sur-Loire, les permissions de dix heures et de théâtre, demandées au rapport, sont accordées. Celles de vingt-quatre heures et au-dessus sont ajournées jusqu’au retour des cavaliers La Guillaumette et Croquebol. Il n’y aura demain ni exercices ni manœuvres. Après le pansage du matin, les hommes se livreront, dans leurs chambres et dans les divers locaux du quartier, à des travaux de propreté collective et individuelle, en vue de l’inspection imminente. Les cavaliers La Guillaumette et Croquebol seront portés déserteurs et déférés au conseil de guerre s’ils n’ont pas rejoint l’escadron pour l’appel de neuf heures du soir. »

LE MARÉCHAL DES LOGIS BARQUETTI.

Sur le centre, alignement !

HURLURET.

Vous avez entendu : l’inspection imminente ! Tâchez d’ouvrir l’œil et le bon, ou c’est à moi que vous aurez à faire... À vos écuries, mauvais bougres !

LE MARÉCHAL DES LOGIS BARQUETTI.

Rompez vos rangs. Marche.

Les hommes exécutent le mouvement.

HURLURET, au sous-officier qui se dirige vers les écuries.

Marchis.

LE MARÉCHAL DES LOGIS BARQUETTI.

Mon capitaine ?

HURLURET.

Un mot. Vous avez saisi la consigne, pour La Guillaumette et Croquebol ?

LE MARÉCHAL DES LOGIS BARQUETTI.

Certainement, mon capitaine.

HURLURET.

Enfin, voyons, je vous le demande, ces pierrots-là se paient-ils ma tête, oui ou non ?

LE MARÉCHAL DES LOGIS BARQUETTI.

Mon Dieu... mon capitaine...

HURLURET.

Oui ! n’est-ce pas ? D’ailleurs, c’était forcé. Je suis trop bon et on en abuse. Eh bien ! c’est fini. À partir d’aujourd’hui, les bons paieront pour les mauvais. En attendant nous en tenons deux mauvais, ils paieront pour tous les autres.

LE MARÉCHAL DES LOGIS BARQUETTI.

Soyez tranquille, mon capitaine. Si à neuf heures ils n’ont pas rejoint, portés déserteurs.

HURLURET.

C’est cela même. – Seulement, il ne faut pas non plus pousser les choses à l’extrême, confondre autour avec alentour, vitesse avec célérité, et corde à puits avec corde à fourrage. Nous ne sommes pas à un quart d’heure près, ni à une demi-heure non plus. Le tout, c’est qu’ils rejoignent, n’est-ce pas ?... que ce soit à une heure du matin, ou à deux... ou demain au réveil... la question est sans importance. Enfin, voilà, nous verrons ça demain au rapport. Ne faites rien sans m’en parler. Compris, hein ?

Il sort.

LE MARÉCHAL DES LOGIS BARQUETTI.

Compris... compris... Un coup à me faire casser, quoi ! Toi, t’as de la veine d’être un brave homme.

Il sort. Entrent au premier plan à droite Fricot et Laplotte en tenue de prison avec une brouette. Laplotte porte une pelle et un balai. Ils arrivent en scène.

 

 

Scène II

 

LAPLOTTE, FRICOT, FLICK, HURLURET

 

LAPLOTTE, à Fricot qui le précède.

Tends voir une minute que je souffle !

Fricot fait halte.

T’as du trèfle ?

FRICOT.

Ça se pourrait encore.

LAPLOTTE.

Montre un peu, je te dirai pourquoi.

FRICOT, qui a tiré de sa poche un paquet de scaferlati.

Astique !

LAPLOTTE.

Du tabac fin ! Où c’est que t’as eu ça ?

FRICOT.

Je l’ai acheté.

LAPLOTTE.

À la foire d’empoigne, au moins.

Ils rient.

Va-t’en voir jeter un coup d’œil, des fois que l’adjudant rappliquerait.

FRICOT, qui est remonté au fond et qui inspecte à droite et à gauche.

Rien de nouveau.

Il redescend, et, comme Laplotte a déjà vidé aux deux tiers le paquet de scaferlati.

Après toi s’il en reste, mon vieux !

Laplotte restitue le tabac.

Dis donc, as-tu une opinion sur le fromage de cochon ?

LAPLOTTE.

T’as des tuyaux sur un fromage de tête ?

FRICOT.

Sérieux ! Un coup de barbotage épatant !

LAPLOTTE.

Où ça, que j’y coure ?

FRICOT.

À la cantine. Un fromegi gros comme une gamelle.

LAPLOTTE.

Bon sang !

FRICOT.

Hein ! faudra voir à voir !

LAPLOTTE.

Et à se méfier. Y a de l’acrès. C’est le cas de conseil.

FRICOT, le revers de la main au menton.

Et çui-là ? Tu nous a jamais regardés !

LAPLOTTE.

Paix !... V’là « Au Chose ».

Tout en bavardant, ils ont exécuté, de l’air le plus simple du monde, le jeu de scène que voici : tandis que Laplotte roulait sa cigarette, Fricot a violemment attiré une des trois planches qui forment le fond de la brouette, laquelle planche, préparée de longue date, joue maintenant comme un tiroir. Un vide s’est naturellement produit par où s’est écoulée une partie des ordures contenues dans la brouette. Entre l’adjudant Flick qui met les pieds dedans.

FLICK.

Encore !... Encore un tas d’ordures !... On ne peut plus faire un pas sans buter dans le fumier. Voulez-vous m’enlever ça tout de suite !

FRICOT.

Voilà ! Voilà !

FLICK.

Ah çà ! mais vous fumez.

FRICOT, la cigarette aux lèvres.

Comment, nous fumons ?

FLICK.

Silence !... Jetez-moi ces cigarettes tout de suite.

FRICOT, à Laplotte.

Je fume, moi ?

LAPLOTTE.

Non.

FRICOT.

Et toi ?

LAPLOTTE.

Moi non plus.

FRICOT.

Nous ne fumons ni l’un ni l’autre.

FLICK.

Ah ! c’est comme ça ! Eh bien, vous verrez, rossards, vous n’y couperez pas du conseil.

LAPLOTTE.

Oh ! je sais bien, vous ne pensez qu’à ça.

Au même instant entre Hurluret.

HURLURET.

Qu’est-ce qu’il y a ? C’est vous, adjudant, qui fichez un chambard pareil ?

FLICK.

Mon capitaine, je suis bien aise que vous tombiez si à propos.

HURLURET.

Qu’est-ce qui se passe ?

FLICK.

Il se passe que ce n’est plus possible, que ça ne peut pas durer davantage avec ces deux pierrots-là. Ils se fichent ouvertement de moi !

HURLURET, en belle humeur.

Ah ! les gaillards !... Vous avez encore fait des blagues ?

FRICOT.

Mon capitaine, je vais vous dire tout comme c’est que c’est arrivé. C’est l’adjudant qui a soupé de notre fiole.

LAPLOTTE.

Mon capitaine, c’est la vérité même, vous pouvez demander à tout le monde.

FLICK.

Mon capitaine, ne les écoutez pas. Ils ne disent pas un mot qui ne soit un mensonge.

HURLURET.

Ah ! les gaillards !

FRICOT.

Mon capitaine, ce n’est pas vrai !

FLICK.

Vous voyez, mon capitaine, ils me donnent un démenti !

LAPLOTTE.

L’adjudant nous en veut.

FRICOT.

Tout le monde le sait.

LAPLOTTE.

Il veut nous faire passer au conseil.

HURLURET, le sourire aux lèvres.

Propariens !

LAPLOTTE, à Flick.

Vous ne l’avez pas dit tout à l’heure ? hein ?... hein ?... Vous ne l’avez pas dit, que vous nous feriez passer au conseil ?

FRICOT.

Si, vous l’avez dit ! Si, vous l’avez dit !

Les trois répliques suivantes doivent être dites ensemble.

FRICOT.

Bien mieux que ça, il y a longtemps que vous cherchez le moyen de nous faire fiche à Biribi, parce que vous vous en êtes vanté. Ce n’est pas fort, ça, non plus, d’être tout le temps à taper sur les mêmes et de vouloir à toute force nous faire passer au conseil quand on n’a rien fait pour ça.

LAPLOTTE.

Même, vous avez prétendu que nous fumions. Ah ! et ça, y a pas à crâner, vous ne pouvez pas dire le contraire. Nous fumons, nous ? nous, nous fumons ? Vrai, vous n’avez pas la trouille d’oser soutenir que nous fumons. Nous n’avons même pas de tabac, ainsi voyez !

FLICK.

J’ai dit que je vous ferais passer au conseil parce que vous refusiez d’obéir à un ordre que je vous donnais, et que vous aviez le toupet, ayant la cigarette aux lèvres, de me soutenir que vous ne fumiez pas. Vous êtes deux pratiques, deux chenapans ! Et je vous materai ! Taisez-vous.

HURLURET, aux deux prisonniers.

Voulez-vous vous taire, oui ou non ? Je vas vous imposer le silence avec mon pied dans le derrière, moi !

FLICK.

Mon capitaine, je vais vous expliquer en deux mots. Je sortais de chez moi pour aller au corps de garde faire sonner aux consignés ! Bon, je les pince en train de fumer. Et la preuve...

Il se penche, cherche les mégots en question. Mais déjà, Hurluret a mis le pied dessus. Un temps. Flick se dresse et regarde fixement l’officier.

HURLURET, impassible.

Vous cherchez quelque chose ?

FLICK.

Les bouts de cigarettes.

HURLURET, feignant de chercher.

Je ne vois rien.

FLICK, embarrassé.

Ça tient peut-être à ce que, sans l’avoir fait exprès, vous avez mis les pieds dessus.

HURLURET, affectant de n’avoir pas compris.

Vous entendez ? Vous avez mis les pieds dessus.

FRICOT et LAPLOTTE.

Nous ?

HURLURET.

Vous n’en êtes pas capables, peut-être ? Et puis, si vous vouliez bien vous mettre à la position militaire, quand je vous fais l’honneur de vous adresser la parole. Voulez-vous rectifier, tout de suite ! Maintenant, écoutez-moi bien, je n’aime pas répéter trente-six fois la même chose. J’ai la prétention d’être un très honnête homme et un homme foncièrement juste ; j’ai le respect de mon métier et l’amour de mes soldats, qui sont mes amis et mes fils. En revanche, j’ai horreur des fortes têtes et des faiseurs de chiqué. La prochaine fois que je vous pince à fumer ou à mettre les pieds sur vos bouts de cigarettes, je veux être changé en pain de sucre, si je ne vous défère pas au conseil de guerre. J’ai dit. Repos.

À part, gaiement.

Ont-ils l’air de deux fripouilles.

Il sort.

FLICK, vert d’humiliation.

Et après ?... Qu’est-ce que vous faites là ?

FRICOT.

C’est bon, quoi... On se grouille.

Ils sortent, l’un suivant l’autre.

FLICK, qui leur emboîte le pas.

Vous y passerez au conseil.

FRICOT et LAPLOTTE, dédaigneux.

Ah ! là ! là !

LAPLOTTE.

Faudra voir.

FLICK.

Qu’est-ce que vous dites ? Voulez-vous bien filer et plus vite que ça.

Sortie des deux hommes.

Encore un tas de fumier.

En effet, profitant de l’effarement de Flick, pendant le discours de l’officier, ils ont fait jouer de nouveau la planche mobile de leur brouette.

Il n’était pas là tout à l’heure, celui-là. Il n’y a pas à dire, il n’était pas là tout à l’heure. Oh ! il y a quelque chose, il y a quelque chose.

Bruit dans la coulisse. Entrée des réservistes, conduits par le maréchal des logis Dupont.

 

 

Scène III

 

LES RÉSERVISTES, FLICK, FAVRET, BERNOT, HURLURET, MOUSSERET, MARÉCHAUX DES LOGIS, BRIGADIERS et CAVALIERS, puis CHANTAVOINE, JOBERLIN, LEDRU

 

FLICK.

Qu’est-ce qui nous arrive donc là ? Les vingt-huit jours ! Eh bien, elle est plutôt pommée.

Il court vers le corps de garde.

Trompette ! Sonnez au chef ! Au trot !

Sortie.

LE MARÉCHAL DES LOGIS DUPONT.

Colonne, halte ! Cavaliers à gauche... gauche. À droite, alignement. Fixe.

FAVRET, qui entre.

Qu’est-ce que se passe ? On me sonne ! Bon Dieu ! Qu’est-ce que c’est que ça ?

LE MARÉCHAL DES LOGIS BARQUETTI, entrant.

C’est les réservoirs, parbleu !

FAVRET, suffoqué.

Les réservoirs ?

LE MARÉCHAL DES LOGIS DUPONT.

Tas d’andouilles, à droite, je vous dis ! Voulez-vous appuyer à droite ?

FAVRET, qui n’en revient pas.

Les réservoirs ! Les réservoirs !

Au fourrier qui entre à son tour.

Dites donc, Bernot, les réservistes !

BERNOT.

Comment, les réservistes ?

FAVRET.

Oui.

À Dupont.

Et cette brute qui s’amène sans rien dire. C’est trop fort ! Vous serez consigné quatre jours. Pourquoi n’avez-vous pas télégraphié l’heure de votre arrivée comme vous en aviez reçu l’ordre ?

LE MARÉCHAL DES LOGIS DUPONT.

Je l’ai fait.

FAVRET.

Vous avez télégraphié ?

LE MARÉCHAL DES LOGIS DUPONT.

Oui.

FAVRET.

Quand ça ?

LE MARÉCHAL DES LOGIS DUPONT.

Ce matin.

FAVRET.

À qui ?

LE MARÉCHAL DES LOGIS DUPONT.

À l’officier de semaine.

FAVRET.

Fourneau ! C’est moi que vous deviez avertir. Le diable vous emporte, allez ! Ah ! nous voilà jolis garçons ! Où allons-nous coucher tout ça ?

BERNOT.

Je n’en sais rien.

FAVRET.

Ni moi non plus.

BERNOT.

Il faut prendre un parti.

FAVRET.

Lequel ? Je n’ai pas un lit, pas une fourniture, rien du tout.

BERNOT.

Le marchand de punaises ?

FAVRET.

À cinq heures du soir ? Vous n’êtes pas un peu maboul ?... Ah ! et puis je m’en fous, je suis de la classe. C’est Mousseret qui a fait la gaffe, c’est Mousseret qui se débrouillera. Qui casse les verres les paye !

MOUSSERET, qui entre.

Ah ! ah ! voilà nos pensionnaires ?

FAVRET.

Comme vous voyez. Et n’ayant pas été prévenu, je veux être pendu si je sais où les mettre.

MOUSSERET, loustic.

Mettez-les autour de votre cou, ça vous servira de cache-nez.

FAVRET.

Je n’ai pas l’intention, mon lieutenant, de vous faire des représentations...

MOUSSERET, ironique.

Ne vous gênez donc pas pour moi.

FAVRET.

...Seulement, vous êtes là à me blaguer ; vous auriez mieux fait de me prévenir.

MOUSSERET.

Est-ce que je savais ?

FAVRET.

On vous a prévenu par dépêche.

MOUSSERET.

Moi ?

FAVRET.

Dupont ?

LE MARÉCHAL DES LOGIS DUPONT.

C’est vrai, mon lieutenant. Je vous ai télégraphié ce matin.

MOUSSERET.

Je n’ai rien reçu.

LE MARÉCHAL DES LOGIS DUPONT.

Pourtant...

MOUSSERET.

Je vous dis que je n’ai rien reçu.

Un temps.

Et je n’ai rien reçu pour l’excellente raison que vous n’avez rien envoyé.

LE MARÉCHAL DES LOGIS DUPONT.

Je vous jure...

MOUSSERET.

Taisez-vous donc ! Est-ce que vous n’êtes pas tous les mêmes ! Occupez-vous un peu moins de vos amours et un peu plus de votre service, et ces choses-là n’arriveront pas. Il suffit. Nous allons commencer par équiper tout ce monde-là, nous verrons ensuite pour le reste. Faites l’appel.

LE MARÉCHAL DES LOGIS DUPONT.

Bien, mon lieutenant.

Le sous-officier vient se placer face aux réservistes et commence l’appel.

Garde à vous ! Fixe !... Le Cordonnec ?... Pied ?... Vidalenc ?... Van der Straat ?... Laboulbène ?... Mayeux ?... Simon ?... Boutique ?... de la Valmombrée ?... Faubourgade ?... Sinoquet ?... Potiron ?...

Un temps.

Potiron ?...

Rires dans les rangs.

MOUSSERET.

Hé bé ! Il n’est pas ici, Potiron ?... Non ? Potiron ?...

À Dupont.

Qu’est-ce qu’il fait dans le civil, votre cucurbitacé ?...

LE MARÉCHAL DES LOGIS DUPONT.

C’est un garçon boucher, mon lieutenant.

MOUSSERET.

Pas de garçon boucher ici ? Pas de Potiron ?... C’est bien vu ? bien entendu ? – Adjugé !...

À Dupont.

Portez manquant le légume avec quatre jours de prison à la clef... Continuons....

LE MARÉCHAL DES LOGIS DUPONT, faisant l’appel.

Vermigeon ?... Labrique ?... Marotin ?... Ducosta ?... Magnien ?... Ledru ?...

MOUSSERET.

C’est tout ?

LE MARÉCHAL DES LOGIS DUPONT.

Oui, mon lieutenant.

MOUSSERET.

Eh bien ! conduisez-moi ces hommes au magasin d’habillement où je vous rejoindrai tout à l’heure.

LE MARÉCHAL DES LOGIS DUPONT.

Cavaliers à gauche, gauche !

HURLURET, entrant.

Au temps !... Les réservistes !... C’est une plaisanterie ! Pourquoi ne m’a-t-on pas prévenu qu’ils arrivaient aujourd’hui ?

MOUSSERET.

Ne m’en parlez pas, mon capitaine, nous sommes dans le plus grand embarras. Le sous-officier Dupont prétend m’avoir avisé par dépêche ; j’affirme, moi, n’avoir rien reçu. Bref, nous voici avec tous ces hommes sur les bras et pas une paillasse disponible.

HURLURET.

Charmant.

MOUSSERET.

Il est trop tard pour obtenir du préposé aux literies les fournitures nécessaires.

HURLURET.

Et alors ?

MOUSSERET.

Alors, si vous y consentez, on les couchera dans les écuries cette nuit.

HURLURET, très net.

Non.

MOUSSERET.

Non ?

HURLURET.

Jamais de la vie.

MOUSSERET.

Pourquoi ?

HURLURET.

Parce que je suis responsable de la santé des hommes confiés à mes soins et non de l’incapacité des gradés placés sous mes ordres. Vous êtes de semaine ?

MOUSSERET.

Je suis de semaine.

HURLURET.

C’est donc à vous que je m’en prends, car c’était à vous à prévoir ; arrangez-vous comme vous voudrez : si ce soir, à huit heures sonnant, tous ces gars-là ne sont pas au chaud dans leurs lits, – vous entendez bien ? – dans leurs lits ! – vous prendrez les arrêts huit jours.

MOUSSERET.

Bien.

HURLURET.

C’est insensé, ça aussi !... Aux magasins, vous autres !

LE MARÉCHAL DES LOGIS DUPONT.

En avant, marche !

Sortie des vingt-huit jours, de Dupont et de Hurluret.

MOUSSERET.

Favret !

FAVRET.

Mon lieutenant ?

MOUSSERET.

Je viens de causer avec le capitaine pour le couchage des réservistes.

FAVRET.

Ah ! Eh bien !

MOUSSERET.

Eh bien ! voilà. Si ce soir, à l’appel, ils ne sont pas tous couchés, vous serez consigné huit jours.

FAVRET, qui bondit.

Consigné huit jours !

MOUSSERET.

Parfaitement.

Goguenard.

Vous pensiez que je les emmènerais coucher chez moi ?

Il sort.

FAVRET.

Huit jours !... Elle est forte, celle-là !

Brusquement.

D’ailleurs, c’est bien simple. Bernot !

Le fourrier s’approche.

C’est arrangé, l’affaire des lits.

BERNOT, qui se frotte les mains.

Tant mieux ! Comment ?

FAVRET.

Il faut m’en trouver trente et un avant la tombée de la nuit, ou vous n’y coupez pas de quatre jours.

BERNOT, suffoqué.

Trente et un lits ! Vous vous payez ma fiole !... Où voulez-vous que je les prenne ?

FAVRET.

Eh bien, et moi ?

BERNOT.

C’est votre affaire. Vous êtes chef, c’est vous que ça regarde.

FAVRET.

Mon vieux, j’ai autre chose à faire qu’à chercher des lits où il n’y en a pas.

BERNOT.

J’en ai autant à votre service.

FAVRET.

Oh ! vous, c’est une autre histoire !

BERNOT.

Oui ! oh ! je sais.

Sortie de Favret.

BERNOT, seul.

Trente et un lits ! – Voyons.

Il rêve.

Une fourniture complète du départ de la classe, que je n’ai pas réservée ; reste à trente. La Guillaumette et Croquebol en bordée, Fricot et Laplotte en prison, deux et deux quatre... reste à vingt-six. Six hommes de garde et quatre à l’infirmerie, ça fait encore dix... reste à seize ; total : quatre lits par peloton. Nous allons voir à trouver ça.

Sonnerie du demi-appel.

Voilà le pansage fini : la question va être vite tranchée.

Passent quatre brigadiers.

Mistoque ! Bourre ! Brigadiers !

Les quatre brigadiers s’approchent.

Est-ce que vous aimez coucher à la salle de police ?

LES BRIGADIERS.

Non !

BERNOT.

Parce qu’alors faudra voir à vous débrouiller ; vous y coucherez tous les quatre si vous ne m’avez pas trouvé seize lits dans un quart d’heure.

PREMIER BRIGADIER BOURRE, effaré.

Pour vous tout seul ?

BERNOT.

Mais non, hé gourde ! c’est pour pieuter les réservistes.

DEUXIÈME BRIGADIER  MISTOQUE.

Et alors, c’est seize lits chacun ?

BERNOT.

Non ! En tout, quatre par chambrée.

PREMIER BRIGADIER BOURRE.

Oh ! ben, si ce n’est que ça !...

Avisant Laigrepin qui balaye la cour.

Hein ! quoi ! Vous ne manquez pas de toupet, voilà que vous balayez la cour avec le balai de l’écurie ?

LAIGREPIN.

Qué qu’ça peut faire ?

LE BRIGADIER BOURRE.

Ça fait que vous coucherez à la boîte ce soir.

LAIGREPIN.

C’est un peu bleu !

LE BRIGADIER BOURRE.

C’est comme ça... Et puis tâchez voir à vous taire ou je vous mets deux jours avec le motif.

LE DEUXIÈME BRIGADIER MISTOQUE, au cavalier Faës qui s’est arrêté à regarder.

Et vous, qu’est-ce que vous faites là ?

FAËS.

Je fais rien.

MISTOQUE.

Vous aurez deux jours. Ça vous apprendra à me répondre d’une façon impertinente. En voilà encore un client !

TROISIÈME BRIGADIER, à un homme qui passe.

Hé, Bernard ! J’ai oublié de te dire ce matin que je t’ai mis un jour de boîte pour m’avoir envoyé le soleil dans l’œil avec une glace.

BOURRE, appelant.

Vanderague.

VANDERAGUE.

Brigadier ?

BOURRE.

Il faudra vous mettre en tenue pour descendre à la boîte ce soir.

VANDERAGUE.

Moi ?... Pourquoi ça ?

BOURRE.

Pour avoir, étant de faction, présenté les armes à l’Evêque en imitant le cri du corbeau.

Sonnerie de la soupe.

VANDERAGUE.

Quand ça donc ?

BOURRE.

Y a un mois.

VANDERAGUE.

Je me rappelle pas.

BOURRE.

Je me rappelle, moi : c’est le principal. Vous étiez de garde à la poudrière : l’Evêque étant venu à passer, vous avez présenté les armes en faisant : « Couin ! Couin ! Couin ! » Assez.

VANDERAGUE.

Y a du bon.

Il s’en va. Entre Favret suivi du troupeau des réservistes équipés.

FAVRET.

Eh bien ! dites donc, les brigadiers, voulez-vous me fiche le camp à vos chambrées respectives, recevoir vos invités. Et tâchez de vous organiser rapidement. Vous n’avez pas de temps de reste.

Par la droite, entrée d’hommes portant des gamelles. Sonnerie de la soupe.

VOIX dans la coulisse.

À nous ! À nous !

D’autres soldats se précipitent vers les sorties. Nuit.

 

 

Troisième Tableau

 

Lumière. Grand mouvement en scène. Des hommes portent des gamelles, traversant le théâtre de droite à gauche, revenant des cuisines et retournant à la chambre. D’autres disparaissent à l’intérieur de la cantine, premier plan à droite. Au loin, sonnerie de la soupe.

 

 

Scène première

 

PLUSIEURS VOIX, puis LE BRIGADIER BOURRE et LANTEBOUT

 

Par la fenêtre ouverte de la chambre, des voix montent et s’interpellent.

UNE VOIX.

Où qu’est mon quart ?

DEUXIÈME VOIX.

Eh ben ! et le mien ? On m’a encore chauffé mon quart.

TROISIÈME VOIX.

Si je connaissais l’enfant de salaud qui a touché à mon bricheton !...

DEUXIÈME VOIX.

Mon quart donc ! Mon quart ou la classe !

QUATRIÈME VOIX.

L’homme de chambre, la cruche est vide ! À l’eau ! À l’eau !

BOURRE, debout sur le seuil de la cantine, son pain sous le bras.

Qu’est-ce qu’il fabrique ? Qu’est-ce qu’il fabrique ? V’là près d’dix minutes que j’attends !

À Lantebout, l’homme de chambre qui apparaît la cruche à la main.

Hé ! petit gas, passe donc aux cuisines voir qu’est-ce que fait Bourbouilloux. V’là dix minutes que j’y ai dit de me rapporter ma gamelle. J’sais pas qu’est-ce qui fabrique, moi.

Reprise de la sonnerie et entrée de Fricot et de Laplotte, toujours l’un suivant l’autre. Fricot tire la brouette. Laplotte porte une boule de son et deux gamelles.

FRICOT.

Halte !

Ils s’arrêtent.

LAPLOTTE.

V’là ta gamelle.

FRICOT.

À nous le bon !

LAPLOTTE.

C’est bien not’tour.

FRICOT.

Tu parles.

LAPLOTTE.

Après toi, le surin.

Les cavaliers, la gamelle au poing, continuent à traverser le fond du théâtre.

UN CAVALIER, chantant.

C’est pas de la soupe, c’est du rata,
C’est pas de la soupe, c’est du rata !

BOURRE.

Qu’est-ce qu’y peut fiche ? Qu’est-ce qu’y peut fiche ? Je crève la faim, bonsoir de bonsoir.

FRICOT, à Laplotte, à voix basse.

Tiens !

Il lui passe un petit paquet.

LAPLOTTE, à voix basse.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

FRICOT, même jeu.

Un acompte sur ta part dans le fromage de tête.

LAPLOTTE.

Et le reste ?

FRICOT.

Il est à l’ombre.

LAPLOTTE.

Où ça ?

FRICOT !

Gy ! À la chambre, caché sous le shako de Laigrepin qui est garde d’écurie ce soir. On n’ira pas le chercher là.

LAPLOTTE.

Et demain ?

FRICOT.

Demain y fera jour. Boulotte ton fromegi, vieux lapin, ça graisse les parois de l’estomac et ça donne bon goût au pain sec.

Ils sont assis chacun d’une fesse sur les brancards de la brouette et soupent en un étroit et cordial tête-à-tête.

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, JOBERLIN, puis BERNOT et FAVRET

 

Joberlin entre par la droite en soulevant le couvercle de sa gamelle.

JOBERLIN.

Oh ! regarde voir un peu ce manger.

FRICOT.

Joberlin qui gueule !

Passe le fourrier.

JOBERLIN.

Fourrier ?

BERNOT.

Quoi ?

JOBERLIN.

Regardez voir un peu ce qu’on nous donne à manger !

Il tire de sa gamelle une sorte de lingot de graisse.

BERNOT.

Qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ?

Apercevant Favret qui entre par la droite.

Tenez, voici le chef ! adressez-lui votre réclamation !

FAVRET, s’approchant.

Qu’est-ce qu’il y a ?

JOBERLIN.

Il y a, chef, que la soupe n’est pas mangeable. Voyez.

FAVRET, tournant le dos.

Je m’en fous pas mal. Je suis de la classe.

Il sort avec Bernot.

JOBERLIN.

Si c’est pas une dégoûtation de ficher de la carne pareille à des hommes de la classe. Salaud de boucher qui se paye de la fiole du pauv’ monde et qui vole la galette du gouvernement.

Entre Potiron en boucher.

Bon sang, le v’là. Ah ! tu tombes bien ! T’es pas honteux, sale louchébem, d’nous fourrer de la carne pareille ?

POTIRON.

Qu’est-ce qui lui prend, à çui-là ?

JOBERLIN.

C’est de la bidoche, ça, hein ? C’en est ? Dis-le un peu, que c’est de la bidoche, et je te la colle su’ le museau, pour te préserver des crevasses.

POTIRON.

Tais-toi donc, hé, outil !

JOBERLIN.

Filou !

POTIRON.

Comment que tu m’as appelé ?

JOBERLIN.

Filou !

POTIRON.

Toi, je te vas aller peser le gîte à la noix, tu vas voir si ça va traîner.

JOBERLIN.

Voleur !

POTIRON, qui le prend à la cravate.

Ah ! çà, veux-tu te taire ! En voilà encore un loufoque ! Qu’est-ce que tu me veux ? Qu’est-ce que je t’ai fait ?

Des hommes attirés par le bruit se sont précipités de toutes parts. Ils se sont formés en demi-cercle et assistent égayés à la querelle.

JOBERLIN, étranglé.

Le gaviot ! Le gaviot !

POTIRON, amusé.

Ah ! Ah !

Il desserre les doigts.

Pourquoi que tu m’insultes, aussi ?

JOBERLIN.

Tu nous vends de la sale bidoche.

POTIRON, stupéfait.

Moi ?

JOBERLIN.

Dame ! T’es le boucher de l’escadron ?

POTIRON.

T’es pas un petit peu maboul ? Je suis étalier à la Villetousse, et je viens tirer mes vingt-huit jours.

JOBERLIN.

Tu pouvais pas le dire tout de suite ?

POTIRON.

Quelle couche, messieurs les gendarmes !

Avisant Bourre.

Hé ! brigadier ! où c’est-y que je compte ?

BOURRE.

Je l’sais-t-y, moi ? Qui que vous êtes, d’abord ?

POTIRON, se nommant.

Potiron !... qu’a le nez rond comme un marron.

Rire général auquel s’associe Potiron.

BOURRE.

Ah ! c’est vous qui êtes Potiron ? Eh ben, mon vieux, à c’t’heure ici, faudrait qu’vous alliez voir le chef... Et vous savez, vous n’y couperez pas de vos quat’jours pour avoir manqué à l’appel.

POTIRON.

Quat’ jours ?

BOURRE.

Oui, à faire en rabiot.

POTIRON.

Ah ! là ! là ! Si y a jamais qu’ces quat’jours-là pour me tomber sur la mirette, je suis pas près d’attraper un compère-loriot.

BOURRE.

Allons donc ! De l’épate tout ça ! À quoi qu’ça sert de rouspéter ? L’officier d’semaine vous a mis quat’jours de prison, vous ferez vos quat’jours de prison et ça fera la rue Michel.

POTIRON.

Trente-deux jours à tirer au lieu de vingt-huit ? Des patates ! Salut ! y a rien de fait !... Je vas toujours causer au chef.

Il sort.

JOBERLIN.

Il est rigolo, le client !

FRICOT.

Pas déjeté. Je l’aurais plutôt à la bonne.

LAPLOTTE.

Gy ! moi itou.

BOURRE, à Bourbouilloux qui arrive portant dans les mains deux gamelles.

Tu y a mis le temps.

Ils entrent tous deux à la cantine.

LAPLOTTE, apercevant Flick.

Acrès !... Au chose !

Du même mouvement spontané, chacun d’eux se lance dans la bouche le restant du fromage de tête qu’il avait encore sur son pain.

FLICK.

Comment, vous êtes encore là ?

LAPLOTTE.

On a bien le droit de boulotter.

FLICK.

Voulez-vous me faire le plaisir d’aller reporter ces gamelles aux cuisines et plus vite que ça, ou je vais vous fourrer au chose.

Les trois répliques suivantes doivent être dites ensemble.

FRICOT.

Pour ce que ça nous changera ! Nous n’en sortons pas ! et ça se comprend, vous êtes tout le temps sur not’dos. C’est de la blague ça aussi, de ne jamais foute la paix au monde. Je voudrais bien savoir ce que vous diriez, vous, si on était tout le temps sur le vôtre, de dos, à brailler : au chose ! au chose ! Tout ça pour arriver à nous faire passer au conseil. Eh bien, nous n’y passerons pas.

LAPLOTTE.

En tout cas, je vais vous dire une chose : vous n’avez pas le droit de nous empêcher de boulotter, non, vous n’en avez pas le droit ! Quand on travaille il faut manger, je ne connais que ça. Le gouvernement nous donne une gamelle, c’est pas pour qu’on nous la reprenne. C’est épatant, ça. À ce compte-là, avec quoi qu’on se les calerait, alors ? Avec des briques ?

FLICK.

Attendez, je vais vous faire pousser des soupirs, tout à l’heure !... Qu’est-ce qui m’a bâti deux rossards pareils ! Est-ce que vous croyez que vous êtes punis de prison pour faire les propriétaires ? Et puis d’abord je vous ai déjà dit de ne pas parler en même temps que moi. Je vous défends, entendez-vous bien, de parler en même temps que moi. Taisez-vous ! Taisez-vous ! Assez !... Allez-moi balayer les cabinets tout de suite !

FRICOT.

C’est bon. On y va. Ah ! là ! là !

FLICK.

Vous n’y couperez pas, de Biribi ; vous n’y couperez pas, de Biribi.

LAPLOTTE.

Mais oui, mais oui, vous dites toujours la même chose.

FLICK.

Qu’est-ce que c’est ?

MOUSSERET, entrant.

Ah ! c’est vous, Flick... Il est arrivé, Potiron ?

FLICK.

Mon lieutenant, il y a deux minutes, je l’ai envoyé à sa chambre, 4e peloton.

MOUSSERET.

Merci... Que j’aille voir comment il a le nez fait.

Il sort à gauche.

FLICK, aux deux personnes.

Et après ? Avez-vous fini de bâiller comme des huîtres au soleil ?

LAPLOTTE et FRICOT, ensemble.

On bâille comme on peut.

Les trois répliques suivantes doivent être dites ensemble.

FLICK.

Je ne vous demande pas de commentaires, je vous dis d’aller porter vos gamelles à la cuisine et de filer balayer les lieux, c’est clair, hein ?... Mais enfin, voulez-vous vous taire, nom de Dieu ? Est-ce que c’est un parti pris de couvrir ma voix chaque fois que je parle ? Rossards ! Rossards ! Taisez-vous ! mais taisez-vous donc ! Silence donc ! silence ! Vous verrez, allez, que vous y passerez au conseil. Voulez-vous vous taire, à la fin ?

LAPLOTTE.

Et puis vous n’avez pas de toupet, vous, encore. Vous nous empêchez de boulotter, et ensuite parce qu’on bâille de faim, vous dites que nous sommes des huîtres ? Je suis pas plus huître qu’un autre ! vous saurez ça ! D’ailleurs, je ne veux pas qu’on m’insulte. Si vous m’insultez encore, je me ferai porter au rapport par le maréchal des logis-chef et j’irai me plaindre au capitaine. Parfaitement ! on ne doit pas insulter les soldats, surtout quand ils n’ont rien fait !

FRICOT.

J’en ai plein le dos, moi, à la fin, de passer ma vie à être engueulé, c’est vrai, ça ! Y a de quoi en devenir idiot. Au chose ! au chose !... On n’entend que ça ! À quoi que ça sert d’être là à ahurir les personnes ! On ne peut seulement plus aller faire pipi : tout le temps on sonne aux consignés... Flûte ! Je ne veux plus rien savoir ! La classe ! La classe !

Sortie.

 

 

Scène III

 

FAVRET et POTIRON, puis MOUSSERET, BOURRE, HURLURET, etc., etc.

 

POTIRON, sortant du bureau.

C’est bon, quoi ! Faut pas vous frapper !

FAVRET, seul, sur le seuil de la porte.

Ah ! faut pas me frapper ? Vous croyez ? Vous aurez quatre jours de plus !

POTIRON, calme.

Ça m’en fera huit.

FAVRET.

Ça vous en fera huit, parfaitement. Et, si vous ne vous dépêchez pas d’aller vous faire équiper, je vous en ajouterai quatre autres. Ça vous en fera douze.

POTIRON.

Je sais compter.

FAVRET.

Oh ! vous irez loin, de ce train-là, si les petits cochons ne vous mangent pas !

POTIRON, seul, comptant sur ses doigts.

Vingt-huit et huit de rabiot font trente-six. Trente-six jours au lieu de vingt-huit... Des patates !... Ces gens-là ne m’ont pas bien regardé... Si ça continue, je connais quelqu’un qui n’traînera pas ici ! Je vas faire un tour à l’habillement.

Il pousse la porte de gauche du magasin surmontée du mot : « Entrée » et disparaît.

MOUSSERET, qui rentre en scène par la gauche.

Qu’est-ce qu’on me chante ? Pas plus de Potiron que sur ma main.

Au brigadier Bourre qui sort de la cantine.

Pas vu Potiron, brigadier ?

BOURRE.

Mon lieutenant, il est chez le chef.

MOUSSERET.

Ah ! bon ! merci !

Il va à la porte du bureau et la pousse.

Potiron est là ?

FAVRET, sur le seuil.

Mon lieutenant, il sort d’ici à l’instant même. Il est allé se faire équiper.

MOUSSERET.

Ça va bien.

HURLURET, qui entre.

Dites-moi, lieutenant : ils s’installent, nos réservistes ?

MOUSSERET.

Certainement, mon capitaine.

HURLURET.

Et pour les lits ?

MOUSSERET.

Nous les aurons !

HURLURET.

Tant mieux pour vous ! Pas de manquants ?

MOUSSERET.

Nous avions un retardataire, mais il a rejoint et je vais de ce pas le retrouver au magasin d’habillement où je me propose de lui inculquer, avec votre permission, quelques notions de cette exactitude qui est la politesse des rois !

HURLURET.

Faites ! Faites !

Mousseret pénètre dans le magasin par la même porte qui tout à l’heure s’est refermée sur Potiron. À la même seconde, l’autre porte, celle qui est surmontée du mot : « Sortie », s’entr’ouvre, livrant passage à Potiron, les bras encombrés de vêtements. Il est coiffé d’un shako, qui est ridiculement petit. À cette vue.

HURLURET.

Qu’est-ce que c’est que ça ? Un shako ?

POTIRON.

Je ne sais pas, mon capitaine. Ce n’est pas moi qui l’ai choisi.

HURLURET.

Vous ne voyez pas qu’on s’est fichu de vous, imbécile ? Voulez-vous bien aller me changer ça tout de suite !

POTIRON.

Avec plaisir.

Il rentre au magasin par la porte d’où il est sorti. Par l’autre porte, au même instant, réapparition de Mousseret.

MOUSSERET.

Potiron n’est pas là. Il doit être chez le barbier.

Il sort à droite.

HURLURET, qui a poussé la porte du chef.

Repos !... Rien de nouveau ?

Voix de FAVRET.

Non, mon capitaine !

HURLURET.

Les deux lascars ?...

Voix de FAVRET.

Toujours manquants...

HURLURET.

Chameaux ! Ils vont si bien faire, que je ne pourrai plus les repêcher !

Entrent par plusieurs côtés, Lantebout, Bourre, Vergisson, Joberlin, Lefourcher, Chantavoine, Laigrepin, Vachette, Vanderague, mêlés à des vingt-huit jours en tenue.

HURLURET, venant se poster devant le réserviste Ledru.

Eh bien, jeune homme ?

Mutisme embarrassé du soldat.

Vous êtes content ? Ça fait du bien, hein, de temps en temps, de se retrouver au régiment ?

LEDRU.

...Oui.

HURLURET.

Vous dites ça comme en revenant de Pontoise. Pourquoi ? Vous êtes très bien ici. Bon air, bons camarades, existence tranquille, nourriture saine et abondante... Je ne vois pas ce qu’il vous faut de plus !

LEDRU.

Mon capitaine, c’est vrai... seulement, moi, j’ai ma femme...

HURLURET.

Vous avez peur qu’elle vous fasse cocu ?

LEDRU.

Oh ! je sais bien qu’y n’y a pas de danger !

HURLURET.

Comment, y n’y a pas de danger !... Avec une tête comme la vôtre ?... Vous êtes sûr de votre affaire...

LEDRU.

Mon capitaine, je vous assure...

HURLURET.

Ne dites donc pas de bêtises : vous n’y couperez pas, allez. Bah ! qué qu’ça fait ?

Réapparition de Potiron.

Vous voilà revenu, vous ! À la bonne heure, voilà ce qui s’appelle un képi... A-t-il l’air réjoui, ce gaillard-là !

POTIRON.

Je ne suis pas au monde pour m’embêter.

HURLURET.

Bien parlé ! Passez-moi un peu votre dolman.

Potiron surpris obéit.

Bon ! Très bien ! Belle étoffe ! Eh ! Eh ! vous allez être beau comme un astre, avec ça !

Aux soldats qui se sont approchés et qui écoutent en riant.

Pas vrai, vous autres ?

JOBERLIN, tâtant l’étoffe du vêtement.

Le drap est un peu sec.

HURLURET.

Peut-être.

JOBERLIN.

Il gagnerait à être arrosé.

POTIRON.

Le malin, là !

Rire des hommes.

Tenez, v’là une thune ; tirez-vous à la cantine. Je vas déposer mon truc à la chambre, et je vous rejoins.

HURLURET.

Parbleu, voilà un bon garçon ! Comment t’appelles-tu ?

POTIRON.

Potiron... qu’a le nez rond comme un marron.

HURLURET.

Je m’en souviendrai dans mes prières. File, clampin !

POTIRON.

Mon capitaine !...

Il porte la main au shako et sort par le dernier plan gauche.

HURLURET, aux hommes.

Fichez le camp boire à ma santé.

Il sort. Sonnerie de la parade.

CHANTAVOINE.

Bon ! v’là qu’on sonne au changement de garde. Je coupe à la tournée. Déveine !

Mouvement de scène. Entrent cinq hommes de garde montante. Ils ont le manteau en cor de chasse et le plumet au shako.

LE BRIGADIER BOURRE entre par la gauche, en grande tenue, lui aussi.

Pressons-nous, pour la parade.

À Chantavoine.

Quoi, alors ? y a pus d’amour ?

CHANTAVOINE.

Une minute donc !

Il a couru à la fenêtre ouverte de la chambre.

Eh ! Potiron !

POTIRON, à l’intérieur de la chambre.

...Qu’a le nez rond comme un marron. Qu’est-ce qu’il a fait ?

CHANTAVOINE.

Passe-moi mon manteau, mon shako et ma carabine. C’est su’ mon pieu... C’est ça ; merci !...

Potiron lui passe par la fenêtre les objets demandés. Chantavoine se coiffe du shako et passe sa tête dans l’enroulement du manteau.

BOURRE.

C’est-y pour aujourd’hui ?

CHANTAVOINE.

Présent !

Il vient se placer dans le rang. Le sous-officier de semaine est entré, et lentement il passe la revue des hommes.

MOUSSERET, entre en coup de vent.

Je viens de chez le barbier. Il n’y est pas... Potiron va me payer ça.

Haut.

Personne n’a vu Potiron ?

CHANTAVOINE, l’arme au pied.

Moi !

MOUSSERET.

Où est-il ?

CHANTAVOINE.

Il est à la chambre. Je viens de lui causer.

MOUSSERET.

Ah ! bon !

À Bourre.

Rien de nouveau ?

BOURRE.

Non, mon lieutenant.

MOUSSERET.

Eh bien ! quand vous voudrez. Vous ne voyez pas que vous me barrez le chemin ?

BOURRE.

Cavaliers à gauche... gauche ! Cavaliers en avant, arche !...

Le peloton se met en marche et sort de scène par la droite, tandis que Mousseret sort par la gauche. Aussitôt.

POTIRON, paraissant à la fenêtre.

Que j’aille briffer moi... Je crève de faim, bon Dieu !

Il enjambe, puis traverse la scène et pénètre à la cantine. Acclamations bruyantes. Un temps. Soudain, à la fenêtre de la chambre, apparition de Mousseret qui se penche avec précaution à droite et à gauche.

MOUSSERET.

Ah ! ouat !... Rien du tout... Elle est raide !... Est-ce que je vais passer ma journée à courir après cette brute ? Où peut-il être ? Où peut-il être ?

Il disparaît.

POTIRON, à la cantonade.

Du bœuf à l’oseille ? y a rien de fait !...

Il sort de la cantine.

C’est pas pour ma fiole, ces menus-là ! Je vas aller croûter en ville. Seulement, faudra voir à voir et à n’pas me coller l’nez dans l’officier de semaine. Avec mes huit jours de prison, y pourrait y avoir de l’erreur.

Mousseret, justement, vient de rentrer par la gauche. À la vue de Potiron.

MOUSSERET.

Ah ! chasseur.

POTIRON, s’approche.

Zut ! chauffé !

MOUSSERET.

Connaissez-vous un réserviste du nom de Potiron ?

POTIRON.

Un boucher ?

MOUSSERET.

Un boucher, c’est cela. Je le cherche depuis une heure, pas moyen de mettre la main dessus.

POTIRON.

Mon lieutenant, nous étions ensemble à la cantine, y a pas un quart de minute.

MOUSSERET.

Parfait ! merci !

Il file vers la cantine.

POTIRON.

Et maintenant, du vent !

Il sort.

MOUSSERET, sur le seuil de la cantine.

Potiron !

Voix de JOBERLIN.

Mon lieutenant, il sort d’ici !

MOUSSERET.

Tonnerre de Dieu ! ça va finir cette plaisanterie.

Passe le maréchal des logis de semaine Barquetti.

Maréchal des logis ?

LE MARÉCHAL DES LOGIS BARQUETTI, s’approchant.

Mon lieutenant ?

MOUSSERET.

Vous allez me coffrer à l’instant même le réserviste Potiron.

LE MARÉCHAL DES LOGIS BARQUETTI.

Bien. Où est-il ?

MOUSSERET, les yeux hors de la tête.

Vous serez consigné deux jours pour vous apprendre à me poser des questions aussi bêtes que vous. A-t-on idée d’un emplâtre pareil ! qui vient me demander : « Où est-il ? » quand voilà une heure que je sue sang et eau à le chercher !

Mouvement du maréchal des logis.

Assez ! Vous aurez deux jours, et vous en aurez quatre de plus, si Potiron n’est pas sous clé dans dix minutes ! Débrouillez-vous, cherchez-le ! moi, j’y renonce.

À madame Bijou, cantinière, qui vient de sortir de la cantine et qui lui touche le bras pour attirer son attention.

Quoi ?

MADAME BIJOU.

J’ai à me plaindre.

MOUSSERET.

De qui ?

MADAME BIJOU.

Mon lieutenant, on m’a barboté un fromage de tête de cochon.

MOUSSERET.

Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ?

MADAME BIJOU.

Vous pourriez au moins être poli !

MOUSSERET.

Eh bien, et vous ?

MADAME BIJOU.

Mais...

MOUSSERET.

Vous vous fichez de moi, la mère ?... Dites encore un mot, un seul mot, je vous fais fermer votre baraque pour huit jours. C’est compris, hein ?... Qui est-ce qui m’a bâti une vieille chabraque comme ça !

À Barquetti qui est demeuré ahuri.

On vous a empaillé sur place ?

Sortie du sous-officier.

Regardez-moi un peu cette vieille folle, avec son fromage de tête.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

MADAME BIJOU, HURLURET

 

MADAME BIJOU, seule.

Va donc, hé bleu ! blanc-bec ! pierrot ! T’as d’la veine que j’sois pas ta mère. Je t’en ficherais une, de fessée !

HURLURET, entrant par la gauche.

Qu’est-ce qu’y a ? Vous causez toute seule ?

MADAME BIJOU.

Ah ! c’est vous ! Eh ben, c’est du propre !

HURLURET.

À cause ?

MADAME BIJOU.

À cause qu’à c’t’heure-ci, il y a des voleurs à l’escadron.

HURLURET.

Pas possible !

MADAME BIJOU.

Telle que vous me voyez, on vient de me chiper un fromage.

HURLURET.

Un fromage !

MADAME BIJOU.

Un fromage de tête que j’avais acheté hier, aux Halles, pour l’arrivée des réservistes.

HURLURET.

Ça, c’est trop fort !... Et... vous êtes sûre ?

MADAME BIJOU.

Je vous crois ! Je trinque de douze francs.

HURLURET.

Si je savais qui a fait le coup !

MADAME BIJOU.

Cherchez-le donc, je vous le conseille ; vous priez le bon Dieu de ne pas le trouver.

HURLURET.

Ne dites donc pas de bêtises, la mère !...

MADAME BIJOU, qui s’emballe.

Vous êtes de delà, comme une souche... Est-ce que vous ne feriez pas mieux de faire sonner les quat’appels, fouiller les hommes, visiter les paquetages ! Fichez-moi donc tout le monde au bloc, jusqu’à ce que le voleur se déclare ! Qué malheur d’être qu’une femme, bon Dieu ! Voulez-vous que je vous le dise, moi, celui qui a fait le coup ?

HURLURET.

Qui est-ce ?

MADAME BIJOU.

C’est Fricot.

HURLURET.

Non.

MADAME BIJOU.

Alors, c’est Laplotte.

HURLURET.

Pourquoi ça ?

MADAME BIJOU.

Parce que, si ce n’est pas l’un, c’est l’autre, à moins que ce soye tous les deux, c’est sûr comme deux et deux font quatre. Je connais bien leur marque de fabrique. Seulement, voilà, toucher aux Pierrots de monsieur, on pourrait leur zy faire du mal ; alors, monsieur ne veut rien savoir. C’est dégoûtant ! Eh bien, je vas faire du chichi, moi !

HURLURET.

Du chichi ?

MADAME BIJOU.

Oui, du chichi ! J’vas écrire au colonel ; j’vas lui dire les choses comme elles sont, qu’y a de la fripouille ici, et qui ne s’passe pas un jour sans qu’on barbote dans mon bien. C’est des chandelles, c’est du pain blanc, c’est du tabac ! Avant-hier c’était deux saucisses et à c’t’heure je danse d’un fromage de tête ! J’en ai assez. Tout ça c’est Fricot et Laplotte. J’vas les faire passer au conseil, aussi vrai comme y a qu’un Dieu !

HURLURET.

Faites donc pas de blagues.

MADAME BIJOU.

J’vas me gêner !

HURLURET.

Cinq ans de travaux publics à deux pauv’ rigolos, pour un fromage de cochon !

MADAME BIJOU.

Parfaitement !

HURLURET.

Vous ne ferez pas ça !

Un temps.

MADAME BIJOU.

Tiens, Edmond, veux-tu que je te dise ? T’es toujours le même imbécile. Tu ne vois pas que ces pratiques-là se payent ta physionomie, parce que t’es trop faible et trop bon ?

HURLURET.

Eh ! tu m’embêtes !

MADAME BIJOU.

Je t’embête ? Tu ne disais pas ça, il y a vingt ans, quand t’étais simple chien de quartier à Lunéville.

HURLURET.

C’est bon, c’est de l’histoire ancienne !

MADAME BIJOU.

T’étais bien content de me trouver, et je ne t’embêtais pas, alors ! C’est pas vrai ce que je dis là ? Hein ? Est-ce que c’est vrai, oui ou non ?

HURLURET.

C’est pas la peine de hurler. S’il y a eu des histoires entre nous, il y a vingt ans, ça ne regarde pas les autres.

MADAME BIJOU.

Non, mais quand les autres me barbotent, ça me regarde !

HURLURET.

Veux-tu te taire ?

MADAME BIJOU.

Non !

HURLURET.

Alors, combien veux-tu pour qu’on nous fiche la paix ?

MADAME BIJOU.

Mon fromage !... Ou mes douze francs !

HURLURET.

Tope !... Je prends les douze francs à mon compte.

Il met la main à sa poche.

MADAME BIJOU.

Vous croyez que c’est pas une pitié de voir un honnête homme comme ça, payer pour de la crapule et lâcher sa bonne galette comme s’il en avait de trop pour lui... – J’en veux pas, de c’t’argent...

HURLURET.

Pourquoi ?

MADAME BIJOU.

C’est mon affaire.

HURLURET.

Vous croyez que c’est pas à tuer ?... Une vieille casquette qui me reproche d’être toujours le même imbécile, et qui est aussi bête que moi !

MADAME BIJOU.

Je ne dis pas non.

HURLURET.

À la bonne heure ! Coupons la poire en deux, en ce cas.

MADAME BIJOU.

Coupons-la.

HURLURET.

Et puis pas d’erreur : je veux pas de pétard au colonel.

MADAME BIJOU.

Eh ben, on n’en fera pas, de pétard !

HURLURET.

Eh ben ! voilà !

MADAME BIJOU.

Eh ben, c’est bon.

 

 

Quatrième Tableau

 

Le corridor de la prison. Le décor est fermé, à gauche, par un mur plein, à droite par un mur dans lequel est pratiquée une porte. Au fond, face au public, la porte du cachot, garnie d’une énorme serrure et d’un verrou formidable. Nuit au lever du rideau. Flick, une lanterne à la main, entre, suivi du maréchal des logis de semaine.

 

 

Scène unique

 

FLICK, FRICOT, LAPLOTTE, MARÉCHAL DES LOGIS ROSETTE

 

FLICK.

Mes deux pierrots ?

LE MARÉCHAL DES LOGIS ROSETTE.

Bouclés. Soyez tranquille.

FLICK.

Vous avez les clés de la boîte ?

LE MARÉCHAL DES LOGIS ROSETTE.

Les voilà, mon lieutenant.

FLICK.

Bon. Tenez-moi ma lanterne.

Il ouvre la porte du cachot.

Fricot !

Voix de FRICOT.

Présent !

FLICK.

Laplotte !

Voix de LAPLOTTE.

Il est dans le sciau, il trempe.

FLICK.

En voilà une réponse ! Attendez-voir un peu ; je vas vous apprendre à faire l’homme d’esprit. Éclairez-moi donc, marchis ! Ah çà ! mais, nom de Dieu ! Ils dorment !... Voulez-vous bien vous lever tout de suite ? Est-ce que vous vous foutez de moi ?

Voix de LAPLOTTE.

Faut nous lever ?

FLICK.

Oui.

Voix de FRICOT.

Pourquoi ?

FLICK.

Parce que je vous le commande. Et pas d’observations, n’est-ce pas, ou c’est à moi que vous aurez affaire. Qu’est-ce qui m’a bâti deux rossards pareils, qui ne pensent qu’à se caler les gencives et à dormir comme des cochons ?

Apparition des deux hommes.

Allez ! Zou !

LAPLOTTE, écœuré.

Ah ! là ! là !

FLICK, réjoui.

Ça vous en bouche un coin ? – Dites-donc, Fricot, si vous êtes fatigué, on peut faire atteler la prolonge. Voulez-vous vous presser, tonnerre ?

FRICOT.

Alors on ne peut plus dormir ?

FLICK.

Non.

LAPLOTTE.

On a le droit pourtant.

FLICK.

Je m’en fous.

FRICOT.

D’abord, il est huit heures.

FLICK.

Quand même il en serait dix ! Y a pas d’heure pour la crapule. Non, mais ils sont rigolos, tous les deux : ils se prennent pour des propriétaires !

LAPLOTTE.

Des propriétaires ! Ah ! là ! là ! ils sont frais, les propriétaires !

FLICK.

Assez !

FRICOT.

Des propriétaires !... Vous en avez de bonnes, vous encore !

FLICK.

Ça suffit.

FRICOT et LAPLOTTE.

Pourquoi vous venez dire comme ça, que nous sommes des propriétaires ?

FLICK.

Ils ne se tairont pas !... Hein ! marchis, ce n’est pas une calamité d’avoir affaire à des lascars pareils ? Laissez faire, allez, je les aurai.

FRICOT.

Faudra voir.

FLICK.

Faudra voir ?

LAPLOTTE.

Oui, faudra voir.

FLICK.

Combien voulez-vous parier que je vous fais passer au conseil avant le départ de la classe ?

FRICOT.

En bois.

FLICK.

En bois ?

LAPLOTTE.

Oui, en bois.

FLICK.

Nom de Dieu, je ne m’appelle plus Flick, si vous y coupez de Biribi !

FRICOT, très calme.

Nous y couperons de Biribi.

FLICK.

Vous y couperez de Biribi ?

LAPLOTTE.

Oui, nous y couperons de Biribi.

FLICK.

Eh bien, nous le verrons un peu, si vous y couperez de Biribi. En attendant, vous allez me jouer un petit duo de clarinettes, avant que j’aille me coucher. Allez-moi chercher vos flingots.

FRICOT, ahuri.

On va pas faire du maniement d’armes à c’te heure-ci ?

FLICK.

C’est ce qui vous trompe.

LAPLOTTE.

Le règlement le défend.

FLICK.

Le règlement, c’est moi.

FRICOT.

Ah ! ben ! c’est commode.

FLICK.

C’est comme ça. Foutez-moi le camp chercher vos flingots, et au trot.

LAPLOTTE.

Ça, c’est trop fort !

FLICK.

Je vous dis d’aller chercher vos armes ! Si vous dites un mot, un seul mot, je porte plainte contre vous au colon pour rébellion et refus formel d’obéissance. Il y a un témoin, prenez garde ! C’est dix ans de travaux publics, aussi vrai que vous êtes deux fripouilles !

LAPLOTTE, se dirigeant vers la porte.

Ah ! ça va bien !

FRICOT.

Ne m’en parle pas ! Il y a de quoi rire et s’amuser.

LAPLOTTE.

Où il y a de la gêne, y a pas de plaisir.

FLICK.

Mais, taisez-vous donc, nom de Dieu !

Sortie des deux hommes.

Ah ! gibier de bagne !

LE MARÉCHAL DES LOGIS ROSETTE.

Bah ! un peu de patience. Ils n’en ont plus que pour trois mois.

FLICK.

Pour trois mois ! Dites-donc, mon garçon, est-ce que vous vous payez ma tête, vous aussi ?

LE MARÉCHAL DES LOGIS ROSETTE.

Oh ! mon lieutenant !

FLICK.

Trois mois !... Trois mois !... Mais d’ici six semaines ils casseront le caillou sur la route, quand je devrais y laisser ma peau !

LE MARÉCHAL DES LOGIS ROSETTE.

Je n’en doute pas, mon lieutenant.

FLICK.

Et il y a beau temps qu’ils le casseraient, le caillou, s’il y avait une justice au ciel, et si tout le monde au quartier ne prenait pas parti pour eux, depuis le capitaine jusqu’à vous.

LE MARÉCHAL DES LOGIS ROSETTE.

Comment, jusqu’à moi ?

FLICK.

Parfaitement ! Et la preuve, c’est que vous serez consigné huit jours !

LE MARÉCHAL DES LOGIS ROSETTE.

Pourquoi ça ?

FLICK.

Pour vous apprendre à me regarder avec des yeux qui se foutent de moi.

Rentrée de Fricot et Laplotte avec leurs carabines.

FLICK.

Vous voilà ? Vous y avez mis le temps.

LAPLOTTE.

Faut ce qu’il faut.

FRICOT.

Dame !

FLICK.

C’est bon, on ne vous demande rien, collez-vous le nez au mur et fichez-moi la paix !

Laplotte et Fricot obéissent.

LE MARÉCHAL DES LOGIS ROSETTE.

Mon lieutenant, voici l’heure de relever le factionnaire.

FLICK.

Eh bien ! Allez-vous en, Est-ce que je vous retiens, moi ?

Sortie du sous-officier.

FRICOT, le nez au mur.

Vrai, alors ! C’est plus fort que de jouer au bouchon avec des pains à cacheter.

LAPLOTTE.

Le peloton, à huit heures du soir !... Elle est raide tout de même, celle-là !

FLICK.

Silence, ou je vous en fais bouffer jusqu’à deux heures du matin.

Laplotte et Fricot demeurent muets.

L’arme au pied !

Les deux hommes prennent la position.

Vous allez m’exécuter un : « Portez armes » selon les principes. Ouvrez l’oreille et la bonne !... Au commandement « Portez armes ! un temps ! trois mouvements ! », élever l’arme verticalement, la main droite à la hauteur du téton droit, le coude droit joint au corps. En décomposant. Garde à vous !... Portez armes ! Un !

Les deux hommes exécutent le mouvement.

Et maintenant, que je vous pince à renifler, seulement ! Ah ! mes gaillards !... la plaisanterie n’est peut-être pas de votre goût ! Contempler le mur du lazaro, la giberne aux reins, au port d’arme, ça ne vaut pas les douceurs du coup de traversin. Mais enfin, il faut se faire une philosophie. Y a rien de bon comme le peloton de chasse après dîner ; ça facilite la digestion et ça prépare au sommeil. C’est pas une blague... Dites donc, Fricot, voulez-vous que j’aille vous chercher un fauteuil ? Les genoux tendus, s’il vous plaît ! et le corps bien d’aplomb sur les hanches !... Là ! – Quelle heure est-il ?...

Il tire sa montre.

Huit heures dix... Nous avons le temps de faire la causette... Vous êtes fatigués, peut-être ? Bah ! vous dormirez demain, ne vous faites donc pas de bile.

Il rit.

Allons, allons, c’est pour blaguer tout ça. Je ne suis pas si féroce que j’en ai l’air, au fond : la preuve, c’est que nous allons passer au deuxième mouvement. Attention ! Au commandement : « Deux ! », saisir l’arme de la main gauche au-dessous de la main droite et descendre aussitôt la main droite pour embrasser le chien et la sous-garde. Vous y êtes ?

FRICOT et LAPLOTTE.

Oui.

FLICK.

Eh bien ! moi, j’y suis pas encore.

Murmures.

Attendez que je roule une sibiche.

Murmures des deux prisonniers.

Tiens ! il y a des mouches à viande, ici !

À ce moment, Fricot a, très simplement, posé son fusil à terre et s’assoit en tailleur auprès.

FLICK.

Hein ?... Qu’est-ce que c’est ?

FRICOT.

Je suis fatigué.

FLICK.

Est-ce que vous vous foutez de moi ? Relevez-vous et ramassez-moi votre fusil tout de suite.

FRICOT.

Ramassez-le vous-même.

FLICK, stupéfait.

Vous dites ?

FRICOT.

Je dis : « Ramassez-le vous-même. » J’en ai assez.

LAPLOTTE, reproduisant exactement le jeu de scène de son camarade et s’asseyant de même auprès de son fusil.

Et moi, je marche plus !

FLICK.

Nom de Dieu !

LAPLOTTE, très calme.

Il n’y a pas de « nom de Dieu » qui tienne... je marche plus et voilà tout.

FRICOT, sans haine.

Est-ce que vous nous prenez pour deux bêtes de somme ?

FLICK, à Fricot.

Crapule !

FRICOT, goguenard.

Nous sommes deux.

FLICK, à Laplotte.

Saleté !

LAPLOTTE, très aimable.

Eh ben ! et vous ?

FLICK, fou de rage.

Vous aurez huit jours de salle de police avec un petit motif qui vous tiendra les pieds chauds.

LAPLOTTE.

Ça m’évitera d’avoir des engelures.

FRICOT.

Justement !

FLICK.

Taisez-vous !

FRICOT.

Si je veux.

LAPLOTTE.

Si ça me plaît.

FLICK.

Que ça vous plaise ou non, je vous ordonne de vous relever et de ramasser vos carabines !

FRICOT et LAPLOTTE, toujours assis par terre.

Nous ramasserons la peau !

FLICK.

Voilà un entretien qui va vous mener bougrement loin.

FRICOT.

Où ?

LAPLOTTE.

Au conseil de guerre ?

FRICOT.

Nous ne demandons que ça !

LAPLOTTE.

Oui, nous ne demandons que ça !

FRICOT.

Oui, nous ne demandons que ça !

LAPLOTTE.

Nous vous avons assez vu, à la fin !

FRICOT.

Toujours dans nos jambes.

LAPLOTTE.

Sur not’ dos.

FRICOT.

On ne pouvait plus manger.

LAPLOTTE.

On ne peut plus dormir.

FRICOT.

Vous croyez que c’est une vie ?

LAPLOTTE.

Il y a de quoi en crever !

FRICOT.

Enfin, voyons...

LAPLOTTE.

On n’est pas des bœufs, nom de Dieu !

FLICK.

Fricot, Laplotte, écoutez bien. Pour la troisième et dernière fois, je vous donne l’ordre... l’ordre, vous entendez ? de vous relever et de ramasser vos carabines.

LAPLOTTE.

J’aimerais mieux claquer.

FLICK.

Prenez garde.

FRICOT.

À qui ?

LAPLOTTE.

À quoi ?

FRICOT.

Au conseil ?

LAPLOTTE.

Au bat’d’Af ?

FRICOT.

Et après ?

LAPLOTTE, se mouchant avec ses doigts.

Nous nous en foutons.

FRICOT.

Ça ne sera pas pire qu’ici.

LAPLOTTE.

Vous n’y serez pas ?

FLICK.

Hein ?

LAPLOTTE.

Non ?

FRICOT.

En ce cas, c’est tout profit pour nous.

LAPLOTTE et FRICOT.

D’abord, pourquoi que vous avez dit que nous étions des propriétaires ?

FLICK.

Alors, c’est bien entendu, vous ne voulez pas ?

FRICOT et LAPLOTTE.

Non.

FLICK.

Vous refusez formellement ?

FRICOT et LAPLOTTE.

Oui.

FLICK.

Soit ! C’est vous qui l’aurez voulu.

Il va à la porte qu’il ouvre.

Maréchal des logis !

FRICOT et LAPLOTTE, après s’être relevés vivement.

Pet ! Pet !

Entre le maréchal des logis Rosette.

LE MARÉCHAL DES LOGIS ROSETTE.

Mon lieutenant.

FLICK.

Ces deux hommes m’ont manqué de respect. Ils m’ont gravement outragé et vous en témoignerez devant le conseil de guerre.

LE MARÉCHAL DES LOGIS ROSETTE.

Je vous demande pardon, mon lieutenant, mais je ne témoignerai pas sous la foi du serment d’un fait que je n’ai pas constaté par moi-même.

FLICK.

En tout cas, vous attesterez qu’ils m’ont refusé l’obéissance.

FRICOT.

Hein ?

LAPLOTTE.

Quoi ?

FRICOT.

Qu’est-ce que vous dites ?

LAPLOTTE.

Refusé l’obéissance ?

FRICOT.

Quand ?

LAPLOTTE.

Où ?

FRICOT.

À propos de quoi ?

LAPLOTTE, à Fricot.

T’as refusé d’obéir ?

FRICOT.

Jamais !

LAPLOTTE.

Moi non plus.

FRICOT.

Comprends pas.

FLICK.

Ah ! nom de Dieu de menteurs !

FRICOT.

Pardon !... Nous ne mentons pas, mon lieutenant, c’est vous qui faites erreur.

FLICK, exaspéré, montrant les deux fusils.

Mais ils sont encore là !

LAPLOTTE.

Quoi ?

FLICK.

Vos fusils !

FRICOT.

Naturellement !

LAPLOTTE.

C’est vous qui nous avez ordonné de les jeter.

FRICOT.

En nous commandant : « Armes à terre ! »

LAPLOTTE.

Même que nous ne savions pas ce que ça voulait dire.

FRICOT.

Ah ! vous voyez !

LAPLOTTE.

Vous savez, mon lieutenant, c’est pas fort ce que vous faites là.

FRICOT.

Pour sûr, c’est pas fort !

LAPLOTTE.

Des fourbis pour nous faire passer au conseil, quand nous n’avons rien fait pour ça !

FRICOT.

Des trucs pour nous faire envoyer aux bat’ d’Af, quand nous ne l’avons pas mérité !

Flick veut placer un mot, mais déjà, de leurs voix larmoyantes, ils couvrent la voix de l’adjudant.

Les trois répliques suivantes doivent être dites ensemble.

LAPLOTTE.

C’est malheureux, ça aussi, qu’on ne puisse pas seulement dormir tranquilles. Et à c’te heure, voilà qu’on est menacé. On dit que vous avez fait des choses quand vous ne les avez pas faites. C’est pas la peine de se conduire bien et de donner le bon exemple aux autres.

FRICOT.

Non ! ce n’est pas de jeu ! Non ! ce n’est pas de jeu ! Vous devriez avoir honte, mon lieutenant. Des trucs pareils, ça ne se fait pas. On ne doit pas envoyer au conseil les personnes qui n’ont rien fait, ou alors c’est dégoûtant.

FLICK, à Laplotte et Fricot.

C’est bon ! allez toujours ! vous vous êtes foutus de moi, mais ça vous coûtera cher. Je vous aurai, bougres de cochons ! je finirai bien par vous avoir. Et ce jour-là, allez, ce sera mon tour de rigoler. Et puis, c’est pas tout ça, vous allez me foutre le camp. En cellule, nom de Dieu ! en cellule !

Flick, se colletant presque avec les deux prisonniers qui regimbent, se plaignent, se lamentent, les repousse vers la porte du fond, puis à l’intérieur du cachot, dont enfin il referme la porte, cependant que retentit la sonnerie : « Aux consignés ! »

 

 

Cinquième Tableau

 

Une toile est tombée à l’avant-scène, dégageant juste le proscenium. Elle représente une des plus hautes murailles qui enferment le quartier de cavalerie. Une série de demi-lunes donnent jour sur les écuries. C’est la nuit. En scène, nuit complète. Dans la salle, demi-obscurité. La neige tombe. D’abord grand silence, puis tout à coup une horloge lointaine sonne huit heures... puis une seconde, puis une troisième, chacune dans un timbre différent, à l’horloge du lycée, de la cathédrale et de l’hôtel de ville. Très loin, en ville, la retraite de cavalerie. Tableau de pure impression qui se termine sur la sonnerie bruyante de l’appel dans les chambres.

 

 

Scène unique

 

Après la sonnerie de l’appel, le capitaine Hurluret, l’air préoccupé, traverse lentement la scène de droite à gauche. Sur le point de sortir, il s’arrête, tendant l’oreille aux vagues bruits de la caserne ; puis, avec un geste découragé.

HURLURET.

Chameaux !

Et il passe.

 

 

Sixième Tableau

 

La cantine. Des vingt-huit jours payent la bienvenue à des hommes de leur peloton ; ils sont groupés ceux-ci et ceux-là, assis ou debout, autour de lourdes tables de chêne flanquées de bancs. Les tables du fond sont également garnies de buveurs et deux ou trois cavaliers boivent debout devant le zinc de la cantine. La mère Bijou verse à boire, debout derrière ses brocs. Joussiaume, l’aide de cantine, va et vient, portant des bouteilles et des petits verres.

 

 

Scène unique

 

Au lever du rideau, tableau très animé. Beaucoup de bruit.

VANDERAGUE, debout à une table.

Chasseur, au quartier (bis)
S’appuie des verr’s et des demi-stiers
À la santé des carottiers
Ah !

LE CHŒUR.

Ah ! la belle vie que l’on mène,
Dans les chasseurs,
Dans les chasseurs.

VANDERAGUE.

Chasseur au café, chasseur au café
Au lieu de prendre son bitter
Se rince la gueule dans tous les verres
Ah !

TOUTE LA TABLÉE.

Ah ! la belle vie que l’on mène,
Dans les chasseurs,
Dans les chasseurs.

VANDERAGUE.

Chasseur à l’hospice, chasseur à l’hospice
Au lieu de sucer d’la réglisse,
Se les cale avec des saucisses
Ah !

TOUTE LA TABLÉE.

Ah ! la belle vie que l’on mène,
Dans les chasseurs,
Dans les chasseurs.

Braillements enthousiastes, cris, vociférations.

MADAME BIJOU.

Assez ! assez ! C’est t’y qu’vous voulez nous rendre sourds ?

LEDOUX.

On ne peut plus rigoler, alors ?

MADAME BIJOU.

Vous pouvez rigoler sans faire une vie pareille. Y a pas de bon sens, d’brailler comme ça.

VERGISSON.

Elle a raison. Ta gueule !

LEDOUX.

La tienne ! qui est-ce qui te demande ton avis ? T’as pas d’ordre à donner, peut-être ben !

VERGISSON.

Ça, c’est à voir.

LEDOUX, menaçant.

C’est tout vu ! J’suis de la classe et puis je t’enquiquine ; et allez donc, ça fait le compte.

MADAME BIJOU.

Emportez-vous moins, là-bas ; vous vous en porterez mieux. J’veux pas de batterie à la cantine.

LEDOUX.

Des batteries ? Est-ce qu’on se bat ?

VERGISSON.

Des plumes !... Faudrait d’abord qu’on soye pas pays ! Pas, pays ?

LEDOUX.

Bien sûr ! Allez, mère Bijou, un saladier de vin chaud, et que ça ne traîne pas.

LE MARÉCHAL DES LOGIS ROSETTE, entrant.

Crebleu, voilà l’hiver qui vient. On gèle sur place au corps de garde. Un verre de punch, madame Bijou.

LEDRU, à madame Bijou.

Hein, madame, c’est pas malheureux qu’on ne peut pas me trouver un lit ?

LA MÈRE BIJOU.

Vous n’avez pas de lit ?

LEDRU, plaintif.

Non, madame. On ne sait pas à quel peloton je compte. C’est plus fort que de jouer au bouchon.

À Sinoquet.

Vous en avez un, vous, de lit ?

SINOQUET.

Oui, j’en ai un.

LEDRU.

Vous avez de la veine, vrai, alors. Et vous, maréchal des logis, vous ne pourriez pas me le dire, à quel peloton je compte ?

LE MARÉCHAL DES LOGIS ROSETTE.

Est-ce que je sais, moi ? En voilà un paquet !

LEDRU.

Mande pardon.

VANDERAGUE, chantant, le verre haut.

À la santé des bons bougres
Qui nous régalent aujourd’hui.

DES VOIX.

Aux réservoirs !

D’AUTRES VOIX.

À la classe !

TOUS.

Vive la classe !

On trinque.

UN SOLDAT, assis au fond.

Fixe !

Tout le monde se lève.

MOUSSERET, entré par le fond.

Le maréchal des logis Rosette ?

LE MARÉCHAL DES LOGIS ROSETTE.

Présent !

MOUSSERET.

Qu’est-ce que vous faites là ? Vous venez boire étant de garde, maintenant ?

LE MARÉCHAL DES LOGIS ROSETTE.

Mon lieutenant, j’étais venu acheter une chandelle.

MOUSSERET.

Je vous dis. C’est bon, taisez-vous. – Est-ce que Potiron est rentré ?

LE MARÉCHAL DES LOGIS ROSETTE.

Non, mon lieutenant.

MOUSSERET.

Bien entendu. Eh bien, je m’en vais, moi, et vous savez ce que je vous ai dit : vous allez me coffrer Potiron sitôt son retour au quartier ; illico, de pied ferme, à l’œil ! Si demain, à mon arrivée, il n’est pas sous les verrous, c’est à moi que vous aurez affaire. J’ai vu des gens avoir du culot, mais pas dans ces proportions-là.

LE MARÉCHAL DES LOGIS ROSETTE.

Bien, mon lieutenant.

MOUSSERET.

Et puis, vous m’avez l’air chandelle, vous, encore. Pressez-vous, hein...

Fausse sortie.

LEDRU.

Mon lieutenant...

MOUSSERET, s’arrêtant.

Hé ?

LEDRU.

C’est vous qui êtes de semaine ?

MOUSSERET.

De quoi vous mêlez-vous ? Est-ce que ça vous regarde ? Je ne vous demande pas la couleur de vos bas, moi.

LEDRU.

C’est parce que voilà... j’ai pas de lit.

MOUSSERET.

Voulez-vous le mien ?... Quelle pochetée !

Rires. Il sort.

JOBERLIN.

Eh ben, mon vieux, tu te fais salement tutoyer.

On s’est rassis.

LEDRU, navré.

C’est dégoûtant, ça aussi.

Rires. Le brouhaha général des conversations a repris.

VANDERAGUE, de sa table.

Deux sous de saucisson et un demi-setier.

MADAME BIJOU.

T’as de l’argent ?

VANDERAGUE.

J’attends un mandat. Je ne sais pas comment ça se fait qu’il n’est pas encore arrivé. Pour sûr je l’aurai demain.

MADAME BIJOU.

Regarde donc mon œil. T’auras rien. D’abord, tu me dois déjà douze sous.

VANDERAGUE.

Eh ben, vrai !

MADAME BIJOU.

Eh ben, c’est comme ça. Et puis ôte-toi de là. Tu nous gênes.

VANDERAGUE.

Vous savez, mère Bijou, je vous retiens. C’est pas chouette ce que vous faites là.

Apercevant Ledru qui siffle tranquillement son petit verre.

Eh ben, mon salaud.

LEDRU.

Qu’est-ce qu’y a ?

VANDERAGUE.

Si des fois t’aimes pas l’eau d’aff, tu peux te faire servir autre chose. Un verre pour moi ?

LEDRU.

La peau !

VANDERAGUE.

La peau ?...

LEDRU.

Est-ce que je te connais ?

VANDERAGUE, à haute voix.

Hé ! là-bas, la coterie ! V’là un client qui fait suisse.

JOBERLIN.

Où ça donc ?

VANDERAGUE.

C’est çui-là !

JOBERLIN.

C’est pourtant vrai ! Y boit tout seul.

TOUT LE MONDE.

Y fait suisse ! Y fait suisse !

LEDRU, épouvanté.

Quoi, je fais suisse ?

JOBERLIN.

Parfaitement !... En couverte !

LEDRU, qui hurle.

J’aime mieux payer une tournée !

DES VOIX.

Non ! Non ! En couverte ! En couverte !

VANDERAGUE.

Silence, donc !

LAIGREPIN.

Fermez vos boîtes !

LEDOUX.

Y a la goutte à boire, v’là le plus clair.

LE CHŒUR.

Des litrons !... Des litrons !... Des litrons !...

LEDRU.

Qu’est-ce que vous prenez ?

LAIGREPIN.

De la vinasse, vous, là-bas ?

MADAME BIJOU.

Tout le monde aura la même chose, comme ça y aura pas de jaloux.

DES VOIX.

Mais oui ! Mais oui !

Madame Bijou aligne sur son comptoir un régiment de petits verres.

BOURRE, à Ledru.

Eh ben, qu’est-ce que t’as toi ?

LEDRU.

Je m’embête... à cause de mon lit.

LAIGREPIN.

Ah ! Enlevez-le... ! Il nous canule avec son poussier.

JOBERLIN.

Ferme ça, hein !...

LEDRU.

Vous croyez que c’est drôle ?

On entend : Assez ! Assez !

VANDERAGUE.

Ta gueule !

LEDRU, après avoir bu.

Tout de même, ça vous recale l’estomac. J’avais besoin de ça.

JOBERLIN, au comptoir.

Ben, et moi ? Qu’est-ce que je dirai donc ?

PÉPLAT, assis sur un coin de table.

Ah ! toi, t’es tout le temps à chialer.

JOBERLIN.

Comment ! J’ai pas raison, p’t-êt’ben, de me plaindre de la gamelle ?

LEDOUX.

Si ! Pour ce qui est de ça, t’as raison ; la soupe ne vaut pas un clou !

JOBERLIN.

Enfin, voyons ?

VANDERAGUE.

C’est un fait. J’sais pas qu’est-ce qu’y fourrent là-dedans ; les vieilles basanes de brig-four, j’cré ben ?

LAIGREPIN.

Le fourrier est un fricoteur.

JOBERLIN.

Non ! C’est pas le voleur d’étiquettes.

LEDOUX.

Qui que c’est alors ?

JOBERLIN.

Le cuisinier.

PÉPLAT.

Comment le sais-tu ?

JOBERLIN.

Je l’ai su en ville. Y fricote avec el’boucher.

LEDOUX.

Non ?

JOBERLIN.

Y fricote avec el’boucher, que je vous dis.

VANDERAGUE.

Au fait, ça se pourrait.

JOBERLIN.

Y rabiote sur tout : su’ el’sel, su’ les pommes de terre, su’ el’cahoua !

VANDERAGUE.

C’est-y Dieu possible !

JOBERLIN, solennel.

Tiens !

Il lève la main devant Dieu et crache.

LEDOUX.

Bon sang !

VANDERAGUE.

Quat’z hommes de bonne volonté pour y casser la figure ?

LAIGREPIN.

Je marche !

TOUS.

Moi aussi !

PÉPLAT.

Barca ! On va y dégrader le portrait.

MADAME BIJOU.

Faites donc pas de foin. Joberlin a raison. Seulement, le chiqué, ça ne vaut rien... Faut vous plaindre.

LEDOUX.

À qui ? Au fourrier ? Si vous croyez que ça le touche !...

MADAME BIJOU.

Plaignez-vous au général : y va venir passer l’inspection, v’là le coup ou jamais !

LAIGREPIN, séduit.

Ah, bon Dieu !

VERGISSON, railleur.

Hein, Joberlin ? Y serait pas ordinaire, ce coup-là ?

JOBERLIN.

Non, mais voilà, faudrait qu’on soye plus crâne qu’on ne l’est. Le malin qui commencera ?

VERGISSON.

Commence, toi.

JOBERLIN.

Pourquoi moi ?

VERGISSON.

Dame ? quand on chine les autres, faut savoir donner le bon exemple.

JOBERLIN, la main tendue.

Chiche que je fais du boniment ?

VERGISSON, incrédule.

Ah ouat !

JOBERLIN.

Combien que tu paries ?

VERGISSON.

Macache, que je te dis. T’oserais pas.

JOBERLIN.

À cause ? Quoi, le général, c’est pas le bon Dieu, après tout !

BOURRE.

Ça, c’est sûr !

JOBERLIN.

Et quand même qu’y le serait, c’est pas ça qui me fermerait ma boîte.

VERGISSON.

Cause toujours. Tu m’intéresses.

JOBERLIN.

Ah ! je t’intéresse ?... Eh bien, j’y dirai, justement.

VERGISSON.

Au général ?

JOBERLIN.

Au général.

VERGISSON.

Tu diras peau de zébie, v’là tout !

JOBERLIN.

Qui qu’y me soutient ?

VANDERAGUE.

Moi !

LAIGREPIN.

Moi !

SINOQUET.

Moi !

DES VOIX.

Moi !

VERGISSON.

Moi aussi, parbleu, c’te malice !

JOBERLIN, très net.

Allez ! zou ! j’y dis !

PÉPLAT, bouleversé.

Non ?

JOBERLIN.

J’y dis, que je vous dis ! Et si je manque à ma parole, aussi vrai comme y n’y a qu’un Dieu, j’suis plus digne d’êt’ cavalier de première classe !...

PÉPLAT.

Ah ! c’est comme ça ! Eh ben, mon salaud, on sera deux !

BOURRE.

Eh ben, mon salaud, on sera trois !

VERGISSON.

Parles-y le premier, au général ; comme j’y dirai : « Mon général, c’est la vérité en personne : le cuisinier est un rabioteur, de nourrir des pauvres soldats comme c’est qu’on est nourri ici. C’est une pitié et une dégoûtation. »

TOUS.

Oui...

LAIGREPIN.

Et puis, moi, j’y dirai que c’est vrai.

VANDERAGUE.

Et moi aussi.

TOUS.

Joberlin a raison.

VANDERAGUE.

Il a raison.

DES VOIX.

Il a raison !

POTIRON, sur le seuil de la porte.

Certainement, il a raison. Je ne sais pas de quoi il s’agit, mais il a raison tout de même.

TOUS.

Potiron !

POTIRON.

Qu’a le nez rond comme un marron !

Rires.

LAIGREPIN.

Eh ben, mon colon, t’as pas le trac. T’as manqué l’appel du soir.

POTIRON.

Qu’ça peut te fiche ? Est-ce que ça te regarde ?

LAIGREPIN.

Comment qu’ça se fait que t’es pas à la boîte ?

POTIRON.

J’y ai coupé.

LAIGREPIN.

En quoi f’sant ?

POTIRON.

Je radine au quartier, le logis me chauffe au corps de garde : « À la boîte », qu’y dit. « À la boîte ! Regardez-moi donc voir un peu. Je me porte nouveau malade. » Voilà.

LAIGREPIN.

Tu sera pas reconnu à la visite, demain.

POTIRON.

Allez !... Marré !.. qui qui me rince ?...

À Ledru.

Ôte-toi donc de là, toi, nez sale !

BOURRE.

Y marronne parce qu’il n’a pas de lit.

POTIRON.

Comment, pas de lit ?

LEDRU.

Non.

POTIRON.

À cause ?

LEDRU.

Ils sont tous occupés...

POTIRON.

Pas vrai ! J’en connais un...

LEDRU.

Où ça ?

POTIRON, le pouce en l’air.

Le v’là !... Grimpe dessus, tu verras la butte !

Rires.

Ah ! et puis, zut, je me fends d’une tournée générale.

Acclamations.

VERGISSON.

Y a pas à dire, pour une bienvenue, v’là une chouette bienvenue !

VANDERAGUE.

Vive Potiron !

LE CHŒUR.

Vive Potiron !

POTIRON.

V’là comme on est à La Villetouse. Et puis, c’est pas tout ça ! Si on en poussait une ?... C’est moi qui fais le chef d’orchestre.

VANDERAGUE.

Su’ la table !

LE CHŒUR.

Oui, oui !

POTIRON.

Ça y est... Rangez les glass, ou je casse tout !

Il escalade une table. Tumulte. Cris. Acclamations.

POTIRON, debout sur la table.

La mèr’ dit à sa fille : Ne les fais pas payer,
Ces cavaliers.
Il en reviendra d’autr’s pour trinquer avec nous
Des pousse-cailloux,
Des pisse-tout-d’bout.
La mère Letrou,
Servez-nous bien.
Quand à d’l’argent, la vieille,
J’t’en donnerai
Quand j’en aurai.

Fanfare générale. Au dehors, sonnerie de la fermeture des cantines.

FLICK, qui entre brusquement.

Ah çà ! Vous vous fichez du monde ? On vous entend de l’hôtel de ville ! Bon ! En v’là un qui fait le comédien, à c’t’heure ! Voulez-vous descendre de là !... Tonnerre, mais c’est Potiron !... Pourquoi donc n’êtes vous pas au chose ?

POTIRON.

J’suis malade !

FLICK.

Malade ?

POTIRON.

Certainement !

FLICK.

Au chose ! Au chose !

POTIRON.

Demain !... si je suis pas reconnu !

FLICK.

Oui ? Eh ben, tâchez à ne pas l’être, vous n’y couperez pas de huit et sept. Au lit !... Au lit !... Et vous autres aussi !... Ah ! les rosses !

À Ledru.

Qu’est-ce que vous faites là ? Vous êtes sourd ? Je vous dis d’aller vous coucher !

LEDRU.

Mais j’ai pas de lit, mon lieutenant.

FLICK.

Pas de lit ? Attendez, mon garçon, je vais vous en trouver un tout de suite... Vous y serez un peu à la dure, mais vous n’aurez pas la peine de le reborder demain matin.

Obscurité.

Tonnerre ! Qu’est-ce qui a fait ça !

Brusquement, en effet, le gaz s’éteint. C’est Potiron qui, profitant de ce que Flick lui tournait le dos, en a tourné la clef d’une main rapide. Nuit noire dans la salle et sur le théâtre. Potin assourdissant au cœur des ténèbres. Des voix hurlent, on entend Flick crier : « Au chose. » Des gamelles lancées à la volée rebondissent par le plancher. Au dehors, la trompette de garde sonne la fermeture des cantines.

 

 

Septième Tableau

 

Le bureau du chef. Au lever du rideau Fricot et Laplotte sont occupés à balayer la pièce. Ils ont introduit leur brouette. À la table du scribe, Mousseret, assis, couvre de lignes tracées d’une main rageuse une feuille du cahier de punitions. Le scribe, qui lui a abandonné sa place, attend en silence, debout auprès de lui.

 

 

Scène première

 

FRICOT, LAPLOTTE, MOUSSERET, puis POTIRON

 

FRICOT, à part, ramassant un bout de cigarette sur le plancher.

Une femelle ! C’est bon à garder.

MOUSSERET, s’interrompant d’écrire.

Pas tant de zèle, vous là-bas, hé !

FRICOT.

C’est pas de notre faute, mon lieutenant. L’adjudant nous a dit de venir balayer le bureau, alors nous balayons le bureau.

MOUSSERET.

C’est bon ; contentez-vous de faire semblant. Avec ça on gèle, sacristi ! Fermez donc la porte, Péplat.

Péplat obéit et repousse la porte. Fricot et Laplotte se mettent à balayer dans le vide, le balai régulièrement promené de droite à gauche, à quelques centimètres au-dessus du plancher.

Là !... Voilà un petit motif de punition qui n’est pas dans une musette !... Rossard de Potiron ! S’il y coupe de ses huit jours de prison, je veux être changé en chaufferette, comme dirait notre capitaine.

PÉPLAT.

Potiron ?

MOUSSERET.

Oui, Potiron !... un gaillard qui se figure que j’ai fait deux ans de Saint-Cyr à seule fin de lui courir après comme un rat empoisonné, sans pouvoir mettre la main dessus.

PÉPLAT, qui a consulté le livre de l’infirmerie.

Il s’est porté malade.

MOUSSERET.

Je sais. J’ai appris cette heureuse nouvelle en débarquant au quartier ce matin. Je me suis immédiatement rendu à sa chambre, qu’il venait de quitter, comme de bien entendu, pour se rendre Dieu sait où.

PÉPLAT.

Il est peut-être à la cantine.

MOUSSERET.

Il est possible qu’il y soit, mais comme il suffirait que j’y fusse, moi, pour qu’aussitôt il n’y fût plus, lui, j’aime mieux le croire que d’aller y voir. Vous comprenez que j’en ai assez. Si un jour, plus tard, dans l’avenir, la Providence m’admet enfin à l’honneur de contempler les traits de Potiron, je lui dirai deux mots touchant son affaire.

Il sort.

FRICOT.

Y me dégoûte, moi, ce pierrot-là, avec son képi en gamelle et sa culotte en flanc de soufflet.

LAPLOTTE.

C’est gros comme deux liards de beurre et ça fait du pet comme trente-six. Qué pitié !

PÉPLAT.

Dites donc, quand vous aurez fini de faire les rentiers ?

FRICOT.

Ça te gêne ?

PÉPLAT.

Bien sûr, ça me gêne. Vous m’encombrez. Et puis c’est pas tout ça ; le chef va revenir et il va en faire un, de chambard, s’il vous trouve encore ici.

À Potiron qui entre.

Tiens, vous v’là, vous ?

LAPLOTTE.

Ah ! Potiron !

POTIRON.

Qu’a le nez rond comme un marron.

PÉPLAT.

Vous tombez bien. L’officier de semaine sort d’ici, il a à vous parler.

POTIRON.

Je sais ce qu’il a à me dire. Ça peut attendre. Dis donc, toi, gratte-papier, t’as pensé à me porter sur le cahier de l’infirmerie ?

PÉPLAT.

Mais oui, mais oui.

Potiron, en effet, s’est improvisé une petite silhouette de malade qui ne manque pas de pittoresque. Il est chaussé de sabots, couvert d’un vaste manteau à pèlerine, coiffé d’un calot d’écurie qui lui descend jusqu’aux sourcils.

FRICOT.

T’es malade ?

POTIRON.

Qu’ça peut te foute, à toi ? Est-ce que t’es mouchard ? Oui, je suis malade.

FRICOT.

Qu’est-ce que t’as ?

POTIRON.

J’ai le sang qui m’a descendu, à force d’avoir les pieds par terre.

LAPLOTTE.

Eh ben, mon vieux !

POTIRON.

C’est pas une blague ! Avec ça j’ai la peau trop courte. Je ne peux pas fermer un œil sans ouvrir l’autre. Vous croyez que c’est pas malheureux !

Ils rient tous trois.

FRICOT.

Tire voir ta menteuse.

Potiron tire la langue.

LAPLOTTE.

All est bath.

POTIRON.

J’ai fumé une pipe de paille.

LAPLOTTE.

Fumes-en une autre. T’auras la langue comme une couenne de cochon. C’est ce qu’il faut. Et puis un conseil. Quand c’est qu’t’arriveras devant le major, tape dans le mur avec ton coude. Y a rien de bon comme ça pour la fièvre. D’ailleurs tu seras pas reconnu.

FRICOT.

Pour ça, mon vieux plein de vent, tu peux te gratter.

POTIRON.

Croyez ?

LAPLOTTE.

Y a des chances.

PÉPLAT.

Sérieuses. Bah ! vous aurez quatre jours de plus ; vous n’en mourrez pas pour ça.

POTIRON.

Quat’ jours de plus ? oh ! mais, macache ! Je commence à en avoir soupé, d’écoper tout le temps quat’ jours. Je me connais ; je ne ferai pas de vieux os ici, moi... – Prendre un verre ?

LAPLOTTE.

Des fois.

POTIRON.

En route, en ce cas !

FRICOT.

Allez ! allez ! Ramasse ton truc.

PÉPLAT.

C’est ça !... fichez-moi le camp, je vous ai assez vus.

Au loin la sonnerie du chef.

LAPLOTTE et FRICOT, chantant.

T’en auras quat’jours de plus,
T’en auras quat’jours de plus.

LAPLOTTE, sur le pas de la porte.

Attends ! c’est trop lourd.

Il fait jouer le fond de la brouette. Une partie du fumier qu’elle contenait tombe sur le seuil.

Là !

Il sort.

T’en auras quat’jours de plus,
T’en auras quat’jours de plus.

 

 

Scène II

 

PÉPLAT, puis FAVRET, FLICK et LE MARÉCHAL DES LOGIS BARQUETTI, puis HURLURET, puis VERGISSON

 

PÉPLAT, seul, assis à la table et consultant la carte d’état-major.

Voyons, nous disons... Lunéville... 432... Lunéville... quatre-cent trente-deux.

Entrent Favret, Flick et le sous-officier de semaine. L’adjudant est botté, il porte autour du corps la gibecière de vaguemestre.

FAVRET, entrant le premier.

Eh ben, à la bonne heure ; c’est propre !

FLICK.

Encore un tas d’ordures !... Péplat !

PÉPLAT.

Mon lieutenant ?

FLICK.

Qui est-ce qui a apporté ça ici ?

PÉPLAT, stupéfait.

Mais ! mon lieutenant, je n’en sais rien. Ça n’y était pas tout à l’heure.

FLICK.

Bizarre ! bizarre ! ces éternels tas d’ordures !

Il va à la table du chef.

Un instant, chef, je vais vous envoyer un homme de corvée. – La semaine !

LE MARÉCHAL DES LOGIS.

Mon lieutenant ?

FLICK.

Vous avez les mandats ?

LE MARÉCHAL DES LOGIS.

Voici.

FAVRET, qui dépose son shako sur le haut de sa charge.

Sale temps ! Il a neigé toute la nuit !

À Péplat.

Eh bien, ce topo ; ça avance ?

PÉPLAT.

Il est presque fini.

FAVRET.

Voyons... Oh ! mais il est très bien !... Vous êtes un chic type, Péplat ; je vous embrasserai au jour de l’an.

PÉPLAT.

Ça ne presse pas.

FAVRET.

Passez-moi la plume.

PÉPLAT.

Vous voyez quelque chose à refaire ?

FAVRET.

Du tout !... c’est pour le signer.

Il signe.

FLICK, tirant de sa gibecière des lettres.

Le courrier.

FAVRET.

Pas de lettre pour moi ?

FLICK.

Non.

La porte s’ouvre. Hurluret apparaît.

HURLURET.

Rien de nouveau ?

FAVRET.

Non, mon capitaine.

HURLURET.

Les deux lascars ?

FAVRET.

Toujours manquants.

HURLURET.

Chameaux !

Il sort.

FAVRET.

Ce que je l’aurai entendue de fois, cette phrase-là !

FLICK, au maréchal des logis en lui remettant les lettres par paquets.

1er peloton, 2e peloton, 3e peloton, 4e peloton.

LE MARÉCHAL DES LOGIS BARQUETTI.

Merci.

HURLURET, qui entre.

Dites-moi, chef...

Au maréchal des logis.

Ah ! maréchal des logis, passez donc à la cantine dire qu’on m’apporte trois absinthes.

LE MARÉCHAL DES LOGIS BARQUETTI.

Bien, mon capitaine !

Il sort.

HURLURET, à Favret.

Je pense à une chose. Ils ne vont pas tarder à être déserteurs.

FAVRET.

Qui ça ?

HURLURET.

Les deux lascars.

FAVRET.

Il y a longtemps que c’est fait.

HURLURET.

Comment !

FLICK.

Sans doute, mon capitaine. Ils sont déserteurs d’hier soir. Oh ! vous pouvez être tranquille ; ils n’y couperont pas de leurs deux ans.

HURLURET.

Vous êtes bien pressé, monsieur. Quand sont-ils partis ?

FLICK.

Mercredi. Il y a donc aujourd’hui neuf jours.

HURLURET.

Eh bien ! neuf moins quatre, reste à cinq ; et il n’y a désertion qu’au bout de six jours pleins.

FLICK.

Je vous demande pardon, mon capitaine. De quels quatre jours parlez-vous ?

HURLURET.

Des quatre jours de permission que je leur avais accordés.

FLICK.

Deux !

HURLURET.

Quatre !

FAVRET, à part.

Bon ! v’là les comptes d’apothicaires qui commencent.

FLICK.

Vous faites erreur, mon capitaine, vous avez accordé à chacun deux jours seulement de permission régulière.

HURLURET.

C’est donc sans l’avoir fait exprès, car ils m’en avaient demandé quatre.

FLICK.

Pourtant, la décision d’hier dit en propres termes ceci.

Il ouvre le cahier de décisions qui se trouvait à portée de sa main et en tourne avidement les pages. Un silence. Hurluret ne bronche pas. Flick commence à se décontenancer. La feuille compromettante a été couverte d’encre.

HURLURET.

Qu’est-ce qu’elle dit, la décision ?

FLICK.

Mais...

HURLURET.

Qu’est-ce qu’elle dit ?

FLICK.

Elle ne dit rien. On ne peut pas lire. On a répandu de l’encre dessus.

FAVRET, à part.

Naturellement.

HURLURET.

Ce n’est pas moi.

PÉPLAT, à part.

Au contraire.

Un temps.

HURLURET, à Flick qui le regarde fixement.

Je vous rappelle quelqu’un ?

FLICK.

Non. Pourquoi ?

HURLURET.

Je ne sais pas, vous êtes là à me dévisager avec des yeux de poule qui a trouvé un couteau.

FLICK.

Pourtant...

HURLURET.

Et puis, je voulais vous dire : asseyez-vous donc, je vous en prie ; vous allez vous fatiguer à rester comme ça sur vos jambes.

Flick se lève précipitamment. Il esquisse un geste.

Assez ! Ce n’est pas d’aujourd’hui que j’ai à me plaindre de votre impolitesse.

FLICK.

Mon capitaine...

HURLURET.

Vous prenez avec moi des familiarités un tant soit peu déplacées, et vos façons de me jeter des coups d’œil de biais pour des mégots qu’on ne retrouve plus, ou pour des pages maculées d’encre au cahier de décisions, me déplaisent singulièrement. Rappelez-vous donc devant qui vous êtes et faites trois pas en avant !... Un ! deux ! trois ! – Bien. L’honneur de vous saluer, monsieur.

Sortie effarée de l’adjudant.

HURLURET.

En voilà un client qui me dégoûte !

FAVRET.

Ça se voit.

HURLURET.

Vilain oiseau !... Du reste, il n’est pas le seul.

FAVRET, qui s’installe à sa table le dos au mur.

Qu’est-ce qu’il y a donc, mon capitaine ?

HURLURET.

Y a que je commence à en avoir plein le dos, que tout le monde se fout de moi ici, et que ça ne peut plus durer.

Avisant des cigarettes qui traînent sur la table du chef.

C’est à vous, ces cigarettes-là ?

FAVRET.

Prenez donc, mon capitaine.

HURLURET.

Y a que j’aurai passé ma vie à la gâcher au profit d’un tas de propariens ! des Croquebol, des La Guillaumette !... gredins, chenapans, malfaiteurs, qui me traitent comme un bleu de leur classe et me font faire des choses contraires à mon devoir.

À Péplat.

Donnez-moi du feu, vous !...

Il s’allume.

Chameaux ! Voyons, chef, je vous le demande ; est-ce mon rôle d’aller faire le Jacques et de répandre de l’encre sur le cahier de décisions pour sauver la mise à deux gouapes ?

FAVRET.

Tiens ! c’est donc vous ?

HURLURET.

Oui, c’est moi ; et je ne sais ce qui me retient de me flanquer moi-même aux arrêts.

FAVRET.

Entre nous, mon capitaine, vous ne l’auriez pas volé.

HURLURET.

Ah ! j’accorde des permissions, et voilà l’usage qu’on en fait ? Eh bien, on peut y revenir ! Des permissions ? Mon pied au derrière, voilà !... et ma cravache par le nez ! Vingt-quatre, seulement vingt-quatre heures, et je veux être changé en pendule !

On frappe.

Entrez !

Entre Vergisson.

Qu’est-ce que tu veux, toi ?

VERGISSON.

Mon capitaine, je viens de recevoir une lettre. Y a mon frère qui se marie lundi.

HURLURET.

Un cocu de plus... Et alors ?

VERGISSON.

Alors, mon capitaine, je viens vous demander si des fois ça serait un effet de votre bonté de m’accorder une permission de huit jours.

HURLURET, qui marche sur lui.

Tu dis ?

VERGISSON, qui recule.

Mon capitaine...

HURLURET.

Tu dis ? Ah ! bien, non, celle-là est trop forte... Huit jours de permission ! Huit jours de permission !... Le frère de cet idiot se marie et il faut... Tourne-toi ! tourne-toi tout de suite que je t’envoie mon pied dans le derrière.

VERGISSON.

Mais, mon capitaine, je n’ai rien fait.

HURLURET.

Huit jours de permission ?... En veux-tu quinze, andouille ? Mais file donc que je n’entende plus parler de toi... Quel débarras, cré nom de Dieu !... Chef, portez-moi cette brute au rapport pour une permission de quinze jours.

VERGISSON.

Merci beaucoup, mon capitaine. Vous êtes bien bon.

HURLURET.

Ah ! je suis bon ! Eh bien ! tâche de manquer à l’appel à l’expiration de ton congé ou de me revenir le nez sale, je t’apprendrai comment je m’appelle, moi. Tu verras un peu si je suis bon. Allez ! psst... Rompez !

VERGISSON.

Quand est-ce que je pourrai partir ?

HURLURET.

Tout de suite ! bon voyage, bon vent, la paille au derrière et le feu dedans...

Il lui pousse la porte dans le dos.

Un de moins, autant de gagné !... Ah ! j’en ai chaud. Je vous dis, chef, que ces gaillards-là me feront crever à la peine ! Vous ne me croyez pas ?

FAVRET, qui s’amuse.

Je ne fais que ça.

HURLURET.

Vous ne faites que ça, avec cette différence que vous vous payez ma figure.

FAVRET.

Oh ! je ne me permettrais pas...

HURLURET.

Comment donc ? D’ailleurs, j’y suis fait. Seulement, mon cher, vous faites l’absinthe comme un pied, et quand on fait l’absinthe comme un pied, on prend un parti énergique. On attend le retour de l’averse, on met les verres sous une gouttière et la question est tranchée. Ah ! là ! là ! Enfin !... À la vôtre, chef !

FAVRET.

À votre santé, mon capitaine.

HURLURET, à Péplat.

Eh ben, petit gars ?

PÉPLAT.

Mon capitaine ?

HURLURET.

Prenez pas un verre avec nous ?

PÉPLAT.

Avec plaisir, mon capitaine.

Ils trinquent tous trois. Chacun d’eux porte son verre à sa bouche. À ce moment la porte s’ouvre et le général apparaît.

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, LE GÉNÉRAL

 

LE GÉNÉRAL, entrant.

Bonjour, messieurs.

PÉPLAT, se levant.

À vos rangs.

FAVRET, à part.

Oh !

HURLURET, à part.

Le général !

LE GÉNÉRAL, très paternel.

Repos ! Repos !

HURLURET.

Mon général...

Il a précipitamment déposé son verre sur la table, puis s’est élancé vers une chaise qu’il a empoignée au dossier et qu’il apporte au général. Malheureusement il a avalé de travers sous l’émotion de la surprise, et il demeure suffoquant, toussant, crachant.

LE GÉNÉRAL.

Eh là ! Eh là !

Il lui tape doucement dans le dos.

Tâchons de ne pas nous étrangler.

HURLURET.

Mon général, je suis confus...

LE GÉNÉRAL, qui plaisante.

De quoi, mon Dieu ? C’est ma vue qui vous fait avaler de travers ? Que diable, mon cher capitaine, nous sommes de vieux camarades.

À Péplat et à Favret qui sont demeurés immobiles à la position militaire.

Asseyez-vous, chef, je vous prie ; et vous aussi, mon enfant ; j’entends ne déranger personne.

HURLURET.

La pièce est un peu en désordre... vous voudrez bien fermer les yeux.

LE GÉNÉRAL.

Comment donc !... Du reste, ce serait plutôt à moi de m’excuser. Je vous trouble. Vous étiez en train de prendre votre apéritif.

HURLURET.

Mon Dieu !

LE GÉNÉRAL.

C’est tout naturel.

Il se penche sur les verres.

Je vous demande pardon, je suis un peu myope.

Ni chair, ni poisson.

C’est de l’absinthe.

HURLURET.

Oh ! un rien ! une goutte ! un soupçon ! Juste ce qu’il faut pour dire qu’on ne boit pas de l’eau claire.

LE GÉNÉRAL.

Très bien, très bien. L’absinthe n’a rien de malfaisant.

HURLURET.

Rien du tout !

LE GÉNÉRAL.

...À la condition, bien sûr, qu’on en use avec discrétion.

HURLURET.

Bien entendu.

LE GÉNÉRAL.

Parce que, prise en abondance, elle tape sur le système nerveux et occasionne des troubles cérébraux.

HURLURET.

Mon général, vous pouvez être tranquille. J’en prends une larme par-ci par-là, mais enfin c’est l’exception.

LE GÉNÉRAL.

C’est cela.

Bas.

Et puis autant que possible, ne buvez pas avec des sous-officiers. Ça n’a aucune importance, mais des hommes pourraient entrer ; ce serait d’un effet déplorable.

HURLURET.

Croyez bien, mon général, que ce n’est pas dans mes habitudes... Un fâcheux hasard a voulu...

LE GÉNÉRAL.

J’en suis persuadé !... Laissons cela...

HURLURET, à part.

Pincé ! Cré tonnerre de Dieu !

Haut.

Mon général, je vous demanderai la permission de m’absenter une minute... quelques instructions à donner à l’officier et au sous-officier de semaine, relativement à la visite dans les chambres.

Fausse sortie.

LE GÉNÉRAL.

C’est inutile. D’ailleurs, je suis un peu pressé, il faut que je sois à Saint-Blaise à quatre heures. Nous allons donc nous conformer tout simplement au programme de la journée. Donnez-moi le cahier de décisions.

PÉPLAT.

Voici, mon général.

LE GÉNÉRAL.

Il est gentil, ce garçon. C’est votre scribe ?

FAVRET.

Oui, mon général.

LE GÉNÉRAL.

Parfait, parfait ! A-t-il une belle écriture ?

FAVRET.

Pas mauvaise.

PÉPLAT, souriant et respectueux.

On fait de son mieux.

LE GÉNÉRAL.

C’est évident. Voyons cela !

Il prend sur la table et élève jusqu’à ses yeux la feuille de papier sur laquelle le jeune homme était penché au moment de son arrivée.

Je vous demande pardon ; ma sacré myopie...

FAVRET, à part.

Zut ! mon topo !

Un temps.

LE GÉNÉRAL.

C’est un tracé topographique, ça ?

PÉPLAT.

...Oui... mon général.

LE GÉNÉRAL.

Il est net... clair... les altitudes sont très bien indiquées. C’est vous qui faites ça ?

PÉPLAT.

Euh... oui, mon général.

LE GÉNÉRAL.

Je vous fais mes compliments... – Dites-moi, pourquoi est-il signé : « Favret, maréchal des logis-chef » ?

FAVRET, intervenant.

Mon général, je vais vous dire : en principe, c’est moi qui l’ai fait.

LE GÉNÉRAL.

Ah ! très bien.

FAVRET.

...et je le lui avais repassé pour qu’il fît les ombres.

LE GÉNÉRAL.

Quelles ombres ?

FAVRET.

Les hachures, si vous préférez...  le cadre... des bêtises, quoi ! quelques petits enjolivements... afin que ça ait plus d’œil.

LE GÉNÉRAL.

Parfaitement ! Il est excellent, ce topo. Un simple conseil : à l’avenir, ne confiez donc à personne le soin de terminer vos tracés.

FAVRET.

Mon général...

LE GÉNÉRAL.

Ça n’a aucune importance, mais ça pourrait créer de fâcheuses équivoques, ce qui est tout à fait inutile. Voici.

Il lui tend le papier.

FAVRET.

Merci, mon général.

LE GÉNÉRAL.

Et puis, quand vous aurez une minute à vous, faites-vous donc couper les cheveux ; ce sera plus réglementaire.

HURLURET.

Mon général, je suis désespéré.

LE GÉNÉRAL.

De rien ! de rien !

HURLURET.

Un charmant garçon !...

LE GÉNÉRAL.

Je n’en doute pas.

HURLURET.

Un sous-officier d’élite.

LE GÉNÉRAL.

Mais oui, mais oui.

HURLURET.

J’espère, mon général, que vous ne resterez pas sous cette mauvaise impression.

LE GÉNÉRAL.

Puisque je vous dis, mon cher capitaine, que cela n’a aucune importance. Voyons !

Il s’installe à la table du chef et commence à feuilleter le cahier.

Nous disons... Décision... Décision... Décision... Mardi 16, mercredi 17, jeudi 18, samedi 20... – Où est donc le vendredi 19 ?

HURLURET.

Il doit être porté.

LE GÉNÉRAL.

Je ne vois rien...

Il se penche sur le cahier.

Je vous demande pardon, mais mes mauvais yeux... Ah ! si fait... si fait ; j’aperçois. Diable ! On a renversé dessus tout le contenu d’un encrier !

HURLURET.

Pas possible !

FAVRET, à part.

Aïe !

LE GÉNÉRAL.

Voyez vous-même.

HURLURET.

C’est exact.

À Favret.

Qu’est-ce qui a fait ça ?

FAVRET.

Je n’en sais rien, mon capitaine.

HURLURET, à Péplat.

Personne n’est entré ici ?

PÉPLAT.

Non, mon capitaine, personne.

HURLURET.

Cré nom d’un chien de nom d’un chien !... Mon général, je ne sais comment vous expliquer... Ça a l’air d’une fatalité !

LE GÉNÉRAL.

Oh ! ça n’a aucune importance. Je vous demanderai seulement de veiller à ce que ça ne se renouvelle plus.

HURLURET.

Soyez sûr...

LE GÉNÉRAL.

Cela vaudra mieux. Vous comprenez ?

HURLURET.

Oui, mon général.

LE GÉNÉRAL.

À merveille ! D’ailleurs la décision d’aujourd’hui va me donner ce que je cherchais... Voyons... heu... heu... « Samedi, midi, revue des hommes dans la cour. » Euh... Euh...

MOUSSERET, entrant en coup de vent.

Cochon de Potiron ! Est-ce qu’il ne s’est pas donné de l’air !

Mimique désespérée d’Hurluret et de Favret qui s’efforcent de le faire taire.

MOUSSERET, qui ne voit pas le général.

Parfaitement ! Recalé à la visite, on l’avait envoyé balayer la cour du rapport. J’y cours dans le fol espoir de le rejoindre. Ah ! ouat, j’ai trouvé une brouette et une pelle, mais de Potiron, aucunement ! Le gaillard avait sauté le mur, et avec ses effets de prisonnier, qui plus est.

LE GÉNÉRAL l’a laissé dire sans broncher. À la fin, il se retourne et dit.

Voilà qui est plus grave.

MOUSSERET.

Oh !

HURLURET, bas à Mousseret.

Andouille, va !

Au général.

Mon général, soyez tranquille ; ça n’a aucune importance.

À part.

Tiens ! moi aussi !

Haut.

Nous allons repincer ce gaillard-là, vous allez voir si ça va traîner.

LE GÉNÉRAL.

Je le souhaite... Ce n’est pas pour la valeur des effets détournés, mais enfin, que vous ne le repinciez pas ? Vous voilà obligé à un tas de petits tripotages, à des écritures plus ou moins catholiques... vous me comprenez... Puis, supposez que tous les prisonniers en fassent autant ? – Et à ce propos, vous avez des prisonniers, ici ?

HURLURET.

Quelques-uns, oui, mon général ; des carottiers, des fricoteurs... Mon général n’ignore pas qu’il y a dans tous les régiments un certain nombre de farceurs avec lesquels on est forcé d’avoir quelquefois la dent un peu dure.

LE GÉNÉRAL.

Certainement... Eh bien, si nous allions les voir ? Vous avez revue des hommes, dans la cour à midi. Il est onze heures et demie à peine, nous avons une demi-heure à tuer.

HURLURET.

Mon général, tout à vos ordres. Péplat, courez devant prévenir l’adjudant.

PÉPLAT.

Bien, mon capitaine.

La porte s’ouvre, apparaît l’adjudant Flick.

HURLURET.

Voici justement notre homme. – Adjudant !

FLICK.

Mon capitaine ?

HURLURET.

M. le général inspecteur désire voir nos prisonniers.

FLICK.

Quand il plaira à mon général. Ils ont réintégré leur cachot voilà un quart d’heure, vingt minutes, après s’être acquittés des corvées de quartier.

HURLURET, se rangeant.

Mon général, si vous voulez bien me faire l’honneur...

LE GÉNÉRAL.

Pardon !...

Au moment où il va passer, il aperçoit le tas de fumier tombé de la brouette de Laplotte.

Qu’est-ce que c’est que ça ?... des ordures !

HURLURET, à part.

Autre histoire !

Haut.

Mais, mon général, je ne sais pas... – Favret ?

FAVRET.

Mon capitaine, je ne sais pas non plus.

LE GÉNÉRAL.

Il faut faire enlever ça, ce n’est pas propre. Si on prend le bureau du chef pour une écurie !...

D’un geste large, il complète sa pensée.

Ça n’a aucune importance, d’ailleurs.

Les trois hommes sortent derrière lui.

MOUSSERET.

Dites donc, Flick, rien ne cloche là-bas ?

FLICK.

À la prison ? Oh ! vous pouvez être tranquille ! C’est tenu, je ne vous dis que ça ! Si le général n’est pas content, c’est qu’il sera bien difficile. La prison, voyez-vous, mon lieutenant, c’est à moi ! c’est mon bien ! aussi, je le surveille !

MOUSSERET.

À la bonne heure ! En route !

Ils sortent.

 

 

Huitième Tableau

 

Le théâtre représente le corridor de la prison, décor du quatrième tableau. Au changement la scène est vide. Derrière le décor qui en étouffe le bruit, chœur général des prisonniers.

 

 

Scène unique

 

HURLURET, LE GÉNÉRAL, FLICK, MOUSSERET, puis LES PRISONNIERS

 

LES PRISONNIERS, à la cantonade.

Père Barbanson,
Son, son,
Payez-vous l’eau-de-vie ?
Oui, oui !
Aux sous-officiers
De la Gar...
De la Gar...
Aux sous-officiers de la Garnison.

Bruit de serrure. La porte de droite s’ouvre.

HURLURET, qu’on ne voit pas.

C’est ici, mon général.

LE GÉNÉRAL, qui pénètre.

Diable !... on ne voit goutte !

La voix de MOUSSERET.

Passez donc, mon capitaine.

Entre Hurluret, suivi du général, de Mousseret et de Flick.

LES PRISONNIERS, à la cantonade.

C’est l’emp’reur du Dan’mark
Mark ! mark !
Mark ! mark !
Qui dit au roi des Belges :
Depuis qué qu’temps je r’marque,
Marque, marque !
Que tu sens le barège !...
Père Barbanson, etc...

LE GÉNÉRAL.

Il fait noir comme dans un tombeau... En revanche... ce sont vos prisonniers qui chantent comme ça ?

HURLURET.

Ce sont eux, oui, mon général, ils s’embêtent tellement !...

LE GÉNÉRAL.

Ça se voit. Voulez-vous avoir la complaisance de m’introduire auprès de cette bruyante jeunesse ?

HURLURET.

À l’instant même ! La clef, adjudant.

FLICK.

La voici.

Il lui passe un trousseau de clefs, en ayant soin de mettre en évidence une clef de proportions gigantesques.

LES PRISONNIERS, à la cantonade.

Vive la classe !

Hurluret fait tourner la clef dans la serrure. Grincements du verrou. La porte s’ouvre.

HURLURET, sur le seuil de la porte.

À vos rangs ! Fixe !...

À part.

Cré nom d’un chien de nom d’un chien !

Par la porte ouverte du cachot, un nuage de fumée est sorti, qui a envahi le corridor.

LE GÉNÉRAL, pris d’une quinte de toux.

Oh ! sacrebleu ! Oh ! sacrebleu !

HURLURET, affectant de ne s’être aperçu de rien.

Mon général, si vous voulez bien prendre la peine...

Le général et Hurluret pénètrent dans le cachot.

MOUSSERET, bas à Flick.

Dites donc, vous vous fichez de moi !

FLICK.

Mon lieutenant ?

MOUSSERET.

En voilà des prisonniers !... On arrive, ils gueulent comme des ânes !... en outre, ils fument comme des suisses !... Ah ! il va être satisfait, le général, et il va nous coller un petit cochon de rapport qui ne sera pas dans une musette.

FLICK.

Mon lieutenant...

MOUSSERET.

Taisez-vous ! vous ne faites que des bêtises !

LE GÉNÉRAL, qui reparaît.

Je vous demande pardon, mon cher capitaine, mais on ne peut vraiment y tenir... Mes pauvres yeux me font un mal !... Vos prisonniers ont donc la permission de fumer ?

HURLURET.

Ils ne l’ont pas ; seulement, ils la prennent. C’est la même histoire dans tous les régiments.

LE GÉNÉRAL, pas très convaincu.

...Oui.

HURLURET.

Du reste nous les tenons à l’œil.

Il se baise le bout du doigt.

LE GÉNÉRAL, un pli d’ironie aux lèvres.

Oh ! je m’en rapporte à vous !

HURLURET.

Attendez un petit peu. Vous allez voir comment je les mène !

Aux prisonniers.

Avancez à l’ordre, mauvais drôles !

Les prisonniers entrent.

M. le général inspecteur vous fait l’honneur de venir vous voir. Allons, sortez !... Ah ! vous êtes beaux ! Oui, vous êtes frais ! Voilà un joli spectacle !... Regardez-moi ces têtes à couper ! Prenez l’alignement, hein ! et plus vite que ça ! ou je vais vous faire voir de quel bois je me chauffe.

MOUSSERET, à part.

Fais donc le malin !... C’est étonnant comme ça prend !

FLICK, à part.

Tas de rossards !

LE GÉNÉRAL.

Ah ! ah ! voici nos mauvaises têtes.

HURLURET.

Brebis galeuses !... L’écume de l’armée ! Chenapans !

LE GÉNÉRAL, à un des prisonniers.

Pourquoi êtes-vous là, mon ami ?

L’HOMME.

Mon général, parce que j’ai tiré une bordée.

LE GÉNÉRAL.

Ah ! ah !

HURLURET.

Vous n’avez pas honte ?... Et puis d’abord, qu’est-ce que c’est que cette façon de parler ? « J’ai tiré une bordée !... » Il me semble que vous pourriez vous exprimer dans un langage plus convenable ! Est-ce que vous vous croyez avec des camarades ?

LE GÉNÉRAL, qui a effleuré de la main le bourgeron dont est vêtu le prisonnier.

Dites-moi, vous avez votre veste là-dessous ?

L’HOMME.

Non, mon général.

HURLURET.

Il ne manquerait plus que ça !

LE GÉNÉRAL.

Soulevez votre blouse, je vous prie.

L’homme obéit. Il est emmailloté, des aisselles au ventre, dans une couverture d’ordonnance.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

Il se penche vers l’homme.

Ah ! parfaitement, c’est une couverture pour la nuit.

HURLURET.

Comment, une couverture ?... Comment, une couverture ! Eh bien, vous ne manquez pas de toupet, d’introduire des couvertures dans la prison !

LE GÉNÉRAL.

Ce n’est pas très réglementaire, en effet. Aux termes du manuel sur le service intérieur, les hommes punis de prison doivent subir leur peine, vêtus seulement de leurs blouses et de leurs pantalons de treillis. Le règlement est formel sur ce point.

HURLURET.

Mon général...

LE GÉNÉRAL.

Il est peut-être d’une sévérité excessive, mais ce n’est pas moi qui l’ai fait, et nous sommes officiers, mon cher capitaine, nous n’avons donc qu’à en appliquer les rigueurs, sans en discuter le bien-fondé.

Tout en parlant, il a palpé de la main les hanches d’un deuxième prisonnier placé à côté du premier.

De même, voilà un gaillard qui a une bouteille dans sa poche. Soulevez votre blouse, mon garçon !

Le soldat obéit. De sa poche gonflée émerge le goulot d’une bouteille.

Là !

Mouvement de Hurluret.

Mon Dieu, je sais bien, ça n’a aucune importance ; il n’y en a pas moins ici une infraction évidente.

À un troisième prisonnier, Laplotte, qui a tout l’avant-bras caché derrière le dos.

C’est comme celui-ci... l’amputé... ce gros garçon qui n’a qu’un bras !... Que cache-t-il derrière son dos ? Montrez votre main, mon ami. Montrez donc votre main, que diable ! Je ne suis pas un croquemitaine.

L’homme obéit.

Du fromage de cochon !

HURLURET, à part.

C’est moi qui l’ai payé.

LE GÉNÉRAL, à Hurluret.

C’était sûr ! – Je vous en prie, mon cher ami... L’observation des règlements, tout le secret d’une puissance est là !

HURLURET, qui commence à perdre pied.

Mon général !... Mon général !...

Cependant le général est venu se poster devant Fricot et Laplotte, lesquels, l’un près de l’autre, demeurent immobiles, à la position militaire.

LE GÉNÉRAL.

Laissons cela.

À Fricot.

Et vous, mon brave, pourquoi êtes-vous puni de prison ?

FLICK, qui intervient.

Oh ! celui-ci, mon général, c’est la crapulerie en personne, et celui-là...

Il montre Laplotte.

ne vaut pas mieux que l’autre.

À ces mots Fricot et Laplotte prennent la parole, et tous trois à l’unisson.

Les trois répliques suivantes doivent être dites ensemble.

FLICK.

Tout ce que vous pouvez imaginer comme chenapans, comme propariens, n’est que de la Saint-Jean auprès d’eux ! voilà la vérité, mon général. On ne peut pas en venir à bout et vous allez comprendre pourquoi...

FRICOT.

Comment, la crapulerie en personne ! Ça, c’est un peu fort, par exemple, de profiter de ce que le général est là pour nous traiter de crapules ! Mon général, ne croyez pas qu’est-ce que vous dit l’adjudant...

LAPLOTTE.

Mon général, ne croyez pas qu’est-ce que vous raconte l’adjudant. Il nous en veut, tout le monde le sait. Est-ce vrai, Fricot, qu’il nous en veut ? Ah ! vous voyez, mon général, il passe sa vie à nous embêter...

LE GÉNÉRAL, conciliant.

Chut !... Chut !... Chut !...

Au loin sonnerie des quatre appels. À Hurluret.

Je vous demanderai, mon cher capitaine, de pardonner à ces coupables et de les renvoyer à leur service. À tout péché miséricorde ! Très curieuse, cette prison, je vous fais tous mes compliments !...

HURLURET, qui se confond.

Mon général...

Aux prisonniers.

Vous avez entendu, vous autres ?... – À vos chambrées, mauvais bougres !... Le général a pitié de vous. Par file à gauche, gauche ! En avant !

Les prisonniers, qui ont exécuté le mouvement, disparaissent l’un après l’autre par la porte de droite du décor.

LAPLOTTE, au moment de franchir le seuil.

Imbécile, qui nous fait grâce !... On était très bien ici.

 

 

Neuvième Tableau

 

Au moment où la lumière reparaît, le théâtre, qui s’est transformé, représente la cour du quartier. Au fond, la grille ouverte, et, de chaque côté, se faisant pendants, le corps de garde et la salle de police. Toute la droite du théâtre est occupée par un triple rang de cavaliers à pied en grande tenue, présentant les armes. Le lieutenant Mousseret les commande. Au milieu de la scène, un groupe d’officiers, massés derrière le général : Hurluret, le capitaine en second, le capitaine d’habillement, un lieutenant et l’adjudant Flick.

 

 

Scène unique

 

MOUSSERET, d’une voix retentissante.

Reposez-vous sur vos armes !... Reposez armes !

Les hommes exécutent le mouvement.

LE GÉNÉRAL.

Très bien...

HURLURET.

Maintenant, mon général, nous allons passer à des exercices plus sérieux.

LE GÉNÉRAL.

Inutile, je suis édifié. C’est très bien, mes enfants, très bien ! Je vous fais tous mes compliments. Et à vous aussi, messieurs. Excellente réunion d’hommes, satisfaisante à tous les points de vue.

HURLURET, confus.

Mon général...

LE GÉNÉRAL.

Du tout, du tout. Ces jeunes gens méritent des éloges, il ne faut pas les leur marchander.

Tout en parlant, il passe lentement devant la ligne des soldats, les passe en revue l’un après l’autre et donne du menton des petits signes approbateurs.

HURLURET, bas aux officiers.

Il a l’air plutôt...

FLICK, bas.

Plutôt... oui !

HURLURET, bas.

Ça ne fait rien, je ne suis pas tranquille. Il a un œil... avec ses mauvais yeux... Non, je vous dis, c’est un monsieur à qui on ne peut pas la faire... Si d’ici deux minutes il ne met pas la main sur quelque chose, je veux être changé en cloche à fromage.

LE GÉNÉRAL, qui fait halte devant Vanderague.

Eh bien ?

VANDERAGUE, troublé.

Bonjour, mon général.

LE GÉNÉRAL.

Bonjour, mon ami, bonjour. La santé est florissante ?

VANDERAGUE.

Oui, mon général !

LE GÉNÉRAL.

Bon, cela ! Vous plaisez-vous au régiment ?

VANDERAGUE.

Oui, mon général.

LE GÉNÉRAL.

À merveille. Vos officiers sont bons pour vous ?

VANDERAGUE.

Oui, mon général.

LE GÉNÉRAL.

Pas de réclamations à m’adresser ?

VANDERAGUE.

Non, mon général.

LE GÉNÉRAL.

C’est parfait !

À ce moment.

JOBERLIN, l’arme au pied.

J’en ai une, moi, de réclamation.

HURLURET.

Ça y est !

MOUSSERET, qui bondit.

Qu’est-ce qui se permet ?...

LE GÉNÉRAL.

Pardon, pardon... laissez parler cet homme, lieutenant. Je suis ici pour recevoir les plaintes, des petits aussi bien que des gros, et pour y faire droit s’il y a lieu. – Celui qui vient d’élever la voix ?

JOBERLIN.

C’est moi, mon général.

LE GÉNÉRAL.

Ah !

Il vient à Joberlin.

Eh bien, parlez, je vous écoute. Sortez du rang... Qu’est-ce que vous avez à me dire ?

JOBERLIN.

Mon général, j’ai à dire que la soupe ne vaut pas un clou.

HURLURET.

Comment ?

LE GÉNÉRAL.

Tout à l’heure... tout à l’heure... Ah ! la soupe n’est pas bonne ?

JOBERLIN.

Non, mon général, a n’vaut rien. Y a que du déchet, du suif et de l’os. Le cuisinier est un fricoteur : voilà qu’est-ce que j’ai à dire.

Un temps. Stupeur des officiers.

LE GÉNÉRAL.

Eh bien ! vous entendez, mon cher capitaine ?

HURLURET, abasourdi.

Mon général, en vérité, ça a l’air d’un fait exprès... voilà la première nouvelle...

Aux officiers.

Enfin, messieurs, je vous le demande, est-ce que jamais...

MOUSSERET.

Jamais ! C’est à n’y rien comprendre ! Cet homme est fou !

HURLURET.

Ça me tombe sur la tête comme une cheminée !...

À Joberlin.

Vous maintenez ce que vous venez de dire ?

JOBERLIN.

Oui, mon capitaine, je le maintiens.

LE GÉNÉRAL.

Vous entendez ?

HURLURET, éperdu.

Enfin, voyons, si vous n’étiez pas satisfait de la qualité de la soupe, il fallait vous plaindre, il y a longtemps.

JOBERLIN.

Je me suis plaint.

HURLURET.

À qui ?

JOBERLIN.

Au fourrier. Il m’a dit de m’adresser au chef. Je me suis donc adressé au chef.

HURLURET.

Et qu’est-ce qu’il vous a dit, le chef ?

JOBERLIN.

Il m’a dit : « Je m’en fous pas mal, je suis de la classe. »

FAVRET.

Moi, je vous ai dit ça ?

JOBERLIN.

Parfaitement.

FAVRET.

Vous mentez !

JOBERLIN.

Vous savez bien que non.

FAVRET.

Mon général, cet homme est un imposteur !

LE GÉNÉRAL.

Chut ! chut ! pas de gros mots, je vous prie. Il faudra, mon cher capitaine, tirer cette question au clair...

HURLURET.

Dès aujourd’hui !... soyez certain !...

LE GÉNÉRAL.

Obligez-moi de n’y pas manquer. Il est de toute nécessité que le soldat mange à sa faim. Le grand tort des officiers est de mettre trop souvent en pratique le principe « va comme je te pousse ». Ainsi...

Il s’est arrêté devant Vergisson et lui a retroussé le bas de son dolman.

voilà un homme qui n’a pas de bretelles...

HURLURET, bas à Mousseret.

Qu’est-ce que je vous ai dit hier ? Qu’est-ce que je vous ai dit hier ?

LE GÉNÉRAL.

Vous entendez, capitaine, voilà un homme qui n’a pas de bretelles.

HURLURET, qui accourt.

J’entends, mon général, j’entends !

LE GÉNÉRAL.

Vous allez me dire : « Qu’est-ce que ça fait ? » Ça ne fait pas grand-chose, je le sais bien, mais enfin, le règlement est là et il ne faut pas aller contre.

HURLURET.

Évidemment.

LE GÉNÉRAL, à Vergisson.

Et alors la soupe ne vaut rien ?

VERGISSON, défaillant d’émotion.

...Si, mon général !

LE GÉNÉRAL.

Comment, si ? Mais voilà votre camarade qui prétend justement le contraire.

FAVRET, qui triomphe.

Ah !

LE GÉNÉRAL.

Laissez, laissez... Ne vous troublez pas, mon ami, répondez avec confiance. Qu’est-ce que vous pensez de la gamelle ?

VERGISSON.

Mais... mon général... elle est... bonne.

LE GÉNÉRAL.

Vous la trouvez bonne, réellement ?

VERGISSON.

Oui... mon général.

LE GÉNÉRAL.

Ah !

À Laigrepin.

Et vous ?

LAIGREPIN.

Mon général... moi aussi.

LE GÉNÉRAL.

Tiens !

À Hurluret.

Voilà qui devient singulier !

À Ledoux.

Et ce gros rouge, qui a une figure si honnête, quel est son avis sur la soupe ?

HURLURET.

Parlez ! Vous entendez bien que le général vous interroge !

LEDOUX.

Mon général, la soupe est excellente.

LE GÉNÉRAL.

Voilà qui est net !

À Ledoux.

Je vous remercie !

À Joberlin.

Ah ! çà, qu’est-ce que vous me chantez, vous ?

JOBERLIN.

Mon général, ne les écoutez pas. C’est tous des menteurs, des capons ! Y a que moi qui ai dit la vérité... C’est dégoûtant ! c’est dégoûtant !

LE GÉNÉRAL.

Oui, enfin, tranchons le mot, vous êtes une forte tête.

JOBERLIN.

Mon général, je vous jure !... C’est tous des menteurs, que je vous dis ! Ils avaient promis de me soutenir.

LE GÉNÉRAL.

Et allez donc !... Un petit complot ! – Plus un mot !...

À Hurluret.

L’événement me donne raison, et voici la confirmation de ce que je vous disais tout à l’heure. Tandis que vous dormiez en paix, toute une conjuration s’ourdissait dans l’ombre. Je n’entends pas donner à ce petit incident plus d’importance qu’il n’en mérite, mais quelle que soit ma répugnance à marquer mon passage par des punitions, je vous demanderai de porter huit jours de prison...

Montrant Joberlin.

à cet homme.

HURLURET.

Adjudant !

FLICK.

Parfaitement, mon capitaine !

LE GÉNÉRAL.

De cette façon, la gamelle qui ne vaut rien lui aura valu quelque chose.

À Hurluret.

C’est là tout votre monde ?

HURLURET.

Oui, mon général, plus les hommes de garde, les gardes d’écurie, et, je crois, deux ou trois malades. Puis, voici nos réservistes, qui nous sont arrivés d’hier...

LE GÉNÉRAL.

Ah ! très bien ! Vous n’avez pas de permissionnaires ?

HURLURET.

Non, mon général.

LE GÉNÉRAL.

Ni d’hommes en bordée ?

HURLURET, qui se récrie.

Oh ! mon général !

LE GÉNÉRAL.

C’est que souvent les officiers répugnent à un aveu pénible, en ce sens qu’il trahit chez eux une absence de surveillance, et, chez leurs hommes, un fâcheux esprit d’indiscipline.

HURLURET.

Ce n’est le cas ni de mes hommes ni de mes officiers.

LE GÉNÉRAL.

Je vous en félicite sincèrement, mais alors, qui sont ces gens-là ?

Derrière le dos de Hurluret viennent d’entrer La Guillaumette et Croquebol, flanqués de deux gendarmes.

MOUSSERET, à part.

La Guillaumette et Croquebol ! Ça manquait !

FLICK, à part.

Ah ! les rossards ! Ah ! les rossards !

HURLURET, abasourdi.

Mon général, mon général... je ne sais comment vous exprimer... une pudeur bien naturelle, un sentiment de... de... comment dirais-je ? Une sorte de... solidarité... si je puis me servir de ce mot... Enfin, mon général, que voulez-vous que je vous dise, moi ? Je vous présente toutes mes excuses.

LE GÉNÉRAL.

Et je les accepte de grand cœur. Cependant ces rentrées sensationnelles, avec menottes, gendarmes, tout le diable et son train, sont d’un effet détestable sur l’esprit des populations provinciales.

HURLURET.

Mon Dieu, je sais bien, mais enfin, quoi ? Les soldats ne sont pas des hannetons qu’on emprisonne dans un bas de laine et je vous déclare qu’avec la meilleure volonté du monde, il m’est matériellement impossible de leur fiche un fil à la patte !

LE GÉNÉRAL.

Ne vous emportez pas.

HURLURET.

Je vous demande pardon.

LE GÉNÉRAL.

Vous ferez ce que vous voudrez : ce que je vous en dis, c’est dans votre intérêt.

HURLURET.

Ne prenez pas cette peine, mon général ; si c’est de mon avancement que vous voulez parler, il y a longtemps que j’en ai fait mon deuil.

LE GÉNÉRAL.

Pourquoi donc ?

HURLURET.

Oh !

Geste vague.

LE GÉNÉRAL.

À vrai dire... je professe pour votre personne, pour vos capacités et pour votre bravoure, une estime toute particulière, mais le commandement des hommes exige chez celui qui s’y applique un souci constant et jaloux de l’autorité qu’il exerce. De vous à moi, vous n’êtes pas sans savoir que ces gaillards-là ne vous craignent guère.

HURLURET.

Je me fais une gloire d’en être convaincu.

LE GÉNÉRAL.

C’est faire bon marché, vous me permettrez de vous le dire, du respect dû à vos galons.

HURLURET.

Je confesse volontiers mes torts, mon général. Enfant de la balle, né des amours d’une cantinière et d’un maréchal-ferrant, tour à tour enfant de troupe, soldat puis officier, je me soucie peu de n’occuper qu’une mince place dans le respect...

Il montre ses soldats.

de mes camarades, si j’ai su me faire un petit coin dans leurs cœurs et dans leur souvenir. J’ai cinquante ans ; j’ai depuis longtemps, je vous le répète, renoncé à toute ambition ; je ne vois donc pas sans épouvante venir la minute prochaine, où ma vie, déjà sur son déclin, s’en ira sombrer je ne sais où, dans la tristesse et dans la solitude, loin des chambrées qui me furent si familières, et des soldats que j’ai tant aimés ! Eh bien un rayon de soleil m’éclairera pourtant dans ma nuit : la pensée que peut-être un de ceux qui n’ont pas aujourd’hui pour mon âge et pour mes galons tout le respect qui leur est dû, dira de moi, ému et souriant et remuant avec mélancolie les pages du lointain passé : « Quand j’étais simple cavalier de seconde classe au 51e chasseurs, nous avions pour capitaine une vieille bête, nommé Hurluret. C’était un braillard, un brouillon, mais ce n’était pas un méchant homme. »

LE GÉNÉRAL.

Vous avez une âme de grisette, et vous parlez, mon cher capitaine, avec beaucoup d’éloquence ; malheureusement, ce n’est pas avec ce système-là qu’un officier mène ses hommes.

HURLURET.

Je mènerai les miens à la mort quand je voudrai ; ils y marcheront derrière moi comme à une partie de plaisir, et c’est déjà quelque chose.

LE GÉNÉRAL.

Comme vous voudrez. – Diable, voici l’heure de mon train. Je suis très satisfait, messieurs, très satisfait, et je vous prie de transmettre aux sous-officiers et brigadiers l’expression de mon contentement.

HURLURET.

Ce sera fait.

LE GÉNÉRAL.

Si vous avez à l’escadron des hommes punis de consigne ou de salle de police, veuillez lever leur punition.

HURLURET.

C’est entendu.

LE GÉNÉRAL, la main offerte.

Mon cher capitaine...

HURLURET.

Mon général, je suis votre humble serviteur.

LE GÉNÉRAL, la main au képi.

Messieurs...

MOUSSERET.

Présentez armes !

Les trompettes sonnent les quatre appels. Le général sort lentement.

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