Coraly (Eugène SCRIBE - MÉLESVILLE)

Comédie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris sur le Théâtre de S. A. R. Madame, le 19 novembre 1824.

 

Personnages

 

ÉDOUARD

ROLAND, ami d’Édouard

TONTON, danseur

LORD GUINSBOURG

ANTOINE, concierge

MADAME DE SELMAR, jeune veuve, sœur d’Édouard

CORALY

 

Dans une maison de campagne auprès de Paris.

 

Un salon. Une porte au fond ; sur le premier plan, à droite et à gauche, la porte d’un cabinet ; sur le deuxième plan, à droite, une croisée : au côté opposé, une porte qui conduit dans l’intérieur de la maison ; d’un côté de la porte du fond, un canapé ; de l’autre, une table à toilette.

 

 

Scène première

 

ÉDOUARD, MADAME DE SELMAR

 

MADAME DE SELMAR, entrant par le fond.

Voilà qui est singulier : une maison de campagne à louer, et le concierge n’y est pas !

ÉDOUARD.

Qu’importe, ma sœur, puisque sa petite fille nous a montré toute la maison ?

MADAME DE SELMAR.

Elle est fort bien située : au bord de la Seine, à Neuilly, à deux lieues de Paris.

Air : Ces postillons sont d’une maladresse.

Elle est charmante, et vient d’être bâtie ;
Dans ses décors que de goût, de fraîcheur !
Et la louer déjà... quelle folie !
Quel en est donc le possesseur ?

ÉDOUARD.

Quelqu’ intrigant ou quelque fournisseur ;
Quelque banquier d’une prudence extrême,
Qui part peut-être emportant sans façon
Son portefeuille... et qui n’a pu de même
Emporter sa maison.

MADAME DE SELMAR.

Du reste, on peut y entrer sur-le-champ : car elle est toute meublée. Qu’en dis-tu ? j’ai bien envie de la louer.

ÉDOUARD.

Mais, ma sœur, comme vous voudrez ; en tout cas, nous en causerons en route : je vais faire avancer votre calèche.

MADAME DE SELMAR.

Eh ! mon Dieu ! rien ne presse. Nous venons de tout visiter ; c’est très fatigant, et je ne suis pas fâchée de me reposer.

ÉDOUARD, à part.

Allons, elle s’établit ici ; et si on arrivait ?

MADAME DE SELMAR, assise, et le regardant après un moment de silence.

Édouard, parle-moi franchement. Une sœur de vingt-cinq ans n’est pas un mentor bien sévère ; et puis, avant d’arriver en France, lorsque nous étions ensemble aux colonies, tu avais l’habitude de tout me dire. Où allais-tu ce matin, quand je t’ai rencontré ?

ÉDOUARD, embarrassé.

Je suis sorti à cheval de bonne heure, pour faire une promenade à la porte Maillot, et j’ai été tout surpris d’apercevoir votre calèche.

MADAME DE SELMAR.

Pourquoi donc ton premier mouvement a-t-il été de m’éviter ? et lorsque je l’ai proposé de m’accompagner jusqu’à Neuilly, tu avais l’air contrarié.

ÉDOUARD.

Moi, ma sœur !

MADAME DE SELMAR.

Oh, je l’ai bien vu ! Je cherchais une maison de campagne ; quand j’ai voulu entrer dans celle-ci, tu as changé de couleur.

ÉDOUARD.

Par exemple...

MADAME DE SELMAR.

Tu as eu l’air plus rassuré en apprenant que le concierge n’y était pas pour le moment.

ÉDOUARD.

Quoi ! vraiment ! quelle idée !... Je vous jure, Hortense, que tout cela n’existait que dans votre imagination.

MADAME DE SELMAR.

Alors, pardonne-moi... L’amitié d’une sœur a aussi sa jalousie. Songe qu’élevés tous les deux sur une terre étrangère, c’est à moi que tu as été confié.

Air du vaudeville de La Robe et les Bottes.

J’avais le double de ton âge
Et n’avais guère que seize ans,
Lorsque, deux mois après mon mariage,
La mort vint frapper nos parents.
Trop tôt ravie à sa jeune famille,
Ma mère, hélas ! te remit à ma foi,
En me disant : Veille sur lui ; ma fille,
Et le ciel veillera sur toi.

ÉDOUARD.

Je sais qu’il n’y eut jamais de sœur plus tendre ; et dans ce moment même, veuve et maîtresse d’une grande fortune, c’est pour moi que vous refusez de vous marier.

MADAME DE SELMAR.

Sans doute. Nous avions un oncle à la Havane, qui, au lieu de partager sa fortune entre nous deux, l’a léguée tout entière à mes enfants... si j’en avais. Or, en ne me remariant pas, cet héritage reste à nous deux ; la moitié t’en appartient, et c’est un dépôt sacré que je te garde jusqu’à ta majorité.

ÉDOUARD.

Ah ! c’est trop de générosité, et je ne dois pas souffrir...

MADAME DE SELMAR.

Pourquoi donc ? qu’ai-je besoin de prendre un époux ? N’es-tu pas mon protecteur ? Je suis enchantée d’avoir mon jeune frère pour cavalier. Il y a dans l’amitié de frère et de sœur une douceur qui ne se trouve dans aucun autre attachement. Aussi je suis heureuse d’être riche, pour que tu le sois. Tu as voulu revoir notre patrie, retourner en France...

ÉDOUARD.

Que je vous remercie d’avoir cédé à mes désirs !... Quel beau pays ! tous les plaisirs réunis !

MADAME DE SELMAR.

Oui ; mais depuis quelques jours je ne te reconnais plus ; tu es sombre, rêveur, je ne te vois presque jamais. Quelle est cette marquise Dudley chez laquelle tu vas souvent ? L’autre semaine encore, tu m’as quittée pendant deux jours, pour une partie de chasse avec le comte de Sannois.

ÉDOUARD.

C’est vrai, ma sœur,

MADAME DE SELMAR, souriant.

Le comte était à Paris, et il est venu dîner chez moi, pendant que vous chassiez ensemble dans les bois de Senart.

ÉDOUARD, à part.

Ah ! mon Dieu !

Haut.

Mais c’est que, voyez-vous, ma sœur, c’était une partie de garçons où nous étions...

MADAME DE SELMAR.

Assez, assez, je ne t’en demande pas davantage. Mais écoute-moi, Édouard ; de tous tes amis, il n’y en a qu’un seul dans lequel j’aurais confiance... c’est monsieur Roland.

ÉDOUARD.

Oui, Roland, c’est un bon enfant ; mais c’est qu’au milieu de ses folies, il fait toujours de la morale ; et il donne aux autres d’excellents avis, dont lui-même ne profite pas.

MADAME DE SELMAR

Eh bien ! suis ses conseils et non pas son exemple.

ÉDOUARD.

Vous le connaissez ?

MADAME DE SELMAR.

Moi ? fort peu. Je me suis trouvée une ou deux fois à côté de lui, et il ne m’a jamais adressé la parole. Mais d’après plusieurs traits qu’on m’a cités, c’est un homme d’honneur, et je crois que tu peux sans danger en faire ton ami.

ÉDOUARD, regardant sa montre.

Aussi j’espère bien... Ah ! mon Dieu !... midi dans l’instant ! je m’en vais...

MADAME DE SELMAR.

Est-ce que tu ne m’accompagnes pas dans ma promenade ?

ÉDOUARD.

Ce serait avec grand plaisir ; mais j’ai des affaires à Paris... un rendez-vous que... Roland m’a donné hier.

MADAME DE SELMAR.

Hier ! c’est difficile... Tu m’as dit ce matin que tu ne l’avais pas vu depuis huit jours.

ÉDOUARD.

Sans doute... mais il m’a écrit ; et c’est pour...

MADAME DE SELMAR.

C’est bien, c’est bien, mon ami ; c’est moi qui ai eu tort de t’interroger. Rentreras-tu dîner ?

ÉDOUARD.

Non, non, ma sœur ; et même ce soir... il sera bien tard... j’ai tant de choses à faire...

À part.

Ah ! mon Dieu !... et la chaise de poste que j’oubliais ! et les préparatifs de mon départ !

Haut.

N’importe, ce soir... à dix heures... à onze... j’irai chez toi.

À part.

Je ne pourrais pas partir sans l’embrasser.

MADAME DE SELMAR.

Que dis-tu ?

ÉDOUARD.

Rien, rien... Adieu, ma sœur.

Il sort.

 

 

Scène II

 

MADAME DE SELMAR, seule

 

Oh ! les vilains jeunes gens ! Que d’inquiétude, que de chagrins ils nous donnent !... Un mari, ou un amant, passe encore... ils se cachent, et on n’en sait rien ; mais un frère ! c’est terrible... parce qu’enfin, sans connaître au juste, on se doute toujours...

Air du vaudeville du Petit Courrier.

Que n’ai-je plutôt une sœur !
 On a bien, quand elle est sensible,
À craindre l’amour, c’est terrible !
Mais on peut défendre son cœur ;
On peut, sans être bien habile,
L’instruire contre les amants ;
À son élève on est utile,
Et l’on s’exerce en même temps.

Mais Édouard, je ne peux pas le suivre, ni savoir par moi-même... Dieu ! j’y pense maintenant ; ces derniers mots qui lui sont échappés : Je ne pourrais pas partir sans l’embrasser. Pourquoi partir ? aurait-il quelque duel, quelque affaire d’honneur ? À qui me confier ? Ne connaissant personne, presque étrangère dans mon pays, je crains de hasarder quelque démarche qui ne soit pas convenable. N’importe, mon frère est en danger, et, quoi qu’il arrive...

 

 

Scène III

 

MADAME DE SELMAR, ANTOINE

 

ANTOINE.

Mille pardons de ne pas m’être trouvé à l’arrivée de madame. C’est madame qui venait pour voir la maison...

MADAME DE SELMAR.

Oui, mon ami.

ANTOINE.

C’est moi que je suis Antoine, le concierge. J’étais à l’autre bout du village à causer chez le distillateur, parce que vous entendez bien, madame, que, portier à la campagne, on est isolé ; les maisons sont si éloignées !

Air du Ménage de garçon.

C’est le concierge de Courcelles
Qu’est notre voisin le plus près ;
C’est bien gênant pour les nouvelles
Et, s’il vient quelques p’tits caquets,
On usait... mille exemples l’attestent,
À qui les dire... c’est piquant !
Souvent même on en fait qui restent
Pour le compte du fabricant.

MADAME DE SELMAR, à part.

C’est un bavard, tant mieux.

Haut.

À qui appartient cette maison ?

ANTOINE.

À un ancien fournisseur qui ne l’habite pas, vu qu’il voyage ; alors il s’est déterminé à la louer. Je croyais lui avoir trouvé un locataire pour toute la saison, la marquise Dudley.

MADAME DE SELMAR.

Comment ! la marquise Dudley habitait cette maison ?

ANTOINE.

Oui, madame ; mais il paraît qu’elle veut partir aussi, car elle désire sous-louer le plus promptement possible.

MADAME DE SELMAR.

Et quelle est cette marquise ?

ANTOINE.

Pour ce qui est de ça, madame, ça vous paraîtra incroyable, impossible ; mais s’il faut dire la vérité...

MADAME DE SELMAR.

Eh bien ?

ANTOINE.

Eh bien ! je n’en sais rien.

MADAME DE SELMAR.

Tu n’en sais rien ?

ANTOINE.

Non, madame ; et pour un concierge, c’est humiliant à avouer. Mais, autant qu’on peut en juger, elle est riche, et ne tient pas à l’argent : car elle a loué cette maison, et n’y est venue que trois ou quatre fois. Ils étaient toujours sept ou huit personnes à dîner ; de la gaieté, des éclats de rire, des bouclions qui sautaient, c’est tout ce qu’on entendait de l’antichambre. J’ai voulu parler aux domestiques : ah bien oui ! yes, yes, ya, ya, voilà tout ce que j’en obtenais. Je ne sais pas où ils ont été élevés : et ici, en leur absence, pas une femme de chambre, pas un petit jockey : enfin, madame, aucun moyen d’instruction, et l’on en est réduit aux conjectures... Mais je viens de voir sortir un jeune homme qui aurait pu vous donner des renseignements positifs, car c’était un ami de la maison.

MADAME DE SELMAR.

Que dites-vous ? comment ! Édouard, mon frère !

ANTOINE.

C’est le frère de madame !

MADAME DE SELMAR, à part.

Je ne m’étonne plus maintenant de son trouble, lorsque je lui ai proposé d’entrer dans cette maison.

Haut.

Et vous dites que la marquise doit partir ?

ANTOINE.

Je le présume, madame. D’abord, elle fait sous-louer ; ensuite il y a à l’auberge du Chariot-d’Or une femme de chambre à elle.

MADAME DE SELMAR.

On pourrait la faire causer.

ANTOINE.

Je l’ai déjà fait, madame ; elle n’est point au service de la marquise, mais elle doit y entrer aujourd’hui.

MADAME DE SELMAR.

La belle avance !

ANTOINE.

Elle a une lettre de recommandation et doit accompagner madame en voyage : c’est pour cela qu’aujourd’hui elle l’attend à Neuilly ; car il paraît que madame va venir.

MADAME DE SELMAR, à part.

Tout ce que j’entends redouble mon inquiétude et ma curiosité ; mais à quelque prix que ce soit, je veux pénétrer ce mystère.

Haut.

Mon ami, je loue cette maison, puisqu’on peut y entrer tout de suite ; j’y viendrai demain... après-demain...

À part.

Peut-être aujourd’hui.

Haut.

En attendant,

Lui donnant une bourse.

voici des arrhes ; dès ce moment tu n’es plus au service de la marquise, mais au mien.

ANTOINE, à part, prenant la bourse.

Celle-ci est au moins une duchesse.

Air : Un homme pour faire un tableau. (Les Hasards de la guerre.)

Ces façons-là sont démon goût ;
C’est l’ double du prix ordinaire.

MADAME DE SELMAR.

Des soins... du silence surtout !

ANTOINE.

Comment ! il faut encor me taire...
Des portiers de bonne maison
Madame connaît les usages...
J’aim’ mieux parler à discrétion
Et qu’on l’ rabatte sur mes gages.

MADAME DE SELMAR.

Eh ! non, ce n’est que pour aujourd’hui... Mais qui vient là ?

ANTOINE, regardant à gauche.

Encore deux autres messieurs qui viennent souvent ; ils sont entrés par la petite porte du parc, ou bien ils auront franchi la haie.

MADAME DE SELMAR.

Je ne veux pas qu’ils me voient...

À part.

Cette femme de chambre qui est à Neuilly... quelque hasardée que soit cette démarche, c’est le seul moyen de m’instruire...

À Antoine, qui regarde toujours par la porte latérale les personnes qui arrivent.

Partons vite... je t’expliquerai mes projets et ce que j’attends de ton zèle.

Ils sortent par le fond.

 

 

Scène IV

 

ROLAND, LORD GUINSBOURG

 

ROLAND, entrant le premier.

Eh bien ! milord, entrez donc. N’ayez pas peur : c’est moi qui vous présente, je suis toujours invité.

GUINSBOURG, à part, baragouinant.

Me voici donc chez elle... je été tout tremblant.

ROLAND.

J’étais venu ce matin à pied, en philosophe, par delà la barrière de l’Étoile ; et me trouvant près de Neuilly, je suis entré ici un instant, en ami de la maison. Mais que diable faisiez-vous donc en dehors, à la porte en parc, à regarder les murs en soupirant ?

GUINSBOURG.

C’est que, voyez-vous, messie Roland, je été amoureux... véritèble ; et miss Coraly, elle rendait moi malheureux beaucoup.

ROLAND.

Vous n’êtes pas le seul : Coraly est charmante, vive, aimable, spirituelle. De toutes les nymphes de l’Opéra, c’est la plus séduisante et la plus sage... et c’est là le mal : parce que, voyez-vous, milord, je m’y connais, quand elles sont sages, c’est plus rare, mais c’est plus dangereux.

GUINSBOURG.

Pourquoi donc ?

ROLAND.

Parce qu’au lieu d’être un caprice, cela devient une passion.

GUINSBOURG.

Vous n’êtes pas, vous, dans le sensibilité ?

ROLAND.

Jamais, par goût et par état. Je suis né sur mer à bord d’un vaisseau ; je n’ai jamais quitté mon père, un brave marin, le capitaine Roland, qui plus d’une fois, milord, a parlé de près à vos compatriotes. À sa mort, tout a été fini pour moi : j’ai dit adieu à la gloire ; j’ai réalisé sa fortune, et suis venu avec quarante mille livres de rente m’établir à Paris, où je vis en philosophe : et ce n’est pas, comme tant d’autres, une philosophie d’emprunt ; celle-là est à moi : je l’ai bien payée, vingt mille livres de rente, ou à peu près. Mais c’est égal ; il m’en reste encore autant, et c’est plus qu’il n’en faut pour obliger un ami, ou pour lui donner un bon conseil ; car je ne suis pas égoïste ; et quand je vois quelques imprudents qui veulent se lancer sur mes traces...

Air au Pot de fleurs.

À leur jeunesse, à leur audace extrême,
Par mes leçons je montre le danger ;
Sans cesse m’y trouvant moi-même,
Mieux qu’un autre j’en puis juger :
Trop souvent battu par l’orage,
Je suis à leurs yeux attentifs
Ainsi qu’un phare au milieu des récifs ;
J’éclaire et sauve du naufrage.

Aussi, je suis adoré de mes élèves.

GUINSBOURG.

Je croyais bien.

ROLAND.

L’autre jour, j’ai tenu mon cours chez Véry, où je leur donnais à dîner. À table on professe bien mieux... En sortant de classe, ils étaient tous gris, parce que, voyez-vous, ma sagesse n’a rien d’austère ; je suis bon enfant, bon convive ; je fais marcher de front la philosophie et le vin de Champagne. Aussi, dans les boudoirs, dans les foyers de l’Opéra, je suis partout bien reçu, mais sans façon, sans conséquence, en amateur. On sait qu’avec moi il n’y a rien à faire... Comme Roland, mon patron, je suis maintenant invulnérable.

GUINSBOURG.

Eh bien, mon ami, vous étiez plus heureux que moi, qui été blessé beaucoup dans le cœur !

ROLAND.

Ah çà ! où en êtes-vous donc de vos amours ?

GUINSBOURG.

Eh bien ! mon ami, je avais parlé de mon passion et de mon fortune, et elle avait mis moi à la porte.

ROLAND.

Et c’est là, en effet, que je vous ai trouvé.

GUINSBOURG.

Air du vaudeville du Piège.

Pourtant je offrais à genoux
Deux ou trois millions d’opulence
Que je avais gagnés chez vous.

ROLAND.

Au fait, c’est juste ; et quand j’y pense,
Franchement ces étrangers-là
Sortiraient trop d’argent de France,
Si nous n’avions pas l’Opéra
Qui vient rétablir la balance.

GUINSBOURG.

Croyez-vous, mon ami, qu’elle voulait être milédy Guinsbourg ?

ROLAND.

Vraiment ?

GUINSBOURG.

Yes, milédy Guinsbourg, vraiment.

ROLAND.

C’est bien ! c’est dans les grands principes. Mais qu’est-ce que cela vous fait, à vous autres Anglais ? vous n’y tenez pas. Les gazettes de Londres nous annoncent tous les jours de pareilles alliances.

GUINSBOURG.

Yes, mais ce était toujours par capitulation, dans le dernière extrémité ; et, en attendant, je venais ici pour le espionnage ; car, voyez-vous, je soupçonne un petit Française, monsieur Édouard, de me mystifier, moi.

ROLAND,

Qu’est-ce que vous me dites là ? c’est pour Édouard que Coraly vous congédie ?

GUINSBOURG.

Je en ferais le gageure.

ROLAND.

Est-ce qu’elle aurait sur lui des vues sérieuses ? Un instant, je ne le souffrirai pas.

GUINSBOURG.

Oh ! mon ami ! mon cher ami ! quel service !

ROLAND.

Ne m’en remerciez pas, ce n’est pas par intérêt pour vous, mais pour lui. Édouard est un aimable garçon que j’ai pris en amitié ; et puis il a à mes yeux un talisman qui le protégera toujours, une sœur, madame de Selmar... Si vous la connaissiez ! c’est la beauté, c’est la vertu même. Aussi, moi, mauvais sujet, je n’en parle jamais qu’avec vénération.

GUINSBOURG.

Quoi, mon ami, vous qui disiez vous invulnérable !

ROLAND.

Pas de ce côté-là ; c’est bien différent ; c’est le sentiment le plus pur, une adoration mêlée de respect : enfin deux ou trois fois je me suis trouvé près d’elle, et je n’ai pas seulement osé lui adresser la parole.

GUINSBOURG.

Vous ! un petit téméraire ! audacieux auprès des dames !

ROLAND.

C’est selon... Mais dans le monde ce n’est plus cela : dès que j’entre dans un salon, que j’adresse la parole à une femme, je perds cent pour cent de mon mérite ; je m’intimide, je deviens gauche ; je suis comme vous dans les coulisses de l’Opéra, j’ai l’air d’un étranger qui ne sait pas la langue du pays.

GUINSBOURG.

Écoutez, vous : je hâve entendu le voiture... dans le roulement.

ROLAND.

C’est vrai, c’est Coraly.

GUINSBOURG.

Quel était le messier qui lui donnait la main ?

ROLAND.

Vous ne connaissez pas... c’est un danseur de l’Opéra, monsieur Tonton ; ce n’est pas dangereux. Eh bien ! qu’avez-vous donc ? vous tremblez !

GUINSBOURG.

C’est qu’elle allait venir elle-même.

ROLAND, à part.

Est-il bête !

GUINSBOURG.

Et qu’elle avait défendu moi de paraître.

ROLAND.

Soyez tranquille, restez !

À part.

À cause d’Édouard je veux savoir ce qui en est.

Haut.

Ne vous montrez pas d’abord ; je me charge du raccommodement.

GUINSBOURG.

C’était bien, c’était bien ; je sauver moi.

Il entre dans le cabinet à gauche ; Roland remonte la scène.

 

 

Scène V

 

ROLAND, CORALY, TONTON

 

CORALY, à la cantonade.

À merveille, William, je suis contente ; je suis sûre que nous n’avons pas mis dix minutes pour venir de Paris.

TONTON.

Oui, vos chevaux sont en nage ! un attelage de quatre mille francs qui est peut-être perdu !

CORALY.

Qu’importe ? pourvu qu’on aille vite.

TONTON.

Je vous l’ai dit, votre landau est beaucoup trop haut ; en descendant j’ai manqué de me fouler la rotule : et voilà comme on compromet une jambe.

CORALY.

Je suis enchanté de ce que m’a dit Antoine, mon concierge. Ah ! ma maison est louée d’aujourd’hui ! c’est fort agréable.

ROLAND, s’avançant.

Comment, madame ! votre maison est louée ?

CORALY.

Eh, mon Dieu ! c’est vous, Roland ? je ne m’attendais pas au plaisir de vous voir.

ROLAND.

C’est une surprise... Je suis sans façon, moi, je n’en fais jamais.

CORALY.

Mais venir ainsi au hasard...

ROLAND.

Oh ! j’avais des données certaines : avant-hier, dans votre loge, vous avez dit : « Lundi, je ne danserai pas, j’aurai ma migraine. » Je me suis douté que vous viendriez à votre maison de campagne.

TONTON.

Oui, la campagne, c’est commode : je ne sais pas pourquoi il n’y en a pas l’hiver.

ROLAND.

Ce diable de Tonton est toujours de la même force ; je ne connais pas de danseur qui fasse plus d’esprit.

TONTON.

C’est vrai, c’est vrai, quand j’ai le temps... les jours où je ne danse pas. Mais patience, vous verrez ce que je médite.

Air : J’ai vu le Parnasse des dames. (Rien de trop.)

Dans ce moment-ci j’accommode
Le romantique en entrechats,
Et tous les auteurs à la mode
Avec moi sauteront le pas.
Leurs ouvrages, quoi qu’il m’en coûte,
Sont mis en ballets par mes soins ;
C’est un avantage...

ROLAND.

Sans doute ;
Nous aurons le style de moins.

TONTON.

Je comptais venir travailler ici cet été ; mais vous dites que la maison est louée.

ROLAND.

Pourquoi vous en défaire ?

CORALY.

J’ai d’autres vues. Les gens qui m’entourent sont curieux et bavards ; moi, j’aime à cacher mon rang.

ROLAND.

L’incognito est le plaisir des grands ; et vous qui, d’ordinaire, êtes reine ou princesse...

CORALY.

Ici j’abdique, et ne suis que marquise.

TONTON.

C’est bien modeste, mais c’est souvent indispensable. Si vous connaissiez comme moi les désagréments de la célébrité... Je donnerais tout au monde pour n’être qu’un homme ordinaire. Quand je suis dans une promenade publique, tout le monde se dit à l’oreille : « Tenez, le voilà, c’est lui, c’est Tonton... c’est Tonton, ce fameux danseur qui a inventé les pirouettes sur le talon. » Alors ils m’entourent, ils me pressent, ils me marchent sur les pieds, et je leur dis : Messieurs, prenez donc garde ; que diable ! j’en ai besoin.

Il rit.

ROLAND.

Quand je vous le disais ; c’est un feu roulant, c’est le Voltaire de la pirouette.

TONTON, d’un air sérieux.

Permettez, monsieur, permettez ! vous me parlez là de Voltaire, c’est que je l’ai lu... nous avons même dansé dans un opéra de lui.

CORALY.

Qu’est-ce qu’il dit donc ?

TONTON.

Je me le rappelle très bien, la Princesse de Babylone, musique de Kreutzer. Nous avions là un pas de deux, vous rappelez-vous ? tra la la... un coupé à la seconde.

On entend tomber un meuble dans la chambre à côté.

CORALY.

Eh ! qu’est-ce que j’entends ? Est-ce qu’il y a quelqu’un ici ?

ROLAND.

Eh, mon Dieu ! je n’y pensais plus... c’est mon protégé, que j’avais oublié. Il aura eu le temps de faire un somme.

CORALY.

Qu’est-ce que cela signifie ?

ROLAND.

Que je me suis chargé de vous présenter un de vos esclaves indignes, le désolé milord Guinsbourg.

TONTON.

Un de mes élèves, je lui montre à danser.

CORALY.

Comment, il est ici ? Je ne veux pas le voir.

ROLAND.

Permettez, je lui ai promis ma médiation.

CORALY.

N’importe.

ROLAND.

Air : Ce que j’éprouve en vous voyant. (Romagnési.)

Je crains pour vous ce qu’on dira ;
Quoi ! vous lui déclarez la guerre !
Songez qu’en tout temps l’Angleterre
Fut en paix avec l’Opéra.
Entre eux que de rapports intimes !
Albion règne sur les flots,
Vénus naquit au sein des eaux ;
Entre puissances maritimes
On doit toujours vivre en repos.

CORALY.

Eh ! que voulez-vous que j’en fasse ? je l’ai congédié, et ne le recevrai pas.

ROLAND.

Prenez garde... je vais croire à certains projets dont on parle, et qui pourraient nous brouiller à jamais.

CORALY, inquiète.

Que voulez-vous dire ?

ROLAND, bas.

Écoutez, Coraly, restons bons amis : parmi vos adorateurs, il en est un que j’excepte, Édouard, que je retranche de votre domaine... Vous m’entendez... Sans cela...

CORALY, à part.

Ah ! mon Dieu !

Haut.

Quoi ! vous pourriez supposer... S’il en est ainsi, et pour vous prouver... je suis prêle à recevoir milord, mais c’est qu’il est ennuyeux à la mort.

ROLAND.

Eh bien ! n’avez-vous pas Tonton qui fera sa partie ?

 

 

Scène VI

 

ROLAND, CORALY, TONTON, LORD GUINSBOURG

 

ROLAND.

Entrez, milord, et ne craignez rien ; grâce à moi, la paix est faite.

GUINSBOURG.

Je été bien heureux, milédy, de obtenir le pardon de moi.

CORALY.

C’est bien, milord ; qu’il n’en soit plus question.

GUINSBOURG.

Ce messier Roland, il était bien dévoué pour moi. C’est pas comme vous, milédy, qui traite moi comme un nègre ; et pourtant

Riant.

le traite des nègres, il était défendu... ah, ah !... vous permettez le petite plaisanterie ?

ROLAND.

Très joli ! Voilà de la galanterie britannique ; et je ne sais pas pourquoi vous vous plaisez à désespérer cet honnête insulaire.

GUINSBOURG.

Yes, mon amour...

Tonton passe auprès de milord.

CORALY.

Taisez-vous donc, voici quelqu’un.

GUINSBOURG.

Oh ! bien, tant pis ; je allais lancer moi.

 

 

Scène VII

 

ROLAND, CORALY, TONTON, LORD GUINSBOURG, ANTOINE

 

ANTOINE, remettant une lettre à Coraly.

Madame, c’est une jeune fille qui vient d’apporter cette lettre.

CORALY, qui a ouvert la lettre.

Ah, ah ! c’est de Jenny, une de mes camarades.

Lisant.

« Ma chère, je t’envoie Henriette, la femme de chambre dont je t’ai parlé. Selon tes instructions, je ne lui ai pas dit chez qui elle allait entrer ; elle a du zèle, de l’adresse, de la présence d’esprit... »

Refermant la lettre.

Cela suffit, je n’ai pas besoin d’en savoir davantage.

À Antoine.

Faites attendre ici...

Antoine sort.

Je vais sur-le-champ répondre à Jenny, pour la remercier ; et milord, en retournant à Paris, aura la bonté de se charger de ma lettre.

GUINSBOURG.

Comment ! milédy...

CORALY.

C’est essentiel ; elle plus tôt possible...

GUINSBOURG, à part.

Goddem ! que je étais un animal bête de milord, que je osais pas permettre moi dans le colère.

TONTON.

Eh bien ! milord, si, en attendant, nous allions faire une partie de billard ?

À part.

J’aime à jouer avec lui, je le gagne toujours.

Ensemble.

Air de l’Auberge da Bagnères

CORALY.

Oui, c’est un grand danseur,
Un habile joueur ;
Partout avec bonheur
Il séjourne :
Maîtrisant les hasards,
Il brille en tous les arts,
Et c’est un vrai César
Au billard.

TONTON.

Je suis un grand danseur,
Un habile joueur ;
Partout avec bonheur
Je séjourne :
Maîtrisant les hasards,
J’excelle en tous les arts.
Et je suis un César
Au billard.

ROLAND, regardant Coraly.

Oui, je crains de son cœur
Quelque trait séducteur ;
Ici comme amateur
Je séjourne :
De ces lieux puisqu’il part
Observons à l’écart ;
Profilons avec art
Du hasard.

GUINSBOURG.

Je crains pour mon bonheur
Ici quelque noirceur ;
La frayeur dans mon cœur,
Il séjourne :
En jouant au billard,
Observons avec art ;
Portons de toute part
Mon regard.

TONTON.

Je parie, et souvent
Pour le parti gagnant ;
Le sage avec talent
Se retourne :
De l’audace et du front ;
Et les succès viendront :
Pour ça que faut-il donc ?
De l’aplomb.

Ensemble.

CORALY.

Oui, c’est un grand danseur, etc.

TONTON.

Je suis un grand danseur, etc.

ROLAND.

Oui, je crains de son cœur, etc.

GUINSBOURG.

Je crains pour mon bonheur, etc.

Tonton sort par le fond avec milord, et Coraly entre dans la chambre à gauche.

 

 

Scène VIII

 

ROLAND, s’asseyant à gauche, et prenant un livre qui se trouve sur le canapé, puis MADAME DE SELMAR en costume de femme de chambre et ANTOINE

 

ROLAND.

C’est clair, elle veut éloigner milord ; mais je reste, et nous verrons ce que cela deviendra.

Madame de Selmar et Antoine entrent par la porte à gauche, derrière Roland.

ANTOINE, à voix basse.

Entrez, madame, et du courage ! c’est le seul moyen de tout savoir. Madame m’a dit de vous faire attendre ici ; je vais l’avertir.

MADAME DE SELMAR.

Chez qui suis-je ? je n’en sais rien encore.

ROLAND, à Antoine.

Qu’est-ce que c’est ?

ANTOINE.

La nouvelle femme de chambre qu’attend madame.

Il entre dans la chambre où est Coraly.

ROLAND.

C’est bien.

MADAME DE SELMAR, jetant sur Roland un coup d’œil rapide.

Eh ! mais, si je ne me trompe, c’est monsieur Roland, l’ami de mon frère, ce jeune homme si timide qui n’osait me parler.

ROLAND, remontant le théâtre.

Une soubrette jeune et gentille, c’est à merveille, ça ne me fait pas peur cela.

Il s’approche derrière elle et lui prend la taille.

Une jolie tournure... À nous deux, Lisette, à faire connaissance.

MADAME DE SELMAR, tremblante.

Eh bien, monsieur ! qu’est-ce que c’est ?

ROLAND, la regardant et s’éloignant d’elle ; à part.

Dieux ! que vois-je !... voilà une ressemblance qui m’a fait une peur...

Haut.

Mais, quelle idée ! Parbleu, ma belle enfant, je suis enchanté de l’aventure : je n’aurais jamais cru rencontrer cette figure-là sous un bonnet de soubrette.

MADAME DE SELMAR.

Que voulez-vous dire, monsieur ? vous me prenez pour une autre.

ROLAND, prenant son bras.

Du tout, je te prends pour moi ; car tu ne sais pas que tu ressembles trait pour trait à la femme de Paris la plus jolie et la plus aimable... à madame de Selmar.

MADAME DE SELMAR, à part.

Que dit-il ?

ROLAND.

Et juge donc, pour moi quel bonheur ! lui dire que je l’aime... jamais de ma vie je n’aurais eu ce courage, cette hardiesse ; tandis que toi... eh bien !... Si vraiment ! même avec toi, cela me fait quelque chose... Mais c’est égal ; c’est sans conséquence. Je suis encore un peu timide par habitude, mais ça va se passer.

MADAME DE SELMAR, à part.

Ah ! mon Dieu !

Haut.

En effet, j’ai entendu parler de ma ressemblance avec cette dame.

ROLAND.

N’est-ce pas ? c’est frappant ! Mais quelle différence ! elle est mieux encore ; il ne faut pas que cela te fâche.

MADAME DE SELMAR.

Nullement. Sans doute vous étiez reçu chez elle ?

ROLAND.

Non, je n’ose pas ; elle ne reçoit personne. Mais elle a un frère, un jeune étourdi, pour qui elle a l’amitié la plus tendre. Eh bien ! et moi aussi, je l’aime, je le protège. Quelques dangers l’environnent, surtout dans ce moment.

MADAME DE SELMAR.

Que dites-vous ?

ROLAND.

Oui ; ta maîtresse trame quelques complots ; mais malgré elle et malgré toi, je les déjouerai quand je les connaîtrai, parce que d’être mauvais sujet, ça n’empêche pas d’être honnête homme.

MADAME DE SELMAR, à part.

Ah ! je n’ai plus peur de lui.

ROLAND.

Songe donc qu’en défendant son frère, c’est elle-même que j’oblige ; et de pouvoir lui rendre ainsi service sans qu’elle le sache, sans qu’elle s’en doute jamais, il me semble que c’est bien, que c’est délicat, que c’est digne d’elle.

MADAME DE SELMAR.

Je comprends, et crois deviner quelles sont vos vues.

ROLAND.

Moi ! des vues sur elle ! y penses-tu ? Je me jetterais au feu pour lui épargner un chagrin ; mais l’épouser !... ah bien oui ! D’abord, à cause de son frère, elle ne veut point se marier ; et puis, dès que je l’aperçois...

Air du Fleuve de la vie.

Saisi d’une frayeur nouvelle,
Je tremble et ne lui parle point ;
Qu’elle est belle !... et pourtant sur elle
Tu l’emportes en un seul point.

MADAME DE SELMAR.

Eh quoi ! j’aurais cet avantage !
Quel est-il donc ?

ROLAND.

C’est qu’en ce jour
Tu m’inspires autant d’amour
Et bien plus de courage.

MADAME DE SELMAR, à part.

Me voilà bien ! Il y a maintenant un égal danger à parler ou à me taire. Si je pouvais du moins en obtenir des renseignements !

Haut.

Monsieur, daignez, par grâce, me faire connaître la maison de la marquise chez laquelle je suis.

ROLAND.

La marquise ! tu en es encore là ?... La marquise Dudley n’est autre que Coraly, une des plus jolies danseuses de l’Opéra.

MADAME DE SELMAR, à part.

Grand Dieu ! une jolie condition que j’ai choisie là ! Il vaut mieux tout lui dire.

Haut.

Protégez-moi, monsieur ; vous êtes le seul à qui je puisse me fier.

ROLAND.

Voilà qui est parler.

Air du vaudeville de Oui et Non

Allons, plus de timidité ;
De tes yeux mon âme est charmée.

MADAME DE SELMAR.

Finissez donc.

ROLAND.

Que ta fierté
Ici ne soit point alarmée ;
Oui, d’honneur, j’ai cru voir en toi
Son air, sa tournure et sa grâce ;
Ainsi ne me fuis pas, tu vois
Que ce n’est pas toi que j’embrasse.

On sonne.

Tiens, entends-tu ta maîtresse ?

MADAME DE SELMAR, à part.

Grâce au ciel !

 

 

Scène IX

 

ROLAND, MADAME DE SELMAR, TONTON, entrant par le fond

 

TONTON, à Roland.

Je suis vainqueur ; cinq parties à vingt francs... c’est comme si j’avais dansé ce soir, ce sont des feux ! Milord se promène dans le parc ; il attend son épître, et moi le dîner ;

On sonne.

car si la maison est louée, j’espère que le dîner ne l’est pas.

 

 

Scène X

 

ROLAND, MADAME DE SELMAR, TONTON, CORALY, tenant à la main une lettre qu’elle jette sur la toilette

 

CORALY.

Eh bien ! est-ce qu’on ne m’entend pas ?

Apercevant madame de Selmar.

Ah ! c’est ma nouvelle femme de chambre ; approchez, Henriette.

Bas à madame de Selmar.

J’ai lu la lettre de Jenny ; vous avez ma confiance. Nous avons à causer, et beaucoup, mais quand nous serons seules. Je vais les éloigner.

Haut.

Approchez ma toilette.

MADAME DE SELMAR, étonnée.

Comment !

À part.

C’est juste...

Elle approche la toilette avec peine.

TONTON, approchant un fauteuil qu’il offre à Coraly.

Ah çà, vous n’avez pas oublié que nous dansons après-demain ce pas de deux ; n’allez pas être indisposée.

CORALY.

Est-ce que vous ne pouvez pas danser sans moi ?

TONTON.

Du tout ; quand vous n’êtes pas là, je ne suis pas soigné à mon entrée ; et ça me casse bras et jambes.

CORALY.

J’espère que ces messieurs vont nous faire le plaisir de nous laisser.

ROLAND.

Vous avez bien raison.

Air des Artistes par occasion. (Catel.)

De cette charmante retraite

Montrant Tonton.

Vous faites bien de le bannir ;
L’admettant à votre toilette,
Quels périls vous alliez courir !

TONTON, d’un air modeste.

Qui ? moi !... rassurez-vous, mon ange,
Du tout !... rassurez-vous, mon ange.

ROLAND.

Craignez sa présence en ces lieux ;
Car Zéphir est fort dangereux,
Et je tremble qu’il ne dérange
Les boucles de vos blonds cheveux. (Bis.)

GUINSBOURG, en dehors et à la porte du fond.

Milédy ! milédy !

ROLAND.

C’est lord Guinsbourg.

MADAME DE SELMAR, à part.

Un milord ! qu’est-ce que c’est que cela ?

CORALY, à haute voix.

On n’entre pas, je suis seule.

GUINSBOURG, en dehors.

Je venais demander votre lettre.

CORALY.

Dans l’instant.

GUINSBOURG.

C’était bien, Je vais attendre.

ROLAND, chantant.

Quand on attend sa belle,
Que l’attente...

CORALY.

Mais taisez-vous donc ! ne voulez-vous pas qu’il entende ?

ROLAND.

C’est terrible chez vous, il faut toujours se gêner ; je m’en vais, je vais faire un tour de parc.

TONTON.

Et moi faire quelques battements.

ROLAND.

Toujours occupé, monsieur Tonton.

TONTON.

Que voulez-vous ? il le faut bien. À Paris, je m’enferme quelquefois des heures entières... dans mon cabinet.

ROLAND.

Vous avez raison, il n’y a que cela : le travail du cabinet.

Ils sortent ensemble par la porte à gauche.

 

 

Scène XI

 

CORALY, MADAME DE SELMAR

 

CORALY.

Enfin nous voilà seules ! ferme cette porte, et viens ici. Jenny m’écrit que tu es discrète, intelligente, dévouée à tes maîtres.

MADAME DE SELMAR.

C’est mon devoir.

CORALY.

Tu ne t’en repentiras pas. Eh bien ! Henriette, il faut que d’ici à ce soir... et c’est toi seule que je charge de cette commission, il faut que toutes nos malles soient prêtes ; car nous partons toutes deux cette nuit pour l’Angleterre.

MADAME DE SELMAR.

Partir toutes les deux ! et pour quel motif ?

CORALY.

Apprends, Henriette, que je vais en Angleterre pour me marier.

MADAME DE SELMAR.

Vous marier ?

CORALY.

Air : De sommeiller encor, ma chère. (Fanchon la vielleuse.)

Oui, j’en conviens, je suis jalouse
D’obtenir un état, un rang ;
En un mot, je veux qu’on m’épouse.

MADAME DE SELMAR.

Quoi ! faire un éternel serment !

CORALY.

Ces vœux d’éternelles tendresses
M’offrent un nouvel avenir :
Quelquefois j’ai fait des promesses,
Pour changer je veux les tenir.

C’est mon seul désir, ma seule ambition, et voilà ce qui me décide.

MADAME DE SELMAR.

J’entends, vous choisissez pour époux ce milord Guinsbourg, dont vous parliez tout à l’heure ?

CORALY.

Non pas, il ne m’offre que sa fortune.

MADAME DE SELMAR.

Et vous la refusez ?

CORALY.

Oui ; pour un autre beaucoup moins riche, mais que j’aime, et qui m’offre sa main ; c’est le jeune Édouard, le frère de madame de Selmar, une riche créole.

MADAME DE SELMAR, à part.

Ô ciel !

Haut.

Oui, j’ai entendu parler de cette dame ; et Édouard y consent ?

CORALY.

Il n’ignore point le sacrifice que je lui fais en renonçant à la fortune de milord Guinsbourg.

MADAME DE SELMAR.

Mais prenez garde, madame ; je dois vous éclairer sur la situation de monsieur Édouard et de sa sœur : j’ai entendu dire que madame de Selmar était riche, il est vrai, mais si elle se remariait, son frère n’aurait rien.

CORALY.

Oui, mais elle ne se remariera pas ; j’ai lu une lettre d’elle, où elle le jure à son frère, et sa parole est sacrée. On dit que cette femme-là est la vertu même.

MADAME DE SELMAR, à part.

Tout conspire contre moi, jusqu’à la bonne opinion que j’inspire !

CORALY.

Depuis ce matin, Édouard s’est occupé de tous les préparatifs, des papiers pour son mariage, des passeports pour l’étranger, et cette nuit nous partons, avant que personne ait pu soupçonner notre fuite. Eh ! mais, qui vient là ?

Regardant par la fenêtre.

Un cavalier entre dans la cour : c’est lui, c’est Édouard !

MADAME DE SELMAR, à part.

Ah ! mon Dieu ! que devenir ?

GUINSBOURG, en dehors et frappant à la porte à gauche.

Milédy !

CORALY.

Encore lord Guinsbourg !

GUINSBOURG.

Puis-je entrer, maintenant ?

CORALY, à madame de Selmar.

Trouve un moyen de l’éloigner.

MADAME DE SELMAR.

Et comment ?

CORALY.

Est-ce là ce qui l’embarrasse ? et cette adresse, cette présence d’esprit dont on m’a parlé...

Apercevant une lettre qui est sur la table.

Ah ! ma lettre ; donne-la-lui, et qu’il parte à l’instant, entends-tu ?

MADAME DE SELMAR.

Oui, madame.

À part.

C’est bien, je lui remets cette lettre, et je pars. Je sais maintenant ce qui me reste à faire.

Elle sort par la porte à gauche.

 

 

Scène XII

 

CORALY, puis ÉDOUARD

 

CORALY.

Qui peut l’amener si lof ? je ne l’attendais que ce soir.

À Édouard qui entre par la droite.

C’est vous, mon ami ; Comment ! vous arrivez déjà ?

ÉDOUARD.

Tout est fini, j’ai terminé mes courses plus tôt que je ne croyais ; dans une heure, votre voiture et les chevaux nous attendront près du pont.

CORALY.

Pourquoi vous hâter ? pourquoi ne pas attendre la nuit, comme nous en étions convenus ?

ÉDOUARD.

Parce que, si nous différons, je ne réponds de rien ; tout à l’heure à Paris, je n’y tenais plus ; j’ai été chez ma sœur pour tout lui avouer.

CORALY.

Ô ciel ! vous m’abandonnez !

ÉDOUARD.

Moi, Coraly ! vous savez bien que je vous aime trop pour concevoir seulement une pareille idée ; mais je voulais voir ma sœur, la prier de me pardonner, de me donner son consentement. Par bonheur, elle n’était pas chez elle ; mais au trouble que j’éprouvais... Tenez, Coraly, partons sur-le-champ, c’est plus prudent.

CORALY.

Mais, mon ami, réfléchissez donc.

ÉDOUARD.

Non, non, pas de réflexion ; car si j’en fais, je n’aurai peut-être plus le courage de partir. Venez.

CORALY.

Attendez au moins que le diner soit terminé, car j’ai du monde, qui ce soir doit retourner à Paris ; et alors nous nous trouverons seuls.

ÉDOUARD.

Et quel est ce monde ?

ROLAND, en dehors.

C’est bien, je vais la prévenir.

CORALY.

C’est Roland qui se trouve ici par hasard.

ÉDOUARD.

Roland ! je ne veux pas qu’il m’aperçoive.

CORALY.

Et moi donc ! j’en serais désolée. Entrez ici ; je vais faire servir à dîner, et je reviens à l’instant.

ÉDOUARD.

Comment ferez-vous pour les quitter ?

CORALY.

Soyez tranquille, j’aurai ma migraine. Partez vite.

Édouard entre dans le cabinet à droite.

 

 

Scène XIII

 

CORALY, ROLAND

 

ROLAND, à Coraly.

Eh bien ! qu’est-ce que vous faites donc ici ? vous ne vous doutez pas de ce qui vous arrive.

CORALY.

Qu’y a-t-il donc ?

ROLAND.

La personne qui, ce matin, a loué la maison vient s’y installer, à ce que m’a dit Antoine.

CORALY.

S’y installer ! dans ce moment ! j’espère qu’elle nous donnera bien jusqu’à demain.

ROLAND.

Ma foi, je ne sais pas comment vous allez faire. C’est amusant, il faudra qu’elle dîne avec nous ; et si c’est une prude, ça se trouve bien.

CORALY.

Quoi, c’est une dame ! quelle est-elle ?

ROLAND.

Je n’en sais rien : j’ai vu de loin entrer sa voiture ; mais voilà Tonton qui va vous donner des nouvelles.

 

 

Scène XIV

 

CORALY, ROLAND, TONTON

 

TONTON.

C’est une belle dame en calèche, à qui j’ai couru donner la main, à la troisième position. – « À qui ai-je l’honneur de parler ? – À madame de Selmar. »

ROLAND.

Ah ! mon Dieu ! madame de Selmar dans cette maison !

TONTON.

Madame de Selmar ! n’est-ce pas une élève de Coulon, celle qui doit débuter ?

CORALY.

Eh ! non, sans doute : c’est une passion de monsieur Roland. Quelle rencontre ! Je ne veux pas la voir.

ROLAND.

Ni moi non plus, je n’oserai jamais.

CORALY.

Tonton va se charger de la recevoir.

TONTON.

Du tout ; est-ce que j’ai l’habitude de parler ?

ROLAND.

C’est juste ; il n’est pas payé pour cela.

TONTON.

Mais monsieur Roland, qui en est amoureux, c’est lui que ça regarde.

CORALY.

Il a raison. Je vous en prie, Roland, daignez la recevoir ; dites-lui que demain de grand matin la maison sera à sa disposition ; faites-lui les honneurs, enfin tâchez qu’elle s’en aille le plus tôt possible.

TONTON, lui donnant la main.

C’est cela ; nous allons vous attendre dans la salle à manger.

Tonton et Coraly sortent par la porte à gauche.

 

 

Scène XV

 

ROLAND, puis MADAME DE SELMAR

 

ROLAND.

Ils me chargent là d’une commission... Moi, tête à tête avec elle ! pour la première fois de ma vie. Eh bien ! qu’est-ce que je fais donc ? est-ce que je tremblerais ? oui, morbleu ! me voilà tout aussi bête que milord.

MADAME DE SELMAR, au fond, à part.

C’est Roland ! tant mieux ; je pourrai du moins me concerter avec lui.

ROLAND, la saluant respectueusement et levant les yeux ; à part.

Je suis pour ce que j’en ai dit ; voilà une ressemblance... Si ce n’était cet air de noblesse et de dignité, que l’autre ne peut avoir.

Haut.

Madame, vous me voyez bien surpris... c’est-à-dire... non, je suis enchanté que le hasard...

À part.

Allons, je ne sais plus ce que je dis.

MADAME DE SELMAR, à part.

Quelle différence ! ce n’est plus le même homme.

ROLAND, prenant un air plus assuré.

Cette maison, que vous venez de louer, appartient à une personne qui certainement ne peut, sous aucun rapport... et chez laquelle, moi, je me trouvais accidentellement.

MADAME DE SELMAR.

C’est bien, monsieur Roland, je vous comprends ; mais ce n’est pas là ce qui m’amène : c’est surtout à vous que je désirais parler.

ROLAND, avec surprise.

À moi, madame !

À part.

Ah ! mon Dieu, qu’est-ce qu’elle me veut ?

MADAME DE SELMAR.

Je connais l’amitié que vous portez à mon frère ; je sais que je parle à un homme d’honneur ; et je n’ai point hésité à m’adresser à vous.

ROLAND.

Air d’Aristippe.

Que dites-vous ? Je demeure immobile
Et de surprise et de plaisir ;
Qui ? moi, je puis vous être utile !
Parlez, et je cours vous servir.
La confiance enfin rentre en mon âme ;
À mes vertus quand vous ajoutez foi,
J’y crois aussi, car vous devez, madame,
Vous y connaître mieux que moi.

MADAME DE SELMAR.

Apprenez donc ce qui cause toutes mes craintes : mon frère veut épouser Coraly, il le lui a promis.

ROLAND.

Je m’en doutais ; c’est pour cela que depuis huit jours il évitait ma présence ; mais soyez tranquille, il ne l’épousera pas, je me battrai plutôt avec lui.

MADAME DE SELMAR.

Eh ! non, monsieur, ce n’est pas là ce que je vous demande.

ROLAND.

Vous avez raison : l’éloquence et la persuasion... Dès demain matin, je serai chez Édouard.

MADAME DE SELMAR.

Et cette nuit, il part avec Coraly pour l’Angleterre ; tout est disposé pour leur fuite et pour leur mariage.

ROLAND.

Que me dites-vous là !

MADAME DE SELMAR.

Je le sais ; j’en ai des preuves : et bien plus, dans ce moment, mon frère est ici.

ROLAND.

Cela n’est pas possible, je l’aurais vu !

MADAME DE SELMAR.

Il y est caché.

ROLAND.

Je n’en reviens pas. Comment se peut-il que vous soyez au fait mieux que moi ?

MADAME DE SELMAR.

Vous le saurez. Voyons avant tout ce qu’il faut faire. Donnez-moi vos conseils. Je veux m’établir ici, me présenter devant mon frère et empêcher son départ. Est-ce un bon moyen ?

ROLAND.

Je ne le pense pas. Je crois bien qu’Édouard céderait à vos prières, pour aujourd’hui ; mais demain, mais après-demain... Il faut détruire le mal dans sa racine.

MADAME DE SELMAR.

Et comment détacher Coraly de mon frère ? car il paraît qu’elle l’aime.

ROLAND.

Oh ! pour terminer sur-le-champ cet amour-là, il y aurait bien un moyen, un moyen terrible, c’est-à-dire rien de plus facile...

MADAME DE SELMAR.

Eh bien ! parlez vite !

ROLAND.

Je veux dire terrible à expliquer : ce n’est qu’une ruse d’un instant, dont l’exécution dépend de vous ; mais je suis sûr que vous refuserez.

MADAME DE SELMAR.

Enfin, monsieur, voyons ce qui en est, dites-le-moi.

ROLAND.

C’est que je n’ose pas. Vous ne voudrez jamais.

MADAME DE SELMAR.

Eh bien ! monsieur, je vous le promets ; je promets d’avance.

ROLAND.

Eh bien ! madame, nous allons voir. Ce serait d’abord de vous mettre à cette table.

MADAME DE SELMAR.

Et pourquoi ?

ROLAND.

Coraly connaît votre écriture, j’en suis certain ; car elle a entre les mains un billet de vous, adressé à votre frère. Il faudrait alors écrire la lettre que je vais vous dicter.

MADAME DE SELMAR.

M’y voici ; parlez.

ROLAND.

Avant tout, je dois vous prévenir que cette lettre ne restera que dix minutes entre mes mains ; au bout de ce temps, je vous promets de vous la rapporter, si toutefois vous avez cette confiance en moi.

MADAME DE SELMAR.

Oui, monsieur ; commençons.

ROLAND.

C’est à moi que vous écrivez.

MADAME DE SELMAR.

Ah ! c’est à... c’est bien.

ROLAND, dictant.

« Mon ami... »

MADAME DE SELMAR, s’arrêtant.

Comment, monsieur !

ROLAND.

Je vous ai prévenue que dans cette lettre il n’y aurait rien de vrai ; dans dix minutes vous pourrez la déchirer, et elle sera comme nulle et non avenue.

MADAME DE SELMAR.

Continuez.

ROLAND.

« Mon ami, je serais bien ingrate si je n’étais pas touchée de votre tendresse... »

MADAME DE SELMAR, s’arrêtant.

Quoi, monsieur !

ROLAND.

Vous voyez bien, madame, que vous vous découragez déjà ; j’en étais sûr.

MADAME DE SELMAR.

Non, monsieur ; me voilà résignée, et je vous promets de ne plus vous interrompre.

ROLAND.

Vous y êtes ; une bonne résolution. Je continue :

Dictant.

« La conduite de mon frère me décide, et je vous donne ma main... »

MADAME DE SELMAR, se levant.

Vous avez beau dire, monsieur, je n’écrirai jamais ces choses-là.

ROLAND.

Alors, madame, c’est que vous n’aimez pas votre frère.

MADAME DE SELMAR.

Mais, c’est que...

ROLAND, d’un air suppliant.

Pour votre frère !

MADAME DE SELMAR, allant se remettre à la table.

Je l’écris, monsieur, je l’écris.

ROLAND.

« Ma main et toute ma fortune. » Soulignez ce dernier mot : signez « Hortense de Selmar. »

MADAME DE SELMAR.

Êtes-vous content ?

ROLAND

Et l’adresse ; c’est l’essentiel.

Madame de Selmar plie la lettre, écrit l’adresse et la remet à Roland.

Maintenant, laissez-moi faire ; je vous réponds du succès.

MADAME DE SELMAR.

N’oubliez pas ; dans dix minutes.

ROLAND.

Je vous promets de la rapporter, mais je vous demande une grâce : laissez-moi la lire une seule fois.

La regardant.

« À monsieur Roland. Mon ami, je vous donne ma main. » Oui, c’est bien de vous, c’est vous qui l’avez écrite. Ah ! quel dommage ! dire que je tiens là dans ma main... Adieu, adieu, madame, je reviens dans l’instant.

Il sort par la porte à gauche.

 

 

Scène XVI

 

MADAME DE SELMAR, seule

 

Pauvre jeune homme ! je suis bien sûre du zèle qu’il mettra à nous servir, et mon frère a en lui un bien bon ami ; mais il est si étourdi, si inconséquent ! N’ai-je pas tort de me fier à sa promesse, de ne m’en rapporter qu’à lui ?

Regardant vers le fond.

Qui vient là ? Ah ! mon Dieu ! c’est le milord à qui tout à l’heure j’ai remis cette lettre. Que va-t-il dire en me voyant sous ce costume ?

 

 

Scène XVII

 

MADAME DE SELMAR, LORD GUINSBOURG

 

GUINSBOURG, entrant par le fond avec mystère.

Je havais agi prudemment en feignant de partir, moi ; je avais vu une voiture de poste dans le dehors.

Apercevant madame de Selmar.

Goddem ! le petite soubrette en milédy, ce était quelque machination diabolique ; employons les précautions ordinaires : le séduction britannique.

Tirant une bourse de sa poche.

Air : Le luth galant qui chanta les amours.

Venez, petite, approchez-vous ici,
Et dites-moi ce que fait milédy.

MADAME DE SELMAR, repoussant la bourse.

Monsieur, vous vous trompez.

GUINSBOURG, étonné.

Eh quoi, mademoiselle !...

À part.

Je croyais à son air
Avoir bon marché d’elle ;
Mais par malheur, hélas ! je vois qu’elle est fidèle.

Tirant une seconde bourse.

Alors, c’était plus cher.

Et si vous voulez dire à moi ce qui se passe ici...

MADAME DE SELMAR, à part.

Dieu, quelle idée ! sa présence peut nous seconder.

Haut, repoussant la bourse.

Non, milord ; je vous servirai, je vous le promets, et sans intérêt ; mais hâtez-vous, nous avons découvert la vérité : Coraly veut épouser Édouard.

GUINSBOURG.

L’épouser ! il se pourrait !

MADAME DE SELMAR.

Allez au secours de votre ami Roland qui plaide en votre faveur.

GUINSBOURG.

En ma faveur ? je comprenais rien, tout le monde il était pour moi, et sans intérêt.

MADAME DE SELMAR.

Mais partez donc ! les moments sont précieux.

GUINSBOURG.

L’épouser ! l’épouser ! je étais dans le jalousie, comme un milord italien, et si on trompait moi, je allais tomber dans les Othello. Goddem !

Il sort.

 

 

Scène XVIII

 

MADAME DE SELMAR, puis ÉDOUARD

 

MADAME DE SELMAR.

Est-ce heureux qu’il soit revenu sur ses pas ! c’est le ciel qui nous l’a envoyé, et peut-être sa présence... C’est Édouard.

ÉDOUARD, sortant de la chambre avec précaution.

Je n’entends plus personne. Eh bien ! Coraly ?... Ciel ! ma sœur !

MADAME DE SELMAR.

Qu’as-tu donc, mon ami ? d’où vient la surprise ?

ÉDOUARD.

Moi, ma sœur ! je n’ai rien ! et si vous saviez...

MADAME DE SELMAR.

Je devine ce que tu vas m’apprendre, et je t’en remercie. Je me plaignais déjà d’en avoir reçu la première nouvelle par d’autres que par toi. Est-il vrai, Édouard, que tu vas te marier ?

ÉDOUARD.

Qui a pu vous dire ?...

MADAME DE SELMAR.

Est-ce vrai ?

ÉDOUARD.

Oui, oui, ma sœur.

MADAME DE SELMAR.

Et comment ne m’as-tu pas présentée à ta prétendue ?

ÉDOUARD.

C’est que je n’osais pas ; il y avait à ce mariage des obstacles.

MADAME DE SELMAR.

Air : Époux imprudent, fils rebelle ! (Monsieur Guillaume.)

Je te comprends ; elle est pauvre peut-être ?
Moi, je suis riche pour nous deux ;
Mon frère, fais-la moi connaître.

ÉDOUARD.

Je suis confus de tes soins généreux.

MADAME DE SELMAR.

Dis-moi son nom ? Quoi, tu baisses les yeux !
De ton bonheur ma tendresse est jalouse.

ÉDOUARD.

Je n’ose, hélas ! et c’est là mon tourment,
Te la nommer.

MADAME DE SELMAR.

Et dans l’instant
Tu vas la nommer ton épouse !

ÉDOUARD.

Ne crois pas, ma sœur, qu’elle soit indigne de mon amour. Si tu savais ce qu’elle a refusé pour moi, et par quels sacrifices...

MADAME DE SELMAR.

Tu en es bien sûr ?

ÉDOUARD.

Sans cela peux-tu penser... Eh ! mais, quel est ce bruit ? c’est celui d’une voiture.

 

 

Scène XIX

 

MADAME DE SELMAR, ÉDOUARD, ROLAND

 

ROLAND, à la cantonade.

Bon voyage !... Je me charge de vos commissions et de vos adieux.

ÉDOUARD.

Eh ! qui donc vient de partir ?

ROLAND.

Tu le sauras ; mais auparavant tu m’entendras. Je venais de trouver Coraly : « Écoutez-moi, lui dis-je ; j’accours vous rendre un service. Ne pensez plus à Édouard, il n’a plus rien ; sa sœur se marie. »

ÉDOUARD.

Que dis-tu ?

ROLAND.

Oh ! j’avais en main les preuves et les pièces à l’appui. « Je le vois trop, m’a-t-elle dit avec un accent douloureux ; sa famille, tout le monde s’oppose à cet hymen ; je dois y renoncer pour ne point faire son malheur ; qu’il m’oublie, qu’il soit heureux ; moi, je ne l’oublierai jamais ; je l’aimerai toujours. »

ÉDOUARD, faisant un geste pour sortir.

Et je serais insensible à un pareil sacrifice !

ROLAND.

Attends donc ! En ce moment arrive un allié sur lequel j’étais loin de compter ; milord arrive, et la scène change. Il avait appris, je ne sais comment, tes projets de mariage, et la fureur, la jalousie, mieux que cela, l’orgueil national s’en est mêlé. Il n’a pas voulu que, même en fait d’extravagance, un Français l’emportât sur lui : il a proposé sa main. Alors si vous aviez vu le trouble, l’embarras de Coraly ; d’un côté cette fortune qui fuyait à jamais, de l’autre ces trésors, ces honneurs, ce titre de milady qu’on jetait à ses pieds... Elle a tiré son mouchoir, et, fondant en larmes...

ÉDOUARD.

Ô ciel ! elle a pleuré !

ROLAND.

Oui, mon ami, elle a pleuré, et elle est partie.

ÉDOUARD, désolé.

Partie avec milord !

ROLAND.

Dans la voiture que tu avais préparée pour votre fuite.

ÉDOUARD.

Par exemple ! voilà une trahison que je ne pourrai jamais oublier.

ROLAND.

Laisse donc, je connais cela. En fait de trahirons, il n’y a jamais que les trois premières qui fassent de la peine. Songe à ce qui te reste... à ta sœur...

MADAME DE SELMAR.

À notre amitié, car depuis ce matin, je ne t’ai pas quitté un instant, monsieur Roland te l’attestera.

ROLAND, interdit.

Que voulez-vous dire ?

MADAME DE SELMAR.

Quoi ! vous qui êtes si habile, ne devinez-vous pas maintenant par quels moyens j’ai surpris les secrets de l’ennemi ?

ROLAND.

Ô ciel ! vous étiez Henriette !... Et quand je pense à tout ce que j’ai eu l’audace de vous dire, à la manière dont je vous ai traitée... c’est fait de moi, je suis perdu ! Mais j’ai encore une restitution à faire.

Lui remettant la lettre.

Voici ce dépôt que vous m’avez confié, je ne mérite pas qu’il reste plus longtemps dans mes mains.

MADAME DE SELMAR.

C’est bien.

ROLAND, avec joie.

Eh quoi ! vous ne le déchirez pas ?

MADAME DE SELMAR.

Non, je le garde, et je verrai dans quelque temps si, sans faire tort à mon frère, je dois l’envoyer à son adresse.

ROLAND, hors de lui.

Qu’ai-je entendu ? je suis trop heureux !

 

 

Scène XX

 

MADAME DE SELMAR, ÉDOUARD, ROLAND, TONTON

 

TONTON, la serviette à la main.

Ah çà ! qu’est-ce que tout le monde devient donc ? Comment ! voilà une heure qu’on me laisse seul dans la salle à manger... Où est donc la maîtresse de la maison ?

ROLAND.

Elle vient de partir pour l’Angleterre.

TONTON.

Comment ! elle est partie ? Et demain, notre pas de deux ?

ROLAND.

Vous le danserez à vous tout seul.

TONTON.

Il y a là-dessous quelque cabale dont je ne suis pas la dupe. On sait d’où ça vient.

ROLAND.

Puisqu’on vous dit qu’elle a été enlevée malgré elle.

TONTON.

Enlevée malgré elle !... Chez nous, monsieur, ça arrive tous les jours ; mais, quand on est bonne camarade, on s’arrange pour que ça ne tombe pas un jour d’opéra.

Vaudeville.

Air du vaudeville de Partie et Revanche. (Heudier.)

ÉDOUARD, à madame de Selmar.

J’eus en partage imprudence et folie,
Toi, la bonté, la raison, la douceur ;
De mes amis la jeunesse étourdie
Aurait besoin d’un pareil précepteur ;
Mais grâce à leurs têtes légères,
Dans Paris, séjour des erreurs,
Ainsi que moi l’on voit beaucoup de frères,
Mais comme toi l’on voit bien peu de sœurs.

ROLAND.

Sans caprice, sans jalousie,
Doux liens formés par le ciel,
Et qui durent toute la vie,
Oui, tel est l’amour fraternel.
Combien mes destins sont prospères !
Que je jouis de mon double bonheur !

À Édouard.

Car, Dieu merci, nous allons être frères,

À madame de Selmar.

Et, grâce au ciel, vous n’êtes pas ma sœur.

TONTON.

Chez les danseurs on devrait voir éclore
Le goût, l’éloquence, l’esprit,
Car Apollon et Terpsychore
Sont frère et sœur, à ce qu’on dit ;
Mais Apollon, pour moi sévère,
Est, je le crois, jaloux de mon bonheur ;
Et, si je suis fort mal avec le frère,
C’est que je suis trop bien avec la sœur.

MADAME DE SELMAR, au public.

Ainsi que la sœur la plus tendre,
À mon frère servant d’appui,
Je voudrais bien qu’on put me rendre
Ce qu’aujourd’hui j’ai fait pour lui.
Pour ma conduite un peu légère
J’ai grand besoin de défenseur :
Jusqu’à présent j’ai protégé mon frère,
Vous, messieurs, protégez la sœur !

PDF