Clotilde (Claude BOYER)

Tragédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, en avril 1659.

 

Personnages

 

CLOTILDE, Fille de Deuthère

DEUTHÈRE, Veuve du Comte de Béziers

CLIDAMANT, Favori du Roi

THÉODEBERT, Roi de Mets

CLODOMIRE, Fils de Théodebert

SIGILE, Capitaine des gardes du Roi

LUCINDE, Confidente de Deuthère

THÉOSILE, Confidente de Clotilde

 

La Scène est à Mets, dans le Palais Royal.

 

 

À MONSEIGNEUR LE PROCUREUR GÉNÉRAL,

MINISTRE D’ÉTAT, ET SURINTENDANT DES FINANCES

 

MONSEIGNEUR,

 

Quand je prends la liberté de vous consacrer un Ouvrage, qui n’a pas déplu à tout le monde, ce n’est pas sa bonne fortune qui m’en donne la pensée, et le courage. Je n’ai considéré dans cette occasion que cette obligation indispensable où je me trouve, de rendre mon premier hommage au plus illustre Protecteur des Muses. J’ai cru, MONSEIGNEUR, que ce peu de gloire qu’elles m’ont acquis, m’obligeait à reconnaître celles qu’elles reçoivent de Vous ; et qu’après avoir solennisé la vôtre dans mon cœur, avec des profonds sentiments de respect et d’admiration, je devais rendre ma reconnaissance publique, et révérer en votre Personne, aux yeux de tout le monde, la plus éclatante Vertu de notre Siècle. Quand je pourrais me dispenser d’un devoir si nécessaire et si glorieux, il me serait malaisé de résister à la violente inclination qu’un de vos plus zélés Serviteurs a de vous honorer de toutes les façons : comme il s’est acquis un pouvoir absolu sur tout ce qui est à moi, il a voulu que je vous fisse un présent de ce que j’avais de plus précieux. Vous voyez, MONSEIGNEUR, que je me sers de toutes sortes de raisons pour combattre la timidité d’une Muse qui sort des ténèbres, et d’un silence de plusieurs années. Quand je songe au péril qu’il y a d’exposer à vos yeux un Ouvrage dépouillé de tous les ornements de la Scène, et de ces grâces empruntées, qui lui ont fait tant d’honneur ; cette Muse, qui a paru si hardie dans ses sentiments ; cette Muse, ne l’est plus dans ses résolutions : je sens que toute sa témérité tremble devant cette grande lumière, et cette profonde sagesse, qui vous ont rendu un des premiers Arbitres de la Fortune publique, et qui vous ont mis si avant dans la confiance de la suprême intelligence de l’État. Mais enfin, MONSEIGNEUR, je me suis laissé tenter à la réputation de cette admirable bonté, qu’on estime d’autant plus en vous, qu’elle se trouve si rarement ailleurs avec le souverain mérite, et qu’il est difficile de l’accorder avec l’orgueil des Fortunes éminentes.  C’est de cette rare et précieuse qualité que j’espère d’obtenir pour Clotilde l’honneur de votre protection, et pour moi la permission de vous dire que je suis avec une passion très ardente et très respectueuse,

 

MONSEIGNEUR,

 

Votre très humble et très obéissant Serviteur.

 

BOYER.

 

 

Pour Monseigneur le Procureur Général, Ministre d’État, et Surintendant des Finances

 

SONNET

 

Être aimé du peuple et du Roi,

Sauver sa gloire toute pure

De ce licencieux murmure,

Qui gronde contre un grand emploi ;

 

Garder sa parole et sa foi

Dans un siècle plein d’imposture,

Parmi des honneurs sans mesure,

Être toujours égal à soi ;

 

Dans la plus éclatante vie

Confondre la haine et l’envie

Par la généreuse bonté ;

 

Du Héros le plus adorable,

C’est là l’idée incomparable,

Dont FOUCQUET est la vérité.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

CLOTILDE, LUCINDE

 

CLOTILDE.

Cesse de me flatter...

LUCINDE.

On n’en put assez dire :

Quel cœur dans cette Cour échappe à votre empire ?

Vos coquettes, Madame, augmentent chaque jour :

Déjà, depuis un mois, qu’on vous voit à la Cour,

Tout ce qu’elle a d »illustre a ressenti vos charmes ;

Le Prince, et les sujets, tous vous rendent les armes ;

Mais le Prince vous sert avec de si grands soins...

CLOTILDE.

Si j’osais en juger, le Roi n’en fait pas moins ;

Et si je ne savais qu’il brûle pour ma Mère,

J’appellerais amour, ce qu’il fait pour me plaire.

Il est vrai que ce cœur jeune et tout interdit,

Quand il parle d’amour, sait fort peu ce qu’il dit.

LUCINDE.

Votre Mère en a pris un peu de jalousie,

Non qu’elle accuse un Roi de quelque perfidie ;

Il sait trop son devoir pour lui manquer de foi ;

Elle a pour son repos la parole du Roi.

CLOTILDE.

Sans cette sureté je craindrais fort pour elle.

Lucinde, j’ai toujours craint pour une infidèle ;

Depuis qu’elle a trahi l’illustre Clidamant...

LUCINDE.

Quelle part prenez-vous au sort de cet Amant ?

CLOTILDE.

Celle que la pitié prend pour un misérable.

LUCINDE.

Ce nom cache souvent la qualité d’aimable ;

Comme aussi quelquefois sous celui de pitié

Se cache adroitement ce qu’on nomme amitié.

Vous en avez pour lui quelque peu, ce me semble,

Madame, ou quelque chose au moins qui lui ressemble.

Autrefois Clidamant, à vos yeux, devant vous,

Combattait votre Mère avec des traits si doux,

Que les mêmes respects qui l’aidaient à la prendre,

Vous ont surpris peut-être en cœur facile et tendre ;

Votre Père étant mort, un peu loin de la Cour,

Deuthère ayant choisi le lieu de son séjour,

Clidamant la voyait, et consolait son âme,

Par les soins obligeants d’une amoureuse flamme ;

Et d’un air si galant il charma sa douleur,

Que la Veuve bientôt oublia son malheur.

Princesse, si d’un choix votre esprit fut capable,

Lui seul, depuis ce temps, vous doit paraître aimable ;

Le respect d’une Mère étouffait vo soupirs ;

Soyez maintenant libre en de si bons désirs.

Clidamant vaut beaucoup ; votre Mère qui l’aime,

Ne l’eut jamais quitté que pour le Diadème.

Il est temps de forcer votre jeune pudeur :

Votre front m’en apprend assez par sa rougeur ;

Parlez, me l’avouer, c’est le dire à vous-même.

CLOTILDE.

Puis donc que tu le crois, je veux croire que j’aime,

Et s’il faut sur ta foi que j’avoue un vainqueur,

Clidamant seul peut être avoué de mon cœur.

Ses yeux ont pour les miens je ne sais quoi d’aimable,

Les regards que ma Mère en reçoit si doux,

Que je voudrais sur moi détourner tous les coups.

J’en sens une secrète et tendre jalousie ;

Près de lui ma pudeur s’embarrasse et s’oublie :

Je cherche avec chaleur, et crains son entretien ;

J’ai beaucoup à lui dire, et je ne lui dis rien.

Connaissant mal mon trouble, et le mal qui me touche,

Je n’ose, et je ne puis l’expliquer par ma bouche.

Pour parler à son cœur, je m’adresse à ses yeux,

Et prend de mes regards ceux qui parlent le mieux.

Si regardant en moi la Fille de Deuthère,

Clidamant me caresse en faveur de ma Mère ;

Je lui rends sa tendresse, et mon cœur tout confus

Lui rend par mes regards quelque chose de plus.

Quand parlant à ma Mère, il lui dit je vous aime :

Que ne s’adresse-t-il à moi (dis-je en moi-même ?)

Et souvent des soupirs sortent pour l’en prier.

J’aime, si c’est aimer, je ne le puis nier.

LUCINDE.

C’est assez finement s’expliquer pour votre âge :

L’Amour vous a bientôt enseigné son langage.

CLOTILDE.

Je te dirai bien plus ; je vois dans Clidamant

De mille petits soins l’aimable empressement ;

Si de ses sentiments je juge par moi-même,

Je crois qu’il sent pour moi, ce qu’on sent quand on aime.

Cache au moins mon secret, ma Mère...

 

 

Scène II

 

DEUTHÈRE, LUCINDE

 

DEUTHÈRE, parlant à Clotilde.

Laissez-nous,

Hé bien...

LUCINDE.

Tout son secret était connu de vous,

Madame, et ses discours m’ont fait assez comprendre

Que le Roi sent pour elle une amitié trop tendre,

Et que de ses regards l’apparente langueur...

DEUTHÈRE.

Quoi, sa fière beauté l’explique en sa faveur :

L’innocence de l’âge excuse ces faiblesses.

Sait-elle ce que c’est que langueurs, que tendresses ?

LUCINDE.

Elle ne sait que trop ce que c’est que d’aimer.

DEUTHÈRE.

Ah ! déjà mon amour commence à s’alarmer.

LUCINDE.

Non, non, vous n’aurez pas sujet de vous en plaindre.

C’est un Amant trahi que vous devez tout craindre :

Sa faveur qui le rend le Dieu de cette Cour,

Pour seconder sa haine, et venger son amour.

DEUTHÈRE.

Hé ! quoi, ne sais-tu pas que Clidamant lui-même

Me cédant au respect qu’il doit au Diadème,

A daigné consentir un si grand changement ?

LUCINDE.

Vous savez ce que c’est que ce contentement :

Quand au respect du Roi son cœur vous abandonne,

C’est pour vous mieux garder que son amour vous donne ;

N’osant vous disputer contre tant de pouvoir,

Il laisse à votre amour à faire son devoir.

DEUTHÈRE.

Lucinde, je rougis de ma lâche inconstance,

Je lui dois de l’amour, de la reconnaissance ;

Je lui dois tout enfin ; mais ma confusion

Ne saurait m’arracher à mon ambition.

Si de ce changement son amour est confuse,

Un Trône, et son aveu, me serviront d’excuse :

Ce prétexte est si beau... Mais je vois cet Amant,

Il va faire éclater tout son ressentiment :

Tâchons de supporter tout l’effort de sa rage,

Souffrant d’un malheureux, sa haine se soulage.

 

 

Scène III

 

CLIDAMANT, DEUTHÈRE, LUCINDE

 

CLIDAMANT.

Madame, vous allez sans doute voir le Roi

Achever de trahir ma flamme, et votre foi ;

Pressez-vous, hâtez-vous de perdre un misérable,

Courez sans différer à ce Trône adorable,

Et ne regardez plus dans ce noble projet

Qu’avec des yeux de Reine un malheureux sujet

Allez, Madame, aux yeux de toute l’Austrasie

Renverser tout l’espoir qui soutenait ma vie,

Tandis que tout confus de ce dernier malheur

Je vais mourir pour vous d’amour et de douleur.

DEUTHÈRE.

Hé quoi, vous plaignez-vous d’une amour avouée ?

Par cette ambition que vous avez louée,

J’ai cru que vous vouliez conserver dans l’État

Tout ce que vous avez de fortune et d’éclat ;

J’ai relevé mon rang pour maintenir le votre.

Quand je perds votre amour pour en choisir une autre,

Quand je force mon cœur à prendre ce parti,

Par quel autre intérêt l’auriez-vous consenti ?

CLIDAMANT.

Quand j’avouai ce choix, je le cru impossible.

Pour tout autre que moi vous croyant insensible,

Certain de votre amour, sans beaucoup hasarder,

J’ai cru que je pouvais feindre de vous céder

Qu’ainsi flattant le Roi, sans exposer ma flamme,

Je cédais un espoir que je gardais dans l’âme,

Et que ce faux éclat de générosité

M’assurait un trésor qu’il m’aurait disputé.

Je voulais essayer par cette déférence

Jusqu’où pouvait aller toute votre constance ;

Vous garder par vous seule, et rendre à votre foi

Tout l’honneur d’un triomphe obtenu sur un Roi.

DEUTHÈRE.

J’étais de vos desseins fort mauvaise Interprète ;

Et puisque votre amour en est mal satisfaite,

Vous pouvez consoler un cœur désespéré

Par le rang du Rival qu’on vous a préféré.

Si de quelqu’autre espoir votre âme s’est flattée,

Je veux bien l’avouer, un Trône m’a tentée.

Ne faites point ici l’étonné, le surpris,

Tout autre comme moi changeriez sans peine,

Si votre changement vous donnait une Reine.

CLIDAMANT.

Gardez, gardez pour vous des sentiments si bas :

Mille Trônes offerts ne me changeraient pas.

Avec une naissance illustre, et non commune,

Mes soins et ma vertu m’ont fait une fortune,

Où peut-être mes vœux, sans être condamnés,

Pouvaient porter mon choix sur des fronts couronnés :

Mais je suis peu touché de ce grand nom de Reine ;

Et si dedans Béziers vous êtes Souveraine,

Vous savez que ce rang vient moins de vous Aïeux,

Que d’un droit dépendant du Trône de ces lieux.

Flattez-vous des raisons d’une âme ambitieuse,

Si les plus chers devoirs d’une âme généreuse,

Si l’honneur, l’amitié, la constance, et la foi,

Ne peuvent rien sur vous, ils peuvent tout sur moi.

Non que je veuille encor après votre inconstance

Recourir lâchement à ma persévérance ;

J’abandonne mon âme à son juste dépit,

Et quitte avec honneur celle qui me trahit.

Grâce à la trahison, grâce à votre faiblesse,

Je puis briser le joug d’une indigne Maîtresse ;

Abusez d’un grossier et long enchantement,

Mes yeux s’ouvrent enfin à ce grand changement.

Par ce faible honteux je vous vois toute entière ;

Je vois tous vos défauts avec tant de lumière,

Que mon œil indigné d’une fatale erreur,

Ne se peut pardonner d’avoir trahi mon cœur.

DEUTHÈRE.

Je donne à la douleur d’un désespoir extrême

Ces transports dont l’effort me venge de vous-même ;

Faites passer vos feux pour une longue erreur ;

Faites d’une Maîtresse un objet plein d’horreur ;

Faites un Monstre affreux de toute ma personne :

Mais avec ces défauts je gagne une Couronne.

CLIDAMANT.

Conserver chèrement l’espoir d’un bien si doux.

Je viens de voir le Roi qui m’a parlé de vous ;

Où vous pouvez penser, que pour vous plein de zèle

J’ai fait e que j’ai du pour vous être fidèle ;

Mais vous en saurez plus, puisque vous l’allez voir.

DEUTHÈRE.

Vous croyez m’étonner avec votre pouvoir.

Malgré tous vos efforts je serai votre Reine,

Mais perdant mon amour ; n’attirez pas ma haine ;

Et sans vous abuser par cette égalité,

Qu’avait mis entre nous tant de facilité,

Considérez mon rang, et ce que je dois être.

Tremblez en regardant le choix de votre Maître,

Et songez que ce choix vous a mis loin de moi,

Tout autant qu’un sujet le doit être d’un Roi.

CLIDAMANT.

Je suis sujet, Madame, et fais gloire de l’être,

Mais un sujet si grand, et si cher à son Maître,

Que de pareils sujets dans leurs nobles emplois

Confondent leur grandeur avec celles des Rois.

Menacez, triomphez, faites la Souveraine,

Et régnez dans votre âme avant que d’être Reine,

Mais sachez qu’un sujet, qu’on ose dédaigner,

Est fort près de la place où vous voulez régner :

Que le pouvoir qu’il a sur son Maître et le votre,

Le met un peu plus haut que vous et que tout autre ;

Et courant à ce Trône y chercher un Époux,

Songez bien que je suis entre ce Trône et vous.

 

 

Scène IV

 

LUCINDE, DEUTHÈRE

 

LUCINDE.

Est-ce là votre adresse à calmer son courage ?

DEUTHÈRE.

Eût-il pu m’écouter après ce grand outrage ?

Contre un torrent d’orgueil, contre un cœur irrité,

J’ai comme un prompt remède opposé ma fierté.

LUCINDE.

Vous défiez, Madame, un puissant adversaire ;

Vous bravez un courroux, qui se peut satisfaire,

Son pouvoir est si grand dessus l’esprit du Roi...

DEUTHÈRE.

Mais quelque grand qu’il soit, il en a moins que moi,

Je me trouve en état de braver sa vengeance,

Le Roi m’aime, il suffit... Mais je vois qu’il s’avance.

 

 

Scène V

 

LE ROI, DEUTHÈRE

 

LE ROI.

J’allais vous voir, Madame.

DEUTHÈRE.

Et vous voyez, Seigneur,

Que je viens au devant d’un si sensible honneur.

LE ROI.

Mais ces civilités, et ces bontés, Madame,

Dois-je les imputer aux soins de votre flamme ?

Quand je flatte mes feux d’un espoir si charmant ?

Leur venez-vous donner un plein consentement ?

DEUTHÈRE.

En doutez-vous, Seigneur, et pouvez-vous me croire

Si peu sensible aux soins que je dois à ma gloire ?

Un si puissant mérite y prépare mon cœur,

Que l’espoir seul m’en charme, et me comble d’honneur.

LE ROI.

Ah ! c’est trop, ces bontés redoublent ma tendresse,

Augmentent mes ennuis, et comblent ma tristesse

Madame, savez-vous quel est mon désespoir ?

Mille raisons d’État, d’amitié, de devoir,

Confondent mes désirs, et partagent mon âme,

Il faut enfin trahir Clidamant ou ma flamme,

Il faut forcer le choix d’un objet si charmant,

Et voler sa conquête à son premier Amant.

Je sais bien qu’il vous cède, et que son zèle extrême

Vous laisse en ma faveur disposer de vous-même ;

Je sais que votre cœur d’une adroite pitié

Cache pour m’obliger sa première amitié ;

Mais toutes ces bontés et de l’un et de l’autre

Me font plus respecter son amour et la votre ;

Et je rougis qu’un Roi, qui doit tant à tous deux,

Ait paru quelque temps un peu moins généreux.

DEUTHÈRE.

Je vois bien, je vois bien, que cette déférence

Marque dans votre amour un peu de défiance,

Vous soupçonnez ma foi ; mais pour sortir d’erreur,

Sachez que Clidamant est banni de mon cœur ;

Que charmez d’un mérite aussi grand que le votre

Tous mes vœux sont remplis, et n’en souffrent point d’autre.

Sa flamme avant la votre était digne de moi,

Mais quand je puis prétendre au choix d’un si grand Roi,

Vous rendez à mon cœur ce qu’il ne peut reprendre

Monté jusques à vous, il ne saurait descendre :

Pouvez-vous présumer qu’un si faible Rival...

LE ROI.

Pouvez-vous tant l’aimer, et le traiter si mal ?

Pouvez-vous tant l’aimer, et feindre tant de haine ?

DEUTHÈRE.

Je prends de votre amour les fiertés d’une Reine.

LE ROI.

Ce faux mépris, Madame, en cette occasion

Cherche en vain des raisons dans votre ambition

De l’appas des grandeurs vous savez vous défendre ;

Votre cœur est trop bon pour s’y laisser surprendre :

Quand vous feignez d’aimer le Trône en ma faveur,

Et de le préférer au choix de votre cœur,

Cet excès de bonté touche si sort mon âme.

Que je veux aujourd’hui, malgré toute ma flamme,

Vous donner d’un seul coup le Trône et votre Amant,

Voyez ce que l’Amour m’inspire en ce moment.

Je consens que le Sceptre entre en votre Famille ;

Si vous voulez régner, régnez par votre Fille ;

Et qu’ainsi Clidamant, moi, votre Fille, et vous,

Demeurions satisfaits, sans devenir jaloux.

DEUTHÈRE.

Que me proposez-vous ? c’est Clidamant, ce traitre,

Qui sans cesse abusant des bontés de son Maître,

Est d’un si lâche tour le prétexte et l’auteur.

Mais croit-on me surprendre avec ce faux honneur ?

LE ROI.

Non, non ; mais vous voyez par quel effets, Madame,

Je tâche à vous laisser cette première flamme,

Je vous aime, et je sens dans ce grand changement

Que tout mon cœur frémit d’y penser seulement.

Je vous aime, et je dois, parce que je vous aime,

Vous perdre, me trahir, pour un autre moi-même ;

Il est vrai, que n’osant vous perdre tout à fait,

J’adore en votre sang votre vivant portrait ;

Et pour faire régner toute votre Famille,

Je confonds dans mon cœur la Mère avec la Fille.

DEUTHÈRE.

Ainsi votre bonté qui tâche à m’épargner,

Confond avecque moi celle qui doit régner ;

Et l’on croit me payer avec cette chimère.

Vous vantez des efforts, qui ne vous coûtent guère.

Je voyais bien qu’ici vos générosités

Sous un éclat trompeur couvraient des lâchetés.

Me croyez-vous si faible, et l’âme si grossière,

Avec tant de bassesse, et si peu de lumière,

Que de prendre un parti, qui me dérobe un Roi ?

Malgré sa trahison votre cœur est à moi,

Quand votre main en fait un présent à ma Fille,

Vous attachez encore mes droits à ma Famille ;

Et ce cœur trop aimé qui trahit mon espoir,

En voulant m’échapper, retombe en mon pouvoir,

Oui, votre indigne amour, malgré votre inconstance,

Par le choix qu’il a fait, m’en laisse la vengeance ;

Et retenant mes droits sur ce perfide cœur,

J’en pourrai disposer au gré de ma fureur.

 

 

Scène VI

 

SIGILE, LE ROI

 

SIGILE.

Voilà de Clidamant le conseil et l’adresse.

LE ROI.

Voilà, voilà plutôt mon crime et ma faiblesse :

Un si juste dépit présente à ma raison

Toute l’indignité de cette trahison.

Je vois que je trahis celle, que dans mon âme

J’avais déjà traitée et de Reine et de Femme :

J’ôte à sa flamme un choix qu’elle avait mérité,

À son ambition un Trône souhaité ;

Et cet affront sanglant, qui va tomber sur elle,

Réfléchit sur le front d’un Monarque infidèle,

Sacrés devoirs d’un Roi, serments, fidélité,

Honneur, que mon amour immole à la Beauté,

Revenez dans mon cœur rétablir votre empire :

Mais déjà tu frémis, et ton cœur en soupire

Perfide ; et tu reviens objet victorieux,

Prodige de beauté, rare présent des Cieux,

De la Grace suprême inimitable idée,

Félicité des sens, dont l’âme est possédée,

Divinité visible, adorable vainqueur,

Tu reviens rechasser ta Mère de mon cœur.

Ah ! Sigile, qu’un Prince à qui la gloire est chère,

Souffre, quand par le crime il faut se satisfaire.

Comme aussi qu’un Amant, qu’a pris tant de beauté,

Souffre, quand il renonce à sa félicité :

Prends pitié d’un Amant, et d’un Roi misérable,

Qui brule de faillir, et craint d’être coupable,

D’un amour criminel justement alarmé,

Et d’un crime amoureux incessamment charmé.

SIGILE.

Je ne puis vous donner qu’un conseil trop sévère :

Il faut quitter la Fille, et couronner la Mère,

Et c’est trop disputer contre votre devoir,

Il faut abandonner un amour sans espoir.

Pressé par votre foi, pressé par votre gloire,

Vous vous devez, Seigneur, cette grande victoire.

Si cet amour vous plaît par des charmes nouveaux,

Regardez là Seigneur, par ces horribles maux,

Par ces débordements des malheurs et des guerres,

Que ces feux criminels vont jeter sur vos terres.

Songez que la Comtesse a des Rois pour parents ?

Pour dérober l’Empire à des malheurs si grands,

Il faut...

LE ROI.

Ah ! si je pers le bonheur où j’aspire,

Qu’importe à mon repos celui de mon Empire ?

Mon amour m’est plus cher que l’Empire et le jour :

Tout est perdu pour moi, si je pers mon amour.

Que la guerre allumée aux ardeurs de ma flamme

Fasse régner par tout les troubles de mon âme ;

Que l’Univers conspire à me faire périr...

Mais j’aperçois le Prince, il me vient secourir.

 

 

Scène VII

 

LE ROI, CLODOMIRE

 

LE ROI.

Ah ! mon Fils, sauve moi d’un conseil trop sévère ;

Si l’amour t’a charmé comme il a fait ton Père,

Contre un cruel devoir soutiens avecque moi

Le plus aimable choix qu’ait jamais fait un Roi,

Ne me condamne point à perdre ce que j’aime.

CLODOMIRE.

Qui pourrait s’opposer à cet amour extrême ?

Celle que vous aimez, Seigneur, brûle pour vous,

Et cet illustre Hymen est souhaité de tous.

Pour moi, qui comme vous souffre un cruel martyre,

Mais pour d’autres appas, et sous un autre empire ;

Enfin moi, qui venais demander à genoux

Le congé d’un amour et d’un espoir si doux,

Peux-je en vous condamner une flamme si belle ?

LE ROI.

Mais l’approuveras-tu, si je suis infidèle ?

CLODOMIRE.

Infidèle ! À qui, Sire ?

LE ROI.

À la Comtesse.

CLODOMIRE.

Hélas !

LE ROI.

Admire mon amour, et n’en soupire pas.

J’aime un objet charmant, une beauté suprême.

CLODOMIRE, bas.

Tu t’émeus, mon amour.

LE ROI.

J’aime la Beauté même

Tu te troubles, mon Fils.

CLODOMIRE.

Oui, Sire, et je le dois.

Votre infidélité me donne de l’effroi.

Je vois déjà des Rois, que le sang intéresse,

Fondre sur vos états pour venger la Comtesse ;

Je vois tous vos voisins, vous laissant sans secours,

Traiter honteusement vos fatales amours.

Si vous ne craigniez rien du côté de la Terre,

Le Ciel...

LE ROI.

Hé quoi, mon Fils me fait aussi la guerre !

Soyez tous contre moi, j’aimerai malgré vous,

Que contre moi ma flamme arme cent Rois jaloux !

Rue le vengeur tonne, et forme une tempête,

Dont la chute m’envie et mon Trône et ma tête,

J’oppose à ces malheurs, à la foudre, à ces Rois

La grandeur de mon feu, la beauté de mon choix :

Et pour tout dire enfin, c’est Clotilde que j’aime.

CLODOMIRE, bas.

Clotilde ! juste effroi de mon amour extrême,

Désordre de mon cœur, vous me l’aviez bien dit.

LE ROI.

Mon Fils, à ce beau nom tu parois interdit.

CLODOMIRE.

Oui, Seigneur, je le suis, connaissant votre flamme,

Découvrant des malheurs dont je tremblais dans l’âme ;

D’autant plus qu’un objet avec tant de beauté

Semble justifier votre infidélité.

Ah ! je prévois des maux dont la fuite effroyable...

LE ROI.

Ah ! ne t’obstine pas à me rendre coupable.

Si je suis infidèle, adorant tant d’appas,

Un crime encor plus grand est de ne l’être pas.

C’est peu de l’adorer, il faut que je l’obtienne.

Laisse-moi mon amour, je te laisse la tienne.

À quelque objet, mon Fils, qu’aspirent tes désirs,

Tu le peux hardiment promettre à tes soupirs.

CLODOMIRE.

Hélas que cet espoir a pour moi peu de charmes,

Tandis que votre amour me donne tant d’alarmes.

LE ROI, à Sigile.

Toi, va voir ma Princesse et dis lui mon tourment :

Fais lui mon feu si beau, mon Trône si charmant,

Qu’au plus puissant devoir son âme les préfère,

Jusqu’à les accepter aux dépens d’une Mère.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

DEUTHÈRE, SIGILE, LUCINDE

 

DEUTHÈRE.

Quoi, Sigile en ces lieux, dans mon appartement

Entrer sans mon congé.

SIGILE.

Je venais seulement...

DEUTHÈRE.

Vous avez vu ma Fille, et votre indigne zèle

Sert les lâches amours d’un Monarque infidèle.

SIGILE.

Madame, j’obéis, mais malgré mon devoir

Sachez...

DEUTHÈRE.

Allez, de vous je neveux rien savoir.

 

 

Scène II

 

DEUTHÈRE, LUCINDE

 

DEUTHÈRE.

Faites venir Clotilde. Hélas ! c’est elle même

Qui m’arrache le Sceptre, et m’ôte ce que j’aime ;

Sa beauté trop funeste à mes plus chers désirs

Est l’instrument fatal de tous mes déplaisirs.

Puissant charme des yeux, Beauté qui m’abandonnes,

Qui disposez ainsi des cœurs et des Couronnes,

Toi par qui j’ai forcé des Rois à m’obéir,

Passes-tu dans ma Fille, afin de me trahir ?

Trop ingrate Clotilde, à qui mon trop de zèle

Souhaitait ardemment la qualité de Belle,

Dois-je me plaindre au Ciel de t’avoir accordé

Un présent que pour toi j’avais tant demandé ?

Toi dans qui je voyais renaître pour ma gloire

De mes beaux jours passez l’éclat et la mémoire ;

Toi mon unique espoir, et mes tendres amours.

Seras-tu le tourment et l’horreur de mes jours :

Perfide, qui trahis ma gloire et mon attente.

LUCINDE.

De quoi l’accusez-vous, cette belle innocente ?

DEUTHÈRE.

De m’arracher le cœur d’un Roi qui m’aimait tant,

Et d’en faire à ma honte un traître, un inconstant.

LUCINDE.

L’ayant fait sans dessein, elle n’est point coupable.

DEUTHÈRE.

Il suffit que l’ingrate a paru trop aimable.

LUCINDE.

Le crime est tout entier du hasard, ou du Roi.

DEUTHÈRE.

Mais ce hasard pour elle est un crime envers moi.

LUCINDE.

C’était donc envers vous un crime nécessaire.

DEUTHÈRE.

Non, non, elle devait s’empêcher de lui plaire,

Retenir tous les traits qui pouvaient le charmer,

Ou ne s’en servir pas, jusqu’à s’en faire aimer.

Mais, aveugle, regarde où la douleur t’entraine,

Aveugle, applique mieux tes fureurs et ta haine,

Épargne une innocente, et cours à Clidamant ;

La cause ou le prétexte à ce grand changement.

Voilà l’indigne auteur d’un sort si déplorable ;

Mais enfin qu’a-t’il fait qui le rende coupable ?

Il punit justement mon infidélité,

Et j’excuse un perfide, après l’avait été.

C’est contre un Roi qu’il faut que ton courroux éclate,

Contre un Roi sans honneur, contre cette âme ingrate ?

Qu’un peu plus de beauté que ma Fille a sur moi.

Qu’un peu plus de jeunesse a fait manquer de foi,

Mais hélas ! ma fureur cherche un autre coupable

Ce traître, cet ingrat, ce perfide, est aimable ;

Ce traître sur le Trône a charmé tous mes sens,

Et retient ma fureur par des traits si puissants,

Qu’au sort de mon courroux, pleine d’impatience

Je ne puis voir sur qui faire choir ma vengeance.

Qu’une âme en cet état souffre un cruel tourment,

Ouvre quelque passage à mon ressentiment :

L’effort impétueux d’un désespoir extrême

Ne sachant où se, agit contre moi-même.

Je meurs de jalousie, et de haine et d’amour.

Tâche sur tant d’horreurs a jeter quelque jour ;

Donne quelque remède à des maux si sensibles ;

Ordonne, si tu veux, des efforts impossibles,

Pour me tirer d’un gouffre où tout choix m’est fatal,

Et souviens-toi que rien n’est pire que mon mal.

LUCINDE.

Je vous croyais plus sorte en ce malheur extrême.

DEUTHÈRE.

Une Femme est toujours trop faible quand elle aime.

LUCINDE.

Aimez, mais sans faiblesse, et prenez quelque espoir

Sur la foi d’un Monarque, ou sur votre pouvoir,

S’il aime votre Fille au delà de lui-même,

N’est-elle pas à vous cette Fille qu’il aime ?

Mettez-là promptement aux mains d’un autre Époux ;

Que s’en voyant privé, le Roi s’attache à vous.

Clidamant l’aimera, quoi qu’il puisse prétendre ;

Et de votre ennemi devenu votre Gendre,

Autant qu’il prend de soin à vous ôter un Roi,

Autant il en doit prendre à vous rendre sa foi.

DEUTHÈRE.

Mais ce n’est pas assez, si Clotilde dans l’âme

D’un Monarque amoureux a ressenti la flamme ;

Si l’amour des grandeurs... mais elle vient à nous.

 

 

Scène III

 

DEUTHÈRE, CLOTILDE, LUCINDE

 

DEUTHÈRE, continue.

Lucinde, qu’elle est belle ! ah ! mes soupçons jaloux

Auprès de tant d’appas redoublent mes alarmes.

He bien, ma Fille, un Trône a-t-il pour vous des charmes,

Et l’accepterez-vous avec le cœur d’un Roi ?

CLOTILDE.

Quel étrange soupçon vous fait croire de moi

Que je puisse descendre à cette perfidie ?

DEUTHÈRE.

Quand d’un si grand espoir une âme est éblouie,

Son amorce l’entraine avec tant de pouvoir,

Qu’elle n’écoute plus ni raison ni devoir.

CLOTILDE.

J’écoute l’un et l’autre ; et Sigile lui-même,

Qui de la part du Roi m’offrit le Diadème,

M’a pour un infidèle inspiré de l’horreur.

DEUTHÈRE.

Clotilde pardonnez ma jalouse frayeur :

Pour payer ce qu’a fait un devoir trop sévère,

Je vous ai fait un choix avec des yeux de Mère.

CLOTILDE.

Quel choix ?

DEUTHÈRE.

Vous vous troublez l’auriez-vous fait sans moi.

CLOTILDE.

Madame...

DEUTHÈRE.

Je vois bien que vous aimez le Roi

Malgré tous les respects, malgré l’obéissance

D’un cœur, qu’un droit sacré soumet à ma puissance,

Votre trouble fait voir à mon amour jaloux

Un amour en secret révolté contre vous.

Osez-vous jusqu’au Trône élever votre audace ?

Ces yeux, ces traîtres yeux, y briguent-ils ma place

Et faisant de leurs traits un criminel emploi,

Veulent-ils me voler la conquête d’un Roi ?

Dans les noires fureurs qui possèdent mon âme...

CLOTILDE.

Sortez enfin d’erreur, connaissez mieux ma flamme ;

Mon audace n’est pas de prétendre à des Rois ;

Tout mon crime est d’avoir prévenu votre choix.

DEUTHÈRE.

Si ce n’est pas le Roi, je consens à tout autre ;

Choisissez hors du Trône, et mo choix est le vôtre ;

Nommez-moi promptement, nommez votre vainqueur ;

Calmez de mes soupçons l’impatiente ardeur,

Quelque soit votre choix, je brûle de l’apprendre ;

Où plutôt c’étau mien que vous devez vous rendre,

Et vous ayant choisi Clidamant pour Époux...

CLOTILDE.

Clidamant ? j’aurais tort de me plaindre de vous.

DEUTHÈRE.

Ma Fille, auriez-vous fait le choix que je désire ?

CLOTILDE.

Vous savez mon secret, je n’ai plus rien à dire.

DEUTHÈRE.

Mais m’assurerez-vous que l’amour d’un grand Roi...

CLOTILDE.

Puisqu’encor vous pouvez vous défier de moi,

Je vous le dis tout haut ; c’est Clidamant que j’aime :

Clidamant à mes yeux vaut plus qu’un Diadème,

Et quand j’en ai l’aveu de qui je tiens le jour,

Rien ne peut désormais ébranler mon amour.

DEUTHÈRE.

Allez, tous mes désirs secondent votre flamme.

 

 

Scène IV

 

LUCINDE, DEUTHÈRE

 

LUCINDE.

Tout rit à vos souhaits ; tout est pour vous Madame ;

L’Hymen de votre Fille est un si grand bonheur,

Qu’il peut de Clidamant désarmer la fureur.

Je sais qu’à votre Fille un peu d’amour l’engage,

Ménagez seulement un si grand avantage,

Surtout auprès de lui forcez votre courroux,

Madame, le voici.

 

 

Scène V

 

CLIDAMANT, DEUTHÈRE, LUCINDE

 

CLIDAMANT.

Je m’en allais chez vous.

DEUTHÈRE.

D’où me vient tant d’honneur ? que faut-il que j’en croie ?

CLIDAMANT.

À cet accueil, Madame, à ce front plein de joie,

Il est aisé de voir qu’enfin voici le jour

Qui vous doit couronner par les mains de l’Amour.

Pour moi je viens exprès vous rendre mon hommage,

Et par tous mes respects fléchir votre courage.

J’ai tort d’oser commettre avec tant de grandeur

Un pouvoir médiocre, une faible faveur ;

Et je suis tout confus d’avoir perdu ma peine

À rabattre l’orgueil d’une nouvelle Reine,

D’avoir si fort vanté mon rang et mon pouvoir.

Le Roi tient sa parole, il sait trop son devoir ;

Et malgré ma faveur, mon crédit, et ma haine,

Il fera votre Époux, et vous ferez ma Reine.

DEUTHÈRE.

Je croyais Clidamant un peu plus généreux ;

Un grand cœur ne doit pas braver des malheureux.

CLIDAMANT.

Ce discours ne sent rien de cette humeur hautaine,

Qui vous faisait tantôt parler en Souveraine.

Je vois bien que mes soins n’ont pas mal réussi.

Ce cœur n’est plus si fier, ce front s’est adouci.

Mais quoi ! dans cet état où chacun vous regarde,

Et perdant tant d’orgueil votre honneur se hasarde.

Faites meilleur visage à votre mauvais sort,

Et ne vous rendez pas à son premier effort.

Il est vrai que ce coup perce jusques dans l’âme ;

Voir périr tout l’espoir d’une superbe flamme ;

Vous voir si loin du Trône où vous sembliez voler,

Il n’est pas bien aisé de vous en consoler.

Consolez-vous pourtant d’un affront si visible,

Le procédé du Roi rend ce coup moins sensible :

Ce n’est mépris pour vous, ni manque d’amitié ;

C’est pour moi seulement un peu trop de pitié :

Son cœur tendre et facile a ressenti mes larmes,

Et sa compassion le dérobe à vos charmes.

De grâce, consentez cet effort généreux :

Et ne vous fâchez pas qu’on serve un malheureux.

DEUTHÈRE.

Triomphez, Clidamant, de cette infortunée ;

À de pires affronts je me suis condamnée,

Le Roi m’a fait justice après ma trahison,

Et vous m’en punissez avec trop de raison.

Je vous sais, Clidamant, un aveu légitime ;

Non que je veuille encor regagner votre estime,

Et reprendre sur vous ce pouvoir glorieux,

Que je tenais de vous plutôt que de mes yeux.

Soit que je vous paraisse infidèle ou trahie,

Le rebut d’un Monarque, ou bien votre ennemie,

Je n’ai rien maintenant qui puisse vous charmer,

Et je vous haïrais si vous pouviez m’aimer.

Puis donc que mon amour perd toute son estime,

Qu’il ne peut effacer ma honte ni mon crime ;

Ne puis-je aucunement calmer votre courroux

Par l’offre d’un trésor qui fait mille jaloux ?

C’est un bien précieux dont je suis un peu vaine.

Que j’offre à votre amour pour calmer votre haine,

C’est ma Fille, c’est elle en qui seule je vois,

Tout ce que je perdis en vous manquant de foi.

Depuis l’amour du Roi vous l’ayant destinée...

CLIDAMANT.

Je sais bien de quel temps vous me l’avez donnée.

Mais pour me la donner l’ôteriez-vous au Roi ?

DEUTHÈRE.

Non, malgré le mépris que l’ingrat fait de moi,

Je pourrais en faveur d’une Fille si chère,

Pour la couronner Reine, oublier ma colère.

Mais son cœur ne dépend ni du Roi ni de nous.

CLIDAMANT.

Ni du Roi, ni de vous ? Hé de qui donc ?

DEUTHÈRE.

De vous.

CLIDAMANT.

De moi ? je ne suis pas assez vain pour vous croire.

Raillez c’est votre tour, mais sans blesser sa gloire ;

Clotilde a trop de cœur après l’amour d’un Roi

Pour vouloir abaisser ses yeux jusques à moi.

DEUTHÈRE.

Non, je ne raille point ; moi-même dans son âme

J’ai mis le premier trait qui fit naître sa flamme

Quand j’attendais un Roi, je crus pour votre bien

Que son cœur vous vengeait de la perte du mien.

CLIDAMANT.

Non, je vous aime encor ; ni son cœur, ni tout autre,

Ne saurait me venger de la perte du vôtre ;

Rendez-le moi ce cœur...

DEUTHÈRE.

Que me demandez-vous ?

Un cœur perfide, ingrat...

CLIDAMANT.

Dites-un cœur jaloux,

Qui tremble du bonheur de votre Fille même ;

Un cœur ambitieux qui court au Diadème ;

Un cœur de qui l’orgueil se sait mal déguiser ;

Un cœur qui se méprend quand il croit m’abuser.

Vous voulez m’éblouir par les yeux d’une Fille,

Et me faisant entrer dedans votre Famille,

Enchanter ma fureur par un si digne choix.

Votre Fille est d’un prix à mériter des Rois,

À mériter un Dieu, je l’avouerai moi-même ;

Mais elle est toutefois indigne que je l’aime.

Tant d’appas surprendraient une moindre fureur,

Mais s’il l’osait aimer j’arracherais ce cœur.

Je ne veux rien de vous, et fut-elle plus belle,

Elle est, elle est toujours le sang d’une infidèle ;

Elle est toujours d’un sang qui vient de me trahir ;

D’un sang, et que je dois et que je veux haïr.

Vous m’auriez pu braver avec tant d’insolence,

Payer un long amour d’une lâche inconstance ;

Rompre tous mes serments ; violer votre foi ;

Et je travaillerais à vous donner un Roi ?

Je donnerais pour Reine à toute l’Austrasie

Une Femme infidèle, une ennemie,

Qui m’ose menacer, qui m’ose dédaigner ?

Périsse tout plutôt que de vous voir régner.

J’eusse pu déguiser cette fureur extrême ;

Mais je parle sans crainte, et me venge de même.

DEUTHÈRE.

Éclate, furieux ; ne te déguise plus,

Et fais de mon présent un généreux refus ;

Au moins ce grand éclat, ou plutôt ta faiblesse

Me fait voir tout à nu cette âme vengeresse,

Qui pousse jusqu’au bout sa haine et son dépit.

Je te connais, cruel, et cela me suffit.

CLIDAMANT.

Pour me connaître mieux, sachez, quoique je fasse,

Que ma haine de vous ne veut trêve ni grâce.

Autant que mon amour parut aux yeux de tous,

Je veux faire éclater l’horreur que j’aie pour vous.

Si mon cœur vous aimait d’une ardeur sans seconde,

Et s’il vous préférait à l’Empire du monde,

Il vous hait maintenant avec un tel transport,

Qu’il vous préférerait l’infamie et la mort.

J’oppose par l’éclat d’une vengeance pleine,

Aux hontes d’un mépris la gloire de ma haine ;

Et je veux effacer par un amas d’horreurs

L’infâme souvenir de mes vieilles erreurs.

 

 

Scène VI

 

DEUTHÈRE, LUCINDE

 

DEUTHÈRE.

Enfin, c’est à ce coup que le sort, qui m’outrage,

Sans plus rien ménager, vomit toute sa rage.

Sa haine ouvertement s’expliquant contre moi

Ne me fait plus douter du changement du Roi.

Dans cette extrémité, quel conseil faut-il prendre ?

Faut-il, dans cet état, ou combattre, ou se rendre ?

Ma raison étonnée en ces obscurités

De mon seul désespoir prend toutes ses clartés :

Lucinde, il faut céder, puis que tout m’abandonne.

Amour, ambition, ce conseil vous étonne :

Mais enfin c’est le seul que je puis écouter.

Amour, sors de mon cœur ; Trône il faut te quitter.

C’est par ce seul chemin que ma vengeance ouverte

Peut perdre l’ennemi qui s’obstine à ma perte.

Il faut, il faut vouloir ce que veut Clidamant,

Pour renverser sur lui tout son ressentiment.

Il veut m’ôter le Sceptre en faveur de ma Fille ;

J’y consens, il suffit qu’il soit dans ma Famille ;

Si je ne puis régner ma Fille régnera ;

Si j’en reçois l’affront, mon sang me vengera.

Ainsi, tout son crédit, et toute sa puissance,

Ne sauraient m’arracher cette douce espérance,

Je te verrai forcé, perfide d’obéir

À ce sang que tu dois, et que tu veux haïr.

Le Roi vient, et le traître achève son ouvrage :

Mais il va voir quel est le succès de sa rage.

 

 

Scène VII

 

LE ROI, DEUTHÈRE, CLIDAMANT, LUCINDE

 

LE ROI, parlant à Clidamant.

Mais enfin je ne puis lui parler ni la voir :

Quels mon recours dans ce grand désespoir ?

DEUTHÈRE.

Moi, Seigneur.

LE ROI.

Ah ! Madame.

DEUTHÈRE.

Oui, Seigneur, c’est moi-même,

Qui viens...

LE ROI.

N’insultez pas à ma douleur extrême ;

Ce cœur brûlant pour vous...

DEUTHÈRE.

C’est trop se déguiser ;

On n’a que trop de soin de me désabuser.

Mais malgré les affronts de votre perfidie,

J’immole à votre amour toute ma jalousie ;

Et forçant mon devoir, ma flamme, et mon courroux.

Je vous cède à ma Fille, et ma Fille est à vous ;

Il suffit qu’elle règne, et que je règne en elle ;

Et puisque c’est mon sang qui vous rend infidèle,

C’est un autre moi-même à qui vous vous donnez ;

Et je croirai régner si vous la couronnez

J’aurai part à ce Trône en y voyant un Gendre,

Malgré les envieux qui m’en ont fait descendre,

Et du rang où par vous mon sang doit m’élever,

Je les verrai trembler ceux qui m’osent braver.

Je vais la préparer à ce grand Hyménée.

 

 

Scène VIII

 

LE ROI, CLIDAMANT

 

LE ROI.

Ô succès fortuné d’une amour condamnée !

Par quelque mouvement qu’elle me rende heureux,

Je ne puis trop louer cet effort généreux.

Mais tu parois troublé.

CLIDAMANT.

Ce que je viens d’entendre,

Seigneur, je vous l’avoue, a droit de me surprendre,

J’admire cet étrange et soudain changement.

Qu’une Femme en colère agit bizarrement !

D’où pensez-vous tenir une faveur si chère ?

LE ROI.

Je la tiens de ta main aussi bien que Deuthère.

Tu pouvais par son choix accepter tout mon bien ;

Et sans ton amitié je ne possédais rien.

Amant trop généreux, et Sujet trop fidèle !

CLIDAMANT.

Non, non, vous ne tenez ce bien de moi ni d’elle ;

Et quand votre bonté m’impute une faveur,

Mon respect trop sincère en découvre l’Auteur.

Il est vrai, je pouvais accepter la Princesse,

Mais ce don m’a déplu des mains de la Comtesse ;

Car j’avouerai, Seigneur qu’un don si précieux,

S’il fut venu d’ailleurs, eut pu charmer mes yeux.

Sachez donc que cette offre est un don de sa haine ;

Son désespoir consent que sa Fille soit Reine.

Croyant ses feux trahis moins de vous que de moi,

L’espoir de se venger cède à sa fille un Roi.

Son âme de fureur pleinement possédée

S’est d’abord attachée à sa première idée :

Mais l’effort qu’elle fait en cette occasion

À sa jalouse flamme, à son ambition,

Lui produira bientôt un remords véritable :

Profitez promptement d’une offre favorable.

Elle croit que ma peur par un prompt changement

Vous inspire de prendre un autre sentiment,

Et que ma politique inégale et changeante

Vous donne pour mon zèle une foi chancelante ;

Mais je ne démens point ce qu’un zèle assuré

M’a pour votre intérêt une fois inspiré.

Je vous le dis encor, malgré toute sa haine,

Sans craindre ce que peut la Mère d’une Reine ;

Clotilde doit régner au sentiment de tous ;

Et Deuthère est un choix trop indigne de vous.

LE ROI.

De grâce, explique mieux les bontés de Deuthère ;

Et quel que soit le don qu’elle vient de me faire,

Ôtons-en tous ces traits de haine et de fureur ;

Et ne m’entretiens plus que de ce grand bonheur :

Je vais faire ta paix avecque la Comtesse.

Toi, va de notre Hymen répandre l’allégresse ;

Va de ce grand espoir charmer toute la Cour,

Et fais dans tous les cœurs triompher mon amour.

 

 

Scène IX

 

LE ROI, CLODOMIRE

 

CLODOMIRE.

Il est temps de parler, meurs respect trop sévère,

Mon Rival est mon Roi ; mais aussi c’est mon Père.

Seigneur...

LE ROI.

Mon Fils, sais-tu la fin de mon ennui ?

Sais-tu que la Comtesse, elle même aujourd’hui,

Malgré l’ardente foi de la grandeur suprême

Malgré tous les transports de son amour extrême,

Du plus aimable objet que vit jamais ma Cour ; 

Daigne honorer mon Trône et payer mon amour ?

CLODOMIRE.

Hélas !

LE ROI.

Allons presser cet Hymen adorable.

CLODOMIRE.

Est-ce ainsi qu’on appelle un malheur effroyable ?

LE ROI.

Traite mieux un amour que la Mère consent.

CLODOMIRE.

Vous, Seigneur, traitez mieux un amour innocent.

LE ROI.

Quoi, ton amour du mien a-t-il lieu de se plaindre ?

CLODOMIRE.

Ah ! Seigneur...

LE ROI.

Qu’ai-je enfin, ou qu’as-tu lieu de craindre ?

CLODOMIRE.

Voir votre amour content, et le voir à regret,

C’est vous instruire assez de mon tourment secret.

LE ROI.

Aimerais-tu Clotilde ?

CLODOMIRE.

Oui Seigneur, et vous-même,

Vous même, vous allez m’arracher ce que j’aime.

LE ROI.

Quoi, tu l’aimes, mon Fils ?

CLODOMIRE.

Oui, je l’aime, et mon cœur

Ne peut plus vous cacher sa flamme et sa douleur.

LE ROI.

Mon Fils aime Clotilde, et le Ciel en colère

Réservait ce supplice au crime de ton Père.

Plein d’amour, plein d’espoir, et de ravissement,

Ciel ! faut-il pour me perdre attendre ce moment ?

Ah ! quel trouble, mon Fils, jettes-tu dans mon âme ?

Tu devais respecter ou prévenir ma flamme.

CLODOMIRE.

J’avais de cet amour senti le coup fatal ;

Je brûlais sans connaître un si puissant Rival ;

Et mon cœur aussitôt qu’il a pu le connaître,

A voulu vaincre un feu dont il n’est plus le maître.

J’épreuve enfin, Seigneur, que par l’ordre des Cieux

Rien ne guérit du mal qu’ont fait de si beaux yeux ;

Et qu’un cœur qui s’obstine à vaincre leur puissance,

En perd le désir même avecque l’espérance.

LE ROI.

C’est ce qui doit, mon Fils, redoubler ma douleur ;

Si rien ne nous guérit, quel est notre malheur ?

CLODOMIRE.

Ah ! Seigneur...

LE ROI.

Ah ! mon Fils, quelle est nôtre disgrâce ?

Mon Fils est mon Rival, que faut-il que je fasse ?

Si tu pouvais, mon Fils, te vaincre en ma faveur.

CLODOMIRE.

Je voudrais le pouvoir, mais le puis-je Seigneur ?

LE ROI.

Cet effort est bien grand cet effort est extrême.

CLODOMIRE.

Cet effort est mortel, vous le savez vous-même.

Mais sans plus consulter, périsse un malheureux,

Meure un Fils trop ingrat qui s’oppose à vos vœux.

LE ROI.

Ah mon Fils ! tu connais par où je suis sensible ;

Mais connais-tu, pour vaincre un amour invincible,

À quel combat mortel tu livres tout mon cœur ?

Tendresse de mon sang, triomphe en sa faveur.

Et toi, mon cher amour, toi qui malgré mon crime

Paraissais à mes yeux si beau, si légitime ;

Amour, qui maintenant régnais innocemment,

Amour, qu’un prompt espoir flattait si doucement,

Meurs, voyant quels malheurs suivraient cette aventure ;

Voyant quelles horreurs menacent la Nature ?

Et quand même ta gloire et tes vœux font remplis,

Donne ce grand triomphe aux tendresses d’un Fils.

CLODOMIRE.

Hélas ! à quel combat se prépare votre âme ?

LE ROI.

Je souffre mille morts en faveur de ta flamme.

CLODOMIRE.

Songez plutôt, songez, Sire, à vous secourir.

LE ROI.

Je t’aime trop, mon Fils, il faut vaincre ou mourir.

CLODOMIRE.

Plutôt.

LE ROI.

N’en parlons plus. Va-t’en voir la Comtesse,

Et tâche d’excuser un crime de faiblesse,

Pour lui rendre l’espoir qu’elle m’avait quitté.

Dis lui que je combats mon infidélité.

Seulement pour un coup si grand, si nécessaire,

Donne quelques moments à ton malheureux Père,

Quand il faut décider ma victoire ou ma mort,

Ce délai n’est pas trop pour un si grand effort.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

DEUTHÈRE, CLIDAMANT

 

DEUTHÈRE.

Écoutez, Clidamant.

CLIDAMANT.

L’ordre du Roi me presse

D’achever promptement l’Hymen de la Princesse.

Je vais tout préparer pour ce commun bonheur.

DEUTHÈRE.

Cherchez-vous votre perte avec tant de chaleur ?

CLIDAMANT.

Pensez-vous que je craigne une haine impuissante ?

DEUTHÈRE.

Dites ; dites plutôt une haine inconstante.

Soit pitié, soit tendresse, ou pour vous, ou pour moi,

Vos périls et les miens me donnent de l’effroi.

Près d’un Hymen fatal consenti par vous-même,

Voyez quel trouble enfante une fureur extrême.

Daignez ouvrir les yeux sur ce grand désespoir,

Qui presse contre vous ma haine et mon pouvoir.

CLIDAMANT.

J’avais déjà prévu ces remords, ces faiblesses :

En vain vous les cachez sous de fausses tendresses.

Après tant de ressorts étayez vainement,

Pensez-vous que ma haine agisse aveuglement ?

Je m’expose, il est vrai, souffrant que votre Fille

Porte la Royauté dedans votre Famille.

Je vois que votre haine en prend de grands secours ;

Et je vois tout entier le péril que je cours.

Mais apprenez aussi que le pouvoir suprême,

Que j’ai tant soutenu, me soutiendra moi-même ;

Que je puis disposer et du Trône et du Roi ;

Que par la force ouverte on ne peut rien sur moi ;

Que s’il faut employer la plus noire pratique,

Qu’applique aux derniers maux l’infâme Politique,

J’ai des ressorts si surs, et des coups si puissants...

DEUTHÈRE.

Hé bien tu veux périr, malheureux, j’y consens.

Va presser cet Hymen ; mets ma Fille à ma place :

Mais tremble en apprenant jusqu’où va ton audace.

Regarde ce que peut ma Fille contre toi,

En régnant sur le Trône, et dans le cœur d’un Roi.

Tu la verras prêter tous ses soins à ma haine ;

Le crédit d’une Femme, et celui d’une Reine ;

Faire au Roi de ton sang le prix de son amour ;

Soulever contre toi tous les Grands de la Cour.

De quelque fermeté que ta faveur se vante,

Nous la verrons au moins étonnée et tremblante,

De mille mécontents qui craignent ton pouvoir,

Une Reine en crédit relèvera l’espoir ;

De tous tes Partisans je corromprai le zèle ;

Je te rendrai suspect l’ami le plus fidèle ;

Et de mille terreurs te poursuivant partout,

Ma haine infatigable ira jusques au bout.

CLIDAMANT.

Et moi dans ce combat de puissance et de haine,

Je vous verrai rougir d’une inutile peine ;

Rougir de voir ici vos vœux humiliés :

La Fille sur se Trône, et la Mère à ses pieds.

Je verrai la Nature à soi-même infidèle :

Former dans votre cœur une horreur criminelle ;

Et votre ambition jalouse de son rang,

Révolter lâchement le sang contre le sang,

Je vous verrai souffrir ce que souffre l’envie,

La jalouse fureur, l’ambition trahie ;

Et nous essayerons qui de nus sera voir

Un plus illustre éclat de haine et de pouvoir :

Mais c’est trop différer l’Hymen de la Princesse ;

Cet entretien en a retardé l’allégresse ;

J’ai perdu quelque temps, mais pour m’en consoler,

J’ai consumé ce temps à vous faire trembler.

 

 

Scène II

 

DEUTHÈRE, LUCINDE

 

DEUTHÈRE.

Vois dans quel désespoir cette fureur l’entraine ;

Il s’en va couronner et ma Fille et ma haine.

J’ai cru, pour dérober ma Fille à ce bonheur,

Que sa crainte romprait ce qu’a fait sa fureur.

Cependant il le presse, et brave ma furie.

Il suffit qu’il le veut pour m’en ôter l’envie.

Ma fureur se redouble au mortel déplaisir.

De voir mon propre choix suivi de son désir ;

J’en prends mille clartés qui m’étaient échappées ;

Puisqu’il suit mes ardeurs, elles s’étaient trompées.

Sa haine y voit plus clair que n’a fait ma fureur,

Et son empressement me fait voir son erreur,

Je reconnais enfin qu’en voulant perdre un traître,

Ma haine dans ces lieux aura toujours un Maître ;

Et que toujours le Roi charmé de Clidamant

Rompra tous les efforts de mon ressentiment.

Je reconnais enfin que le titre de Reine

Se doit moins hasarder que le fruit de ma haine ;

Qu’il faut garder mes droits et par un long espoir

Lasser un Roi perfide, et forcer son devoir.

Si ma haine imprudente, à moi-même fatale,

A voulu de ma main couronner ma Rivale ;

Me laissant entraîner en ce fatal moment

À la rapidité de mon ressentiment,

Qu’à ce lâche dessein mon ennemi s’emploie ;

Le traître qui le veut n’en aura pas la joie.

Maîtresse de ma Fille, ainsi que de mon sang.

Je saurai disposer de son cœur, de son rang.

Pour l’arracher des bras d’un Monarque in fidèle ;

Le plus indigne Époux sera trop digne d’elle.

LUCINDE.

Madame, sans souiller un sang si glorieux,

Un grand et digne Époux se présente à vos yeux.

Le Prince...

DEUTHÈRE.

Ah ! tu me rends et ma vie et ma gloire.

Mon malheur m’ôtait tout jusques à ma mémoire ;

Et tu m’as tout rendu par cet heureux avis.

Vengeons-nous promptement du Père par le Fils.

Ton refus, Clidamant, honore ma Famille,

Et sert à même temps et la Mère et la Fille ;

Le Prince sans espoir et réduit aux soupirs,

Voyant ce beau chemin ouvert à ses désirs,

Rempli de tout l’orgueil qu’inspire dans une âme

L’espoir ressuscité d’une si belle flamme,

Jeune hardi, vaillant, moins prudent qu’amoureux,

Poussera jusqu’au bout cet effort généreux.

LUCINDE.

Le Prince heureusement s’offre à votre vengeance.

Il aime votre Fille avecque violence :

Mais que prétendez-vous, l’ayant promise au Roi ?

DEUTHÈRE.

Je ne dois rien tenir à qui manque de foi.

Mon dépit l’à flatté d’une espérance vaine :

Mais ma haine reprend le présent de ma haine.

Qui cède ainsi le Trône et promet tout son bien,

Promet plus qu’il ne peut, et ne s’engage à rien.

LUCINDE.

Hé bien dispensez-vous d’une injuste promesse.

Le Roi doit avouer l’Hymen d’une Princesse.

C’est l’état, c’est son bien qui doit régler ce choix.

DEUTHÈRE.

Mais le droit des parents vaut bien celui des Rois. :

Je suis Mère, et de plus et jalouse et trahie,

Et j’en disposerai malgré sa tyrannie :

Mais pour la dérober à sa flamme, à ses yeux.

Le Prince peut lui seul l’enlever de ces lieux.

Béziers m’offre un asile ; et voyant sa Comtesse...

 

 

Scène III

 

CLODOMIRE, DEUTHÈRE, LUCINDE

 

CLODOMIRE, l’interrompant.

Pardonnez si mon cœur transporté d’allégresse,

Je n’ai point attendu le congé de vous voir,

Ma juste impatience a forcé mon devoir.

Madame, enfin le Roi tout honteux de son crime

Suit les beaux mouvements d’un remords légitime,

Et vous rend par ma main un rebelle dompté,

Plus zélé, plus soumis qu’il n’a jamais été.

Souffrez un repentir qui remet dans son âme

Les plus profonds respects de sa première flamme.

Son cœur suivant l’objet qu’il vous a préféré,

N’était pas loin de vous quand il s’est égaré,

Et tombant dans les mains d’une Fille si chère,

Pour retourner à vous il n’a qu’un pas à faire.

DEUTHÈRE.

Quel effort si soudain a fait ce changement,

Quand il espérait tout de mon consentement ?

CLODOMIRE.

Du désespoir d’un Fils les pressantes alarmes,

Les tendresses du sang, mes soupirs, et mes larmes,

Vous redonnent un cœur qu’il vous avait ôté.

DEUTHÈRE.

Quel puissant intérêt vous a sollicité

À prendre le parti de cette malheureuse ?

CLODOMIRE.

L’intérêt qu’y doit prendre une âme généreuse :

L’intérêt du Roi même, et peut-être le mien.

Mais l’intérêt est faible, où je n’espère rien.

DEUTHÈRE.

Espérez tout de moi.

CLODOMIRE.

Mon rang, l’aveu d’un Père,

Vos bontés que j’égale à celles d’une Mère,

Ne sauraient assurer mes timides soupirs :

Ce que j’ai souhaité fait trembler mes désirs,

Et si vous n’expliquez mes vœux par mon silence,

Vous n’apprendrez jamais quelle est mon espérance.

DEUTHÈRE.

Prince, je vous entends, et ne puis concevoir

D’où naît ce grand respect pour un si faible espoir.

Je vous dois beaucoup plus, et cette défiance

Blesse votre mérite, et ma reconnaissance.

D’un si faible présent mon esprit est confus.

Plus que vous ne l’étiez de la peur d’un refus.

CLODOMIRE.

Ô bonté sans exemple, et que j’ai peine à croire !

Ô pour un prix si grand trop facile victoire !

Après un tel aveu, souffrez à cet Amant

La liberté de voir un objet si charmant,

Et de rendre à ses yeux les respects de sa flamme.

DEUTHÈRE.

Il faut auparavant y préparer son âme ;

La surprise est trop grande en de pareils bonheurs

Vous, allez près du Roi couronner vos faveurs ;

Hâtez tout ce qui peut combler mon espérance.

CLODOMIRE.

Je vais charmer le Roi par cette impatience.

Ah ! que la mienne est grande, et qu’un cœur amoureux

Est peu maître de foi, quand il se croit heureux.

L’ardeur... Mais le Roi vient.

 

 

Scène IV

 

LE ROI, CLODOMIRE

 

LE ROI.

Quelle est cette allégresse,

Prince ?

CLODOMIRE.

Je viens, Seigneur de charmer la Comtesse,

Son espoir renaissant rallume ses soupirs,

Et fait évanouir ses derniers déplaisirs.

Pleine de son transport et de reconnaissance,

Elle donne à mes vœux une entière espérance.

LE ROI.

Prince, que dites-vous ? quelle témérité

D’un si superbe espoir vous a sitôt flatté ?

Qui vous fait espérer...

CLODOMIRE.

La Comtesse, vous-même.

LE ROI.

Quoi, vous ai-je promis de céder ce que j’aime ?

CLODOMIRE.

Quoi, vous m’auriez flatté d’un inutile espoir ?

LE ROI.

Non, je combats ma flamme, et je fais mon devoir.

Vous devez imiter un devoir trop sévère,

Et m’être aussi bon Fils que je vous suis bon Père.

Quand le sang dans mon cœur contre moi conspirait,

J’ai cru que dans mon Fils le sang me vengerait ;

Et lorsque de lui seul j’attends tout mon remède,

Je viens voir s’il me donne autant que je lui cède.

Mais je vois que l’amour étouffe l’amitié ;

Que tout mon désespoir se trouve sans pitié ;

Que fuyant le péril d’un combat qui me gêne,

Il s’en promet le fruit, et m’en laisse la peine.

Pour éteindre un grand feu, pour vaincre mon amour,

Était-ce trop, ingrat, de me donner un jour ?

S’il suffisait pour vaincre une flamme obstinée,

Ce serait pour ma gloire une grande journée.

Tandis que pour calmer ces violents transports,

Je force la Nature à ses derniers efforts :

Avec un faible espoir subornant la Comtesse,

Mon Fils va lâchement surprendre ma tendresse,

Me voler un trésor qu’il ne mérite pas,

Et l’ingrat court au prix, tandis que je combats.

CLODOMIRE.

Oui, j’y cours quand je crois qu’un Père me le cède,

Quand je vous crois guéri je cours à mon remède.

J’ose tout espérer, ou de votre amitié,

Ou de votre courage, ou de votre pitié.

Vous avez pour guérir une amour criminelle,

Le secours du remords, l’horreur d’être infidèle :

Mais hélas ! quel secours s’offre à ma guérison ?

Une ardeur violente, une faible raison,

Un amour innocent avoué par Deuthère,

Un amour qui se fie aux bontés de mon Père.

Votre amour par son crime est toujours combattu,

Mon amour se défend par la même vertu.

L’amour est dans mon cœur d’éternelles alarmes,

L’amour est dans mon cœur avecque tous ses charmes.

Tout sert à vous guérir, tout sert à m’enflammer.

Enfin vous savez vaincre, et je ne sais qu’aimer.

Achevez, achevez cette grande victoire :

Si j’en attends le fruit, vous en avez la gloire.

LE ROI.

Qu’elle gloire, cruel, qui m’ôte mon bonheur !

Vous êtes peu jaloux d’un si funeste honneur :

Mais quand vous dédaignez une grande victoire,

Lâche, vous n’en aurez ni le fruit ni la gloire,

Je vaincrai, je vaincrai, mais ce fera pour moi,

N’attendez rien d’un Père, et craignez tout d’un Roi.

Ce cœur qui pour un Fils m’inspirait ses faiblesses,

Pour venger mon amour perd toutes ses tendresses :

Sourd à la voix du sang qui me parlait pour vous,

J’abandonne mon âme à son juste courroux.

Je veux que mon amour tâche à se satisfaire,

Qu’il supprime les noms et de Fils et de Père ;

Qu’il suive tout l’effort de son ressentiment ;

Qu’il ne regarde en moi qu’un jaloux, qu’un Amant.

Qu’il ne regarde en vous qu’un sujet, qu’un rebelle,

Qu’un ingrat ennemi qu’un Rival infidèle,

Qu’un Fils dénaturé, qu’un Maître plein d’horreur,

Et le plus digne objet de toute ma fureur.

Allez, et de ce pas sortez de ma présence.

 

 

Scène V

 

LE ROI, seul

 

Que fais-tu malheureux ? à quelle violence,

À quels ressentiments Père dénaturé,

Pousses-tu la douleur d’un Fils désespéré ?

Sainte amitié du sang, Nature abandonnée,

Par un injuste amour lâchement condamnée,

Reviens pour prévenir un sanglant désespoir,

Et pour sauver un Fils, fais enfin ton devoir.

Reviens, reviens, mon Fils. Mais je vois la Princesse.

Ah ! que le sang est faible auprès d’une Maîtresse !

Tout mon amour revient à ce charmant abord ;

La Nature est muette, où l’Amour est si fort.

 

 

Scène VI

 

LE ROI, CLOTILDE

 

LE ROI.

Princesse, quel bonheur en ces lieux vous amène ?

Venez-vous adoucir la rigueur de ma peine,

Et donner quelque espoir à mes tristes amours ?

CLOTILDE.

Je vous trouve à propos pour en rompre le cours.

Seigneur, présumez-vous en moi tant de faiblesse,

Que je serve moi-même à trahir la Comtesse ?

Quand ma Mère voudrait vous rendre votre foi,

Ce changement vous rend trop indigne de moi.

Je sais qu’elle a voulu se trahir elle-même,

Me quitter votre amour avec le Diadème.

Mais bien loin d’être à vous, par ce consentement,

J’ai d’autant plus d’horreur de votre changement.

Pardonnez aux transports d’une douleur si forte ;

Je ne puis résister au torrent qui m’emporte.

Une Mère trahie et par vous et pour moi,

M’ôte tout le respect que je dois à mon Roi.

LE ROI.

Vous ne m’en devez point : mais vous devez, Princesse,

Avouer mes soupirs, et souffrir ma tendresse ;

Et vous devez avoir des sentiments plus doux

Pour un Prince inconstant, qui ne l’est que pour vous.

Si mon cœur sans vous voir s’offrit à votre Mère,

S’il change en vous voyant, son crime est nécessaire,

Et le Ciel m’eut toujours empêché de vous voir,

S’il ne m’eut dispensé de ce premier devoir.

Si c’est votre destin de charmer et de plaire,

Vous devez au destin bien plus qu’à votre Mère ;

Et vous devez souffrir d’un sort si glorieux,

Qu’un autre empire ceste, où règnent ces beaux yeux.

Dès lors que je vous vis, cette première chaine

Se brisa d’elle-même avec si peu de peine ;

Qu’un si prompt changement ne se peut concevoir,

Si l’amour ne l’a fait par les mains du devoir.

CLOTILDE.

Ce fut donc un devoir de trahir la Comtesse :

Je vois bien, vous voulez surprendre ma faiblesse :

Mais si je manque ailleurs de force et de raison,

Je n’en manquerai point contre la trahison.

Je sens qu’à ce seul mot mon cœur se fortifie

Contre tout ce qui penche à quelque perfidie.

Tandis que votre amour s’est cachée à moitié

Sous les fausses couleurs d’une belle amitié,

Et que les soins d’un cœur apparemment sincère

Se pouvaient expliquer en faveur de ma Mère,

J’ai souffert des soupirs qui m’étaient inconnus ;

Mais puisque vos désirs, quelque temps retenus,

Me font voir maintenant toute leur injustice,

Mon cœur est assez sort contre votre artifice ;

Et s’il a contre lui faiblement combattu,

Un crime découvert assure ma vertu.

LE ROI.

Hé bien je l’avouerai, je suis un infidèle ;

Je puis bien l’avouer, la cause en est trop belle :

Mais si vous condamnez ce changement de foi,

Ne vous obstinez pas contre l’amour d’un Roi ;

Et puis qu’enfin le Ciel vous doit une Couronne,

Souvenez-vous qu’il veut que ma main vous la donne ;

Et qu’il force un Monarque à l’infidélité,

Pour pouvoir s’acquitter envers tant de beauté :

Des Beautés comme vous pour le Trône sont nées,

Et le Ciel aime à voir les Grâces couronnées.

Peuvent-elles jamais mieux régner que chez vous ?

Belle et Reine à la fois, ce sont des noms bien doux ;

Ajoutez l’un à l’autre, et soyez plus fidèle

Au Ciel, qui pour régner vous a faite si belle.

CLOTILDE.

Ces attraits tant vantez ne m’éblouissent pas.

Vous, Seigneur, sauvez-vous de ces mortes appas,

Votre amour est aveugle alors qu’il me préfère

Au précieux espoir de posséder ma Mère.

Sortez, Seigneur, sortez de cet aveuglement.

LE ROI.

Aimer ce que le Ciel a fait de plus charmant,

Est-ce dans votre esprit une action si noire ?

Craignez pour mon repos, et non pas pour ma gloire ;

Quand vous m’abandonnez au dernier désespoir,

Ma vie est en péril, et non pas mon devoir.

Prenez pitié d’un Roi soumis à votre empire ;

Un Monarque à vos pieds qui prie et qui soupire...

CLOTILDE.

Ah ! c’est trop ; cachez-moi des transports si honteux.

Pour finir un combat indigne de tous deux ;

Je vous quitte, Seigneur, mais lorsque je vous quitte,

Ne prenez pas du moins quelque espoir sur ma fuite,

Tout l’éclat dont le Trône a droit de nous flatter,

Tout ce qu’un grand amour emploie à nous tenter ;

Tout l’Univers ensemble armé contre ma gloire

Ne saurait m’arracher l’honneur de la victoire.

Contre un cœur généreux armé pour son devoir,

Toute la Terre est faible, et le Ciel sans pouvoir.

 

 

Scène VII

 

LE ROI, seul

 

Quelle est, Théodebert, ta faiblesse et ta honte ?

Une Fille te brave, un Enfant te surmonte ;

Un caprice d’amour, une infidélité

T’expose, Prince aveugle, à cette indignité.

Mourez, mourez enfin, impérieuses flammes.

Honteuse passion, poison des belles âmes,

Qui corromps lâchement les plus fières grandeurs,

Respecte au moins le Trône, et règne en d’autres cœurs.

Laisse agir mon devoir en faveur de ma gloire.

 

 

Scène VIII

 

LE ROI, CLIDAMANT

 

LE ROI.

Viens enfin, Clidamant, aider à ma victoire.

Tous mes soins rebutez, mon amour sans espoir,

Ma Maîtresse, mon Fils, tout soutient mon devoir.

Clotilde est invincible et toute mon adresse

Ne saurait la fléchir à la moindre tendresse.

Trône, soupirs, amour, un Monarque à genoux

N’ont fait que redoubler ma honte et son courroux.

CLIDAMANT.

J’ai vu sortir d’ici cette Belle en colère :

Mais ce courroux n’a rien qui puisse vous déplaire ;

La Nature devait contre tous vos efforts

En faveur d’une Mère opposer ses transports ;

Par ce juste courroux à sa Mère fidèle,

Elle s’est pleinement acquittée envers elle ;

Et ce cœur généreux après s’être rendu,

Pourra dire par tout, j’ai fait ce que j’ai dû ;

J’ai voulu résister mais quelle résistance

Peut faire un jeune cœur contre tant de puissance ?

Mais quand même Clotilde avec tout son courroux

Se voudrait obstiner à tenir contre vous,

Et voudrait conserver tout son zèle à sa Mère.

Il est beau de dompter une vertu sévère,

De forcer cent devoirs, et d’arracher un cœur

Des mains de la Nature, et des mains de l’honneur.

Aimeriez-vous, Seigneur, l’infidèle Deuthère ?

Vous plaît-elle facile, inconstante, légère ?

Quoi, voulez-vous d’un cœur qui se rend lâchement,

Qui ne vous a coûté qu’un souhait seulement ?

D’un cœur dont les soupirs ont été pour un autre ?

Aimez un jeune cœur, un cœur qui soit tout votre ;

Qui se fait acheter comme un cœur précieux,

Et qui veut pour son maître un vainqueur glorieux.

Ne vous rebutez point, et son sexe, et son âge

Ne saurait contre un Roi résister davantage.

Reposez-vous sur moi du succès de vos vœux.

LE ROI.

Qu’on croit tout aisément quand on se croit heureux !

Et qu’un choix ébranlé par la honte du crime,

Si peu qu’on ait d’espoir nous paraît légitime !

J’aimerai, j’aimerai, puisque j’ose espérer.

Mais un autre devoir commence à murmurer.

Mon Fils aime Clotilde.

CLIDAMANT.

Hé bien, Seigneur, s’il l’aime,

Que peut un faible amour contre un pouvoir suprême ?

Père, vous pouvez tout contre un Fils généreux ;

Roi, vous pouvez d’un mot renverser tous ses vœux.

Mettez-vous au dessus de toutes ces tendresses ;

Laissez à d’autres cœurs ces indignes faiblesses :

Pardonnez-moi, Seigneur, ce mot m’est échappé.

Mon zèle par vous-même est si souvent trompé,

Qu’il ne peut ni garder ni prendre ses mesures ;

Votre inégalité produit des aventures,

Par qui vos sentiments brouillez ou mal conduits

Font voir tous vos desseins l’un par l’autre détruits.

LE ROI.

Hé bien, puisqu’il est temps de contenter ma flamme,

De tous les sentiments qui partagent mon âme,

Je n’en veux croire aucun, et ne veux rien choisir

Qu’au gré de mon amour, qu’au gré de ton désir.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

DEUTHÈRE, CLOTILDE

 

CLODOMIRE.

Vous voyez que son Fils rougit de sa faiblesse.

Il veut absolument posséder la Princesse :

Quand j’ai crû que le Roi m’avait tout accorde,

Son amour combattait, et n’avait pas cédé.

Voyant un si grand cœur combattre pour sa gloire,

Mon amour abusé contait sur sa victoire.

Mais Clidamant trop fort sur l’esprit de son Roi...

DEUTHÈRE.

Il tâche, le cruel, à se venger de moi ;

Mais je hais moins en lui l’effet de la vengeance,

Que je ne hais du Roi le crime et l’inconstance.

CLODOMIRE.

Lorsqu’aux premiers transports d’un espoir si charmant,

Il apprit que j’avais votre consentement ;

Je vis en même temps son âme ressaisie

De tout ce que produit l’ardente jalousie ;

Interdit, furieux, plein de son désespoir

Il éclate, il menace, il vante son pouvoir.

Quels secours, quels efforts rompront la violence

De ce torrent d’amour, de haine, et de puissance ?

DEUTHÈRE.

Contre tant de pouvoir, d’amour, et de courroux,

Je ne veux opposer que votre amour, et vous.

Oui, si vous le voulez, Prince, sans autres armes,

Nous pouvons prévenir l’effet de ces alarmes ;

Il suffit que l’objet qui fait changer le Roi,

Est sujet à mon choix ; et qu’il dépend de moi.

Celle que vous aimez étant sous ma puissance,

Reprenez hardiment toute votre espérance.

Qu’on la fasse venir. Oui, Clotilde est à vous.

CLODOMIRE.

Offrez vous à mes maux un remède si doux ?

Ô pour un malheureux, trop aimable surprise !

DEUTHÈRE.

Mais accepterez-vous un choix que j’autorise ?

Votre Rival peut tout.

CLODOMIRE.

Il peut m’ôter le jour.

Mais il ne peut m’ôter le courage et l’amour.

DEUTHÈRE.

Ainsi par votre amour et par votre courage,

Sur mes fiers ennemis j’aurai tout l’avantage.

CLODOMIRE.

Ainsi par vos bontés j’aurai tout mon bonheur.

DEUTHÈRE.

Furieux Clidamant, Monarque sans honneur,

Perfide, vous saurez ce que peut ma vengeance.

CLODOMIRE.

Père ingrat, mon amour peut braver ta puissance.

DEUTHÈRE.

Ah ! Prince, retenons ce transport indiscret ;

Il pourrait vous trahir ; triomphons en secret.

CLODOMIRE.

Voici Clotilde : ô Ciel ! je tremble en sa présence.

Est-ce respect, amour, désir, crainte, espérance ?

 

 

Scène II

 

DEUTHÈRE, CLODOMIRE, CLOTILDE

 

DEUTHÈRE.

Savez-vous quel bonheur vous arrive aujourd’hui ?

Le Prince vous adore, et je vous donne à lui.

CLODOMIRE.

Princesse, pardonnez un aveu téméraire ;

Je me tairais encor sans l’aveu d’une Mère.

Si c’est trop d’accepter de sa main ce grand bien,

Je vous rends à vous-même, et n’espère plus rien.

CLOTILDE.

Je sens comme je dois l’honneur de votre flamme ;

Mais ma Mère a déjà disposé de mon âme ;

Et n’osant par respect refuser un tel choix,

Il faut que son refus s’explique par ma voix.

DEUTHÈRE.

Non, vous m’expliquez mal je consens qu’il espère ;

J’ai disposé de vous, je puis encor le faire,

Quand pour un choix si noble on brise d’autres nœuds,

Le changement est juste, et n’a rien de honteux.

CLOTILDE.

Dans quelque rang qu’il soit de fortune et d’estime,

Cette infidélité ne peut être sans crime,

Une Fille qui peut une fois s’engager,

Doit fuir plus que la mort la honte de changer.

Ce sont là les leçons que vous m’avez données :

Et l’honneur, qui toujours dans les âmes bien nées,

Pour de pareils conseils n’attend pas la raison,

M’inspire de l’horreur contre la trahison.

Quand j’aurais moins de gloire à montrer ma constance,

Je la devrais toujours à mon obéissance.

Vous m’avez commandé d’estimer Clidamant ;

Vous m’avez commandé d’en faire mon Amant,

Et de le préférer au choix du Diadème ;

Madame, je l’ai fait, je l’estime, je l’aime,

Et ce feu prend sur moi d’autant plus de pouvoir,

Que ce feu dans mon cœur naquit de mon devoir,

Il est vrai que le Ciel pour tenter ma constance,

Entre ce Prince et lui met trop de différence,

Mais quelque effort qu’il fasse à ma fidélité,

Mon cœur est assez sort contre une lâcheté.

Au défaut de mon cœur acceptez cette gloire,

Que la seule constance assure ma victoire,

Et que malgré les lois d’un devoir trop jaloux,

Je voudrais être à moi pour me donner à vous.

CLODOMIRE.

Ah ! Madame, est-ce la cette belle espérance ?

DEUTHÈRE.

Seigneur, espérez tout de son obéissance.

CLODOMIRE.

Quoi, me préférez-vous un Rival odieux ?

DEUTHÈRE.

Ma Fille, consentez un choix si glorieux.

CLODOMIRE.

Une Mère vous prie, et vous en sollicite.

DEUTHÈRE.

Refusez-vous un Prince avec tant de mérite ?

CLODOMIRE.

Pouvez-vous résister, Princesse, à ses désirs ?

DEUTHÈRE.

Pouvez-vous résister à de si beaux soupirs ?

CLOTILDE.

Quoi, Madame ; quoi Prince, avec tant de puissance

Venez-vous attaquer ma gloire et ma constance ?

M’ordonnez-vous, Madame, une infidélité ?

Vous me conseillez-vous, Prince, une lâcheté ?

Conspirez-vous tous deux à m’ôter ce que j’aime ?

Éteindrez-vous des feux allumez par vous-même ?

Vous, voulez-vous par force entrer dedans mon cœur ?

Faites justice ou grâce à ma fidèle ardeur ;

Ne persécutez plus une flamme innocente,

Sans secours, sans appui, jeune, faible, impuissante,

Je ne puis contre vous employer que mes pleurs.

Quoi, larmes ni pitié ne touchent point vos cours ?

Est-ce aimer de vouloir m’arracher à moi, même ?

Hélas ! si vous aimez cruel, souffrez que j’aime,

À Clodomire.

Cœur, insensible cœur, vous n’aimâtes jamais.

Hé bien, opposez-vous à mes tendres souhaits ;

Condamnez mon amour, tyrannisez mon âme ;

Vous pouvez m’arracher le cœur non pas ma flamme.

Vous pouvez me forcer par l’empire du sang ;

Vous pouvez me forcer par le pouvoir du rang ;

Et puis qu’enfin ici ma résistance est vaine,

Recevez cette main avec toute ma haine.

Cette main dans ce cœur enfonçant mille coups,

Le vengera bientôt de l’horreur d’être à vous.

DEUTHÈRE.

Ah ! ce faux désespoir n’a rien qui m’éblouisse.

Craignez plutôt ma rage, elle est sans artifice.

Je le vois bien, ce cœur veut cacher à mes yeux,

Sous un indigne choix, un zèle ambitieux.

Mais que ce lâche amour soit faux ou véritable,

Ce Prince, malgré vous, lui sera préférable.

J’armerai mon pouvoir contre un cœur obstiné,

S’il n’en peut arracher un Amant condamné.

Quel qu’il soit, Roi, Sujet, ou mon choix, ou le vôtre,

Ce Prince, malgré vous, régnera sur tout autre.

Vous, Prince, cachez-moi ce honteux désespoir.

Quoi, pouvez-vous douter encor de mon pouvoir :

C’est mon sang, c’est ma Fille, il faut qu’elle obéisse.

Rien ne peut m’empêcher de vous faire justice.

Mais pour l’avoir entière, avant la fin du jour

Vous pouvez posséder l’objet de votre amour

Enlevez hardiment le bien qu’on vous refuse ;

Mon aveu vous suffit ; mon pouvoir vous excuse ;

Que le Roi tonne, éclate, en un mot c’est mon bien ;

Je consens qu’il soit vôtre, et le reste n’est rien.

CLODOMIRE, à Deuthère.

Ah ! c’est trop obliger un Amant misérable ;

Mon bonheur à ce prix me devient effroyable ;

Non que mon amour craigne un Rival couronné,

Je ne crains que l’espoir que vous m’avez donné.

Ne pouvant obtenir Clotilde d’elle-même,

Faut-il que mon amour arrache ce que j’aime ?

Je ne puis accepter, ni perdre un si grand bien ;

J’espère tout, Madame, et je n’espère rien.

Princesse, permettez que mon amour espère,

Je ne puis refuser le bien fait d’une Mère ;

Mais aussi je ne puis, sans agir contre vous,

Prendre de son bienfait l’espoir d’un bien si doux.

Dois-je trahir Deuthère, ou forcer ma Princesse ?

Être ingrat envers elle, ou pour vous sans tendresse ?

Madame, instruisez-moi dans ce grand désespoir,

Qui malgré mes respects, fait trembler mon devoir.

Dois-je être sans amour, ou sans reconnaissance ?

Parlez ; mon désespoir accroît par ce silence.

Prévenez les fureurs d’un amour maltraité ;

Opposez quelque espoir à sa témérité ;

Et retenez mes pas sur le bord d’un abîme.

Dans cet affreux penchant je tombe dans le crime ;

Secourez ma faiblesse, et sauvez votre Amant.

CLOTILDE.

Gardez-vous bien de suivre un lâche sentiment.

Retenez cette ardeur, s’il faut que je vous aime ;

Souffrez, pour me donner, que je sois à moi-même.

Un si beau feu, Seigneur, a droit de n’enflammer :

Mais donnez-moi le temps d’apprendre à vous aimer.

DEUTHÈRE.

Vous demandez du temps pour trahir votre Mère,

Perfide.

CLODOMIRE.

Vous voyez ses soupçons, sa colère...

CLOTILDE.

Je vois plus, votre amour veut alter jusqu’au bout.

Hé bien, Prince craignez un Rival qui peut tout.

Le Trône m’est ouvert contre la violence ;

Et c’est là que j’irai chercher mon assurance.

Madame, j’ai pour vous le respect que je dois :

Mais je ne puis souffrir qu’il attente sur moi,

Et qu’il ose abuser des bontés de ma Mère ;

Ingrat, j’arrêterai cette ardeur téméraire,

Le Roi, quoique ce choix soit pour moi sans appas,

S’il me sauve de vous, ne me déplaira pas ;

C’est assez d’éviter le péril d’être vôtre,

Je pourrai vous braver entre les bras d’un autre ;

S’il faut que malgré moi je perde Clidamant,

Je serai malgré vous aux mains d’un autre Amant.

 

 

Scène III

 

CLODOMIRE, DEUTHÈRE

 

CLODOMIRE.

Ah ! c’est trop maltraiter mes respects et ma flamme.

Je suivrai, je suivrai votre conseil, Madame.

Ingrate, choisissez Clidamant ou le Roi.

Si vous cherchez au Trône un secours contre moi.

J’irai dans les transports de ma juste colère

Vous arracher des bras d’un Monarque et d’un Père.

Madame...

DEUTHÈRE.

Quel orgueil ! quelle témérité !

Une Fille, un Enfant avec tant de fierté !

Destin, sort enragé, qui me poursuis sans cesse,

Mêles-tu tant d’audace avec tant de faiblesse ?

Quoi, ma Fille a conçu le désir de mon rang ?

À ce dernier orgueil je reconnais mon sang.

Ah ! Fille ambitieuse et digne de sa Mère,

Superbe, qui veux faire un Époux d’un Beau-père.

Puisqu’en ton cœur la soif d’un pouvoir souverain

Ne veut pas seulement l’attendre de ma main,

Le coup précipité d’une juste vengeance

Préviendra ton orgueil, et ton impatience.

Qu’avez-vous résolu, Prince ?

CLODOMIRE.

Accablé d’ennuis,

Que pourrai-je résoudre en l’état où je suis ?

Ainsi que sans espoir je me vois sans vengeance.

DEUTHÈRE.

Relevez vos fureurs avec votre espérance ;

Et puisque nôtre amour demande un grand effort,

De deux grands ennemis attaquons le plus sort ;

Rompons tout ce qui fait obstacle à notre flamme.

Des lâchetés du Roi le Conseiller infâme.

Ce perfide artisan de nos plus grands malheurs,

Clidamant est lui seul digne de nos fureurs.

CLODOMIRE.

Allons, Madame, allons perdre ce grand coupable ;

Forçons par cet effort un sort si déplorable.

DEUTHÈRE.

Ah ! que j’estime en vous ce transport généreux !

Mais avant qu’entreprendre un coup si dangereux,

Avant que de tenter un désespoir funeste,

Permettez que j’essaie un moyen qui me reste.

S’il manque, j’entreprends, j’ose tout avec vous.

Le Roi vient. Vous, tâchez d’apaiser son courroux.

 

 

Scène IV

 

CLODOMIRE, LE ROI, CLIDAMANT

 

CLODOMIRE.

Ah ! Seigneur, permettez qu’à vos pieds...

LE ROI.

Votre audace

Se croit-elle excusable, et digne de ma grâce ?

CLODOMIRE.

Quel crime ai-je commis et de quoi m’accusez-vous ?

Amenez-vous ici ce témoin contre nous ?

En croirez-vous toujours les conseils de sa rage ?

LE ROI.

Si je crois ses conseils, c’est pour mon avantage.

Je reconnais son zèle, et vois votre fureur ;

Et s’est mal s’excuser d’un crime plein d’horreur.

Qu’avez-vous résolu, vous et votre complice ?

Tout est-il bien choisi pour ce grand sacrifice ?

Je ne veux me garder ni d’elle ni de vous,

Je suis trop au dessus d’un si faible courroux.

CLOTILDE.

Au moins pour satisfaire une fureur extrême,

Il fallait la cacher à la beauté que j’aime ;

Qui brave une Maîtresse, et la traite si mal,

Se rend à même temps suspect à son Rival.

J’aurais pour me venger assez d’indifférence,

Mais je n’en puis avoir pour venger l’innocence ;

Pour sauver la vertu de l’horrible attentat

D’une Mère cruelle, et d’un Amant ingrat ;

Vous, parler de forcer le choix d’une Princesse ?

Oser tyranniser le cœur d’une Maîtresse ?

Et vouloir enlever ce trésor précieux,

La gloire de ma Cour, le charme de mes yeux ?

Si lorsqu’elle s’est plainte à moi de tant d’audace

Elle même pour vous ne m’eut demandé grâce,

Vous seriez, insolent, sans respecter mon sang,

Un exemple effroyable à ceux de votre rang ;

Et puisque l’un et l’autre avec tant d’insolence

Vante contre une Fille une injuste puissance ;

Pour voir tout votre orgueil à ses pieds abattu,

Je veux faire aujourd’hui raison à sa vertu ;

Et si vous craignez peu mon amour et sa haine,

Vous la craindrez peut-être en voyant une Reine.

C’est ainsi seulement que je veux vous punir.

 

 

Scène V

 

CLODOMIRE, CLIDAMANT

 

CLODOMIRE.

Pouvez-vous, mes fureurs, ici me contenir ?

Clidamant, arrêtez. Lâche auteur de ma peine,

Ennemi de ma flamme, et sujet de ma haine,

Sachez...

CLIDAMANT.

Souffrez, Seigneur, que je suive le Roi.

CLODOMIRE.

Vous pressez-vous d’aller lui parler contre moi ?

Vous qui servez sa flamme et m’ôtez sa tendresse,

Sachez que si le Roi m’arrache ma Princesse,

Je vengerai sur vous mes soupirs et mes pleurs,

Et vous me répondrez de toutes mes douleurs.

Vantez-vous de l’appui de la grandeur suprême,

J’irai vous égorger dessus le Trône même.

Après un tel avis, allez, suivez le Roi.

CLIDAMANT.

Ce bruit étonne peu des Hommes comme moi.

 

 

Scène VI

 

SIGILE, CLIDAMANT

 

SIGILE.

Quel intérêt, Seigneur, presse contre Deuthère

Toute votre faveur, toute votre colère ?

CLIDAMANT.

L’intérêt le plus cher qui soit dedans mon cœur.

L’intérêt de l’État, du Roi, de mon honneur.

Ou bien (pour vous parler avec cette franchise,

Avec cette fierté que mon rang autorise,)

L’intérêt de ma haine a fait ce grand éclat ;

Et c’est un intérêt si cher, si délicat,

Que quiconque osera s’opposer à ma haine,

Rend sa chute infaillible, et sa perte certaine.

Cependant vous servez Deuthère avec chaleur :

Mais sachez qu’il faut craindre, ou servir ma fureur.

SIGILE.

Je vous dois trop, Seigneur pour oser vous déplaire.

Je sais que votre haine est un mal nécessaire ;

Mais un dépit peut-il faire dans un moment

Un mortel ennemi d’un si parfait Amant ?

CLIDAMANT.

J’étais né pour aimer et le Ciel à mon âme

Avait fait en naissant un destin tout de flamme.

Mais l’horreur d’un mépris a changé tout mon sort.

Ou pour mieux expliquer ce violent transport,

J’aime encore, mais c’est d’un amour qui me gêne,

D’un amour en fureur, plus cruel que la haine ;

D’un amour qui piqué d’un vif ressentiment,

Va perdre à même temps la Maîtresse et l’Amant.

SIGILE.

Du moins dans ces fureurs épargnez-vous vous-même.

CLIDAMANT.

On ne ménage rien quand on perd ce qu’on aime.

SIGILE.

Mais de grâce songez que ce grand désespoir...

CLIDAMANT.

Je n’examine rien, ni péril, ni devoir.

Pour goûter les douceurs d’une vengeance pleine,

Rien ne m’est précieux, rien ne coûte à ma haine,

Je me perdrai moi-même afin de me venger.

Ma haine est un fardeau dont je veux m’alléger.

L’insupportable affront d’une amour méprisée,

Comme un objet affreux règne dans ma pensée.

Un mépris... À ce mot je frissonne d’horreur,

Et n’écoute plus rien que ma seule fureur.

SIGILE.

Appelez vous mépris quand on vous abandonne,

Pour choisir un Rival qui porte une Couronne ?

CLIDAMANT.

Tout l’Univers fut-il sous le Trône de Mets ;

Le Roi fut-il plus grand que Roi ne fut jamais ;

Le respect que l’on rend à la Toute-puissance

Me consolerait mai de certes préférence :

Qui sait régner sans Sceptre est moins à dédaigner,

Que qui porte le Sceptre, et ne sait pas régner.

Vous ouvre mon cœur sans nulle défiance,

N’abusez pas au moins de cette confidence.

Puisque vous savez tout, redoutez-mon pouvoir.

Peut être votre esprit flatté d’un faux espoir,

Se repaît d’une vaine et brillante chimère,

Voyant si du Trône ou la Fille ou la Mère.

Songez, si mon crédit vous a mis près du Roi,

Que vous êtes toujours beaucoup plus bas que moi ;

Songez que ma grandeur est l’appui de la vôtre ;

Songez, que dans la Cour, quand on dépend d’un autre.

D’un songe, d’un soupçon, la bizarre terreur,

Pousse dans le néant cette faible grandeur ;

Songez que la faveur est un charme infidèle ;

Que le pas est glissant quand on s’approche d’elle,

Et qu’il faut pour monter ou je suis aujourd’hui,

Faite tomber le Trône, et m’accabler sous lui,

Profitez de l’avis, craignez votre disgrâce.

SIGILE.

Si je vous suis suspect, je descends de ma place.

CLIDAMANT.

Non ; mais quand je permets que vous parliez au Roi,

Parlez-lui comme il faut de Deuthère et de moi.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

CLOTILDE, THÉOSILE

 

CLOTILDE.

Si j’ai recours au Roi contre la violence,

Que peut-on reprocher à ma faible innocence ?

Cherchant ma sureté que je trouve en sa Cour.

J’implore son pouvoir, et non pas son amour.

Si de tout mon devoir je parais mal instruite,

Mon âge excuse assez l’erreur de ma conduite ;

Un grand cœur peut faillir dans un grand désespoir,

Mais il ne peut manquer à son premier devoir.

THÉOSILE.

Cependant vous manquez de respect à Deuthère.

CLOTILDE.

Quel secours puis-je avoir contre un Prince en colère ?

Ma Mère étant pour lui...

THÉOSILE.

Vous deviez obéir.

CLOTILDE.

Un cœur peut-il sitôt changer et se trahir,

Refuser constamment l’offre d’un Diadème

Se dérober aux vœux d’un Monarque qui m’aime

Ce glorieux effort n’est-il compté pour rien ?

Mon amour mourra-t-il pour secourir le sien ?

THÉOSILE.

Mais pourquoi refuser l’héritier de l’Empire ?

CLOTILDE.

Je le fais à regret, et mon cœur en soupire.

Mais enfin j’aime ailleurs par ce charme puissant,

Par ce je ne sais quoi qu’on ignore et qu’on sent.

THÉOSILE.

Si ce premier amour pouvait durer sans blâme,

Votre Mère sans doute avouerait votre flamme.

Mais l’ingrat vous refuse, et son aveuglement...

CLOTILDE.

Nous vaincrons, nous vaincrons ce grand ressentiment.

THÉOSILE.

Il a pour votre Mère une haine invincible.

CLOTILDE.

Mais il n’est pas pour moi tout à fait insensible,

C’est par là que je puis apaiser sa fureur.

THÉOSILE.

Madame, travaillez pour un si grand bonheur.

Je prévoie mille maux dans ce désordre extrême,

Qui menacent l’État, votre Mère, et vous-même.

Donnez un prompt remède à ce pressant malheur.

CLOTILDE.

Mais hélas ! sais-tu bien par quel effort mon cœur

Dans cette occasion veut agir pour ma Mère.

Je tremble quand je songe à ce que je dois faire.

Il faut pour la servir mettre ma flamme au jour,

Contre son ennemi faire agir mon amour,

Et condamner mon cœur à cette honte extrême,

D’aller dire moi-même à cet ingrat que j’aime.

Je n’ai que ce moyen pour fléchir son courroux.

Cruels devoirs du sang, à quoi m’obligez-vous ?

THÉOSILE.

Songez...

CLOTILDE.

Ah ! si j’osais y songer davantage,

J’aurais ou trop de honte, ou trop peu de courage.

Ne me laisse songer qu’à faire mon devoir ;

Qu’à forcer ma pudeur par un si doux espoir ?

Qu’à gagner Clidamant, qu’à servir une Mère ;

Qu’à sauver l’un de l’autre, et vaincre leur colère.

Le voici. Laisse-nous. Délicate pudeur,

Fierté, laisses sortir le secret de mon cœur.

 

 

Scène II

 

CLOTILDE, CLIDAMANT

 

CLOTILDE.

Dans l’état où je suis Clidamant, votre zèle

M’apporte-t-il enfin quelque conseil fidèle ?

CLIDAMANT.

Oui, Madame, et voyant jusqu’où va le courroux

D’une Mère jalouse et d’un Amant jaloux,

Je viens, sans vous flatter d’un espoir inutile,

Vous dire que le Trône est votre seul asile.

Tout, hors du Trône, ici vous doit être suspect.

Surtout, gardez-vous bien de ce fatal respect

Qu’exige incessamment une Mère cruelle ;

Songez que vous avez trop combattu pour elle,

Et qu’un devoir si faible est sort à dédaigner,

Lorsque l’obéissance empêche de régner.

CLOTILDE.

Je sais le prix d’un Sceptre, et je me fais justice ;

Et quand j’ignorerais, qu’il faut que j’obéisse,

Plus le Trône est charmant, moins ce cœur est tenté,

D’accepter tant d’honneur sans l’avoir mérité.

CLIDAMANT.

S’il fallait mesurer la Fortune au mérite,

La Fortune du Trône est pour vous trop petite ;

Et le Roi ne vous l’offre avecque tant d’ardeur

Que pour mieux honorer sa flamme et sa grandeur.

CLOTILDE.

Soyez mieux, Clidamant, d’accord avec vous-même,

Ce que vous méprisez vaut moins qu’un Diadème ;

Et cet objet qu’on vante est bien peu glorieux,

De n’avoir pas toujours paru tel à vos yeux.

CLIDAMANT.

J’ai toujours pour Clotilde une pareille estime ;

Et dans l’emportement d’un courroux légitime.

Mon cœur a refusé l’offre de tant d’appas,

Comme on refuse un bien qu’on ne mérite pas ;

Et n’a pu consentir qu’un si grand bien se donne

Par le seul intérêt d’une main qu’il soupçonne.

Je méritais les traits de tout votre courroux,

De croire que ce don fut avoué de vous,

Et d’oser l’accepter des fureurs de Deuthère ;

De quelque aveu qu’on flatte un orgueil téméraire,

Je vous dois ce respect, de n’entreprendre pas :

Ce que n’a pu le Trône avec tous ses appas.

CLOTILDE.

La gloire de régner n’est pas ce qui me touche.

Et si j’osais enfin expliquer par ma bouche :

Qu’un intérêt plus doux que l’amitié du sang

M’ôte l’ambition d’un si superbe rang ;

Peut-être, Clidamant toute votre furie

Ne refuserait pas l’offre d’une ennemie.

CLIDAMANT.

Madame expliquez-vous sans rien dissimuler.

CLOTILDE.

Un si grand intérêt m’oblige de parler.

Un si pressant devoir m’arrache ce mystère ;

Que j’aurai moins de honte à parler qu’à me taire.

Mais n’ai-je pas tout dit d’un langage indiscret ?

Vous dire que je sens un obstacle secret,

Plus puissant qu’une Mère, et plus qu’un Diadème,

N’est-ce pas avouer. Ah ! mon trouble est extrême.

Mais pourquoi vous cacher un obstacle si doux,

Si mon trouble déjà vous a dit que c’est vous ?

CLIDAMANT.

Moi plus cher qu’un Empire, et plus fort qu’une Mère ?

À de si grands pas Clotilde me préfère ?

C’est me railler, Princesse, assez ouvertement.

CLOTILDE.

Que ne connaissez-vous...

CLIDAMANT.

Je connais seulement.

Que l’on se sert de vous pour surprendre ma haine.

Vous êtes jeune encore, et je souffre avec peine

Qu’on vous fasse descendre à des emplois si bas,

Et qu’on mette en péril l’honneur de tant d’appas.

Ah ! ne permettez plus qu’une Mère vous joue.

Je vois que votre cœur enfin le désavoue.

Vous rougissez, Princesse, et déjà ce beau front...

CLOTILDE.

Oui, je rougis ingrat, d’un si mortel affront.

Lâche aveu qu’ont produit les soupçons d’une Mère !

Infortuné secours d’un devoir trop sévère,

Tyrannique respect, à quoi me réduits-tu ?

CLIDAMANT.

D’un indigne respect sauvez votre vertu.

Prenez des sentiments dignes d’une Princesse.

CLOTILDE.

Ah ! ce n’est pas à vous à blâmer ma faiblesse :

Si vous désavouez des sentiments trop doux,

Au moins ils me semblaient assez dignes de vous.

Un cœur qui peut forcer son orgueil et soi même.

Un cœur qui se résout presque à dire qu’il aime :

Un cœur qui peut braver tous les charmes d’un Roi,

Ce cœur est-il indigne et de vous et de moi.

CLIDAMANT.

Je m’en sens trop indigne, et n’ai garde de croire

Un aveu trop charmant qui blesse votre gloire.

Princesse, je connais le prix de vos appas,

Levez les yeux au Trône, où l’on vous tend les bras.

Voyez-y ce grand Roi qui descend de sa place ;

Qui se jette à vos pieds pour vous demander grâce,

Qui tonne après avoir essayé la douceur,

Et la foudre à la main demande votre cœur.

CLOTILDE.

Et c’est ce grand Rival qui fait qu’on me refuse ;

Et c’est sur ce Rival que Clidamant s’excuse.

Ah ! si l’aveuglement où t’a mis la faveur,

Ne t’avait presque ôté la raison et le cœur ;

Loin de te rebuter par le choix d’un Monarque,

Tu me regarderais par cette illustre marque ;

Et l’on verrait ton cœur d’un orgueil obstiné

S’armer contre l’espoir d’un Rival couronné.

Le refus que tu fais d’une illustre Princesse,

N’est respect, ni mépris, ce n’est rien que faiblesse,

Et la sotte raison d’un esclave de Cour,

Qui croit que sa faveur vaut plus que mon amour,

Triomphe apparemment d’une si belle flamme ;

Ce que tu sembles fuir, tu l’adores dans l’âme ;

J’ai de quoi t’arracher mille brûlants soupirs,

Si la peur d’un Rival n’eut glacé tes désirs.

Ah ! que ce procédé me fait bien reconnaître

Ce que vaut le Sujet aussi bien que le Maître,

Et me rend à moi-même, avec un plein pouvoir

De disposer de moi sans blesser mon devoir.

Oui, lâche, sur mon cœur ton crime vient de faire

Ce qu’ont fait tes défauts sur celui de ma Mère,

Et quand ta lâcheté croit agir pour le Roi,

Tu me donnes pour lui l’horreur que j’ai pour toi.

CLIDAMANT.

Ah ! qu’en d’autres moments, sans l’affront d’une mère

Mon cœur aurait chéri cette aimable colère !

J’y vois briller un feu que je ne croyais pas ;

Et je crains le péril d’un si charmant appas.

 M’aimeriez-vous, Princesse, et l’oserais-je croire ?

Quel trouble, quel désordre, ennemi de ma gloire,

Que l’invincible charme étonne ma fureur ?

Est-ce l’Amour qui veut s’emparer de mon cœur ?

Les surprenants appas d’une Fille si chère

Voudraient-ils m’arracher aux horreurs de la Mère ?

Je sens de ses beaux yeux l’aimable trahison

Corrompre tous mes sens, surprendre ma raison,

Et sur toute ma haine emporter la victoire.

Accourez mes fureurs au secours de ma gloire ;

Délicieux espoir de mon ressentiment,

Charmes de ma vengeance accorez promptement.

Ma fureur s’affaiblit, et mon âme chancelle.

Non, mon ressentiment, je te serai fidèle.

Oui, Madame, charmé d’une si douce erreur,

J’ai trouvé le moyen de sauver ma fureur.

Si vous m’aimez, sachez que je n’en veux rien croire,

Et cet amour n’est rien qu’une embûche à ma gloire.

Mon cœur tout occupé des soins de se venger,

Entre Deuthère et vous ne se peut partager ;

Je dois à ses mépris une fureur si pleine,

Qu’à peine tout mon cœur peut suffire à ma haine.

Mais elle vient. Allons achever son malheur.

 

 

Scène III

 

CLOTILDE, DEUTHÈRE

 

CLOTILDE.

Ô comble de mépris de honte, et de douleur :

Ô honte de mon sexe ! ô honte de ma flamme,

Dont le secret en vain est sorti de mon âme ;

Et qui pouvant se faire un Trône pour objet,

Est l’indigne rebut d’un infâme sujet.

Ah ! Madame.

DEUTHÈRE.

Ma Fille, il faut vous satisfaire,

Pour vous montrer enfin que je suis bonne Mère.

Je veux tout oublier, et même présumer

Que mon amour du vôtre eut tort de s’alarmer.

Je ne veux plus forcer votre première flamme ;

Que Clidamant lui seul règne dedans votre âme ;

Mais faites que ce choix n’ait plus rien de douteux,

Et m’épargne un soupçon mortel à toutes deux.

CLOTILDE.

M’ordonnez-vous toujours des flammes criminelles ?

M’imposez-vous des lois honteuses ou mortelles ?

Plus digne de pitié que d’un soupçon jaloux,

Ne m’entretenez plus ni d’Amant ni d’Époux.

DEUTHÈRE.

Est ce ainsi qu’on reçoit les bontés d’une Mère ?

CLOTILDE.

Que voulez-vous encor ? enfin que faut-il faire ?

Exigez-vous de moi des respects plus profonds ?

Après avoir pour vous essuyé mille affronts ;

M’ordonnez-vous aussi de chérir un infâme ?

Madame, pardonnez aux troubles de mon âme ;

Tout mon cœur est plongé dans un tel désespoir,

Qu’à peine en cet état connaît-il son devoir.

Dans l’état où je suis, Clidamant, ni tout autre,

Le Prince, ni le Roi, ni mon choix, ni le votre,

Rien ne peut me toucher, et mon juste courroux

Ne peut prendre de loi ni de moi, ni de vous.

 

 

Scène IV

 

DEUTHÈRE, seule

 

Perfide, c’est assez, je vois tout votre crime ;

Vous n’avez pu cacher l’ardeur qui vous anime,

C’est à l’indigne éclat d’un cœur ambitieux.

Tout hors du Trône ici lui devient odieux,

Le Prince, Clidamant, et son choix, et le nôtre.

C’est toujours pour régner qu’elle fuit l’un et l’autre.

Ô fureur suspendue ! un crime si certain

Détermine mon cœur, et rassure ma main.

Que gardes-tu, ma haine, encore à te résoudre ?

Le crime est éclairci, prends ta dernière foudre,

Mais le Tyran paraît ; allons par mille coups

Immoler ce qu’il aime à mon juste courroux.

Grâce au Ciel, pour m’aider à ce grand parricide,

Ma fureur se redouble à l’aspect d’un perfide.

 

 

Scène V

 

LE ROI, SIGILE

 

LE ROI.

Sigile, ton conseil trop lent à me guérir,

Contre un désir bouillant ne me peut secourir.

Clidamant, mon amour, je suivrai vos maximes ;

C’est trop, c’est trop gêner des désirs légitimes ;

C’est trop s’humilier, c’est trop faire des vœux ;

Régnons pour le repos d’un Monarque amoureux,

Faisons enfin régner Clotilde en dépit d’elle ;

Quand on force à régner, la violence est belle.

Serments trahis, cessez de me faire trembler ;

Scrupules inquiets qui me venez troubler ;

Indiscrètes terreurs qu’un vain remords m’envoie,

Laissez aller mon cœur au comble de sa joie.

 

 

Scène VI

 

SIGILE, LE ROI, CLODOMIRE

 

CLODOMIRE, ayant l’épée à la main, arrêté par Sigile.

Laisse agir ma fureur...

LE ROI.

Que voyez-vous, mes yeux ?

Viens, tu m’assassiner en Rival furieux ?

CLODOMIRE.

Non, non, malgré l’ardeur d’une aveugle colère,

Je respecte un Rival, en qui je vois mon Père.

Ayant cru dans ce lieu voir entrer Clidamant,

J’ai suivi mon erreur, et mon ressentiment.

J’ai su que ce méchant, ce confident infâme,

Allait forcer Clotilde à souffrir votre flamme,

Et cette violence allumant mon courroux,

Je venais l’immoler à mon transport jaloux.

Je venais par sa mort...

LE ROI.

Votre fureur timide

Se sait mal excuser d’un lâche parricide.

Vouloir perdre à mes yeux le cher appui d’un Roi,

C’est plus que d’attenter sur le Trône et sur moi.

CLODOMIRE.

Des plus noires couleurs peignez-vous ce grand crime,

Augmentez ses horreurs, ma mort est légitime.

Je ne m’en défens point, et mon aveuglement

Pouvait avecque vous confondre Clidamant :

Confondre avec ce traître une tête si chère ;

Confondre dans ma rage un Rival, et mon Père,

Bien loin de m’excuser, et faire quelque effort

Sur un juste courroux qui demande ma mort ;

Loin de solliciter pour moi votre clémence,

J’implore à vos genoux toute votre vengeance ;

Et je rends grâce au Ciel, qu’enfin selon mes vœux

L’espoir de mon trépas n’a plus rien de douteux.

LE ROI.

Plût au Ciel ! je pourrais, cruel, me satisfaire :

Mais vous êtes mon Fils, et je suis toujours Père.

CLODOMIRE.

Si je suis votre Fils, par grâce, ou par devoir,

Ne m’abandonnez pas à tout mon désespoir :

Car enfin mon trépas qui doit vous satisfaire,

En perdant ma Princesse, est un coup nécessaire.

Qu’importe qui me tue après ce grand malheur,

Ou vous, ou mon amour, ou vous, ou ma douleur.

Mais las ! je vois mourir toute votre colère ;

À ces tendres regards je connais tout mon Père ;

Et le sang tout émeu par mes indignes pleurs,

Va livrer mon amour à toutes ses douleurs.

Finissez par un coup ce rigoureux supplice.

LE ROI.

Cesse de t’affliger, et faisons-nous justice.

Mon fils, ton crime est grand, il faut le confesser ;

Mon Fils, ton crime est tel que je n’ose y penser. .

Mais étant de ta haine un sujet légitime,

Il rejette sur moi toute l’horreur du crime.

Je le vois maintenant cet amour criminel,

Qui va couvrir mes jours d’un opprobre éternel ;

Je le vois cet amour qui trahit la Comtesse,

Qui s’érige en Tyran, qui force une Princesse,

Qui viole le sang, qui déshonore un Roi,

Qui sème tant de haine entre mon Fils et moi :

Pour combler les horreurs de cet amour perfide,

Cet amour de mon Fils a fait un parricide.

Hélas ! à ce seul mot mon amour tout confus

Se condamne à la mort, et ne s’en défend plus.

Ce que n’a pu la foi que je dois à Deuthère ;

Ce que n’a pu l’amour et le devoir d’un Père ;

Ce que n’a pu le Ciel par ses beaux mouvements,

Dont il a combattu mes lâches sentiments ;

Ce que n’a pu l’effort d’un remords légitime,

Mon triomphe aujourd’hui s’achève par ton crime.

Quoi, mon Fils, cet effort te touche faiblement,

Tu soupçonnes encor un si prompt changement.

Ah ! si je t’ai trompé par de fausses tendresses,

Impute à Clidamant mes dernières faiblesses.

Ce méchant relevait un amour abattu,

Et lui seul s’opposait à toute ma vertu :

Mais j’ouvre enfin les yeux, et ma raison entière

Reprend tout son empire et toute sa lumière.

Après ce grand triomphe, embrasse-moi, mon Fils ;

Jouis de ma victoire, et demeurons amis.

CLODOMIRE.

Seigneur, vous traitez-vous avec tant d’injustice ?

Vous chargez l’innocent du crime et du supplice.

LE ROI.

Va-t’en à la Princesse apprendre son bonheur ;

Moi je vais voir Deuthère, et calmer sa douleur,

Allons leur annoncer cette grande victoire.

CLODOMIRE.

Amour, achève enfin ma fortune et ma gloire.

 

 

Scène VII

 

CLIDAMANT, LE ROI

 

LE ROI.

Viens voir quel est enfin le succès de tes vœux.

CLIDAMANT.

Seigneur, jamais souhaits ne furent plus heureux,

La Comtesse à mes yeux vient de perdre la vie.

LE ROI.

Juste Ciel ! et tu viens vanter ta perfidie,

Lâche.

CLIDAMANT.

M’imputez-vous le crime de sa main ?

Apprenez le succès d’un horrible dessein.

LE ROI.

Me veux-tu faire voir dans ce sanglant ouvrage

L’effet de tes conseils, et celui de ta rage ?

Ô coup précipité qui m’ôtes tout l’honneur

Du plus beau repentir qu’ait produit un grand cœur !

Parle, et par le récit d’une mort si cruelle

Comble le désespoir d’un Monarque infidèle.

CLIDAMANT.

Apprenez dans sa mort un crime dont l’horreur

Surpasse votre crime, et toute ma fureur.

J’allais chercher Clotilde ; et votre amour extrême

La destinant au Trône en dépit d’elle-même.

J’allais vous satisfaire, et mon ressentiment

Brûlait d’exécuter votre commandement,

Le cœur triste et saisi d’une douleur mortelle,

Clotilde était couchée au bord de la Moselle,

Du côté qu’elle bat les murs de ce Palais.

Ses yeux sur un objet recueillant tous leurs traits,

Par de profonds pensers attachés au rivage

Du trouble de son cœur faisaient voir une image,

Par les traits différents de ces prompts changements

Qu’imprimaient au dehors ses divers sentiments.

La Comtesse paraît je la vois toute émue,

Et ses émotions redoublent à ma vue.

D’un accent furieux qui me comble d’effroi,

Viens voir traître... (dit-elle, en s’éloignant de moi)

Muette de fureur, sans me dire le reste.

S’expliquant seulement par un regard funeste,

Elle court : puis jetant les yeux de toutes parts,

Et sur Clotilde enfin arrêtant ses regards ;

Ah tu mourras perfide. À ces mots elle vole :

Je la suis aussitôt du corps, de la parole,

Et tâche par mes cris à rompre son dessein.

Clotilde qui la voit un poignard à la main,

Se lève, sans songer à fuir ou se défendre ;

En poussant vers ses yeux un regard doux et tendre,

Où courez-vous, ma Mère ? À cet accueil si doux

La Nature s’éveille, et suspend son courroux.

Moi qui crois son courroux plus fort que sa tendresse,

Je m’élance aussitôt entr’elle et la Princesse.

Je lui saisis le bras, elle échappe, et soudain

Frappe Clotilde.

LE ROI.

Hélas !

CLIDAMANT.

Et la blesse à la main.

À l’aspect d’une horreur si touchante et si pleine,

Tout me semble aussitôt applaudir à ma haine,

Et mon cœur satisfait rend grâce à mon bonheur

De cette occasion qu’il prête à ma fureur.

J’allais venger Clotilde aussi bien que ma flamme :

Mais n’osant se fouiller dans le sang d’une Femme,

L’orgueil de ma vengeance arrête ses transports,

Et laisse son supplice à son propre remords.

Sa Fille, qu’elle voit abattue et sanglante,

À ses yeux abusez paraît morte, ou mourante ;

Et son cœur alarmé de l’erreur de son sort,

Lui parle pour son sang, quand son courroux est mort.

Une affreuse douleur la rend presque immobile ;

Mais dans ce triste état qui paraît si tranquille,

Un soudain désespoir s’élevant dans son cœur,

Elle enfonce en son sein de toute sa fureur

Le poignard dégoûtant du sang de la Princesse.

LE ROI.

Ciel ! qu’entends-je ?

CLIDAMANT.

Elle tombe. Une indigne tendresse

Malgré moi se réveille, et veut la secourir.

Va, cruel (me dit-elle) et me laisse mourir,

Je dois ce grand trépas à ta haine, à ma Fille ;

J’ai versé tout le sang d’une illustre Famille ;

J’ai versé le plus beau, laisse enfin à tes yeux

Couler le plus infâme et le plus odieux.

Vois mourir à tes pieds ta mortelle ennemie,

Triomphe de sa haine, et brave sa furie ;

Mais souffre cette honte, et va l’apprendre au Roi,

Qu’au moins ce qu’il aimait a péri devant moi.

Là ses yeux d’une noire et pesante paupière

Refermant lentement leur mourante lumière,

S’attachent à mes yeux, et lancent dans mon cœur

Un rayon pénétrant de rage et de douleur.

Je lui rends ses fureurs, et ma haine déploie

À ses regards mourants mon triomphe et ma joie.

LE ROI.

Tu triomphes barbare, enferme dans ton sein

Cette brutale joie, ou je vais de ma main...

CLIDAMANT.

Voilà mon flanc ; Seigneur, frappez par cette voie

Vous pouvez m’arracher mon sang non pas ma joie.

Je fais ce que je puis pour forcer ce transport ;

Mais je ne puis cacher le plaisir de sa mort.

Je vivais seulement pour contenter ma haine ;

Le perfide a péri, j’ai joui de sa peine,

Je l’ai vue à loisir, et mon ardent courroux

S’est repu lentement d’un spectacle si doux.

Son sang à gros bouillons sortant de sa blessure,

Entrainant avec lui son âme avec murmure,

A charmé mes fureurs, et saoulé pleinement

Toute l’avidité de mon ressentiment.

Après ce grand plaisir je méprise la vie.

LE ROI.

Furieux, il faut bien contenter ton envie :

Mais ton trépas sera suivi de tant d’horreurs,

Qu’il ira, s’il se peut, plus loin que tes fureurs.

Et qu’il pourra venger la mort de la Comtesse.

CLIDAMANT.

Pensez-vous qu’un grand cœur survive sa Maîtresse ;

Quand on s’est fait un choix qui nous ose trahir,

Il faut à même temps se venger, et mourir.

Non qu’un faible remords m’inspire cette envie,

C’est à l’Amour trahi que je donne ma vie.

Je veux la dérober à ces lâches douleurs,

Qui suivent tôt ou tard de si cruels malheurs.

Déjà tout mon amour, malgré tant de colère,

Rallume ses ardeurs dans la mort de Deuthère ;

Et honteux de sentir cet indigne retour,

Je vais dedans mon sang éteindre mon amour.

LE ROI.

Empêchez ce cruel de choisir son supplice,

Et de se dérober aux traits de ma justice.

 

 

Scène VIII

 

LE ROI, CLOTILDE, CLODOMIRE

 

CLOTILDE.

Ne vous opposez pas à mes justes douleurs.

LE ROI.

Ah ! Princesse. Ah ! mon Fils.

CLOTILDE.

Savez-vous nos malheurs ?

LE ROI.

L’infâme Clidamant m’a tout appris, Madame.

Ce lâche confident de ma perfide flamme

A poussé jusqu’au bout sa haine et son courroux.

CLODOMIRE.

Voilà ce qu’a produit un désespoir jaloux.

LE ROI.

Mon Fils, voilà plutôt ce qu’a produit mon crime.

Ordonnez de ma peine, elle est trop légitime.

Si votre Mère enfonce un poignard dans son flanc.

Si sa main de la votre arrache un si beau sang,

Je suis le seul coupable, et n’en connais point d’autre ;

Prenez, prenez mon sang pour racheter le votre.

CLOTILDE.

Le crime dont tantôt j’ai du me ressentir.

Était tout effacé par un beau repentir.

Vous n’avez point de part au trépas de ma Mère.

Seule j’ai fait le crime, il faut la satisfaire.

CLODOMIRE.

Clidamant a tout fait, c’est lui qu’il faut punir.

 

 

Scène IX

 

SIGILE, LE ROI, CLODOMIRE, CLOTILDE

 

SIGILE.

C’en est fait, Clidamant a su nous prévenir.

Seigneur, lui même il vient de se faire justice :

Et voulant s’épargner les hontes du supplice,

D’un coup précipité s’étant percé le cœur,

Il s’est fait un destin digne de sa fureur.

LE ROI.

Madame, oublions tout dans la mort du coupable.

Cependant en faveur d’un Amant misérable,

Et dont l’amour ici n’ose se faire voir,

Puis-je vous demander quelque léger espoir ?

CLODOMIRE.

Quoi qu’un si doux espoir soit pour moi plein de charmes,

J’ai du respect encor pour de si belles larmes,

Et n’ose demander de pareilles douceurs

Quand je ne dois sentir que ses seules douleurs.

CLOTILDE.

D’un si digne respect vous pouvez tout attendre.

CLODOMIRE.

Pardonnez si mon cœur se laisse un peu surprendre,

Au milieu de vos maux, à des transports si doux.

LE ROI.

Allons du Dieu vengeur adorer le courroux,

Qui suspend sur mon crime une juste vengeance,

Perd d’autres criminels, et sauve l’innocence.

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