Tiridate (Jean-Galbert de CAMPISTRON)

Tragédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 12 février 1691.

 

Personnages

 

ARSACE, Fondateur de l’Empire des Parthes

TIRIDATE, Fils d’Arsace

ARTABAN, second Fils d’Arsace

ERINICE, Fille d’Arsace

TALESTRIS, Reine de Cilicie

ABRADATE, Prince du Sang d’Arsace

MITRANE, Seigneur Parthe, ami de Tiridate

BARSINE, Confidente de Talestris

ORASIE, Confidente d’Erinice

TIMAGÈNE, Officiers des Gardes d’Arsace

GARDES

SUITE

 

La scène est à Dara, Capitale de l’Empire des Parthes, dans le Palais d’Arsace.

 

 

PRÉFACE

 

Factum est autem post hœc ut sorerem speciossimam vocabulo Thamar adamaret Amnon filius David, et deperiret ire eam valdè ita ut propter amorem ejus œgrotaret, Lib. II. Reg. cap. 13.

Il arriva ensuite qu’Amnon fils de David devint si éperdument amoureux de sa sœur Thamar, que l’excès de sa passion le rendit malade à l’extrémité. Au second Livre des Rois, chap. 13.

Voilà précisément le sujet de ma Tragédie. Le respect que nous devons aux Livrer sacrés m’a empêché de le traiter sous les noms qui nous l’ont fourni. Je n’ai pas cru qu’il me fut permis de changer les faits importants de cette Histoire, et il m’était également défendu de les exposer sur le Théâtre tels qu’ils font véritablement. Je me suis donc borné à prendre les caractères, et quelques-uns des mouvements de David, d’Amnon, et d’Absalon, et de les donner à Arsace, à Tiridate, et à Artaban. J’ai été moins réservé pour la disposition de ma Fable, et je me suis hardiment servi de tous les incidents naturels ou pathétiques, que j’ai pu tirer de l’Écriture.

J’avoue qu’aucun Historien ne fait mention de l’amour de Tiridate pour sa sœur : mais plusieurs assurent qu’il perdit la vie par une langueur dont la cause fut toujours inconnue. Cette circonstance m’a déterminé à lui donner le penchant funeste qui le rend criminel, et qui le fait mourir dans un temps où il devrait vivre le plus heureux et le plus puissant Roi de la terre. Tout ce que je dis des Parthes, de leur origine, de l’établissement de leur Empire, de leurs Victoires contre les successeurs d’Alexandre, de leurs mœurs, de leurs coutumes, et de leurs Lois, est vrai à la lettre. Il n’y a qu’à lire Suidas et Justin, qui le rapportent de la même manière.

Je ne répondrai point aux critiques que l’on m’a faites. Je prie seulement ceux qui ont condamné mon cinquième Acte, de songer qu’un Auteur est indispensablement oblige de rendre un compte exact de ce que deviennent ses principaux personnages. Il ne faut pas douter que cette nécessité ne produise toujours quelque Scène moins vive que les autres : mais il est impossible de l’éviter, à moins que de faire un monstre en Tragédie, et de manquer à la régie du Théâtre la plus essentiellement prescrite, et la plus religieusement observée.

On a publié que les Parthes ne se faisaient pas un scrupule d’épouser leur sœur. Je ne sais sur quel fondement on a avancé ce fait. Pour moi quelque soin que j’aie pris, je n’ai pu trouver d’exemples de ces mariages que chez les Perses : encore fut-ce plutôt une condescendance des Mages pour Cambise, qu’une coutume généralement reçue, et suivie par toute la Nation. Je ne dis rien là-dessus que sur l’autorité d’Hérodote. Bien des gens se sont révoltés contre l’amour de Tiridate avant que d’avoir vu de quelle façon il est traité : il y en a même que les applaudissements qu’il a reçus, n’ont pas guéris de leur prévention. Je suis bien aise de leur dire que les sentiments les plus extraordinaires sont ceux qui réussissent le plus sur la Scène, pourvu qu’ils soient justes et adoucis. Je suis si persuadé cette vérité, que s’il m’arrive d’écrire encore quelque Poème dramatique, je m’estimerai fort heureux de trouver un sujet comme celui-ci : et le succès qu’il a eu ne servira qu’à me faire prendre plus de précaution et de soin, afin de mériter du Public pour mon premier Ouvrage, l’estime qu’il a témoigné pour ce dernier.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

ABRADATE, ARTABAN

 

ARTABAN.

L’aurais-je pu prévoir. Le Ciel ne me renvoie

En des lieux où j’ai cru partager votre joie,

Que pour vous y trouver plongé dans les chagrins,

Et vous entretenir des malheurs que je crains.

Mais, mon cher Abradate, avant que je m’en plaigne,

Et qu’a nous séparer peut-être on nous contraigne.

Parlez. Qui vous offense ? Et qui dois-je haïr ?

Par quelles mains le sort a-t-il pu vous trahir ?

Contre qui faudra-t-il que ma vengeance éclate ?

ABRADATE.

Ah ! Seigneur, oserai-je accuser Tiridate ?

Pourrai-je sans trembler ; exposant mon malheur,

Conter son injustice, et montrer ma douleur ?

Peut-être tous mes maux causés par sa colère,

Vous toucheront-ils moins que l’intérêt d’un frère.

ARTABAN.

Vous ne le craindrez plus quand vous aurez appris

Qu’à mon retour ici sa froideur m’a surpris :

Dans ces discours glacés j’ai méconnu mon frère,

Je n’ai plus retrouvé ce cœur libre et sincère

Qui jadis peu jaloux des honneurs de son rang,

Faisait céder leurs droits aux tendresses du sang.

Artaban, comme vous, a sujet de s’en plaindre,

Et peut-être la haine, ou les soupçons à craindre.

ABRADATE.

Non, Seigneur, ses chagrins ne tombe point sur vous,

Et c’est contre moi seul que s’arme son courroux :

Mais de quels traits ? Grands Dieux ! qu’il est impitoyable !

Cependant, croirez-vous qu’au moment qu’il m’accable,

Je ne puis à son sort refuser quelques pleurs ?

Je le vois pénétré de secrètes douleurs,

Au milieu de la Cour cherchant la solitude

Nourrissant son esprit de son inquiétude ;

Insensible aux objets qui flattaient ses désirs,

Il respire à regret, il languit sans plaisirs ;

Et son cœur dévoré du mal qui l’empoisonne ;

Confond dans ses dégouts tout ce qui l’environne.

En vain l’art des humains cherche à guérir ce mal,

Dont on ne connaît point le principe fatal.

En vain sur mille Autels le feu sacré s’allume :

Il n’en souffre pas moins ; sa force se consume,

Il meurt. Et toutefois dans son barbare sort,

Il semble s’applaudir, de me donner la mort.

ARTABAN.

Lui qui montrant pour vous l’amitié la plus tendre,

Jadis avec ardeur eut voulu vous défendre.

ABRADATE.

Il venait triomphant du jeune Seleucus,

Tous ses Soldats brillaient des trésors des vaincus ;

Et des murs de Dara, jusqu’aux bords de l’Euphrate,

On entendait voler le nom de Tiridate.

Nous arrivons, flattant nos innocents désirs

De faire à nos travaux succéder les plaisirs :

Votre charmante sœur l’adorable Erinice

Avait de mon amour reçu le sacrifice ;

Flatté par nos succès ; je viens offrir ma foi.

Je parle enfin ; j’obtiens le suffrage du Roi.

La Princesse obéit, et consent que j’espère,

Quand le sort contre moi soulève votre frère,

Qui de tous mes plaisirs barbare ravisseur,

Refuse de souscrire à l’hymen de sa sœur.

J’en ignore la cause ; injuste, ou légitime :

Dans le fond de mon cœur je vais chercher mon crime,

Et n’y découvre rien jusques à cet instant,

Qu’un respect pour ce Prince, et incère, et confiant ;

Toujours aux plus grands biens préférant sa tendresse ;

J’ai borné mon devoir à le suivre sans cesse,

Dans les jeux de la Cour, dans l’horreur dei combats,

J’ai depuis mon enfance accompagné ses pas ;

Et quand dans les périls il s’est couvert de gloire,

Mes yeux ont de si près éclairé sa victoire,

Qu’aux plus fiers ennemis allant porter l’effroi,

Sa valeur n’eût souvent d’autre témoin que moi.

ARTABAN.

Ne cherchons point ailleurs le sujet de la haine.

Vos faits ont éclaté, votre vertu le gêne ;

Les Parthes entre vous ont partagé leur voix,

Et confondu vos noms, en contant ses Exploits.

ABRADATE.

Non, Seigneur, je le dois avouer à sa gloire,

Il répandait sur moi l’éclat de sa victoire,

Il rabaissait le prix de ses travaux guerriers,

Pour couronner mon front de ses propres lauriers ;

Et sa voix des Soldats entraînant le suffrage.

Me fallait recueillir les fruits de son courage :

Mais il n’est plus lui-même.

ARTABAN.

En vain il vous poursuit ;

Je puis vous secourir quand ce Prince vous nuit.

ABRADATE.

Pourrez-vous le résoudre à voir mon hyménée,

Quand la langueur du sien recule la journée ?

Talestris sans le plaindre en attend le moment,

Sans cesse elle offre au Ciel des vœux pour son Amant,

Sans que les tendres soins où sa flamme l’engage,

Suffisent à calmer des maux qu’elle partage.

ARTABAN.

C’est au Roi de donner le prix à votre amour ;

Mes soins l’y porteront avant la fin du jour.

Dès longtemps il vous traite en Époux de sa fille,

Et lui seul a le droit de régler sa famille.

Je vais agir pour vous. Arsace en ma faveur

Rendra, n’en doutez point, le calme à votre cœur.

Adieu, je sors. Je vois Talestris qui s’avance.

 

 

Scène II

 

ABRADATE, TALESTRIS, BARSINE

 

ABRADATE.

Quels seront les effets de ma reconnaissance ?

Madame, chaque jour j’apprends de tous côtés

Jusqu’où s’étend pour moi l’excès de vos bontés ;

Vous n’avez point sucé cette haine implacable.

Ces cruels sentiments dont votre Amant m’accable ;

Soumise aveuglément à tous ses autres vœux,

Vous osez contre lui défendre un malheureux ;

Et s’il voulait par vous régler ma destinée,

Elle ne serait pas longtemps infortunée.

TALESTRIS.

Oui, Prince, je voudrais finir vos déplaisirs ;

Et peut-être le Ciel sensible à mes soupirs,

Des portes du tombeau retirant Tiridate,

Le rendra moins contraire à l’espoir qui vous flatte.

Il va bientôt rentrer et passer par ces lieux,

Ne vous obstinez pas à paraître à ses yeux,

Il est chagrin, mourant et frère d’Erinice.

Il doit régner : il faut respecter son caprice :

Prince, de mes conseils vous devez profiter.

ABRADATE.

Me préserve le Ciel d’y jamais résister,

Je vous laisse.

 

 

Scène III

 

TALESTRIS, BARSINE

 

TALESTRIS.

Tu vois quelle est sa destinée ;

Je ne suis pas ici la seule infortunée :

L’Amour y fait encor d’illustres malheureux,

Barsine : mais, hélas ! que mes maux sont affreux !

Qu’ils passent de bien loin ceux que sent Abradate.

BARSINE.

Qu’attendez-vous encor dans cette terre ingrate ?

Madame, revoyez les bords Ciliciens.

TALESTRIS.

Le Ciel m’attache ici par de trop forts liens.

Ne te souvient-il plus que sur mon hyménée,

L’Orient tout entier fonde la destinée ?

Que ce nœud seul achève, et confirme une paix,

Que les Rois ont juré de ne rompre jamais.

Mon frère dont la foi garantit leur promesse,

Par ses Ambassadeurs la demande sans cesse.

Cependant vainement ils en pressent le jour,

Le sort cruel confond leurs soins ; et mon amour.

Ce Prince, dont le nom répandu dans l’Asie,

Des Rois les plus puissants arma la jalousie :

Ce Prince, dont le bras par des faits infinis,

Renversa les projets de ses Rivaux unis :

Ce Prince, dont je dois suivre la destinée,

Voit peut-être aujourd’hui sa dernière journée.

BARSINE.

Quel est ce mal pressant qui le mène au tombeau ?

Quel malheur inconnu trouble un destin si beau ?

Vainqueur, comblé d’honneur, sur de votre tendresse,

Son cœur peut-il encor sentir quelque tristesse ?

N’en démêlez-vous point les secrètes raisons ?

TALESTRIS.

Non, et je n’ai conçu que d’injustes soupçons.

Enfin depuis six mois que les Dieux en colère,

Menacent du trépas une tête si chère :

C’est en vain chaque jour que je veux démêler

Le trait que leur pouvoir lance peur l’accabler ;

Il échappe à mes yeux, quelque soin que je prenne,

La cause est inconnue, et la douleur certaine.

De tous nos entretiens l’ordinaire succès,

Se borne à la porter dans le dernier excès ; 

Et l’amour dont le trouble augmente nos alarmes,

Finit tous nos discours par un torrent de larmes.

BARSINE.

J’ignorais les chagrins de son cœur affligé ;

Et plains tous les malheurs où ce Prince est plongé.

TALESTRIS.

Je le vois. Ses douleurs semblent croître à ma vue.

 

 

Scène IV

 

TIRIDATE, TALESTRIS, BARSINE, MITRANE

 

TIRIDATE.

Talestris en ces lieux ! Ô rencontre imprévue !

TALESTRIS.

D’ù venez-vous, Seigneur ? Quels importants sujets

Vous ont fait aujourd’hui sortir de ce Palais ?

Cherchez-vous, peu soigneux de votre illustre vie,

À redoubler les maux donc elle est poursuivie.

TIRIDATE.

Madame, un juste soin trop longtemps différé

M’a conduit vers le Dieu, dans ces lieux adoré.

Mais, hélas ! Jupiter refuse mes offrandes,

Il rend mon sort plus triste, et mes douleurs plus grandes :

De sa justice seule il écoute la loi,

Et sa bonté sans borne, en a trouvé pour moi.

TALESTRIS.

Ah ! j’espère...

TIRIDATE.

Laissez préparer pour ma tête

Des vengeances des Dieux la prochaine tempête.

Je sens depuis longtemps leur bras appesanti, 

Et toutefois mon cœur ne s’est point démenti ;

En avançant ma mort, peut-être ils me font grâce :

Mais vous, dérobez-vous au coup qui me menace.

Allez ; abandonnez un Prince infortuné,

À souffrir, à mourir, je suis seul condamné ;

Car ne nous flattons point, le Ciel veut que je meure ;

Ma vie incessamment touche à sa dernière heure,

Je le sais, je le sens : mais j’atteste les Dieux,

Que vous seule coûtez des larmes à mes yeux !

Insensible à mon sort, je déplore le vôtre ;

Ils ne sont point marqués pour s’unir l’un à l’autre ;

Le mien vole à sa fin, le vôtre peut encor,

Des plus vastes projets, remplir l’heureux essor.

Revoyez vos États, et vos soins pour la gloire,

Vous pourront de ma perte arracher la mémoire.

TALESTRIS.

Dieux ! de quels sentiments m’osez-vous soupçonner ?

Quel indigne conseil venez-vous me donner ?

TIRIDATE.

Hélas !

TALESTRIS.

Vous soupirez, et vos sens s’affaiblissent,

Vos yeux sont offusqués des pleurs qui les remplissent,

Ce discours trouble encor votre cœur languissant ;

Il aigrit vos douleurs, en vous attendrissant.

Il faut le terminer. Seigneur, je me retire,

Fidèle aux mouvements, que mon devoir m’inspire.

Je leur obéirai. Vous, cependant, vivez :

Prenez pour vous les soins que vous me prescrivez.

Que le Ciel s’adoucisse, et calme vos alarmes

Qu’il reçoive mon sang, si c’est peu de mes larmes.

Heureuse si je puis, victime de ses coups,

Sentir seule les maux qui s’assemblent sur vous,

Les souffrir sans me plaindre, expirer sans faiblesse,

Et voir votre bonheur égal à ma tendresse.

 

 

Scène V

 

TIRIDATE, MITRANE

 

TIRIDATE.

Enfin, nous sommes seuls ; et je puis grâce aux Dieux...

Mais quel dessein conduit mon père dans ces lieux ?

 

 

Scène VI

 

ARSACE, TIRIDATE, ARTABAN, MITRANE, TIMAGÈNE

 

ARSACE et sa suite.

Demeurez mes enfants. Et vous qu’on se retire.

Ils s’assoient.

Prince, je vois en vous l’héritier de l’Empire.

J’y trouve un fils prudent, intrépide, fameux,

Et tel qu’aux immortels l’ont demandé mes vœux.

Quand je vois vos vertus ; jugez quelle est ma joie ;

Mais aussi dans quels pleurs votre père se noie ?

Lorsqu’un mal, dont nos soins n’arrêtent point le cours,

Est prêt de vous ravir au plus beau de vos jours.

Quelle est cette douleur à nos yeux inconnue,

D’ambitieux désirs votre âme prévenue ?

Voit-elle avec chagrin votre père en un rang,

Où vous feront monter mon choix, et votre sang ?

Parlez ; si vous brûlez de porter ma couronne ;

Si c’est peu des États que Talestris vous donne,

Pour conserver des jours si chers, si précieux,

Je descendrai du Trône où je blesse vos yeux.

TIRIDATE.

Seigneur, que dites-vous ?

ARSACE.

Ce n’est point ma faiblesse

Qui dicte ce dessein, mon fils, c’est ma tendresse.

Si j’ai vécu toujours glorieux, et puissant,

L’État retrouve en vous un courage naissant.

Hé ! que perdrai-je enfin, en vous cédant l’Empire ?

Quelques jours de grandeur que la mort va détruire,

Qui tous ne valent pas l’un à l’autre ajoutés,

Mon fils, un seul des jours que vous nous promettez.

TIRIDATE.

Quels attentats, Seigneur ? Quels crimes dans ma vie

Ont marqué pour le Trône une coupable envie ?

Quel remède à mes maux votre amour vient offrir ?

Que vous les redoublez en voulant les guérir !

Moi je pourrais régner en dépouillant mon père,

Tombe plutôt sur moi toute votre colère,

Que le Ciel m’abandonne à de nouveaux tourments :

Ils m’accableront moins que de tels sentiments.

Vivez, régnez ; portez vos jours et votre empire

Aussi loin que mon cœur l’espère et le désire ;

Et croyez si le Ciel répond à mes souhaits

Que leur cours fortune ne finira jamais.

ARSACE.

Je ne suis point surpris de ces vœux que vous faites ;

Je n’attendais ! pas moins d’un fils tel que vous êtes ;

Et c’est ce qui m’excite à ne rien négliger

Pour terminer vus maux, ou pour les soulager.

Un autre loin, mon fils, en ces lieux nous assemble,

Vous n’êtes point unis, je le sais, et j’en tremble ;

Vos chagrins mutuels ne sont plus inconnus.

Hélas ! de quels soupçons êtes-vous prévenus.

Suivrez-vous les transports d’une jalouse rage,

Et voulez-vous enfin détruire mon ouvrage.

Je règne : mais songez, Prince, par quels chemins

Le Sceptre de l’Asie a passé dans mes mains.

Né libre sur les bords que le Tanaïs lave,

L’insolence des Grecs me traitait en esclave.

À peine ma raison m’apprit mon triste état,

Que je formai contr’eux un illustre attentat.

Mais Alexandre encore au comble de sa gloire,

Tranquille reposait au sein de la Victoire ;

Et ton divin génie arbitre des mortels,

Sur les Trônes détruits s’élevait des Autels :

Il mourut ce Héros, la trahison, l’envie,

Au milieu de sa Cour terminèrent sa vie.

Ce que dans les combats Mars craignait de tenter,

Une main parricide osa l’exécuter.

D’abord qu’il ne fut plus, on vie ses Capitaines

Découvrir leurs projets, leur orgueil, et leurs haines ;

Et chacun demandant le prix de ses travaux,

S’attribuer l’Empire, et braver ses Rivaux.

C’est alors, qu’avec soin ramassant dans nos terres

Les Soldats échappés de tant de longues guerres.

Je vengeai les Persans des outrages reçus

Aux combats de Granique, et d’Arbelle, et d’Issus.

L’Orient avec joie en perdit la mémoire,

Et reprit sa fierté des fruits de ma victoire.

Les Parthes par moi seul, libres et triomphants ;

Promirent d’affurer mon rang à mes enfants.

Mon pouvoir par leurs Lois devint héréditaire ;

Ainsi mon sang sorti d’une source vulgaire,

Conduit par ma vertu, guidé par mes exploits

Mérita le destin du sang des plus hauts Rois.

Vous jouirez, mes fils, de cet honneur suprême,

Vos fronts seront un jour ornes du diadème ;

Mais pour le maintenir dans toute sa splendeur

Qu’une étroite amitié fonde votre grandeur.

Les Grecs seraient encore absolus dans l’Asie,

S’ils avaient de leurs cœurs banni la jalousie.

Donnez à l’Univers un exemple éternel,

Des merveilleux effets de l’amour fraternel

Exemple entre les Grands d’autant plus admirable,

Qu’à peine la mémoire en conserve un semblable.

L’âge et mes longs travaux affaiblissent mes sens,

Déjà ma vigueur cède à l’injure des ans :

Ma course va finir ; et de toute ma gloire,

La mort ne laissera qu’une éclatante histoire :

Mais lorsque de mes jours s’éteindra le flambeau,

Faites que sans regret je descende au tombeau,

Sur de votre union, et beaucoup moins illustre,

D’avoir à l’Orient rendu son premier lustre,

Et détruit ses Tyrans par mes efforts heureux,

Que d’avoir mis au jour deux fils si généreux.

ARTABAN.

Seigneur, bien que suivant l’ordre de la naissance,

Tiridate avant moi dût rompre le silence :

Je crois sans l’offenser pouvoir en liberté,

L’assurer le premier de ma sincérité ;

S’il a pris de ma foi quelque secret ombrage,

Ce doute injurieux le séduit et m’outrage.

Je sais qu’il a pour lui l’avantage du sang ;

Et qu’une juste loi l’appelle à votre rang ;

Pour l’y faire monter, je combattrai moi-même,

Trop heureux si ma main soutient son diadème ;

Satisfait des États qu’il m’aura destinés,

Dans leur possession mes vœux seront bornés ;

Ou si l’ambition me fait prendre les armes,

J’irai loin de son Trône en porter les alarmes.

Seigneur, de mes désirs l’impétueuse ardeur

A pour objet la gloire, et non pas la grandeur ;

Et je ne cherche enfin, quoi que je puisse faire,

Que d’être dignement votre fils et son frère.

TIRIDATE.

Sur de tels sentîmes vous êtes-vous flatté,

Prince, que je vous cède en générosité ?

Connaissez Tiridate, et rendez-lui justice

La fortune des Rois n’a rien qui m’éblouisse,

J’en regarde l’éclat sans en être aveuglé ;

Si je vous ai paru soupçonneux et troublé,

Gardez-vous d’imputer au poison de l’envie,

Les funestes chagrins qui dévorent ma vie.

Je vous l’ai déjà dit, de plus justes douleurs

Exercent mon courage, et font couler mes pleurs.

De votre ambition j’aime la violence ;

Prince, n’en bornez point la superbe espérance,

Sur de nombreux États on peut vous couronner,

Qui sait les conquérir, doit savoir les donner.

Oui, Seigneur, si la parque à mes jours moins cruelle,

Éloigne de mon cœur son atteinte mortelle,

Je ne monterai point au Trône qui m’attend,

Qu’Artaban avec moi, n’en puisse faire autant.

Vos enfants animés du feu qui vous inspire,

Iront à votre exemple élever un Empire,

Dans les climats brûlants, ou sous les Cieux glacés :

Enfin vous règnerez, mon frère, en est-ce assez ?

Je réponds du succès que nous devons attendre,

Puisqu’il reste des Rois successeurs d’Alexandre.

ARSACE.

Dieux ! que je sens de joie en ces heureux moments !

J’admire avec transport leurs nobles sentiments

Je ne crains plus la mort que le destin m’apprête,

Puisque leur amitié soutiendra ma conquête ;

Et que par ma valeur cet Empire élevé,

Doit être par la leur encor mieux conservé :

Il ne me reste plus après cette assurance,

Qu’à remplir d’un Amant les vœux et l’espérance.

Abradate soupire accablé de douleur :

Il est de votre sang, vus savez sa valeur.

Fondé sur ma parole ; il adore Erinice :

Prince, n’écoutez plus un injuste caprice.

Souffrez que votre sœur l’accepte pour Époux.

Que leur hymen...

TIRIDATE.

Ah ! Dieux ! que me proposez-vous ?

Abradate enflammé d’un orgueil téméraire,

Abradate l’objet de toute ma colère.

Que j’expire plutôt que...

ARSACE.

Mon fils...

TIRIDATE.

Non, Seigneur,

Un sujet ne doit point prétendre à tant d’honneur.

Il faut l’humilier quand on voit qu’il s’oublie.

Vous-même par les nœuds dont la force nous lie.

Considérez, Seigneur, dans quel auguste rang.

Vos vertus, vos exploits ont porté votre sang.

Songez qu’en ce degré de gloire et de puissance.

Vous voyez tous les Rois briguer votre alliance.

Pouvez-vous vous résoudre à les offenser tous,

En donnant à ma sœur un sujet pour Époux.

Non, qu’il n’ait des vertus que j’admire moi-même.

Mais, à tant de vertus, il manque un Diadème

Il est d’autres honneurs pour le récompenser,

Accablez-l’en, je crois devoir vous en presser ;

Je serai le premier à lui rendre justice :

Mais pour un rang plus haut réservez Erinice.

Enfin, si mes respects, si mes mortels ennuis

Vous ont rendu sensible à l’état où je suis.

N’augmentez pas, Seigneur, l’excès de ma misère,

En forçant votre fils à se plaindre d’un père.

Il sort.

 

 

Scène VII

 

ARSACE, ARTABAN

 

ARTABAN.

Seigneur de quels chagrins son cœur est agité ?

ARSACE.

Je ne sais que résoudre en cette extrémité :

Il m’offense, il m’aigrit par cet orgueil farouche ;

Cependant je le plains, la disgrâce me touche.

Dans l’abîme de maux où le Ciel l’a jeté,

Puis-je user contre lui de mon autorité,

J’accorde quelques jours encor à son caprice :

Mais, Prince, après ce temps je lui rendrai justice.

Allez voir Abradate, et flatter son tourment ;

Jurez-lui de ma part que ce retardement

Ne lui ravira pas le prix de sa tendresse :

J’en atteste les Dieux, mon fils ; et je vous laisse.

 

 

Scène VIII

 

ARTABAN, seul

 

Ah ! pour le consoler, quels seront mes discours ?

Mais ne nous lassons point de servir ses amours.

Faisons céder mon frère, et malgré son caprice,

Assurons par l’hymen le destin d’Erinice.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

ARSACE, TIMAGÈNE

 

ARSACE.

Tiridate vient-il !

TIMAGÈNE.

Oui, Seigneur ; le voici.

 

 

Scène II

 

ARSACE, TIRIDATE, MITRANE, TIMAGÈNE

 

ARSACE.

Pour des soins importants, je vous appelle ici ;

Prince, puisque vos yeux regardent sans envie,

Dans le rang où je suis les restes de ma vie

Je dois jusqu’à la fin en digne Potentat,

Dispenser la Justice, et régler mon État.

Jamais depuis le jour que le fort favorable

A fondé par mes mains cet État redoutable ;

De si grands intérêts ne le sont présentés.

TIRIDATE.

Qu’avez-vous donc appris ? Quels périls ?...

ARSACE.

Écoutez.

Je ne veux point parler de l’hymen d’Erinice ;

Je crois que la raison domptant votre caprice,

Vous viendrez dès ce jour en presser le moment,

Et rougir à mes pieds de votre emportement,

Songez-y, des longtemps Talestris amenée ;

Voit de votre union reculer la journée ;

Des maux que vous souffrez, le dangereux poison,

Auprès d’elle vous prête une juste raison.

Mais on voit d’un autre œil dans les Cours étrangères

Ce long retardement, et nos craintes sincères,

Son frère. Tous ces Rois sur qui vous l’emportez,

Se plaignent qu’un renonce à la foi des Traités,

Pendant notre entretien, assemblés pour m’attendre,

Tous leurs Ambassadeurs viennent de me l’apprendre.

Dans leurs yeux, par l’orgueil qui les animait tous ;

J’ai connu quel orage on forme contre nous.

Ces Rois, n’en doutez point, vont reprendre les armes.

TIRIDATE.

Leur vain courroux peut-il vous causer des alarmes ?

Qu’obtiendront-ils, Seigneur, en violant la Paix ?

La honte d’être encor suppliants, ou défaits...

ARSACE.

Prince, on n’est pas toujours suivi de la victoire.

Un Roi ne doit jamais j’enivrant de sa gloire,

Négliger l’équité, parce qu’il est heureux ;

La fortune souvent a des retours fâcheux :

Et tel a vu longtemps la grandeur infinie,

Que le sort à la fin couvre d’ignominie.

Ce n’est pas que frappé d’une indigne terreur,

Je craigne de ces Rois l’envie et la fureur :

Mais s’il faut avec eux recommencer la guerre,

Justifions nos droits au reste de la terre.

Ôtons un vain prétexte à leur inimitié,

Et des Parthes lassés, prenons quelque pitié.

Je sais qu’en triomphant les États s’affaiblissent.

Le Monarque est vainqueur, et les Peuples gémissent.

Dans le rapide cours de ses vastes projets,

La gloire dont il brille, accable les Sujets.

Ainsi pour détourner une guerre odieuse,

Peut être également funeste, et glorieuse.

Aux pieds de nos Autels, je prétends dès demain,

Prince, que Talestris reçoive votre main.

TIRIDATE.

Quoi ! dès demain, Seigneur.

ARSACE.

Oui, mon fils, cette fête,

Par mes ordres déjà se publie, et s’apprête.

Le délai le plus court en serait dangereux.

Enfin je l’ai promis, il le faut, je le veux.

Adieu, préparez-vous.

 

 

Scène III

 

TIRIDATE, MITRANE

 

TIRIDATE.

Ciel ! quelle est ma surprise ?

MITRANE.

Achevez un hymen que l’Amour favorise.

Seigneur, de Talestris vous connaissez le cœur :

A peine votre flamme égale son ardeur ;

Quels plaisir vous promet une Reine si belle.

TIRIDATE.

Hélas ! que n’est son cœur moins cendre et moins fidèle.

Que ne vois-je finir ses amoureux transports !

Qu’elle m’épargnerait de trouble, et de remords.

MITRANE.

Est-ce vous qui parlez ? Que venez-vous de dire ?

TIRIDATE.

Oui, Mitrane, il est vrai, j’en rougis, j’en soupire.

Tu me vois malheureux, languissant, abattu.

Je meurs ; mon infortune a lassé ma vertu.

Mais de tous les malheurs dont le destin m’accable,

L’hymen de Talestris est le plus redoutable.

MITRANE.

Plus vous vous expliquez, et plus je suis surpris.

Quel crime ou quel caprice a proscrit Talestris ?

Votre âme d’autres feux serait-elle embrasée ?

Négligez-vous, Seigneur, une conquête aisée ?

Serait-elle coupable ? Êtes-vous inconstant ?

TIRIDATE.

Je vois toujours en elle un mérite éclatant

Son austère vertu loin d’être condamnée,

Ne peut être un instant justement soupçonnée :

Mais sans vouloir porter tes regards curieux,

Jusques dans un secret que je cache à tes yeux ;

Songe à me délivrer d’un amour qui me gêne ;

Tourne ailleurs les désirs et le cœur de la Reine :

Elle connaît ton zèle, et se confie à toi ;

Tu peux, seul la résoudre à s’éloigner de moi.

Sauve-moi de l’horreur de lui montrer moi-même ;

Qu’après tant de serments, c’est en vain qu’elle m’aime :

Dis-lui que quand la mort va terminer mes jours,

Je ne dois plus nourrir d’inutiles amours :

Fais que de ses douleurs j’ignore les atteintes,

Et que je meure au moins sans entendre les plaintes.

MITRANE.

Moi, Seigneur, pensez-vous de quoi vous me chargez ?

Dispose-t-on des cœurs par l’amour engagés ?

Que peuvent les raisons où règne sa puissance ?

J’agirai : mais. Seigneur, je réponds par avance

Que je n’obtiendrai rien. Dieux ! ne voyez-vous pas

Quels désordres nouveaux vont troubler vos États ?

Quels feux vont s’allumer ? Quel courroux ? Quelle haine ?

Si vous osez montrer moins d’ardeur pour la Reine.

Si vous l’abandonnez...

TIRIDATE.

Tes soins sont superflus.

Que servent des rairons qui ne me touchent plus.

Qu’un autre s’intéresse au repos de l’Empire ;

Songe qu’en ce moment à peine je respire ;

Qu’accablé de mes maux, je ne puis...

MITRANE.

Achevez.

Déclarez un secret que vous me réservez.

TIRIDATE.

Ah ! que plutôt des Dieux le pouvoir redoutable,

Pour dérober à tous ce secret effroyable,

Obscurcisse à jamais ce Soleil qui nous luit,

Et couvre l’Univers d’une éternelle nuit.

Je ne sais quel forfait irrite leur justice,

Je crains en te parlant de t’en rendre complice ;

Mais de tout leur pouvoir, leur courroux soutenu,

Punit sans doute en moi quelque crime inconnu,

En laissant concevoir à mon âme parjure

Mille injustes projets dont frémit la Nature ;

Mille indignes transports, mille horribles désirs,

Qui sont en même temps mes maux, et mes plaisirs,

Que ma vertu combat, et jamais ne surmonte,

Et dont ma mort ne peut assez cacher la honte.

MITRANE.

Quels terrible discours ! Mais vous versez des pleurs !

Je vous vois succomber à vos vives douleurs,

Parlez, Seigneur ; le Ciel approuve ma prière

Achevez de m’ouvrir votre âme toute entière

Ne me répondrez-vous que par de longs soupirs

Qui peut vous empêcher de remplir mes désirs

Ne m’honorez-vous plus de votre confiance ?

Vous semblez aujourd’hui soupçonner ma prudence ;

Elle peut vous servir, vous ne l’ignorez pas.

TIRIDATE.

Laisse au moins de mon cœur cesser les dur combats ;

Toute ma force cède à leur effort barbare.

Apprends tout, puisqu’il faut que je te le déclare ;

Je vais par cet aveu perdre ton amitié

Tu me refuseras jusques à ta pitié :

Indigné tu fuiras ma vue abominable,

Tu frémiras d’avoir un ami si coupable.

Et toutefois, grands Dieux ! devrais-je être accusé

D’un joug que ma raison a toujours refusé ?

Car enfin, de mon crime, elle n’est point complice

C’est malgré son pouvoir que j’adore Erinice.

MITRANE.

Votre sœur ?

TIRIDATE.

Je prévois par quels sages discours

Tu voudras de mes feux interrompre le cours.

Épargne-toi ce soin ; c’est un mal sans remède.

Si j’avais pu dompter l’amour qui me possède.

Des longtemps mon courage en aurait triomphé,

Et sans te rien devoir, je l’aurais étouffé.

Respecte mon malheur, plains-moi, je le mérite,

Dévoré d’une ardeur que chaque instant irrite ;

Je m’affaiblis, je souffre un tourment infini.

Juste Ciel ! tu le sais, je suis assez puni.

Ta vengeance épuisée a comblé ma misère,

Et je puis déformais défier ta colère.

MITRANE.

Non, je ne prétends point accroître vos douleurs,

Au lieu de mes conseils, je vous donne mes pleurs.

Quel est votre dessein ? Que pouvez-vous attendre ?

TIRIDATE.

Le seul trépas. Hors lui, je n’ai rien à prétendre.

Aux Dieux avec ardeur j’ose le demander ;

Ils me haïssent trop, loin de me l’accorder ;

Ils semblent ajouter des forces à ma vie,

Puisqu’encor mes tourments ne me l’ont point ravie.

Du fer, ou du poison, l’infaillible secours,

Au gré de mes désirs, pourrait trancher mes jours.

Il est vrai : mais il faut t’avouer ma faiblesse,

D’invincibles liens me retiennent sans cesse.

Non, que quand je m’apprête à me percer le sein

La Nature s’étonne, ou change mon dessein,

En me peignant la vie avec trop d’avantage :

Mais mon amour lui seul surmonte mon courage.

Je chéris mon tourment tout violent qu’il est,

Ma passion m’occupe, et ma douleur me plaît.

Je viens de te montrer jusqu’au fond de mon âme ;

Juge de mes malheurs par l’excès de ma flamme ;

Renferme dans ton sein l’aveu que je t’en fais,

Que tout autre que toi les ignore à jamais,

Et que j’expire avant que la Princesse apprenne

La source de mes maux, et l’objet de ma peine.

À lui cacher mes feux j’applique tous mes soins,

Quelle horreur si les yeux en étaient les témoins !

Je l’aime sans espoir : mais ma fureur jalouse

Ne saurait consentir qu’Abradate l’épouse.

Je ne la verrai point récompenser ses feux,

Et tant que je respire, il ne peut être heureux.

De tout ce que je dis, de tout ce que je pense,

Je sens avec effroi que ma vertu s’offense.

Mais telle est de mon sort l’insurmontable loi ;

Que tous mes sentiments se forment malgré moi ;

Mon cœur n’en conçoit plus que ma raison avoue,

Et de tous ses conseils, ma passion se joue.

MITRANE.

Artaban vient.

 

 

Scène IV

 

TIRIDATE, ARTABAN, MITRANE

 

ARTABAN.

Seigneur, je vois vos yeux troublés.

TIRIDATE.

Hélas ! Prince, mes maux font encore redoublés.

Adieu : je vais chercher un repos nécessaire,

Si les Dieux ennemis n’ordonnent le contraire.

 

 

Scène V

 

ARTABAN, ABRADATE

 

ARTABAN.

Que son malheur me touche ! hélas !

ADRADATE.

Hé bien, Seigneur,

Puis-je encor faire entrer quelque espoir dans mon cœur ?

Mais je lis dans vos yeux le sort que je dois craindre.

ARTABAN.

Oui, Prince, il est trop vrai, je ne puis que vous plaindre ;

Non, que votre bonheur ne vous soit assuré,

Le Roi vous en répond : mais il l’a différé.

Il n’a pu refuser cette grâce à mon frère :

Moi-même malgré moi touché de sa prière,

Oubliant les égards dus à notre amitié,

J’ai senti que les maux m’arrachaient ma pitié.

ABRADATE.

Ah ! vous m’abandonnez ! Qu’ai-je encor à prétendre ?

ARTABAN.

Non, je tenterai tout pour un amour si tendre

Mais gagnons Tiridate ; au lieu de l’irriter ;

J’admire les vertus qu’il a fait éclater.

Je n’ai pu contre lui garder le moindre ombrage,

Et ne suis plus jaloux que de son grand courage.

Ma sœur vient. Je pourrais troubler votre entretien.

Je vous laisse...

 

 

Scène VI

 

ERINICE, ABRADATE, ORASIE

 

ABRADATE, à Artaban qui s’en va.

Seigneur, je n’espère plus rien.

Madame, c’en est fait, tout me devient contraire,

Tiridate, Artaban, les Dieux, et votre père,

Trahi de tous côtés ; il ne me reste plus

Qu’à terminer des jours, désormais superflus.

On me hait, on m’accable, et je me hais moi-même.

ERINICE.

Comptez-vous donc pour rien, Prince, que je vous aime ?

Et votre vie est-elle un fardeau si pesant,

Que vous ne la voyiez que d’un œil méprisant ?

Quel honteux désespoir à la mort vous entraîne !

Votre malheur est grand ; j’en juge par ma peine.

Mais quoi ! les sentiments que j’ai conçus pour vous,

Sont-ils pas à vos maux un remède assez doux ?

Vous voyez chaque jours mes plus tendres alarmes ;

Je n’instruis point mes yeux à retenir leurs larmes ;

Je les verse sans art dans tous nos entretiens :

Tels que sont vos chagrins ; je vous montre les miens.

Je soupire avec vous, quand vos soupirs s’échappent.

Mon cœur se sent brisé, quand vos plaintes le frappent.

Je ne vis que pour vous, je n’aime, je ne haïs ;

Je ne forme de vœux que selon vos souhaits.

Je n’ai point de transports dont vous ne soyez cause.

Ciel ! quel est mon malheur, si tout ce que j’oppose

Aux traits dont le destin cherche à vous accabler,

N’est pas assez puissant pour vous en consoler ?

ABRADATE.

Excusez les erreurs d’un Amant déplorable.

Madame, votre cœur n’est que trop pitoyable,

Vous faites plus pour moi que je n’ose espérer :

Mais enfin ma raison cesse de m’éclairer,

Quand je vois renverser la prochaine espérance

D’un hymen tant promis à ma persévérance.

ERINICE.

Hé bien ! Prince, faut-il par un dernier effort,

Et vous prouver ma flamme, et changer votre sort ?

Tiridate lui seul cause votre infortune :

Je vais lui déclarer qu’elle nous est commune,

Il m’a toujours fait voir une tendre amitié,

Mes soupirs le rendront sensible à la pitié.

Jugez de mon amour par ce qu’il me fait faire ;

Je consens d’en montrer tout l’excès à mon frère.

On pourra m’en blâmer : mais mon cœur amoureux

N’aura jamais trop fait si vous êtes heureux.

ABRADATE.

Ah ! Madame, comment eussai-je osé prétendre ?...

ERINICE.

Un véritable amour ne peut trop entreprendre.

Allez, Prince ; attendez l’effet d’un entretien,

D’où dépend déformais votre sort, et le mien.

Adieu ; si, par mes pleurs, je fléchis Tiridate ;

Ce jour éclairera le bonheur qui vous flatte,

Ou si je n’obtiens rien je vous donne ma foi,

Que vous serez encor moins à plaindre que moi.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

TALESTRIS, MITRANE, BARSINE

 

TALESTRIS.

Je vois Mitrane. Allons, satisfaisons mon âme,

Acquittons-nous des soins que je dois à ma flamme.

Écoutez-moi, grands Dieux ! dissipez mon effroi,

Et recevez des vœux qui ne sont pas pour moi.

Accablez Talestris ; conservez Tiridate :

Faites qu’en la faveur votre puissance éclate.

Mais il est temps de voir ce Prince, infortuné.

MITRANE.

Aux maux les plus cruels il est abandonné :

Madame, épargnez-lui la contrainte nouvelle,

De cacher à vos yeux leur atteinte mortelle.

TALESTRIS.

Quoi donc ! prétendez-vous loin de le soulager,

Que ma vue, et mes soins, fervent à l’affliger ?

Avez-vous remarqué qu’il craigne ma  présence ?

MITRANE.

Quand il vous voit, Madame, il se fait violence,

Il retient les soupirs, il dévore les pleurs ;

Que libre, et sans témoins, il donne à ses douleurs.

M’en croirez-vous ? Laissez à son inquiétude

La flatteuse douceur d’un peu de solitude

Laissez-le en liberté, se plaindre, et soupirer.

TALESTRIS.

Dieux ! quel nouveau malheur m’osez-vous déclarer ?

Lorsque le Roi m’apprend que mon hymen s’apprête,

Quand il vient à mes yeux d’en ordonner la fête ?

Quand les vœux de l’Asie, et les miens sont remplis,

Je vois tous mes projets renversés par son fils.

MITRANE.

Madame...

TALESTRIS.

Ce n’est point une illusion vaine ;

D’un noir pressentiment la puissance m’entraîne. :

Il rappelle à mon cœur tout ce qui s’est passé,

Il lui fait voir le coup dont il est menacé.

Oui, le Ciel met enfin le comble à ma disgrâce,

De mes plus tendres soins Tiridate se lasse ;

Il évite ma vue ; il fuit mon entretien ;

Quel démon de nos cœurs a brisé le lien ?

Dans quel abîme, hélas ! ma tendresse me guide,

S’il est vrai que mes pleurs coulent pour un perfide.

MITRANE.

Le soupçonneriez-vous d’une infidélité ?

TALESTRIS.

Que puis-je donc penser dans cette extrémité ?

Vous-même diriez-vous ce que vous m’osez dire,

Si vous pouviez douter qu’il voulut y souscrire ?

C’est lui qui vous engage à me parler ainsi,

Et par son ordre exprès vous m’arrêtez ici.

Hé pourquoi, s’il m’aimait, craindrait-il ma présence ?

Dans ses vaines terreurs, je vois son inconstance :

Tout me rapprend : son trouble, et ses regards confus.

Sa fuite, vos discours, ses plaintes, vos refus ;

Mon âme malgré moi de soupçons occupée,

Et trop tendre en effet, pour n’être pas trompée.

MITRANE.

Madame, songez-vous...

TALESTRIS.

Qu’on ne m’en parle plus.

Je n’entends qu’à regret des discours superflus,

Laisse-moi de mes maux interprète sinistre,

D’un infidèle Amant, trop fidèle Ministre ;

Va lui conter mon trouble, et ton barbare soin,

Ma douleur le redouble à t’avoir pour témoin.

Mon dépit, mes transports contre un ingrat que j’aime.

Ne me permettent pas... Mais le voici lui-même.

 

 

Scène II

 

TALESTRIS, TIRIDATE, BARSINE, MITRANE

 

TALESTRIS.

Seigneur, ne feignez plus, mes yeux se sont ouverts ;

Je vois que votre cœur s’est lassé de mes fers,

Et que l’indifférence, ou quelque ardeur nouvelle,

On détruit un amour que je croyais fidèle.

TIRIDATE.

Que dires-vous. Madame, en l’état où je suis ?

Faut-il que votre plainte irrite mes ennuis ?

TALESTRIS.

Au prix de tout mon sang, j’aimerais à vous rendre

Le calme, et le bonheur que vous deviez attendre.

Mais, Seigneur, votre fort ne dépend plus de moi.

Avouez-le, saisi de remords, et d’effroi.

Votre sincérité ne se trahit qu’à peine,

Et montre malgré vous, que la feinte vous gêne,

J’ai toujours démêlé vos secrets sentiments,

Mes yeux sur votre front lisent vos mouvements ;

Je vous ai trop aimé pour ne vous pas connaître.

TIRIDATE.

Qu’osez-vous soupçonner ?

TALESTRIS.

Vous attendez peut-être,

Que désormais livrée à des transports jaloux,

En reproches sanglants j’éclate contre vous.

Que pour vous ramener par de justes alarmes,

Je présente à vos yeux toute l’Asie en armes.

Tous ses Rois déjà prêts à venger mes appas ;

Tous ses Peuples unis, vous ne les craignez pas.

Vous ne jouirez point, ingrat, de ma faiblesse

Tranquille en apparence, et de mes sens maîtresse.

Je dévore des pleurs cruels à retenir,

Et remets à l’Amour le soin de vous punir ;

Bien que vous m’exposiez sans égard, sans justice,

À toutes les horreurs d’un éternel supplice,

Et qu’un poison par vous répandu sur mon sort,

Me couvre d’infamie, et me livre à la mort.

TIRIDATE.

Non, vous ne mourrez pas. Ce sera moi, Madame,

Et mes derniers soupirs justifieront ma flamme,

Vous connaîtrez alors...

TALESTRIS.

Prince, tous ces discours,

Pour guérir mes soupçons, sont d’un faible secours.

Que dis-je ? en ce moment vos yeux, votre contrainte,

M’en donnent de nouveaux, et confirment ma crainte :

Mais il me reste encore assez de liberté

Pour prendre sur mon sort conseil de ma fierté.

 

 

Scène III

 

TIRIDATE, MITRANE

 

MITRANE.

Que je crains ses soupçons, sa flamme, et sa colère !

Ses yeux perceraient-ils le funeste mystère ?

Que jusqu’à ce moment vous leur avez caché.

Mais, Seigneur, de son sort n’êtes vous point touché ?

Ne vous rendrez-vous point à ses soins, à ses larmes ?

TIRIDATE.

Ah ! ses pleurs pourraient-ils ce que n’ont pu ses charmes ?

Mais du moins si l’Amour me force à l’outrager,

Le trépas qui m’attend, suffit pour la venger.

Penses-tu qu’au moment que ma raison bannie,

De mes sens révoltés, permet la tyrannie ;

Que prêt à succomber à la noire fureur,

Dont le nom seul inspire une invincible horreur,

Mon cœur presque entraîne par ce penchant rapide,

Craigne encore les noms d’ingrat, et de perfide ?

Non, non, détrompes-toi. Grâce aux courroux des Dieux,

Il faut pour m’étonner, des noms plus odieux.

Rien ne me touche plus que ma honte, et ma flamme ;

Toute deux tour-à-tour tyrannisent mon âme.

Que j’ai tantôt souffert ! Que de trouble, et d’effroi,

M’a cause l’entretien de mon frère, et du Roi !

Non, jamais ma raison de tant d’horreurs saisie,

Ne se défendit moi as contre ma jalousie.

MITRANE.

Vous ne songez donc plus qu’un opprobre éternel

Suivra dans l’avenir cet amour criminel.

TIRIDATE.

Irrévocable arrêt dont la rigueur me tue !

Pourquoi viens-tu t’offrir à mon âme abattue ?

Du Trône qui m’attend, tranquille possesseur,

Il m’est donc défendu de couronner ma sœur ?

Et je puis élever une Esclave à l’Empire,

Sans qu’une loi barbare ose me contredire.

MITRANE.

Qu’entends-je ? vos transports à l’excès parvenus ;

D’aucun frein désormais ne sont-ils retenus ?

Ne travaillez-vous plus du moins à les contraindre ?

TIRIDATE.

Je ne vois que la mort qui puisse les éteindre.

MITRANE.

Mourez donc, et cachez dans l’éternelle nuit

Vos vœux incestueux ; la honte qui les suit.

N’attendez point de moi de lâche complaisance.

Je vous vois à regret vivre sans innocence.

Content qu’un prompt trépas vienne vous dérober

À l’abîme effroyable où vous allez tomber.

Je ne saurais souffrir que vous viviez sans gloire,

Des droits les plus sacrés vous perdez la mémoire.

Votre cœur se nourrit dans l’horreur de son choix ;

 Par le mépris des Dieux, des hommes, et des lois.

Rougissez des excès où sa flamme l’emporte.

TIRIDATE.

Que veux-tu chaque jour, elle devient plus forte.

À la surmonter même il ne faut plus songer :

Mais la suite, et le temps, pourront me soulager.

Je ne puis vivre ici sans y voir la Princesse ;

Et ses moindres regards irritent ma tendresse ;

Comme ceux d’Abradate irritent mon courroux. 

Sous un Ciel étranger mon sort sera plus doux,

Allons ensevelir dans le fond de l’Asie

Mes crimes, mes remords, mes feux, ma jalousie.

Partons ; et choisissons des climats écartés,

Où mes soupirs au moins ne soient point écoutés.

MITRANE.

Êtes-vous résolu ?

TIRIDATE.

Je meurs, si je diffère.

Cachons à Talestris ce départ nécessaire.

Quand je serai parti ; je consens que le Roi

Récompense Abradate, en couronnant sa foi.

Qu’ai-je dit ? Et mon cœur pourra-t-il y souscrire.

N’importe, je le veux ; en vain il en soupire.

Va, cours tout préparer ; ménage les instants,

Un jour plus tard, peut-être, il ne serait plus temps.

 

 

Scène IV

 

TIRIDATE, seul

 

Ce départ m’affranchit d’un fardeau qui me pèse.

Je te rends grâce, ô Ciel ! ta colère s’apaise,

Puisque je viens enfin d’obtenir de mon cœur,

Qu’il évite un objet de ma raison vainqueur :

J’ose même espérer qu’à jamais étouffée,

Ma flamme, à ma vertu, servira de trophée,

Et qu’un juste sujet d’un triomphe éternel,

Naîtra des feux éteins d’un amour criminel.

Je ne te verrai plus, ô sœur fatale, et chère !

Les mers entre nous deux vont servir de barrière

Je ne te verrai plus : et toutes tes beautés

N’agiront que de loin sur mes sens enchantés.

Désormais je pourrai. Mais je la vois encore

Sa présence rallume un feu qui me dévore.

Je ne me connais plus, impitoyables Dieux !

Quel temps choisissez-vous pour l’offrir à mes yeux ?

 

 

Scène V

 

TIRIDATE, ERINICE, ORASIE

 

ERINICE.

Que je crains le projet où mon amour m’engage

Orasie.

ORASIE.

Est-il temps de manquer de courage.

Songez que votre sort ne dépend que de vous.

Parlez. Et Tiridate attendri...

ERINICE.

Laisse-nous.

 

 

Scène VI

 

TIRIDATE, ERINICE

 

ERINICE.

Dans l’excès où le Ciel a mis votre infortune ;

Mon frère, je craindrais de vous être importune,

Si par mes sentiments je n’avais mérité

Que vous me regardiez avec plus de bonté.

Que je souffre à vous voir dans cet État funeste !

J’implore chaque jour la Justice céleste,

Pour vous sur les Autels, je prodigue l’encens :

Cependant tous mes vœux demeurent impuissants.

TIRIDATE.

Ah ! ma sœur, est-il vrai, que mon malheur vous touche ?

Que cet aveu me plaît, sortant de votre bouche !

Que j’en suis soulagé ! Dieux ! quel puissant secours

Recevrais-je à vous voir, à vous parler toujours ?

Mais quoi que vous disiez pour flatter votre frère,

L’intérêt de mon sort ne vous occupe guère,

D’autres soins, d’autres lieux arrêtent vos désirs :

La Cour à votre cœur offre mille plaisirs,

Et leurs appas flatteurs vous y retient sans cesse.

ERINICE.

Hélas ! que ce reproche offense ma tendresse !

Prince, vous le savez, des mes plus jeunes ans

Je fus unie à vous par des nœuds si puissants,

Que dans quelque disgrâce où le destin vous mène.

Je...

TIRIDATE.

Non, votre amitié n’égale point la mienne,

Vous me la dépeignez avec trop de froideur,

Un zèle impétueux parle avec plus d’ardeur.

Ah ! que vous êtes loin de celle qui m’enflamme.

Que vous imitez mal les transports de mon âme !

Vous ignorez encor les plaisirs infinis

Répandus sur deux cœurs parfaitement unis,

Lorsqu’ils sont parvenus à lier leur fortune,

À se rendre la joie, ou la douleur commune ;

À se chercher sans cesse, à ne se cacher rien.

ERINICE.

Ah ! quel cœur connaît mieux ces plaisirs que le mien !

Et pour vous en donner une preuve sincère,

Je viens vous révéler le plus secret mystère...

TIRIDATE, à part.

Quoi... que veut-elle dire ?

ERINICE.

Ah ? je n’ose, je crains ;

Le trouble de vos yeux confond tous mes desseins.

Encor plus que jamais, quoique je me propose,

Votre injuste chagrin à mes désirs s’oppose.

Je le vois, toutefois il faut vous découvrir,

Le sort...

TIRIDATE, à part.

Quelle pensée à mes yeux vient s’offrir ?

ERINICE.

Mais c’est trop balancer, toute ma crainte est vaine.

Éclatez mouvement dont la force m’entraîne.

J’aime : mon cœur tenté par de charmants attraits,

N’a pu vaincre l’Amour, et parer tous ses traits.

Abradate... À ce nom, je rougis, je soupire.

Ne pénétrez-vous pas-ce que j’ai peine à dire ?

Seul vous vous opposez aux volontés du Roi.

TIRIDATE, à part.

Dieux ! quel funeste coup vient de tomber sur moi.

ERINICE.

Je vous ouvre mon cœur ; je vous montre ma flamme ;

Songez qu’elle peut tout sur mes sens, sur mon âme.

J’ai senti tous les maux qu’Abradate a soufferts,

Mes yeux comme les liens, aux larmes sont ouverts ;

Et même en cet instant un intérêt si tendre ;

Mes craintes, mes transports, me force d’en répandre.

Hélas ! par un refus vous me désespérez.

Que ne peut ma douleur...

TIRIDATE.

Quoi ! ma sœur, vous pleurez !

ERINICE.

En êtes-vous surpris. Ce n’est que par des larmes

Qu’un amour violent exprime ses alarmes ;

Le mien l’est cent fois plus qu’on ne le peut penser.

TIRIDATE.

Ciel ! de combien de traits mon cœur se sent percer ?

ERINICE.

Un seul mot préviendra les maux que je redoute.

Assurez mon bonheur. Qu’est-ce qu’il vous en coute.

Mon frère, au nom des Dieux...

TIRIDATE.

Ah ! c’est trop combattu

Contre tant de malheur, je manque de vertu.

Laissez-moi.

ERINICE.

Quels regards ? Quelle sombre tristesse ?

Mon frère, qu’avez-vous ?

TIRIDATE.

Je cède à ma faiblesse.

Je me meurs.

ERINICE.

Ah ! rentrons. Je conduirai vos pas.

Venez.

TIRIDATE.

Si vous m’aimez, ne me secourez pas.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

TIRIDATE, MITRANE

 

TIRIDATE.

Oui, je crois qu’à la fin ne pouvant plus me taire :

Ma bouche eût de mes feux déclaré le mystère.

Mais lors que de mes sens l’usage suspendu,

Donnait presque la mort à mon cœur éperdu.

Erinice est sortie ; et sa prompte retraite

Rend malgré mes transports ma victoire parfaite.

Quels combats ? Quels efforts ? Mitrane conçois-tu,

À quelle horrible épreuve elle a mis ma vertu ?

Pour son heureux Amant, j’ai vu couler ses larmes,

Hélas ! que sa douleur ajoutait à ses charmes !

Qu’elle aime tendrement ! qu’elle est belle ! grands Dieux !

Que sa beauté flattait et mon cœur, et me yeux !

Mais puisque de mes feux ménageant le mystère ;

Je n’en ai fait encor que toi dépositaire.

Ils ne paraîtront point. Partons. As-tu songé

Aux apprêts du départ dont je t’avais chargé ?

MITRANE.

Oui, Seigneur, et bientôt au gré de votre envie,

Vous quitterez un lieu funeste à votre vie.

Choisissez le moment où vous voulez partir.

TIRIDATE.

Donne le dernier ordre, et reviens m’avertir.

 

 

Scène II

 

TIRIDATE, seul

 

Où me vois-je réduit ? Par le Ciel en colère.

Près de régner, je sors du Palais de mon père ;

J’abandonne une Cour dont je fais tout l’espoir ;

Mais telle est désormais la loi de mon devoir.

Il faut ou m’éloigner, ou devenir coupable,

Garderai-je toujours un secret qui m’accable ?

Puis-je m’en assurer ? Si jusques à ce jour

La raison plus puissante a fait taire l’Amour.

Si j’ai pu voir ma sœur me découvrir sa flamme ;

Sans lui montrer les feux qui dévorent mon âme.

Si de cet entretien je suis sorti vainqueur,

Dans un autre l’Amour entraînera mon cœur.

Se garantira-t-il d’un moment de faiblesse ?

Si je te revoyais redoutable Princesse,

J’aurais peut-être en vain jusqu’alors combattu :

Il est comme à la vie, un terme à la vertu.

Que de mes mouvements la contrainte me gêne.

Que je pense à regret... Mais que veut Timagène ?

 

 

Scène III

 

TIMAGÈNE, TIRIDATE

 

TIMAGÈNE.

Abradate, Seigneur, demande à vous parler.

TIRIDATE.

Abradate ! Ah ! ce nom suffit pour me troubler :

M’osez-vous de sa part porter cette prière ?

TIMAGÈNE.

Lui refuserez-vous une grâce dernière ?

Seigneur, il l’a demande avec tant de transport,

Que j’ai cru...

TIRIDATE.

Me ferai-je encore cet effort ?

Mais qu’attend-t-il de moi ? C’est en vain qu’il espère

Que je puisse à ses vœux devenir moins contraire.

Sa présence, sa plainte aigrira mon courroux.

TIMAGÈNE.

Non, Seigneur, il ne veut qu’embrasser vos genoux.

Cette faible douceur borne son espérance.

Irai-je l’avertir ?

TIRIDATE.

Importune présence !

Soutiendrai-je sa vue ? Et d’un cœur affermi,

Opprimerai-je un Prince autrefois mon ami ?

Digne par cent vertus de l’hymen d’Erinice ;

Et qui n’est malheureux que par mon injustice. 

Que malgré mes fureurs je souffre en l’accablant

Son approche a rendu mon courage tremblant.

Qu’il vienne. Je l’attends.

 

 

Scène IV

 

TIRIDATE, seul

 

Prêt à dompter mon âme ;

Voyons-le-sans courroux, et-couronnons sa flamme.

Commençons à me vaincre en faveur d’un Rival ;

Il n’a que trop gémi d’un caprice fatal.

Qu’un cœur né vertueux se trahie avec peine.

Non, le mien ne sent plus une barbare haine.

Dieux ! elle le redouble au moment que je vois

L’objet qui la nourrit, paraître devant moi.

 

 

Scène V

 

TIRIDATE, ABRADATE

 

ABRADATE.

Je viens de vos bontés implorer une grâce,

Mes malheurs, mes transports excusent mon audace.

Me sera-t-il permis, Seigneur ?...

TIRIDATE.

Non, arrêtez.

ABRADATE.

Mes soins respectueux seraient-ils rebutés,

Ne pourrai-je à vos pieds ?...

TIRIDATE.

Levez-vous ; je l’ordonne.

Plus que tous mes malheurs voue respect m’étonne.

Je le crains ; il m’offense, et je n’exige plus

Des devoirs entre-nous désormais superflus.

ABRADATE.

Quel funeste projet ! Je ne puis donc prétendre

Que vous vous contraigniez, jusqu’à vouloir m’entendre.

De quoi suis-je coupable ? Expliquez-vous, Seigneur,

Car lorsque je vous vois détruire mon bonheur ;

Je n’en accuse point un bizarre caprice,

Quand vous me haïssez, vous me rendez justice,

Je le crois. Mais je jure à la face des Dieux,

Que le sujet encor n’a point frappé mes yeux.

Je ne le connais point ce déplorable crime,

Par qui j’ai perdu tout, en perdant votre estime.

TIRIDATE.

Elle n’est point perdue.

ABRADATE.

Ah ! puis-je m’en flatter ?

TIRIDATE.

Lorsque je le confesse, en devez-vous douter ?

ABRADATE.

Dieux ! que de sentiments opposés l’un à l’autre.

Terminez à la fois et mon trouble, et le votre,

Ils durent trop longtemps ; parlez, Seigneur, parlez :

Pourquoi m’estimez-vous, lorsque vous m’immolez ?

Ou pourquoi croyez-vous ma perte légitime,

Lorsque je vous parais digne de votre estime ?

TIRIDATE.

Que ce discours m’accable, hélas !

ABRADATE.

Pour quels malheurs

Vos yeux, en ce moment répandent-ils des pleurs ?

Ah j’ose me flatter que malgré votre haine,

Malgré les mouvements dont l’ardeur vous entraîne :

Malgré mes soins trahis, mes respects méprisés,

Vous déplorez l’état où vous me réduisez.

Votre âme aux cruautés n’est point accoutumée,

C’est pour d autres projets que les Dieux l’ont formée.

Elle reçut du Ciel un penchant généreux,

Qui ne lui permet pas de voir des malheureux.

Que dis-je ? Je suis seul entre un peuple innombrable,

Qui ne l’éprouve point, facile et pitoyable.

Je suis seul à m’en plaindre. Enfin dans les climats

Où la gloire a conduit vus desseins, et vos pas.

Tout sentit vos bienfaits après votre clémence,

Un plein bonheur partout suivit votre présence.

De vos moindres vertus les Peuples enchantés,

Au devant de vos lois, courraient de tous côtés.

Rappelez...

TIRIDATE.

Vos discours n’entraînent point mon âme.

ABRADATE.

C’en est donc fait. Suivons la fureur qui m’enflamme ;

Mon amour désormais réduit au désespoir,

Ne balancera plus à faire son devoir.

Au destin qui m’attend toute ma vertu cède,

Et pour le prévenir je ne vois qu’un remède ;

C’est la mort ; et j’y cours.

TIRIDATE.

Non, vivez.

ABRADATE.

Hé ! comment

Vivrai-je pour sentir un éternel tourment ?

Je ne puis...

TIRIDATE.

Je le veux. Armez-vous de courage.

Prince, dispensez-moi d’en dire davantage :

Vos malheurs sont du sort d’inévitables coups ;

Peut-être voudra-t il suspendre son courroux.

Cependant, loin de moi portez votre infortune,

Votre plainte m’aigrit, votre aspect m’importune.

Vivez, je vous l’ordonne ; et surtout, désormais,

Gardez-vous devant moi de paraître jamais.

ABRADATE.

J’obéirai, Seigneur. Mais quel affreux supplice !

Il le faut toutefois. Ciel ! je vois Erinice.

Que sa vue à mon cœur cause un trouble puissant.

TIRIDATE.

Dieux ! vous ne voulez pas que je meure innocent.

 

 

Scène VI

 

TIRIDATE, ABRADATE, ERINICE

 

ABRADATE.

Madame, ma douleur ne peut plus se contraindre :

Si vous la partagez, c’est à vous de vous plaindre.

Faites qu’à votre fort mes jours puissent s’unir ;

Ou souffrez que j’évite un funeste avenir.

Adieu. Puissent vos pleurs attendrir votre frère.

Seigneur, si rien ne peut fléchir votre colère.

Mon exil, ou ma mort rempliront votre espoir,

Et vous épargneront la douleur de me voir.

 

 

Scène VII

 

TIRIDATE, ERINICE

 

ERINICE.

C’est donc-là le succès qu’ont obtenu mes larmes ?

À nous priver du jour trouvez-vous tant de charmes ?

Car malgré votre haine, il faut le déclarer.

Mon cœur d’avec le sien ne se peut séparer.

L’Amour les a ferrés d’une si forte chaîne,

Que leur désunion porte une mort certaine :

Mes jours sont attachés à des liens si doux.

TIRIDATE.

Hé ! ne mourrai-je point s’il devient votre Époux ?

ERINICE.

Vous, mon frère.

TIRIDATE.

Ah ! laissez ce nom qui m’importune :

Ce nom qui fait lui seul toute mon infortune :

Ce nom par qui mes vœux font toujours traversés :

Ce nom qui me confond quand vous le prononcez.

ERINICE.

Ah ! Ciel !

TIRIDATE.

Hélas ! pourquoi le fort impitoyable

Forma-t-il entre nous ce lien qui m’accable ?

Pourquoi d’un même sang, et dans les mêmes lieux,

Nous fit-il recevoir la lumière des Cieux ?

Et pourquoi dans le sein d’une terre étrangère,

Inconnue à l’Asie, inconnue à mon père,

Où vos divins appas auraient pu se cacher,

Ne me permit-il pas de vous aller chercher ?

Que par ce prix alors ma valeur animée,

Aurait de mes exploits chargé la Renommée.

ERINICE.

Que pense en ce moment votre esprit agité ?

Est-ce une vaine erreur ? Est-ce une vérité ?

Quel crime ? Quel horreur me faites-vous entendre ?

TIRIDATE, à part.

Qu’ai-je fait malheureux ! N’ai-je pu me défendre ?...

C’est ma sœur qui me parle. Ah ! grands Dieux ! qu’ai-je dit ?

Je rappelle en tremblant mes sens, et mon esprit.

Je regarde... Je songe... Et tout me désespère,

Ma sœur... que ce silence exprime de colère.

Il m’est donc échappé ce secret odieux :

Mais sachez par quel sort il éclate à vos yeux.

Je partais triomphant de vus premières larmes.

La fuite me sauvait du pouvoir de vos charmes.

En proie à mes tourments, sans espoir d’en guérir ;

Je courais dans l’exil les pleurer, et mourir.

Les Dieux n’ont pas voulu qu’achevant ma victoire,

Je finisse ma course avec toute ma gloire :

Ils m’ont encor rendu témoin de vos douleurs ;

Et je n’ai pu deux fois résister à vos pleurs.

ERINICE.

Je frémis !

TIRIDATE.

Vous voyez d’où partaient mes caprices.

Ainsi, justifiez toutes mes injustices,

Et croyez que contraint de pousser des soupirs,

Je meurs sans espérance, et même sans désirs.

Je vous atteste, ô Dieux ! Votre puissance entière

N’a pu de ma raison éteindre la lumière ;

Si je n’ai pas vaincu dans ce combat fatal,

J’ai conservé toujours un avantage égal.

Si mon cœur fut saisi d’une indigne surprise,

Du moins ma volonté n’y fut jamais soumise.

Mais ce n’est point assez pour me justifier,

La surprise est un crime ; il le faut expier.

Ma gloire, vos terreurs, mes craintes le demandent.

Je dois me dérober aux remords qui m’attendent.

Par un affreux exemple il faut épouvanter

Les cœurs infortunés, qui pourraient m’imiter.

De vos yeux indignés la colère m’anime ;

Je crains en les voyant de faire un nouveau crime :

Mais je ne craindrai plus de les voir désormais,

Puisque les miens enfin se ferment pour jamais.

Il se veut tuer.

Voyez couler mon sang au gré de votre envie.

ERINICE.

Ah ! je vous aime assez pour vous sauver la vie.

Arrêtez malheureux ! ne me condamnez pas !

Pour comble d’infortune, à voir votre trépas.

TIRIDATE.

À ce juste dessein devez-vous mettre obstacle ?

 

 

Scène VIII

 

TIRIDATE, ARTABAN, ERINICE

 

ARTABAN.

Que vois-je ? Dieux puissants ! Quel étrange spectacle !

ERINICE.

Ah ! mon frère, est-ce vous que je vois en ces lieux ?

Prenez soin de ce Prince.

 

 

Scène IX

 

TIRIDATE, ARTABAN

 

ARTABAN.

En croirai-je mes yeux ?

Quels transports ? Quels projets la douleur vous suggère ?

Que dois-je soupçonner ?

TIRIDATE.

Ah ! par pitié, mon frère ;

Ne me regardez pas, je vous suis.

ARTABAN.

Quelle horreur ?

Sauvons-le toutefois ; prévenons sa fureur.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

ERINICE, seule

 

Je tiens dans ce Palais une route incertaine.

En cent lieux différents mon désespoir m’entraîne.

Où puis-je m’enfermer ? Quel exil ? quels déserts

Déroberont ma honte aux yeux de l’Univers ?

Qu’ai-je oui ? Quels transports ? Quels désirs ? Quelle flamme ?

Malheureux Tiridate, ont embrasé ton âme !

Mon frère est mon Amant ; il me l’a dit, hélas !

À quoi destinais-tu, Ciel ! mes tristes appas ?

Et toi Divinité que l’Orient révère ;

À de pareils forfaits prêtes-tu ta lumière ?

Exécrable projet d’un Prince criminel !

Mais suis-je moins coupable ? Ah ! souvenir cruel !

Seule entre deux amis, je fais naître la haine.

Je porte le poignard dans le cœur d’une Reine.

Je détruis les vertus ; j’efface les exploits

D’un Héros jusqu’ici le modèle des Rois.

Je remplis cette Cour de tumulte et d’alarmes.

Dieux ! faut-il à ce prix acheter quelques charmes ?

 

 

Scène II

 

ARTABAN, ERINICE

 

ARTABAN.

Ma sœur je viens peut-être augmenter vos douleurs :

Mais ne nous flattons plus de cacher nos malheurs.

Leur bruit déjà par tout commence à se répandre :

La fière Talestris qui vient de les apprendre,

Semble se préparer à s’éloigner de nous ;

Que n’entreprendra point fon amour en courroux :

Elle ira publier la honte de mon frère :

Quel seront ses transports ? Et que dira mon père ?

ERINICE.

Je le vois. Je crains trop de m’offrir à ses yeux.

Précipitons mes pas pour sortir de ces lieux.

Qu’il ignore ma peine, et ma crainte mortelle.

 

 

Scène III

 

ARSACE, ERINICE, ARTABAN

 

ARSACE.

Ma fille, où courez-vous ? Mais en vain je l’appelle.

Quel désordre en ces lieux fait mépriser mes lois ?

Artaban demeurez, reconnaissez ma voix.

Quel malheur inconnu ? Quelle horreur imprévue ?

Quel trouble ? quel effroi frappe partout ma vue ?

De ma rencontre ici vous-même épouvanté ;

Mon fils, de quelle crainte êtes-vous agité ?

Les yeux noyés de pleurs, j’ai vu fuir Erinice :

Elle a vu Tiridate, aurait-il l’injustice.

Haïssant son Amant, de la haïr aussi.

Vous le savez, parlez ; j’en veux être éclairci.

ARTABAN.

Hé ! plût au Ciel, Seigneur, qu’il hait Erinice :

Mais s il faut qu’à vos yeux son dessein s’éclaircisse.

Cherchez d’autres que moi pour vous en informer.

C’est à moi de le plaindre, et non de l’opprimer.

ARSACE.

Que s’est-il donc passé, que vous n’osiez me dire ?

D’où vient que de ma Cour Talestris se retire ?

Le Prince l’a trahie, il n’en faut point douter ;

Tout aide à m’en convaincre, et rien à me flatter.

Mais Dieux ! à son amour, quel autre objet l’enlève ?

Une soudaine horreur dans mon âme s’élève.

De ce Prince inquiet les mortelles douleurs ;

Son étude à cacher son trouble et ses malheurs.

Pour l’Amant de sa sœur, sa haine inexorable.

Sa langueur, tout fait naître un soupçon qui m’accable :

Mon aveuglement cède à de tristes clartés :

Que je crains d’entrevoir d’horribles vérités !

Plût au Ciel, dites-vous, qu’il hait Erinice ?

ARTABAN.

Ne cherchez point vous-même à vous faire un supplice,

En voulant pénétrer, Seigneur, dans des secrets,

Qui ne vous offriront que d’odieux objets.

La crainte d’attirer votre juste colère,

Aux termes du devoir ramènera mon frère.

Laissez agir sur lui la raison et le temps.

ARSACE.

Ah ! vous m’en dites trop, mon fils, je vous entends.

Ainsi d’un crime affreux, Tiridate est coupable ;

D’un opprobre éternel, Tiridate m’accable.

Mais de tout mon pouvoir j’armerai mon courroux,

Pour effacer l’affront donc il nous charge tous.

Bientôt... Talestris vient, qu’on cherche aussi ma fille.

Que ma justice éclate aux yeux de ma Famille.

 

 

Scène IV

 

ARSACE, ARTABAN, TALESTRIS, BARSINE

 

ARSACE.

Madame, venez-vous d’un père malheureux,

Ou plaindre, ou rendre encor le fort plus rigoureux ?

Venez-vous contre un fils, me demander vengeance ?

J’en atteste le Ciel, et les Dieux qu’il offense.

Vous l’obtiendrez. Heureux ! si je puis en effet

Rendre la peine égale à l’horreur du forfait.

Je ne suis plus son père.

TALESTRIS.

Et moi, désespérée

De ses malheurs, des miens, des vôtres pénétrée.

Je suis toujours pour lui ce que je fus jadis.

Quand mes vœux se bornoient à l’hymen de ce fils.

Je le trouve toujours, Seigneur, malgré son crime,

Digne de ma pitié, digne de mon estime.

Je ne l’accuse point d’avoir trahi sa foi,

D’avoir feint un amour qu’il n’eut jamais pout moi.

Un trop noir ascendant tyrannisait son âme.

Il brûlait malgré lui d’une funeste flamme.

Que les Dieux irrités allumaient dans son cœur,

Et dont malgré leur haine, il fut longtemps Vainqueur.

Souffrez que je le voie, et s’il faut qu’il périsse ;

Qu’il connaisse du moins que je lui rends justice.

Que sans lui reprocher les pleurs que je répands,

Contre un père offensé seule je le défends.

Et m’apprête à mourir fidèle à sa mémoire ;

Si tout mon sang versé peut lui rendre sa gloire.

ARSACE.

Ah ! que tant de vertus me font encor haïr.

Le malheureux, l’ingrat qui vous a pu trahir.

Madame, vos bontés si mal récompensées ;

Jamais de mon esprit ne seront effacées.

 

 

Scène V

 

ARSACE, ARTABAN, TALESTRIS, ERINICE, BARSINE, ORASIE

 

ERINICE.

Vos ordres absolus m’appellent en ces lieux ;

J’obéis : mais plutôt chassez-moi de vos yeux,

Seigneur, et que les miens de tant de maux coupables,

Ne rencontrent jamais vos regards redoutables.

Un éternel exil est tout ce que j’attends.

ARSACE.

Ah, loin de vous bannir, ma fille, je prétends

Couronner vos vertus aux yeux de Tiridate.

Je veux qu’il soit témoin du bonheur d’Abradate.

Mitrane...

 

 

Scène VI

 

ARSACE, ARTABAN, TALESTRIS, MITRANE, BARSINE, ORASIE

 

ARSACE.

Mais ces pleurs donc vos yeux sont remplis,

Ne doivent point couler pour un indigne fils.

MITRANE.

Vous-même ne pourriez refuser de le plaindre,

Si vous saviez, Seigneur, tout ce qu’il nous fait craindre ;

Si de son repentir vous voyiez les transports,

Et le terrible état où l’on mis les remords.

ARSACE.

Que voulez-vous me dire ? Et que fait Tiridate ?

MITRANE.

Je l’ai laissé, Seigneur, garde par Abradate,

Qui lui rend tous les soins d’une tendre amitié,

Soit grandeur d’âme en lui, soit devoir, soit pitié

Plus que vous à sa vue accablé de tristesse ;

Ce Prince généreux dans son sort s’intéresse.

ARTABAN.

Ah ! frère infortuné !

TALESTRIS.

Que fait-il ? Justes Dieux !

MITRANE.

Je l’ai suivi tantôt au sortir de ces lieux.

D’abord s’enfermant seul, il se cache à ma vue.

J’approche malgré lui. Ta présence me tue.

Laisse-moi m’a t il dit, pourquoi me venir voir.

J’ai brûlé, j’ai parlé, J’ai trahi mon devoir ;

J’ai sacrifié tout à ma honteuse flamme,

Aux noirs égarements, aux transports de mon âme.

Ma sœur les a connus. Quels criminels jamais

Ont signalé leur nom par de plus grands forfaits ?

Ah ! pour renouveler les fureurs de Cambise,

Je n’avais qu’à pousser ma funeste entreprise.

Après avoir tenté de séduire ma sœur,

Il ne me restait plus qu’à lui percer le cœur.

À ces mots n’osant plus soutenir la lumière,

Il détourne les yeux, et ferme la paupière.

Des reproches secrets que lui fait sa vertu ;

Son esprit accablé, son corps même abattu.

Il demeure immobile, il frémit, il s’égare.

Une aveugle fureur de son âme s’empare.

Défiguré, saisi d’un morne désespoir,

Il relève sur moi ses regards sans me voir.

Il parle ; et ne tient plus que des discours sans suite ;

Malgré ma résistance il veut prendre la suite :

Cherchant sans le trouver le chemin de ces lieux,

La terreur et la mort font peintes dans ses yeux ;

J’ignore quels objets lui présente son âme :

Mais il nomme Erinice, Se vous aussi, Madame.

Tout pleure, tout observe un silence profond.

À ses cris redoublés ce Palais seul répond.

Enfin, il sent les coups d’un destin trop contraire,

Pour ne pas mériter la pitié de son Père.

ARSACE.

Je voulais le punir, vous en êtes témoins,

Le Ciel n’a pas daigné s’en remettre à mes soins ;

Je le vois ; toutefois si le crime est horrible,

Que la punition, justes Dieux ! est terrible.

Mais il vient. Sa fureur semble l’avoir quitté.

 

 

Scène VII

 

ARSACE, TIRIDATE, ABRADATE, ARTABAN, ERINICE, TALESTRIS, MITRANE, TIMAGÈNE, SUITE

 

TIRIDATE.

Où suis-je ? Quel spectacle m’est ici présenté ?

Que leur dirai-je ? Ô Ciel ! je ne puis que me taire.

TALESTRIS.

Que cet objet m’afflige, et m’inspire d’effroi.

Dans quel état, Seigneur, vous montrez-vous au Roi !

TIRIDATE.

Hé ! Madame, quel soin prenez-vous d’un coupable ?

Seigneur, je n’attends point qu’un regard favorable

Tombe encor par pitié sur un indigne fils :

Mes crimes ont été trop longtemps impunis,

Vengez-vous.

ARSACE.

Ah ! mon fils.

TIRIDATE.

Hélas ! le suis-je encore ?

Mon amour, ma fureur, mon nom vous déshonore.

ARSACE.

Mon fils, ton repentir vient de me rendre à toi.

TIRIDATE.

Mais il ne détruit pas l’horreur que j’ai pour moi.

Ô souvenir fatal !

TALESTRIS.

Éloignez-en l’image.

TIRIDATE.

Ses traits toujours présents, accablent mon courage.

Mes forfaits, mes malheurs, mes noirs égarements ;

Tout se montre à mes yeux dans ces affreux moments.

Je perds tout en un jour, Dieux ! par votre colère,

L’estime des Mortels, l’amitié de mon père.

Ma gloire, ma raison, et même ma fureur ;

Qui de mon sort cruel me dérobait l’horreur.

ARTABAN.

Oubliez vos malheurs, et vos erreurs passées,

Que déjà vos remords n’ont que trop effacées.

TIRIDATE.

Ah ! mon frère, la mort les effacera mieux.

Je la sens qui s’approche, et j’en rends grâce aux Dieux.

TALESTRIS.

Non, vivez pour régner.

ARSACE.

C’est moi qui t’en convie.

Mon fils.

TIRIDATE.

Je n’ai, Seigneur, plus de part à la vie.

MITRANE.

Quoi donc ?...

TIRIDATE.

Dans les moments que j’ai passé sans toi,

Par un heureux poison j’ai disposé de moi.

Il agit maintenant.

TALESTRIS.

Ah ! Seigneur !

ARTABAN.

Ô ! mon frère !

Hélas ! qu’avez-vous ?

TIRIDATE.

Ce que je devais faire.

Perdu, désespéré, honteux de mes fureurs,

La mort seule pouvoir me secourir. Je meurs.

Indigne de vos vœux dans mon destin funeste ;

À Talestris.

Madame, de mes jours, j’ai dû trancher le reste,

Mon frère plus heureux, et plus digne de vous,

En assurant la paix, deviendra votre Époux.

Oui, Prince, c’est à vous de consoler mon père,

Mes crimes lui rendront ma perte moins amère.

Régnez. De vos Exploits les Parthes amoureux,

Recevront avec joie un Roi si généreux.

Seul digne fils d’Arsace ; il faut que son Empire

Soit le prix des vertus que son sang vous inspire,

Ma sœur. Car étant prêt d’aller devant les Dieux,

J’ose vous regarder, et ne crains plus vos yeux,

Ne prononcez jamais le nom de Tiridate.

Oubliez-moi. Pour vous généreux Abradate,

Jouissez d’un bonheur par ma mort affermi.

Enfin, souvenez-vous que je meurs votre ami.

ABRADATE.

Ah ! Seigneur, je voudrais par tout mon sang...

TIRIDATE.

Ce zèle

Fait rougir un ami qui vous fut infidèle.

Je ne mérite pas des soins si généreux.

Je meurs. Par mon trépas, vous vivrez tous heureux.

Conservez seulement une digne mémoire

D’un Prince infortuné, qui s’immole à sa gloire :

Je n’exige plus rien. Cher Mitrane, aide-moi,

Dans mes derniers moments, je ne veux voir que toi.

ARSACE.

Ah ! Dieux !

ARTABAN.

Que je le plains !

TALESTRIS.

Que sa perte m’accable !

ABRADATE.

Quel bonheur à ce prix peut nous être agréable ?

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