Le chevalier de Maison-Rouge (Alexandre DUMAS Père - Auguste MAQUET)

Drame en cinq actes, en douze tableaux.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Historique, le 3 août 1847.

 

Personnages

 

MAURICE

LORIN

DIXMER

LE CHEVALIER

AGÉSILAS

JEAN

GILBERT

DUFRESNE

UN PRÉSIDENT DE SECTION

UN CLERC

UN PATRIOTE

UN GÉNÉRAL

LE PRÉSIDENT DU TRIBUNAL

UN GIRONDIN

AUTRE GIRONDIN

UN GREFFIER

ARISTIDE

UN HUISSIER

UN PERRUQUIER

UN JEUNE SECTIONNAIRE

UN TANNEUR

RICHARD

HOMMES DU PEUPLE

UN ACCUSATEUR PUBLIC

GENEVIÈVE

ARTÉMISE

LA FEMME TISON

HÉLOÏSE TISON

LA VEUVE PLUMEAU

FEMMES DU PEUPLE

 

 

ACTE I

 

 

Premier Tableau

 

Un carrefour dans le quartier Saint-Jacques. Il fait nuit.

 

 

Scène première

 

GENEVIÈVE, DEUX HOMMES, à l’angle d’une rue, JEAN

 

GENEVIÈVE, se rangeant.

Oh ! mon Dieu !

Les deux Hommes paraissent.

PREMIER HOMME.

Pourvu que Jean nous attende !

DEUXIÈME HOMME.

Oui, le voilà avec sa charrette...

PREMIER HOMME.

Est-ce lui ?

DEUXIÈME HOMME.

Je le reconnais... Jean !

JEAN.

Citoyen ?

DEUXIÈME HOMME.

Tout est prêt, n’est-ce pas ?

JEAN.

Oui ; qu’est-il arrivé, citoyen ?

DEUXIÈME HOMME.

Décrétés d’accusation ! notre cause est perdue ! Nous et nos amis, nous succombons !

JEAN.

Vous et vos amis ? lesquels ?

DEUXIÈME HOMME.

Les députés de la Gironde, Brissot, Geusonné, Vergniaud, Barbaroux, Roland, tous enfin.

JEAN.

Mais vous n’êtes qu’accusés ?

DEUXIÈME HOMME.

Accusés ou condamnés, n’est-ce pas tout un, aujourd’hui ?

JEAN.

Oh ! mon Dieu !

DEUXIÈME HOMME.

Au reste, nous mourrons en bonne compagnie, comme tu vois.

JEAN.

Si vous mourez... Mais, moi, je réponds de vous faire passer la barrière ! Allons, dépêchons, citoyen, dépêchons !

PREMIER HOMME.

Va !

DEUXIÈME HOMME.

Ami... ami ! suivons la même fortune ! viens avec moi !

PREMIER HOMME.

Non, je ne le puis... Il faut que je la revoie... Elle me croirait mort, et elle mourrait...

JEAN.

Monsieur, pas un instant à perdre ! La séance d’aujourd’hui n’est peut-être pas encore connue aux barrières.

DEUXIÈME HOMME.

Tu refuses ?

PREMIER HOMME.

Je te rejoindrai... J’ai plusieurs papiers qu’il faut que je fasse disparaître, et, entre autres, cette lettre dont je t’ai parlé.

DEUXIÈME HOMME.

Quelle lettre ?

PREMIER HOMME.

Celle de ce jeune homme, de ce chevalier de Maison-Rouge, qui me faisait supplier de m’intéresser à la reine... Cette lettre, tout innocente qu’elle est, ferait croire à des relations avec des aristocrates, et, tu le sais, dans le temps où nous vivons, il y a quelque chose de plus précieux à sauver que la vie, c’est l’honneur...

DEUXIÈME HOMME.

Fais à ta volonté : le rendez-vous est à Bordeaux, tu le sais.

PREMIER HOMME.

Oui, à Bordeaux.

JEAN.

Monsieur, monsieur, le temps se passe... et je vois là-bas une patrouille !

PREMIER HOMME.

Jean a raison... Pars, mon ami, pars !

DEUXIÈME HOMME.

Adieu !

Ils s’embrassent. Jean fait monter son maître dans la charrette, jette sur lui trois ou quatre bottes de paille et s’éloigne, conduisant le cheval par la bride.

GENEVIÈVE.

J’avais tort de les craindre : ce sont des malheureux qui fuient. Allons, je crois que la rue est libre, et que je puis maintenant...

Elle s’avance sur la pointe du pied ; une Patrouille débouche d’une rue : à la vue de cette Patrouille, Geneviève recule en jetant un cri et essaye de gagner l’autre côté de la rue.

 

 

Scène II

 

GENEVIÈVE, ROCHER, à la tête d’UNE PATROUILLE DE SECTIONNAIRES

 

ROCHER.

Eh ! là, là, citoyenne, où vas-tu par là ?... Ah ! tu ne réponds pas ?... ah ! tu fuis ?... En joue... C’est un aristocrate déguisé, un traître, un girondin !... En joue !...

GENEVIÈVE.

Grâce ! grâce !... je suis une femme.

Elle tombe sur un genoux.

ROCHER.

Alors, avance à l’ordre, et réponds catégoriquement.

GENEVIÈVE.

Excusez-moi ! mais les jambes me manquent...

ROCHER.

Où vas-tu comme cela, charmante belle de nuit ?

GENEVIÈVE.

Citoyen, je ne vais nulle part ; je rentre...

ROCHER.

Ah ! tu rentres ?...

GENEVIÈVE.

Oui !...

ROCHER.

C’est rentrer un peu tard, pour une honnête femme.

GENEVIÈVE.

Je viens de chez une parente qui est malade...

ROCHER.

Alors, où est notre carte ?

GENEVIÈVE.

Ma carte ?... que veux-tu dire ? que demandes-tu ?

ROCHER.

N’as-tu pas lu le décret de la Commune ?

GENEVIÈVE.

Non.

ROCHER.

Tu l’as entendu crier, alors ?...

GENEVIÈVE.

Mais non ; que dit donc ce décret ?

ROCHER.

Le décret de la Commune défend, passé dix heures du soir, de sortir sans une carte de civisme... As-tu la tienne ?

GENEVIÈVE.

Oh ! mon Dieu !

ROCHER.

Tu l’as oubliée chez ta parente ?

GENEVIÈVE.

J’ignorais qu’on eût besoin d’une pareille carte pour sortir.

ROCHER.

Alors, entrons au premier poste... Là, tu t’expliqueras gentiment avec le capitaine... et, s’il est content de toi, il te fera reconduire à ton domicile par deux hommes ; sinon, il te gardera jusqu’à [dus ample information... Par file à gauche, pas accéléré, en avant, marche !

GENEVIÈVE.

Ah ! mon Dieu, Seigneur ! à moi ! au secours !

 

 

Scène III

 

GENEVIÈVE, ROCHER, SECTIONNAIRES, MAURICE LINDAY

 

MAURICE.

Qu’y a-t-il ?... et que fait-on à cette femme ?

ROCHER.

Plaît-il ?

MAURICE.

Je demande quelle insulte on fait à cette femme, et pourquoi elle appelle au secours.

ROCHER.

Mêle-toi de ce qui te regarde, muscadin ! et laisse les patriotes faire leurs affaires.

MAURICE.

Quelle est cette femme, et que lui voulez-vous ? Je vous le demande une seconde fois...

ROCHER.

Et qui es-tu toi-même pour nous interroger ?

MAURICE.

Je suis officier ; ne le voyez-vous pas ?

ROCHER.

Quelle section ?

MAURICE.

Section Lepelletier...

ROCHER.

Cela ne nous regarde pas... Section du Temple, nous autres.

MAURICE.

Ah ! cela ne vous regarde pas ? C’est ce que nous allons voir.

UN SECTIONNAIRE.

Quoi qu’il dit ?... quoi qu’il dit ?

MAURICE.

Il dit que, si l’épaulette ne fait pas respecter l’officier, le sabre fera respecter l’épaulette...

Il saisit de la main gauche Rocher par le collet de sa carmagnole, lui fait, en le séparant de sa troupe, faire trois pas en arrière, et lui appuie la pointe de son sabre sur la poitrine.

Là !... Maintenant, causons comme deux bons amis.

ROCHER.

Mais, citoyen !...

MAURICE.

Ah ! prends garde, l’ami ! car je te préviens qu’au moindre mouvement que tu fais, qu’au moindre geste que font tes hommes, je te passe mon sabre au travers du corps... Tu m’as demandé qui j’étais ; je vais te le dire. Je me nomme Maurice Linday ; je demeure rue de la Monnaie, n° 19 ; j’ai commandé une batterie de canonniers au 10 août ; je suis lieutenant de la garde nationale et secrétaire des Frères et Amis. Cela te suffit-il ?

ROCHER.

Ah ! citoyen, si tu es réellement ce que tu dis, c’est-à-dire un bon patriote...

MAURICE.

Je te le disais bien, que nous finirions par nous entendre. Maintenant, réponds à ton tour ! Pourquoi cette femme criait-elle, et que lui faisiez-vous ?

ROCHER.

Nous la conduisions au corps de garde.

MAURICE.

Et pourquoi la conduisiez-vous au corps de garde ?

ROCHER.

Parce qu’elle n’a point de carte de civisme. Oublies-tu que la patrie est en danger et que le drapeau noir flotte sur l’hôtel de ville ?

MAURICE.

Le drapeau noir flotte sur l’hôtel de ville, et la patrie est en danger, parce que deux cent mille esclaves marchent contre la France, et non parce qu’une femme court les rues de Paris passé dix heures !... Mais n’importe ! puisqu’il y a un décret de la Commune, citoyens, vous êtes dans votre droit... Si vous m’eussiez répondu cela tout de suite, l’explication eût été plus courte et moins orageuse. Maintenant, emmenez cette femme si vous voulez, vous êtes libres.

GENEVIÈVE, qui, profitant de la liberté, s’est approchée peu à peu de Maurice, et lui saisit le bras.

Ah ! citoyen, au nom du ciel ! ne m’abandonnez pas à la merci de ces hommes grossiers et à moitié ivres !

MAURICE.

Soit ; prenez mon bras, et je vous conduirai moi-même au poste.

GENEVIÈVE.

Au poste ! au poste ! et pourquoi, puisque je n’ai fait de mal à personne ?...

MAURICE.

Non ; mais on suppose que vous en pouvez faire. D’ailleurs, un décret de la Commune défend de sortir sans carte, et, si vous n’en avez pas...

GENEVIÈVE.

Mais, monsieur, j’ignorais...

MAURICE.

Citoyenne, vous trouverez au poste de braves gens qui apprécieront vos raisons, et dont vous n’avez rien à craindre.

GENEVIÈVE, bas.

Monsieur, ce n’est pas seulement l’insulte que je crains : c’est la mort ! car, si l’on me conduit au poste, je suis perdue !

MAURICE.

Eh ! que dites-vous là ?...

ROCHER.

Allons, allons, tu l’as dit toi-même, citoyen officier, cette femme est en contravention et nous avons le droit de la mener au corps de garde !... Ainsi donc, citoyenne...

GENEVIÈVE.

Citoyen, par grâce... Monsieur, au nom du ciel !...

MAURICE.

Je ne puis que me faire tuer pour vous, madame, et je ne vous sauverai pas...

GENEVIÈVE.

Vous avez raison, monsieur... Que ma destinée s’accomplisse donc. Me voilà, citoyens...

 

 

Scène IV

 

GENEVIÈVE, ROCHER, SECTIONNAIRES, MAURICE, LORIN, commandant UNE PATROUILLE

 

LORIN, au fond.

Qui vive ?

MAURICE.

Attendez, je crois que j’entends la voix d’un ami... Avance ici, Lorin... avance !...

LORIN.

Tiens ! c’est toi, Maurice ?... Ah ! libertin ! que fais-tu à cette heure, dans ce quartier perdu ? Je te le demande...

MAURICE.

Tu le vois, je sors de la section des Frères et Amis.

LORIN.

Oui, pour te rendre dans celle des Sœurs et Amies, nous connaissons cela. Tu t’es fait précéder d’un poulet ainsi conçu :

Apprenez, ma belle.
Qu’à minuit sonnant.
Une main fidèle,
Une main d’amant
Ira doucement...

Hein ! n’est-ce pas cela ?

MAURICE.

Non, mon ami, tu te trompes. Je revenais de porter un ordre à la barrière Jacques. J’allais rentrer directement chez moi, quand j’ai trouvé la citoyenne qui se débattait aux mains de la patrouille que tu vois... J’ai entendu des cris, je suis accouru, et j’ai demandé l’explication de cette violence...

LORIN.

Ah ! je te reconnais bien là !

Des chevaliers français tel est le caractère !

Se tournant vers la Patrouille.

Et pourquoi arrêtiez-vous cette femme, voyons, citoyens ?

ROCHER.

Nous l’avons déjà dit au lieutenant, parce qu’elle n’a point de carte de civisme.

LORIN.

Bah ! voilà un beau crime !

ROCHER.

Ne connais-tu pas l’arrêté de la Commune ?

LORIN.

Si fait ; mais j’en connais un autre qui l’annule.

ROCHER.

Lequel ?

LORIN.

Le voici :

Sur le Pinde et sur le Parnasse,
Il est décrété par l’Amour
Que la Beauté, la Jeunesse et la Grâce
Peuvent, à toute heure du jour,
Circuler sans billet de passe !

Que dis-tu de cet arrêté, hein ?

ROCHER.

Il ne me paraît pas...

LORIN.

Péremptoire !

Rocher le regarde étonné.

C’est ça que tu veux dire ?

ROCHER.

Possible ; mais, d’abord, il ne figure pas dans le Moniteur, et puis nous ne sommes ni sur le Pinde, ni sur le Parnasse ; ensuite, il ne fait pas jour ; enfin, la citoyenne n’est peut-être ni jeune ni belle.

LORIN.

Je parie le contraire ! Voyons, citoyenne, lève ta coiffe, et prouve que tu es dans les conditions du décret.

GENEVIÈVE.

Oh ! monsieur, monsieur... Après m’avoir protégée contre vos ennemis, protégez-moi contre vos amis, je vous en supplie...

ROCHER.

Voyez-vous, voyez-vous, elle ne veut pas lever sa coiffe, elle se cache ; c’est quelque espionne des aristocrates, quelque coureuse de nuit.

GENEVIÈVE, levant sa coiffe pour Maurice seul.

Oh ! monsieur, regardez-moi ! ai-je l’air de ce qu’ils disent ?

MAURICE.

Non, non, rassurez-vous !... Lorin, réclame la prisonnière comme chef de patrouille, pour la conduire à ton poste.

LORIN.

Bon ! je comprends à demi-mot.

À Geneviève.

Allons, allons, la belle, puisque vous ne voulez pas nous donner la preuve que vous êtes dans les conditions du décret, il faut nous suivre...

ROCHER.

Comment, vous suivre ?

LORIN.

Sans doute ! Nous allons conduire la citoyenne au poste de l’hôtel de ville, où nous sommes de garde ; là, nous prendrons des informations sur elle.

ROCHER.

Pas du tout. Elle est à nous et nous la gardons.

LORIN.

Ah ! citoyens, citoyens, si vous n’êtes pas polis, nous allons nous fâcher.

ROCHER.

Allons donc, polis... polis !... La politesse est une vertu d’aristocrates. Nous sommes des sans-culottes, nous !

LORIN.

Chut ! ne parlez-pas de ces choses-là devant madame ; elle est peut-être Anglaise... Ne vous fâchez pas de la supposition, mon bel oiseau de nuit !... Un poète l’a dit :

L’Angleterre est un nid de cygnes
Au milieu d’un immense étang.

ROCHER.

Entendez-vous comme il parle des Anglais ! C’est un stipendié de Pitt et Cobourg.

LORIN.

Mon ami, tu n’entends rien à la poésie... Je vais donc te parler en prose. Nous sommes doux et patients, mais tous enfants de Paris ; ce qui veut dire que, lorsqu’on nous échauffe les oreilles, nous tapons ferme.

Murmures et menaces des Sectionnaires.

MAURICE.

Madame, vous voyez ce qui se passe et vous devinez ce qui va se passer... Dans cinq minutes, dix ou douze hommes vont s’égorger pour vous... La cause qu’ont embrassée ceux qui vous défendent mérite-t-elle le sang qu’elle va faire couler ?

GENEVIÈVE.

Monsieur, je ne puis vous dire qu’une chose, c’est que, si vous me laissez arrêter, il en résultera, pour moi et pour d’autres, des malheurs si grands, que je vous supplierai de me percer plutôt le cœur avec l’arme que vous tenez à la main et de jeter mon cadavre à la Seine.

MAURICE.

C’est bien, madame, je prends tout sur moi.

Aux Gardes de Rocher.

Citoyens, comme votre officier, comme patriote, comme Français, je vous ordonne de protéger cette femme ! et toi, Lorin, si toute cette canaille dit un mot...

LORIN, à ses Gardes nationaux.

À vos rangs !

GENEVIÈVE.

Oh ! mon Dieu, mon Dieu, protégez-le !...

Un coup de pistolet part des rangs de la Patrouille de Rocher.

LORIN.

Ah ! misérables ! à la baïonnette !

Lutte et confusion dans les ténèbres ; plusieurs fenêtres s’ouvrent et se referment ; la plupart des Gardes nationaux de Rocher fuient, les autres sont cloués à la muraille avec chacun une baïonnette sur la poitrine.

Là, maintenant, j’espère que nous allons être doux comme des agneaux ! Quant à toi, citoyen Maurice, je te charge de conduire cette femme au poste de l’hôtel de ville... Tu comprends que tu en réponds.

MAURICE.

C’est convenu !

LORIN.

Mais, avant de te quitter, cher ami, je ne serais point fâché de te donner un conseil...

MAURICE.

Soit.

À Geneviève.

Prenez courage, madame : tout va être fini.

LORIN, aux Gens de Rocher.

Eh bien, en avez-vous assez ?

ROCHER.

Oui, chien de girondin !

LORIN.

Tu te trompes, l’ami, et grossièrement ; car j’oserai dire que nous sommes meilleurs sans-culottes que toi, attendu que nous appartenons au club des Thermopyles, dont on ne contestera point le patriotisme, j’espère...

Aux siens.

Laissez aller les citoyens, ils ne contestent plus...

ROCHER.

Il n’en est pas moins vrai que, si cette femme est une suspecte...

LORIN.

Cela nous regarde !... c’est dit, convenu, arrêté ; mais, crois-moi, gagne au large, en attendant ; c’est ce que tu as de plus prudent à faire !

UN SECTIONNAIRE.

Viens, Rocher, viens !

LORIN, surpris.

Rocher ?

ROCHER, avec un geste de menace.

Tiens, si jamais l’un ou l’autre me tombe sous la main...

LORIN.

Ah ! c’est ce fameux Rocher, l’inspecteur des geôliers du Temple ? Cela ne m’étonne plus ! Eh bien ?...

Les Gens de Rocher s’éloignent.

Maintenant, Maurice, je t’ai promis un conseil...

MAURICE.

Et tu vois que je l’attends.

LORIN.

Viens avec nous plutôt que de te compromettre avec la citoyenne, qui me fait l’effet d’être charmante, il est vrai, mais qui n’en est que plus suspecte...

MAURICE.

Voyons, mon cher Lorin, soyons juste. C’est une bonne patriote ou c’est une aristocrate ; si c’est une aristocrate, nous avons eu tort de lui prêter assistance, et le mal est fait ; si c’est une bonne patriote, c’est un devoir pour nous de la protéger. Maintenant, donne-moi le mot de passe.

LORIN.

Maurice, Maurice ! tu me mets dans la nécessité de sacrifier mon devoir à un ami, ou mon ami à mon devoir.

MAURICE.

Décide-toi pour l’un ou pour l’autre ; mais décide-toi !

LORIN.

Tu n’en abuseras pas ?

MAURICE.

Je te le promets.

LORIN.

Ce n’est pas assez ; jure...

MAURICE.

Sur quoi ?

LORIN.

Jure sur l’autel de la patrie !

MAURICE.

Mais, mon ami, nous n’avons pas d’autel de la patrie.

LORIN, lui présentant son chapeau du côté de la cocarde.

Jure là-dessus.

MAURICE.

Je jure à mon ami Lorin de me conduire, cette fois comme toujours, en bon et brave citoyen...

LORIN.

Bien ! rends-moi l’autel de la patrie. Maintenant, voici le mot d’ordre : Gaule et Lutèce. Peut-être y en a-t-il qui te diront comme à moi : Gaule et Lucrèce... N’importe, laisse passer ! c’est toujours romain.

MAURICE.

Merci, Lorin !

LORIN.

Bon voyage !... Adieu, citoyenne. Par file à gauche, en avant, marche !

Il sort avec la Patrouille.

 

 

Scène V

 

MAURICE, GENEVIÈVE

 

MAURICE.

Et maintenant, citoyenne, où allez-vous ?

GENEVIÈVE.

Tout près d’ici, monsieur.

MAURICE.

C’est bien ; vous avez désire d’être accompagnée : me voici, je suis prêt.

GENEVIÈVE.

Monsieur, je crois que je n’aurai pas besoin d’abuser plus longtemps de votre complaisance ; tout est redevenu calme, tranquille ; je suis à deux cents pas à peine du but de ma course ; en quelques minutes, je suis chez moi... Votre ami vous l’a dit, vous vous compromettez...

MAURICE.

Je comprends, vous me congédiez, madame, et cela sans même me dire ce que j’aurai à répondre si l’on m’interroge sur vous...

GENEVIÈVE.

Vous répondrez, monsieur, que vous avez rencontré une femme revenant de faire une visite dans le faubourg du Roule, que cette femme était partie à midi sans rien savoir de ce qui se passait, et revenait à onze heures du soir sans rien savoir encore, attendu que tout son temps s’était écoulé dans une maison retirée.

MAURICE.

Oui, dans quelque maison de ci-devant, dans quelque repaire d’aristocrates... Avouez, citoyenne, que, tout en me demandant tout haut mon appui, vous riez tout bas de ce que je vous le donne.

GENEVIÈVE.

Moi ! et comment cela ?

MAURICE.

Sans doute ! vous voyez un républicain vous servir de guide, et ce républicain trahit sa cause... voilà tout !

GENEVIÈVE.

Citoyen, vous êtes dans l’erreur, et, autant que vous, j’aime la République.

MAURICE.

Eh bien, si vous êtes bonne patriote, vous n’avez rien à me cacher ; d’où venez-vous ?

GENEVIÈVE.

Oh ! monsieur, de grâce...

MAURICE.

En vérité, madame, vous me suppliez de ne pas être indiscret, et, en même temps, vous faites tout ce que vous pouvez pour exciter ma curiosité... Ce n’est point généreux ! Voyons, un peu de confiance ; je l’ai bien mérité, je crois. Ne me ferez-vous point l’honneur de me dire à qui je parle ?

GENEVIÈVE.

Vous parlez, monsieur... à une femme que vous avez sauvée du plus grand danger qu’elle ait jamais couru, et qui vous sera reconnaissante toute sa vie.

MAURICE.

Je ne vous en demande pas tant, madame... Soyez reconnaissante pendant une seconde seulement ; mais, pendant cette seconde, dites-moi votre nom.

GENEVIÈVE.

Impossible !

MAURICE.

Vous l’eussiez dit, cependant, au premier sectionnaire venu, si l’on vous eût conduite au poste.

GENEVIÈVE.

Oh ! non, jamais !

MAURICE.

Mais, alors, vous alliez en prison...

GENEVIÈVE.

J’étais décidée à tout...

MAURICE.

Cependant, la prison, aujourd’hui...

GENEVIÈVE.

C’est l’échafaud, je le sais.

MAURICE.

Et vous eussiez préféré l’échafaud ?

GENEVIÈVE.

À la trahison ?... Oui, monsieur...

MAURICE.

Je vous le disais bien, que vous me faisiez jouer un singulier rôle pour un républicain.

GENEVIÈVE.

Vous jouez le rôle d’un homme généreux. Vous trouvez une pauvre femme qu’on insulte : non-seulement vous ne la méprisez pas, quoiqu’elle soit du peuple, mais encore vous la protégez.

MAURICE.

Oui, voilà pour les apparences ; voilà ce que j’eusse pu croire, si je ne vous avais pas vue, si je ne vous avais point parlé... Mais votre beauté, votre langage, sont d’une femme de distinction. Or, c’est justement cette distinction, en opposition avec votre costume et avec ce misérable quartier, qui me prouve que votre sortie, à cette heure, cache quelque mystère... Mais vous désirez rester inconnue, n’en parlons plus ! Ordonnez, madame : que faut-il faire ?

GENEVIÈVE.

Vous vous fâchez ?

MAURICE.

Moi ? Pas le moins du monde... D’ailleurs, que vous importe ?

GENEVIÈVE.

Vous vous trompez, il m’importe beaucoup, monsieur ; car j’ai encore une grâce à vous demander.

MAURICE.

Laquelle ?

GENEVIÈVE.

Un adieu bien franc, bien affectueux ; un adieu d’ami.

MAURICE.

Un adieu d’ami ? Oh ! vous me faites trop d’honneur, madame ! c’est un singulier ami que celui qui ne sait pas le nom de son amie, et à qui son amie cache sa demeure... de peur sans doute d’avoir l’ennui de le revoir... Au reste, madame, si j’ai surpris quelque secret, il ne faut pas m’en vouloir, je n’y tachais pas... Adieu, madame.

GENEVIÈVE.

Adieu, mon généreux protecteur !...

MAURICE.

Ainsi, vous ne courez plus aucun danger ?

GENEVIÈVE.

Aucun.

MAURICE.

En ce cas, je me retire... Adieu, madame...

Fausse sortie.

GENEVIÈVE.

Monsieur !...

Maurice revient.

Mon Dieu, je ne voudrais cependant point prendre ainsi congé de vous.... Votre main, monsieur...

Elle lui laisse une bague dans la main.

MAURICE.

Citoyenne, que faites-vous là ? Vous ne vous apercevez pas que vous perdez une bague... Reprenez-la, je vous prie...

GENEVIÈVE.

Oh ! monsieur, c’est bien mal !

MAURICE.

Il ne me manquait que d’être ingrat, n’est-ce pas ?... Reprenez-la !

GENEVIÈVE.

Voyons, monsieur, que demandez-vous ?... que vous faut-il ?

MAURICE.

Pour être payé ?

GENEVIÈVE.

Non ; mais pour me pardonner le secret que je suis forcé de garder envers vous...

MAURICE.

Il faut que je vous voie encore une fois...

GENEVIÈVE.

Et quand vous m’aurez revue... ?

MAURICE.

Je n’aurai plus rien à exiger.

GENEVIÈVE.

Et vous garderez cette bague ?

MAURICE.

Toujours !

GENEVIÈVE.

Puisque vous le voulez...

Elle se place sons le réverbère et lève sa coiffe.

MAURICE.

Oh ! que vous êtes belle !

GENEVIÈVE.

Voyons !... à mon tour une grâce !

MAURICE.

Ordonnez.

GENEVIÈVE.

Laissez-moi partir, et promenez de ne pas vous retourner, de ne pas me suivre, de ne pas chercher à savoir le chemin que j’aurai pris...

MAURICE.

Mais, mon Dieu ! quelle femme êtes-vous donc, pour exiger de pareilles promesses, pardonnez-moi de vous le rappeler, de la part d’un homme qui vient de vous sauver la vie ?

GENEVIÈVE.

Eh ! monsieur, n’y a-t-il pas de pauvres créatures qui ont toujours à craindre quelque chose ? Ne craint-on que pour sa vie en ce monde ? Vous parlez du danger dont vous venez de me tirer, n’est-ce pas ?

MAURICE.

Moi !

GENEVIÈVE.

Cette reconnaissance, il faut que je la cache ; car, aux yeux de certaines personnes, peut-être me serait-elle imputée à crime... Ainsi donc, monsieur, je vous en prie, je vous en supplie, quittons-nous ici, à l’instant même, car je tremble qu’on ne soit inquiet de moi et qu’on ne vienne me chercher.

MAURICE.

Et, en échange de ce dernier, de ce suprême sacrifice, vous, que ferez-vous pour moi ?

GENEVIÈVE, lui donnant la main.

Mon sauveur... monsieur Maurice, adieu !

MAURICE, lui baisant la main.

Merci ! Allez donc, madame, et emportez avec vous tous mes souhaits de bonheur... Je ne puis rien autre chose maintenant... je vous offre tout ce que vous me permettez de vous donner ; adieu, madame, adieu !

GENEVIÈVE.

Vous me promettez de ne pas vous retourner ; vous fermerez les yeux ; vous me laisserez partir, sans savoir par où je serai partie...

MAURICE.

Je tiendrai ma promesse ; mais votre nom seulement, votre nom ! par grâce, votre nom !

Il tourne la tête.

GENEVIÈVE, reculant vers le fond.

Ah ! vous vous retournez...

MAURICE.

Non, madame ! non, je reste... J’obéis... Mais votre nom ? J’ai bien le droit de savoir votre nom.

GENEVIÈVE, disparaissant à l’angle de la rue.

Geneviève !...

MAURICE, se retournant.

Geneviève !...

 

 

Deuxième Tableau

 

L’appartement de Maurice.

 

 

Scène première

 

AGÉSILAS, puis MAURICE

 

AGÉSILAS, frappant à une porte latérale.

Citoyen Maurice ! citoyen Maurice !

MAURICE, de l’autre côté de la porte.

Eh bien, qu’y a-t-il ?

AGÉSILAS.

Tu es chez toi ?

MAURICE, sortant en robe de chambre.

Sans doute que j’y suis.

AGÉSILAS.

Et sans accident ?

MAURICE.

Tu vois.

AGÉSILAS.

Ah ! citoyen, quelle nuit j’ai passée en ne te voyant pas revenir !

MAURICE.

Allons donc, quand je suis rentré, tu ronflais comme une contrebasse.

AGÉSILAS.

C’était d’inquiétude, citoyen.

MAURICE.

Bah ! et de quoi étais-tu inquiet ? Voyons !

AGÉSILAS.

Tu ne sais donc pas que ces gueux de girondins ont voulu enlever la reine ?

MAURICE.

Quand cela ?

AGÉSILAS.

Cette nuit, citoyen.

MAURICE.

Crois-moi, mon pauvre Agésilas, les girondins avaient trop à faire, cette nuit, pour s’occuper d’autres qu’eux-mêmes.

AGÉSILAS.

Citoyen, ce que je te dis est l’exacte vérité. Je le tiens du citoyen portier ; une patrouille de ci-devant qui s’était procuré le mot d’ordre, s’est introduite au Temple sous le costume de chasseurs de la garde nationale, et devait enlever tous les prisonniers. Heureusement que celui qui représentait le caporal, en parlant à l’officier, l’a appelé monsieur, de sorte qu’il s’est vendu lui-même, l’aristocrate !

MAURICE.

Diable ! et a-t-on arrêté les conspirateurs ?

AGÉSILAS.

Non ; la patrouille a gagné la rue, et s’est dispersée.

MAURICE.

Tu n’as pas autre chose à me dire ?

AGÉSILAS.

Mais il me semble que ce que je te dis là ne manque pas d’intérêt, citoyen !

MAURICE.

Il n’est venu personne pour moi ?

AGÉSILAS.

Si fait, il est venu un commissionnaire.

MAURICE.

Que voulait-il ?

AGÉSILAS.

Il apportait une lettre.

MAURICE.

Quelle lettre ?

AGÉSILAS.

Dame, une lettre.

MAURICE.

Eh bien, cette lettre, où est-elle ?

AGÉSILAS.

Dans ma poche.

MAURICE.

Donne-la donc.

AGÉSILAS.

J’y consens !

MAURICE.

Imbécile !

AGÉSILAS, bas.

Je crois que le citoyen Maurice m’a manqué de respect.

MAURICE.

Qu’est-ce que cette lettre ?... Une devise sur le cachet : Nothing... Rien... Voyons si l’intérieur est moins mystérieux que l’extérieur !

Il lit.

« Merci !... Reconnaissance éternelle en échange d’un éternel oubli... » C’est d’elle !... Agésilas !

AGÉSILAS.

Citoyen ?

MAURICE.

Tu dis que c’est un commissionnaire qui a apporté cette lettre ?

AGÉSILAS.

Oui.

MAURICE.

Est-ce toi qui l’as reçue ?

AGÉSILAS.

Non, c’est le citoyen portier.

MAURICE.

Appelle-le !

AGÉSILAS.

Je ne sais pas s’il consentira à monter.

MAURICE.

Tu le prieras de ma part, va !

Agésilas sort. Relisant la lettre.

« Reconnaissance éternelle en échange d’un éternel oubli. »

AGÉSILAS, du palier.

Citoyen Aristide !... citoyen Aristide !...

ARISTIDE, d’en bas.

Hé !

AGÉSILAS.

C’est le citoyen Maurice qui le prie de monter.

ARISTIDE.

Dis-lui que j’y vais, mais qu’il faut que ce soit pour lui.

MAURICE.

C’est un parti pris de ne jamais me revoir, et cependant, cette bague est un souvenir... Pourquoi voudrait-elle que je me souvinsse inutilement ?

 

 

Scène II

 

MAURICE, AGÉSILAS, ARISTIDE

 

AGÉSILAS, entrant.

Voici le citoyen Aristide !

ARISTIDE, entrant.

Citoyen, j’ai consenti...

MAURICE.

Merci de ta complaisance... Est-ce un commissionnaire qui t’a remis une lettre ?

ARISTIDE.

C’est-à-dire que je crois, citoyen, que c’est un faux commissionnaire.

MAURICE.

Ah ! vraiment ! et à quoi as-tu reconnu cela ?

ARISTIDE.

Il n’a pas demandé le prix de sa course.

MAURICE.

S’il était payé ?

ARISTIDE.

Oui ; mais, comme ça n’était pas porté sur la lettre, il l’aurait demandé deux fois.

MAURICE.

C’est juste. Te rappelles-tu le visage de cet homme ?

ARISTIDE.

Parfaitement.

MAURICE.

Écoute bien ceci, citoyen Aristide : si cet homme revenait...

ARISTIDE.

Si cet homme revenait ?

MAURICE.

Tu le suivrais, ou tu le ferais suivre.

ARISTIDE.

Oh ! oh !

MAURICE.

Voilà un assignat de dix livres pour ta peine ; il y en a un autre de vingt s’il demeure du côté de la vieille rue Saint-Jacques.

ARISTIDE.

Il n’y a plus de saints.

MAURICE.

C’est juste ; il y a un autre assignat de vingt livres, si notre homme demeure du côté de la vieille rue Jacques... et un autre de cinquante si tu me dis la maison où il demeure.

ARISTIDE.

Oui ; mais c’est qu’il me faut quitter ma porte.

 

 

Scène III

 

MAURICE, AGÉSILAS, ARISTIDE, LORIN

 

LORIN.

Avec cela que ça te gène, de quitter ta porte ! On entre chez toi comme au temple de l’Immortalité.

MAURICE, cachant la lettre.

Ah ! c’est toi, Lorin !

ARISTIDE.

Ainsi donc, citoyen Maurice, tu dis ?...

MAURICE.

Je ne dis rien. Tu monteras plus tard !... Allez !

Agésilas et Aristide sortant.

 

 

Scène IV

 

MAURICE, LORIN, s’asseyant sur le canapé, puis AGÉSILAS

 

LORIN.

Eh bien ?

MAURICE.

Eh bien, quoi ?

LORIN.

Notre Eucharis ?

MAURICE.

Quelle Eucharis ?

LORIN.

La jeune femme.

MAURICE.

Quelle jeune femme ?

LORIN.

Eh ! celle de la rue Saint-Jacques, celle de la patrouille !... l’inconnue pour laquelle nous avons, toi et moi, risqué notre tête hier au soir.

MAURICE.

Ah ! oui, l’inconnue.

LORIN.

Eh bien, qui était-ce ?

MAURICE.

Je n’en sais rien.

LORIN.

Comment, tu n’en sais rien ?

MAURICE.

Non.

LORIN.

Était-elle jolie, au moins ?

MAURICE.

Peuh !

LORIN.

Une pauvre femme oubliée dans quelque rendez-vous.

MAURICE.

Peut-être.

LORIN.

Où demeure-t-elle ?

MAURICE.

Je n’en sais rien.

LORIN.

Allons donc, tu n’en sais rien ? Impossible ?

MAURICE.

Pourquoi cela ?

LORIN.

Parce que tu l’as reconduite.

MAURICE.

Oui ; mais elle m’a échappé.

LORIN.

T’échapper, à toi ? Allons donc !

Est-ce que la colombe échappe
Au vautour, ce tyran des airs ?

MAURICE.

Mais tu ne t’habitueras donc jamais à parler comme tout le monde ?... Tu m’agaces horriblement avec ton atroce poésie.

LORIN.

Comment, à parler comme tout le monde ?... Mais je parle mieux que tout le monde... Je parle comme le citoyen Demoustier, en prose et en vers ; quant à ma poésie, mon cher, je sais une Émilie qui ne la trouve pas mauvaise... Mais revenons à la tienne.

MAURICE.

Est-ce que j’ai une Émilie, moi ?

LORIN.

Allons ! allons !... la colombe se sera faite tigresse, de sorte que... tu es vexé... mais amoureux.

MAURICE.

Moi, amoureux ?

LORIN.

Oui, toi, amoureux !

N’en fais pas un plus long mystère,
Les coups...

MAURICE, prenant une clef forée.

Lorin, je te déclare que tu ne diras plus un seul vers que je ne le siffle !

LORIN.

Alors, parlons politique ; je suis venu pour cela, d’abord.

MAURICE.

D’abord ?...

LORIN.

Oui, d’abord... Oh ! tu ne seras pas quitte de moi, ce matin, à si bon marché. Sais-tu la nouvelle ?

MAURICE.

Les girondins sont proscrits ?

LORIN.

Bah ! c’est déjà vieux !

MAURICE.

Dame, c’est d’hier, à quatre heures de l’après-midi.

LORIN.

Ma nouvelle, à moi, est d’hier, à dix heures du soir.

MAURICE.

Ah ! oui, la reine a voulu s’évader.

LORIN.

Bah ! ce n’est rien que cela.

MAURICE.

Qu’y a-t-il donc de plus ?

LORIN.

Le fameux Maison-Rouge, le défenseur, le chevalier de la reine, est à Paris.

MAURICE.

En vérité ?

LORIN.

Lui-même, en personne.

MAURICE.

Mais quand y est-il entré ?

LORIN.

Cette nuit.

MAURICE.

Comment cela ?

LORIN.

Travesti en chasseur de la garde nationale. Une femme, qu’on croit être une aristocrate déguisée en femme du peuple, lui a porté des habits à la barrière ; puis, un instant après, ils sont rentrés, bras dessus, bras dessous ; le factionnaire a eu des soupçons. Il avait vu passer cette femme avec un paquet, il la voyait repasser avec un militaire... C’était louche !... Il donne l’éveil, on court après eux ; au moment où on va mettre la main dessus, ils disparaissent dans un hôtel du faubourg Honoré, dont la porte s’est ouverte comme par enchantement ; l’hôtel avait une seconde sortie sur les Champs-Élysées... bonsoir ! Le chevalier de Maison-Rouge et sa complice se sont évanouis !... On démolira l’hôtel, on guillotinera le propriétaire ; mais ça n’empêchera point le chevalier de renouveler la tentative qui a déjà échoué il y a quatre mois pour la première fois, et hier pour la seconde.

MAURICE.

Et il n’est point arrêté ?...

LORIN.

Ah bien, oui ! arrête Protée ! Mon cher, tu sais le mal qu’Aristée a eu à en venir à bout !...

Pastor Aristeus fugiens...

MAURICE, portant la clef à ses lèvres.

Prends garde, Lorin !

LORIN.

Prends garde toi-même ! cette fois, ce n’est point moi que tu siffleras, c’est Virgile.

MAURICE.

C’est juste, et, tant que tu ne le traduiras point, je n’ai rien à dire.

LORIN.

Avoue que c’est un fier homme.

MAURICE.

Virgile ?

LORIN.

Non ; le chevalier de Maison-Rouge ?...

MAURICE.

Le fait est que, pour entreprendre de pareilles choses il faut un grand courage.

LORIN.

Ou un grand amour.

MAURICE.

Crois-tu à cet amour du chevalier ?

LORIN.

Je n’y crois pas... Seulement, je répète, comme tout le monde, ce que tout le monde dit. D’ailleurs, Je n’affirme pas qu’elle aime les gens, moi ! je dis que les gens l’aiment. Tout le monde voit le soleil... et, si bons yeux qu’il ait, le soleil ne voit pas tout le monde.

MAURICE, pensif.

Et tu dis que le chevalier de Maison-Rouge... ?

LORIN.

Je dis qu’on le traque un peu dans ce moment-ci, et que, s’il échappe aux limiers de la République, ce sera un fin gaillard.

MAURICE.

Et que fait la Commune dans tout cela ?

LORIN.

La Commune a rendu, ce matin, un arrêté par lequel chaque maison, comme un registre ouvert, laissera voir sur sa façade le nom de ses habitants et de ses habitantes ; c’est la réalisation de ce rêve des anciens : « Que n’existe-t-il une fenêtre au cœur de l’homme, afin que tout le monde puisse voir ce qui s’y passe !... »

MAURICE.

Ah ! l’excellente idée !

LORIN.

De mettre une fenêtre au cœur de l’homme ?

MAURICE.

Non, mais de mettre une liste à la porte des maisons.

LORIN.

N’est-ce pas ?... J’ai pensé, pour mon compte, que cette mesure nous donnerait une fournée de cinq cents aristocrates. À propos, nous avons reçu ce matin une députation de la garde nationale, section du Temple ; elle est venue, conduite par nos adversaires de cette nuit, avec des guirlandes de fleurs et des couronnes d’immortelles.

MAURICE.

En vérité ?...

LORIN.

Oui, mon cher ! ils étaient trente ; ils étaient bien gentils ; Rocher n’y était pas. Ils s’étaient fait raser, et avaient des bouquets à la boutonnière. « Citoyens du club des Thermopyles, a dit l’orateur, en vrais patriotes que nous sommes, nous désirons que l’union des Français ne soit pas troublée par un malentendu, et nous venons fraterniser avec vous. »

MAURICE.

Alors ?

LORIN.

Alors, nous avons fraternisé. On a fait un autel de la patrie avec la table du secrétaire et deux carafes dans lesquelles on a mis des bouquets... Comme tu étais le héros de la fête, on t’a appelé trois fois pour te couronner, et, comme tu n’as pas répondu, attendu que tu n’y étais pas, et qu’il faut toujours qu’on couronne quelque chose, on a couronné le buste de Washington.

On entend le tambour.

MAURICE.

Qu’est-ce que cela ?

LORIN.

C’est la proclamation de l’arrêté de la Commune qui ordonne de mettre les noms sur les portes.

MAURICE.

C’est bien.

LORIN.

Où vas-tu ?

MAURICE.

M’habiller, d’abord.

LORIN.

Et puis après ?

MAURICE.

Après, je vais à la section.

LORIN.

Moi, je vais me jeter sur ton canapé et dormir. J’ai veillé à peu près toute la nuit, grâce à ton enragée patrouille ! Si l’on se bat beaucoup, tu viendras me chercher ; si l’on ne se bat qu’un peu, tu me laisseras dormir.

MAURICE.

Dormir ! Alors, pourquoi t’es-tu fait si beau ?

LORIN.

Parce que je comptais te présenter... devine quoi ?

MAURICE.

Et comment veux-tu que je devine ?

LORIN.

Une future déesse... pour laquelle je veux te demander ta voix et celle de tous les bons patriotes du club des Frères et Amis.

MAURICE.

Tu veux me demander ma voix et celle de nos amis en faveur d’une déesse ?... Et quelle est cette déesse ?

LORIN.

La déesse Raison !

MAURICE.

Encore une nouvelle folie... Mon Dieu !

LORIN.

Chut ! supprimé !... Nous l’avons remplacé par l’Être suprême.

MAURICE.

Oui, je sais cela.

LORIN.

Eh bien, il paraît qu’on s’est aperçu d’une chose : c’est que l’Être suprême était un modéré.

MAURICE.

Lorin, pas de plaisanteries sur les choses saintes ! Je n’aime pas cela, tu le sais.

LORIN.

Moi non plus ; mais il paraît que l’Être suprême a réellement des torts, et que, depuis qu’il est là-haut, tout va de travers. Bref, nos législateurs ont décrété sa déchéance. Si bien... hausse les épaules tant que tu voudras !... si bien que nous allons un peu adorer la déesse Raison.

MAURICE.

Et tu te fourres dans toutes ces mascarades ?

LORIN.

Ah ! mon ami, si tu connaissais la future déesse Raison comme je la connais, je te déclare que tu serais un de ses plus chauds partisans. Ce malin, je voulais te présenter à elle... ou plutôt la présenter à toi... et je l’attendais ; je ne sais pas pourquoi elle tarde.

MAURICE.

Ma foi, tant mieux ! car ta déesse Raison m’aurait trouvé fort maussade.

LORIN.

Raison de plus ! c’est une excellente fille, et elle t’aurait égayé... Mais tu la connais, d’ailleurs !... L’austère déesse que les Parisiens vont couronner de chêne et promener sur un char de papier doré, c’est Artémise.

MAURICE.

Artémise ! Qu’est-ce que c est que cela ?...

LORIN.

Une petite brune, avec des dents blanches, des yeux comme des escarboucles... dont j’ai fait connaissance, l’année dernière, au bal de l’Opéra... À telle enseigne, que tu vins souper avec nous.

MAURICE.

Ah ! oui, je me rappelle.

LORIN.

C’est elle qui a le plus de chances, je l’ai présentée au concours... Tous les thermopyles m’ont promis leur voix ; promets-moi la tienne et celle de tes amis !... Dans trois jours, élection générale ! aujourd’hui, repas préparatoire !... Il y a des intrigues, des cabales... Mais j’ai mis dans ma tête qu’Artémise serait déesse, et elle le sera, ou le diable... ah ! oui, nous avons encore le diable, ou le diable m’emporte ! Allons, riens, nous lui ferons mettre sa tunique.

MAURICE.

Excuse-moi, mon cher, j’ai toujours eu une grande répugnance...

LORIN.

Pour habiller les déesses ? Peste ! tu es difficile ?... Ah ! je vois ce que c’est !

MAURICE.

Et que vois-tu ?

LORIN.

Je vois que tu attends ta déesse Raison, à toi.

MAURICE.

Corbleu ! que les amis spirituels sont gênants !... Va-t’en, Lorin... ou je te charge d’imprécations, toi et ta déesse !

LORIN, baissant le dos.

Charge, mon ami, charge !

AGÉSILAS.

Citoyen !

LORIN.

Ah ! citoyen Agésilas, tu entres dans un mauvais moment, ton maître allait être superbe !

MAURICE.

Que veux-tu ?

AGÉSILAS.

Moi ? Je ne veux rien ; c’est la citoyenne Artémise qui dit que le citoyen Lorin lui a donné rendez-vous ici.

LORIN.

C’est vrai ; mais le citoyen Maurice se refuse absolument à recevoir Sa Divinité.

MAURICE.

Que diable dis-tu donc là ?

S’élançant vers la porte.

Citoyenne, entre donc, je te prie.

 

 

Scène V

 

MAURICE, LORIN, AGÉSILAS, ARTÉMISE

 

ARTÉMISE.

Salut et fraternité !

À Lorin.

D’abord, présente-moi au citoyen Maurice.

LORIN.

Citoyen Maurice, j’ai l’honneur de te présenter la citoyenne Artémise.

MAURICE.

Citoyenne...

LORIN.

Comme tu viens tard, déesse !

ARTÉMISE.

Tard ?...

LORIN.

Sans doute, il est près de midi.

ARTÉMISE.

Ah ! je viens tard ?... Eh bien, attends ! tu vas voir ce que j’ai fait ; d’abord, c’est aujourd’hui quintidi, jour de séance à mon club ; j’y étais à neuf heures ; à dix, j’en suis sortie.

LORIN.

Et depuis dix heures, déesse... ?

ARTÉMISE.

Depuis dix heures, je me suis occupée de ma future divinité ; j’ai visité mes électeurs ; j’ai fait imprimer mes trois derniers discours ; j’ai mis la citoyenne couturière en demeure... car elle me brode une robe bleu de ciel, parsemée d’étoiles d’or... et c’est très long à broder, les étoiles !

LORIN.

Tout cela est très bien ; mais ne pouvais-tu te dispenser du club ?

ARTÉMISE.

C’eût été beau, qu’une future déesse ne dit pas son opinion sur les événements présents !

LORIN.

Et tu l’as dite ?

ARTÉMISE.

J’ai fait un discours superbe !

LORIN.

Improvisé ?

ARTÉMISE.

D’un bout à l’autre ! Ce que j’ai dit, je n’en sais rien. Mais les journalistes l’ont écrit, et vous le lirez demain dans l’Ami du peuple.

LORIN.

C’est un trésor que cette femme-là !... Je suis sûr d’une chose.

ARTÉMISE.

Laquelle ?

LORIN.

C’est qu’au milieu de tout cela, elle a trouvé moyen d’avoir des nouvelles du Temple.

ARTÉMISE.

Et positives, encore. Je sors de chez mon amie la citoyenne Tison, rue des Nonaindières, n° 24, la fille du concierge du Temple, cette jolie blanchisseuse qui a inventé le plissage à la nation.

MAURICE.

Eh bien ?

ARTÉMISE.

Elle m’a tout raconté. Elle sait cela de première main, elle... Oh ! l’alarme a été chaude !

LORIN.

Et était-ce, en effet, le chevalier de Maison-Rouge ?

ARTÉMISE.

En personne, à ce qu’il paraît. Tout cela est retombe, me de juste, sur la prisonnière. On lui a enlevé son enfant. On l’a remis aux mains d’un honnête artisan qui doit lui apprendre un état... attendu que tous les Français sont libres, et, par conséquent, doivent travailler. Maintenant, c’est très loin, la rue des Nonaindières, et il fait très chaud... de sorte que je meurs de soif !

MAURICE.

Soyez tranquille, déesse, ou va vous désaltérer... Agésilas !

AGÉSILAS.

Citoyen ?...

LORIN.

Du nectar... pour la citoyenne déesse !

AGÉSILAS.

De quel cru la citoyenne déesse le préfère-t-elle ?

ARTÉMISE.

De Madère.

AGÉSILAS.

Sec ou doux ?

ARTÉMISE.

Sec !... Il a une bonne petite figure, le citoyen Agésilas.

LORIN.

Et quelle est ton opinion personnelle sur l’attentat du Temple ?...

ARTÉMISE.

Mon opinion est que ce qui a échoué aujourd’hui réussira demain ! Que voulez-vous ! au lieu de mettre les femmes en réquisition, on a la fureur de confier le sort de la patrie à des hommes !... tant pis pour la patrie !

MAURICE.

Ah ! n’humiliez pas trop les pauvres mortels, déesse.

ARTÉMISE.

Vous m’appelez toujours déesse...

LORIN.

Eh bien ?

ARTÉMISE.

Je ne le suis pas encore.

MAURICE.

Mais vous le serez.

ARTÉMISE.

Je n’en sais lien, ma foi !... il y a concurrence, te marché au beurre et aux œufs présente une candidate ; le poisson d’eau douce en présente une autre et prétend avoir cinq cents voix ; le marché aux fleurs a corrompu trois sections et porte la citoyenne Tubéreuse. Il n’y a pas jusqu’à la femme de mon imprimeur, de celui qui édite mes discours, qui ne se fasse appuyer par tout l’Opéra, sous prétexte qu’elle est coryphée !... et, pour comble de malheur, voilà le citoyen Maurice, dont on m’avait promis la voix, qui menace de m’abandonner.

MAURICE.

Citoyenne Artémise, on t’a induite en erreur sur mes intentions ; mais...

ARTÉMISE.

Vous voulez connaître mes titres ? Rien de plus juste. D’abord, je suis parfumeuse.

LORIN.

Titre incontestable !

La déesse exhalant l’odeur de l’ambroisie...

MAURICE, sa clef à la bouche.

Lorin !

LORIN.

C’est juste ! voilà pour le physique.

MAURICE.

Maintenant, au moral ?

ARTÉMISE.

Au moral ? C’est justement par le moral que je brille ! En 1787... vous voyez que j’ai devancé la prise de la Bastille...

LORIN.

En 1787 ?...

ARTÉMISE.

J’étais au couvent de Sainte-Claude... J’avais quinze ans et je m’ennuyais beaucoup !... Je conquis ma liberté en escaladant un mur comme le citoyen Latude.

LORIN.

Personne ne tenait l’échelle ?

ARTÉMISE.

Si je commettais la sottise de vous répondre, citoyen Lorin, je ne serais pas digne d’être élue déesse Raison.

LORIN.

C’est vrai.

MAURICE.

En effet, voilà des titres ou ne peut plus recommandables.

ARTÉMISE.

Enfin, il y a une dernière considération.

MAURICE.

Laquelle ?...

ARTÉMISE.

Le costume de déesse est léger et ne convient pas à tout le monde.

AGÉSILAS, entrant avec un plateau.

Oh ! non !

LORIN.

Qu’est-ce que c’est, Agésilas ?

AGÉSILAS.

Citoyen, je disais : « Oh ! non ! »

ARTÉMISE.

Eh bien, le costume de déesse... chacun se connaît, citoyens... je crois qu’il ne m’ira point mal et que la patrie sera contente.

MAURICE.

Voilà, citoyenne, qui achève de me décider ; mon suffrage vous est acquis... et trois cents voix suivent toujours la mienne.

ARTÉMISE.

Alors, j’ai deux cent cinquante voix de majorité ! Citoyen électeur, merci ; je suis déesse !

MAURICE.

À la santé de Votre Divinité !

LORIN.

Hein ! quelle majesté !

ARTÉMISE.

C’est au Champ de Mars, le jour de la cérémonie, qu’il faudra me voir !... Je vous ferai placer dans les coulisses

LORIN.

Je demande une place d’orchestre.

 

 

Scène VI

 

MAURICE, LORIN, AGÉSILAS, ARTÉMISE, ARISTIDE

 

ARISTIDE, bas, à Maurice.

Citoyen Maurice !

MAURICE, bas.

Quoi ?

ARISTIDE.

On l’a vu !

MAURICE.

Qui ?...

ARISTIDE.

Le citoyen commissionnaire.

MAURICE.

Où est-il ?

ARISTIDE.

Mon apprenti le suit...

MAURICE.

Agésilas, mon bonnet !

AGÉSILAS.

Voilà, citoyen.

MAURICE.

Ma constitution !

AGÉSILAS.

Voilà !

LORIN.

Mais où cours-tu si vite ?

MAURICE.

Ne t’inquiète pas, citoyenne ; je te laisse en bonne compagnie... Lorin, la maison est à toi. Si tu veux dîner ici, tu as Agésilas. Adieu ! adieu !

À Aristide.

De quel côté allait-il ?

ARISTIDE.

Du côté du pont Neuf.

MAURICE.

C’est cela !

 

 

Scène VII

 

LORIN, ARTÉMISE, AGÉSILAS

 

ARTÉMISE.

Il a quelque chose, ton ami.

LORIN, se touchant le front.

Là !

ARTÉMISE, se touchant le cœur.

Non, là ! je m’y connais.

LORIN.

Quoi ! Raison, vous vous connaissez en folies ?

ARTÉMISE.

C’est ce qui fait ma force... Mais, citoyen Lorin, tu sais que j’avais soif tout à l’heure ?

LORIN.

Oui. Eh bien ?

ARTÉMISE.

Eh bien, il n’y a rien qui creuse comme la soif ; j’ai faim maintenant.

LORIN.

J’aime voire activité, déesse... Agésilas, mets la table ! Le vin est bon, et tu me dois une revanche.

ARTÉMISE.

Non pas, non pas, je rentre à la maison. J’ai un pâté de Lesage que je ne veux point laisser détériorer... et, puisque tu trouves le vin bon...

LORIN.

Excellent !

ARTÉMISE.

J’emporte le flacon.

LORIN.

Prévoyante déesse, va !

Ils sortent.

AGÉSILAS.

C’est la raison même !

 

 

Troisième Tableau

 

Le jardin de Dixmer. À droite, une serre ; à gauche, un pavillon ; mur au fond.

 

 

Scène première

 

DIXMER, assis, UN CLERC DE NOTAIRE, debout, et lisant un acte

 

LE CLERC.

« Et a signé avec son collègue, ce 1er messidor an II de la République française une et indivisible. »

DIXMER.

Et, moyennant la signature de ce contrat, moyennant la somme de vingt-deux mille livres que je vais vous remettre, je puis disposer de la maison ce soir même ?

LE CLERC.

Ce soir même, citoyen Dixmer ?

DIXMER, signant.

Voilà déjà une des formalités accomplie !... Maintenant, reste la plus importante.

Il lui remet une liasse d’assignats.

LE CLERC.

Vingt-deux mille livres... C’est bien cela... Merci, citoyen.

DIXMER.

Adieu !

LE CLERC.

Et pour l’enregistrement ?

DIXMER.

Vous m’enverrez la note.

LE CLERC.

Très bien.

Il va pour sortir par la porte du jardin.

DIXMER, lui indiquant une porte à gauche.

Par ici, monsieur ; il y a une ruelle qui conduit au quai... C’est le chemin le plus court...

Le Clerc sort.

UN HOMME, à Dixmer.

Monsieur, nous sommes espionnés...

DIXMER.

Montez sur cette échelle, et surveillez !...

L’Homme va regarder par-dessus le mur.

 

 

Scène II

 

DIXMER, LE CHEVALIER

 

LE CHEVALIER, entrant.

L’achat de cette maison près du Temple, est-ce fini ?

DIXMER.

Signé !

LE CHEVALIER.

Bravo ! Et nous entrons en possession... ?

DIXMER.

Ce soir même... Avez-vous vu, chevalier, cet homme qui vantait ses caves, comme s’il s’était douté de ce que nous en voulions faire ?

LE CHEVALIER.

Il y a des hasards singuliers !... Ces caves, en effet, nous épargnent au moins trois jours de besogne, puisqu’elles s’étendent jusque sous les murailles du Temple... Et, maintenant que la reine est prévenue de se tenir sur ses gardes, il ne s’agit plus que de lui apprendre que, dans quatre jours, tout sera prêt pour son évasion. Mais comment l’instruire ?... Encore si nous avions quelques amis parmi les municipaux qui seront de service d’ici là... Savez-vous quelle est la section qui fournira le poste jeudi prochain ?

DIXMER.

La section Lepelletier.

LE CHEVALIER.

Des jacobins furieux.

DIXMER.

Oui, c’est une difficulté ; j’y songerai...

LE CHEVALIER.

Mais, au nom du ciel, mon ami, ne mêlez plus votre femme à tous nos complots ! Songez à quels dangers vous avez exposé Geneviève, lorsque vous l’avez envoyée, seule, la nuit, à la barrière du Roule, pour m’apporter ce déguisement, à la faveur duquel j’ai pu rentrer dans Paris ?

DIXMER.

Et pourquoi les femmes ne feraient-elles pas aussi le sacrifice de leur vie, si leur vie est nécessaire au salut de la reine ? Héloïse Tison, une pauvre ouvrière, Héloïse Tison, la fille du concierge de la prison du Temple, ne se sacrifie-t-elle pas à notre cause ? Pourquoi Geneviève ne ferait-elle pas ce que fait Héloïse ? La citoyenne Roland n’a-t-elle pas partagé l’exil de son mari, et ne partagera-t-elle point sa mort, si les girondins sont pris ?

LE CHEVALIER.

Oui ; mais la citoyenne Roland...

DIXMER.

Achevez...

LE CHEVALIER.

Non... rien !...

DIXMER.

La citoyenne Roland aime son mari, alliez-vous dire, tandis que Geneviève ne m’aime pas.

LE CHEVALIER.

Dixmer, je n’ai point dit cela, mon ami.

DIXMER.

Eh bien. Je le dis, moi ! Oh ! je le sais bien... Geneviève a fait, en m’épousant pour obéir à son père, ce qu’on appelle un mariage de raison ; mais ce n’est pas un motif, parce que son cœur est sans amour, pour qu’il soit aussi sans courage.

LE CHEVALIER.

Dixmer, je vous le répète, Geneviève ne peut, ne doit pas être compromise.

DIXMER.

Je ne demande pas à Geneviève son cœur, qu’elle me refuserait ; je lui demande ce qu’elle me doit, la soumission ; j’ai à m’acquitter d’une dette de reconnaissance, chevalier... Vous m’avez, un jour, sauvé la fortune, l’honneur !...

LE CHEVALIER.

Ne parlons jamais de cela...

DIXMER.

Parlons-en, monsieur, au contraire ; j’étais plus qu’à moitié dans l’abîme, vous m’avez sauvé eu sacrifiant toute votre fortune, en compromettant votre nom, votre nom qui était sans tache... Eh bien, j’ai juré que Dixmer... que tout ce qui porterait le nom de Dixmer, n’existant que par vous, vous appartiendrait sans partage ; que vos périls seraient mes douleurs, vos caprices mes passions... Or, chevalier, ce bonheur m’est enfin arrivé, que vous ayez eu besoin de mon aide... Me voici... Je suis à vous... Tout ce qui porte mon nom fera comme moi-même ; il le faut ; je le veux. D’ailleurs, ma femme n’est-elle pas une sœur pour vous ? Croyez-vous qu’on ait besoin de la forcer à vous servir ?... Si vous le pensiez, chevalier, vous nous feriez à tous une mortelle injure !... Vous nieriez chez moi la reconnaissance, chez elle l’amitié !

LE CHEVALIER.

Merci de ces paroles dévouées, Dixmer ; je ferai en sorte que Geneviève ne souffre jamais à cause de moi ; quant à vous, je puis accepter vos services, votre dévouement... Hélas ! je le dois... je n’ai pas d’autre moyen pour atteindre au but que je me propose ! je suis proscrit, Dixmer ; errant, forcé de me cacher, je ne puis rien entreprendre par moi-même ; vous, vous êtes libre, connu, entouré de la confiance publique... Agissez... Vous êtes le bras. Ce que la République demande à tout conspirateur qui a perdu, c’est la tête... Si nous perdons, je payerai.

DIXMER.

Chevalier, secondez-moi seulement... c’est tout ce que je réclame de vous. Maintenant, voici les clefs de la maison... Allez, visitez les caves, et indiquez sur la muraille l’endroit où nous devons commencer la fouille qui doit aboutir à la cantine du Temple...

Remontant vers le fond.

Maintenant, cet homme... ?

 

 

Scène III

 

DIXMER, LE CHEVALIER, QUELQUES HOMMES, au service de Dixmer

 

UN HOMME.

C’est décidément à nous qu’il en veut !... Voilà trois fois qu’il sort de la ruelle et trois fois qu’il y rentre !

DIXMER.

Où est-il ?

L’HOMME, le conduisant au mur du fond, et remontant à l’échelle.

Là !...

DIXMER.

Que fait-il ?

L’HOMME.

Il hésite... Ah ! le voilà qui revient !

DIXMER.

Il faut prendre un parti. Que trois de vous aillent lui couper la retraite du côté de la rue ; que trois autres se glissent par ici, dans la petite maison. De cette façon, il sera cerné... Mieux vaut le prendre vivant que mort... Vivant, nous saurons au moins à qui il en veut... Allez !

Six des Hommes sortent.

L’HOMME.

Ah !

DIXMER.

Quoi ?

L’HOMME.

Il s’approche de la petite maison.

DIXMER.

Écoutons.

On entend le bruit d’une lutte ; un corps pesant tombe ; deux on trois menaces étouffées se perdent et s’éteignent dans le silence qui leur succède.

C’est fini !

LE CHEVALIER.

Vous n’avez point ordonne qu’on le tuât, j’espère ?

DIXMER.

Non, j’ai ordonné qu’on le prit ; mais, s’il résiste... ma foi !...

LE CHEVALIER.

On l’apporte !...

 

 

Scène IV

 

DIXMER, LE CHEVALIER, QUATRE HOMMES, apportant MAURICE, garrotté, bâillonné, les yeux bandés, DEUX AUTRES HOMMES reviennent par-dessus le mur

 

DIXMER.

Qui es-tu ?

MAURICE, débarrassé du bâillon.

Je suis un homme qu’on assassine !

DIXMER.

Ajoute que tu es un homme mort, si tu parles haut, si tu appelles ou si tu cries !

MAURICE.

Si j’avais dû crier, je n’eusse point attendu jusqu’à présent.

DIXMER.

Es-tu prêt à répondre à mes questions ?

MAURICE.

Questionne d’abord ; je verrai après si je dois répondre.

DIXMER.

Qui t’envoie ici ?

MAURICE.

Personne !

DIXMER.

Tu y viens donc pour ton propre compte ?

MAURICE.

Oui.

DIXMER.

Tu mens.

MAURICE, après un mouvement pour se dégager.

Je ne mens jamais !

DIXMER.

En tout cas, que tu viennes de ton propre mouvement, ou que tu sois envoyé, tu es un espion...

MAURICE.

Et vous, vous êtes des lâches !...

TOUS.

Des lâches, nous ?

MAURICE.

Oui, vous êtes sept ou huit contre un homme garrotté, et vous insultez cet homme... Lâches ! lâches ! lâches !...

TOUS, avec un mouvement de menace.

Oh !...

LE CHEVALIER, les arrêtant d’un signe.

Il n’y a pas d’insulte là, monsieur !... Dans le temps où nous vivons, on peut être espion sans être un malhonnête homme !... Seulement, on risque sa vie !...

MAURICE.

Soyez le bienvenu, vous qui avez prononcé cette parole !... J’y répondrai loyalement...

LE CHEVALIER.

Répondez alors ; qu’êtes-vous venu faire dans ce quartier ?

MAURICE.

Y chercher une femme.

DIXMER.

Tu mens !...

MAURICE.

Voilà déjà deux fois que la même voix m’insulte, et que, ne pouvant pas tirer satisfaction de cette insulte, je me contente de répondre que je ne mens jamais !...

DIXMER.

Et, pour la seconde fois aussi, la même voix te dit : Avoue ton projet, ou tu mourras !

MAURICE.

Alors, tue-moi tout de suite... puisque je n’ai pas autre chose à dire que ce que j’ai dit.

LE CHEVALIER.

Voyons, qui es-tu ?

MAURICE.

Je suis un patriote, un jacobin, un homme, enfin, dont le plus beau jour sera celui où il mourra pour la liberté.

Silence.

Eh bien, frappez, maintenant ; vous savez qui je suis !...

LE CHEVALIER.

Emmenez le prisonnier là !...

Il indique une serre. On emporte Maurice ; on le met dans une espèce de serre grillée, sur le devant de la scène, les mains liées derrière le dos, et les yeux bandés ; puis on l’enferme.

MAURICE.

Je suis perdu... Ils vont me mettre une pierre au cou, et me jeter dans quelque trou de la Bièvre !...

DIXMER, plaçant une sentinelle armée d’une carabine.

Tiens-toi là !

LE CHEVALIER.

Délibérons, messieurs.

MAURICE, dans la serre.

Si je pouvais détacher mes mains, seulement !

DIXMER.

Messieurs, prenez-y garde... Comme l’a dit tout à l’heure le chevalier, il y a aujourd’hui des espions dans toutes les classes. Ce jeune homme est envoyé pour surprendre nos secrets... En lui faisant grâce, nous courons risque qu’il nous dénonce !...

MAURICE, qui cherche.

Oh ! une bêche !

LE CHEVALIER.

Mais en lui faisant donner sa parole d’honneur... ?

DIXMER.

 

Sa parole ?... Il la donnera, puis il la trahira !... Est-ce qu’on peut se fier à une parole ?

LE CHEVALIER.

Nous connaît-il donc, pour nous dénoncer ?... et sait-il ce que nous faisons ?...

DIXMER.

Non, il ne nous connaît pas ; non, il ne sait pas ce que nous faisons ; mais il sait l’adresse... il reviendra, et, celle fois, bien accompagné...

MAURICE, qui, en dressant la bêche, est parvenu à couper ses liens.

Ah !...

LE CHEVALIER.

Vous êtes donc pour la mort, messieurs ?...

DIXMER.

Oui ! cent fois, oui !... Je ne vous comprends pas avec votre magnanimité, mon cher ! Si le comité de salut public vous tenait, il ne ferait pas tant de façons !

MAURICE, arrachant son bandeau.

Ah ! une fenêtre grillée... Une sentinelle la garde ; les autres sont là-bas ; je pourrai entendre ce qu’ils disent.

Il s’approche de la porte.

LE CHEVALIER.

Ainsi donc, vous persistez dans votre décision ?...

DIXMER.

Vous n’allez pas vous y opposer, je l’espère ?

LE CHEVALIER.

Messieurs, je n’ai que ma voix ; elle est pour la liberté de cet homme ; vous en avez six, elles sont toutes six pour sa mort.

TOUS.

Pour la mort !

LE CHEVALIER.

Va donc, pour la mort !

MAURICE.

Pour la mort !... En tout cas, avant qu’on m’assassine, j’en tuerai plus d’un.

Il saisit la bêche.

LE CHEVALIER.

Et Geneviève ?...

DIXMER.

Elle doit être dans ce pavillon !

LE CHEVALIER.

Voyez-y.

UN HOMME, au Chevalier.

Si vous m’en croyez, puisque vous avez décidé sa mort, on le tuera tout bonnement d’un coup de carabine à travers les barreaux...

UN AUTRE.

Pas d’explosion !... Une explosion pourrait nous trahir.

LE CHEVALIER, à Dixmer.

Eh bien ?

DIXMER.

Elle ne se doute de rien ; elle n’a rien entendu... Elle lit.

UN HOMME.

Et vous, Dixmer, êtes-vous pour le coup de carabine ?

DIXMER.

Non, non ; autant que possible, pas d’armes à feu !... Le poignard !...

L’HOMME.

Soit, le poignard ; allons !...

UN AUTRE.

Allons !...

Ils montent les degrés et mettent la clef dans la serrure.

MAURICE.

Il n’y a que ce moyen !...

Il s’élance par la porte ouverte, tombe sur l’Homme en faction, et lui arrache sa carabine.

LE FACTIONNAIRE.

À l’aide ! au secours !... Il se sauve !

DIXMER.

Mille démons !... Je vous le disais bien...

Il poursuit Maurice.

MAURICE.

Le premier qui approche est mort !...

Il essaye d’ouvrir la porte du fond et ne peut pas ; il essaye de monter par-dessus le mur, et retombe ; enfin, il s’élance par une porte de derrière dans le pavillon en face.

GENEVIÈVE, accourant au bruit.

Qu’y a-t-il, mon Dieu ? Dites !... dites !...

La porte de la chambre s’ouvre violemment.

Monsieur, qui êtes-vous ? que voulez-vous ?...

MAURICE, entrant.

Madame !...

DIXMER.

Range-toi, Geneviève... Range-toi, que je le tue !

MAURICE.

Geneviève !

GENEVIÈVE.

Maurice !

DIXMER.

Geneviève, ne m’entendez-vous pas ?

MAURICE.

Geneviève, parmi ces assassins !

GENEVIÈVE, à Maurice.

Silence !

À Dixmer, en s’approchant sur le seuil de la porte du pavillon.

Oh ! vous ne le tuerez pas...

DIXMER.

C’est un espion !

GENEVIÈVE.

Lui, un espion ? lui, Maurice ?...

LE CHEVALIER.

Vous le connaissez ?

DIXMER.

Vous le connaissez, madame ! vous l’avez nommé !... Ah !...

Il le couche en joue de nouveau.

LE CHEVALIER, l’arrêtant.

Dixmer !

DIXMER.

N’entendez-vous pas qu’elle le connaît, qu’il venait pour elle, que c’était un rendez-vous ?

GENEVIÈVE.

Monsieur, celui que vous voulez assassiner m’a sauvé la vie !...

DIXMER.

La vie !... Et quand cela ?...

GENEVIÈVE.

Hier, au soir, quand je revenais seule du faubourg du Roule... J’étais arrêtée ; j’allais être conduite en prison, interrogée... J’étais perdue... et je vous perdais... M. Maurice s’est trouvé la par hasard, et a pris ma défense !... Il m’a rendue à la liberté, à la vie !... Hier, quand vous m’avez vue revenir, quand vous m’avez demandé pourquoi j’étais si pâle, si tremblante... eh bien, je venais d’échapper à ce danger ; et cela, je vous le répète, grâce à celui que vous voulez tuer !...

DIXMER.

Et pourquoi n’est-ce qu’aujourd’hui que vous me faites cet aveu, madame ?...

GENEVIÈVE.

Eh ! monsieur, vous le savez bien : parce que les choses les plus innocentes peuvent être interprétées à mal.

LE CHEVALIER.

Dixmer, vous êtes si violent, si jaloux !...

DIXMER.

Oui, c’est vrai, chevalier, vous avez raison...

MAURICE.

Ah ! je comprends, maintenant...

GENEVIÈVE, bas, à Maurice.

Cachez cette bague : tout le monde la connaît ici !

DIXMER.

Pardon, citoyen ; mais je ne pouvais deviner en toi le protecteur inconnu de ma femme, puisque j’ignorais même qu’elle eût eu besoin de protecteur.

MAURICE.

Mariée !... Ah ! voilà donc pourquoi elle n’a point voulu être accompagnée par moi...

DIXMER.

Si j’eusse été informé de cette circonstance, qu’on a cru devoir me cacher, tu le vois bien, nous n’aurions point un seul instant suspecté ton honneur, ni soupçonné les intentions...

MAURICE.

Mais enfin, citoyen, on ne tue pas tous ceux dont on ignore le nom, et tu voulais me tuer... Quel était le motif d’une pareille détermination ?

DIXMER.

Écoute... ce n’est pas envers toi que je puis garder des secrets, citoyen, et je me confie à ta loyauté.

MAURICE.

Du moment qu’il y a un secret...

DIXMER.

Tu dois tout savoir...

Le Chevalier s’est approché de Dixmer.

LE CHEVALIER.

Qu’allez-vous lui dite ?

DIXMER.

Soyez tranquille, notre fable habituelle... Mais, vous-même, chevalier...

LE CHEVALIER.

Je vais changer de costume, et je reviens.

Il sort.

MAURICE, à Dixmer.

Citoyen, je te le répète, il est inutile...

DIXMER.

Non pas, et tu ne dois conserver aucun doute sur les hommes dont le hasard t’a rapproché... Écoute donc... Je suis maître tanneur, et chef de cette tannerie... La plupart des acides que j’emploie pour la préparation de mes peaux, sont des marchandises prohibées. Or, les contrebandiers avaient avis d’une déclaration faite au conseil général, tu le voyant rôder autour de la maison, avec ce costume et cet air décidé, nous avons eu peur, et, je ne te le cache pas, ta mort était résolue...

GENEVIÈVE.

Mon Dieu !...

MAURICE.

Oh ! tu ne m’apprends rien de nouveau ; j’ai entendu votre délibération, et j’ai vu la carabine !...

DIXMER.

Citoyen, je t’ai demandé pardon.... Comprends donc ceci : grâce aux désordres du temps, nous sommes en train, M. Morand, mon associé, et moi, de faire une immense fortune ; nous avons la fourniture des sacs militaires ; tous les jours, nous en faisons confectionner quinze cents ou deux mille... La municipalité, qui a fort à faire, ne trouve pas le temps de vérifier nos comptes ; de sorte... dame, il faut bien l’avouer... de sorte que nous pêchons un peu en eau trouble !

MAURICE.

Maintenant, je comprends tes craintes ; mais tu es rassuré, n’est-ce pas, et tu sais que je n’irai pas te dénoncer ?

DIXMER.

Rassuré au point que je ne te demande même plus ta parole.

Il lui tend la main.

Maintenant, confidence pour confidence... À ton tour, que venais-tu faire ici ? Voyons !

MAURICE.

Tu le sais...

DIXMER.

Tu suivais une femme ?...

GENEVIÈVE.

Il a dit... ?

MAURICE.

Oui, une femme qui, l’autre soir, m’a dit demeurer vieille rue Saint-Jacques...

DIXMER.

Mais tu sais son nom, sa position sociale ?

MAURICE.

Je ne sais rien, sinon qu’elle était petite, blonde, qu’elle avait l’air fort éveillé... quelque chose comme une grisette, enfin ; aussi, pour me rapprocher d’elle, avais-je pris cet habit populaire... Tu vois !

DIXMER.

Allons, voilà qui explique tout, et, quand tu m’auras dit ton nom...

MAURICE.

Je me nomme Maurice Linday !

DIXMER.

Maurice Linday, secrétaire de la section Lepelletier ?...

MAURICE.

Moi-même, et, de plus, lieutenant dans la garde civique et officier municipal !...

DIXMER, aux autres.

C’est Dieu qui nous l’envoie !

LES AUTRES.

Citoyen, tu nous pardonnes, n’est-ce pas ?

MAURICE, riant.

Sans doute, citoyens... Du moment que c’est par erreur !

DIXMER, bas, à sa femme.

Il faut que je vous parle, madame.

GENEVIÈVE.

Quand cela ?

DIXMER.

Tout de suite !

MAURICE.

Maintenant, citoyen, il est temps que je me retire ; fais-moi remettre dans mon chemin seulement, et...

DIXMER.

Quoi déjà ?...

MAURICE, saluant Geneviève.

Ma présence a causé chez toi assez de dérangement, citoyen, pour que je ne la prolonge pas plus longtemps qu’il n’est absolument nécessaire.

DIXMER, avec une feinte bonhomie.

Ah ! par ma foi ! non, il ne sera pas dit qu’ayant fait, quoique d’une façon singulière, une aussi précieuse connaissance que la vôtre, je vous laisserai partir ainsi.

MAURICE.

Cependant, citoyen, je crois qu’il serait indiscret de ma part... et tu permettras... ainsi que la citoyenne...

Il s’incline.

GENEVIÈVE.

Mon Dieu ! qu’avez-vous ? Du sang,

Elle montre la poitrine de Maurice.

là !...

DIXMER.

Du sang ?...

MAURICE, à Dixmer.

Oh ! rien, ou presque rien... Un de tes contrebandiers qui a eu la main moins légère que sans doute il ne voulait lui-même !...

DIXMER.

Blessé !... Citoyen Maurice, tu ne sortiras point d’ici que je ne sois rassuré sur la gravité de ta blessure... Tu comprends... blessé... blessé chez moi ! un homme à qui je dois la vie de ma femme !... Armand, Armand, vous qui êtes un peu chirurgien !...

MAURICE.

Mais non.

DIXMER.

Joignez-vous donc à moi, madame, je vous prie... Vous aurez plus d’influence que moi sur votre sauveur.

GENEVIÈVE.

Moi, monsieur ?

DIXMER.

Sans doute !

Bas.

Je vous dis qu’il faut qu’il reste... Ne comprenez-vous pas que cet homme peut nous être utile ?...

GENEVIÈVE.

Citoyen, je me joins à mon mari pour vous prier de ni pas nous quitter ainsi ; notre inquiétude serait trop grande !

MAURICE.

Comment ! citoyenne, tu as la bonté de t’inquiéter... ?

DIXMER.

Pardieu ! c’est bien le moins qu’elle te doit...

UN HOMME.

Allons, viens, citoyen Linday ; comme on te le disait tout à l’heure, je suis un peu chirurgien !...

MAURICE.

Puisque vous le voulez absolument...

DIXMER.

Dans ma chambre, citoyen Armand, dans ma chambre !...

MAURICE.

J’obéis ; mais, en vérité...

DIXMER.

Va, citoyen, va !...

Ils sortent.

 

 

Scène V

 

DIXMER, GENEVIÈVE

 

DIXMER.

Geneviève !...

GENEVIÈVE.

Monsieur !...

DIXMER.

Maintenant que nous sommes seuls, qu’est-ce que toute cette fable... de rencontre... de danger... de secours apporté par ce jeune homme ?...

GENEVIÈVE.

Monsieur, je vous jure que ce n’est point une fable ; c’est, au contraire, la plus exacte vérité !...

DIXMER.

Pourquoi ne m’avez-vous rien dit de tout cela, alors ?

GENEVIÈVE.

Eh ! monsieur, vous savez bien que je n’ose rien vous dire...

DIXMER.

Vous lui aviez donc donné votre adresse, à ce jeune homme ?

GENEVIÈVE.

Non, monsieur.

DIXMER.

Dit votre nom, au moins ?

GENEVIÈVE.

Mon nom, oui... mais pas le vôtre.

DIXMER.

Eh ! madame, vous savez bien que, depuis cinq ans, nos deux noms n’en font qu’un.

GENEVIÈVE, avec un soupir.

Oui !...

DIXMER.

Pour votre malheur, alliez-vous dire... Eh ! dites, mon Dieu !...

GENEVIÈVE.

Monsieur, par grâce ! ne me faites pas dire ni ce que je n’ai pas dit, ni ce que je n’ai pas voulu dire.

DIXMER.

Enfin, il n’en est pas moins vrai que c’est vous qu’il venait chercher ici.

GENEVIÈVE.

Il me semble cependant que ce portrait qu’il a fait de la personne qu’il a suivie...

DIXMER.

Vous écoutiez donc ?...

GENEVIÈVE.

Monsieur, la situation était assez grave pour cela, je pense...

DIXMER.

C’est bien.

GENEVIÈVE.

D’ailleurs, monsieur, le hasard que ce jeune homme a invoqué cette fois-ci ne lui pourra plus servir de prétexte, et j’espère qu’il sera assez discret pour ne plus revenir dans cette maison...

DIXMER.

Au contraire, madame, il faut qu’il y revienne... N’avez-vous point entendu son nom ?

GENEVIÈVE.

Maurice Linday.

DIXMER.

Sa qualité ?

GENEVIÈVE.

Lieutenant dans la garde civique, secrétaire de la section Lepelletier.

DIXMER.

Et municipal au Temple !...

GENEVIÈVE.

Eh bien ?...

DIXMER.

Eh bien, vous qui connaissez tous nos projets, vous qui savez que, ce soir même, j’ai acheté, près du Temple, une maison dont les caves vont être fouillées pour nous conduire jusqu’à la reine, vous ne comprenez pas que la rencontre du citoyen Maurice Linday soit un miracle de la Providence ?

GENEVIÈVE.

Un miracle ?...

DIXMER.

Sans doute... N’est-ce pas un miracle qu’hier, au moment où cette patrouille vous arrêtait, il se soit trouvé là un jeune homme brave, dévoué, et joignant à ces qualités assez de puissance pour vous arracher aux mains de vos persécuteurs ? Si ce n’est point un miracle, madame, quel nom donnerez-vous à cette rencontre ?

GENEVIÈVE.

Monsieur, je vous jure, par ce que j’ai de plus sacré au monde, que j’ai vu hier au soir M. Maurice pour la première fois, et cette nuit pour la seconde ; je vous jure qu’avant l’heure où il fut attiré par mes cris, je ne l’avais ni aperçu ni rencontré ; je vous jure, enfin, qu’il m’était et qu’il m’est encore parfaitement inconnu !...

DIXMER.

Eh bien, je ne discuterai plus sur le mot, et je reviendrai au fait... Je disais donc que c’est un grand bonheur que nous nous trouvions, grâce à vous, madame, en relation avec un homme jouissant d’une réputation de patriotisme aussi reconnue que celle de M. Maurice Linday, d’un homme, enfin, par lequel nous pouvons nous faire ouvrir toutes les portes qui se ferment obstinément devant nous.

GENEVIÈVE.

Eh ! monsieur, faites vis-à-vis de ce jeune homme telles instances qu’il vous plaira, je ne m’y oppose point !...

DIXMER.

Oh ! moi, madame, vous sentez que je n’y tenterai même pas ; je doute trop de mon influence !...

GENEVIÈVE.

Et vous croyez à la mienne ?...

DIXMER.

Je crois que, lorsqu’on a risqué pour une femme ce que ce jeune homme a risqué pour vous, l’échafaud hier, le poignard aujourd’hui, on est tout prêt à poursuivre cette route, surtout si cette route est ouverte par une main amie !...

GENEVIÈVE.

Permettez-moi, monsieur, de vous dire que ce moyen...

DIXMER.

Est tout naturel.

GENEVIÈVE.

Pas pour moi, du moins.

DIXMER.

Vous êtes bien opiniâtre, madame !

GENEVIÈVE.

Ai-je le droit de disposer de lui à son insu ; de compromettre son avenir, sa vie peut-être ?...

DIXMER.

Madame, il me semble qu’en temps de révolution, quand le sang coule par les rues, quand on défend une cause aussi sacrée que la nôtre, quand, enfin, on risque sa propre tête pour cette conviction que, si l’on réussit, on sauve tout un peuple ! madame, je le répète, il me semble qu’on ne doit pas être si scrupuleux ; d’ailleurs je suis un maître tanneur, et non un logicien ; je n’argumente pas, je conspire !... Il faut que nous entrions au Temple !... Ce jeune homme en tient les clefs entre ses mains... Faites qu’il nous en ouvre les portes, et que nous sauvions la reine !...

GENEVIÈVE.

Monsieur, demandez-moi ma vie, demandez-moi mon sang, demandez-moi mon honneur même ; mais ne me demandez pas l’honneur, le sang, la vie d’un homme que je ne connais que par le service qu’il m’a rendu !...

DIXMER.

C’est votre dernier mot ?

GENEVIÈVE.

C’est mon dernier mot.

DIXMER.

Très bien...

Il appelle.

Amis !...

Trois Hommes approchent.

Madame Dixmer vient de me faire comprendre toute la difficulté qu’il y a à se servir d’un homme comme le citoyen Maurice Linday... Or, cet homme, après les opinions qu’il nous a manifestées, s’il n’est point notre ami dévoué, devient notre ennemi mortel. Notre avis était de nous en débarrasser, tout à l’heure... J’en reviens à notre avis !... il ne faut pas que le citoyen Maurice Linday sorte de cette maison.

UN HOMME.

C’est bien.

GENEVIÈVE.

Que dites-vous, monsieur ?

DIXMER.

Je dis, madame, que je ne puis sacrifier votre tête, celle du chevalier, la mienne, celle de tous ces braves gens, et une tête bien autrement sacrée encore, à une fausse susceptibilité. Si M. Maurice Linday parle, il nous tue ; il mourra sans avoir eu le temps de parler...

GENEVIÈVE.

Monsieur, vous ne commettrez pas un pareil crime...

DIXMER.

Dans dix minutes, madame, il sera mort !...

GENEVIÈVE.

Monsieur, par grâce !...

DIXMER.

Oh ! vous me connaissez, madame ; à quoi bon des paroles inutiles ?...

Aux Hommes.

Allez, et faites comme il est dit.

GENEVIÈVE.

Non, non... Tout ce que vous voudrez, monsieur, tout !...

DIXMER.

Le voici !...

GENEVIÈVE.

Oh !...

DIXMER, à ses Hommes.

Arrêtez, et ne faites rien sans mes ordres ou sans ceux du chevalier.

GENEVIÈVE.

Mon Dieu, je respire !...

DIXMER, à Geneviève.

C’est lui ; faites, pour commencer, qu’il reste à souper avec nous ce soir...

GENEVIÈVE.

J’obéirai, monsieur...

 

 

Scène VI

 

DIXMER, GENEVIÈVE, MAURICE

 

DIXMER.

Eh bien, citoyen ?...

MAURICE.

Eh bien, je te l’avais dit, ce n’était rien... une égratignure que je ne sens déjà plus et qui, demain, sera guérie...

DIXMER.

Oui ; mais, pour cela, il faut boire à sa guérison...

MAURICE.

Tu dis, citoyen ?...

DIXMER.

Je dis que vous êtes mon hôte, que ceux que vous voyez autour de vous sont de bons enfants, patriotes comme vous, vos ennemis tout à l’heure, et maintenant vos amis. Or, il n’y a de véritable réconciliation que celle qui se fait à table, et, si vous le voulez bien, nous la scellerons ici, à l’endroit même où... comment appellerons-nous cela ?... où la querelle a eu lieu... Apportez la table ici ; il fait beau, et c’est un plaisir que de respirer ce bon air chargé du parfum des fleurs. N’est-ce pas, madame ?...

MAURICE, regardant Geneviève.

Mais c’est qu’en vérité, je crains de vous gêner !...

GENEVIÈVE.

Vous ferez plaisir à M. Dixmer en restant, monsieur...

MAURICE.

Eh bien, soit, je reste.

Bas.

Merci, Geneviève !... merci !...

 

 

Scène VII

 

DIXMER, GENEVIÈVE, MAURICE, LE CHEVALIER, déguisé

 

DIXMER.

Citoyen Maurice, je te présente le citoyen Morand, mon associé !...

MAURICE.

Citoyen Morand, enchanté de faire ta connaissance.

On apporte la table toute servie et des flambeaux.

LE CHEVALIER.

Citoyen Maurice, je me joins à mon ami Dixmer pour te prier d’oublier...

MAURICE.

Au contraire, permets-moi de me souvenir...

LE CHEVALIER.

De te souvenir ?... Comment cela ?...

MAURICE.

Tout à l’heure, six voix me condamnaient à mort, une seule a voté pour la vie et pour la liberté ; jamais je n’oublierai le son de cette voix.

DIXMER.

Allons, allons, citoyen Maurice, donne le bras à la citoyenne Dixmer... et à table !...

MAURICE, offrant son bras à Geneviève.

Geneviève, Geneviève ! que je suis heureux !...

LE CHEVALIER, à Dixmer.

Eh bien ?...

DIXMER.

Jeudi, nous entrons au Temple !...

 

 

ACTE II

 

 

Quatrième Tableau

 

La cour du Temple. À gauche, la cantine de la veuve Plumeau ; à droite, l’escalier qui monte au Temple et l’échoppe de Rocher adossée à cet escalier. Au fond, le jardin fermé par des murailles. Au-dessus de la muraille, les maisons de la rue Porte-Foin. Au lever du rideau, on relève le poste.

 

 

Scène première

 

DIXMER, en capitaine de la garde nationale, à la tête de SA COMPAGNIE, LE CHEVALIER, en garde national, LA VEUVE PLUMEAU

 

DIXMER.

Présentez armes ! haut les armes ! rompez vos rangs !

Les Gardes nationaux rompent les rangs.

Bonjour, veuve Plumeau !

LA VEUVE PLUMEAU.

Ah ! bonjour, citoyen Dixmer !

DIXMER.

Qu’as-tu à nous donner à déjeuner ? Voyons, cherche bien dans ta cuisine.

LA VEUVE PLUMEAU.

Je n’ai pas grand’chose : c’est la section Marceau qui sort d’ici. De vrais gourmands, et ils m’ont tout dévoré ; seulement, ils n’ont pas pu tout boire, et il me reste cinq ou six bouteilles d’un petit vin de Saumur...

DIXMER.

Je le connais ! mais, avec du vin de Saumur, il faut des côtelettes, et, après les côtelettes, un morceau de fromage de Brie.

LA VEUVE PLUMEAU.

On peut te procurer tout cela, citoyen.

DIXMER.

À la bonne heure !

LA VEUVE PLUMEAU.

Seulement, tu comprends, pour ne pas te faire attendre, je serai obligée de prendre tout cela chez le concierge, qui me fait concurrence, de sorte que je payerai un peu plus cher.

DIXMER.

C’est bien, c’est bien. Pendant ce temps, nous allons descendre à la cave, et choisir nous-même notre vin.

LA VEUVE PLUMEAU.

Fais comme chez toi, capitaine, fais comme chez toi.

Elle sort.

 

 

Scène II

 

DIXMER, LE CHEVALIER, GARDES NATIONAUX

 

DIXMER allume une chandelle.

Descendez vous-même, chevalier ; je vais guetter...

LE CHEVALIER.

Mais peut-être n’aurons-nous pas le temps, si elle ne va que chez le concierge.

DIXMER.

Soyez donc tranquille ; elle nous dit cela pour nous rançonner. Nous avons dix bonnes minutes devant nous.

Le Chevalier descend dans la cave, Dixmer soutient la trappe.

Eh bien ?

LE CHEVALIER.

La cave s’avance dans la direction de la rue de la Corderie, ainsi que nous l’avions prévu...

DIXMER.

Et vous êtes sûr que nos mineurs suivront bien la direction indiquée ?...

LE CHEVALIER.

Oui.

DIXMER.

Et que cette direction est exacte ?...

LE CHEVALIER.

Rapportez-vous-en à moi.

DIXMER.

Les entendez-vous ?

LE CHEVALIER.

Oui, ils approchent, et, dans une heure, l’ouvrage sera assez avancé pour qu’un seul coup de pioche mette en communication la cave et le souterrain.

 

 

Scène III

 

DIXMER, LE CHEVALIER, LA VEUVE PLUMEAU, GARDES NATIONAUX

 

Le Chevalier dépose deux bouteilles sur la table.

LA VEUVE PLUMEAU.

Voilà, citoyen ! c’était tout cuit, de sorte que tu n’auras pas la peine d’attendre.

DIXMER.

Merci, la mère ! Eh bien, citoyen Morand, as-tu fait ton choix ?

LE CHEVALIER.

Oui.

LA VEUVE PLUMEAU, regardant les bouteilles.

Allons, allons, vous n’avez pas pris du pire... Seulement, vous avez eu un tort, c’est de n’en point prendre assez...

DIXMER.

Dame, nous sommes deux, une bouteille chacun...

LA VEUVE PLUMEAU.

Et la compagnie Dixmer, elle va donc mourir de la pépie, pendant ce temps-là ?

DIXMER.

C’est juste ! monte vingt bouteilles et distribue-les en mon nom aux amis...

La veuve Plumeau descend à la cave.

Ainsi, tout va bien ?

LE CHEVALIER.

À merveille ! de mon côté, du moins. Et du vôtre ?...

DIXMER.

Dans vingt minutes, vous venez paraître notre municipal avec Geneviève.

LE CHEVALIER.

Et les œillets ?...

DIXMER.

Ils seront apportés par une bouquetière qui nous est dévouée.

LE CHEVALIER.

Et cette bouquetière connait le Temple ?

DIXMER.

C’est Héloïse Tison, la fille du concierge même.

LE CHEVALIER.

Et elle saura reconnaître Maurice ?

DIXMER.

On lui a dit : « Celui qui donnera le bras à madame Dixmer. »

Roulement de tambours.

LE CHEVALIER.

Oh ! oh ! qu’est-ce que cela ?

DIXMER.

Rien ; c’est le général qui nous arrive. À vos rangs, grenadiers !

Prise d’armes, tambours.

 

 

Scène IV

 

DIXMER, LE CHEVALIER, GARDES NATIONAUX, LE GÉNÉRAL et son ÉTAT-MAJOR, à cheval, puis ROCHER

 

LE GÉNÉRAL, entrant.

Bravo ! belle troupe ! belle tenue ! Quelle compagnie ?...

DIXMER.

Compagnie Dixmer, mon général !

LE GÉNÉRAL.

Quartier du Panthéon ! Ça ne m’étonne pas... Tu es un zélé.

DIXMER.

Je ne fais que mon devoir, citoyen général.

LE GÉNÉRAL.

Et tout le monde devrait prendre modèle sur toi.

Commandement ; les rangs se rompent.

Vous savez les nouvelles ?

DIXMER.

Général, je vis dans ma tannerie, au milieu d’ouvriers qui ne s’occupent pas de politique ; j’obéis avec zèle aux ordres que je reçois ; mais, dans notre quartier désert, les nouvelles arrivent tard.

LE GÉNÉRAL.

Eh bien, apprenez que le chevalier de Maison-Rouge est rentré dans Paris...

DIXMER.

Bah !

LE CHEVALIER, s’approchant.

Et quel homme est-ce que ce chevalier de Maison-Rouge ?

LE GÉNÉRAL.

Un homme de trente à trente-six ans qui en paraît vingt-cinq à peine, de moyenne taille, blond, avec des yeux bleus et des dents superbes. Ah ! si j’eusse été de service au Temple le jour où il s’y est présenté...

LE CHEVALIER.

Qu’aurais-tu donc fait ?

LE GÉNÉRAL.

Ce n’eût pas été long : j’irais fait fermer toutes les portes du Temple, j’aurais été droit à la patrouille et j’eusse mis la main sur le chevalier de Maison-Rouge en lui disant : « Chevalier, je t’arrête comme traître à la nation... »

Lâchant le Chevalier.

Et je ne l’eusse point lâché, je t’en réponds !

LE CHEVALIER.

Le citoyen général a raison ; malheureusement, on n’a pas fait ainsi qu’il dit...

LE GÉNÉRAL, se retournant.

Holà ! citoyens municipaux, pourquoi n’êtes-vous que deux, et quel est le mauvais citoyen qui manque ?

UN MUNICIPAL.

Celui qui manque n’est cependant pas un tiède ; c’est le secrétaire de la section Lepelletier, le chef des braves thermopyles, le citoyen Maurice Linday.

LE GÉNÉRAL.

Bien ! je reconnais comme toi le patriotisme du citoyen Maurice Linday ; ce qui n’empêche point que, si, dans dix minutes, il n’est point arrivé, on l’inscrira sur la liste des absents.

LE CHEVALIER.

Avez-vous entendu ? Maurice n’est pas arrivé.

DIXMER.

Il arrivera, soyez tranquille...

À la femme Tison, qui paraît sur l’escalier.

Dis donc, citoyenne Tison ?

LA FEMME TISON.

Qu’y a-t-il, mon capitaine ?

DIXMER.

N’est-ce pas, d’ordinaire, de midi à une heure que la prisonnière va prendre l’air sur la plate-forme ?

LA FEMME TISON.

De midi à une heure, justement...

Elle fredonne l’air de Malbrouk.

DIXMER.

Ah ! ah ! tu es bien gaie, aujourd’hui, citoyenne Tison.

LA FEMME TISON.

C’est tout simple : ma fille vient de nie faire dire qu’elle aurait demain une permission de la commission du Temple pour venir nous voir.

DIXMER.

Bonne femme !

LA FEMME TISON.

Pauvre chère enfant ! dire qu’on m’empêche d’embrasser ma fille !

À Rocher, qui est sorti de son échoppe un journal à la main, et qui écoute.

Eh bien, qu’est-ce que tu veux, toi, avec ta méchante figure ?

ROCHER.

J’ai à dire... j’ai à dire que ta fille fréquente des aristocrates, et qu’il lui arrivera malheur !

LA FEMME TISON.

Qui est-ce qui a dit cela, qu’Héloïse fréquentait des aristocrates ?

ROCHER.

Moi ! Avant-hier, je l’ai vue sortir d’un hôtel qui avait des colonnes...

LA FEMME TISON.

Eh bien, qu’est-ce que cela prouve ? C’est qu’Héloïse blanchit bien et qu’elle a de belles pratiques...

ROCHER.

Oui ; mais prends garde qu’en blanchissant les autres, elle ne devienne trop blanche elle-même ; le blanc est une mauvaise couleur par le temps qui court... Entends-tu, citoyenne Tison ?... entends-tu ?...

LA FEMME TISON.

Qu’elle soit ce qu’elle voudra ; mais qu’il ne lui arrive pas malheur par toi ou par un autre, je ne te dis que cela, Rocher...

Elle s’éloigne.

 

 

Scène V

 

DIXMER, LE CHEVALIER, LE GÉNÉRAL, ROCHER, LORIN, GARDES NATIONAUX

 

LORIN, entrant.

Bonjour, les amis ! bonjour, les citoyens ! bonjour, les gardes nationaux ! il y en a pour tout le monde... Ah çà ! je ne vois pas Maurice. Sorti depuis ce matin !... Comment ! pas chez moi, pas chez lui, pas à son poste ?... C’est grave ! il est arrêté ou amoureux... Qui est chef de poste, s’il vous plaît ?

DIXMER.

Moi, citoyen.

LORIN.

Eh bien, citoyen capitaine, peux-tu me dire si le citoyen Maurice Linday, qui devait, comme municipal, être de garde près de la reine, s’est rendu à son poste ? Je désirerais lui parler.

DIXMER.

C’est, en effet, son tour de garde, citoyen ; mais il n’est pas encore arrivé.

LORIN.

Oh ! il arrivera, gardez-vous d’en douter... D’ailleurs, me voici pour le remplacer ; j’ai mon écharpe dans ma poche. Eh ! mais ce que j’aperçois là-bas, c’est cette brave canaille de Rocher, celui que j’ai si joliment houspillé l’autre nuit ; je suis curieux de savoir s’il me reconnaîtra.

ROCHER, à part, le regardant de travers.

Oh ! oh ! voilà un de mes muscadins du faubourg Jacques ; qu’est-ce qu’il vient donc faire ici ?

LORIN, lisant l’inscription placée sur l’échoppe de Rocher.

« Rocher, sapeur, inspecteur, loue journaux patriotes, et veille au salut de la nation. » Citoyen Rocher, salut et fraternité !

ROCHER.

Ou la mort...

LORIN.

Merci !

ROCHER.

Qu’est-ce que tu veux ?

LORIN.

Tu loues des journaux, citoyen Rocher... Je m’ennuie ; loue-moi un journal.

ROCHER.

Je ne tiens pas les feuilles aristocrates.

LORIN.

Qu’est-ce qui t’en demande ?

ROCHER.

Oh ! je sais bien ce que tu aimes, va...

LORIN.

Dis donc, dis donc, si tu me prends pour un aristocrate, nous allons encore nous fâcher...

ROCHER.

Comment, encore ?... Est-ce que je te connais, moi ?

LORIN.

Eh bien, si tu ne me connais pas, raison de plus pour être poli, citoyen Cerbère... Tu vois comme je suis gentil avec toi...

ROCHER, à part.

Capon, va ! il sent ma force à cette heure...

LORIN.

Toi qui es si bon patriote, tu ne dois lire qu’un excellent journal ; loue-moi le journal que tu tiens...

ROCHER.

Je lis le journal que je veux, et je n’ai pas besoin de ta monnaie... Je suis libre et incorruptible, entends-tu ?

Il lit.

LORIN, regardant de près.

Dis donc, Rocher, qu’est-ce que ça te fait de me louer ton journal ?

ROCHER.

Je te dis que je le lis...

LORIN.

Eh bien, tu le lis à l’envers ; moi, je le lirai à l’endroit, ça ne te gênera pas.

ROCHER.

Ah çà ! dis donc, méchant aristocrate, est-ce que tu vas venir me crosser comme l’autre nuit ?

LORIN.

Tiens ! je t’ai donc crosse l’autre nuit ? J’avais cru que tu ne me connaissais pas...

ROCHER.

C’est qu’ici je te ferais arrêter, mauvais ci-devant.

LORIN.

Tu ferais arrêter un thermopyle, toi ?

ROCHER.

Je n’ai qu’à dire ce que tu fais la nuit, méchant girondin !

LORIN.

Ce que je fais la nuit, c’est tout naturel : je rosse le citoyen Rocher, dit le Sapeur, dit le...

ROCHER, furieux.

Ah ! brigand ! dans l’exercice de mes fonctions...

Il tire son sabre.

LORIN, se retourne et lui applique un coup de pied en le poussant dans son échoppe.

Eh ! nous y sommes tous deux, dans l’exercice de nos fonctions ! Va dans ta niche, citoyen inspecteur, et, si tu veilles à ton salut autant qu’à celui de la nation, rengaine ton grand sabre, ou je te coupe les oreilles avec...

ROCHER.

Oh ! massacre !

 

 

Scène VI

 

DIXMER, LE CHEVALIER, LE GÉNÉRAL, ROCHER, LORIN, MAURICE, donnant le bras à GENEVIÈVE, GARDES NATIONAUX

 

LORIN, apercevant Maurice.

Ah ! enfin, voilà Maurice... Tiens, une femme... il n’est qu’amoureux...

MAURICE, au Chevalier et à Dixmer.

Bonjour, Dixmer ! bonjour, citoyen Morand !

Au Général.

Excusez-moi, général, si je suis en retard ; on m’a retenu ce matin à la section plus longtemps que de coutume.

LE GÉNÉRAL.

N’est-ce pas plutôt cette belle citoyenne ?

MAURICE.

Général, la femme du citoyen Dixmer.

LE GÉNÉRAL.

Elle est fort jolie...

S’approchant.

Bonjour, citoyenne.

GENEVIÈVE, saluant.

Bonjour, citoyen général.

LORIN, qui s’est approché de Maurice.

Enfin ! te voilà, c’est bien heureux... L’amour fait, ce me semble, du tort à l’amitié ! N’importe !... présente-moi à ta compagnie.

Maurice présente Lorin à Geneviève, à Dixmer et au Chevalier.

MAURICE.

Je vous présente mon cher et brave Lorin... un ami au cœur d’or et qui n’a qu’un seul défaut, celui de toujours réciter des vers en forme de devises ; ce qui fait tort à la poésie en général et à son ami en particulier.

LORIN.

Mon cher, ce que tu dis est bien prosaïque, et ce n’est pas devant les dames que tu auras raison contre la poésie.

GENEVIÈVE.

Et vous m’avez assez parlé de la bravoure et de la générosité de M. Lorin, pour qu’il ait toujours raison avec moi.

LE GÉNÉRAL, à Geneviève, qu’il n’a cessé de regarder.

Que viens-tu faire ici, belle patriote ?

LE CHEVALIER.

Je vais te dire, général... Il y a huit jours, en dînant avec la citoyenne et le citoyen Maurice, il m’est arrivé de dire que, dans mes nombreux voyages... citoyen général, j’ai beaucoup voyagé... que, dans mes nombreux voyages, il y avait deux choses que je n’avais jamais vues, un roi et un dieu... Alors, le citoyen Maurice nous a offert de nous faire voir la reine.

LE GÉNÉRAL.

Et tu as accepté ?...

LE CHEVALIER.

Avec empressement.

LE GÉNÉRAL.

Tu as bien fait.

MAURICE.

Ainsi, tu permets, citoyen général ?

LE GÉNÉRAL.

Parfaitement : tu veux que la citoyenne et le citoyen puissent entrer au donjon pour y voir les prisonnières ? C’est chose facile !

À Dixmer.

Capitaine, il faut placer les factionnaires ; je leur dirai qu’ils peuvent laisser passer ta femme sous la conduite du municipal Maurice.

LORIN.

Veux tu que je t’accompagne, général ?

À Maurice.

Je vais te remplacer ; toi, fais le service auprès de la beauté.

 

 

Scène VII

 

LE CHEVALIER, LE GÉNÉRAL, ROCHER, LORIN, MAURICE, GENEVIÈVE, HÉLOÏSE, GARDES NATIONAUX

 

HÉLOÏSE.

Qui est-ce qui veut de beaux bouquets, des bouquets d’œillets qui embaument ?... Qui est-ce qui veut des œillets ?

LE FACTIONNAIRE.

On ne passe pas...

DIXMER, au Chevalier.

Héloïse Tison ! Courage ! tout va bien.

LE FACTIONNAIRE.

On ne passe pas...

LORIN, sur l’escalier.

Il y a exception pour les œillets et pour les roses ; laisse entrer.

LE FACTIONNAIRE.

Tu prends cela sur toi ?

LORIN.

Sur moi, parfaitement.

HÉLOÏSE, bas, à Dixmer.

Ma mère n’est pas là ?

DIXMER.

Non.

MAURICE.

Ah ! les magnifiques œillets ! Voyez donc, Geneviève.

HÉLOÏSE.

Oh ! mon beau municipal, achète un bouquet à la jolie citoyenne ! Elle est habillée de blanc ; voilà des œillets d’un rouge superbe ; elle mettra le bouquet sur son cœur, et, comme son cœur est bien près de ton habit bleu, vous aurez à vous deux les couleurs nationales.

MAURICE.

Eh bien, oui, je t’en achète.

GENEVIÈVE.

Maurice, quelle folie !

MAURICE, jetant un assignat sur l’éventaire d’Héloïse.

Tiens, voilà pour toi...

HÉLOÏSE.

Cinq livres ! merci cinq fois, mon beau municipal !

S’éloignant.

Qui veut des œillets qui embaument ?... qui veut des œillets ?

DIXMER, bas, à Héloïse.

Sortez, voilà votre mère.

Héloïse s’enfuit.

LA FEMME TISON, venant du fond.

Il me semble avoir entendu la voix de ma fille. Hélas ! non, ce n’est pas elle.

Se rapprochant de Maurice.

Eh bien, citoyen municipal, tu amènes donc ici de la société ?

MAURICE.

Oui, ce sont des amis qui n’ont jamais vu la prisonnière.

LA FEMME TISON.

Eh bien, ils seront à merveille derrière le vitrage.

LE CHEVALIER.

Certainement que nous serons à merveille.

GENEVIÈVE.

Seulement, nous aurons l’air de ces curieux cruels, qui viennent, de l’autre côté d’une grille, jouir des tourments d’un prisonnier.

LA FEMME TISON.

Que ne les mettez-vous sur le chemin de la tour, vos amis... puisque la femme s’y promené aujourd’hui avec sa sœur et sa fille.

GENEVIÈVE.

La citoyenne a raison. Si vous pouviez, d’une façon quelconque, me placer sur le passage de la prisonnière, cela me répugnerait moins que de la regarder derrière un vitrage. Il me semble que cette manière de voir les prisonnières est humiliante à la fois pour elles et pour nous.

MAURICE.

Bonne Geneviève, vous avez toutes les délicatesses... Soyez tranquille, il sera fait comme vous le désirez.

LA FEMME TISON.

Trois heures sonnent. Il est temps, allons, allons ! si tu veux placer tes amis, citoyen Maurice, viens, suis-moi.

MAURICE.

Venez, Morand ! nous allons la voir... Eh bien, qu’avez-vous ?

LE CHEVALIER.

Moi ? Rien ! je vous suis.

Roulement de tambours ; on prend les armes ; on ferme les portes ; on relève les postes.

GENEVIÈVE.

Que de précautions pour garder trois femmes, mon Dieu !

LE CHEVALIER.

Oui ; si ceux qui tentent de les faire évader étaient à notre place, et voyaient ce que nous voyons, je crois que cela les dégoûterait du métier.

Ils montent l’escalier.

GENEVIÈVE.

En effet, je commence à croire qu’elles ne se sauveront pas.

MAURICE.

Et moi, je l’espère !

Ils s’apprêtent à gravir l’escalier.

 

 

Scène VIII

 

LE GÉNÉRAL, ROCHER, LORIN, GARDES NATIONAUX

 

LE GÉNÉRAL, à haute voix.

Ouvrez, là-haut ! la promenade est permise.

LORIN, descendant l’escalier.

C’est fait, général.

À Maurice, qui est à moitié de l’escalier.

Tu peux monter.

ROCHER, à la fenêtre.

Ah ! ah ! c’est bien ! c’est bien !

Il tire un crayon de sa poche et prend des notes.

LORIN, le regardant.

Ah çà ! toi qui lis à l’envers, tu sais donc écrire à l’endroit maintenant ? Parole d’honneur, il note ! c’est Rocher le Censeur.

ROCHER.

Bon, bon ! on dit que tu as laissé entrer des étrangers dans le donjon, et cela sans la permission de la Commune. Prends garde, si c’est vrai !

LORIN.

Brute, va !

 

 

Scène IX

 

LE GÉNÉRAL, ROCHER, LORIN, GARDES NATIONAUX, ARTÉMISE, puis LA VEUVE PLUMEAU

 

ARTÉMISE, à qui la Sentinelle refuse la porte.

Je vous dis que j’ai une foule de raisons pour entrer : d’abord, je suis déesse, ou peu s’en faut, et les déesses entrent partout ; ensuite, je suis un peu cousine de la veuve Plumeau, et je viens lui demandera déjeuner ; troisièmement, je suis... Qu’est-ce que je suis donc au citoyen Lorin ? Je ne sais pas trop comment vous dire cela, sentinelle. Mais, tenez, le voilà ! il va vous le dire lui-même... Citoyen Lorin ?...

LORIN.

Artémise, chère amie !

À la sentinelle.

Laisse passer Sa Divinité.

ARTÉMISE.

Merci, citoyen !

LA VEUVE PLUMEAU.

Tiens, c’est toi, chère enfant ?

ARTÉMISE.

Moi-même, et fort essoufflée, comme vous voyez ; j’ai tant couru !

LORIN.

À quel propos courûtes-vous, chère amie ?

ARTÉMISE.

Imagine-toi, citoyen, qu’en remontant le quai pour venir ici, je vois une bouquetière... Ah ! mon Dieu ! c’est à peine si je puis parler...

LORIN.

Remettez-vous, déesse... Vous avez donc vu une bouquetière ?...

ARTÉMISE.

Une marchande d’œillets, qui, au lieu de vendre ses bouquets, les jetait dans la Seine, par-dessus le pont. Cette manière de débiter sa marchandise m’étonne ; je la regarde attentivement, plus attentivement encore, et qui est-ce que je reconnais, déguisée en bouquetière ? Mon amie Héloïse Tison !

LORIN.

Rue des Nonaindières, 24, celle qui est cause que tu arrives trop tard aux rendez-vous que tu donnes, déesse ?

ARTÉMISE.

Justement ! Je me demande pourquoi Héloïse, de blanchisseuse qu’elle était, s’est faite bouquetière, et, comme je ne puis rien me répondre de satisfaisant, je me décide à le lui demander à elle-même. Je l’appelle, elle tourne la tête ; je lui fais un signe, elle me reconnaît ; je lui crie de m’attendre, elle se sauve ; je cours après elle, je vais la rejoindre, quand, au coin de la rue Sainte-Avoie, bonsoir... plus d’Héloïse ! disparue !

LORIN.

Déesse, cela vous apprendra à sortir sans vos ailes. Et, maintenant, que peut-on vous offrir ?

ARTÉMISE.

De la limonade, de l’orgeat... tout ce que vous voudrez ; mais quelque chose à boire.

LORIN.

Vous entendez, veuve Plumeau.

À Artémise.

Pardon, voici Maurice ; je lui dis deux mots et suis tout à vous.

Artémise entre dans la cantine.

 

 

Scène X

 

LE GÉNÉRAL, ROCHER, LORIN, GARDES NATIONAUX, ARTÉMISE, LA VEUVE PLUMEAU, MAURICE, GENEVIÈVE et LE CHEVALIER, DIXMER, arrivant d’un autre côté

 

DIXMER, bas, en regardant sa femme.

Elle n’a plus le bouquet.

LORIN.

Eh bien, citoyenne, l’as-tu vue ?

GENEVIÈVE.

Ah ! oui, grâce au citoyen Maurice ; et maintenant, je vivrais cent ans, que je la verrais toujours.

LORIN.

Et comment la trouves-tu ?

GENEVIÈVE.

Bien belle !

MAURICE.

Et toi, citoyen Morand ?

LE CHEVALIER.

Bien pâle !

MAURICE.

Dites donc, Geneviève, est-ce que ce serait de la reine, par hasard, que Morand serait amoureux ?

GENEVIÈVE, tressaillant.

Oh ! quelle folie !

DIXMER.

Il commence à se faire tard, Geneviève, il est temps de rentrer.

MAURICE.

Si madame veut accepter mon bras jusqu’à la porte de sortie ?

DIXMER.

À bientôt, Geneviève ! Au revoir, citoyen Maurice !

Maurice, Geneviève, Lorin et Artémise sortent.

 

 

Scène XI

 

DIXMER, LE CHEVALIER, LA FEMME TISON, ROCHER, puis LORIN, MAURICE, LE GÉNÉRAL, etc.

 

LE CHEVALIER.

Bientôt quatre heures !

DIXMER.

J’entre dans la cantine ; vous, veillez !

LE CHEVALIER, à la femme Tison, qui s’assied au pied de l’escalier.

Eh bien, qu’avez-vous, pauvre femme ?

LA FEMME TISON.

J’ai que je suis furieuse.

LE CHEVALIER.

Pourquoi ?

LA FEMME TISON.

Parce que tout est injustice dans ce monde. Vous êtes bourgeois, vous venez ici pour un jour seulement, et l’on vous permet de vous y faire visiter par de jolies femmes qui donnent des bouquets, et, moi qui niche perpétuellement dans le colombier, on m’empêche de voir ma pauvre Héloïse.

LE CHEVALIER, lui donnant un assignat.

Tenez, bonne Tison, prenez et ayez courage.

LA FEMME TISON.

Un assignat de dix livres ! c’est gentil de ta part, citoyen... Mais j’aimerais mieux une papillote qui eût enveloppé les cheveux de mon enfant.

LE CHEVALIER, montant l’escalier.

Pauvre femme ! et sa fille, là, tout à l’heure...

ROCHER, arrivant.

Ah çà ! décidément, tu veux donc te faire guillotiner, citoyenne ?

LA FEMME TISON.

Et pourquoi cela ?

ROCHER.

Comment ! tu reçois de l’argent des gardes nationaux pour faire entrer les aristocrates chez la prisonnière.

Pendant ce temps, Maurice est revenu ; il s’arrête pour écouter.

LA FEMME TISON.

Tais-toi, tu es fou !

ROCHER.

Ce sera consigné au procès-verbal.

LA FEMME TISON.

Allons donc ! ce sont des amis du citoyen Maurice, un des meilleurs patriotes qui existent.

ROCHER.

Des conspirateurs, te dis-je ! D’ailleurs, la Commune sera informée et elle jugera.

LA FEMME TISON.

Allons, espion de police, tu vas me dénoncer ?

ROCHER.

Parfaitement ; à moins que tu ne te dénonces toi-même.

LA FEMME TISON.

Mais quoi dénoncer ? que veux-tu que je dénonce ?

ROCHER.

Ce qui s’est passé, donc !

LA FEMME TISON.

Mais puisqu’il ne s’est rien passe !

ROCHER.

Où étaient les aristocrates ?

LA FEMME TISON.

Là-haut, sur l’escalier.

ROCHER.

Quand la prisonnière est montée ?

LA FEMME TISON.

Oui.

ROCHER.

Et ils se sont parlé ?

LA FEMME TISON.

Ils se sont dit deux mots.

ROCHER.

Deux mots, tu vois ! D’ailleurs, ça sent l’aristocrate, ici.

LA FEMME TISON.

C’est-à-dire que ça sent l’œillet.

ROCHER.

L’œillet ? pourquoi l’œillet ?

LA FEMME TISON.

Parce que la citoyenne en avait un bouquet qui embaumait.

ROCHER.

Mais non, elle n’en avait pas quand je l’ai vue sortir.

LA FEMME TISON.

C’est-à-dire qu’elle n’en avait plus.

ROCHER.

Et pourquoi n’en avait-elle plus ?

LA FEMME TISON.

Parce qu’elle l’avait donné à la reine.

ROCHER.

Tu vois bien que tu dis la reine ! Femme Tison, la fréquentation des aristocrates te perd. Un bouquet ! ils lui donnent des bouquets... Eh bien, sur quoi est-ce donc que j’ai marché là ?

LA FEMME TISON.

Eh ! justement sur un œillet qui sera tombé du bouquet de la citoyenne au moment où elle montait.

ROCHER.

Et tu dis que la prisonnière a pris le bouquet des mains de la citoyenne ?

MAURICE, paraissant.

Elle ne l’a pas pris ; c’est moi qui le lui ai donné, entends-tu, Rocher ?

ROCHER.

C’est bien, on voit ce qu’on voit, on sait ce qu’on sait.

MAURICE.

Et moi, je sais une chose, et je vais te la dire : c’est que tu n’as rien à faire ici, et que ton poste de mouchard est là-bas ! Ainsi, à ton poste, mouchard, ou je t’y traîne de ma main.

Lorin et le Général accourent, suivis de Soldats.

ROCHER.

À moi ! au secours ! Ah ! tu menaces ! ah ! tu m’appelles mouchard !

Il froisse l’œillet et y trouve un billet.

Qu’est-ce que cela ?

MAURICE.

Quoi ?

ROCHER.

Un billet... un billet dans l’œillet... Ah ! ton ami Lorin dit que je ne sais pas lire ; attends, attends !

On se groupe autour de lui.

LE GÉNÉRAL.

Qu’y a-t-il ?

ROCHER.

Il y a, que j’ai trouvé un billet dans l’œillet, et que je cherche mes lunettes pour le lire.

LE GÉNÉRAL.

Donne.

Il lit.

« Aujourd’hui, à quatre heures, demandez à descendre au jardin, attendu que l’ordre est donné de vous accorder cette faveur sitôt que vous la désirerez. Après avoir fait trois ou quatre tours, approchez-vous de la cantine, et demandez à la femme Plumeau la permission de vous asseoir chez elle. Là, au bout d’un instant, feignez de vous trouver plus mal et de vous évanouir ; alors, on écartera tout le monde, afin que l’on puisse vous porter secours, et vous resterez avec votre sœur et votre fille. Aussitôt, la trappe de la cave s’ouvrira ; précipitez-vous toutes les trois par cette ouverture, et vous êtes sauvées. »

Dixmer et le Chevalier écoutent chacun à l’extrémité du théâtre.

ROCHER.

Un complot ! un complot !... j’ai découvert un complot ?... À moi ! à moi, les patriotes du Temple !

LE GÉNÉRAL, à Maurice, qui écarte la foule pour arriver jusqu’à lui.

De quoi s’agit-il, Maurice ?

MAURICE.

Citoyen général, je suis prêt à donner toutes les explications nécessaires ; mais, avant toute chose, je demande à être arrêté...

LE GÉNÉRAL.

Arrêté, et pourquoi ?

MAURICE.

Parce que c’est moi qui ai donné le bouquet à la reine.

LE GÉNÉRAL.

Citoyen Maurice, tiens-toi à la disposition de la Commune.

LORIN.

Maurice accusé, à propos d’un œillet ? Ah ! la bouquetière qui jette ses fleurs par-dessus le pont ! rue des Nonaindières, 24.

Il sort ; on entend sonner quatre heures.

LE GÉNÉRAL.

Quatre heures ! l’instant fixé pour l’enlèvement... Capitaine Dixmer, aux armes ! Citoyen municipal, fermez les portes de la tour !

À un autre.

Vous, gardez cette cantine. Grenadiers, à vos rangs ! canonniers, à vos pièces ! Capitaine, avec cinquante hommes sur cet escalier.

Mouvement des troupes ; commandements militaires ; roulements de tambours ; les canons viennent se mettre en batterie.

DIXMER.

Eh bien, chevalier, que faut-il faire ?

LE CHEVALIER.

Rien... Dieu ne l’a pas voulu.

LE GÉNÉRAL.

Maintenant, Maurice, à la section.

TOUS.

À la section !

 

 

Cinquième Tableau

 

La section du Temple. Une chambre prise en large dans les trois premiers plans du théâtre. Au milieu, la tribune des orateurs. À gauche, le fauteuil et le bureau du Président ; des gradins garnis de spectateurs, et surtout des femmes. Une foule de Sectionnaires entrent au son du tambour.

 

 

Scène première

 

LE PRÉSIDENT, UN PERRUQUIER, MAURICE, PEUPLE

 

LE PRÉSIDENT.

Comment t’appelles-tu ?

LE PERRUQUIER.

Caïus Pousignon.

LE PRÉSIDENT.

Où demeures-tu ?

LE PERRUQUIER.

Rue de la Calandre, n° 7.

LE PRÉSIDENT.

Que fais-tu ?

LE PERRUQUIER.

Je suis perruquier.

LE PRÉSIDENT.

Quel gage as-tu donné à la Révolution ?

LE PERRUQUIER.

Je paye exactement mes impôts.

LE PRÉSIDENT.

Tu ne fais que ton devoir... Après ?

LE PERRUQUIER.

Je monte exactement ma garde chaque fois que je reçois mon billet.

LE PRÉSIDENT.

Le beau mérite !... Si tu ne la montais pas, on t’enverrait en prison... Après ?

LE PERRUQUIER.

Eh bien, après ?

LE PRÉSIDENT.

Viens-tu souvent à la section ?

LE PERRUQUIER.

J’y viendrais avec bien du plaisir, citoyen, si les affaires de mon commerce...

LE PRÉSIDENT.

Qu’est-ce que c’est que cela, les affaires de ton commerce ? les affaires de la nation avant tout ! Que demandes-tu ?

LE PERRUQUIER.

Je viens solliciter la faveur d’être reçu membre de la société populaire.

LE PRÉSIDENT.

Tu es ambitieux !... mais n’importe, les bons patriotes ont droit à tout... Es-tu bon patriote ?...

LE PERRUQUIER.

Oh ! cela, je m’en vante.

LE PRÉSIDENT.

C’est ce que nous allons voir.

UN SECTIONNAIRE.

Oui, c’est ce que nous allons voir... Je demande la parole.

LE PRÉSIDENT.

Approche, jeune patriote.

LE SECTIONNAIRE.

Citoyen président, demande-lui un peu ce qu’il a fait pour être pendu en cas de contre-révolution.

LE PRÉSIDENT.

Tu as entendu la demande ?

LE PERRUQUIER.

Certainement, je l’ai entendue.

LE PRÉSIDENT.

Eh bien, réponds-y... Qu’as-tu fait ?... Voyons.

LE PERRUQUIER.

Ce que j’ai fait ? D’abord, j’étais à la prise de la Bastille.

LE SECTIONNAIRE.

Oui, il était perruquier du gouverneur, ce n’est pas étonnant qu’il y fût.

LE PERRUQUIER.

J’étais aux Tuileries le 10 août.

LE SECTIONNAIRE.

Oui, comme valet de chambre d’un ci-devant marquis.

LE PRÉSIDENT.

Et qu’as-tu fait aux Tuileries, au 10 août ?

LE PERRUQUIER.

J’ai tué... je crois que... j’ai tué... ou blessé un satellite des tyrans.

LE SECTIONNAIRE, montant aussi à la tribune.

Eh bien, je vais aider ta mémoire... Tu ne l’as ni tué ni blessé, ce satellite du tyran ; tu l’as poussé dans une allée de la rue de l’Échelle, en refermant la porte sur lui, pour qu’ensuite il pût se sauver tranquillement.

Rumeurs dans l’assemblée.

LE PRÉSIDENT.

Est-ce vrai ?

LE PERRUQUIER.

Écoutez-moi, mon cher monsieur.

Cris, tumulte, explosion.

UN SECTIONNAIRE.

Il a dit monsieur, c’est un traître, un ci-devant.

Pousignon disparaît dans la tribune.

LE SECTIONNAIRE.

Et il a continué de coiffer les aristocrates ; veux-tu dire que non ?... C’est toi qui coiffais Barnave et Gensonné.

LE PERRUQUIER.

Pardon ! ils sont devenus des aristocrates depuis, à ce qu’il paraît ; mais, à l’époque où je les coiffais, ils étaient encore de bons patriotes...

CRIS.

Jamais !... jamais ! C’est un girondin... À bas les girondins ! à mort les girondins !

 

 

Scène II

 

LE PRÉSIDENT, LE PERRUQUIER, MAURICE, ROCHER, LA FEMME TISON, PEUPLE

 

Envahissement du Peuple.

ROCHER.

Oui ! oui ! à mort les girondins !... Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit... Aux armes, citoyens ! la patrie est en danger...

LE PRÉSIDENT.

La patrie est en danger ?... Qu’y a-t-il, citoyen Rocher ?

LE PERRUQUIER.

Je crois que je ne ferais pas mal de profiter de ce que la patrie est en danger.

Il s’esquive.

UN MEMBRE.

Eh bien, eh bien, où va-t-il ?

ROCHER.

Laisse-le aller, nous le retrouverons ; il est connu : Caïus Pousignon, perruquier, rue de la Calandre ; mais je vous apporte mieux que cela pour le moment.

LE PRÉSIDENT.

Citoyen Rocher, tu as dit que la patrie était en danger ?

ROCHER.

Oui ; mais j’étais là, et je l’ai sauvée !

CRIS.

Vive Rocher ! vive Rocher !

ROCHER, modestement.

Merci !

UN MEMBRE.

Je vote pour qu’on décerne au brave Rocher les honneurs de la séance.

MAURICE, des tribunes.

Attendez au moins que vous sachiez ce qu’il a fait.

ROCHER.

Ah ! tu es là, toi ?

MAURICE.

Pourquoi pas ?

ROCHER, au Président.

Je te dénonce le traître, citoyen. Le citoyen Maurice Linday est un traître, un aristocrate, un ci-devant.

LE PRÉSIDENT.

Maurice Linday, le secrétaire de la section Lepelletier ?

MAURICE.

Laisse-le donc dire, citoyen.

ROCHER.

Oui, oui, un traître, ainsi que le citoyen Lorin, autre aristocrate.

LE PRÉSIDENT.

Et qui les accuse ?

ROCHER.

La femme Tison, ici présente.

À la femme Tison.

Monte à la tribune et accuse-les.

LA FEMME TISON.

Que je monte ?...

ROCHER.

Oui, accuse, accuse, si tu veux qu’on te rende ta fille.

LA FEMME TISON.

Alors, j’accuse.

LE PRÉSIDENT.

Et qui accuses-tu ?

LA FEMME TISON.

Le citoyen Maurice Linday...

ROCHER, bas.

Et le citoyen Lorin.

LA FEMME TISON.

Et le citoyen Lorin.

Bas.

Me rendra-t-on ma fille ?

ROCHER.

Oui, oui, accuse.

LE PRÉSIDENT.

Et de quoi les accuses-tu ?

ROCHER.

De complot ; ils ont tenté de faire évader la prisonnière du Temple.

MAURICE.

Citoyen Rocher, laisse donc parler la citoyenne accusatrice.

ROCHER.

Tu n’as pas la parole... Dis-lui qu’il n’a pas la parole, citoyen.

LE PRÉSIDENT.

Femme Tison, quel est le complot que tu viens dénoncer à la section ?

LA FEMME TISON.

Le complot ?

ROCHER.

Oui... le complot de l’œillet, tu sais bien.

LA FEMME TISON.

Le complot de l’œillet... c’est cela...

LE PRÉSIDENT.

Eh bien, achève...

MAURICE.

Citoyen président, tu vois que la pauvre femme est à moitié folle, et que, quoique soufflée par cet excellent patriote Rocher, elle pourrait bien manquer de mémoire... Si tu veux, je vais te le dire, le complot, moi...

ROCHER.

Citoyen, impose donc silence au traître... Tu n’as pas la parole, girondin !

LES SECTIONNAIRES.

Si !... si !... Non !... non !... Qu’il parle !... qu’il parle !...

Tumulte effroyable.

LE PRÉSIDENT, se couvrant.

Silence !...

Il agite la sonnette. Profitant du silence.

La parole est au citoyen Maurice Linday, pour raconter le complot...

TOUS.

Bravo ! bravo ! bravo !

MAURICE.

Eh bien, on a trouvé tout un plan d’évasion dans un œillet...

LE PRÉSIDENT.

Alors, il y a complot ?...

MAURICE.

Certainement.

ROCHER.

Il avoue... Tu vois qu’il avoue, citoyen.

LE PRÉSIDENT.

Et par qui l’œillet avait-il été apporté ?

MAURICE.

Par une femme qui a été instrument, mais qui, à coup sûr, n’est pas complice.

ROCHER.

Elle a donné un œillet à la prisonnière... un œillet dans lequel il y avait une lettre.

À la femme Tison.

Accuse donc toi, puisque tu es venue pour accuser.

LE PRÉSIDENT.

Et qui avait conduit cette femme au Temple ?

MAURICE.

Moi, citoyen.

ROCHER.

Lui ! vous voyez !

MAURICE.

Oui, moi.

LE PRÉSIDENT.

Comment l’appelles-tu ?

MAURICE.

C’est la citoyenne Dixmer. Son mari est capitaine dans la garde civique, et connu pour son patriotisme dans tout le quartier Victor.

ROCHER.

Oui, fameux patriote ! sa femme demande à voir la prisonnière.

MAURICE.

Non, c’est moi qui, en dînant chez elle, lui ai proposé de la conduire au Temple, où elle n’était jamais entrée...

LE PRÉSIDENT.

Mais, alors, la citoyenne Dixmer s’est munie de fleurs, et le bouquet a été fait d’avance ?

MAURICE.

Pas du tout ; car c’est encore moi-même qui ai acheté ces fleurs à une bouquetière qui est venue nous les offrir dans la cour du Temple.

LE PRÉSIDENT.

Mais, depuis le moment où le bouquet a été acheté jusqu’à celui où la citoyenne Dixmer s’est trouvée en face de la prisonnière, on a pu glisser un billet dans les fleurs.

MAURICE.

Impossible, citoyen ; je n’ai pas quitté un seul instant la citoyenne Dixmer, et, pour glisser un billet dans chacune des fleurs, – car remarquez que chaque œillet, à ce que dit Rocher, devait contenir un billet pareil, – il eût fallu au moins une demi-journée.

LE PRÉSIDENT.

Alors, à ton avis, citoyen, il n’y a donc pas de complot ?

MAURICE.

Si fait... et je suis même le premier à l’affirmer et à le croire... seulement, ce complot ne vient ni de moi ni de mes amis : aussi ne devons-nous pas en rester là, citoyen président, et faut-il chercher la bouquetière ?...

ROCHER.

Ah ! oui, la bouquetière ! la bouquetière ! Elle ne se retrouvera pas ! Je vous en préviens d’avance, c’est un complot formé par une société de ci-devant qui se rejettent la balle les uns aux autres, comme des lâches qu’ils sont. Vous avez bien vu, d’ailleurs, que le citoyen Lorin avait décampé quand on s’est présenté chez lui... Eh bien, il ne se retrouvera pas plus que la bouquetière !

 

 

Scène III

 

LE PRÉSIDENT, MAURICE, ROCHER, LA FEMME TISON, LORIN, PEUPLE

 

LORIN.

Tu en as menti, Rocher ! Il se retrouvera, car le voici ! Place à moi, place !

Il va s’asseoir près de Maurice. Maurice sourit et lui tend la main.

LES TRIBUNES.

Bravo ! bravo !

LORIN.

Eh bien, qu’ont-ils donc à applaudir, là-haut ?

ROCHER.

Citoyens, je demande que la citoyenne Tison soit entendue ; je demande qu’elle parle ; je demande qu’elle accuse !

LORIN.

La femme Tison !... Oh ! citoyens, avant que cette femme accuse, avant qu’elle ait dit un mot devant vous, je demande que la jeune bouquetière qui vient d’être arrêtée, et qu’on va amener ici, soit entendue !

ROCHER.

Non, non ! c’est encore quelque faux témoin ! quelque partisan des aristocrates !... D’ailleurs, la citoyenne Tison brûle du désir d’éclairer la justice.

LES SECTIONNAIRES.

Oui, oui, la déposition de la citoyenne Tison ! oui, qu’elle dépose !

LE PRÉSIDENT.

Un instant !... Citoyen municipal, n’as-tu rien à dire, d’abord ?

MAURICE.

Non, citoyen ; sinon qu’avant d’appeler lâche et traître un homme comme moi, Rocher aurait dû attendre d’être mieux instruit.

ROCHER.

Tu dis ? tu dis ?...

LORIN.

Que tu seras cruellement puni, tout à l’heure, quand tu vas voir ce qui va arriver.

ROCHER.

Et que va-t-il donc arriver ?

LORIN.

Citoyen, je demande encore une fois que la jeune fille qui vient d’être arrêtée soit entendue, avant qu’on fasse parler cette pauvre femme.

ROCHER.

Tu ne veux pas qu’elle parle, parce qu’elle sait la vérité !...

LORIN.

La malheureuse ! elle ne sait pas qui elle accuse, on lui a soufflé sa déposition.

ROCHER.

Entends-tu, citoyenne, entends-tu ?... On dit là-bas que tu es un faux témoin !

LA FEMME TISON.

Moi, un faux témoin ? Attends ! attends !...

LORIN.

Oh ! citoyen, par pitié... non-seulement ordonne à cette malheureuse de se taire, mais éloigne-la d’ici !

ROCHER.

Ah ! tu as peur ?... Eh bien, moi, je requiers la déposition de la citoyenne Tison !...

LES SECTIONNAIRES.

Oui, oui, la déposition !

Rumeurs au dehors.

LE PRÉSIDENT.

Informez-vous quel est ce bruit.

UN GENDARME.

C’est une jeune femme qu’on amène.

LORIN, à Maurice.

C’est elle ?

MAURICE.

Oui... Oh ! la malheureuse ! elle est perdue !

LES SECTIONNAIRES.

La bouquetière ! la bouquetière ! c’est la bouquetière !...

ROCHER.

Je demande, avant toute chose, la déposition de la femme Tison. Tu lui as ordonné de déposer : eh bien, il faut qu’elle dépose !

Bruit et cris des tribunes.

LE PRÉSIDENT.

Femme Tison, tu as la parole !...

LA FEMME TISON.

Citoyen, ce sont tous des aristocrates... Ils sont venus, comme ça, une société tout entière, pour voir la prisonnière... tandis qu’à moi, on me défend de voir ma fille... Et puis il est entré une bouquetière qui n’avait pas le droit d’entrer, puisque la consigne était donnée à la porte de ne laisser entrer personne. C’est le citoyen Lorin et le citoyen Maurice qui lui ont permis d’entrer.... Elle avait des bouquets ; dans ces bouquets, il y avait des billets... Ce sont tous aristocrates... excepté pourtant le citoyen Morand, qui est un bon enfant ; car il m’a donné un assignat de dix livres. Aussi, lui, je ne l’accuse pas ; mais j’accuse le citoyen Lorin, j’accuse le citoyen Maurice, j’accuse la bouquetière... Ce sont des traîtres à la nation !... j’accuse ! j’accuse !...

ROCHER.

Bien ! bien !... Il y sauteront tous !

LA FEMME TISON, à Rocher.

Et on me rendra mon Héloïse ?

ROCHER.

Oui, sois tranquille !

LA FEMME TISON.

Bon !

LE PRÉSIDENT.

Maintenant, la bouquetière !

VOIX DES TRIBUNES.

La bouquetière ! la bouquetière !

LE CHEVALIER, dans la foule.

Oh ! c’est affreux !...

 

 

Scène IV

 

LE PRÉSIDENT, MAURICE, ROCHER, LA FEMME TISON, LORIN, HÉLOÏSE, PEUPLE

 

HÉLOÏSE, relevant son voile.

Me voici, citoyen président !

LA FEMME TISON.

Héloïse ! ma fille !... Toi, ici ?...

HÉLOÏSE.

Oui, ma mère.

TOUS.

Sa fille ! sa fille !

LA FEMME TISON.

Et pourquoi es-tu ici... entre deux gendarmes ?

HÉLOÏSE.

Parce que je suis accusée, ma mère.

LA FEMME TISON.

Toi ! accusée !... et par qui ?

HÉLOÏSE.

Par vous... Je suis la bouquetière.

VOIX DES TRIBUNES.

Sa fille !... Oh ! la malheureuse !... la malheureuse !...

LA FEMME TISON, tombant à genoux.

Mon Dieu !

LE PRÉSIDENT.

Comment t’appelles-tu ?

HÉLOÏSE.

Héloïse Tison, citoyen.

LE PRÉSIDENT.

Quel âge as-tu ?

HÉLOÏSE.

Dix-neuf ans.

LE PRÉSIDENT.

Où demeures-tu ?

HÉLOÏSE.

Rue des Nonaindières, 24.

LE PRÉSIDENT.

Est-ce toi qui as vendu au citoyen municipal Linday, que voici sur ce banc, un bouquet d’œillets ce matin ?

HÉLOÏSE.

Oui, citoyen, c’est moi.

LA FEMME TISON.

Que dit-elle !

LE PRÉSIDENT.

Pourquoi offrais-tu ces œillets au citoyen Maurice ?

HÉLOÏSE.

Parce que je savais qu’il les offrirait à la citoyenne Dixmer, et que je savais que la citoyenne Dixmer devait voir la reine.

LE PRÉSIDENT.

La citoyenne Dixmer savait-elle que ces fleurs continssent des billets ?

HÉLOÏSE.

Elle ne savait rien.

LE PRÉSIDENT.

Et la prisonnière ?

HÉLOÏSE.

Rien non plus.

LE PRÉSIDENT.

Mais, alors, comment présumais-tu que le bouquet lui tomberait entre les mains ?

HÉLOÏSE.

Hélas ! pauvre femme !... il y avait si longtemps qu’elle n’avait pas vu de fleurs, que je présumais bien qu’en voyant celles-là, elle en demanderait une !

LE PRÉSIDENT.

Et les choses se sont passées comme tu l’avais prévu ?

HÉLOÏSE.

Oui.

LE PRÉSIDENT.

Et quels sont tes complices ?

HÉLOÏSE.

Je n’en ai pas.

LE PRÉSIDENT.

Comment ! tu as fait le complot à toi toute seule ?

HÉLOÏSE.

Si c’est un complot, je l’ai fait à moi toute seule, oui !

LE PRÉSIDENT.

Mais le citoyen Maurice savait-il que ces fleurs continssent des billets ?

HÉLOÏSE.

Le citoyen Maurice est municipal, le citoyen Maurice pouvait voir la reine en tête-à-tête, à toute heure du jour et de la nuit ; s’il eût eu quelque chose à dire à la reine, il n’avait pas besoin d’écrire, puisqu’il pouvait parler...

LE PRÉSIDENT.

Et tu ne connaissais pas le citoyen Maurice ?

HÉLOÏSE.

Je le connaissais pour l’avoir vu venir au Temple, du temps où j’y étais avec ma pauvre mère ; mais je ne le connaissais pas autrement que de vue.

LE PRÉSIDENT.

Et le citoyen Lorin ?

HÉLOÏSE.

Je ne le connais pas du tout, lui ; et, ce matin, je l’ai vu pour la première fois.

LORIN, à Rocher.

Vois-tu, misérable !... vois-tu ce que tu as fait !... Ah ! citoyens, ne voyez-vous pas que cette enfant a été poussée, égarée ?

LE PRÉSIDENT, à Héloïse.

Mais qui a pu te séduire et t’attirer ainsi au parti de la prisonnière ?

HÉLOÏSE.

Personne... Elle était douce et bonne, on la faisait souffrir, je me suis dit : « Avant d’être reine, elle est femme, et il me semble que, si je puis sauver cette femme, je ferai une bonne action. »

LE PRÉSIDENT.

Tu n’as rien à dire autre chose pour ta défense ?

HÉLOÏSE.

Non.

LE PRÉSIDENT.

Tu sais à quoi tu t’exposes ?

HÉLOÏSE.

Oui.

LE PRÉSIDENT.

Tu espères peut-être en ta jeunesse et en ta beauté ?

HÉLOÏSE.

Je n’espère qu’en Dieu.

LE CHEVALIER.

Noble fille !

LORIN.

J’espère aussi, moi !... car je suis sûr que le tribunal révolutionnaire découvrira la vérité.

LE PRÉSIDENT.

Citoyen Maurice Linday !... citoyen Hyacinthe Lorin !... vous êtes libres, la Commune reconnaît votre innocence, et rend justice à votre civisme !...

Applaudissements.

Gendarmes, conduisez la citoyenne Héloïse à la prison de la section !

LA FEMME TISON.

Ma fille ! ma fille !

Elle tombe évanouie.

HÉLOÏSE.

Adieu, ma mère !... Je vous pardonne !...

MAURICE.

Oh ! c’est affreux ! J’aimerais presque autant mourir que d’être absous à ce prix !

LORIN.

Il ne peut y avoir un juge capable de condamner cette enfant ! Viens, viens !

 

 

Scène V

 

LA FEMME TISON, évanouie sur les marches de la tribune, LE CHEVALIER, DIXMER

 

Le Chevalier s’approche de la femme Tison, tandis que Dixmer garde la porte.

LA FEMME TISON, revenant à elle.

Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !

LE CHEVALIER.

Eh bien, tu es contente, malheureuse ? Tu as tué ton enfant !

LA FEMME TISON.

Tué mon enfant ? tué mon enfant ?... Non ! non ! il n’est pas possible !

LE CHEVALIER.

Cela est ainsi, cependant, car ta fille est arrêtée !

LA FEMME TISON.

Oui, oui, arrêtée !... Je me le rappelle ! Et on l’a conduite... ?

LE CHEVALIER.

À la Conciergerie.

LA FEMME TISON.

Range-toi !... Et laisse-moi passer !

LE CHEVALIER.

Où vas-tu ?

LA FEMME TISON.

À la Conciergerie.

LE CHEVALIER.

Qu’y vas-tu faire ?

LA FEMME TISON.

La voir encore.

LE CHEVALIER.

On ne te laissera pas entrer...

LA FEMME TISON.

On me laissera bien coucher sur la porte ! vivre là ! dormir là ?... J’y resterai jusqu’à ce qu’elle sorte... et je la verrai, au moins, encore une fois !

LE CHEVALIER.

Et si quelqu’un te promettait de te rendre ta fille ?

LA FEMME TISON.

Que dites-vous ?

LE CHEVALIER.

Je te demande... en supposant qu’un homme te propose de te rendre ta fille... si tu ferais ce que cet homme te dirait de faire ?

LA FEMME TISON.

Tout pour ma fille ! tout pour mon Héloïse ! tout ! tout ! tout !

LE CHEVALIER.

Écoute : c’est Dieu qui te punit.

LA FEMME TISON.

Et de quoi ?

LE CHEVALIER.

Des tortures que tu as infligées à une pauvre mère comme toi.

LA FEMME TISON.

De qui veux-tu parler ? que veux-tu dire ?

LE CHEVALIER.

Je veux dire que, par tes révélations et tes brutalités, tu as souvent conduit la prisonnière à deux doigts du désespoir, où tu marches toi-même en ce moment... Eh bien, Dieu te punit, en envoyant à la mort cette fille que tu aimes tant.

LA FEMME TISON.

Vous avez dit qu’il y avait un homme qui pouvait la sauver ? Où est cet homme ? que veut cet homme ?... Voyons, que veut-il ? que demande-t-il ?

LE CHEVALIER.

Cet homme veut que tu cesses de persécuter la reine, que tu lui demandes pardon des outrages que tu lui as faits, et que, si tu t’aperçois que cette femme, qui, elle aussi, a une fille qui souffre, qui pleure, qui se désespère, par une circonstance impossible, par quelque miracle du ciel, est sur le point de se sauver, au lieu de t’opposer à sa fuite, tu y aides de tout ton pouvoir.

LA FEMME TISON.

Écoute, citoyen... C’est toi qui es cet homme !

LE CHEVALIER.

Eh bien ?

LA FEMME TISON.

C’est toi qui promets de sauver mon enfant ? Me le promets-tu ? t’y engages-tu ? me jures-tu ?

LE CHEVALIER.

Tout ce qu’un homme peut faire pour sauver une femme, je le ferai pour sauver ta fille !

LA FEMME TISON.

Il ne peut pas la sauver ! il ne peut pas la sauver !... Il mentait lorsqu’il promettait de la sauver !

LE CHEVALIER.

Fais ce que tu pourras pour la reine, et je ferai ce que je pourrai pour ta fille !

LA FEMME TISON.

Eh ! que m’importe la reine, à moi ?... C’est une mère qui a une fille, voilà tout !... Mais, si l’on coupe la tête à quelqu’un, ce ne sera point à sa fille, ce sera à elle !... Qu’on me mène à l’échafaud, à condition qu’il ne tombera pas un cheveu de la tête de ma fille... et j’irai à l’échafaud en chantant !... Mourir ! mourir ! la belle affaire, pardieu !... Ah ! ah ! ah !...

Elle commence des éclats de rire qu’elle termine par des sanglots.

DIXMER.

Venez, venez, chevalier ! Il n’y a rien à faire avec cette femme.

LA FEMME TISON, l’arrêtant.

Ah ! tu ne t’éloigneras point comme cela !... On ne vient pas dire à une mère : « Fais ce que je veux, et je sauverai ton enfant, » pour lui dire après : « Peut-être !... » Voyons, la sauveras-tu ?

LE CHEVALIER.

Oui.

LA FEMME TISON.

Quand cela ?

LE CHEVALIER.

Le jour où on la conduira de la Conciergerie à l’échafaud.

LA FEMME TISON.

Et pourquoi attendre ?... Pourquoi pas ce soir ? pourquoi pas cette nuit ? pourquoi pas à l’instant même ?

LE CHEVALIER.

Parce que je ne le puis pas.

LA FEMME TISON.

Oh ! tu vois bien !... tu vois bien que tu ne peux pas !... Mais, moi, je peux !

LE CHEVALIER.

Que peux-tu ?

LA FEMME TISON.

Je peux persécuter la prisonnière, comme tu l’appelles ! Je peux surveiller la reine, comme tu dis, aristocrate que tu es ! Je peux entrer à toute heure, jour et nuit, dans sa prison !... Et je ferai tout cela !... Quant à ce qu’elle se sauve, ah ! nous verrons, nous verrons bien, puisqu’on ne veut pas sauver ma fille, si elle se sauvera, elle !... La prisonnière a été reine, je le sais bien ! et Héloïse Tison n’est qu’une pauvre fille, je le sais bien encore !... Mais, sur la guillotine, nous sommes tous égaux ! Tête pour tête, veux-tu ?

LE CHEVALIER.

Eh bien, soit ! sauve la reine, je sauve ta fille.

LA FEMME TISON.

Jure !

LE CHEVALIER.

Je le jure !

LA FEMME TISON.

Sur quoi ?

LE CHEVALIER.

Dis toi-même.

LA FEMME TISON.

As-tu une fille ?

LE CHEVALIER.

Non.

LA FEMME TISON.

Eh bien, sur quoi veux-tu jurer, alors ?

LE CHEVALIER.

Je le jure sur Dieu !

LA FEMME TISON.

Bah ! tu sais bien qu’ils ont dit qu’il n’y avait plus de Dieu.

LE CHEVALIER.

Je le jure par la tombe de mon père !

LA FEMME TISON.

Ne jure point par une tombe, cela lui porterait malheur !... Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! quand je pense que, dans trois jours, moi aussi, je jurerai peut-être par la tombe de ma fille !... Ah ! ma fille ! ma pauvre Héloïse !

Elle s’agenouille, à demi évanouie.

DIXMER.

Il n’y a rien à faire avec cette femme. Elle est folle.

LE CHEVALIER.

Non, elle est mère.

DIXMER.

Venez, venez, venez.

Ils s’éloignent.

LA FEMME TISON, revenant à elle.

Où allez-vous ?... Allez-vous sauver mon Héloïse ? Attendez-moi, alors, je vais avec vous ! Mais attendez-moi ! attendez-moi donc !...

Elle sort, courant après eux.

 

 

ACTE III

 

 

Sixième Tableau

 

L’appartement de Maurice.

 

 

Scène première

 

MAURICE, seul, à moitié couché sur un canapé

 

Je m’y perds !... Il y a quelque abîme au fond de tout ceci ! Geneviève mourante lorsque j’arrive chez elle... Geneviève en délire... appelant tour à tour Héloïse Tison et le chevalier de Maison-Rouge... Oui, sans doute, je comprenais bien la terreur de la pauvre femme quand elle a appris qu’innocemment, sans le savoir elle-même, elle avait servi d’intermédiaire dans toute cette intrigue... quand elle a su qu’Héloïse Tison avait été condamnée à mort... quand elle a appris enfin que ce caprice qu’elle avait eu de voir la prisonnière avait failli me coûter la tête... Mais, en me revoyant, tout était dit ! mais, en apprenant de ma bouche même que j’étais sauvé, elle n’avait plus rien à craindre... À demain... Elle m’a remis à demain... Demain, je la verrai seule... Demain, je saurai tout...

À Agésilas, qui entre.

Eh bien, que veux-tu, toi ?

 

 

Scène II

 

AGÉSILAS, MAURICE

 

AGÉSILAS.

À citoyen ! citoyen !

MAURICE.

Eh bien ?

AGÉSILAS.

En voilà une fameuse, de conspiration...

MAURICE.

Encore ?

AGÉSILAS.

Oh ! si tu entendais ce qu’on dit... Ça fait dresser les cheveux sur la tête.

MAURICE.

Et que dit-on ?

AGÉSILAS.

Des ramifications, des ramifications !... Il y en avait !

MAURICE.

Et jusqu’où allaient ces ramifications ?

AGÉSILAS.

Partout ! d’abord, la fille Tison ; ensuite, la femme d’un tanneur, la citoyenne... la citoyenne... Ah ! je ne me rappelle plus son nom !

MAURICE.

Dixmer ?

AGÉSILAS.

La citoyenne Dixmer, c’est cela... Il paraît qu’elle avait séduit un municipal.

MAURICE.

Un municipal !... On dit cela ?

AGÉSILAS.

À telle enseigne, que le municipal a été conduit à la section, où, à force d’intrigues, les aristocrates ont fait prononcer son acquittement.

MAURICE.

Et dit-on le nom de ce municipal ?

AGÉSILAS.

On ne me l’a pas dit à moi, du moins.

MAURICE.

Eh bien, tu le diras aux autres : ce municipal, c’est Maurice Linday.

AGÉSILAS.

Comment ! toi, citoyen ! toi le complice du chevalier de Maison-Rouge ?

MAURICE.

Eh ! que diable le chevalier de Maison-Rouge a-t-il à faire dans tout cela ?

AGÉSILAS.

Eh ! oui ! eh ! oui !... c’était le chevalier de Maison-Rouge qui menait tout.

MAURICE, à part.

Maison-Rouge !... Maison-Rouge, dont Geneviève a prononcé deux ou trois fois le nom... C’est à en devenir fou !...

Bruit dans la rue.

AGÉSILAS.

Tiens ! qu’est-ce que c’est que cela ?

Il va à la fenêtre.

On dirait comme une troupe qui passe... Ah ! c’est une patrouille ! Ah ! votre ami Lorin la commande.

Faisant un signe de la tête.

Il demande si nous sommes chez nous... Oui, oui, oui... monte citoyen Lorin...

MAURICE.

Monte-t-il ?

AGÉSILAS.

Le voici.

MAURICE.

C’est bien, laisse-nous.

AGÉSILAS.

Comment, que je vous laisse ?

MAURICE.

Sans doute...

AGÉSILAS.

C’est bon ! je l’appelle pour qu’il vienne causer avec nous, et tu me renvoies...

 

 

Scène III

 

MAURICE, LORIN, AGÉSILAS

 

LORIN, entrant.

Bonsoir, Maurice ! bonsoir, Agésilas !

AGÉSILAS.

À la bonne heure, lui !...

Il prend une chaise.

LORIN.

Mon cher Agésilas, tu es bien aimable, mais va-t’en !

AGÉSILAS.

Décidément, je ne pouvais y échapper...

 

 

Scène IV

 

MAURICE, LORIN

 

LORIN.

Enfin, c’est toi ! Morbleu ! ce n’est pas sans peine que je te rejoins.

  Mais, puisque je retrouve un ami si fidèle...

MAURICE.

Que viens-tu donc faire par ici en patrouille ?...

LORIN.

Ce que je viens faire par ici en patrouille ?... Eh bien, je vais te le dire ; mon ami, il s’agit tout simplement de rétablir sur sa première base notre réputation ébranlée !... J’ai appris, aujourd’hui, à la section, deux grandes nouvelles.

MAURICE.

Lesquelles ?

LORIN.

La première, c’est que nous commençons, malgré notre acquittement triomphal, à être mal vus, toi et moi...

MAURICE.

Je le sais ; après ?

LORIN.

La seconde, c’est que toute la conspiration à l’œillet a été conduite par le chevalier de Maison-Rouge.

MAURICE.

Je le sais encore.

LORIN.

Ah ! tu le sais encore ?

MAURICE.

Oui.

LORIN.

Alors, passons à une troisième nouvelle... Tu ne la sais pas, celle-là, j’en suis sûr : c’est que nous allons prendre, ce soir, le chevalier de Maison-Rouge.

MAURICE.

Prendre le chevalier de Maison-Rouge ?

LORIN.

Oui !

MAURICE.

Tu t’es donc fait gendarme ?

LORIN.

Non ; mais je suis patriote... Un patriote se doit à sa patrie... Or, ma patrie est abominablement ravagée par ce chevalier de Maison-Rouge, qui entasse complots sur complots... Et, la patrie m’ordonnant, à moi, de la débarrasser du susdit chevalier, qui la gêne... j’obéis à la patrie.

MAURICE.

C’est égal, Lorin, il est singulier que tu te charges d’une pareille commission...

LORIN.

Je ne m’en suis pas chargé... On m en a chargé !... D’ailleurs, je dois dire que je l’eusse briguée, la commission. Il nous faut un coup éclatant pour nous réhabiliter, attendu que, pour nous, la réhabilitation, c’est la vie... Aussi, je suis venu te prendre en passant.

MAURICE.

Pour quoi faire ?

LORIN.

Pour te mettre à la tête de l’expédition.

MAURICE.

Et qui m’a désigné ?

LORIN.

Le général.

MAURICE.

Mais qui m’avait indiqué au général ?

LORIN.

Moi !... Ainsi donc, en avant, marche !...

  La Victoire, en chantant, nous ouvre la barrière.

MAURICE.

Mon cher Lorin, je suis désespéré, mais je ne me sens pas le moindre goût pour cette expédition... Tu diras que tu ne m’as pas rencontré.

LORIN.

Impossible !... tous nos hommes savent que tu étais chez toi, puisqu’ils ont vu Agésilas me faire signe.

MAURICE.

Eh bien, tu diras que tu m’as rencontré, mais que je n’ai pas voulu être des vôtres...

LORIN.

Impossible encore...

MAURICE.

Et pourquoi cela ?

LORIN.

Parce que, cette fois, tu ne serais plus seulement ce qu’on t’accuse d’être : un tiède... mais tu deviendrais un suspect... Et tu sais ce qu’on en fait, des suspects : on les conduit sur la place de la Révolution, et, là, on les invite à saluer la statue de la Liberté ; seulement, au lieu de la saluer avec le chapeau, ils la saluent avec la tête...

MAURICE.

Eh bien, Lorin, il arrivera ce qu’il pourra.

LORIN.

Comment ?

MAURICE.

Oui, cela va te paraître étrange, peut-être ; mais, sur mon âme, je suis dégoûté de la vie.

Il s’assied.

LORIN.

Bon !... nous sommes en bisbille avec notre bien-aimée, et cela nous donne des idées mélancoliques !... Allons, bel Amadis, redevenons un homme... et, de là, nous passerons citoyen !... Moi, au contraire, je ne me sens jamais meilleur patriote que lorsque je suis en brouille avec la citoyenne Artémise... À propos, Sa Divinité la déesse Raison te dit des millions de choses gracieuses... Elle a été nommée déesse ce matin... à trois cents voix de majorité !

MAURICE.

Tu lui feras mes compliments, Lorin.

LORIN.

C’est tout ?

MAURICE.

Oui.

LORIN.

Tu ne viens pas ?

MAURICE.

Non.

LORIN.

Maurice, tu te perds.

MAURICE.

Eh bien, je me perds... D’ailleurs, qui vous dit que le chevalier de Maison-Rouge soit, en effet, le chef de la conspiration du souterrain ?

LORIN.

On le présume.

MAURICE.

Ah ! vous procédez par induction ?

LORIN.

Pour moi, c’est une certitude.

MAURICE.

Comment arranges-tu tout cela ? Voyons, car enfin...

LORIN.

Écoute bien.

MAURICE.

J’écoute.

LORIN.

À peine ai-je entendu crier : « Grande conspiration découverte par le citoyen Rocher... » cette canaille de Rocher ! il est partout, le misérable !... que j’ai voulu juger de la vérité par moi-même. Or, on parlait d’un souterrain...

MAURICE.

Existe-t-il, seulement ?

LORIN.

S’il existe ?... Je l’ai vu, vu de mes yeux, vu, ce qui s’appelle vu !... Tiens ! pourquoi ne siffles-tu pas ?

MAURICE.

Parce que les circonstances me paraissent un peu graves pour plaisanter.

LORIN.

Eh bien, mais de quoi plaisante-t-on, si l’on ne plaisante pas des choses graves ?

MAURICE.

Tu dis donc que tu as vu ?...

LORIN.

Je répète que j’ai vu le souterrain, que je l’ai parcouru, et qu’il correspondait de la cave de la citoyenne Plumeau à une maison de la rue de la Corderie, n° 14 ou 16, je ne me rappelle plus bien.

MAURICE.

Il me semble qu’alors ceux que l’on eût dû arrêter d’abord étaient les habitants de cette maison de la rue de la Corderie...

LORIN.

C’est ce que l’on aurait fait aussi, si l’on n’eût pas trouvé la maison parfaitement dénuée de locataires.

MAURICE.

Mais, enfin, cette maison appartenait à quelqu’un.

LORIN.

Oui, à un nouveau propriétaire ; mais personne ne le connaissait : on savait que la maison avait changé de maître depuis huit ou dix jours, voilà tout... Les voisins avaient bien entendu du bruit ; mais, comme la maison était vieille, ils avaient cru qu’on travaillait aux réparations. Quant à l’autre propriétaire, il avait quitté Paris... À qui s’en prendre ?... J’arrive sur ces entrefaites, « Pardieu ! dis-je au général en le tirant à part, vous voilà bien embarrassés ! – C’est vrai, me répondit-il, nous le sommes ! – Cette maison a été vendue, n’est-ce pas ? – Oui... – Vendue par-devant notaire ? – Oui. – Eh bien, il faut chercher chez tous les notaires de Paris, afin de savoir lequel a vendu cette maison, et se faire communiquer l’acte ; on verra dessus le nom et le domicile de l’acheteur... – À la bonne heure, c’est un conseil cela ! s’écria le général ; et voilà un homme que l’on accuse d’être mauvais patriote !... Lorin ! Lorin ! je te réhabiliterai, ou le diable me brûle ! » Bref, ce qui fut dit fut fait : on chercha le notaire, on retrouva l’acte, le nom et le domicile de l’acquéreur... Alors, le général m’a tenu parole, et m’a accordé la faveur d’aller arrêter le coupable ; je partage avec toi cette faveur.

MAURICE.

Et cet homme, c’est le chevalier de Maison-Rouge ?

LORIN.

Non, son complice seulement.

MAURICE.

Ce n’est pas le chevalier de Maison-Rouge ?

LORIN.

Non, te dis-je ; mais on l’a reconnu, suivi et perdu dans les environs du domicile de notre propriétaire de la rue de la Corderie... Viens avec nous, viens !

MAURICE.

Mais, encore une fois, non !

LORIN.

Réfléchis.

MAURICE.

Mes réflexions sont faites.

LORIN.

Je ne t’ai pas tout répété.

MAURICE.

Tout quoi ?

LORIN.

Tout ce qu’a dit le général.

MAURICE.

Que t’a-t-il dit ?

LORIN.

Quand je t’ai désigné pour le chef de l’expédition, il m’a dit : « Prends garde à Maurice ! »

MAURICE.

À moi ?

LORIN.

À toi... « Maurice, a-t-il ajouté, va bien souvent dans ce quartier-là ! »

MAURICE.

Dans quel quartier ?

LORIN.

Dans celui de Maison-Rouge.

MAURICE.

Et dans quel quartier demeure donc Maison-Rouge ?

LORIN.

Vieille rue Jacques.

MAURICE.

Comment, vieille rue Jacques ?

LORIN.

C’est là que loge l’acheteur de la maison de la rue de la Corderie.

MAURICE.

Oh ! mon Dieu !

LORIN.

Qu’as-tu ?

MAURICE.

Rien... Et cet acheteur ?

LORIN.

Un maître tanneur, je crois.

MAURICE.

Son nom ?

LORIN.

Dixmer.

MAURICE.

Dixmer ? Lorin, je vais avec vous.

LORIN, à part.

Oh ! je savais bien que tu viendrais, quand je te nommerais Dixmer.

Haut.

À la bonne heure !

MAURICE.

Agésilas !

AGÉSILAS, paraissant.

Citoyen ?

MAURICE.

Mon sabre, mes pistolets !... Le chevalier dans la maison de Dixmer !... Viens, Lorin !...

Il s’élance hors de l’appartement.

 

 

Septième Tableau

 

Le jardin de Dixmer (nuit). Le pavillon plus grand. La serre dans la coulisse.

 

 

Scène première

 

DIXMER et LE CHEVALIER, près de la porte du fond, GENEVIÈVE, dans le pavillon, la tête entre ses deux mains

 

DIXMER.

Heureusement, mon nom seul est sur l’acte de vente de la maison qui avoisine le Temple ; je suis donc seul compromis ; sans cela, je ne consentirais jamais à vous quitter d’une minute. Je vous recommande Geneviève !...

LE CHEVALIER.

Soyez tranquille ; d’ailleurs, nous-mêmes, dans une heure, nous serons loin d’ici !...

DIXMER.

Demain, toute la journée à Charenton, chez le vicomte !...

LE CHEVALIER.

Très bien !...

DIXMER.

Et puis je ne m’éloigne d’ici qu’à la dernière extrémité.

LE CHEVALIER.

Adieu !...

Dixmer sort par la porte du fond.

 

 

Scène II

 

LE CHEVALIER, entrant dans le pavillon, GENEVIÈVE

 

LE CHEVALIER, s’arrêtant derrière elle.

Geneviève !...

GENEVIÈVE.

Mon ami !...

LE CHEVALIER.

Vous êtes forte, n’est-ce pas ?

GENEVIÈVE.

Oh ! mon Dieu ! tous me faites peur.

LE CHEVALIER.

Appelez toute votre force à votre aide... On est sur les traces de votre mari...

GENEVIÈVE.

Eh ! qu’est-il devenu ?...

LE CHEVALIER.

Sauvé !... Des adieux l’eussent retenu trop longtemps près de vous. D’ailleurs, nous allons le rejoindre !...

GENEVIÈVE.

Où cela ?

LE CHEVALIER.

Où l’on rejoint les exilés... Nul ne peut le dire !...

GENEVIÈVE.

Et nous partons ?...

LE CHEVALIER.

Le temps de brûler quelques papiers, voilà tout... J’entre dans cette chambre... Faites vos préparatifs, Geneviève.

Il sort.

 

 

Scène III

 

GENEVIÈVE, seule

 

Oh ! mon Dieu, partir ainsi, sans le voir ! Si je lui écrivais... Mais par qui lui faire porter cette lettre ? Il est déjà bien assez compromis... grâce à moi ! Oh ! que va-t-il se passer ?... que va-t-il dire ?... Moi qui lui avais donné rendez-vous pour demain ! il va croire que mon amour n’était qu’un calcul ! il va croire que je ne l’ai attiré ici que pour le perdre !... Oh ! j’eusse dû résister !... Mon Dieu, Maurice ! Maurice !...

 

 

Scène IV

 

GENEVIÈVE, dans le pavillon, MAURICE, apparaissant au-dessus du mur, LORIN, de l’autre côté du mur

 

MAURICE.

C’est bien, gardez les entrées ; placez six hommes sûrs, à la sortie du pavillon, les autres dans les encoignures des portes ; surtout, n’allez pas dégarnir les passages, et ne venez pas sans que je vous appelle ; moi, je vais sauter par-dessus le mur et veiller dans le jardin.

LORIN.

À merveille, et, s’il en est besoin, de l’intérieur, tu nous ouvriras.

MAURICE.

Oui, d’autant plus que, d’ici, je vois tout ce qui se passe.

LORIN.

Tu connais donc la maison ?

MAURICE, avec hésitation.

Autrefois, j’ai voulu l’acheter... Allez !... allez !...

LORIN.

Eh bien, attends donc !...

MAURICE.

Quoi ?

LORIN.

Et le mot d’ordre ?

MAURICE.

C’est juste !...

LORIN.

Œillet et Souterrain. Arrête tous ceux qui ne te diront pas ces deux mots, laisse passer tous ceux qui te les diront, voilà la consigne !...

MAURICE.

Merci !

Il saute dans le jardin.

 

 

Scène V

 

MAURICE, dans le jardin, GENEVIÈVE, dans le pavillon, puis LE CHEVALIER

 

MAURICE.

C’est bien ici !... Ainsi, elle me trompait ! tout son amour n’était qu’une feinte, qu’un moyen d’arriver à son but. Pauvre insensé que j’étais !... Ah ! il y a de la lumière dans ce pavillon... Que fait-elle ?...

Il cherche à voir an travers des persiennes.

LE CHEVALIER, de la chambre voisine.

Tout est brûlé. Êtes-vous prête, Geneviève ?

GENEVIÈVE.

Oh ! mon Dieu !... il faut donc partir ?...

LE CHEVALIER.

Il le faut !...

GENEVIÈVE.

Oh ! je ne pourrai jamais !...

MAURICE.

Quelqu’un avec Geneviève... Ce n’est pas la voix de Dixmer.

LE CHEVALIER.

Du courage, ma sœur !

GENEVIÈVE.

Oh ! vous ne savez pas tout ce que je souffre à quitter cette maison, à m’éloigner de Paris.

LE CHEVALIER.

Nous allons retrouver Dixmer !...

GENEVIÈVE.

Mon mari, lui qui m’a abandonnée... qui me laisse ici... seule...

LE CHEVALIER.

Seule... avec moi ?

GENEVIÈVE.

Seule avec mon désespoir... avec une pensée qui me dévore, qui me tue.

LE CHEVALIER.

Geneviève, cette exaltation m’effraye... Il s’agissait, pour Dixmer, de la vie !...

GENEVIÈVE.

De la vie... Et pour moi, mon Dieu !... Tenez, le cri de douleur qui s’échappe enfin de ma poitrine, c’est le cri de la conscience... Cependant, non, je n’ai rien à me reprocher ; mais mon mari...

LE CHEVALIER.

Oui, je le sais, il aurait dû vous épargner, il aurait dû penser qu’une femme...

GENEVIÈVE.

Oh ! il a été bien coupable et bien lâche !

LE CHEVALIER.

Geneviève, vous, si indulgente, si résignée, reprocher avec tant d’amertume à Dixmer les angoisses que vous avez subies pour notre cause !...

GENEVIÈVE.

Oh ! ce n’est pas cela que je lui reproche !...

LE CHEVALIER.

A-t-il donc d’autres torts envers vous ?...

GENEVIÈVE.

Quoi ! vous n’avez pas compris ? Vous n’avez donc rien vu : mes luttes, mes combats, mes larmes, ma résistance, enfin ?...

LE CHEVALIER.

Votre résistance ?...

GENEVIÈVE.

Eh bien, à vous, mon ami, à vous, mon frère, je veux tout dire... Sachez donc...

MAURICE, repoussant la fenêtre et s’élançant dans l’appartement.

Oh ! c’est trop souffrir !...

GENEVIÈVE, poussant un cri.

Quelqu’un !...

LE CHEVALIER, appuyant deux pistolets sur la poitrine de Maurice.

Un pas de plus, vous êtes mort.

GENEVIÈVE, reconnaissant Maurice.

Maurice !...

MAURICE, croisant les bras.

Monsieur, vous êtes le chevalier de Maison-Rouge ?...

LE CHEVALIER.

Et quand cela serait ?...

MAURICE.

C’est que, si cela est, vous êtes un homme brave et, par conséquent, calme... et je vais vous dire deux mots...

LE CHEVALIER.

Parlez !...

MAURICE.

Vous pouvez me tuer ; mais vous ne me tuerez pas avant que j’aie poussé un cri, ou plutôt, je ne mourrai point sans l’avoir poussé... Si je pousse ce cri, trois cents hommes qui cernent cette maison l’auront réduite en cendres avant dix minutes ; ainsi, abaissez vos pistolets, et écoutez ce que je vais dire à madame !...

LE CHEVALIER.

À Geneviève ?...

GENEVIÈVE.

À moi ?...

MAURICE.

Vous souvenez-vous, madame, qu’un jour, je vous ai exprimé mon étonnement, et, pourquoi ne pas l’avouer ? mon inquiétude en voyant l’assiduité de M. Morand auprès de vous ?... Vous rappelez-vous ce que vous m’avez répondu, madame ?...

GENEVIÈVE.

Je vous ai dit, Maurice, que je n’aimais pas M. Morand.

MAURICE.

Je vois, maintenant, que vous aviez dit vrai : en effet, vous n’aimez pas M. Morand.

GENEVIÈVE.

Maurice, écoutez-moi !...

MAURICE.

Je n’ai rien à entendre, madame ; vous m’avez trompé !...

LE CHEVALIER.

Trompé ?...

MAURICE.

Vous avez brisé d’un seul coup tous les liens qui scellaient mon cœur au vôtre.

LE CHEVALIER.

Ils s’aimaient !

MAURICE.

Vous avez dit que vous n’aimiez pas M. Morand ; mais vous n’avez pas dit que vous en aimiez un autre !...

LE CHEVALIER.

Monsieur, que parlez-vous de Morand, ou plutôt, de quel Morand parlez vous ?...

MAURICE.

De Morand, l’associé de Dixmer.

LE CHEVALIER.

Eh ! monsieur, Morand et le chevalier de Maison-Rouge ne font qu’un. Morand est devant vous !

MAURICE.

Ah ! en effet... je comprends, vous n’aimiez pas Morand, madame, puisque Morand n’existe pas !... Mais le subterfuge, pour être plus adroit, n’en est pas moins méprisable !...

LE CHEVALIER.

Monsieur...

MAURICE.

Veuillez me laisser causer un instant avec madame, veuillez même assister à cet entretien ; il ne sera pas long, je vous en réponds...

GENEVIÈVE.

Chevalier, je vous en prie...

MAURICE.

Ainsi, vous, Geneviève, vous !... vous m’avez rendu la risée de vos amis, l’exécration des miens ; vous m’avez fait servir, aveugle que j’étais, à tous vos complots ; vous avez tiré de moi l’utilité qu’on tire d’un instrument ! Écoutez, c’est une action infâme ! mais vous en serez punie !... car monsieur que voilà va me tuer sous vos yeux ! mais, avant cinq minutes, il sera là, lui aussi, gisant à vos pieds !... ou, s’il vit, ce sera pour porter sa tête sur l’échafaud !...

GENEVIÈVE.

Lui, mourir ? lui porter sa tête sur l’échafaud ?... Vous ne savez donc pas, Maurice, que, lui, c’est mon protecteur, c’est mon frère ; que je donnerais ma vie pour la sienne ; que, s’il meurt, je mourrai ?

MAURICE, se retournant vers le Chevalier.

Allons, monsieur, il faut me tuer ou mourir...

LE CHEVALIER.

Pourquoi cela ?

MAURICE.

Parce que, si vous ne me tuez pas, je vous arrête.

Il étend la main.

LE CHEVALIER.

Je ne vous disputerai pas ma vie, monsieur. Tenez...

Il jette ses pistolets.

MAURICE.

Et pourquoi ne vous défendez-vous pas ?

LE CHEVALIER.

Parce que ma vie ne vaut pas la peine que j’éprouverais à tuer un galant homme !

GENEVIÈVE.

Oh ! vous êtes toujours bon, grand et généreux, chevalier !

LE CHEVALIER.

Tenez, monsieur, je rentre dans ma chambre ; je vous jure que ce n’est pas pour fuir ; c’est pour cacher un portrait qui, si je suis pris, ne doit pas, ne peut pas être trouvé sur moi.

MAURICE.

Un portrait ?... Prétexte !

LE CHEVALIER.

Allons, monsieur, je sais que vous êtes mon ennemi ; mais je ne doute pas, moi, que vous ne soyez un cœur franc et loyal ! je me confierai à vous jusqu’à la fin.

Il lui montre un portrait.

MAURICE.

La reine !

GENEVIÈVE.

Rappelez-vous cette demande que vous m’avez faite, en riant, au Temple, Maurice : « Est-ce que ce serait de la reine que Morand est amoureux ? »

MAURICE.

Oh ! mon Dieu !

LE CHEVALIER.

J’attends vos ordres, monsieur ; si vous persistez à vouloir mon arrestation, vous frapperez à cette porte... quand il sera temps que je me livre. Je ne tiens plus à la vie, du moment que cette vie n’est plus soutenue par l’espérance que j’avais...

Il sort. 

 

 

Scène VI

 

GENEVIÈVE, MAURICE

 

GENEVIÈVE, se laissant glisser à genoux.

Pardon, Maurice, pardon pour tout le mal que je vous ai fait !... pardon, pour mes tromperies !... pardon, au nom de vos souffrances et de mes larmes !... car, je vous le jure, j’ai bien pleuré !... j’ai bien souffert !... Mon mari est parti... je ne sais pas si je le reverrai jamais... Et, maintenant, un seul ami me reste... non pas un ami, un frère... et vous allez me le tuer !... Pardon, Maurice, pardon !...

MAURICE.

Que voulez-vous ! il y a de ces fatalités-là... Tout le monde joue sa vie à cette heure... Le chevalier de Maison-Rouge a joué comme les autres... Il a perdu... Maintenant, il faut qu’il paye !

GENEVIÈVE.

C’est-à-dire qu’il meure ?

MAURICE.

Oui !...

GENEVIÈVE.

Et c’est vous qui me dites cela, vous, Maurice ?...

MAURICE.

Ce n’est pas moi, c’est la fatalité !...

GENEVIÈVE.

La fatalité n’a pas prononcé son dernier mot, puisque vous pouvez le sauver, vous !...

MAURICE.

Aux dépens de ma parole, et, par conséquent, de mon honneur !... Je comprends, Geneviève.

GENEVIÈVE.

Fermez les yeux, Maurice !... Voilà tout ce que je vous demande, et ma reconnaissance...

MAURICE.

Je fermerais inutilement les yeux, madame ; il y a un mot d’ordre donné... un mot d’ordre sans lequel personne ne peut sortir ; car, je vous le répète, la maison est cernée !...

GENEVIÈVE.

Et vous le savez, ce mot d’ordre ?...

MAURICE.

Sans doute que je le sais.

GENEVIÈVE.

Maurice !...

MAURICE.

Eh bien ?...

GENEVIÈVE.

Mon ami, mon cher Maurice !... ce mot d’ordre, dites-le moi, il me le faut !...

MAURICE.

Geneviève, Geneviève !... qui êtes-vous donc ?... et quelle puissance croyez-vous avoir conquise sur moi, pour me venir dire : « Maurice, sois sans honneur, sans parole ; trahis ta cause, tes opinions ; mens, renie ?... » Que m’offrez-vous, Geneviève, en échange de tout cela... vous qui me tentez ainsi ?...

GENEVIÈVE.

Oh ! Maurice, Maurice !... sauvez-le... et, ensuite, demandez-moi ma vie !...

MAURICE.

Geneviève, écoutez-moi !... J’ai un pied dans le chemin de l’infamie... Pour y engager l’autre, je veux du moins avoir une bonne raison contre moi-même... Geneviève, jurez-moi que vous n’aimez pas le chevalier de Maison-Rouge.

GENEVIÈVE.

J’aime le chevalier de Maison-Rouge comme un frère, comme un ami, pas autrement, je vous le jure !...

MAURICE.

Mais, moi, Geneviève, m’aimez-vous ?

GENEVIÈVE.

Maurice !...

MAURICE.

Si je fais ce que vous me demandez, abandonnerez-vous parents, amis, patrie, pour fuir avec le traître ?...

GENEVIÈVE.

Maurice, Maurice...

MAURICE.

Abandonnerez-vous tout cela ?... Oh ! répondez vite, nous n’avons pas de temps à perdre !...

GENEVIÈVE.

Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !...

MAURICE, avec rage.

Elle hésite !... elle hésite !...

GENEVIÈVE.

Non, non, je n’hésite pas, Maurice ; sauvez le chevalier ! sauvez-le... et puis ordonnez !...

MAURICE.

Oh ! pas ainsi ! ne jure pas ainsi, ou je n’accepte pas ton serment ! Ce n’est pas un sacrifice, ce n’est pas du désespoir que je veux, c’est ton amour.

GENEVIÈVE.

Eh bien, je t’aime, Maurice, je t’aime ! mais sauve-le ! je mourrai avec toi, je mourrai pour toi, mais sauve-le !... sauve-le !...

MAURICE, allant à la porte de la chambre.

Madame, le chevalier est libre... Qu’il prenne le costume du tanneur Morand... Je lui rends sa parole... Voici les mots de passe : Œillet et Souterrain... Allez les lui porter vous-même !...

GENEVIÈVE, s’élançant dans le cabinet.

Oh ! merci !...

 

 

Scène VII

 

MAURICE, LORIN

 

On frappe à la porte du jardin.

MAURICE.

Je puis ouvrir maintenant.

Maurice va ouvrir ; Lorin paraît sur le perron.

LORIN.

Eh bien ?

MAURICE.

Vous le voyez, je suis à mon poste !...

LORIN.

Et personne n’a tenté de forcer la consigne ?...

MAURICE.

Personne !...

LORIN.

Bien !...

À la porte du fond, qu’il ouvre.

Entrez, vous autres ; par ici, la chambre est là. Veillez bien sur les fenêtres, et, si quelqu’un tentait de s’évader, faites feu... Bien...

Il entre et revient.

Personne !... personne !... il n’est pas dans ce pavillon !

MAURICE, balbutiant.

Il se sera échappé !

LORIN.

Impossible ! il est rentré il y a une heure, personne ne l’a vu sortir, les issues sont gardées, et il n’a pas le moi de passe. Il se cache peut-être dans la chambre de la citoyenne...

TOUS.

Entrons !...

MAURICE.

Citoyens, respectez la chambre d’une femme !...

LORIN.

On respectera la femme ; on visitera la chambre !...

MAURICE.

Alors, laissez-moi passer le premier...

LORIN.

Passe, tu es capitaine.

MAURICE, entrant chez Geneviève.

Venez, citoyenne ! ne craignez rien, vous êtes sous ma sauvegarde... Partie aussi !...

TOUS.

Partie ?

LORIN.

Courez tous, fouillez la maison, saccagez, brûlez ! mais, morts ou vifs, retrouvez-les...

Tous courent dans la direction de la rue.

Maurice, comment se fait-il qu’ils aient pu passer ?...

MAURICE.

Malheur à moi, qui ne les ai pas tués tous les deux !

Lorin entraîne Maurice.

 

 

Huitième Tableau

 

La chambre de Maurice.

 

 

Scène première

 

LORIN, MAURICE, AGÉSILAS

 

AGÉSILA, à Maurice.

Citoyen Maurice !...

MAURICE.

C’est bien !...

AGÉSILAS.

C’est que je voulais te dire...

MAURICE.

Plus tard...

AGÉSILAS.

Que, pendant ton absence...

MAURICE.

Morbleu !...

AGÉSIUS.

C’est bien, citoyen, c’est bien !...

 

 

Scène II

 

MAURICE, LORIN

 

MAURICE.

Eh bien, maintenant que nous voilà seuls, parle ; qu’avais-tu à me dire ?

LORIN.

Écoute, cher ami ; sans exorde, sans périphrase, sans commentaire, je te dirai une chose : c’est que tu te perds, ou plutôt, c’est que nous sommes perdus !

MAURICE.

Comment cela ?... qu’y a-t-il ?...

LORIN.

Il y a, tendre ami, qu’il existe certain arrêté du comité de salut public qui déclare traître à la patrie quiconque entretient des relations avec les ennemis de ladite patrie... Hein ! connais-tu cet arrêté ?

MAURICE.

Sans doute.

LORIN.

Tu le connais ?

MAURICE.

Oui.

LORIN.

Eh bien, il me semble que tu n’es pas mal traître à la patrie. Qu’en dis-tu ? comme dit Manlius, dans la tragédie du citoyen Lafosse...

MAURICE.

Lorin !

LORIN.

Sans doute ; à moins que tu ne regardes toutefois comme idolâtrant la patrie ceux qui donnent le logement, la table et le lit à M. le chevalier de Maison-Rouge, lequel n’est point un exalté républicain, à ce que je suppose, et n’est pas accusé, pour le moment, d’avoir fait les journées de septembre !...

MAURICE.

Lorin, je ne te comprends pas.

LORIN.

Maurice, tu vas comprendre. Te rappelles-tu cette chambre de la rue Saint-Jacques ?

MAURICE.

Où nous n’avons trouvé personne ?

LORIN.

Qu’un portrait.

MAURICE.

Eh bien ?

LORIN.

Un portrait de femme !

MAURICE.

Après ?

LORIN.

Après ? Cette femme était la même que tu tenais au bras dans la cour du Temple, et qui a donné l’œillet à la reine ; œ qui fait, mon cher ami, que tu me parais avoir été... ou être encore, un peu trop ami de l’ennemie de la patrie !... Allons, allons, ne te révolte pas ; en vérité, tu es comme feu Encelade : tu remuerais une montagne quand tu te retournes. Je te le répète donc, ne te révolte pas, et avoue tout bonnement que tu étais en relations avec ces aristocrates.

MAURICE.

Eh bien, que t’importe ?...

LORIN.

Cela m’importe infiniment, cher ami ! Oh ! si nous vivions dans une de ces températures de serre chaude, température honnête, où, selon les règles de la botanique, le baromètre marque invariablement seize degrés, je le dirais : « Mon cher Maurice, c’est élégant, c’est comme il faut, soyons un peu aristocrates de temps en temps, cela fait bien, cela sent bon. » Mais nous cuisons aujourd’hui dans cinquante ou cinquante-cinq degrés de chaleur... la terre brûle !... de sorte que, lorsqu’on n’est que tiède, par cette chaleur-là, on semble froid... que, lorsqu’on est froid, on est suspect, et que, quand on est suspect, on est mort...

MAURICE.

Eh bien, donc, qu’on me tue, et que cela finisse ! aussi bien, je suis las de la vie, je te l’ai déjà dit.

LORIN.

Je ne suis pas encore assez convaincu pour te laisser faire ta volonté sur ce point-là... Puis, lorsqu’on meurt aujourd’hui, il faut mourir républicain, tandis que, toi, tu mourrais aristocrate !

MAURICE.

Oh ! oh ! tu vas trop loin, cher ami !

LORIN.

J’irai plus loin encore ; car je te préviens que, s’il m’est complètement démontré que tu te fais réellement aristocrate...

MAURICE.

Tu me dénonceras ?...

LORIN.

Non, non, non ; je t’enfermerai dans quelque cave, et je te ferai chercher au son du tambour comme un objet égaré... Puis je proclamerai que les aristocrates, sachant ce que tu leur réservais, t’ont séquestré, martyrisé, affamé, de sorte que, comme le prévôt Élie de Beaumont, M. de Latude et autres, lorsqu’on te retrouvera, l’orchestre des Quinze-Vingts te donnera des aubades ; au coin de chaque rue, on chantera tes souffrances sur l’air Te bien aimer, ô ma tendre Zélie ; et enfin, tu seras couronné de fleurs par toutes les dames de la halle et les chiffonniers de la section Victor. Ainsi dépêche-toi de redevenir bon patriote, ou ton affaire est claire.

MAURICE.

Lorin, Lorin, je sens que tu as raison ; mais je suis entraîné, je glisse sur la pente... M’en veux-tu, parce que la fatalité m’entraîne ?

LORIN.

Je ne t’en veux pas ; mais je te querelle. Que diable ! rappelle-toi un peu les scènes que Pylade faisait journellement à Oreste ; ces modèles des amis se querellaient du matin au soir.

MAURICE.

Tiens, Lorin, abandonne-moi, tu feras mieux.

LORIN.

Niais, va !

MAURICE.

Alors, laisse-moi aimer, être fou à mon aise. Mon ami, mon ami, tu ne sais pas ce que cette femme me coûte !...

LORIN.

Eh ! je m’en doute bien. Tiens, Maurice, faisons des motions, étudions l’économie politique, demandons la loi agraire, devenons théosophes, magnétiseurs, charlatans, ivrognes même ! mais, pour l’amour de Jupiter, ne soyons pas amoureux... N’aimons que la liberté, ou la raison !...

MAURICE.

Merci, mon pauvre Lorin, j’apprécie ton dévouement ; mais le moyen de me consoler, vois-tu, c’est de me laisser tout entier à ma douleur. Geneviève !... Geneviève !...

LORIN.

Eh bien ?

MAURICE.

Je ne l’aurais pas crue capable d’une pareille trahison !...

LORIN.

Maurice.

Souvent femme varie ;
Bien fol est qui s’y fie !

Médite ces deux vers, Maurice : ils sont d’un tyran qui aimait beaucoup les femmes, et qui est mort pour les avoir trop aimées.

MAURICE.

Bonsoir, Lorin !...

LORIN.

Allons, décidément, tu me chasses ? Bonsoir ! je vais me débarrasser de tout cela ; mais je reviendrai ; souviens-toi que je veux tout savoir... Il me faut une confidence entière, et, si, comme j’en ai peur, tu t’es fourré dans quelque guêpier, je trouverai bien le moyen de te sauver... Aie confiance en moi.

  Est-il quelque malheur que l’amitié n’efface !...

Au revoir ! au revoir !...

MAURICE.

Bonsoir !...

Lorin sort. Seul.

Brave garçon !... Geneviève, ce Maison-Rouge... fuir avec lui ! elle, me trahir, quand je les sauvais !... Oh ! si je la retrouve, je la tuerai !...

 

 

Scène III

 

MAURICE, AGÉSILAS

 

AGÉSILAS, s’assurant que Lorin est sorti, et allant fermer la porte.

Voyons, citoyen Maurice, es-tu plus calme ? peut-on te parler ?

MAURICE.

Que me veux-tu ?

AGÉSILAS.

Il faut bien que je réponde quelque chose à la petite dame qui t’attend !

MAURICE.

Je ne connais personne, et, si tu as reçu quelqu’un, tu as eu tort !...

AGÉSILAS.

Oh ! citoyen, la pauvre citoyenne était déjà bien triste ; ce que tu dis là va la mettre au désespoir !...

MAURICE.

Mais enfin quelle est cette femme ?

AGÉSILAS.

Citoyen, je n’ai pas vu son visage ; elle est enveloppée d’une mante, et elle pleure, voilà tout ce que je sais...

MAURICE.

Elle pleure ?... Où est-elle ?

 

 

Scène IV

 

MAURICE, AGÉSILAS, GENEVIÈVE, qui ouvre la porte et paraît

 

MAURICE.

Geneviève !... vous, Geneviève !

À Agésilas.

Veille à cette porte ; que personne n’entre, pas même Lorin.

Agésilas sort.

Oh ! Geneviève, Geneviève ! suis-je donc fou, mon Dieu ?...

 

 

Scène V

 

MAURICE, GENEVIÈVE

 

GENEVIÈVE.

Non, non, vous avez toute votre raison, mon ami !... Je vous ai promis d’abandonner amis, parents, famille, si vous sauviez le chevalier de Maison-Rouge : vous l’avez sauvé, me voici !...

MAURICE.

Geneviève, Geneviève, ce n’est donc qu’une promesse accomplie !... Geneviève, vous ne m’aimez donc pas ?...

GENEVIÈVE.

Mon Dieu ! celui qu’où croyait le meilleur sera-t-il toujours égoïste ?...

MAURICE.

Égoïste ! Geneviève, que voulez-vous dire ?...

GENEVIÈVE.

Mais vous ne comprenez donc pas, mon ami ?... Mon mari en fuite, mon frère proscrit, ma maison en flammes, tout cela dans une nuit...

MAURICE.

Ainsi, vous êtes venue, vous voilà !... vous ne me quitterez plus !...

GENEVIÈVE.

Où serais-je allée ?... ai-je un abri, un asile, un protecteur autre que celui qui a mis un prix à sa protection ?... Oh ! furieuse et folle, Maurice, j’ai franchi le pont Neuf... et, en passant je me suis arrêtée pour voir l’eau sombre bruire à l’angle des arches... Cela m’attirait, me fascinait !... « Là, pour toi, me disais-je, pauvre femme, là, est un abri !... là est le repos inviolable !... là est l’oubli !... »

MAURICE.

Geneviève, Geneviève, vous avez dit cela ? Vous ne m’aimez point ?...

GENEVIÈVE.

Je l’ai dit, je l’ai dit, et pourtant je suis venue !...

MAURICE.

Geneviève, ne pleurez plus !... Un mot, un seul ! dites-moi que ce n’est point la violence de mes menaces qui vous a amenée ici ; dites-moi que, quand même vous ne m’eussiez point vu ce soir, en vous trouvant isolée, sans asile, vous y fussiez venue... et acceptez le serment que je vous fais, de vous délier du serment que je vous ai forcée de faire !...

GENEVIÈVE.

Généreux !... Ô mon Dieu !... je vous remercie... il est généreux !...

MAURICE.

Geneviève, voulez-vous être chez un frère seulement... et que ce frère s’éloigne les mains jointes, franchisse le seuil sans retourner la tête ? Eh bien, dites un mot, faites un signe !... et vous allez me voir m’éloigner, et vous serez seule, et vous serez libre ; mais, au contraire, Geneviève, et cela sera plus juste, je vous jure !... voulez-vous vous souvenir que je vous ai tant aimée, que j’ai, pour cet amour, trahi tous les miens ; que je me suis rendu odieux et vil à moi-même ? voulez-vous songer à tout ce que l’avenir nous garde de bonheur, à la force et à l’énergie qu’il y a dans notre jeunesse... et dans notre amour, pour défendre ce bonheur qui commence ?...

Il s’agenouille.

Geneviève, toi qui es un ange de bonté, veux-tu, dis, veux-tu rendre un homme si heureux, qu’il ne regrette plus la vie, et qu’il ne désire plus le bonheur éternel ?... Alors, au lieu de me repousser, souris-moi, Geneviève ! laisse-moi appuyer ta main sur mon cœur, penche-toi vers celui qui t’aspire de toute sa puissance, de tous ses vœux, de toute son âme !... Geneviève ! mon amour ! ma vie ! Geneviève, ne reprends pas ton serment !...

GENEVIÈVE, détournant la tête.

Mon ami !...

MAURICE.

Oh ! tu pleures, Geneviève... tu pleures ! Rassure-toi ; non, non, jamais je n’imposerai l’amour à une douleur dédaigneuse !... jamais mes lèvres ne se souilleront d’un baiser qu’attristerait une seule larme de regret !

Il veut s’éloigner.

GENEVIÈVE.

Oh ! ne m’abandonne pas, Maurice ; je n’ai que toi seul au monde !...

MAURICE.

Merci, merci, Geneviève ! Eh bien, alors, écoute, mon amour !... pas un instant à perdre ! écoute : je connais toutes les délicatesses de ton cœur ; il doit t’en coûter de rester en France, n’est-ce pas ?

GENEVIÈVE.

Oh ! il me semble qu’en quittant la France, je n’aurais plus de remords... qu’en vivant sous d’autres cieux, j’oublierais...

MAURICE.

Geneviève, nous quitterons Paris ce soir, et, dans trois jours, la France. Geneviève, rien ne me coûtera, je ne dirai point pour te faire heureuse, mais calme, tranquille ; partons !... ce soir !... à l’instant !

GENEVIÈVE.

Oui ; mais comment fuir ?... comment quitter Paris ? On n’échappe point facilement aujourd’hui aux poignards du 2 septembre !...

MAURICE.

Geneviève, Dieu est pour nous, et je vais t’en donner une preuve ; écoute ! Une bonne action que j’ai voulu faire, à propos de ce 2 septembre, dont tu parlais tout à l’heure, va porter sa récompense aujourd’hui. J’avais le désir de sauver un pauvre prêtre qui avait étudié avec moi ; j’allai trouver Danton, et, sur sa demande, le comité de salut public signa un passeport pour ce malheureux et pour sa sœur. Ce passeport, Danton me le remit ; mais le malheureux prêtre, au lieu de le venir chercher chez moi, comme je le lui avais recommandé, a été s’enfermer à l’Abbaye, où il est mort !...

GENEVIÈVE.

Et ce passeport ?...

MAURICE.

Il est là, le voici, je l’ai toujours ; il vaut un million, il vaut plus que cela, Geneviève : il vaut la vie !... il vaut l’amour !... il vaut le bonheur !

GENEVIÈVE.

Mon Dieu ! mon Dieu ! soyez béni ! Mais, Maurice, il ne faut pas qu’on sache que nous partons...

MAURICE.

Personne ne le saura. Je cours chez Lorin ; il a un cabriolet ; moi, j’ai un cheval. C’est tout ce qu’il nous faut pour gagner Abbeville ou Boulogne, Toi, reste ici, Geneviève, et prépare toutes choses pour le départ ; nous avons besoin de peu de bagages. En Angleterre, nous achèterons ce qui nous manquera. Je vais donner à Agésilas une commission qui l’éloigné ; ce soir, Lorin lui explique notre départ, et, demain, nous sommes déjà loin. Je pourrais bien, en passant au comité, me faire donner quelque mission pour Abbeville... Mais pas de supercherie, n’est-ce pas, Geneviève ?... Gagnons notre bonheur au risque de notre vie !...

GENEVIÈVE.

Oh ! oui, oui, mon ami !... et nous réussirons !...

Maurice, en remettant le passeport dans son portefeuille, laisse tomber au bouquet.

Qu’est-ce que ce bouquet, Maurice ?

MAURICE.

Geneviève, hier, comptant te voir, j’avais acheté ces violettes pour te les donner ; mais il s’est passé tant d’événements, que le pauvre bouquet s’est fané sur mon cœur.

GENEVIÈVE.

Donne-le-moi, Maurice, puisqu’il était pour moi... Ah !...

MAURICE.

Qu’as-tu ?...

GENEVIÈVE.

Toutes les fois que je vois ou respire une fleur, je pense cette pauvre Héloïse.

MAURICE.

Hélas ! pensons à nous, chère amie !... et laissons les morts de quelque parti qu’ils soient, dormir dans la tombe que leur dévouement leur a creusée !... Je pars.

GENEVIÈVE.

Reviens vite.

MAURICE.

En moins d’une demi-heure, je suis de retour.

GENEVIÈVE.

Mais, si ton ami n’est pas chez lui... ?

MAURICE.

Son domestique y sera... D’ailleurs, j’y puis prendre tout ce qu’il me plaît, même en son absence !...

GENEVIÈVE.

Maurice !...

MAURICE.

Bon courage, Geneviève !... Dans une demi-heure, nous partons !...

Il sort.

 

 

Scène VI

 

GENEVIÈVE, seule

 

Oh ! oui, oui, il a raison : dans une demi-heure, nous partons ; et, une fois hors de France... une fois à l’étranger... il me semble que mon crime, qui est bien plutôt celui de la fatalité que le mien, cessera d’être aussi lourd à mon cœur !... Allons, allons, que m’a-t-il dit ?... « Voyons, apprête tout pour le départ... » Cher Maurice !... il pense donc que je connais cet appartement ? il lui semble donc que je l’ai habité ?... Ah ! mais, si son domestique, si ce bon Agésilas n’est pas encore parti, il va me dire... Il me semble que j’entends des pas dans la chambre voisine... C’est lui sans doute... Agésilas, venez, je vous prie !... Grand Dieu !...

 

 

Scène VII

 

GENEVIÈVE, DIXMER

 

DIXMER, entrant.

Me voici, madame !

GENEVIÈVE.

Dixmer !

DIXMER.

Eh bien, qu’avez-vous donc, ma chère, et qu’y a-t-il ?... Est-ce ma présence qui produit sur vous un si singulier effet ?...

GENEVIÈVE.

Je me meurs !...

DIXMER.

Bon ! me croyiez-vous donc trépassé, que je vous semble être un fantôme ?...

GENEVIÈVE.

Ah ! Maurice, Maurice !... À moi ! à mon secours !...

DIXMER.

Oui, ma chère, c’est bien moi ; peut-être me croyiez-vous loin de Paris ?... Vous étiez dans l’erreur, j’y suis resté. Il y a plus, je ne me suis pas éloigné de la maison, et j’ai vu les troupes l’entourer. Alors, j’ai été me poster sur le pont, pensant que, fugitifs ou prisonniers, tout passerait par là. En effet, au bout d’une heure, je vous ai vue au bras du chevalier ; j’allais vous aborder quand vous vous êtes séparée de lui ; je vous ai suivie ; vous êtes entrée dans cette maison, que j’ai reconnue pour celle de Maurice ; dès lors, j’étais parfaitement tranquille sur votre sort, d’autant plus tranquille, qu’un instant après, j’ai vu rentrer Maurice lui-même. J’ai pensé que j’avais le temps de changer de costume, de me déguiser un peu, et que je vous retrouverais ici... En vérité, Geneviève, je suis sur que vous avez beaucoup souffert, vous, si bonne royaliste, d’être forcée de tenir demander ainsi protection à un fanatique républicain.

GENEVIÈVE.

Mon Dieu, mon Dieu, ayez pitié de moi !...

DIXMER.

Maintenant donc, rassurez-vous ! je suis aussi en sûreté que peut l’être un conspirateur. J’ai sur moi tout l’or que j’ai pu rassembler ; dame, vous comprenez, ces précautions sont nécessaires. Un proscrit ne circule pas aussi facilement qu’une jolie femme... et je n’avais pas le bonheur, moi, de connaître une républicaine ardente qui pût me cacher à tous les yeux.

GENEVIÈVE.

Monsieur, monsieur, ayez pitié de moi ; vous voyez bien que je me meurs !...

DIXMER.

D’inquiétude, je comprends cela ; mais consolez-vous, me voilà, je reviens, nous ne nous quitterons plus...

GENEVIÈVE.

Oh ! vous allez me tuer ; merci, alors !

DIXMER.

Vous tuer ? et pourquoi donc vous tuer ?... En vérité, Geneviève, il faut que le chagrin de notre séparation vous ait fait perdre l’esprit. Tuer une femme innocente ? Allons donc !...

GENEVIÈVE.

Monsieur, monsieur, je vous le demande à mains jointes, tuez-moi plutôt que de me torturer par de pareilles railleries ! Non, je ne suis pas innocente !... je suis criminelle !... oui, je mérite la mort... Tuez-moi, monsieur, tuez-moi !...

DIXMER.

Alors, vous avouez que vous méritez la mort ?...

GENEVIÈVE.

Oui, oui.

DIXMER.

Et que, pour expier je ne sais quel crime dont vous vous accusez, vous subirez cette mort sans vous plaindre ?...

GENEVIÈVE.

Frappez, frappez, monsieur ; je ne pousserai pas un cri, et, au lieu de la maudire, je bénirai la main qui me frappera !...

DIXMER.

Non, madame !...

GENEVIÈVE.

Monsieur, que ferez-vous donc ?...

DIXMER.

Vous poursuivrez le but vers lequel nous tendions quand nous avons été interrompus dans notre route, le chevalier et moi !... Qu’est-il devenu, lui ? Je l’ignore ; vous l’ignorez aussi, n’est-ce pas ?... vous n’avez pas eu de temps à donner à l’amitié... Mais ce que nous eussions fait ensemble, je le ferai seul. La reine vient d’être transférée à la Conciergerie ; j’y puis pénétrer librement, à l’aide d’une commission de greffier, que je me suis procurée à prix d’or ; mais le rôle le plus dangereux sera pour vous...

GENEVIÈVE.

Merci, monsieur.

DIXMER.

Ne vous hâtez pas de me remercier... Mon plan est sûr, vous le connaîtrez quand il en sera temps ; qu’il vous suffise de savoir qu’il est écrit que vous devez mourir ; vous mourrez donc : seulement, pour vous et pour moi, vous tomberez coupable !... pour tous, vous tomberez martyre ; madame, je vous punirai en vous immortalisant.

GENEVIÈVE.

Laissez-moi faire une prière alors.

DIXMER.

Une prière ?

GENEVIÈVE.

Oui...

DIXMER.

À qui ?...

GENEVIÈVE.

Peu vous importe, puisque vous me tuez !...

DIXMER.

C’est vrai... Priez !...

GENEVIÈVE, à genoux.

Maurice, Maurice, pardonne-moi !... Je ne m’attendais pas à être heureuse ; mais j’espérais te rendre heureux ; Maurice, je t’enlève un bonheur qui faisait ta vie ; pardonne-moi, mon bien-aimé !...

Elle coupe une mèche de ses cheveux et lie avec cette mèche le bouquet de Maurice.

DIXMER.

Eh bien, madame, êtes-vous prête ?...

GENEVIÈVE.

Déjà ?

DIXMER.

Oh ! prenez votre temps, madame !... je ne suis pas pressé, moi. D’ailleurs, Maurice ne tardera probablement pas à rentrer, et je serai charmé de le remercier de l’hospitalité qu’il vous a donnée...

GENEVIÈVE, baisant le bouquet et le posant sur la table.

C’est fini, monsieur, je suis prête.

DIXMER.

Venez, alors !...

GENEVIÈVE.

Me voilà, monsieur... Adieu, Maurice !... adieu !...

 

 

ACTE IV

 

 

Neuvième Tableau

 

La Conciergerie. D’un côté, le greffe ; de l’autre, l’antichambre occupée par les Gendarmes, gardiens de la Reine. Au fond, un paravent sépare cette antichambre de la cellule de la prisonnière. À droite, une grande fenêtre grillée donnant sur la cour de la Conciergerie.

 

 

Scène première

 

LE GREFFIER de la Conciergerie, écrivant dans la pièce de gauche, GILBERT et DUFRESNE, GENDARMES, dans le compartiment à droite

 

GILBERT.

C’est bien, je ne fumerai plus jamais.

Il casse sa pipe.

DUFRESNE.

Que fais-tu donc ?

GILBERT.

Ce que je fais, tu le vois bien ; n’entends-tu pas qu’elle me dit que la fumée du tabac l’a empêchée de dormir toute la nuit ?

DUFRESNE.

Eh bien ?...

GILBERT.

Eh bien, possible qu’elle soit condamnée à mort ; mais à quoi bon la faire souffrir, en attendant, cette femme ?... Nous sommes des soldats, et non pas des bourreaux comme Rocher.

DUFRESNE.

C’est un peu aristocrate, ce que tu fais là !...

GILBERT.

Aristocrate, parce que je ne continue pas d’enfumer la prisonnière ?... Allons donc ! Vois-tu, moi, je connais mon serment à la patrie et la consigne de mon brigadier, voilà tout ; or, voici ma consigne : « Ne pas laisser évader la prisonnière, ne laisser pénétrer personne auprès d’elle, écarter toute correspondance qu’elle voudrait nouer ou entretenir, et mourir à mon poste. » Voilà ce que j’ai promis, et je le tiendrai... Vive la nation !... Ceux qui ne seront pas contents, tant pis !...

Il se met à la fenêtre de la cour.

DUFRESNE.

Ce que je t’en dis, c’est de peur que tu ne te compromettes, voilà tout...

 

 

Scène II

 

LE GREFFIER, GILBERT, DUFRESNE, RICHARD, DIXMER, LE CHEVALIER, GENEVIÈVE, GENDARMES

 

RICHARD.

Citoyen greffier, voici ton confrère du ministère de la guerre qui vient, de la part du citoyen ministre, pour relever quelques écrous militaires.

LE GREFFIER.

Ah ! citoyen, tu arrives un peu tard : je pliais bagage.

DIXMER.

Pardonne-moi, cher confrère... Tu permets que ma femme attende ?

LE GREFFIER.

Comment donc !... Assieds-toi, citoyenne.

Il lui offre une chaise.

GENEVIÈVE.

Merci, monsieur.

DIXMER.

Je te priais donc de me pardonner d’être venu si tard ; mais nous avons tant de besogne là-bas, que nos courses ne peuvent se faire qu’à nos moments perdus, et nos moments perdus, à nous, ce sont ceux où les autres mangent et dorment.

LE GREFFIER.

C’est bien. Avez-vous vos pouvoirs ?

DIXMER.

Les voici.

Le Greffier les examine.

LE CHEVALIER, en guichetier, à la fenêtre grillée.

Dis donc, citoyen, as-tu du feu ?

GILBERT.

Pour quoi faire ?

LE CHEVALIER.

Pour allumer ma pipe, donc !

GILBERT.

Volontiers, mais à la condition que tu iras fumer au fond de la cour.

LE CHEVALIER.

Est-ce que la pipe le fait mal, par hasard ?

GILBERT.

Justement.

Il revient à la table et allume un morceau de papier.

DUFRESNE.

Qu’est-ce que c’est donc que ce citoyen-là ?

GILBERT.

Quel citoyen ?

DUFRESNE.

Celui qui demande du feu.

GILBERT.

Eh ! c’est le nouveau guichetier, le neveu de Gracchus, qui est entré en fonctions depuis ce matin.

DUFRESNE.

Bon ! je ne l’avais pas encore vu...

LE CHEVALIER, au Gendarme qui lui donne du feu.

Merci !

Il envoie quelques bouffées de tabac.

LE GREFFIER, à Dixmer.

À merveille ! vous êtes parfaitement en règle, cher confrère, et vous pouvez maintenant commencer quand vous voudrez... Avez-vous beaucoup d’écrous à relever ?

DIXMER.

Une centaine !

LE GREFFIER.

Vous ne finirez pas ce soir, je suppose ?...

DIXMER.

Non, j’en relèverai seulement le plus que je pourrai.

LE GREFFIER.

En ce cas, citoyen, je vais te donner les registres ; tu n’as pas besoin de moi pour relever tes écrous, n’est-ce pas ?

DIXMER.

Non, pas précisément.

LE GREFFIER.

Alors, je vais souper.

DIXMER.

Va !...

LE GREFFIER, frappant à la porte.

Dis donc, citoyen Gilbert !

GILBERT.

Eh bien ?

LE GREFFIER.

Je m’en vais !

 

GILBERT, ouvrant la porte et la refermant tout de suite.

C’est bon...

LE GREFFIER.

Attendez donc...

GILBERT, ouvrant la porte.

Quoi ?

LE GREFFIER.

C’est que j’ai là le citoyen greffier de la guerre, qui veut relever des écrous militaires pour son ministre, et il reste.

GILBERT.

C’est bon... Qu’il me prévienne seulement quand il s’en ira.

DIXMER, regardant à travers la porte.

Le plan était exact ; la porte de la prisonnière à gauche, la fenêtre en face...

LE GREFFIER.

Bonne nuit, citoyen gendarme !...

GILBERT.

Bonne nuit !...

LE CHEVALIER, revenant à la fenêtre.

Pourvu qu’on n’entende pas le bruit que fait la prisonnière en sciant le barreau de sa fenêtre... Bon ! il y en a un qui dort ; j’occuperai l’autre.

Il appelle Gilbert, qui vient causer avec lui aux barreaux.

LE GREFFIER.

Bien du plaisir, confrère !...

DIXMER.

C’est bien du courage qu’il faut dire...

LE GREFFIER.

Voyez-vous, quand vous voudrez vous en aller, vous n’aurez rien à faire qu’à prévenir les gendarmes, comme j’ai fait...

DIXMER.

Bon !

LE GREFFIER.

À demain !

DIXMER.

À demain.

 

 

Scène III

 

DIXMER, GENEVIÈVE, GILBERT, DUFRESNE

 

DIXMER.

Venez ici ; voici l’heure venue de vous parler, madame ; écoutez-moi !...

GENEVIÈVE.

Je vous écoute.

DIXMER.

Vous devez préférer une mort utile à votre cause, une mort qui vous fasse bénir de tout votre parti, à une mort ignominieuse et toute de vengeance ?

GENEVIÈVE.

Oui, monsieur.

DIXMER.

Je me suis, comme vous l’avez vu, refusé le plaisir de me faire justice, en épargnant vous et votre amant... Mais, quant à votre amant, vous devez comprendre, vous qui me connaissez, que, si j’ai attendu, c’est pour trouver mieux !

GENEVIÈVE.

Je suis prête, monsieur ; pourquoi ce préambule ?... Vous me tuez, vous avez raison ; j’attends la mort, voilà tout.

DIXMER.

Je continue... J’ai prévenu la reine en lui faisant passer un billet dans son pain... Elle aussi doit se tenir prête... Cependant, il est possible que Sa Majesté fasse quelque objection... mais vous la forcerez !

GENEVIÈVE.

Donnez vos ordres, monsieur, et je les exécuterai.

DIXMER.

Tout à l’heure, je vais heurter à cette porte ; un des gendarmes ouvrira ; avec ce poignard, je le tuerai.

GENEVIÈVE.

Oh ! mon Dieu !...

DIXMER.

Au moment où je frappe, vous vous élancez dans la seconde chambre, c’est-à-dire dans celle de la reine... Il n’y a pas de porte, il n’y a qu’un paravent ; tandis que je tue le second soldat, vous changez d’habits avec Sa Majesté... Alors, je prends le bras de la reine, et je passe le guichet avec elle, tandis que vous demeurez à sa place.

GENEVIÈVE.

Bien, monsieur...

DIXMER.

On vous a vue entrer avec ce mantelet noir ; mettez votre mantelet à Sa Majesté, et drapez-le comme vous avez l’habitude de le draper sur vous-même.

GENEVIÈVE.

Je ferai ainsi que vous dites, monsieur...

DIXMER.

Et maintenant, il me reste à vous pardonner, et à vous remercier, madame !...

GENEVIÈVE, secouant la tête.

Je n’ai besoin ni de votre pardon ni de votre remerciement. Ce que je fais, ou plutôt, ce que je vais faire, effacerait un crime, et je n’ai commis qu’une faiblesse... Encore, cette faiblesse, vous m’avez forcée de la commettre... Je m’éloignais de lui... ou plutôt, je l’avais éloigné de moi, vous m’avez repoussée entre ses bras, de sorte que vous êtes, à la fois, l’instigateur, le juge et le bourreau !... C’est donc à moi de vous remercier de m’ôter la vie !... puisque la vie me serait insupportable, séparée de l’homme que j’aime uniquement.

DIXMER.

C’est bien, madame ; êtes-vous prête ?...

GENEVIÈVE.

Je vous l’ai dit, monsieur, j’attends...

DIXMER.

Dans une minute, alors...

Il rassemble ses papiers, va écouter à la porte et revient.

GILBERT.

Dis donc, citoyen Dufresne !... Dormeur éternel !...

DUFRESNE, se réveillant.

Tiens, c’est drôle ! je rêvais qu’on voulait enlever la prisonnière...

LE CHEVALIER.

Bon ! et comment cela ?...

DUFRESNE.

On lui avait fait passer une lime, elle sciait ses barreaux, et, dans mon rêve, j’entendais... c’est drôle ! j’entendais le bruit de la lime !...

LE CHEVALIER, haussant la voix.

Dans tous les cas, si elle veut se sauver, il est temps, attendu qu’il vient d’être décidé, aujourd’hui même, qu’on va lui faire son procès...

DIXMER.

Avez-vous besoin que je vous réitère mes instructions, madame ?

GENEVIÈVE.

Merci ; je sais ce que j’ai à faire...

DIXMER.

Alors, adieu ! car, selon toute probabilité, nous ne nous reverrons plus en ce monde...

Il lui tend la main.

GENEVIÈVE, lui touchant le bout des doigts.

Adieu, monsieur !...

GILBERT.

Eh bien, en effet, c’est drôle !... on dirait qu’on entend le bruit d’une lime.

Dixmer frappe à la porte.

LE CHEVALIER.

Eh ! non, vous voyez bien !... on frappe à la porte de l’autre côté, voilà tout...

GILBERT.

On frappe ?

LE CHEVALIER.

Oui.

DUFRESNE.

C’est le greffier du ministre de la guerre, qui s’en va.

GILBERT.

C’est bien, c’est bien !... Va, citoyen greffier, va !...

DIXMER.

C’est qu’avant de m’en aller, je voudrais te parler, citoyen gendarme.

GILBERT.

À moi ou à mon camarade ?...

DIXMER.

À l’un ou à l’autre...

GILBERT.

Vas-y, Dufresne ; cela te réveillera...

DUFRESNE.

Que veux-tu, citoyen ?

DIXMER.

Ne peut-on pas te parler ? est-ce défendu ?...

DUFRESNE.

Non.

LE CHEVALIER.

Mon Dieu, que va-t-il donc se passer ? C’est la voix de Dixmer.

GILBERT.

Tu dis ?...

LE CHEVALIER.

Rien !...

DUFRESNE. Il ouvre la porte, et reçoit un coup de poignard.

Ah ! scélérat !... ah ! brigand !...

DIXMER, à Geneviève.

Passez, passez !...

Geneviève passe rapidement et s’élance dans la chambre de la Reine.

GILBERT.

Ah !

Il veut s’élancer au secours de son compagnon.

LE CHEVALIER, le saisissant à travers les barreaux.

Un instant !... à nous deux !...

Le Gendarme et Dixmer luttent ; Dixmer entraine le Gendarme dans le premier compartiment.

GILBERT.

Au secours !... à l’assassin !...

Il tire son sabre et l’enfonce dans la poitrine du Chevalier.

LE CHEVALIER.

Ah !...

Il tombe.

Vive la reine !

Gilbert s’élance contre la porte, qu’il repousse au moment où Dixmer vient de tuer l’autre Gendarme et va entrer.

GENEVIÈVE, auprès du paravent.

Madame, au nom du ciel ! ne perdez pas un instant, prenez cette mante !... Sortez !... sortez !...

GILBERT, refermant la porte.

Il est trop tard,

À Geneviève, qui regarde.

et vous êtes prisonnière, ma belle enfant !...

DIXMER.

Allons, encore une tentative avortée ! nous sommes maudits !

Il se sauve par la porte du Concierge.

GILBERT, à la fenêtre.

Au secours ! à l’aide ! au secours !

Roulement de tambours. Gardes, Guichetiers, flambeaux à la fenêtre. On relève le corps du Chevalier.

GENEVIÈVE, tombant à genoux.

Ô mon Dieu ! j’espère que l’expiation sera plus grande que la faute !...

 

 

ACTE V

 

 

Dixième Tableau

 

La salle du Tribunal révolutionnaire.

 

 

Scène première

 

FOULE dans l’auditoire, DIXMER, au fond, LORIN et MAURICE, à droite, LE PRÉSIDENT, L’ACCUSATEUR PUBLIC, LES JURÉS, UN HUISSIER, UN GREFFIER, GENDARMES, ACCUSÉS, TOUT L’APPAREIL DU TRIBUNAL

 

Au lever du rideau, les députés de la Gironde sont au banc des accusés. Le fauteuil de fer est occupé par celui des Girondins du premier tableau qui n’a pas voulu fuir.

LES ACCUSÉS, chantant en chœur.

Par la voix da canon d’alarmes,
La France appelle ses enfants.
« Allons, dit le soldat, aux armes !
C’est ma mère, je la défends.
Mourir pour la patrie,
C’est le sort le plus beau, le plus digne d’envie ! »

LE PRÉSIDENT.

Silence, accusés ! la séance est reprise... Accusés, que vous reste-t-il à dire pour votre défense ?

LE PRINCIPAL ACCUSÉ.

Rien, sinon que nous n’avons pas commis le crime de trahison, dont vous nous accusez ; que nous nous sommes tout au plus trompés... Nous avons rêvé une autre liberté que celle que vous nous donnez aujourd’hui... En luttant courageusement contre vos idées, nous avons cru, et nous croyons encore être de bons citoyens ; nous ne sommes pas condamnés, nous sommes vaincus.

LE PRÉSIDENT.

Il me semble, cependant, que le complot est avéré... Vous avez voulu sauver l’ex-reine ; bien plus, vous avez coopéré à la tentative d’enlèvement que l’on a essayée sur elle à la Conciergerie ; or, un complot, c’est un crime.

LE PRINCIPAL ACCUSÉ.

Jamais nous n’avons rien fait contre la volonté du vrai peuple français ; tous nous avons agi au grand jour... Si nous sommes des rebelles, vous avez la force, anéantissez-nous.

LE PRÉSIDENT.

Ah ! tu prétends être un bon Français, et tu proclames une pareille doctrine ?... Sache-le bien, conspirer, c’est agir en mauvais citoyen, c’est commettre un crime. Ne te flatte donc pas d’un tel espoir. Quand les ennemis de la République montent sur l’échafaud, ils meurent comme les criminels vulgaires... C’est-à-dire qu’ils meurent déshonorés... Aux voix, citoyens...

LE PRINCIPAL ACCUSÉ.

Citoyen président, tu oublies que des hommes comme nous, s’ils ne sont pas maîtres de leur vie, sont toujours maîtres de leur mort.

LE PRÉSIDENT, après avoir recueilli les voix.

Les témoins entendus, les accusés ouïs en leur défense, le tribunal révolutionnaire les condamne à la peine de mort...

Au principal Accusé.

Ah ! tu pâlis, citoyen.

LE PRINCIPAL ACCUSÉ.

Non ! je meurs...

UN AUTRE GIRONDIN.

Et vous avez beau dire, il meurt pour la patrie...

L’Accusé ouvre son habit et montre sa poitrine ensanglantée ; il tombe sur le fauteuil. Cris, tumulte. Les autres Accusés entourent leur ami ; un Gendarme arrache de la main de ce dernier un compas ensanglanté qu’il montre au Président. Tous entonnent le refrain du chœur : Mourir pour la patrie !

MAURICE, se cachant le visage de ses mains.

Mon Dieu !

LORIN.

Vois-tu, ces hommes, Maurice, ils ont commencé comme nous, ils ont aimé la Révolution à ce point qu’ils donnent encore leur vie pour elle... seulement, ils se sont égarés dans leur route... L’amour a aveuglé les uns, l’ambition a entraîné les autres, le cœur a failli à la plupart, et ils ont glissé dans le terrible chemin, dans le chemin sanglant, où nul ne se relève parmi ceux qui tombent... Regarde, Maurice : ils vont mourir, et ils se disent au dernier moment : « Sommes-nous en effet de mauvais citoyens ? »

Pendant ce temps, on emmène les Girondins, qui chantent, en s’éloignant, la reprise du chœur.

MAURICE.

Oh !

Les Accusés ont été remplacés ; la femme Tison occupe le fauteuil de fer.

L’HUISSIER.

Le citoyen accusateur public contre la femme Tison.

LE PRÉSIDENT.

Femme Tison, dis-nous quelle raison t’a fait crier : « Vive la reine ! » en pleine rue.

LA FEMME TISON.

Je n’ai pas de raisons à te donner. Je venais de voir passer ma pauvre Héloïse... je venais de lui dire adieu... j’ai crié : « Vive la reine !... » et voilà.

LE PRÉSIDENT.

Mais pourquoi as-tu crié ?

LA FEMME TISON.

Parce que nous sommes une famille de conspirateurs... Il n’y a pas besoin de tant d’explications, il me semble. On fait mourir ceux qui crient : « Vive la reine ! » J’ai crié : « Vive la reine !... » qu’on me fasse mourir !

LE PRÉSIDENT, consultant les Jurés.

L’accusée ayant avoué son crime, le tribunal révolutionnaire condamne la femme Tison à la peine de mort.

LA FEMME TISON.

Merci, mon président... Ah ! ma pauvre Héloïse, je ne irai donc pas longtemps sans te revoir.

LE PRÉSIDENT.

Gendarmes, emmenez la condamnée !...

UNE VOIX DE FEMME.

Pauvre femme ! il paraît que c’est du désespoir.

DEUXIÈME VOIX.

On lui a pris sa fille, à ce qu’elle dit.

PREMIÈRE VOIX.

Sa fille ! quelle fille ?

DEUXIÈME VOIX.

Tu sais bien, la bouquetière ! C’était sa fille.

L’HUISSIER.

Le citoyen accusateur public contre la citoyenne Geneviève Dixmer.

MAURICE.

Mon ami, mon ami, c’est elle.

LORIN.

Allons, du courage !

MAURICE.

Oh ! la voilà ! la voilà !

 

 

Scène II

 

LA FOULE, DIXMER, LORIN, MAURICE, LE PRÉSIDENT, L’ACCUSATEUR PUBLIC, LES JURÉS, L’HUISSIER, LE GREFFIER, GENDARMES, TOUT L’APPAREIL DU TRIBUNAL, GENEVIÈVE, amenée par DEUX GENDARMES

 

GENEVIÈVE.

Maurice ! il est là !

DIXMER, à part.

Elle ne m’a pas vu, moi.

LE PRÉSIDENT.

Tes noms, prénoms et qualités ?

GENEVIÈVE.

Geneviève de Montfleury, femme Dixmer.

LE PRÉSIDENT.

Tu es accusée d’avoir pénétré violemment dans la Conciergerie, afin de sauver la prisonnière qui y est renfermée.

GENEVIÈVE.

J’ai, en effet, pénétré dans la Conciergerie... Mais je suis une femme, et n’ai pu, par conséquent, y pénétrer violemment.

LE PRÉSIDENT.

Écris, citoyen greffier.

À Geneviève.

Reconnais-tu avoir été surprise aux genoux de la captive, la suppliant de changer de vêtements avec toi ?

GENEVIÈVE.

Je reconnais cela, car c’est la vérité.

LE PRÉSIDENT.

Raconte-nous tes plans et tes espérances.

GENEVIÈVE.

Une femme peut concevoir une espérance ; mais une femme ne peut pas faire un plan du genre de celui que vous me reprochez.

LE PRÉSIDENT.

Comment te trouvais-tu là, alors ?...

GENEVIÈVE.

Parce que je ne m’appartenais pas, et que l’on me poussait...

LE PRÉSIDENT.

Qui te poussait ?

GENEVIÈVE.

Un homme qui m’avait menacée de mort si je n’obéissais pas.

Elle regarde Dixmer.

DIXMER.

Ah ! je me trompais ; elle sait que je suis là.

LE PRÉSIDENT.

Mais, pour échapper à cette mort dont on te menaçait, tu affrontais la mort qui devait résulter pour toi d’une condamnation.

GENEVIÈVE.

Lorsque j’ai cédé, le fer était sur ma poitrine ; je me suis courbée sous la violence présente.

LE PRÉSIDENT.

Pourquoi n’appelais-tu pas à l’aide ? Tout bon citoyen t’eût défendue...

GENEVIÈVE.

Hélas ! monsieur, celui qui pouvait m’entendre n’était pas près de moi.

LE PRÉSIDENT.

Dis-nous le nom de tes instigateurs...

GENEVIÈVE.

Il n’y en a qu’un seul...

LE PRÉSIDENT.

Lequel ?

GENEVIÈVE.

Mon mari !

LE PRÉSIDENT.

Cet homme déguisé en guichetier qui a été tué par le gendarme Gilbert, et qui est mort en criant : « Vive la reine ! » était-ce ton mari ?

GENEVIÈVE.

Non !

LE PRÉSIDENT.

Qui était-ce ?

GENEVIÈVE.

Le cadavre est entre vos mains, c’est à vous de le reconnaître.

LE PRÉSIDENT.

Alors, ton mari est celui qui s’est sauvé par la porte de la Conciergerie, celui avec lequel tu étais entrée ?...

GENEVIÈVE.

Oui.

LE PRÉSIDENT.

Il vit ?

GENEVIÈVE.

Il vit.

LE PRÉSIDENT.

Connais-tu sa retraite ?

GENEVIÈVE.

Je la connais.

LE PRÉSIDENT.

Indique-la.

GENEVIÈVE.

Il a pu être infâme, mais je ne suis point lâche ; ce n’est point à moi de dénoncer sa retraite, c’est à vous de la découvrir.

MAURICE, bas, à Lorin.

Oh ! j’ai bien envie de le dénoncer en me dénonçant moi-même...

LORIN.

Tais-toi, tu es fou.

LE PRÉSIDENT.

Ainsi, tu refuses de guider nos recherches ?

GENEVIÈVE.

Je crois que je ne puis le faire sans me rendre aussi méprisable aux yeux des autres qu’il l’est aux miens.

LE PRÉSIDENT.

Y a-t-il des témoins ?

L’HUISSIER.

Il y a le gendarme Gilbert.

L’ACCUSATEUR.

Inutile, puisqu’elle avoue tout.

LE PRÉSIDENT.

Tu avoues donc, citoyenne, être entrée à la Conciergerie avec ton mari, et avoir été surprise aux pieds de la prisonnière, la suppliant de fuir, tandis que ton mari assassinait le gendarme Dufresne ?

GENEVIÈVE.

Je ne puis nier ce qui est ; seulement, je répéterai ce que j’ai dit, j’ai été forcée.

LE PRÉSIDENT.

Et tu refuses d’indiquer la retraite de ton mari ?

GENEVIÈVE.

Je refuse...

L’ACCUSATEUR.

Prononce, citoyen président, prononce.

LE PRÉSIDENT.

La cause entendue, et l’accusée ayant avoué son crime, le tribunal révolutionnaire condamne la citoyenne Montfleury, femme Dixmer, à la peine de mort.

MAURICE.

Les tigres !

Le Greffier paraît tomber en faiblesse.

LE PRÉSIDENT, au Greffier.

Qu’as-tu ?

LE GREFFIER.

Je souffre !

LE PRÉSIDENT.

En effet, tu es pâle et l’on dirait que tu vas te trouver mal.

LE GREFFIER.

Ce n’est rien, j’ai besoin d’air.

LE PRÉSIDENT.

Huissier ! appelez un des greffiers supplémentaires !...

Au Greffier.

C’est bien, retire-toi...

DIXMER.

Ce pauvre greffier ! il a craint qu’on ne le crût notre complice.

LE GREFFIER, sortant.

Dixmer !

DIXMER.

Chut !

LORIN.

Dixmer était ici ; le misérable a laissé condamner sa femme sans rien dire... Attends, attends.

LE PRÉSIDENT.

Emmenez la condamnée !

GENEVIÈVE, les yeux au ciel.

Adieu, Maurice...

MAURICE.

Non pas adieu. Au revoir !...

LE PRÉSIDENT.

Huissier, appelez une autre cause.

L’HUISSIER.

L’accusateur public contre le citoyen Dixmer, contumace.

 

 

Onzième Tableau

 

Une berge sous le pont Notre-Dame.

 

 

Scène première

 

LE GREFFIER, DIXMER

 

DIXMER.

Allons, allons, va toujours.

LE GREFFIER.

Mais où me conduis-tu ?

DIXMER.

Je te l’ai déjà dit, je désire causer un instant avec toi ; marche ! marche !

LE GREFFIER.

Que peux-tu avoir à me dire ?... Je ne te connais pas, je ne suis pas ton complice, moi.

DIXMER.

Là, bien ; tu peux t’arrêter maintenant... Nous serons à merveille sur cette berge.

LE GREFFIER.

Alors, voyons, nous y sommes, parle vite.

DIXMER.

Oui... On exécute à quatre heures ?

LE GREFFIER.

Comme toujours.

DIXMER.

Eh bien, je désire la voir une dernière fois.

LE GREFFIER.

Où cela ?

DIXMER.

Dans la salle des morts... où l’on enferme les condamnés qui attendent quatre heures.

LE GREFFIER.

Tu oseras entrer là ?

DIXMER.

Pourquoi pas, si je suis sûr d’en sortir ?

LE GREFFIER.

Sûr d’en sortir... et comment ?

DIXMER.

Avec une carte, N’entre-t-on pas dans la salle des morts et n’en sort-on pas avec une carte ?

LE GREFFIER.

Si fait !

DIXMER.

Eh bien, voilà tout ! il ne s’agit que de se procurer cette carte...

LE GREFFIER.

Oui ; mais...

DIXMER.

Rien n’est plus facile, quand on a des amis...

LE GREFFIER.

Que veux-tu dire ?

DIXMER.

Je veux dire, citoyen greffier, que ces cartes...

LE GREFFIER.

Eh bien, ces cartes... ?

DIXMER.

C’est justement toi qui les signes, comme greffier de la Conciergerie...

LE GREFFIER.

Oui, mais sur un ordre du président du tribunal révolutionnaire.

DIXMER.

Bah ! y regarderas-tu de si près avec moi ? Allons, bon ! voilà encore que tu vas te trouver mal...

LE GREFFIER.

Mais tu me demandes ma tête, citoyen !

DIXMER.

Eh ! non, je te demande une carte, voilà tout !

LE GREFFIER.

Prends garde ! je te fais arrêter, malheureux !

DIXMER.

Fais ; mais, à l’instant même, je te dénonce comme mon complice... et, au lieu de me laisser aller tout seul dans la fameuse salle, tu m’accompagneras...

LE GREFFIER.

Oh ! scélérat !

DIXMER.

Il n’y a pas de scélérat là dedans... J’ai besoin de parler à ma femme, et je te demande une carte pour arriver jusqu’à elle...

LE GREFFIER.

Mais je n’en ai pas, moi, de cartes !

DIXMER.

Qu’à cela ne tienne ! J’en ai, moi.

LE GREFFIER.

Où les as-tu prises ?

DIXMER.

Pardieu ! dans le tiroir de la table ; j’ai vu là des cartes toutes préparées, et j’ai dit : « Tiens, cela peut me servir un jour. »

LE GREFFIER.

Mais je n’ai pas d’encre, pas de plume !

DIXMER.

Oh ! j’avais prévu que je te trouverais comme cela, dans quelque coin où tu manquerais de tout, et j’ai pris mes précautions... Voici des plumes et de l’encre...

LE GREFFIER.

Voyons, attends ! Ne pourrait-on arranger les choses d’une façon qui ne me compromît point ?

DIXMER.

Je ne demande pas mieux, si c’est possible...

LE GREFFIER.

C’est on ne peut plus possible...

DIXMER.

Explique-moi cela.

LE GREFFIER.

Il y a deux portes à la salle des morts.

DIXMER.

Je sais cela.

LE GREFFIER.

Eh bien, entre par la porte des condamnés ; par celle-là, il ne faut pas de carte... et, quand tu auras parlé à ta femme, tu m’appelleras et je te ferai sortir.

DIXMER.

Pas mal ! seulement, il y a une certaine histoire qui court la ville.

LE GREFFIER.

Laquelle ?

DIXMER.

L’histoire d’un pauvre bossu qui, croyant entrer aux archives, est entré dans la salle dont nous parlons. Or, comme il était entré par la porte des condamnés, au lieu d’y entrer par la grande porte ; comme il n’avait point de carte pareille à celle que je te demande, pour faire constater son identité, une fois entré, on n’a plus voulu le laisser sortir, et on lui a soutenu que, puisqu’il était entré par la porte des autres condamnés, c’est qu’il était condamné comme les autres... Il a eu beau protester, appeler, jurer ; personne ne l’a cru, personne n’est venu à son aide, personne ne l’a fait sortir. De façon que, malgré ses protestations, ses serments, ses cris, l’exécuteur lui a coupé les cheveux d’abord, et la tête ensuite... L’anecdote est-elle vraie, citoyen greffier ? Tu dois savoir cela mieux que personne, toi...

LE GREFFIER.

Hélas ! oui, elle est vraie.

DIXMER.

Eh bien, tu vois qu’avec de pareils antécédents, je serais un fou d’entrer sans carte dans ce coupe-gorge.

LE GREFFIER.

Mais puisque je serai là, je te dis...

DIXMER.

Et si l’on t’appelle, si tu es occupé ailleurs, si tu m’oublies ?...

LE GREFFIER.

Mais puisque je te jure...

DIXMER.

Non, cela te compromettrait, on te verrait me parler... enfin, cela ne me convient pas ! j’aime mieux une carte ; signe donc ! Eh ! mon Dieu, est-ce si difficile, de signer ?...

LE GREFFIER.

Puisque tu le veux...

DIXMER.

Tu as dit le mot, je le veux !

LE GREFFIER, signant.

Tiens !

DIXMER.

Attends, pendant que tu tiens ta plume.

LE GREFFIER.

Que veux-tu dire ?

DIXMER.

Signe-moi une seconde carte.

LE GREFFIER.

Et pour quoi faire, mon Dieu ?

DIXMER.

Parce qu’il se pourrait qu’à la suite de cette conversation, il me prit l’envie d’emmener ma femme, et...

LE GREFFIER.

Donne donc...

Il signe.

DIXMER.

Merci !

LE GREFFIER.

Ne me suis pas ; laisse-moi, au moins, m’éloigner seul !... qu’on ne me voie pas avec toi.

DIXMER.

Oh ! quant à cela, je ne demande pas mieux...

LE GREFFIER, s’éloignant.

Miséricorde ! si j’en reviens, je serai bien heureux !

 

 

Scène II

 

DIXMER, puis LORIN

 

DIXMER.

C’est bien.

Il met les cartes dans son portefeuille.

Et, maintenant, j’ai sa mort ou sa vie entre mes mains ; je la juge à mon tour, je la condamne à vivre.

LORIN.

Pardon, citoyen Dixmer.

DIXMER.

Que me veux-tu ?

LORIN.

Causer un instant avec toi.

DIXMER.

Je n’ai pas le temps.

LORIN.

Je suis véritablement désespéré, car il faut que je te parle.

DIXMER.

Qui es-tu ?

LORIN.

Tu ne me reconnais pas, citoyen Dixmer ?

DIXMER.

Non.

LORIN.

Ou tu ne veux pas me reconnaître ; c’est tout un. Eh bien, je vais te dire qui je suis... Je suis le citoyen Lorin, qui t’a été présenté, un jour, dans la cour du Temple... Te le rappelles-tu ?

DIXMER.

Non.

LORIN.

Oh ! je vais te dire deux mots qui aideront ta mémoire. J’ai été présenté par le citoyen Maurice Linday, lequel donnait le bras à la citoyenne Dixmer... Ah ! tu te rappelles, n’est-ce pas ?

DIXMER.

Oui ; voyons, que me veux-tu ?

LORIN.

Je veux te dire que, depuis ce jour, je ne t’ai point perdu de vue, citoyen Dixmer.

DIXMER.

Eh bien ?

LORIN.

Eh bien, en te voyant compromettre un brave patriote comme Maurice, et abuser de l’amour insensé qu’il portait à une femme, je me suis dit en parlant de toi : « En vérité, voilà un malhonnête homme ! »

DIXMER.

Citoyen !

LORIN.

Attends !... En te voyant fuir et abandonner ta femme, que tu avais poussée en avant pour te cacher derrière elle, je me suis dit : « Sur mon âme, voilà un lâche coquin ! »

DIXMER.

Monsieur !

LORIN.

Attends donc ! je ne suis pas au bout... En te voyant tout à l’heure au tribunal suivre les progrès de la mort sur le visage de cette pauvre martyre qu’on nomme Geneviève, et, lorsqu’elle fut condamnée, demeurer froidement à ta place, au lieu de t’avancer et de dire au tribunal : « Citoyens, vous voyez bien que cette pauvre femme est innocente, que c’est moi qui ai tout fait, et que, par conséquent, c’est moi qui dois mourir, et elle qui doit vivre !... » en voyant que tu ne faisais point cela, et que, tout au contraire, c’est toi qui allais vivre et elle qui allait mourir, je me suis dit : « Ah ! sur Dieu, voilà un misérable assassin, il faut que je le tue ! »

DIXMER.

Ce vous sera chose facile, monsieur ; car je n’ai jamais refusé une proposition du genre de celle que vous me faites... Ainsi, quand vous voudrez, demain, ce soir même, nous nous rencontrerons...

LORIN.

Citoyen Dixmer, c’est chose fort difficile que de se rencontrer par le temps qui court, et, puisque nous nous rencontrons, et que le lieu, vous en conviendrez, semble choisi tout exprès pour la circonstance,

Tirant son sabre.

j’espère que vous aurez l’obligeance de ne pas me faire attendre.

DIXMER.

Je suis désespéré de te refuser, citoyen Lorin ; mais, dans ce moment, j’ai autre chose à faire.

LORIN.

Eh bien, cette autre chose, c’est justement ce que je ne veux pas que tu fasses ; car, cette autre chose, c’est quelque nouvelle infamie.

DIXMER.

Si tu veux te battre avec moi, citoyen Lorin, il faudra cependant que tu attendes mon bon plaisir.

LORIN.

Et pourquoi attendrai-je ?

DIXMER.

Dame, à moins que tu ne m’assassines...

LORIN.

Et je ne ferais que te rendre ce que tu as voulu faire à Maurice.

DIXMER.

Maurice s’était introduit la nuit dans une maison qui n’était pas la sienne, Maurice escaladait un mur comme fait un voleur ; si Maurice eût été tué en escaladant ce mur, nul n’avait rien à dire ; je lui ai fait grâce, cependant.

LORIN.

Ah ! tu appelles cela faire grâce, toi ?... Tu vois un pauvre jeune homme fou d’amour, suivant une femme à laquelle il a sauvé la vie au risque de sa tête, et je puis dire de la mienne ; croyant avoir le droit de suivre cette femme, car cette femme pouvait être libre... et, au lieu de lui dire bravement, loyalement : « Citoyen Maurice, il n’y a rien à faire ici pour toi... Cette femme est la mienne, je l’aime, elle m’aime ; tu l’as sauvée de l’échafaud, je te sauve du poignard, nous sommes quittes ; et maintenant, que tout soit fini entre nous, car tu es un patriote pur, et moi, je suis un royaliste enragé... Adieu ! » Au lieu de lui dire cela, tu le retiens, tu le caresses, tu lui ouvres ta maison, quoiqu’il soit patriote, quoiqu’il aime ta femme, car ce patriote, son patriotisme peut t’être utile !... car cet amant, son amour peut te servir !... Et, tandis que tu les pousses en avant tous deux, l’un avec l’aveuglement d’un insensé, l’autre avec la résignation d’une martyre, accomplissant, j’en suis certain, non pas une grande action politique, mais quelque basse vengeance particulière, tandis que tu livres l’une à l’échafaud, l’autre au désespoir, toi, tu fuis ; toi, tu te caches ; toi, tu t’enfonces dans l’ombre, et, de là, tu regardes souriant, pareil au mauvais esprit, ton œuvre infernale s’accomplir !... Heureusement, Dieu a permis que je fusse là, moi, que je ne le perdisse pas de vue, que je te suivisse... De sorte que me voila, Dixmer, me voilà sur ta route sanglante, barrant le chemin et te disant : « Assez comme cela, tu n’iras pas plus loin !... » Ah ! je te tiens ici comme tu tenais Maurice, et je serai moins généreux que toi : je ne te ferai pas grâce.

DIXMER.

Oui ; mais Maurice était bâillonné, garrotté ; il ne pouvait crier, appeler à l’aide, et je puis faire tout cela, monsieur, moi qui ne veux, pas me battre maintenant.

LORIN.

Appelle, Dixmer ; je te nommerai, et tout sera dit...

DIXMER.

Tu me dénoncerais ?...

LORIN.

Tu voulais bien tout à l’heure, toi qui es coupable, dénoncer ce pauvre greffier, qui est innocent... Oh ! j’étais là, derrière cette arche, j’ai tout entendu, et tu m’as indiqué comment il fallait s’y prendre.

DIXMER.

Eh bien, soit ! je te jure que, ce soir, où tu voudras, à l’arme que tu voudras...

LORIN.

Pardon, mais, ce soir, tu n’auras peut-être plus sur toi ces deux cartes que vient de te signer le greffier, et que je t’ai vu remettre là...

DIXMER.

Tu veux ces cartes ?

LORIN.

Oui.

DIXMER.

Tu ne les auras qu’avec ma vie.

LORIN.

Je le sais bien... Voilà justement pourquoi je veux te tuer.

DIXMER.

Et que veux-tu faire de ces cartes ?...

LORIN.

Entrer avec dans la chambre des morts, et dire à Geneviève : « Prenez mon bras, madame, vous êtes libre... » Et la chose finira comme dans les pièces du citoyen Demoustier, où le crime est puni et la vertu récompensée.

DIXMER.

Ah ! c’est cela que tu veux ?...

LORIN.

Oui, en vérité, pas autre chose.

DIXMER.

Et si, au contraire, c’est moi qui te tue ?

LORIN.

Alors, la chose finira comme dans les pièces du citoyen Chénier, où le crime est récompensé et la vertu punie ; mais je ne crois pas que cela finisse ainsi.

DIXMER.

Ciel et terre ! c’est ce que nous allons voir !

LORIN.

Voyons...

Ils se battent. Lorin parle en parant.

Et puis, tu me comprends, citoyen Dixmer... toi, mort, Geneviève est libre ; alors, l’homme que tu lui as dit d’aimer...

DIXMER.

Touché !

LORIN.

Ah ! tu appelles cela touché, toi ?... Tu vas voir comme on touche, Dixmer...

DIXMER.

Touche donc !

LORIN.

Attends, j’ai encore quelque chose à te dire... Alors, l’homme que tu lui as dit d’aimer, elle l’aime sans remords, et, au lieu de mourir sur l’échafaud, ou de vivre face à face avec toi, ce qui est bien pis... Geneviève vit heureuse... Geneviève...

Se fendant.

Tiens, voilà comme on touche !

DIXMER, tombant.

Ah !

LORIN.

Touché !... touché à mort !

DIXMER.

Eh bien, oui... mais elle mourra avec moi...

Il se relève, prend son portefeuille, et s’avance vers la rivière.

LORIN, jetant son sabre et saisissant le portefeuille.

Non pas, elle vivra sans toi, au contraire...

Il prend les deux cartes dans le portefeuille et le rejette près du cadavre. Trois heures sonnent.

Trois heures ! il était temps !...

 

 

Douzième Tableau

 

La salle des morts, à la Conciergerie.

 

 

Scène première

 

LA FEMME TISON, GENEVIÈVE, CONDAMNÉS

 

LA FEMME TISON.

Pourquoi donc pleurent-ils tous ?... Ah ! oui, c’est qu’on ne leur a pas pris leur enfant, à eux ; c’est qu’ils ne vont pas rejoindre leur enfant. Ah ! pauvre chère Héloïse, je ne pleure pas, moi, va...

GENEVIÈVE.

Oh ! mon Dieu, mon Dieu, donnez-moi la force...

LA FEMME TISON.

Oui, je comprends, celle-là est jeune, celle-là est belle, celle-là regrette quelque chose sur la terre. Allez, consolez-vous, mon enfant ; si c’est votre mère que vous regrettez, elle viendra vous rejoindre bientôt.

GENEVIÈVE.

Ah ! pauvre femme, et vous aussi !...

LA FEMME TISON.

Tiens, je te reconnais : c’est toi qui es venue dans la cour du Temple le jour où ma pauvre enfant y est entrée déguisée en bouquetière, et où il m’a semblé que j’avais entendu sa voix. C’est moi qui l’ai accusée... comprends-tu ? une mère qui accuse sa fille, une mère qui tue sa fille... Oh ! mais ce n’est pas moi, c’est cet infâme Rocher !... Et dire qu’avant de mourir, je n’étranglerai pas ce misérable !

GENEVIÈVE.

Mon Dieu ! mon Dieu !...

LA FEMME TISON.

Qu’ils sont longtemps !... C’est trois heures qui viennent de sonner... Et moi qui avais compté quatre. Encore une heure... Allons...

Elle s’accroupit au pied d’une colonne.

GENEVIÈVE.

Oh ! traverser tout Paris, arriver là-bas... monter sur l’échafaud sans personne qui vous soutienne que le bras du bourreau !... mourir seule... seule... seule !...

 

 

Scène II

 

LA FEMME TISON, GENEVIÈVE, CONDAMNÉS, LORIN, à la grande porte grillée

 

LORIN.

Eh ! pardieu ! citoyen factionnaire, tu vois bien que j’ai une carte... et une carte en règle... « Laissez passer le citoyen porteur de la présente, – Durand, greffier. »

LE FACTIONNAIRE.

C’est vrai ; entre, citoyen.

LORIN, reprenant sa carte.

Pardon, pardon, rends-moi ma carte, s’il te plaît !... Je désire entrer, c’est vrai ; mais je désire encore plus sortir.

La porte se referme derrière lui.

Diable !... Ah çà ! voyons, maintenant... où est-elle ?... Je crois que la voici.

Allant à Geneviève et lui touchant l’épaule.

Geneviève !

GENEVIÈVE.

Mon Dieu ! serait-ce déjà... ?

Elle recule avec effroi.

LORIN.

Geneviève !

GENEVIÈVE.

Vous ! vous ici, monsieur, dans cette horrible salle !

LORIN.

Geneviève, silence ! pas un mot, pas un signe, pas un geste... Commandez à votre émotion... Que votre visage reste impassible... Écoutez-moi !

GENEVIÈVE.

Qu’allez-vous me dire, mon Dieu ! et que se passe-t-il donc ?

LORIN.

C’est de l’espoir que je vous apporte...

GENEVIÈVE.

De l’espoir ?

LORIN.

Oui ; Maurice vous attend...

GENEVIÈVE.

Maurice m’attend ?... Mais, monsieur, je suis condamnée...

LORIN.

Vous êtes libre.

GENEVIÈVE.

Libre avec ces grilles, ces verrous, ces sentinelles ? Mais voyez donc, ces gens sont-ils libres ; et, s’ils ne le sont pas, comment le serais-je, moi ?

LORIN.

Parlez bas, parlez bas !... ou plutôt ne dites rien... laissez-moi parler...

GENEVIÈVE.

Avant toute chose, le reverrai-je ?

LORIN.

Tout à l’heure !

GENEVIÈVE.

Alors, je vous écoute...

Chœur derrière les portes du fond.

LORIN.

Qu’est-ce que cela ?

GENEVIÈVE.

Ce sont les Girondins, qui ont été condamnés en même temps que nous, et à qui on a accordé la permission de se réunir dans un dernier banquet.

LORIN.

Pauvres gens !... Mais revenons à nous... Écoutez bien, Geneviève, notre vie dépend d’un mot mal interprété, mal compris...

GENEVIÈVE.

Notre vie ?...

LORIN.

Oui, la mienne, la vôtre, celle de Maurice ; car Maurice ne vous survivrait pas. Écoutez donc.

GENEVIÈVE.

J’écoute...

LORIN.

On entre ici par deux portes : celle-là, qui donne dans le tribunal et par laquelle vous êtes entrée ; c’est la porte des condamnés à mort.

GENEVIÈVE.

Oui...

LORIN.

L’autre porte, celle-ci, est la porte des visiteurs... Elle donne dans les archives... Par celle-là, on entre... par celle-là, on sort avec les mêmes cartes : Geneviève, je me suis procuré des cartes, entendez-vous ? vous allez sortir.

GENEVIÈVE.

Oh ! dites-vous vrai ?... Oh ! merci, mon Dieu !... oh ! je l’avoue, je suis jeune... j’aime... je suis aimée... je regrettais la vie... j’avais peur de mourir...

LORIN.

Pas de cris !...votre joie vous trahirait...Voilà pourquoi, au lieu de vous emmener tout de suite, je vous ai préparée par cette longue explication, et, maintenant, rassemblez toutes vos forces, contenez-vous, et venez.

GENEVIÈVE.

Oh ! mon Dieu, les jambes me manquent...

LORIN.

Du courage ! allons...

GENEVIÈVE.

Et, si nous allions le rencontrer sur notre route ?...

LORIN.

Qui ?

GENEVIÈVE.

Lui ! lui, Dixmer !... lui qui était au tribunal !... lui qui veut ma mort !... lui qui me tue !...

LORIN.

Soyez tranquille, vous n’avez plus rien à craindre de lui.

GENEVIÈVE.

Que dites-vous ?

LORIN.

Rien, rien... Venez.

LA FEMME TISON.

Dis donc, citoyenne, est-ce que tu pars la première ?... En ce cas, tu reverras ma pauvre Héloïse avant moi, et tu lui diras que je viens...

GENEVIÈVE.

Mon Dieu ! mon Dieu ! quand je pense que c’est en conspirant avec nous que la pauvre fille...

LORIN.

Venez, venez, Geneviève ! nous avons un quart d’heure à peine... et Maurice nous attend.

GENEVIÈVE.

Oui, oui, Maurice... Allons rejoindre Maurice.

Ils s’apprêtent à frapper à la grille.

 

 

Scène III

 

LA FEMME TISON, GENEVIÈVE, LORIN, CONDAMNÉS, MAURICE, entrant par la porte opposée

 

MAURICE.

Geneviève !... où est Geneviève ?

GENEVIÈVE, courant à lui.

Maurice !

LORIN, anéanti.

Maurice, par la porte des condamnés... Le malheureux !... Trois pour deux cartes !

GENEVIÈVE.

Te voilà, mon ami...

MAURICE.

Ne m’attendais-tu pas, Geneviève ?... As-tu cru, par hasard, que je te laisserais mourir seule ?... Oh ! non, non, ma bien-aimée...

GENEVIÈVE.

Mais qu’as-tu fait ?

MAURICE.

Ce que j’ai fait ? Oh ! c’est bien simple : quand j’ai vu que tu étais condamnée, perdue pour moi, j’ai traversé la foule, je me suis élancé sur le fauteuil de fer. « Vous cherchez Maurice Linday depuis trois jours ? leur ai-je dit. Le voici : jugez-moi ! » Alors, Rocher, qui était là, ce misérable Rocher m’a accusé d’avoir donné l’œillet au Temple... Je n’ai rien répondu... Il m’a accusé de complicité dans la conspiration de la Conciergerie... Je n’ai rien répondu... et l’on m’a condamné à mort... Maintenant, merci de leur jugement et de leur condamnation, puisque leur jugement et leur condamnation nous réunissent. Du courage, Geneviève ! le ciel et les hommes, qui n’ont pas voulu que nous ayons une même demeure, n’empêcheront pas que nous ayons un même tombeau ! Me voilà Geneviève, me voilà, pour ne plus te quitter, ni dans ce monde ni dans l’autre !

GENEVIÈVE.

Oh ! mon Dieu ! il m’aimait donc comme je l’aime !

MAURICE.

Et maintenant, tu n’auras plus peur de la mort, n’est-ce pas ? car nous marcherons à la mort ensemble... tu n’auras plus peur de l’échafaud... tu ne trembleras plus sur la route, nous marcherons appuyés l’un à l’autre... et n’ayant qu’un regret, moi du moins, vois-tu, c’est que le fer ne puisse pas trancher nos deux têtes du même coup. Oh ! Geneviève, ma Geneviève, mourir ensemble, nous qui étions condamnés à vivre séparés, ne trouves-tu pas que c’est le suprême bonheur ?

GENEVIÈVE.

Mourir ! mais, mon bien-aimé, nous ne mourrons pas ; nous allons vivre, au contraire, et vivre l’un pour l’autre.

MAURICE.

Comment cela ?... Mon Dieu ! mon Dieu ! serait-elle devenue folle ?

LORIN, à part.

En vérité, ce serait dommage de les laisser mourir.

GENEVIÈVE.

Non, non, rassure-toi... Mais parlons bas... Cette porte, tu vois cette porte ?

MAURICE.

Oui.

GENEVIÈVE.

On sort par cette porte...

MAURICE.

Oui, mais avec des cartes...

GENEVIÈVE.

Lorin en a...

MAURICE.

Lorin ?

GENEVIÈVE.

Oui.

MAURICE.

Où est-il ? Pas ici, je l’espère ?

LORIN.

Si fait, au contraire... Me voilà.

MAURICE.

Toi !... Que veut dire ceci ?

LORIN.

C’est tout simple : je connais le citoyen Durand, greffier du Palais, et je lui ai fait signer trois cartes, voilà !

MAURICE.

Trois cartes, Lorin ?

LORIN.

Sans doute ; j’allais emmener Geneviève et donner ma troisième carte à l’un de ces malheureux... Mais te voilà, je la garde pour moi. Charité bien ordonnée...

MAURICE.

Oh ! mon Dieu ! cela me semble un rêve... Moi qui avais tout calculé pour la mort... Tiens, Geneviève, vois-tu ce couteau ? Si l’échafaud t’avait trop épouvantée, je te tuais de ma main et je me tuais après toi...

GENEVIÈVE.

Ce couteau, Dieu merci, tu n’en as plus besoin.

Elle le jette derrière elle.

Allons...

MAURICE.

Viens, Lorin.

LORIN.

Bon ! nous allons sortir tous les trois comme cela... par la même porte, ensemble ! pourquoi n’emmenons-nous pas tout le monde ?... Allez, allez, je vous rejoins.

MAURICE.

Où cela ?

LORIN.

À Abbeville... N’est-ce point à Abbeville que vous comptez vous embarquer pour l’Angleterre ?

MAURICE.

Oui.

LORIN.

À merveille, alors !... Va pour Abbeville !... Mais ne vous arrêtez pas en route, notre fuite va faire un bruit de tous les diables... et, si je n’étais pas arrive, passez en Angleterre sans perdre un instant.

MAURICE.

Mais...

LORIN.

Maurice, Maurice, tu vas nous tuer tous avec tes hésitations... Tiens, voilà les trois quarts qui sonnent...

Il frappe à la grille.

LA SENTINELLE, du dehors.

Que veux-tu ?

LORIN.

Sortir, pardieu !...

LA SENTINELLE.

Vos cartes ?

LORIN, donnant les cartes à Geneviève.

Montrez vos cartes.

GENEVIÈVE.

Les voici.

LA SENTINELLE.

Passez...

MAURICE.

Et toi ?

LORIN.

Tout à l’heure ; tu m’as bien compris, il faut mettre quelques minutes d’intervalle... Pars le premier, pars !... Au revoir...

MAURICE, lui tendant les bras.

Lorin !

LORIN.

Pas de démonstrations ! puisque nous allons nous revoir, elles sont inutiles.

MAURICE.

Rejoins-nous vite...

LORIN.

Sois tranquille.

MAURICE.

Alors, au revoir !

LORIN.

Geneviève, Maurice, mes bons amis !

Il les serre dans ses bras.

MAURICE.

Comme tu es ému !...

LORIN.

Moi ? Pas du tout... Va vite ! Allez ! Geneviève, un dernier mot : Soyez heureuse sans remords, vous êtes veuve...

GENEVIÈVE.

Ah !

MAURICE.

Viens, viens !

 

 

Scène IV

 

LA FEMME TISON, LORIN, CONDAMNÉS

 

LORIN.

Partis ! enfin ils sont partis !... Ils traversent le corridor... Je ne les vois plus ! Ah ! pourvu qu’aucun obstacle ne vienne se dresser sur leur route... Il y a si loin d’ici à la porte qui donne sur le quai... On parle bien haut, ce me semble... Quelqu’un les aurait-il reconnus, dénoncés ?... Oh ! j’aurais tué un homme, j’aurais sacrifié ma vie sans les sauver ?... Mon Dieu, ce ne serait pas juste !... Oh ! mon pauvre cœur, ne bats pas si fort... tu m’empêches d’entendre... En ce moment, ils doivent avoir traversé le premier guichet... on leur ouvre la dernière porte... Je n’entends plus rien... C’est fini... libres ! sauvés !... ils sont sauvés ! Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! vous me deviez bien cela.

 

 

Scène V

 

LA FEMME TISON, LORIN, ROCHER, CONDAMNÉS

 

ROCHER, entrant par la porte des condamnés.

Oh ! moi, je n’ai pas besoin de carte... J’entre par toutes les portes, je sors par toutes les portes, on me connaît ici...

LORIN.

Rocher !

ROCHER.

Voyons, voyons ! Eh bien, où sont-ils, ces petits amours, qu’on leur dise adieu ?... Eh ! citoyen Maurice !... Eh ! citoyenne Geneviève !

Au son de sa voix, la femme Tison relève la tête et rampe jusqu’au couteau, qu’elle ramasse.

LORIN, à part.

Il va s’apercevoir de leur absence ; il va donner l’alarme.

Haut.

Eh bien, que leur veux-tu, au citoyen Maurice et à la citoyenne Geneviève ?

ROCHER.

Tiens ! toi ici ?... Bon ! je croyais n’en trouver que deux, voilà qu’il y en a trois... Abondance de biens ne nuit pas, comme dit le proverbe ; j’ai toute la couvée... Mais où sont-ils donc, les deux autres ?...

LORIN.

Écoute, Rocher, je vais te dire...

ROCHER.

Non pas, non pas, ils sont entrés par la porte des condamnés, ils doivent être ici, il faut qu’ils se retrouvent... à moins que quelque traître ne les ait fait évader.

LORIN.

Rocher, je te dis...

ROCHER.

Ils n’y sont plus ?... Il y a des traîtres ici... mais je vais appeler.

LORIN.

Oh ! le misérable !

ROCHER, secouant les barreaux de la porte.

À l’aide ! à l’aide ! ils se sont enfuis... Courez, courez...

LA FEMME TISON.

Ah ! Rocher... C’est toi qui m’as fait dénoncer ma fille ! Tiens !

Elle le frappe du couteau.

ROCHER, tombant.

Je suis mort !... Ah !

LORIN.

Il y a donc une justice au ciel !

Quatre heures sonnent ; les portes s’ouvrent ; on voit les Girondins groupés à table, le cadavre de leur compagnon au milieu d’eux.

LES GIRONDINS, en chœur.

Nous, amis, qui, loin des batailles,
Succombons dans l’obscurité,
Vouons du moins nos funérailles
À la France, à sa liberté !

LORIN.

Citoyens de la Gironde ! place à votre dernier banquet. Moi aussi, je meurs pour la patrie !

CHŒUR.

Mourir pour la patrie,
C’est le sort le plus beau, le plus digne d’envie !

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