Charlot (VOLTAIRE)

Sous-titre : la Comtesse de Givry

Pièce dramatique en trois actes.

Représentée pour la première fois, sur le théâtre de Ferney, le 26 septembre 1767.

 

Personnages

 

LA COMTESSE DE GIVRY, veuve attachée au parti de Henri IV

HENRI IV

LE MARQUIS, élevé dans le château

JULIE, parente de la maison, élevée avec le marquis

MADAME AUBONNE, nourrice

CHARLOT, fils de la nourrice

L’INTENDANT de la maison[1]

BABET, élevée pour être à la chambre auprès de la comtesse

GUILLOT, fils d’un fermier de la terre

DOMESTIQUES

COURRIERS

GARDES

SUITE DE HENRI IV

 

La scène est dans le château de la comtesse de Givry, en Champagne.

 

 

PRÉFACE[2]

 

Cette pièce de société n’a été faite que pour exercer les talents de plusieurs personnes d’un rare mérite. Il y a un peu de chant et de danse, du comique, du tragique, de la morale, et de la plaisanterie. Cette nouveauté n’a point du tout été destinée aux théâtres publics. C’est ainsi qu’aujourd’hui, en Italie, plusieurs académiciens s’amusent à réciter des pièces qui ne sont jamais jouées par des comédiens. Ce noble exercice s’est établi depuis longtemps en France, et même chez quelques uns de nos princes. Rien n’anime plus la société ; rien ne donne plus de grâce au corps et à l’esprit, ne forme plus le goût, ne rend les mœurs plus honnêtes, ne détourne plus de la fatale passion du jeu, et ne resserre plus les nœuds de l’amitié.

Cette pièce a eu l’avantage d’être représentée par des gens de lettres, qui, sachant en faire de meilleures, se sont prêtés à ce genre médiocre avec toute la bonté et tout le zèle dont cette médiocrité même avait besoin.

Henri IV est véritablement le héros de la pièce : mais il avait déjà paru dans la Partie de Chasse[3], représentée sur le même théâtre ; et on n’a pas voulu imiter ce qu’on ne pouvait égaler.[4]

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente une grande salle où des domestiques portent et ôtent des meubles.

 

 

Scène première

 

L’INTENDANT de la maison est à une table, UN COURRIER en bottes, à côté, MADAME AUBONNE, nourrice, coud, BABET file à un rouet, UNE SERVANTE prend des mesures avec une aune ; une autre balaie

 

L’INTENDANT, écrivant.

Quatorze mille écus !... ce compte perce l’âme...

Ma foi, je ne sais plus comment fera madame

Pour recevoir le roi, qui vient dans ce château.

LE COURRIER.

Faut-il attendre ?

L’INTENDANT.

Eh ! oui.

BABET.

Que ce jour sera beau !

Madame Aubonne ! ici nous le verrons paraître,

Ici, dans ce château, ce grand roi, ce bon maître !

MADAME AUBONNE, cousant.

Il est vrai.

BABET.

Mais cela devrait vous dérider.

Je ne vous vis jamais que pleurer ou bouder.

Quand tout le inonde rit, court, saute, danse, chante,

Notre bonne est toujours dans sa mine dolente.

MADAME AUBONNE.

Quand on porte lunette, on rit peu, mes enfants.

Ris tant que tu pourras ; chaque chose a son temps.

LE COURRIER, à l’intendant.

Expédiez-moi donc.

L’INTENDANT.

La fête sera chère...

Mais pour ce prince auguste on ne saurait trop faire.

LE COURRIER.

Faites donc vite.

MADAME AUBONNE.

Hélas ! j’espère d’aujourd’hui

Que Charlot, mon enfant, pourra servir sous lui.

L’INTENDANT.

Le bon prince !

LE COURRIER.

Allons donc.

L’INTENDANT.

La dernière campagne...

Il assiégeait, vous dis-je... une ville en Champagne...

LE COURRIER.

Dépêchez.

L’INTENDANT.

Il était, comme chacun le dit,

Le premier à cheval et le dernier au lit.

LE COURRIER.

Quel bavard !

L’INTENDANT.

On avait, sous peine de la vie,

Défendu qu’on portât à la ville investie

Provision de bouche.

LE COURRIER.

Aura-t-il bientôt fait ?

L’INTENDANT.

Trois jeunes paysans, par un chemin secret

En ayant apporté, s’étaient laissé surprendre :

Leur procès était fait, et l’on allait les pendre.

Madame Aubonne et Babel s’approchent pour entendre ce conte ; deux domestiques qui portaient des meubles les mettent par terre, et tendent le cou ; une servante qui balayait s’approche, et écoute en s’appuyant le menton sur le manche du balai.

MADAME AUBONNE, se levant.

Les pauvres gens !

BABET.

Eh bien ?

LE COURRIER.

Achevez donc.

L’INTENDANT, écrivant.

Le roi...

Quatorze mille écus en six mois...

LE COURRIER.

Sur ma foi,

Je n’y puis plus tenir.

L’INTENDANT, écrivant.

Je m’y perds quand j’y pense !...

Le roi les rencontra... son auguste clémence...

BABET.

Leur fit grâce sans doute ?

Ici, tout le monde fait un cercle autour de l’intendant.

L’INTENDANT.

Hélas ! il fit bien plus ;

Il leur distribua ce qu’il avait d’écus.

« Le Béarnais, dit-il, est mal en équipage,

« Et s’il en avait plus, vous auriez davantage. »

TOUS ENSEMBLE.

Le bon roi ! le grand roi !

L’INTENDANT.

Ce n’est pas tout ; le pain

Manquait dans cette ville, on y mourait de faim ;

Il la nourrit lui-même en l’assiégeant encore.

Il tire son mouchoir et s’essuie les yeux.

LE COURRIER.

Vous me faites pleurer.

MADAME AUBONNE.

Je l’aime !

BABET.

Je l’adore !

L’INTENDANT.

Je me souviens aussi qu’en un jour solennel

Un grave ambassadeur, je ne sais plus lequel,

Vit sa jeune noblesse admise à l’audience,

L’entourer, le presser sans trop de bienséance.

« Pardonnez, dit le roi, ne vous étonnez pas ;

« Ils me pressent de même au milieu des combats. »

LE COURRIER.

Ca donne du désir d’entrer à son service.

BABET.

Oui, ça m’en donne aussi.

L’INTENDANT.

Qu’en dites-vous, nourrice ?

MADAME AUBONNE, se remettant à l’ouvrage.

Ah ! j’ai bien d’autres soins.

L’INTENDANT.

Je prétends aujourd’hui

Vous faire, en l’attendant, trente contes de lui.

Un soir, près d’un couvent...

LE COURRIER.

Mais donnez donc la lettre.

L’INTENDANT.

C’est bien dit... la voilà... tu pourras la remettre

Au premier des fourriers que tu rencontreras :

Tu partiras en hâte, en hâte reviendras.

Madame de Givry veut savoir à quelle heure

Il doit de sa présence honorer sa demeure...

Quatorze mille écus ! et cela clair et net !...

On en doit la moitié... Va vite.

LE COURRIER.

Adieu, Babet.

Il sort.

BABET, reprenant son rouet.

La nourrice toujours dans son chagrin persiste,

Faites-lui quelque conte.

L’INTENDANT.

On voit ce qui l’attriste.

Notre jeune marquis, que la bonne a nourri,

Est un grand garnement ; et j’en suis bien marri.

MADAME AUBONNE.

Je le suis plus que vous.

L’INTENDANT.

Votre fils, au contraire,

Respectueux, poli, cherche toujours à plaire.

BABET.

Charlot est, je l’avoue, un fort joli garçon.

MADAME AUBONNE.

Notre marquis pourra se corriger.

L’INTENDANT.

Oh ! non ;

Il n’a point d’amitié ; le mal est sans remède.

MADAME AUBONNE, cousant.

À l’éducation tout tempérament cède.

L’INTENDANT, écrivant.

Les vices de l’esprit peuvent se corriger ;

Quand le cœur est mauvais, rien ne peut le changer.

 

 

Scène II

 

L’INTENDANT, MADAME AUBONNE, BABET, SERVANTES, DOMESTIQUES, GUILLOT, accourant

 

GUILLOT.

Ah ! le méchant marquis ! comme il est malhonnête !

MADAME AUBONNE.

Eh bien ! de quoi viens-tu nous étourdir la tête ?

GUILLOT.

De deux larges soufflets dont il m’a fait présent :

C’est le seul qu’il m’ait fait, du moins, jusqu’à présent.

Passe encor pour un seul, mais deux !

BABET.

Bon ! c’est de joie

Qu’il t’aura souffleté ; tout le monde est en proie

À des transports si grands, en attendant le roi,

Qu’on ne sait où l’on frappe.

MADAME AUBONNE.

Allons, console-toi.

L’INTENDANT, écrivant.

La chose est mal pourtant... Madame la comtesse

N’entend pas que l’on fasse une telle caresse

À ses gens ; et Guillot est le fils d’un fermier,

Homme de bien.

GUILLOT.

Sans doute.

L’INTENDANT.

Et fort lent à payer.

GUILLOT.

Ça peut être.

L’INTENDANT.

Guillot est d’un bon caractère.

GUILLOT.

Oui.

L’INTENDANT.

C’est un innocent.

GUILLOT.

Pas tant.

BABET.

Qu’as-tu pu faire

Pour acquérir ainsi deux soufflets du marquis ?

GUILLOT.

Il est jaloux, il t’aime.

BABET.

Est-il bien vrai ?... Tu dis

Que je plais à monsieur ?

GUILLOT.

Oh ! tu ne lui plais guère ;

Mais il t’aime en passant, quand il n’a rien à faire.

Je dois, comme tu sais, épouser tes attraits ;

Et pour présent de noce il donne des soufflets.

BABET.

Monsieur m’aimerait donc ?

MADAME AUBONNE.

Quelle sotte folie !

Le marquis est promis à la belle Julie,

Cousine de madame, et qui, dans la maison,

Est un modèle heureux de beauté, de raison,

Que j’élevai longtemps, que je formai moi-même :

C’est pour lui qu’on la garde, et c’est elle qu’il aime.

GUILLOT.

Oh bien, il en vent donc avoir deux à-la-fois ?

Ces jeunes grands seigneurs ont de terribles droits ;

Tout doit être pour eux, femmes de cour, de ville,

Et de village encore : ils en ont une file ;

Ils vous écrèment tout, et jamais n’aiment rien.

Qu’ils me laissent Babet ; parbleu, chacun le sien.

BABET.

Tu m’aimes donc vraiment ?

GUILLOT.

Oui, de tout mon courage ;

Je t’aime tant, vois-tu, que quand sur mon passage

Je vois passer Charlot, ce garçon si bien fait,

Quand je vois ce Charlot regardé par Babet,

Je rendrais, si j’osais, à son joli visage

Les deux pesants soufflets que j’ai reçus en gage.

MADAME AUBONNE.

Des soufflets à mon fils !

GUILLOT.

Eh !... j’entends si j’osais...

Mais Charlot m’en impose, et je n’ose jamais.

L’INTENDANT, se levant.

Jamais je ne pourrai suffire à la dépense.

Ah ! tous les grands seigneurs se ruinent en France ;

Il faut couper des bois, emprunter chèrement,

Et l’on s’en prend toujours à monsieur l’intendant...

Çà, je vous disais donc qu’auprès d’une abbaye

Une vieille baronne et sa fille jolie,

Apercevant le roi qui venait tout courant...

Le duc de Bellegarde était son confident :

C’est un brave seigneur, et que partout on vante ;

Madame la comtesse est sa proche parente :

De notre belle fête il sera l’ornement.

 

 

Scène III

 

L’INTENDANT, MADAME AUBONNE, BABET, SERVANTES, DOMESTIQUES, GUILLOT, LE MARQUIS

 

Tous se lèvent.

LE MARQUIS.

Mon vieux faiseur de conte, il me faut de l’argent.

Bonjour, belle Babet ; bonjour, ma vieille bonne...

À Guillot.

Ah ! te voilà, maraud ; si jamais ta personne

S’approche de Babet, et surtout moi présent,

Pour te mieux corriger je t’assomme à l’instant.

GUILLOT.

Quel diable de marquis !

LE MARQUIS.

Va, détale.

BABET.

Eh ! de grâce,

Un peu moins de colère, un peu moins de menace.

Que vous a fait Guillot ?

MADAME AUBONNE.

Tant de brutalité

Sied horriblement mal aux gens de qualité.

Je vous l’ai dit cent fois ; mais vous n’en tenez compte.

Vous me faites mourir de douleur et de honte.

LE MARQUIS.

Allez, vous radotez... Monsieur Rente, à l’instant

Qu’on me fasse donner six cents écus comptant.

L’INTENDANT.

Je n’en ai point, monsieur.

LE MARQUIS.

Ayez-en, je vous prie.

Il m’en faut pour mes chiens et pour mon écurie,

Pour mes chevaux de chasse, et pour d’autres plaisirs.

J’ai très peu d’écus d’or, et beaucoup de désirs.

Monsieur mon trésorier, déboursez, le temps presse.

L’INTENDANT.

À peine émancipé, vous épuisez ma caisse.

Quel temps prenez-vous là ? quoi ! dans le même jour

Où le roi vient chez vous avec toute sa cour !

Songez-vous bien aux frais où tout nous précipite ?

LE MARQUIS.

Je me passerais fort d’une telle visite.

Mon petit précepteur que l’on vient d’éloigner,

M’avait dit que ma mère allait me ruiner ;

Je vois qu’il a raison.

MADAME AUBONNE.

Fi ! quel discours infâme !

Soyez plus généreux, respectez plus madame.

Je ne m’attendais pas, quand je vous allaitai,

Que vous auriez un cœur si plein de dureté.

LE MARQUIS.

Vous m’ennuyez.

MADAME AUBONNE, pleurant.

L’ingrat !

GUILLOT, dans un coin.

Il a l’âme bien dure,

Les mains aussi.

BABET.

Toujours il nous fait quelque injure.

Vous n’aimez pas le roi ! vous, méchant !

LE MARQUIS.

Eh ! si fait.

BABET.

Non, vous ne l’aimez pas.

LE MARQUIS.

Si, te dis-je, Babet.

Je l’aime... comme il m’aime... assez peu, c’est l’usage.

Mais je t’aime bien plus.

L’INTENDANT, écrivant.

Et l’argent davantage.

LE MARQUIS, à Guillot, qui est dans un coin.

Donnez-m’en donc bien vite... Ah ! ah ! je t’aperçois ;

Attends-moi, malheureux !

 

 

Scène IV

 

L’INTENDANT, MADAME AUBONNE, BABET, SERVANTES, DOMESTIQUES, GUILLOT, LE MARQUIS, LA COMTESSE

 

LA COMTESSE.

Eh ! qu’est-ce que je vois ?

Je le cherche partout : que ses mœurs sont rustiques !

Je le trouve toujours parmi des domestiques.

Il se plaît avec eux ; il m’abandonne.

MADAME AUBONNE.

Hélas !

Nous t’envoyons à vous, mais il n’écoute pas.

Il me traite bien mal.

LA COMTESSE.

Consolez-vous, nourrice ;

Mon cœur en tous les temps vous a rendu justice,

Et mon fils vous la doit : on pourra l’attendrir.

MADAME AUBONNE.

Ah ! vous ne savez pas ce qu’il me fait souffrir.

LA COMTESSE.

Je sais qu’en son berceau, dans une maladie,

Étant cru mort longtemps, vous sauvâtes sa vie :

Il en doit à jamais garder le souvenir.

S’il ne vous aimait pas, qui pourrait-il chérir ?

Laissez-moi lui parler.

MADAME AUBONNE.

Dieu veuille que madame

Par ses soins maternels amollisse son âme !

LE MARQUIS.

Que de contrainte !

LA COMTESSE, à l’intendant.

Et vous, tout est-il préparé ?

Vous savez de vos soins combien je vous sais gré.

L’INTENDANT.

Madame, tout est prêt, mais la dépense est forte ;

Cela pourra monter tout au moins... à...

LA COMTESSE.

Qu’importe ?

Le cœur ne compte point, et rien ne doit coûter

Lorsque le grand Henri daigne nous visiter.

À ses gens.

Laissez-moi, je vous prie.

Ils sortent.

 

 

Scène V

 

LA COMTESSE, LE MARQUIS

 

LA COMTESSE.

Il est temps qu’une mère,

Que vous écoutez peu, mais qui ne doit rien taire,

Dans l’âge où vous entrez, sans plainte et sans rigueur,

Parle à votre raison et sonde votre cœur.

Je veux bien oublier que, depuis votre enfance,

Vous avez repoussé ma tendre complaisance ;

Que vos maîtres divers et votre précepteur,

Par leurs soins vigilants révoltant votre humeur,

Vous présentant à tout, n’ont pu rien vous apprendre :

Tandis qu’à leurs leçons empressé de se rendre

Le fils de la nourrice, à qui vous insultiez,

Apprenait aisément ce que vous négligiez ;

Et que Charlot, toujours prompt à me satisfaire,

Faisait assidûment ce que vous deviez faire.

LE MARQUIS.

Vous l’oubliez, madame, et m’en parlez souvent.

Charlot est, je l’avoue, un héros fort savant.

Je consens pleinement que Charlot étudie,

Que Guillot aille aussi dans quelque académie ;

La doctrine est pour eux, et non pour ma maison.

Je hais fort le latin ; il déroge à mon nom ;

Et l’on a vu souvent, quoi qu’on en puisse dire.

De très bons officiers qui ne savaient pas lire.

LA COMTESSE.

S’ils l’avaient su, mon fils, ils en seraient meilleurs.

J’en ai connu beaucoup qui, polissant leurs mœurs,

Des beaux-arts avec fruit ont fait un noble usage.

Un esprit cultivé ne nuit point au courage.

Je suis loin d’exiger qu’aux lois de son devoir

Un officier ajoute un triste et vain savoir ;

Mais sachez que ce roi, qu’on admire et qu’on aime,

À l’esprit très orné.

LE MARQUIS.

Je ne suis pas de même.

LA COMTESSE.

Songez à le servir à la guerre, à la cour.

LE MARQUIS.

Oui, j’y songe.

LA COMTESSE.

Il faudra que, dans cet heureux jour,

De sa royale main sa bonté ratifie

Le contrat qui vous doit engager à Julie.

Elle est votre parente, et doit plaire à vos yeux,

Aimable, jeune, riche.

LE MARQUIS.

Elle est riche ? tant mieux ;

Marions-nous bientôt.

LA COMTESSE.

Se peut-il, à votre âge,

Que du seul intérêt vous parliez le langage ?

LE MARQUIS.

Oh ! j’aime aussi Julie ; elle a bien des appas ;

Elle me plaît beaucoup ; mais je ne lui plais pas.

LA COMTESSE.

Ah ! mon fils, apprenez du moins à vous connaître.

Vos discours, votre ton, la révoltent peut-être.

On ne réussit point sans un peu d’art flatteur :

Et la grossièreté ne gagne point un cœur.

LE MARQUIS.

Je suis fort naturel.

LA COMTESSE.

Oui, mais soyez aimable.

Cette pure nature est fort insupportable.

Vos pareils sont polis : pourquoi ? c’est qu’ils ont eu

Cette éducation qui tient lieu de vertu ;

Leur âme en est empreinte; et si cet avantage[5]

N’est pas la vertu même, il est sa noble image.

Il faut plaire à sa femme, il faut plaire à son roi,

S’oublier prudemment, n’être point tout à soi,

Dompter cette humeur brusque où le penchant vous livre.

Pour vivre heureux, mon fils, que faut-il ? savoir vivre.

LE MARQUIS.

Pour le roi, nous verrons comme je m’y prendrai :

Julie est autre chose, elle est fort à mon gré ;

Mais je ne puis souffrir, s’il faut que je le dise.

Que le savant Charlot la suive et la courtise :

Il lui fait des chansons.

LA COMTESSE.

Vous vous moquez de nous :

Votre frère de lait vous rendrait-il jaloux ?

LE MARQUIS.

Oui ; je ne cache point que je suis en colère

Contre tous ces gens-là qui cherchent tant à plaire.

Je n’aime point Charlot ; on l’aime trop ici.

LA COMTESSE.

Auriez-vous bien le cœur à ce point endurci ?

Cela ne se peut pas. Ce jeune homme estimable

Peut-il par son mérite être envers vous coupable ?

Je dois tout à sa mère ; oui, je lui dois mon fils :

Aimez un peu le sien. Du même lait nourris,

L’un doit protéger l’autre : ayez de l’indulgence,

Ayez de l’amitié, de la reconnaissance ;

Si vous étiez ingrat, que pourrais-je espérer ?

Pour ne vous point haïr il faudrait expirer.

LE MARQUIS.

Ah ! vous m’attendrissez ; madame, je vous jure

De respecter toujours mon devoir, la nature,

Vos sentiments.

LA COMTESSE.

Mon fils, j’aurais voulu de vous,

Avec tant de respects, un mot encor plus doux.

LE MARQUIS.

Oui, le respect s’unit à l’amour qui me touche.

LA COMTESSE.

Dites-le donc du cœur, ainsi que de la bouche.

 

 

Scène VI

 

LA COMTESSE, LE MARQUIS, CHARLOT

 

LA COMTESSE.

Venez, mon bon Charlot. Le marquis m’a promis

Qu’il serait désormais de vos meilleurs amis.

LE MARQUIS, se détournant.

Je n’ai point promis ça.

LA COMTESSE.

Ce grand jour d’allégresse

Ne pourra plus laisser de place à la tristesse.

Où donc est votre mère ?

CHARLOT.

Elle pleure toujours ;

Et j’implore pour moi votre puissant secours,

Votre protection, vos bontés toujours chères,

Et ce cœur digne en tout de ses augustes pères.

Madame, vous savez qu’à monsieur votre fils,

Sans me plaindre un moment, je fus toujours soumis.

Vivre à vos pieds, madame, est ma plus forte envie.

Le héros des Français, l’appui de sa patrie,

Le roi des cœurs bien nés, le roi qui des ligueurs

A par tant de vertus confondu les fureurs,

Il vient chez vous, il vient dans vos belles retraites ;

Et ce n’est que pour lui que des lieux où vous êtes

Mon âme en gémissant se pourrait arracher.

La fortune n’est pas ce que je veux chercher.

Pardonnez mon audace, excusez mon jeune âge.

On m’a si fort vanté sa bonté, son courage,

Que mon cœur tout de feu porte envie aujourd’hui

À ces heureux Français qui combattent sous lui.

Je ne veux point agir en soldat mercenaire ;

Je veux auprès du roi servir en volontaire,

Hasarder tout mon sang, sûr que je trouverai

Auprès de vous, madame, un asile assuré.

Daignez-vous approuver le parti que j’embrasse ?

LA COMTESSE.

Va, j’en ferais autant, si j’étais à ta place.

Mon fils, sans doute, aura pour servir sous sa loi

Autant d’empressement et de zèle que toi.

LE MARQUIS.

Eh, mon Dieu ! oui. Faut-il toujours qu’on me compare

À notre ami Charlot ? l’accolade est bizarre !

LA COMTESSE.

Aimez-le, mon cher fils ; que tout soit oublié.

Çà, donnez-lui la main pour marque d’amitié.

LE MARQUIS.

Eh bien ! la voilà... mais...

LA COMTESSE.

Point de mais.

CHARLOT prend la main de marquis et la baise.

Je révère,

J’ose chérir en vous madame votre mère.

Jamais de mon devoir je n’ai trahi la voix ;

Je vous rendrai toujours tout ce que je vous dois.

LE MARQUIS.

Va... je suis très content.

LA COMTESSE.

Son bon cœur se déclare ;

Le mien s’épanouit... Quel bruit ! quel tintamarre !

 

 

Scène VII

 

PLUSIEURS DOMESTIQUES en livrée, et d’antres gens entrent en foule, GUILLOT, BABET sont des premiers, JULIE, MADAME AUBONNE, dans le fond, elles arrivent plus lentement, LA COMTESSE est sur le devant du théâtre avec LE MARQUIS et CHARLOT

 

GUILLOT, accourant.

Le roi vient.

PLUSIEURS DOMESTIQUES.

C’est le roi.

GUILLOT.

C’est le roi, c’est le roi.

BABET.

C’est le roi ; je l’ai vu tout comme je vous voi.[6]

Il était encor loin ; mais qu’il a bonne mine !

GUILLOT.

Donne-t-il des soufflets ?

LA COMTESSE.

À peine j’imagine

Qu’il arrive si tôt ; c’est ce soir qu’on l’attend :

Mais sa bonté prévient ce bienheureux instant.

Allons tous.

JULIE.

Je vous suis... je rougis ; ma toilette

M’a trop longtemps tenue, et n’est pas encor faite.

Est-ce bien déjà lui ?

GUILLOT.

Ne le voyez-vous pas

Qui vers la basse-cour avance avec fracas ?

BABET.

Il est très beau... C’est lui. Les filles du village

Trottent toutes en foule, et sont sur son passage.

J’y vais aussi, j’y vole.

LA COMTESSE.

Oh ! je n’entends plus rien.

JULIE.

Ce n’est pas lui.

BABET, allant et venant.

C’est lui.

GUILLOT.

Je m’y connais fort bien.

Tout le monde m’a dit : C’est lui ; la chose est claire.

L’INTENDANT, arrivant à pas comptés.

Ils se sont tous trompés selon leur ordinaire.

Madame, un postillon que j’avais fait partir

Pour s’informer au juste, et pour vous avertir,

Vous ramenait en hâte une troupe altérée,

Moitié déguenillée, et moitié surdorée,

D’excellents pâtissiers, d’acteurs italiens,

Et des danseurs de corde, et des musiciens,

Des flûtes, des hautbois, des cors, et des trompettes,

Des faiseurs d’acrostiche, et des marionnettes.

Tout le monde a crié le roi sur les chemins ;

On le crie au village, et chez tous les voisins ;

Qans votre basse-cour on s’obstine à le croire ;

Et voilà justement comme on écrit l’histoire.[7]

GUILLOT.

Nous voilà tous bien sots !

LA COMTESSE.

Mais quand vient-il ?

L’INTENDANT.

Ce soir.

LA COMTESSE.

Nous aurons tout le temps de le bien recevoir.

Mon fils, donnez la main à la belle Julie.

Bonsoir, Charlot.

LE MARQUIS.

Mon Dieu, que ce Charlot m’ennuie !

Ils sortent : la comtesse reste avec la nourrice.

LA COMTESSE.

Viens, ma chère nourrice, et ne soupire plus.

À bien placer ton fils mes vœux sont résolus :

Il servira le roi ; je ferai sa fortune :

Je veux que cette joie à nous deux soit commune.

Je voudrais contenter tout ce qui m’appartient,

Vous rendre tous heureux ; c’est là ce qui soutient,

C’est là ce qui console et qui charme la vie.

MADAME AUBONNE.

Vous me rendez confuse, et mon âme attendrie

Devrait mériter mieux vos extrêmes bontés.

LA COMTESSE.

Qui donc en est plus digne ?

MADAME AUBONNE, tristement.

Ah !

LA COMTESSE.

Nos félicités

S’altèrent du chagrin que tu montres sans cesse.

MADAME AUBONNE.

Ce beau jour, il est vrai, doit bannir la tristesse.

LA COMTESSE.

Va, fais danser nos gens avec les violons.

Ton fils nous aidera.

MADAME AUBONNE.

Mon fils !... Madame... allons.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

JULIE, MADAME AUBONINE, CHARLOT

 

JULIE.

Enfin je le verrai ce charmant Henri quatre,

Ce roi brave et clément qui sait plaire et combattre,

Qui conquit à-la-fois son royaume et nos cœurs,

Pour qui Mars et l’Amour n’ont point eu de rigueurs,

Et qui sait triompher, si j’en crois les nouvelles,

Des ligueurs, des Romains, des héros, et des belles.

CHARLOT, dans un coin.

Elle aime ce grand homme : elle est tout comme moi.

JULIE.

Lisette à me parer a réussi, je croi.

Comment me trouvez-vous ?

MADAME AUBONNE.

Très belle et très bien mise,

Vous seriez peu fâchée, excusez ma franchise,

D’essayer tant d’appas, et d’arrêter les yeux

D’un héros couronné, partout victorieux.

JULIE.

Oui, ses yeux seulement... il a le cœur fort tendre ;

On me l’a dit du moins... je n’y veux point prétendre ;

Je ne veux avoir l’air ni prude ni coquet...

Eh ! mon dieu ! j’aperçois qu’il me manque un bouquet.

CHARLOT.

Un bouquet ! allons vite.

Il sort.

MADAME AUBONNE.

Eh bien ! belle Julie,

Ce grand prince ici même aujourd’hui vous marie ;

Il signera du moins le contrat projeté,

Qui sera par madame avec vous présenté.

Vous semblez n’y penser qu’avec indifférence,

Et je crois entrevoir un peu de répugnance.

JULIE.

Hélas ! comment veut-on que mon cœur soit touché ;

Qu’il se donne à celui qui ne l’a point cherché ?

Par la digne comtesse en ces murs élevée,

Conduite par vos soins, à son fils réservée,

Je n’ai jamais dans lui trouvé jusqu’à ce jour

Le moindre sentiment qui ressemble à l’amour ;

Il n’a jamais montré ces douces complaisances

Qui d’un peu de tendresse auraient les apparences.

Il est sombre, il est dur, il me doit alarmer ;

Il ose être jaloux, et ne sait point aimer.

J’aime avec passion sa vertueuse mère :

Le fils me fait trembler ; quel triste caractère !

Ses airs, et son ton brusque, et sa grossièreté,

Affligent vivement ma sensibilité.

D’un noir pressentiment je ne puis me défendre.

La nature me fit une âme honnête et tendre.

J’aurais voulu chérir mon mari.

MADAME AUBONNE.

Parlez net ;

Développez un cœur qui se cache à regret.

Le marquis est haï.

JULIE.

Tout autant qu’haïssable :

C’est une aversion qui n’est pas surmontable.

À sa mère, après tout, je ne puis l’avouer.

De quinze ans de bontés je dois trop me louer :

Je percerais son cœur d’une atteinte cruelle ;

Je ne puis la tromper, ni m’ouvrir avec elle.

Voilà mes sentiments, mes chagrins, et mes vœux.

MADAME AUBONNE.

Ce mariage-là fera des malheureux.

Ah ! comment nous tirer du fond du précipice ?

JULIE.

Et moi, que devenir, comment faire, nourrice ?

Tu ne me réponds point, tu rêves tristement,

Ma chère Aubonne !

MADAME AUBONNE.

Hélas !

JULIE.

Pourrais-tu prudemment

Engager la comtesse à différer la chose ?

Tu sais la gouverner ; ton avis en impose ;

Par tes discours flatteurs tu pourrais l’amener

À me laisser le temps de me déterminer.

Mais réponds donc.

MADAME AUBONNE.

Hélas !... oui, ma belle Julie...

En pleurant.

Votre demande est juste... elle sera remplie.

 

 

Scène II

 

JULIE, MADAME AUBONNE, CHARLOT

 

CHARLOT.

Madame, j’ai trouvé chez vous votre bouquet.

JULIE.

Ce n’est point là le mien ; le votre est bien mieux fait,

Mieux choisi, plus brillant... Que votre fils, ma bonne,

Est galant et poli !... Tous les jours il m’étonne.

Est-il vrai qu’il nous quitte ?

MADAME AUBONNE.

Il veut servir le roi.

JULIE.

Nous le regretterons.

CHARLOT.

Je fais ce que je doi.[8]

Oui, mon père est soldat du plus grand des monarques :

Il fut blessé, madame, à la bataille d’Arqués.

Je voudrais sur ses pas bientôt l’être à mon tour.

Pour ce généreux roi mon cœur est plein d’amour ;

Oui, je voudrais servir Henri quatre et madame.

JULIE, à madame Aubonne.

La bonne, vous pleurez !

MADAME AUBONNE.

J’en ai sujet : mon âme

Se rappelle sans cesse un fatal souvenir.

JULIE.

Quoi ! pouvez-vous sans joie et sans vous attendrir,

Voir un fils si bien né, si rempli de courage,

Au-dessus de son rang, au-dessus de son âge ?

MADAME AUBONNE.

Il paraît en effet digne de vos bontés ;

Il mérite surtout les pleurs qu’il m’a coûtés.

JULIE.

Votre amour est bien juste, il est touchant, ma bonne ;

Mais, il faut l’avouer, votre douleur m’étonne.

Quel est votre chagrin ?... Çà, dites-moi, Charlot...

Non... monsieur... mon ami... Ma mère... que ce mot...

De Charlot... convient mal... à toute sa personne !

MADAME AUBONNE.

Oh ! les mots n’y font rien... mais vous êtes trop bonne.

JULIE.

Charlot... Ma bonne !

MADAME AUBONNE.

Eh quoi ?

JULIE.

D’où vient que votre fils

Est différent en tout de monsieur le marquis ?

L’art n’a rien pu sur l’un ; dans l’autre la nature

Semble avoir répandu tous ses dons sans mesure.

MADAME AUBONNE.

Vous le flattez beaucoup.

JULIE.

Le roi vient aujourd’hui ;

Je dois avoir l’honneur de danser avec lui...

À Charlot.

Je voudrais répéter... Vous dansez comme un ange.

CHARLOT.

Je ne mérite pas...

JULIE.

Cela n’est point étrange :

Vous avez réussi dans les jeux, dans les arts,

Qui de nos courtisans attirent les regards,

Les armes, le dessin, la danse, la musique,

Enfin dans toute étude où votre esprit s’applique ;

Et c’est pour votre mère un plaisir bien parfait...

Je cherche à m’affermir dans le pas du menuet...

Et je danserai mieux vous ayant pour modèle.

CHARLOT.

Ah ! vous seule en servez... mais le respect, le zèle,

Me forcent d’obéir. Il faut un violon,

Je cours en chercher un, s’il vous plaît.

JULIE.

Mon dieu non...

Vous chantez à merveille; et votre voix, je pense.

Bien mieux qu’un violon marquera la cadence :

Asseyez-vous, ma mère, et voyez votre fils.

MADAME AUBONNE.

De tout ce que je vois mon cœur n’est point surpris.

Elle s’assied ; ils dansent, et Charlot chante.

Elle donne des lois

Aux bergers, aux rois,

À son choix ;

Elle donne des lois

Aux bergers, aux rois.

Qui pourrait l’approcher

Sans chercher

Le danger ?

On meurt à ses yeux sans espoir ;

On meurt de ne les plus voir.

Elle donne des lois

Aux bergers, aux rois.

JULIE, après avoir dansé un seul couplet.

Vous êtes donc l’auteur de la chanson ?

CHARLOT.

Madame,

C’est un faible portrait d’une timide flamme.

Les vers étaient à l’air assez mal ajustés.

Par votre goût, sans doute, ils seront rejetés.

JULIE.

Ils n’offensent personne... Ils ne peuvent déplaire ;

Ils ne peuvent surtout exciter ma colère :

Ils ne sont pas pour moi.

CHARLOT.

Pour vous !... je n’oserais

Perdre ainsi le respect, profaner vos attraits !

JULIE.

Une seconde fois je puis donc les entendre...

Achevons la leçon que de vous je veux prendre.

MADAME AUBONNE.

Ils me font tous les deux un extrême plaisir.

Je voudrais que madame en pût aussi jouir.

JULIE recommence à danser avec Charlot, qui répète l’air.

Elle donne des lois

Aux bergers, aux rois,

Etc.

Majeur.

Vous seule ornez ces lieux.

Des rois et des dieux

Le maître est dans vos yeux.

Ah ! si de votre cœur

Il était vainqueur !

Quel bonheur !

Tout parle en ce beau jour

D’amour.

Un roi brave et galant,

Charmant,

Partage avec vous

L’heureux pouvoir de régner sur nous.

Elle donne des lois,

Etc.

On meurt à ses yeux sans espoir ;

On meurt de ne les plus voir.

 

 

Scène III

 

JULIE, CHARLOT, LE MARQUIS entre et les voit danser, pendant que MADAME AUBONNE est assise et s’occupe à coudre

 

LE MARQUIS.

Meurt de ne les plus voir !... Notre belle héritière,

Avec monsieur Charlot vous êtes familière.

Vous dansez aux chansons dans un coin du logis !

CHARLOT.

Pourquoi non ?

JULIE.

Mais je crois qu’il m’est assez permis

De prendre, quand je veux, devant madame Aubonne,

Pour danser un menuet, la leçon qu’il me donne.

LE MARQUIS.

Il donne des leçons ! vraiment il en a l’air.

Profitez-vous beaucoup ? et les payez-vous cher ?

JULIE.

J’en dois avoir, monsieur, de la reconnaissance.

Si vous êtes fâché de cette préférence,

Si mon petit menuet vous donne quelque ennui,

Que n’avez-vous appris... à danser comme lui ?

LE MARQUIS.

Ouais !

CHARLOT.

Modérez, monsieur, votre injuste colère.

Vous aviez assuré votre adorable mère

Que d’un peu d’amitié vous vouliez m’honorer ;

Mon cœur le méritait, il l’osait espérer.

En montrant Julie.

Ce noble et digne objet, respectable à vous-même,

M’a chargé dans ces lieux de son ordre suprême ;

Ses ordres sont sacrés, chacun doit les remplir :

En la servant, monsieur, j’ai cru vous obéir.

MADAME AUBONNE.

C’est très bien riposté ; Charlot doit le confondre.

LE MARQUIS.

Quand ce drôle a parlé, je ne sais que répondre.

Écoute, mon garçon, je te défends... à toi,

Charlot le regarde fixement.

De montrer, quand j’y suis, de l’esprit plus que moi.

MADAME AUBONNE.

Quelle idée !

JULIE.

Eh ! comment faudra-t-il donc qu’il fasse ?

LE MARQUIS.

Il m’offusque toujours. Tant d’insolence lasse.

Je ne le puis souffrir près de vous... En un mot,

Je n’aime point du tout qu’on danse avec Charlot.

JULIE.

Ma bonne, à quel mari je me verrais livrée !

Allez, votre colère est trop prématurée.

Je n’ai point de reproche à recevoir de vous ;

Et je n’aurai jamais un tyran pour époux.

MADAME AUBONNE.

Eh bien ! vous méritez une telle algarade.

Vous vous faites haïr... Monsieur, prenez-y garde ;[9]

Vous n’êtes ni poli, ni bon, ni circonspect :

Vous déviez à Julie un peu plus de respect,

Plus d’égards à Charlot, à moi plus de tendresse ;

Mais...

LE MARQUIS.

Quoi ! toujours Charlot ! que tout cela me blesse !

Sortez, et devant moi ne paraissez jamais.

JULIE.

Mais, monsieur...

LE MARQUIS, menaçant Charlot.

Si...

CHARLOT.

Quoi ? si ?

MADAME AUBONNE, se mettant entre deux.

Mes enfants, paix ! paix ! paix !

Eh mon dieu ! je crains tout.

LE MARQUIS.

Sors d’ici tout-à-l’heure.

Je te l’ordonne.

JULIE.

Et moi, j’ordonne qu’il demeure.

CHARLOT.

À tous les deux, monsieur, je sais ce que je doi ;

En regardant Julie.

Mais enfin j’ai fait vœu de suivre en tout sa loi.

LE MARQUIS.

Ah ! c’en est trop, faquin.

CHARLOT.

C’en est trop, je l’avoue ;

Et sur votre alphabet je doute qu’on vous loue.

Il paraît que le lait dont vous fûtes nourri

Dans votre noble sang s’est un peu trop aigri.

De vos expressions j’ai l’âme assez frappée.

À mon coté, monsieur, si j’avais une épée,

Je crois que vous seriez assez sage, assez grand,

Pour m’épargner peut-être un si doux compliment.

LE MARQUIS.

Quoi ! misérable...

JULIE.

Encore !

MADAME AUBONNE.

Allez, mon fils, de grâce,

Ne l’effarouchez point, et quittez-lui la place :

Tout ira bien ; cédez, quoique très offensé.

CHARLOT.

Ma mère... j’obéis... mais j’ai le cœur percé.

Il sort.

MADAME AUBONNE.

Ah ! c’en est fait, mon sang se glace dans mes veines.

JULIE.

Mon sang, ma chère amie, est bouillant dans les miennes.

LE MARQUIS.

Dans ce nouveau combat du froid avec le chaud.

Me retirer en hâte est, je crois, ce qu’il faut ;

Je n’aurais pas beau jeu : c’est une étrange affaire

De combattre à-la-fois deux femmes en colère.

 

 

Scène IV

 

JULIE, MADAME AUBONNE

 

MADAME AUBONNE.

Non, vous n’aurez jamais ce brutal de marquis :

Qu’ai-je fait ! non, ces nœuds sont trop mal assortis.

JULIE.

Quoi ! tu me serviras ?

MADAME AUBONNE.

Je réponds que sa mère

Brisera ce lien qui doit trop vous déplaire...

M’y voilà résolue.

JULIE.

Ah ! que je te devrai !

MADAME AUBONNE.

Ô fortune ! ô destin! que tout change à ton gré !

Du public cependant respectons l’allégresse :

Trop de monde à présent entoure la comtesse ;

Comment parler ? comment, par un trouble cruel,

Contrister les plaisirs d’un jour si solennel ?

JULIE.

Je le sais, et je crains que mon refus la blesse :

Pour ce fils que je hais je connais sa tendresse.

MADAME AUBONNE.

D’un coup trop imprévu n’allons point l’accabler...

Je n’ai jamais rien fait que pour la consoler.

JULIE.

La nature, il est vrai, parle beaucoup en elle.

MADAME AUBONNE.

Elle peut s’aveugler.

JULIE.

Je compte sur ton zèle,

Sur tes conseils prudents, sur ta tendre amitié.

De ce joug odieux tire-moi par pitié.

MADAME AUBONNE.

Hélas ! tout dès longtemps trompa mes espérances.

JULIE.

Tu gémis.

MADAME AUBONNE.

Oui, je suis dans de terribles transes...

N’importe... je le veux... je ferai mon devoir ;

Je serai juste.

JULIE.

Hélas ! tu fais tout mon espoir.

 

 

Scène V

 

JULIE, MADAME AUBONNE, BABET

 

BABET, accourant avec empressement.

Allez, votre marquis est un vrai trouble-fête.

MADAME AUBONNE.

Je ne le sais que trop.

BABET.

Vous savez qu’on apprête

Cette longue feuillée où Charlot de ses mains

De guirlandes de fleurs décorait les chemins ;

Il a dans cent endroits disposé cent lumières,

Où du nom de Henri les brillants caractères

Sont lus, à ce qu’on dit, par tous les gens savants ;

Ce spectacle admirable attirait les passants ;

Les filles l’entouraient ; toute notre séquelle

Voyait le beau Charlot monté sur une échelle,

Dans un leste pourpoint faisant tous ces apprêts ;

Mais monsieur le marquis a trouvé tout mauvais,

A voulu tout changer, et Charlot, au contraire,

A dit que tout est bien. Le marquis en colère

A menacé Charlot, et Charlot n’a rien dit :

Ce silence au marquis a causé du dépit ;

Il a tiré l’échelle, il a su si bien faire

Qu’en descendant vers nous Charlot est chu par terre.

JULIE.

Ah ! Charlot est blessé !

BABET.

Non, il s’est lestement

Relevé d’un seul saut... Il s’est fâché vraiment :

Il a dit de gros mots.

MADAME AUBONNE.

De cette bagatelle

Il peut naître aisément une grande querelle.

Je crains beaucoup.

JULIE.

Je tremble.

 

 

Scène VI

 

JULIE, MADAME AUBONNE, BABET, GUILLOT

 

GUILLOT, en criant.

Ah ! mon dieu ! quel malheur !

BABET.

Quoi ?

MADAME AUBONNE.

Qu’est-il arrivé ?

GUILLOT.

Notre jeune seigneur...

JULIE.

A-t-il fait à Charlot quelque nouvelle injure ?

GUILLOT.

Il ne donnera plus des soufflets, je vous jure,

À moins qu’il n’en revienne.

MADAME AUBONNE.

Ah ! mon dieu ! que dis-tu ?

GUILLOT.

Babet l’aura pu voir.

BABET.

J’ai dit ce que j’ai vu,

Pas grand’chose.

MADAME AUBONNE.

Eh ! butor ! dis donc vite, de grâce,

Ce qui s’est pu passer, et tout ce qui se passe.

GUILLOT.

Hélas ! tout est passé. Le marquis là dehors

Est troué d’un grand coup tout au travers du corps.

MADAME AUBONNE.

Ah ! malheureuse !

JULIE.

Hélas ! vous répandez des larmes.

Mais ce n’est pas Charlot ; Charlot n’avait point d’armes.

GUILLOT.

On en trouve bientôt. Ce marquis turbulent

Poursuivait notre ami, ma foi, très vertement.

L’autre, qui sagement se battait en retraite,

Déjà d’un écuyer avait saisi la brette.

Je lui criais de loin : « Charlot, garde-toi bien

«  D’attendre monseigneur, il ne ménage lien ;

« J’ai trop à mes dépens appris à le connaître ;

« Va-t’en ; il ne faut pas s’attaquer à son maître. »

Mais Charlot lui disait : « Monsieur, n’approchez pas. »

Il s’est trop approché, voilà le mal.

MADAME AUBONNE.

Hélas !

Allons le secourir, s’il en est temps encore.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

L’INTENDANT, BABET, GUILLOT, TROUPE DE GARDES, CHARLOT, au milieu d’eux

 

CHARLOT.

J’aurais pu fuir, sans doute, et ne l’ai pas voulu.

Je désire la mort, et j’y suis résolu.

L’INTENDANT.

La justice est ici. Madame la comtesse

Sait la mort de son fils ; la douleur qui la presse

Ne lui permettra pas de recevoir le roi.

Quel malheur !

GUILLOT.

Il devait en user comme moi,

Ne se point revancher, imiter ma sagesse ;

Je l’avais averti.

CHARLOT.

J’ai tort, je le confesse.

BABET.

Quel crime a-t-il donc fait ? ne vaut-il pas bien mieux

Tuer quatre marquis qu’être tué par eux ?

GUILLOT.

Elle a toujours raison, c’est très bien dit.

CHARLOT.

J’espère

Qu’on souffrira du moins que je parle à ma mère.

Voudrait-on me priver de ses derniers adieux ?

L’INTENDANT.

Elle s’est évadée, elle est loin de ces lieux.

GUILLOT.

Quoi ! ta mère est complice ?

BABET.

Il me met en colère.

Quand tu voudras parler, ne dis mot pour bien faire.

CHARLOT.

Elle ne veut plus voir un fils infortuné,

Indigne de sa mère, et bientôt condamné.

Mais que je plains, hélas ! mon auguste maîtresse ;

Et que je plains Julie ! elle avait la tendresse

De monsieur le marquis ; et mes funestes coups

Privent l’une d’un fils, et l’autre d’un époux.

Non, je ne veux plus voir ce château respectable,

Où l’on daigna m’aimer, où je fus si coupable.

À l’intendant.

Vous, monsieur, si jamais dans leur triste maison,

Après cet attentat, vous prononcez mon nom,

J’ose vous conjurer de bien dire à madame

Qu’elle a toujours régné jusqu’au fond de mon âme,

Que j’aurais prodigué mon sang pour la servir ;

Que j’ai, pour la venger, demandé de mourir :

Daignez en dire autant à la noble Julie.

Hélas ! dans la maison mon enfance nourrie

Me laissait peu prévoir tant d’horribles malheurs.

Vous tous qui m’écoutez, pardonnez-moi mes pleurs,

Ils ne sont pas pour moi... la source en est plus belle...

Adieu... Conduisez-moi.

L’INTENDANT.

Que cette fin cruelle,

Que ce jour malheureux doit bien se déplorer !

GUILLOT.

Tout pleure, je ne sais s’il faut aussi pleurer.

Qu’on aime ce Charlot ! Charlot plaît, quoi qu’il fasse.

On n’en ferait pas tant pour moi.

BABET, à ceux qui emmènent Charlot.

Messieurs, de grâce,

Ne l’enlevez donc pas... suivons-le au moins des yeux.

GUILLOT.

Allons, suivons aussi, car on est curieux.

 

 

Scène II

 

JULIE, L’INTENDANT

 

JULIE.

Ah ! je respire enfin... Madame évanouie

Reprend un peu ses sens et sa force affaiblie ;

Ses femmes à l’envi, les miennes, tour-à-tour,

Rendent ses yeux éteints à la clarté du jour.

Faut-il qu’en cet état la nourrice fidèle,

Devant la secourir, ne soit pas auprès d’elle !

Vainement je la cherche, on ne la trouve pas.

L’INTENDANT.

Elle éprouve elle-même un funeste embarras ;

Par une fausse porte elle s’est éclipsée :

Je prends part aux chagrins dont elle est oppressée ;

Elle est, pour son malheur, mère du meurtrier.

JULIE.

Pourquoi nous fuir ? pourquoi de nous se défier ?

Le roi viendra bientôt : son seul aspect fait grâce,

Son grand cœur doit la faire.

L’INTENDANT.

On peut punir l’audace

D’un bourgeois champenois qui tue un grand seigneur :

L’exemple est dangereux après ces temps d’horreur,

Où l’état, déchiré par nos guerres civiles,

Vit tous les droits sans force, et les lois inutiles.

À peine nous sortons de ces temps orageux.

Henri, qui fait sar nous briller des jours heureux,

Veut que la loi gouverne, et non pas qu’on la brave.

JULIE.

Non, le brave Henri ne peut punir un brave.

Je suis la cause, hélas ! de cet affreux malheur ;

Ne me reprochant rien, dans ma simple candeur,

J’ai cru qu’on n’avait point de reproche à me faire.

Ce malheureux marquis, dans sa sotte colère,

Se croyant tout permis, a forcé cet enfant

À tuer son seigneur, et fort innocemment.

Je saurai recourir à la clémence auguste,

Aux bontés de ce roi galant autant que juste.

Je n’avais répété ce menuet que pour lui ;

Il y sera sensible, il sera notre appui.

L’INTENDANT.

Dieu le veuille !

 

 

Scène III

 

JULIE, L’INTENDANT, BABET

 

BABET.

Au secours ! ah ! mon dieu, la misère !

Protégez-nous, madame, en cette horrible affaire.

Les filles ont recours à vous dans la maison.

JULIE.

Quoi ! Babet ?

BABET.

C’est Charlot que l’on fourre en prison.

JULIE.

Ô ciel !

BABET.

Des gens tout noirs des pieds jusqu’à la tête

L’ont fait conduire, hélas ! d’un air bien malhonnête.

Pour comble de malheur, le roi dans le logis

Ne viendra point, dit-on, comme il l’avait promis ;

On ne dansera point, plus de fête... Ah ! madame !

Que de maux à-la-fois !... tout cela perce l’âme.

JULIE.

Charlot est en prison !

L’INTENDANT.

Cela doit aller loin.

BABET.

Hélas ! de le sauver prenez sur vous le soin :

Chacun vous aidera ; tout le château vous prie.

Les morts ont toujours tort, et Charlot est en vie.

L’INTENDANT.

Hélas ! je doute fort qu’il y soit bien longtemps.

JULIE.

Madame sort déjà de ses appartements.

Dans quel accablement elle est ensevelie !

 

 

Scène IV

 

JULIE, L’INTENDANT, BABET, LA COMTESSE, soutenue par DEUX SUIVANTES

 

LA COMTESSE.

Mes filles, laissez-moi ; que je parle à Julie ;

Dans ma chambre avec moi je ne saurais rester.

L’INTENDANT, à Babet.

Elle veut être seule, il faut nous écarter.

Ils sortent.

LA COMTESSE, se jetant dans un fauteuil.

Ô ma chère Julie ! en ma douleur profonde,

Ne m’abandonnez pas... je n’ai que vous au monde.

JULIE.

Vous m’avez tenu lieu d’une mère, et mon cœur

Répond toujours au vôtre et sent votre malheur.

LA COMTESSE.

Ma fille, voilà donc quel est votre hyménée !

Ah ! j’avais espéré vous rendre fortunée.

JULIE.

Je pleure votre sort... et je sais m’oublier.

LA COMTESSE.

Le roi même en ces lieux devait vous marier :

Au lieu de cette fête et si sainte et si chère,

J’ordonne de mon fils la pompe funéraire !

Ah, Julie !

JULIE.

En ce temps, en ce séjour de pleurs,

Comment de la maison faire au roi les honneurs ?

LA COMTESSE.

J’envoie auprès de lui, je l’instruis de ma perte :

Il plaindra les horreurs où mon âme est ouverte,

Il aura des égards ; il ne mêlera pas

L’appareil des festins à celui du trépas.

Le roi ne viendra point... tout a changé de face.

JULIE.

Ainsi... le meurtrier... n’aura donc point sa grâce ?

LA COMTESSE.

Il est bien criminel.

JULIE.

Il s’est vu bien pressé ;

À ce coup malheureux le marquis l’a forcé.

LA COMTESSE, en pleurant.

Il devait fuir plutôt.

JULIE.

Votre fils en colère...

LA COMTESSE, se levant.

Il devait dans mon fils respecter une mère.

Le fils de sa nourrice, ô ciel ! tuer mon fils !

Cette femme, après tout, dont les soins infinis

Ont conduit leur enfance, et qui tous deux les aime,

En ne paraissant point le condamne elle-même.

JULIE.

Vous aviez protégé ce jeune malheureux.

LA COMTESSE.

Je l’aimais tendrement ; mon sort est plus affreux,

Son attentat plus grand.

JULIE.

Faudra-t-il qu’il périsse ?

LA COMTESSE.

Quoi ! deux morts au lieu d’une !

JULIE.

Hélas ! notre nourrice

Ferait donc la troisième.

LA COMTESSE.

Ah ! je n’en puis douter.

Elle est mère... et je sais ce qu’il en doit coûter.

Hélas ! ne parlons point de vengeance et de peine ;

Ma douleur me suffit.

On entend du bruit.

JULIE.

Quelle rumeur soudaine !

LE PEUPLE, derrière le théâtre.

Vive le roi ! le roi ! le roi ! le roi ! le roi !

 

 

Scène V

 

JULIE, LA COMTESSE, MADAME AUBONNE

 

MADAME AUBONNE.

Ce n’est pas lui, madame, hélas ! ce n’est que moi.[10]

J’ai laissé ce bon prince à moins d’un quart de lieue,

J’ai précédé sa cour avec sa garde bleue ;

J’avais pris des chevaux; et je viens à genoux

Révéler votre sort et mon crime envers vous.

Le roi m’a pardonné ma fraude et mon audace.

Je ne mérite pas que vous me fassiez grâce.

LA COMTESSE.

Quoi ! malheureuse ! as-tu paru devant le roi ?

MADAME AUBONNE.

Madame, je l’ai vu tout comme je vous voi :[11]

Ce monarque adoré ne rebute personne ;

Il écoute le pauvre, il est juste, il pardonne :

J’ai tout dit.

LA COMTESSE.

Qu’as-tu dit ? quels étranges discours

Redoublent ma douleur et l’horreur de mes jours !

Laisse-moi.

MADAME AUBONNE.

Non, sachez cet important mystère :

Charlot est plein de vie, et vous êtes sa mère.

LA COMTESSE.

Où suis-je ? juste Dieu ? pourrais-je m’en flatter ?

Ah, Julie ! entends-tu ?

JULIE.

J’aime à n’en point douter.

MADAME AUBONNE.

Hélas ! vous auriez pu sur son noble visage

Du comte de Givry voir la parfaite image.

Il vous souvient assez qu’en ces temps pleins d’effroi

Où la Ligue accablait les partisans du roi,

Votre époux opprimé cacha dans ma chaumière

Cet enfant dont les yeux s’ouvraient à la lumière :

Vous voulûtes bientôt le tenir dans vos bras ;

Ce malheureux enfant touchait à son trépas :

Je vous donnai le mien. Vous fûtes trop flattée

De la fatale erreur où vous fûtes jetée.

Votre fils réchappa, mais l’échange était fait.

Un enfant supposé dans vos bras s’élevait,

Vos soins vous attachaient à cette créature,

Et l’habitude en vous tint lieu de la nature.

Mon mari, que le roi vient de faire appeler,

Interrogé par lui, vient de tout révéler ;

C’est un brave soldat que ce grand prince estime.

Tout est prouvé.

LA COMTESSE.

Julie ! heureux jour ! heureux crime !

JULIE.

Madame, cette fois, voici le grand Henri.

 

 

Scène VI

 

JULIE, LA COMTESSE, MADAME AUBONNE, LE ROI et TOUTE SA COUR, CHARLOT

 

LE ROI.

Je viens mettre en vos bras le comte de Givry,

Le fils de mon ami, qui le sera lui-même.

Je rends grâces au ciel dont la bonté suprême

Par le coup inouï d’un étrange moyen

A fait votre bonheur, et préparé le mien.

Je vous rends votre fils, et j’honore sa mère ;

Il me suivra demain dans la noble carrière

Où de tout temps, madame, ont couru vos aïeux.

Déjà nos ennemis approchent de ces lieux ;

Je cours de ce château dans le champ de la gloire ;

Mon sort est de chercher la mort ou la victoire.

Votre fils combattra, madame, à mes côtés.

Mais, délivrés tous deux de nos adversités,

Ne songeons qu’à goûter un moment si prospère.

 

LA COMTESSE.

Adorons des Français le vainqueur et le père.[12]

 


[1] Il est appelé Monsieur Rente dans la scène 3 de l’acte Ier.

[2] Cette Préface, de Voltaire lui-même, est dans l’édition de 1767, mais ne fut conservée ni dans l’édition in-4°, ni dans l’édition encadrée. Elle a été rétablie par les éditeurs de Kehl.

[3] Par Collé.

[4] M. de Voltaire avait changé le dénouement de cette pièce dans l’édition qu’il préparait ; et c’est d’après ces nouvelles corrections qu’elle est imprimée ici.

[5] Var. Si de la politesse un agréable usage.

Voir la lettre à Damilaville, du 19 septembre 1767.

[6] Ce vers est répété dans la scène 5 de l’acte III.

[7] Ce vers, devenu proverbe, est fréquemment cité par Voltaire lui-même.

[8] Var.

Je fais ce que je doi.

Il m’eût été bien doux de consacrer ma vie

À servir dignement la divine Julie.

Heureux qui, recherchant la gloire et le danger,

Entre un héros et vous pourrait se partager !

Heureux à qui l’éclat d’une illustre naissance

A permis de nourrir cette noble espérance !

Pour moi qu’aux derniers rangs le sort veut captiver,

Vers la gloire de loin si je puis m’élever,

Si quelque occasion, quelque heureux avantage,

Peut jamais pour mon prince exercer mon courage,

De vous, de vos bontés, je voudrais obtenir

Pour prix de tout mon sang un léger souvenir.

JULIE.

Ah ! je me souviendrai de vous toute ma vie.

Élevée avec vous, moi ! que je vous oublie !

Mais vous ne quittez point la maison pour jamais.

Madame la comtesse et ses digues bienfaits,

Une très bonne mère, et, s’il le faut, moi-même,

Tout vous doit rappeler, tout le château vous aime.

Ma bonne, ordonnez-lui de revenir souvent.

MADAME AUBONNE, en soupirant.

Je ne souffrirai pas un long éloignement.

CHARLOT.

Ah ! ma mère, à mon cœur il manque l’éloquence.

Peignez-lui les transports de ma reconnaissance ;

Faites-moi mieux parler que je ne puis.

JULIE.

Charlot...

[9] Ce texte est celui de toutes les éditions données du vivant de l’auteur. Palissot impute aux éditeurs de Kehl cette rime du Pont-Neuf, et a mis dans son édition :

Vous méritez, monsieur, une telle algarade ;

Vous vous faites haïr, et ce ton vous dégrade.

[10] Var.

LA COMTESSE.

Dans l’état où je suis, ô ciel ! il vient chez moi !

 

Scène V

 

JULIE, LA COMTESSE,
LE COURRIER, en bottes, qui était parti an premier acte, arrive

 

JULIE.

Charlot sera sauvé.

LE COURRIER.

Le duc de Bellegarde

Dans la cour à l’instant vient avec une garde.

Pour la seconde fois le peuple s’est mépris.

JULIE.

Le roi ne viendra point ?

LE COURRIER.

Je n’en ai rien appris.

Il est à la distance à peu près d’une lieue,

Dans un petit village, avec sa garde bleue.

JULIE.

Il viendra, j’en suis sûre.

 

Scène VI

 

JULIE, LA COMTESSE, LE DUC DE BELLEGARDE arrive,
suivi de plusieurs domestiques de la maison

 

On prépare trois fauteuils.

LA COMTESSE, allant au-devant de lui.

Ah ! monsieur, vous venez

Consoler, s’il se peut, mes jours infortunés.

LE DUC.

Je l’espère, madame ; ici le roi m’envoie :

Je viens à vos douleurs mêler un peu de joie.

À Julie, qui veut sortir.

Mademoiselle, il faut que je vous parle aussi ;

Votre aimable présence est nécessaire ici.

Sur le destin d’un fils, madame, et sur le vôtre

Daignez avec bonté m’écouter l’une et l’autre.

Il s’assied entre elles.

Une madame Aubonne, accourant vers le roi,

S’est jetée à ses pieds, a parlé devant moi :

Le roi, vous le savez, ne rebute personne.

LA COMTESSE.

Ce prince daigne être homme.

JULIE.

Ah ! l’âme grande et bonne !

LE DUC.

Cette femme à mon maître a dit de point en point

Ce que je vais conter... Ne vous affligez point,

Madame, et jusqu’au bout souffrez que je m’explique :

Vous aviez dans ses mains mis votre fils unique :

On le crut mort longtemps ; vous n’aviez jamais vu

Ce fils infortuné, de sa mère inconnu ?

LA COMTESSE.

Il est trop vrai.

LE DUC.

C’était au temps même ou la guerre,

Ainsi que tout l’état, désolait votre terre.

Cette femme craignit vos reproches, vos pleurs :

Elle crut vous servir en trompant vos douleurs ;

Et sans doute en secret elle fut trop flattée

De la fatale erreur où vous fûtes jetée.

Vous demandiez ce fils, elle donna le sien.

LA COMTESSE.

Ah ! tout mon cœur s’échappe : ah ! grand Dieu !

JULIE.

Tout le mien

Est saisi, transporté.

LA COMTESSE.

Quel bonheur !

JULIE.

Quelle joie !

LA COMTESSE.

Qu’on amène mon fils ; courons, que je le voie.

Mais... serait-il bien vrai ?...

LE DUC.

Rien n’est plus avéré.

LA COMTESSE.

Ah ! si j’avais rempli ce devoir si sacré

De ne pas confier au lait d’une étrangère

Le pur sang de mon sang, et d’être vraiment mère,

Ou n’aurait jamais fait cet affreux changement.

LE DUC.

Il est bien plus commun qu’on ne croit.

 

LA COMTESSE.

Cependant

Quelle preuve avez-vous ? quel témoin ? quel indice ?

LE DUC.

Le ciel, avec le roi, vous a rendu justice.

Votre fils réchappa ; mais l’échange était fait.

Cet enfant supposé dans vos bras s’élevait.

Vos soins vous attachaient à cette créature,

Et l’habitude en vous passait pour la nature.

La nourrice voulut dissiper votre erreur ;

Elle n’osa jamais alarmer votre cœur,

Craignant, en disant vrai, de passer pour menteuse ;

Et la vérité même était trop dangereuse.

Dans un billet secret avec soin cacheté.

Son mari, vieux soldat, mit cette vérité.

Le billet, déposé dans les mains d’un notaire,

Produit aux yeux du roi, découvre le mystère.

Le soldat même, à part interrogé longtemps,

Menacé de la mort, menacé des tourments,

D’un air simple et naïf a conté l’aventure.

Sou grand âge n’est pas le temps de l’imposture ;

Il touche au jour fatal où l’homme ne ment plus.

Il a tout confirmé : des témoins entendus

Sur le lieu, sur le temps, sur chaque circonstance,

Ont sous les yeux du roi mis l’entière évidence.

On ne le trompe point ; il sait sonder les cœurs :

Art difficile et grand qu’il doit à ses malheurs.

Ajouterai-je encor que j’ai vu ce jeune homme

Que pour aimable et brave ici chacun renomme.

De votre père, hélas ! c’est le portrait vivant ;

Votre père mourut quand vous étiez enfant,

Massacré près de moi dans l’horrible journée

Qui sera de l’Europe à jamais condamnée.

C’est lui-même, vous dis-je ; oui, c’est lui, je l’ai vu

Frappé de son aspect, j’en suis encore ému ;

J’en pleure en vous parlant.

LA COMTESSE.

Vous ravissez mon âme.

JULIE.

Que je sens vos bienfaits !

LE DUC.

Agréez donc, madame,

Que la triste nourrice, appuyant mes récifs,

Puisse ici retrouver sou véritable fils.

Il était expirant ; mais ou espère encore

Qu’il pourra réchapper : sa mère vous implore ;

Elle vient : la voici qui tombe à vos genoux.

 

Scène VII

 

JULIE, LA COMTESSE, LE DUC, MADAME AUBONNE,
CHARLOT

 

MADAME AUBONNE, se jetant aux pieds de la comtesse.

J’ai mérité la mort.

LA COMTESSE.

C’est assez, levez-vous :

Je dois vous pardonner, puisque je suis heureuse.

Tu m’as rendu mon sang.

La porte s’ouvre ; Charlot parait avec tous les domestiques.

CHARLOT, dans l’enfoncement, avançant quelques pas.

Ô destinée affreuse !

Où me conduisez-vous ?

LA COMTESSE, courant à lui.

Dans mes bras, mon cher fils !

CHARLOT.

Vous, ma mère ?

 

LE DUC.

Oui, sans doute.

JULIE.

Ô ciel ! je te bénis.

LA COMTESSE, le tenant embrassé.

Oui, reconnais ta mère ; oui, c’est toi que j’embrasse ;

Tu sauras tout.

JULIE.

Il est bien digne de sa race.

LE PEUPLE derrière le théâtre.

Vive le roi ! le roi ! le roi ! vive le roi !

LE DUC.

Pour le coup, c’est lui-même. Allons tous : c’est à moi

De présenter le fils, et la mère, et Julie.

LA COMTESSE.

Je succombe au bonheur dont ma peine est suivie.

CHARLOT, marquis.

Je ne sais où je suis.

LA COMTESSE.

Rendons grâce à jamais

Au duc de Bellegarde, au grand roi des Français...

Mon fils !

CHARLOT, marquis.

J’en serai digne.

JULIE.

Il nous fait tous renaître.

LA COMTESSE.

Allons tous nous jeter aux pieds d’un si bon maître.

CHARLOT, marquis.

Henri n’est pas le seul dont j’adore la loi.

TOUT LE MONDE crie.

Vive le roi ! le roi ! le roi ! vive le roi !

Au lieu de l’hémistiche : Ô ciel ! je te bénis. Voltaire, dans sa lettre à Damilaville, du 21 septembre 1767, propose de mettre : Ô destins inouïs !

[11] Ce vers est répété de la scène 7 de l’acte I.

[12] Ce dernier hémistiche est déjà dans la Henriade, chant Ier, vers 6.

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