Bathilde (Auguste MAQUET)

Drame en trois actes.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Renaissance, le 14 janvier 1839.

 

Personnages

 

DEWORDE

MARCEL

GUILLAUMIN

FRANÇOIS

BATHILDE D’ILLIÈRES

GERMAINE

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente un petit salon. Au premier plan, à gauche, la chambre de madame d’Illières ; vis-à-vis, à droite, une fenêtre. Au second plan, à gauche, porte d’un escalier de service ; vis-à-vis, la chambre de Germaine. Porte au milieu, au fond.

 

 

Scène première

 

GERMAINE, FRANÇOIS, époussetant

 

Au lever du rideau, Germaine fait de la tapisserie près d’un guéridon à gauche.

FRANÇOIS.

Dites donc, madame Germaine !

GERMAINE.

Eh bien ?

FRANÇOIS.

Voilà dans la rue un jeune homme qui ne cesse pas de regarder ici.

GERMAINE.

C’est quelqu’un qui espionne, comme font beaucoup de gens de ma connaissance.

FRANÇOIS, à part.

C’est pour moi ça, merci !

Haut.

C’est qu’il ne quitte pas de l’œil cette croisée.

GERMAINE.

Qu’est-ce que cela vous fait ?

FRANÇOIS.

Mais il est très bien couvert... venez donc voir.

GERMAINE.

Mêlez-vous de votre besogne et non pas de ce qu’on fait dans la rue, curieux.

Elle va regarder.

Encore M. Marcel !

FRANÇOIS.

M. Marcel !... ah ! vous le connaissez... vous voyez bien que je n’ai pas si mal fait de vous déranger.

GERMAINE.

Qu’est-ce que vous dites donc ?... je ne le connais pas.

FRANÇOIS.

Il est familier, dans ce cas-là ; voilà qu’il vous fait des signes... bon ! bon ! il traverse la rue, il frappe à l’hôtel... entendez-vous ?

GERMAINE.

Mon Dieu !

FRANÇOIS.

Ah ! ah ! dame Germaine, vous ne disiez pas cela, que vous aviez des intrigues avec des jeunes gens à manteaux !

GERMAINE.

Imbécile !

FRANÇOIS.

Si ce n’est pas vous, c’est donc Madame... ce n’est certainement pas pour moi que ce monsieur vient ici.

GERMAINE.

Et qui vous dit qu’il vient ici ?

FRANÇOIS.

Tiens, parbleu, je l’entends dans l’antichambre.

GERMAINE.

Allez-vous-en... vous avez fini votre ouvrage.

FRANÇOIS.

Un tête-à-tête... rien que cela ! On s’en va, madame Germaine.

GERMAINE, lui indiquant un escalier de service.

Par ici, s’il vous plaît.

FRANÇOIS.

Ah ! vous avez peur que je ne le rencontre... de mieux en mieux !

GERMAINE.

Allez, et ne raisonnez pas, ou je m’en plains à Madame.

FRANÇOIS.

Ah ! c’est cela... Je m’en plains à Madame ! Parce que vous êtes sa nourrice, vous vous croyez tout permis... vous allez vous plaindre à Madame, eh bien ! moi, je vais prévenir M. Deworde, ah !

Il sort.

GERMAINE.

Allez donc ! il est si rapporteur !

 

 

Scène II

 

GERMAINE, MARCEL

 

GERMAINE.

Mon Dieu ! monsieur Marcel, c’est vous ?

MARCEL.

Qu’y a-t-il d’étonnant ? Est-ce que vous aussi m’avez oublié ?

GERMAINE.

Non, cependant j’aurais pu ne pas vous reconnaître, tant vous êtes changé !... Pauvre enfant ! voyons, que venez-vous chercher ici ?... Madame, n’est-ce pas ? toujours ?... Eh bien ! elle ne veut plus vous voir, elle ne pense plus à vous ; c’est inutile.

MARCEL.

En est-elle plus heureuse ?

GERMAINE.

Elle le dit, du moins.

MARCEL.

Il faut que je lui parle.

GERMAINE.

C’est bien difficile, mon cher enfant.

MARCEL.

Il faut que je lui parle, vous dis-je.

GERMAINE.

Elle espérait que vous étiez retourné à Tours.

MARCEL.

Oui ; mais j’en suis revenu. Ma mère est morte, Germaine.

GERMAINE.

Mon Dieu !

MARCEL.

Oui. Guillaumin, ce brave garçon que vous connaissez...

GERMAINE.

Qui me tenait compagnie pendant vos longues promenades dans le parc avec Madame... brave garçon, mais qui n’a pas la tête bien forte.

MARCEL.

Eh bien ! je l’avais laissé près de ma mère... Il m’écrivit vingt fois qu’elle était souffrante d’abord, puis malade, puis désespérée, sans pouvoir, m’arracher d’ici, tant j’y étais retenu par mon fol amour ; enfin une de ses dernières lettres l’emporta : j’eus honte de moi, de laisser ma mère ainsi abandonnée aux soins d’un étranger... je partis. Ma pauvre mère ! j’arrivai pour recevoir son dernier soupir. Ce fut lorsque je l’eus perdue, Germaine, que je m’aperçus que j’aurais pu voir tous les jours cette bonne mère qui m’aimait, elle, de cet amour profond et infini qui résiste à tout, bien différent qu’il est de l’autre amour, et qu’au lieu de rester près d’elle, je l’avais abandonnée... pour qui ? pour une coquette, voyez-vous, Germaine, pour une femme qui ne m’aimait pas ; qui, dans son veuvage, sa solitude, son exil, m’a trouvé là, s’est aperçue que j’étais un peu moins ridicule que beaucoup de mes compatriotes, et ne s’est pas doutée que son caprice d’un jour ferait le malheur de toute ma vie, à moi... Ah ! ma mère ! quand je pense que je l’ai presque laissée mourir seule, pour suivre de loin les pas de cette femme qui m’en récompense ainsi... Tenez, Germaine, j’ai là quelque chose qui ressemble à un remords, mais je ne me serai pas mis ce remords dans le cœur pour rien : je suis revenu à Paris pour voir Bathilde, et je la reverrai ; cette fois, il n’y a plus de considération humaine qui puisse me retenir. Les droits que donne sur elle une femme...

GERMAINE.

Arrêtez, monsieur Marcel, ces droits n’ont jamais été de nature à autoriser une poursuite aussi acharnée.

MARCEL.

Elle vous a dit cela, n’est-ce pas ?

GERMAINE.

Et vous la démentiriez, ce qui ne serait pas d’un honnête homme, monsieur Marcel, que je connais trop bien l’enfant que j’ai élevée pour rien croire de ce que vous pourriez dire.

MARCEL.

Aussi, Germaine, je ne vous dirai qu’une chose. Il faut que je revoie Bathilde.

GERMAINE.

Ah ! mon Dieu, vous me faites trembler pour elle.

MARCEL.

Et vous avez tort. Elle n’a rien à craindre si elle me reçoit. Non, voyez-vous, autant la jalousie peut me porter à je ne sais quelles folies, autant, si je retrouve son amour d’autrefois... car, vous le savez, elle m’a aimé.

GERMAINE.

Hélas ! oui, je le sais ; mais cet amour dont vous parlez a disparu tout-à-coup comme si elle en avait honte ; et toutes les fois que j’ai voulu lui parler de vous, elle m’a imposé silence. Que s’est-il donc passé ? dites-le-moi, vous, puisqu’elle ne veut pas me le dire.

MARCEL.

Rien.

GERMAINE.

Oh ! je suis bien sûre du contraire ; il faut que vous lui ayez causé quelque grand chagrin.

MARCEL.

Qu’importe ce qui s’est passé ! Germaine, tout ce que je sais, c’est que si elle ne m’aime plus, je l’aime encore, moi. Eh bien, donnez-lui un conseil ; c’est de ne pas me traiter comme elle le fait, ainsi qu’elle traiterait un inconnu. Je suis un composé d’extrêmes, il y a en moi autant de bon que de mauvais ; et croyez-moi, tout le monde n’en pourrait pas dire autant. Ainsi donc, je vais la revoir, n’est-ce pas ?

GERMAINE.

Je n’ai pas dit un mot de cela.

MARCEL.

Oui ; mais je l’ai dit, ma bonne Germaine...

On sonne.

Tenez, voilà Bathilde qui sonne, preuve qu’elle est visible. Eh bien, annoncez-moi.

GERMAINE.

Écoutez... c’est impossible que vous entriez ; ainsi, croyez-m’en, moi, votre bonne Germaine, qui vous aime toujours comme son second enfant, ce qui est peut-être mal, mais ce dont elle ne peut s’empêcher. Soyez raisonnable, allez-vous en, et j’irai vous donner des nouvelles.

MARCEL.

Non pas ; puisque me voilà tout porté, je les attendrai.

GERMAINE.

Mais êtes-vous fou ?

MARCEL.

Au contraire, je commence à devenir sage !

GERMAINE.

Dieu ! j’entends madame.

MARCEL.

Ah ! enfin !...

GERMAINE.

Voyons... pour moi, monsieur Marcel, je vous en supplie, pour moi, pauvre femme, qui serais perdue si j’étais obligée de me séparer de Bathilde ; pour moi, qui ne vous ai rien fait, ne vous présentez pas ainsi devant elle sans que j’aie eu le temps de la prévenir, de m’excuser, là, si vous voulez que je vous dise le mot : entrez dans ma chambre, je frapperai quand il sera temps.

MARCEL.

Je le veux bien ; mais songez que je ne sortirai pas d’ici sans l’avoir vue, sans lui avoir parlé... Où est votre chambre ?

GERMAINE, ouvrant une porte latérale.

Là, là, au bout du corridor... allez... merci mon enfant... allez, allez, et pas un mot, n’est-ce pas ?... Attendez-moi... vous me le promettez ?

MARCEL.

Moi, je ne promets rien ; tout dépendra des circonstances.

GERMAINE.

Mais allez donc, méchant... entêté !...

Marcel sort.

Il était temps !

 

 

Scène III

 

BATHILDE, GERMAINE

 

BATHILDE.

Que se passe-t-il dans la maison, que personne ne vient quand j’appelle, ni vous, ni Joséphine ?

GERMAINE,

Joséphine est allée chez la marchande de modes, et moi, madame, moi j’étais occupée.

BATHILDE.

C’est-à-dire que tu n’as pas voulu venir quand je sonnais, n’est-ce pas ?... pour me faire souvenir que tu n’es point femme de chambre, et que je dois t’appeler autrement que les domestiques. Sois tranquille, ma bonne Germaine, je ne l’oublie pas, non plus que ton dévouement éternel, et dont je viens te demander une nouvelle preuve.

GERMAINE.

Oh ! tout ce que vous voudrez, vous le savez bien, mon Dieu !

BATHILDE, s’asseyant.

C’est que j’ai besoin de ton dévouement et même de tes conseils.

GERMAINE.

De mes conseils à moi ?... vous voulez rire !

BATHILDE.

Non, non ; je suis dans une position cruelle !... j’ai besoin qu’on veille sur moi, qu’on prenne sur mon cœur une autorité que ma mère en mourant n’a transmise à personne... que mon mari a exercée en ami... en père ; aussi tu sais si malgré la disproportion de nos âges j’ai eu une seule faute, une seule pensée mauvaise à me reprocher tout le temps qu’il a vécu ; et puis il est mort, et je me suis retrouvée seule.

GERMAINE.

Et M. Deworde, son neveu, qui vous aimait tant, et à qui il vous a recommandée, ou plutôt léguée, vous l’oubliez ?...

BATHILDE.

Non, je ne l’oublie pas, et j’ai pour Deworde plus que de la reconnaissance ; mais Deworde était en Angleterre lorsque mon mari est mort, trop occupé de ses établissements industriels pour revenir en France veiller sur une pauvre veuve. Je suis donc restée six mois abandonnée à moi même. Eh bien, pendant ces six mois, Germaine, il s’est passé pour moi une de ces choses fatales qui mettent en question le bonheur de toute la vie !

GERMAINE.

Grand Dieu ! ce que M. Marcel m’a laissé soupçonner serait-il vrai ?

BATHILDE.

Marcel t’a laissé soupçonner quelque chose ! Ah !...

GERMAINE.

Ma chère enfant, au nom du ciel, ayez donc confiance en moi !

BATHILDE.

Je n’ai rien à me reprocher, Germaine ; que cela vous suffise.

GERMAINE.

Et c’est tout ce que je veux savoir, mon Dieu ! mais comment avez-vous peur de lui alors, si vous n’avez rien à vous reprocher ?

BATHILDE.

Voilà où est le secret que je ne puis te dire, Germaine ; mais j’ai des raisons de le craindre. Longtemps, je me trompai sur son compte ; ce que j’avais pris en lui pour de l’amour, c’était de la passion ; ce que je croyais de la jalousie, c’était de l’égoïsme. Marcel est capable de tout, non point par amour, mais par orgueil : il me verrait à ses pieds qu’il n’aurait pas pitié de moi. Crois-tu que si je n’avais pas acquis la conviction de ce que je dis, j’eusse refusé de l’épouser... Il n’est pas riche, je le sais bien ; mais je l’étais, moi, et assez pour deux.

GERMAINE.

Cependant il vous aimait de tout son cœur. Rappelez-vous le jour où il a exposé sa vie pour sauver la vôtre.

BATHILDE.

Ne me parle jamais de ce jour... de ce jour date mon malheur, Germaine... il eût mieux valu qu’il me laissât mourir que de me sauver à ce prix !... Germaine, jamais un mot qui me rappelle cette journée... jamais.

GERMAINE.

Je vous obéirai, quoique je ne comprenne rien à votre défense ; mais alors, si vous lui avez ôté tout espoir, pourquoi vous suit-il ainsi partout ?

BATHILDE.

Voilà ce qui m’effraie justement : si Deworde s’apercevait qu’un homme est sans cesse sur mes pas, me suivant à l’église, à la promenade, que penserait-il d’une pareille assiduité ? J’espérais avoir quelque relâche ; depuis un mois je ne l’avais pas aperçu ; hier je l’ai retrouvé à l’Opéra, au fond d’une baignoire : tiens, veux-tu que je te dise, Germaine ? j’ai un pressentiment que tout cela finira mal.

GERMAINE.

Mon Dieu, mon Dieu ! que faire ?

BATHILDE.

Eh bien ! Germaine, il faut que tu ailles le trouver ; tu sais où il demeurait ?

GERMAINE.

Certainement ; mais que lui dirai-je, moi ?

BATHILDE.

Fais-lui comprendre qu’en rentrant dans le monde j’ai besoin de toute cette considération sans laquelle une femme ne peut vivre, et qu’il me ferait perdre par un pareil acharnement ; qu’il m’oublie, mon Dieu ! il trouvera mille femmes plus jolies que moi. Qu’ai-je donc, pour qu’il s’attache ainsi à ma personne ?

GERMAINE.

J’ai bien peur de ne rien obtenir.

BATHILDE.

Tu prieras, tu supplieras ; au fond il n’est pas méchant.

GERMAINE.

Ne devriez-vous pas le voir vous-même ?

BATHILDE.

Oh ! jamais ! si Deworde savait cela, au point où nous en sommes maintenant, quand, ce soir même, j’ai promis d’annoncer à nos amis notre prochain mariage. Non, Germaine, non, lorsque j’ai rencontré pour la première fois Marcel, il n’était question de rien encore entre moi et Deworde. Je pouvais donc l’aimer sans crime, et je ne dois compte à Deworde de ma conduite que depuis le jour où j’ai accueilli ses prétentions. Mais de ce jour je veux demeurer pure, même de pensée, et pour cela, il ne faut pas que je revoie Marcel ; d’ailleurs j’aime Deworde, vois-tu, et revoir Marcel, cela me serait impossible.

GERMAINE.

Ah ! mon Dieu !

BATHILDE.

Eh bien ! quoi, tu n’oses pas aller chez lui ?

GERMAINE.

Oh ! ce n’est pas cela.

BATHILDE.

Qu’est-ce alors ?

GERMAINE.

C’est qu’il ne voudra pas quitter Paris.

BATHILDE.

Il faut bien cependant qu’il le quitte, ou s’il ne le quitte pas, je partirai, moi.

GERMAINE.

Vous ?

BATHILDE.

Sans doute : si le moindre bruit de ce mariage arrivait jusqu’à lui avant que tout ne fût terminé, je serais perdue, il ferait tout pour l’empêcher, et alors, vois-tu, il n’y a plus de bonheur pour moi !

GERMAINE.

Mais ne serait-ce pas plus terrible encore pour vous, s’il l’apprenait après ?

BATHILDE.

Quand il n’aura plus d’espoir, peut-être se découragera-t-il ? Ce qu’il ferait alors serait une vengeance sans excuse ! Je le crois trop honnête homme pour me perdre sans autre but que de me perdre, et lorsqu’il saura que je ne puis plus revenir à lui... Va donc, ma bonne Germaine, va.

GERMAINE.

Madame !

BATHILDE.

Eh bien ?

GERMAINE.

Oh ! vous allez me gronder ; mais je vous le jure, ce n’est pas ma faute !

BATHILDE.

Quoi ?

GERMAINE.

Il m’a tant priée !

BATHILDE.

Tu l’as donc vu ?

GERMAINE.

Oui.

BATHILDE.

Où ?

GERMAINE.

Ici.

BATHILDE.

Ici, malheureuse ! ici !... Marcel ici ! qui l’a introduit ?

GERMAINE.

Il est venu.

BATHILDE.

Oh ! mon Dieu ! mais il a entendu raison, n’est-ce pas ? il est parti, en promettant de ne plus revenir ?

GERMAINE.

Il est là.

BATHILDE.

Où, là ?

GERMAINE.

Dans ma chambre.

BATHILDE.

Dans ta chambre ! oh !

GERMAINE.

Heureusement que M. Deworde est pour toute la journée à Savigny.

BATHILDE.

Oui ; car s’il était ici, je serais perdue ! Ô mon Dieu ! que faire ? Oui, tu as raison ; c’est bien heureux que Deworde soit absent, cela nous donnera du temps.

FRANÇOIS, annonçant.

Monsieur Deworde.

BATHILDE.

Grand Dieu !

GERMAINE.

Miséricorde !

 

 

Scène IV

 

BATHILDE, GERMAINE, DEWORDE

 

BATHILDE.

Comment, comment ? c’est vous ? vous-même... en vérité ?

DEWORDE.

Eh bien ! oui, c’est moi, chère Bathilde. Qu’y a-t-il d’étonnant ?

BATHILDE.

Rien... au contraire ; mais vous aviez dit que vous étiez forcé d’aller aujourd’hui à la campagne, et je ne comptais pas sur le plaisir de vous voir avant la nuit.

DEWORDE.

J’ai pensé qu’il était bien égoïste à moi de vous laisser tous les ennuis de ce bal, et de venir seulement pour profiter de ses plaisirs ; de sorte que j’accours me mettre à votre disposition pour toute la journée.

BATHILDE.

Ah ! c’est charmant et bien aimable à vous ! mais tout est presque terminé.

DEWORDE.

Voilà encore des billets sur cette table ; n’avez vous point fait toutes vos invitations ?

BATHILDE.

Si fait, monsieur, et à moins que vous n’en ayez quelques-unes à y joindre...

DEWORDE.

Une seule, pour un parent qui m’arrive de Tours, un provincial qu’on m’envoie à dégrossir !

BATHILDE.

Amenez-le, c’est plus simple.

DEWORDE.

Eh bien ! ainsi ferai-je, avec votre permission.

BATHILDE.

N’êtes-vous pas à moitié maître ici ?... faites comme si vous l’étiez tout-à-fait.

DEWORDE,

Vous êtes charmante...

À part.

Que m’avait donc dit cet imbécile de François !...

BATHILDE,

Eh bien ! puisque vous voilà, mon ami... passez donc dans les salons, afin de voir comment s’en tirent les tapissiers... Vous savez combien ces gens ont besoin d’être dirigés par un homme de goût ; moi, j’ai ma toilette à achever... puis une lettre à écrire à ma sœur, qui est souffrante...

DEWORDE.

Vraiment !... Claire...

BATHILDE.

Oui, j’ai reçu des lettres de Fleury.

DEWORDE.

Serait-ce dangereux ?...

BATHILDE.

J’espère que non !... Allez, pour que je sois prête de bonne heure...

DEWORDE.

Vous me donnez carte blanche ?

BATHILDE.

Voulez-vous une procuration écrite ?

DEWORDE.

Non pas...je crois à tout ce que vous me dites... par cela même que c’est dit par vous !...

BATHILDE.

Allez donc.

DEWORDE.

Au revoir !... Puis-je disposer de François ?

BATHILDE.

Parfaitement.

Elle sonne, François entre.

DEWORDE.

Eh bien, va chez moi, et si un jeune homme de Tours vient me demander, amène-le ici ; je vous le présenterai tout de suite... tenez, et ce sera un ennui de moins pour ce soir. Vous permettez ?

BATHILDE.

Comment donc ?

DEWORDE, à part.

Ce François est stupide avec ses visions.

Il sort.

 

 

Scène V

 

BATHILDE, GERMAINE

 

GERMAINE, ouvrant la petite porte.

Est-il parti ?

BATHILDE.

Il sort ; mais pour quelques minutes seulement.

GERMAINE.

Quitte-t-il l’hôtel ?

BATHILDE.

Non... il est là dans les salons.

GERMAINE.

Oh ! mon Dieu ! et voilà M. Marcel qui s’impatiente sans doute, et qui ouvre la porte !...

BATHILDE.

Fais-lui signe...

GERMAINE.

Ah bien ! oui !...

BATHILDE.

Alors, va au moins de ce côté, que Deworde ne rentre pas sans que nous soyons prévenus.

GERMAINE.

J’y vais.

Elle sort.

 

 

Scène VI

 

BATHILDE, puis MARCEL

 

BATHILDE.

Oh ! je suis à moitié morte !...

MARCEL.

À l’effet que vous produit ma présence, je comprends, madame, que vous l’avez évitée aussi longtemps que la chose vous a été possible.

BATHILDE.

C’est que l’insistance avec laquelle vous avez cherché cette entrevue m’indique une résolution prise d’être sans pitié pour moi.

MARCEL.

Vous auriez pu tout aussi bien, madame, y reconnaître l’impossibilité où je suis de vivre sans vous voir. Vous vous seriez alors rapprochée davantage de la vérité, tout en me faisant une injure moins grande.

BATHILDE.

Votre premier soin, monsieur, et peut-être aurais-je dû dire votre premier devoir, était de prendre en pitié la femme qui vous doit toutes ses douleurs passées, et qui vous devra probablement tous ses chagrins à venir. Vous n’avez pas cru devoir le faire... c’est bien... vous m’avez forcée à vous voir... vous avez quelque chose à me dire... parlez... j’écoute !...

MARCEL.

Bathilde ! ai-je l’air d’un ennemi, je vous le demande, pour que vous me receviez ainsi ?...

BATHILDE.

Aussi je suis calme. Pourquoi me voudriez vous du mal, à moi, qui ne vous en ai jamais fait ?...

MARCEL.

Ne dites pas cela, Bathilde ; car je pourrais vous rendre bien malheureuse avant de vous faire souffrir la millième partie de ce que j’ai souffert ! C’est au point, Bathilde, que mon amour pour vous... et Dieu sait si je vous aime, était tout près de se changer en haine.

BATHILDE.

En haine ?... le mot est étrange de votre part ! Il me semble que si l’un de nous deux a le droit de haïr... c’est moi... et cependant je ne vous hais pas, monsieur !

MARCEL.

Pardon !... mais je suis aigri par la souffrance... malheureux... bien malheureux... croyez-moi... tout cela par vous. Depuis que vous ne m’aimez plus il y a quelque chose de brisé en moi qui désorganise toute ma vie ; quoi ? je l’ignore ; seulement je sais que si vous me disiez encore une fois : Marcel, je t’aime !... je redeviendrais doux et tranquille comme un enfant... un mot, ce n’est rien... un mot est si facile à prononcer ! Vous me l’avez dit autrefois, ce mot !... Eh bien ! dites-le encore... et je n’ai plus de loi que la vôtre, de volonté que la vôtre, d’existence que la vôtre. Mon Dieu ! vous vous êtes trompée sur mon compte, ce que vous avez pris pour de la menace, c’était de la prière...Vous vous plaignez que je vous ai suivie, persécutée, gardée ; un avare en fait autant de son trésor : vous êtes ma seule richesse, ma seule félicité ; aussi, lorsque je pense que je puis vous perdre... que je vous ai perdue... car je n’ai plus que bien peu d’espérance, Bathilde, tenez, je deviens fou ! mais il n’en sera pas ainsi que vous le croyez... j’ignore ce que me cachent ces inquiétudes... toutefois sachez bien une chose : c’est qu’on peut m’éloigner, mais non me faire céder la place... Si vous n’êtes point à moi, Bathilde, écoutez bien ce que je vous dis... jamais vous ne serez à un autre... j’ai des droits, je les maintiendrai !

BATHILDE.

Des droits, monsieur !... Vous osez parler de vos droits !... Faut-il que je vous rappelle comment vous les avez acquis, ces droits ?... Je perdis mon mari, que j’avais vingt ans à peine... Il avait été pour moi un père plutôt qu’un époux... Je n’avais chez ma mère jamais eu l’occasion d’aller dans le monde... À peine si une parole d’amour était parvenue à mon oreille... Je vous vis dans mon château de la Touraine, où j’étais allée chercher la solitude d’une veuve... Là, pour la première fois, j’entendis parler une langue inconnue, nouvelle, enivrante... Je vous crus... je vous aimai... je pensai un instant que je pourrais vous remettre le bonheur de toute ma vie ; je me confiai en vous comme en un frère, comme en un ami, comme en un homme loyal enfin : cette sécurité me perdit...Sans défiance, dans nos longues promenades sur l’eau, je passais des heures entières à vous écouter, et, à défaut de ma bouche, mon cœur vous répondait... Un soir, perdu dans cette rêverie que je partageais, vous oubliâtes le soin du bateau ; il faisait nuit, il alla heurter à un rocher, et chavira... Je jetai un cri... c’était un adieu au monde ; car je me croyais perdue... Je m’évanouis... pensant mourir, mourir heureuse, mourir pure... Je revins à moi... vous m’aviez sauvé la vie et volé l’honneur... Vous ne vous étiez pas fié à mon amour ; vous vouliez me lier à vous par la honte... Je vous pardonnai... c’est tout ce que je pouvais faire... je ne vous aimais plus... Maintenant, osez parler de vos droits... monsieur, les voilà !... Sont-ils de ceux qu’un honnête homme peut faire valoir, je vous le demande ?... Maintenant, que me voulez-vous ? pourquoi me poursuivez-vous ainsi depuis six mois que j’ai quitté Tours ?... Que venez-vous faire chez moi ?... Vous me compromettez... vous me perdez !...

MARCEL.

Moi, vous perdre... moi, vous compromettre en vous parlant !... je ne vous comprends pas.

BATHILDE.

Mais songez-y donc, je suis entourée de ma famille ; j’ai à Paris même une tante, supérieure du couvent de la Visitation, femme de mœurs sévères, qui, sur un seul soupçon, cesserait de me recevoir...j’ai tout autour de moi mes domestiques, mes gens, ces ennemis naturels qu’on est forcé de ménager sans cesse... qui n’ont besoin que d’un mot pour deviner toujours au-delà de la vérité... Mais votre présence ici peut m’être funeste, monsieur... tuer ma réputation, voilà tout... Et vous vous étonnez que je craigne ?... Voyons, faut-il que je vous supplie ?

MARCEL.

Vous avez raison... mais je n’exige pas d’être reçu chez vous, moi. À Tours... je n’allais pas au château... Nous nous rencontrions ; mais alors vous m’aimiez ; et quand on aime, on ne craint ni famille, ni parents, ni domestiques ; on ne craint qu’une chose, c’est de ne plus être aimé. Eh bien ! Bathilde, ne pouvons-nous pas nous rencontrer à Paris comme nous le faisions à Tours ?... Personne n’épie vos démarches... Si vous n’osez rien dire à Germaine, j’ai un ami auquel je puis me confier, moi !

BATHILDE.

Marcel, vous ne serez content que lorsque je serai perdue... un ami ! un confident !... Mais voyez donc où vous m’entraînez !...

MARCEL.

Un confident qui n’a jamais vu, qui ne verra jamais votre visage, qui n’a jamais su, qui ne saura jamais votre nom, n’est pas un indiscret fort à craindre... Promettez-moi que vous me reverrez, Bathilde, que vous ne me forcerez pas à employer le moyen dont je me suis servi aujourd’hui, et qui me répugne encore plus qu’il ne vous effraie... Promettez-moi...

GERMAINE, entrant, à l’oreille de Bathilde.

Monsieur Deworde !...

BATHILDE.

Grand Dieu !

MARCEL.

Qu’avez-vous ?

BATHILDE.

Une visite... un parent de M. d’Illières... un des hommes, vous le comprenez, par conséquent... desquels je désire le plus vivement éloigner les soupçons.

MARCEL.

Eh bien ! une promesse, et je me retire.

BATHILDE.

Que vous abusez impitoyablement de ma position !...

MARCEL, avec violence.

Oh ! voilà ce qui rend la mienne affreuse, c’est que je sois forcé d’exiger...

BATHILDE.

Silence !... silence !... ne parlez pas si haut... On ne parle pas ainsi à une femme, à moins qu’on ait le droit de le faire... Et ce droit, aux yeux des moins clairvoyants, comment l’acquiert-on ?...

MARCEL.

Un mot, et je me retire... Sinon...

BATHILDE, avec hauteur.

Eh bien !...

MARCEL.

Eh bien ! je reste... Vous me présenterez à votre parent...

BATHILDE.

J’irai, monsieur...

MARCEL.

Vous me dites cela d’une manière étrange.

BATHILDE.

Je vous le dis comme une femme que l’on force. N’en demandez pas davantage... Voyez, on vient.

MARCEL.

Et quand aurai-je l’honneur de vous voir ?

BATHILDE.

Demain.

MARCEL.

Comment saurai-je l’heure ?

BATHILDE.

Germaine vous préviendra.

Deworde paraît.

Adieu, monsieur Marcel.

MARCEL, s’inclinant.

Madame, j’ai l’honneur...

Les deux hommes se rencontrent à la porte et se saluent ; Marcel sort.

 

 

Scène VII

 

BATHILDE, DEWORDE

 

DEWORDE, le regardant s’éloigner.

Serait-ce là cet homme dont François m’a parlé ?... Marcel, je ne connais pas ce nom.

BATHILDE, émue.

Ah ! vous voilà !... Eh bien ! qu’avez-vous donc ?...

DEWORDE.

Rien... Je regarde ce monsieur qui sort.

BATHILDE.

Comment trouvez-vous les tapisseries ?

DEWORDE.

Fort élégantes... Vous l’avez congédié bien brusquement, ce me semble ?

BATHILDE.

C’est un importun, et puis je désirais me retrouver seule avec vous... Et les fleurs ?...

DEWORDE.

Très fraîches... Comment est-ce un importun ?... Et alors, si c’est un importun, pourquoi le recevez-vous ?

BATHILDE.

Mon Dieu ! je le reçois comme on reçoit tout le monde... La vie est un composé de petits devoirs qui sont presque tous des ennuis !

DEWORDE.

Cependant, si vous aviez quelque affaire avec ce jeune homme ?

BATHILDE.

Aucune... Aurez-vous un joli costume pour mon bal ?

DEWORDE.

Je serai en frac, tout bonnement, chère amie... Vous ririez trop de me voir affublé de quelque costume, d’autant plus grotesque qu’il serait plus prétentieux... Non, j’ai pour principe d’éviter toute occasion d’être ridicule aux yeux des personnes que j’aime... Un ridicule suffit pour blesser l’amitié et tuer l’amour !... Puis, ne devez-vous pas annoncer notre mariage à nos amis ? Le moyen de leur présenter pour futur époux un astrologue ou un arlequin !...

BATHILDE.

Oh ! cette démarche est bien éclatante et bien décisive !... Si nous attendions encore...

DEWORDE.

N’était-elle point convenue ?

BATHILDE.

Sans doute ; mais en y réfléchissant...

DEWORDE.

Vous vous repentez de vous être engagée envers moi, et vous ne voulez pas vous engager envers les autres.

BATHILDE.

Qui vous dit cela, cher Lucien ?... Mais à quoi bon mettre tant de gens indifférents dans la confidence de notre bonheur ?... Il me semble que c’est le profaner que de le livrer ainsi à la merci de la foule.

DEWORDE.

Vous craignez l’éclat, madame... Il y a dans cette timidité quelque chose qui me charmerait sans doute, si depuis ce matin, je l’avoue, je ne voyais en vous un changement qui m’inquiète... Vos manières ne sont plus les mêmes ; vos yeux semblent toujours chercher ou fuir quelque chose. Écoutez, chère Bathilde, certes, vous ne doutez pas de mon affection pour vous... Femme de mon oncle, à qui je devais tout, puisque mon père et ma mère, à moi, étaient morts sans fortune... je vous vis chez lui ; je ne vous dirai pas quelle impression votre aspect d’abord, puis votre grâce, votre bonté, produisirent sur mon cœur... Je n’osai point m’arrêter à examiner le sentiment que j’éprouvais... Mme d’Illières devait m’être sa crée... Je pouvais l’adorer comme divinité ; mais non l’aimer comme femme... Je partis pour l’Angleterre, où les bienfaits de mon oncle me permettaient de fonder un grand établissement... Cet établissement était à sa plus haute prospérité, lorsque j’appris que mon oncle venait de mourir, en me recommandant, à moi, sa jeune femme qu’il laissait seule et isolée... Je vendis tout, Bathilde... je revins avec l’intention d’être pour vous un frère, un ami... je n’osais parler d’une prétention plus hardie, d’un titre plus doux... Vous m’avez encouragé peut-être... j’ai offert un appui plus réel, plus direct ; vous l’avez accepté... Un mot de vous, Bathilde, m’a fait le plus heureux des hommes ; mais seulement parce que j’ai cru voir que ce mot m’avait été dit dans toute la liberté de votre cœur... Du moment où il n’en serait pas ainsi, rien n’est convenu, rien n’est fait... Un regret dans votre esprit aujourd’hui sera demain un remords dans votre cœur ; cela ne se peut pas, cela ne doit pas être... Soyez franche, Bathilde, dût votre franchise me rendre malheureux... j’aime mieux souffrir que craindre... être certain de ma douleur que douter de votre amour.

BATHILDE.

Mais vous ai-je rien dit qui ressemble à cela ?... Et se peut-il que vous ne compreniez pas, Deworde, qu’à l’approche d’un pareil instant l’on éprouve une émotion étrange et inconnue ?... oui, inconnue, monsieur ; car vous ne croyez pas que je l’aie ressentie, quand à l’âge de seize ans, on est venu me tirer du couvent où ma tante m’avait élevée, pour m’annoncer que j’allais épouser M. d’Illières... Puis, voyez-vous, Lucien, depuis ce temps j’ai vécu dans le monde ; je l’ai vu plein d’êtres envieux et malfaisants qui guettent votre bonheur pour le mettre en pièces aussitôt que vous le laissez échapper... Que voulez-vous ? c’est une folie peut-être... Je me sens mal à l’aise, je voudrais être loin d’ici... Il me semble que je vous aimerais mieux encore si nous avions changé de pays et de ciel !...

DEWORDE.

À merveille !... je me demande pas mieux que de voyager, pourvu que je vous emmène avec moi... Mais un voyage n’est possible que lorsque tout sera terminé ; vous ne pouvez suivre qu’un mari...

BATHILDE.

Oui... Eh bien ! je voudrais pouvoir vous suivre à l’instant... Vous m’aimez, Lucien ; mais que faut-il peut-être pour tuer cet amour ? un soupçon, une calomnie !...

DEWORDE.

Et qui oserait vous calomnier, vous, si bonne et si pure ?

BATHILDE.

Un ennemi.

DEWORDE.

Mais qui pourrait donc être votre ennemi, à vous ?

BATHILDE.

Eh ! mon Dieu ! qui n’en a pas ?... Un homme a un ennemi, il le cherche, il le découvre, il l’attend ou va le trouver, l’attaque ou se défend ; mais une femme, que peut-elle faire ?... On lui souffle un mensonge au visage, et elle est ternie, et souvent perdue.

DEWORDE.

Vous êtes sinistre aujourd’hui... Cette visite de ce matin vous a fort contrariée, je le vois. Maudit soit ce M. Marcel !...

BATHILDE.

Marcel !... D’où savez-vous comment il s’appelle ?

DEWORDE.

C’est vous-même qui l’avez nommé en prenant congé de lui.

BATHILDE.

Non, ce n’est pas précisément ce jeune homme qui m’a tourmentée, je vous jure ; non, c’est le monde en général... Puis ma sœur tombée malade juste au moment où je vais donner ce bal...

DEWORDE.

Auriez-vous reçu des nouvelles plus récentes ?

BATHILDE.

Oui.

DEWORDE.

Et elle serait plus dangereusement...

BATHILDE.

Elle est plus souffrante, du moins.

DEWORDE.

Vous me cachez quelque chose.

BATHILDE.

Non, je ne vous cache rien.

DEWORDE.

Est-ce donc cette maladie seulement qui, de gaie que vous étiez hier, vous fait si triste aujourd’hui ?

BATHILDE.

Oui, cela m’inquiète horriblement... Cette opposition de ma sœur malade au fond de la Normandie, tandis que je donne une fête à Paris !...

DEWORDE.

Eh bien ! voulez-vous que je vous dise ce qu’il faut faire, chère Bathilde ?...

BATHILDE.

Oh ! dites-le-moi, Lucien, et je le ferai.

DEWORDE.

Après ce bal, partez pour Fleury.

BATHILDE.

Oui, oui, vous avez raison ; partir, quitter Paris... Je partirai à minuit !...

DEWORDE.

Cela me paraît de bien bonne heure pour une maîtresse de maison... Savez-vous une chose, Bathilde ?... c’est que vous avez l’air de vouloir m’échapper !...

BATHILDE.

Si vous êtes jaloux, que vous dirai-je ?

DEWORDE.

Moi, jaloux ?...

BATHILDE.

Alors je resterai.

DEWORDE.

Mais non... d’ailleurs, dans deux ou trois jours ne puis-je pas aller vous rejoindre ?

BATHILDE.

Oh ! c’est vrai... et notre mariage ?... Eh bien ! notre mariage a-t-il impérieusement besoin d’être célébré à Paris ? Ne peut-il se faire là-bas ? dans le silence et dans le mystère ? Serons-nous moins heureux, parce que personne ne saura notre bonheur ?...

DEWORDE.

Ah ! vous voilà donc redevenue charmante et bonne comme toujours. Est-ce que je vous demande Paris, moi ?Qu’importe le coin du monde où vous me direz oui... où vous jurerez de m’aimer toujours !... C’est dit ; partez avec Germaine après le bal, et moi, dans trois jours, je vous rejoins.

BATHILDE.

Vous chargez-vous de commander les chevaux ?

DEWORDE.

Certainement.

BATHILDE.

De veiller à ce que la calèche soit dans la cour à deux heures ?

DEWORDE.

Sans doute.

BATHILDE.

Eh bien ! allez... allez vous occuper de tous ces détails...

DEWORDE.

Mais, bon Dieu ! nous avons le temps.

BATHILDE.

Oh ! si vous saviez comme je suis soulagée et joyeuse !...

DEWORDE.

Vous ne me le diriez pas, que je le vois bien.

BATHILDE.

Je suis si contente de quitter ce Paris que je déteste !...

DEWORDE.

Hier vous ne pouviez pas vous en passer !...

BATHILDE.

Un reproche ?...

DEWORDE.

Eh ! non... est-ce que vous n’êtes pas adorable, même dans vos caprices ?...

BATHILDE.

Allons, si vous commencez à me gâter comme cela !...

DEWORDE.

Je ne vous gâte pas !... je suis heureux de votre bonheur présent et de mon bonheur futur, voilà tout !...

BATHILDE.

Alors, faites tout ce que vous pourrez pour l’activer. Allez pour ces passeports, pour ces chevaux... Allez, et revenez vite m’aider !...

DEWORDE.

Votre main ! j’y vais, Bathilde.

FRANÇOIS, entrant.

Le parent de monsieur est là.

DEWORDE.

Quel parent ?...

FRANÇOIS.

Mais ce monsieur de Tours, que monsieur m’a dit d’amener.

BATHILDE, inquiète.

Quelqu’un de Tours ?...

DEWORDE

Ah ! c’est vrai !... Bathilde, permettez-vous ?... c’est ce parent qui m’arrive de province et qui veut voir le monde parisien. Il m’a prié de l’introduire chez mes amis, et je vais vous le présenter.

BATHILDE.

Mais je suis dans un négligé par trop intime, et tout au plus bon pour vous !... un étranger... il est impossible que je le reçoive ainsi ; deux secondes, et je suis à vous.

DEWORDE.

Je vous donne cinq minutes... allez.

Bathilde sort.

François, faites entrer.

FRANÇOIS, annonçant.

M. Guillaumin.

 

 

Scène VIII

 

DEWORDE, GUILLAUMIN

 

GUILLAUMIN.

Ah ! vous voilà donc enfin !... Tiens... tiens... tiens...est-ce que vous avez deux domiciles, vous... à cause de la garde nationale ? hein ?...

DEWORDE.

Non, mon cher Guillaumin...je suis ici chez une amie !...

GUILLAUMIN.

Oh ! c’est que c’est mon cauchemar, la garde nationale... Je quitte Tours rien que pour ne pas la monter... Ah ! une amie... amie, hein ! avec un e à la fin ? Sexe féminin... bon... vous allez me présenter alors ?...

DEWORDE.

C’est pour cela que je vous ai fait venir.

GUILLAUMIN.

Vous êtes bien gentil... je suis sûr que vous n’occupez aucun grade dans la garde nationale ?

DEWORDE.

J’espère que vous êtes descendu chez moi.

GUILLAUMIN.

Non, merci, cousin... vous avez trop d’affaires, je vous aurais gêné ; d’ailleurs je viens à Paris pour y rester.

DEWORDE.

Eh bien ! il faut prendre un joli logement de garçon. Je vous en ferai chercher un par François, et je vous enverrai mon tapissier.

GUILLAUMIN.

Un logement en mon nom !... ah ! bien oui !... pour qu’on me mette sur les contrôles... non, non, je loge chez un ami, il montera la garde pour nous deux... chez Marcel, rue Taitbout, n° 11.

DEWORDE, à part.

Marcel ! n’est-ce pas le nom de ce monsieur ?...

GUILLAUMIN.

Enfin, me voilà ! j’ai fait mes trois jours de prison, et j’arrive purgé de mon jugement... Maintenant, vous m’avez promis de me présenter à une dame, il me la faut.

DEWORDE.

Elle est à sa toilette.

GUILLAUMIN.

Ah ! c’est que j’ai reconnu que la vie est une chose fort monotone en province, et je veux égayer la mienne avec des folies, ou l’assombrir avec des passions... le cœur que je poursuis, la femme que j’ai rêvée est ici... et ma foi, je la trouverai... Gare à vous !

DEWORDE.

Cependant, à Tours, où l’on connaissait votre mérite, comment diable n’avez-vous pas trouvé... ?

GUILLAUMIN.

Tours est une ville quine confectionnera jamais autant de pruneaux qu’elle m’a offert de déceptions.

DEWORDE.

En vérité ?

GUILLAUMTIN.

Je suis une victime de l’amitié... je me sacrifie sur cette terre... il est vrai que c’est pour un bon camarade, celui-là ; un garçon qui, au collège, faisait les devoirs que j’aurais dû faire, et donnait les torgnioles que j’aurais dû donner, et qui, il y a deux mois, pas plus tard que cela, a tué un cuirassier énorme qui voulait me mettre à mort, sous prétexte que j’étais son rival ; une petite cafetière charmante, au café de l’Étoile, au coin de la place du Cours, vous savez... c’est une affaire qui m’a fait le plus grand honneur ; j’étais le témoin de Marcel ; alors, vous comprenez, comme il a tué mon adversaire... la chose a fait bruit en province... et personne ne s’est plus frotté à moi.

DEWORDE.

Ah çà ! comment rendrez-vous jamais à M. Marcel... vous dites que votre ami s’appelle Marcel ?...

GUILLAUMIN.

J’ai dit Marcel.

DEWORDE.

Eh bien ! comment reconnaîtrez-vous jamais de pareils services ?

GUILLAUMIN.

Oh ! ils sont tout reconnus... dans mon cœur d’abord, puisque vous voyez bien, quoique vous soyez mon parent, que j’ai été loger chez lui ; et puis ensuite complaisance pour complaisance... il m’a servi dans mes duels, je l’ai servi dans ses amours.

DEWORDE.

Ah ! ah !

GUILLAUMIN.

Voilà une de ces choses qui ne me seraient pas arrivées, à moi... Une Parisienne, mon cher, une femme voilée, une femme dont moi... moi, le confident, je n’ai jamais vu la figure ni entendu le nom.

DEWORDE.

Vraiment ? Et vers quelle époque cela ?

GUILLAUMIN.

Il y a un an à peu près ; mais depuis ce temps-là...

DEWORDE.

Il y a du changement ?

GUILLAUMIN.

Une débâcle, mon cher ami, l’amour a fondu comme la glace au dégel ; en sorte que Marcel a quitté Tours pour suivre son inhumaine... et moi j’ai suivi Marcel.

DEWORDE.

Oh ! mais c’est du dévouement cela...

GUILLAUMIN.

Et du plus pur... l’amitié est le sentiment des belles âmes.

DEWORDE.

Silence ! Voici Mme d’Illières.

GUILLAUMIN.

Ah !...

 

 

Scène IX

 

DEWORDE, GUILLAUMIN, BATHILDE, puis GERMAINE

 

DEWORDE, prenant Guillaumin par la main.

Permettez, madame, que je vous présente un de mes parents, M. Guillaumin.

BATHILDE, à part.

Guillaumin ! l’ami de Marcel ?...

Haut.

Monsieur...

GUILLAUMIN, s’inclinant.

Madame...

À part.

Tiens, il me semble que je produis un certain effet !...

BATHILDE, se remettant.

Monsieur, vous êtes le bien venu, présenté par M. Deworde... et j’espère que j’aurai quelquefois le plaisir de vous voir... Je donne ce soir une petite fête, me ferez-vous l’honneur d’y assister.

GUILLAUMIN.

J’aurai cet honneur, madame.

DEWORDE.

C’est un bal travesti ; prenez un beau costume, mon cher, et que cette soirée fasse du bruit... à Tours.

GERMAINE, sortant de la chambre de Mme d’Illières.

Madame a oublié ses gants.

GUILLAUMIN.

Tiens, la vieille !

DEWORDE.

Qu’avez-vous ?

GUILLAUMIN.

L’ancienne...

DEWORDE.

Expliquez-vous.

GUILLAUMIN.

La camarera mayor...

DEWORDE.

Mais de qui ?

GUILLAUMIN.

De la femme inconnue, de la femme voilée... de la maîtresse de Marcel enfin !...

DEWORDE.

Marcel !... Vous êtes sûr ?...

BATHILDE.

Que se disent-ils ?

GUILLAUMIN.

Vous allez voir... je vais lui parler.

BATHILDE, à part.

Il reconnaît Germaine !

GUILLAUMIN, à Germaine.

Eh bien ! nous voilà donc à Paris ?...

BATHILDE, bas à Germaine.

Nie tout, ou je suis perdue !

GERMAINE.

Pardon, monsieur... je ne vous connais pas.

GUILLAUMIN.

Oui, oui, oui... mais je vous connais, moi... Je me suis un peu trop ennuyé dans nos tête-à-tête pour les oublier.

GERMAINE.

Il faut alors, monsieur, que vous soyez trompé par quelque ressemblance.

GUILLAUMIN, à Deworde.

Voilà... la vieille a peur que cela ne lui fasse du tort près de sa nouvelle maîtresse.

DEWORDE, bas.

N’importe... allez toujours.

BATHILDE.

Germaine, sauve-moi !

GUILLAUMIN, à Bathilde.

Madame, il ne faudra pas lui en vouloir pour cela, à cette bonne femme... Dam ! elle obéissait aux ordres de son autre maîtresse.

BATHILDE.

Germaine ne m’a jamais quittée, monsieur.

GUILLAUMIN, à part.

Bon ! j’ai fait une bêtise.

DEWORDE.

Allons, dame Germaine, répondez donc à monsieur.

GERMAINE.

Je ne puis dire que ce que j’ai dit déjà... Monsieur se trompe sans doute... et en réfléchissant, monsieur en conviendra.

GUILLAUMIN.

En effet, en y regardant mieux... Dam ! on trouve de ces ressemblances-là... Prosper et Vincent, par exemple... Oui, oui, oui... oh ! en regardant bien... et puis l’autre avait des mitaines, et vous n’en avez pas... Pardon, madame, pardon cent fois, mille fois... je me suis trompé... Quoi ! cela arrive à tout le monde... Ce qui m’a mis dans l’erreur, c’est que l’autre... enfin celle qui vous ressemble, a suivi sa maîtresse à Paris... et j’aurais pu la rencontrer... Il n’y a que les montagnes qui ne se rencontrent pas.

DEWORDE.

Je ne saurai rien.

BATHILDE.

Mais tout cela nous est étranger, mon cher monsieur Deworde, et je ne comprends pas l’importance que vous y attachez.

DEWORDE.

Le nom de M. Marcel... cette ressemblance de Germaine...

BATHILDE.

Oh ! vous m’offensez !

DEWORDE.

Je vous demande pardon... je suis un fou.

GUILLAUMIN.

Eh bien ! me voilà dans une belle position, moi, pour mon début !... Ce que j’ai de mieux à faire, c’est de me retirer.

Saluant.

Madame...

BATHILDE.

Monsieur, j’espère que ce petit malentendu ne vous empêchera pas de revenir ce soir ?

GUILLAUMIN.

Comment donc ! au contraire... Cousin, je vous remercie de l’agrément que vous m’avez procuré.

DEWORDE.

Tout le plaisir a été pour moi, je vous assure...

Bas.

À propos, l’adresse de ce M. Marcel ?

GUILLAUMIN, de même.

Je vous l’ai déjà dite.

DEWORDE.

Je l’ai oubliée.

GUILLAUMIN.

Rue Taitbout, n° 11.

DEWORDE.

Merci.

GUILLAUMIN, à Bathilde.

Madame...

Il sort.

DEWORDE, à François qui est derrière la porte.

Qu’y a-t-il, François ?

FRANÇOIS.

Une lettre pour madame.

DEWORDE.

Vous entendez, Bathilde ?

BATHILDE.

Donnez.

DEWORDE.

J’ai deux mots à écrire... Permettez-vous qu’à cette table...

BATHILDE.

Avez-vous besoin de me le demander ?

À part.

Son écriture !... je me meurs !

GERMAINE, bas.

Du courage.

BATHILDE, à Deworde.

Permettez-vous vous-même que je lise cette lettre ?

DEWORDE.

Assurément...

À part.

Ah ! mais une idée excellente... Bathilde m’a donné toute liberté pour ses invitations... Si j’écrivais à ce Marcel...

Il écrit.

BATHILDE, lisant.

« Si vous ne m’avez promis un rendez-vous que pour vous débarrasser de moi, vous vous êtes trompée en croyant que je m’en contenterais ; je veux une réponse positive qui me désigne le jour et l’heure, ou sans cela, madame, j’aurai l’honneur de me présenter chez vous comme je l’ai fait ce matin. MARCEL. » Vois !

GERMAINE.

Il faut répondre.

BATHILDE.

Quoi ?

GERMAINE.

Que vous irez demain.

BATHILDE.

Mais je pars cette nuit.

GERMAINE.

Aimez-vous mieux vous perdre ?

BATHILDE, s’asseyant.

J’écris.

Elle écrit.

DEWORDE, à l’autre table, lisant ce qu’il a écrit.

« Madame la baronne d’Illières a l’honneur d’inviter M. Marcel au bal qu’elle donnera ce soir 14 janvier 1837. »

BATHILDE, lisant ce qu’elle vient d’écrire.

« Demain matin, à dix heures, je serai chez vous ; mais jusque là, au nom du ciel, ne faites aucune tentative pour me voir. »

DEWORDE, à François.

À M. Marcel, rue Taitbout, n° 11.

BATHILDE, à Germaine.

À M. Marcel, rue Taitbout, n° 11.

Les deux messagers sortent par une porte opposée.

DEWORDE.

Alors, à ce soir, chère Bathilde !

BATHILDE.

À ce soir !

Deworde baise la main de Bathilde et sort.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente un petit boudoir très élégant attenant aux salons. Dans les deux pans coupés, deux fenêtres ; l’une donnant sur cour, l’autre sur jardin. Au milieu, au fond, une porte. Deux portes latérales, l’une donnant dans les salons de bal, l’autre dans la chambre à coucher.

 

 

Scène première

 

GUILLAUMIN, seul et regardant autour de lui ; il est en costume de doge

 

Voilà la plus heureuse idée que j’aie eue de la soirée ; c’est de me glisser dans ce petit boudoir, qui me paraît réservé aux amis de la maison... or, comme je suis un ami de la maison, je m’y installe.

Il se couche sur un sofa.

J’ai fait aujourd’hui trois choses que je n’aurais pas dû faire : 1° aller chez mon cousin Deworde, qui est un sournois et un homme vulgaire ; 2° laisser seul toute la journée ce pauvre Marcel, qui va m’appeler égoïste ; 3° venir à ce bal, où je m’ennuie comme un doge. Et non seulement je m’y ennuie, mais encore j’ai perdu tout mon argent à la bouillotte, plus quarante francs que m’a prêtés Deworde ; de sorte que je n’ai plus même de quoi prendre un fiacre, ce qui cependant serait assez nécessaire, vu que par le temps qu’il fait et le costume que je porte, il est assez difficile de s’en aller à pied.

Il tire son mouchoir de son bonnet ducal.

C’est une chose incroyable... j’ai une robe...

Il écarte la première.

j’ai deux robes...

Il relève la seconde.

j’ai trois robes, et dans trente-cinq aunes d’étoffe ils n’ont pas trouvé de place pour me mettre une poche, tandis qu’à ma veste de chasse il y en a neuf !... Où diable les Vénitiens mettaient-ils leur argent ? Après cela... peut-être qu’ils étaient comme moi... qu’ils n’en avaient pas... Ce n’est pas amusant, un bal masqué... j’ai cru que toutes les femmes allaient venir m’intriguer... Pas venu une... j’avais pourtant un costume qui devait les attirer... pur Marino. Il est vrai que je ne connais que la maîtresse de la maison, et qu’elle me fuit comme un lépreux depuis ma gaucherie de ce matin ; car, quoiqu’elle en ait dit, cela m’a bien l’air d’être elle... D’ailleurs, je me suis un peu trop ennuyé avec dame Germaine pour l’oublier jamais ou prendre une autre pour elle... Ô Dieu ! rien que de penser à mes tête-à-tête... avec... avec... je me démonterai la mâchoire cette nuit à force de bâiller, ma parole d’honneur... Mais, au fait, puisque j’ai eu l’esprit de découvrir ce boudoir, pourquoi n’en profiterais-je pas... d’autant plus que j’ai une envie de dormir... à croire qu’on m’a donné une boisson narcotique pour abuser de mon sommeil... quelque infusion de têtes de pavots... ah ! ah ! àhhh ! c’est très agréable de s’endormir au bruit de la musique. J’aime beaucoup la musique, moi... le tout est de savoir l’appliquer à sa véritable destination... ma foi, bonsoir...

Il s’endort.

 

 

Scène II

 

DEWORDE, GUILLAUMIN, endormi, puis BATHILDE

 

DEWORDE, cherchant des yeux.

N’a-t-il pas reçu ma lettre... s’est-il douté de quelque chose... ou, parmi toute cette foule, serait-il passé inaperçu ?... Ah ! ah !... quelqu’un qui dort... mon imbécile de Guillaumin...

GUILLAUMIN, rêvant.

Pardon, pardon, il est carré... de huit et carré... carré...

DEWORDE.

Il rêve qu’il joue à la bouillotte... le malheureux s’est endormi là... sans remords... ignorant quel venin il m’a laissé dans le cœur... Oh ! le doute... comme il s’infiltre goutte à goutte dans l’âme pour la souiller !... Mille fois on tente de l’éloigner en maudissant sa saveur amère... et toujours on y est ramené par un geste auquel on attache un sens qu’il n’a pas, par une parole à laquelle on donne une interprétation fausse... J’ai bien examiné Bathilde pendant tout ce bal ; elle était assez calme... ah ! je donnerais bien des choses pour que ce Marcel vînt.

Un claque accroché au-dessus de la tête de Guillaumin lui tombe sur le nez.

GUILLAUMIN, se réveillant.

Qu’est-ce que cela ?

Ramassant le claque.

La fable du Gland et de la Citrouille... Si ç’avait été aussi bien un schako, j’étais tué... Oh ! quelqu’un !... Ah ! c’est vous, cousin ? Ma foi, pardon, mais la fatigue, le désœuvrement... Quelle heure est-il ?... hein ? je n’ai pas pu prendre ma montre... ils ne m’ont pas mis de gousset à mon costume.

DEWORDE.

Ce n’était pas d’époque.

GUILLAUMIN.

Faut croire... Vous ne me faites pas compliment de mon costume ?... Il me semble qu’au milieu de ces Pierrots bariolés et de ces saltimbanques multiformes il devait produire un effet assez majestueux ! Voyez-vous, cousin, nous leur donnerions encore des leçons de goût, à vos Parisiens, nous autres provinciaux.

DEWORDE.

Qui est-ce qui en doute ? Tours surtout, mon cher Guillaumin, Tours, à si bon droit appelé le Jardin de la France, est non seulement la ville du beau langage, mais elle est encore la ville des belles manières... et sans vous compter, mon cher Guillaumin, qui méritez bien que l’on vous compte cependant, il y a à Tours quelques jeunes gens qui pourraient lutter avec nos intelligences artistiques et nos élégances fashionables, n’est-ce pas ? Tenez, par exemple... votre ami... M. Marcel ?...

GUILLAUMIN, à part.

Bon ! voilà qu’il revient à Marcel...

Haut.

Certainement que Marcel est un homme fort distingué et qui ne serait déplacé nulle part... quand il n’y aurait pour preuve que le choix qu’il fait de ses amis...

DEWORDE.

Et de ses maîtresses ; car, si j’ai bonne mémoire, vous m’avez dit qu’une de nos plus élégantes Parisiennes l’avait honoré de ses bontés ! et, certes, pour qu’une femme de ce mérite, de cet esprit, aille s’enterrer à cinquante lieues de Paris, il faut qu’elle trouve dans celui qui l’a déterminée à cet exil un dédommagement bien grand du sacrifice qu’elle lui fait.

GUILLAUMIN, piqué.

D’abord, mon cher cousin, je n’ai pas dit que c’était une élégante, vu que je ne l’ai jamais aperçue... je n’ai pas dit non plus que ce fût une femme d’esprit, attendu qu’elle ne m’a jamais parlé... Quant au mot d’exil que vous employez relativement à son séjour dans la Touraine, permettez-moi de vous faire observer qu’il est des plus déplacés... Tours est situé sous le quarante deuxième degré de latitude... et non dans le Groenland ou le Kamchatka... les communications y sont faciles, on s’y rend par les bateaux à vapeur et les diligences... Vous voyez donc bien que les idées que vous vous en faites sont contradictoires et erronées.

DEWORDE.

Je reconnais mon erreur pour ce qui est de la ville de Tours, et je lui en fais mes excuses... mais enfin, mon cher cousin, pour ce qui est de la dame, sans l’avoir vue, vous auriez pu avoir des renseignements sur elle par sa femme de chambre... par exemple... par Germaine...

GUILLAUMIN.

Je n’ai pas dit qu’elle s’appelât Germaine ; j’ai dit que je m’étais considérablement ennuyé dans ses tête-à-tête, c’est vrai... je tiens à rétablir les faits dans toute leur exactitude.

DEWORDE, à part.

Il est décidé que je ne saurai rien... de quelque manière que je m’y prenne.

BATHILDE, paraissant.

Ils sont ensemble... Je m’étais trompée... il a conservé des soupçons... cet homme ne s’en ira-t-il donc pas ?...

Haut.

Eh bien ! messieurs, qu’est-ce que cela signifie ?... il faut venir vous chercher dans ce boudoir ?...

DEWORDE.

Comment ! au milieu de toutes vos préoccupations de maîtresse de maison, vous avez daigné vous apercevoir de notre absence ?... c’est trop aimable à vous, madame.

GUILLAUMIN.

Oh !vraiment, madame, vous me confusionnez : comment ! vous avez daigné...

BATHILDE.

Certainement, monsieur ; votre costume, d’ailleurs, est assez remarquable pour qu’on s’aperçoive qu’il manque à notre collection historique.

GUILLAUMIN, à part.

Mon costume a fait son effet, c’est toujours agréable à savoir... lorsque l’on met cent francs à un costume, on n’est point fâché qu’il vous rapporte quelque considération.

BATHILDE, bas, à Deworde.

Renvoyez-le donc... je voudrais vous parler.

GUILLAUMIN, à part.

Je voudrais pourtant bien partir... je n’ai pas l’habitude de me coucher à ces heures-ci... demain je serai stupide.

BATHILDE.

Et ai-je été assez heureuse, monsieur, pour que vous vous amusiez un peu à cette soirée ?

GUILLAUMIN.

Prodigieusement, madame.

DEWORDE.

Oui, je suis témoin, moi... quand je suis entré...

GUILLAUMIN, tirant Deworde à lui avec mystère.

Chut !... pas de mauvaises plaisanteries ; dites donc, cousin, dites-moi plutôt où je pourrai trouver un fiacre ?

DEWORDE.

Mais... voulez-vous que je vous en envoie chercher un par François ?

GUILLAUMIN.

Ah ! vous me rendrez service.

BATHILDE, inquiète.

Que se disent-ils donc tout bas ?...

Haut.

Est-ce quelque chose, messieurs, en quoi je puisse...

GUILLAUMIN.

Oh ! mon Dieu ! non, madame... il s’agit d’un simple fiacre ; car n’ayant pas là le Bucentaure, je suis forcé de me contenter du véritable sapin...

BATHILDE.

Oh ! c’est un équipage qui n’est pas digne de votre altesse... M. Deworde vous fera reconduire.

GUILLAUMIN.

Tiens !... mais, au fait, cousin, Vous avez votre voiture, avec cela que c’est à deux pas, rue Taitbout, n° 11.

BATHILDE, à part.

Il demeure avec Marcel !

DEWORDE.

Elle est à votre disposition, cher ami, François va la faire avancer.

On entend une voiture qui entre dans la cour.

GUILLAUMIN.

Eh ! tenez ! n’est-ce pas elle qui entre dans la cour ?

DEWORDE.

Non, c’est la chaise de poste de madame.

GUILLAUMIN.

Madame part ?

DEWORDE.

À deux heures du matin... une sœur malade en Normandie...

GUILLAUMIN.

Ah ! Vraiment ?...

BATHILDE, à Deworde.

Que dites-vous donc ?

DEWORDE, insistant avec intention.

Eh bien ! mais ce n’est pas un secret que ce voyage... ma foi, j’ai demandé les chevaux pour deux heures, et ils ont été d’une grande exactitude.

GUILLAUMIN.

Ah ! pour la Normandie ! charmante contrée !

DEWORDE.

Vous la connaissez ?

GUILLAUMIN.

Non ; mais j’en ai entendu parler comme de la rivale de la Touraine.

DEWORDE.

Eh bien ! si vous le voulez, mon cher Guillaumin, d’ici à trois ou quatre jours, je vous fais faire connaissance avec elle.

GUILLAUMIN.

Comment cela ?

BATHILDE, bas à Deworde.

Mais taisez-vous donc, au nom du ciel !

DEWORDE.

Et pourquoi cela, madame ? Guillaumin est mon ami, mon parent... ce n’est pas à lui que je ferai un mystère de votre départ et des causes qui vous font quitter Paris... d’ailleurs c’est la discrétion même, et je suis sûr qu’il n’en parlera pas même à son meilleur ami... M. Marcel.

BATHILDE, à part.

S’il s’en va, je suis perdue.

DEWORDE.

Oui, mon cher ami, la chose est encore un secret pour tout le monde... mais envers vous nous ne voulons... nous ne devons pas être si réservés... et si vous m’accompagnez en Normandie, ce sera à titre de garçon de noces.

GUILLAUMIN.

Ah ! madame, j’ignorais... Comment donc, si je vous accompagnerai, cousin ; mais avec le plus grand plaisir... si toutefois, cependant, madame le permet.

BATHILDE.

Certainement, monsieur ; mais je vous demande pardon de vous enlever M. Deworde. Voulez-vous voir, mon cher Lucien, si tout est prêt, pendant que je vais faire une dernière apparition dans ce bal ?... Au revoir en Normandie, monsieur.

GUILLAUMIN.

À l’honneur, madame.

DEWORDE.

François viendra vous prévenir quand la voiture sera devant l’hôtel.

GUILLAUMIN.

Merci, j’attends.

Deworde sort.

BATHILDE.

Maintenant qu’il sait tout, il faut qu’il ne rentre chez lui que quand je serai partie.

Elle rentre dans sa chambre sans être aperçue.

 

 

Scène III

 

GUILLAUMIN, seul

 

Tiens, tiens, tiens... ce sournois de Deworde ! qui se marie ainsi en cachette, et qui épouse... eh bien ! mais il épouse celle que Marcel aime. Il est trahi alors, Marcel ! ah ! cependant ça ne peut pas se passer comme cela... Deworde est mon cousin, c’est vrai... mais Marcel est mon ami, ce qui est bien mieux qu’un cousin... Je dois la vie à Marcel, et je ne dois à Deworde que les quarante francs qu’il m’a prêtés à la bouillotte, il n’y a pas balance. Ainsi, mon cousin, tant pis, ma foi... mais dans dix minutes Marcel saura tout ; ce qu’il fera alors, je n’en sais rien, et cela ne me regarde en aucune manière... mais moi, j’aurai fait mon devoir ; quand je devrais m’en aller à pied.

FRANÇOIS, à la porte du fond.

La voiture attend monsieur !

GUILLAUMIN.

Me voilà !

 

 

Scène IV

 

UN DOMINO NOIR, GUILLAUMIN

 

LE DOMINO.

Votre altesse s’en va ?

GUILLAUMIN, étonné.

Mon altesse... ah ! c’est juste !

Répondant.

Oui, votre grâce... Eh ! ce n’est pas mal trouvé, ceci.

LE DOMINO.

Voilà une réponse bien française pour un Vénitien.

GUILLAUMIN.

C’est que je voyage depuis si longtemps dans votre pays, charmante scabieuse, que j’en ai contracté toutes les habitudes.

LE DOMINO.

Et dans vos courses, vous vous êtes arrêté particulièrement à Tours.

GUILLAUMIN.

C’est le centre de la civilisation... la vie y est confortable.

LE DOMINO.

Les hommes spirituels.

GUILLAUMIN.

Les femmes charmantes.

LE DOMINO.

Surtout celles qui viennent de Paris, n’est-ce pas ?

GUILLAUMIN.

Diable ! voilà qui n’est point aimable pour les Tourangeaudes.

LE DOMINO.

Ce n’était cependant pas mon intention d’être injuste envers mes compatriotes.

GUILLAUMIN.

Comment ! vous êtes de Tours ? native ?

LE DOMINO.

Comme vous de Venise, monseigneur.

GUILLAUMIN.

Voilà une réponse de masque ; vous n’êtes pas de Tours... vous n’avez pas l’accent.

LE DOMINO.

Qu’importe, si j’y connais tout le monde comme si j’en étais ?

GUILLAUMIN.

Ah ! vous y connaissez tout le monde... Eh bien, moi, je parie que non... je parie que vous ne connaissez pas un des hommes qui y sont le plus connus... un jeune homme de vingt-huit à trente ans... brun, des yeux noirs, l’air distingué, qui fréquentait le café de l’Étoile.

LE DOMINO.

M. Guillaumin !

GUILLAUMIN.

Tiens ! ma foi, vous l’avez reconnu à la description.

LE DOMINO.

Et malgré ce costume.

GUILLAUMIN.

Ah ! ah !

LE DOMINO.

Comment ne l’aurais-je pas reconnu, quand à Tours on ne parlait que de lui ?

GUILLAUMIN.

Comme mauvais sujet, n’est-ce pas ? la petite femme du café de l’Étoile, hein ?

LE DOMINO.

Et comme mauvaise tête, son duel avec un cuirassier.

GUILLAUMIN.

Ah ! oui, oui...

À part.

Diable ! voilà qui me rappelle Marcel.

Haut.

Pardon... mais...

LE DOMINO, s’appuyant au bras de Guillaumin.

Hélas ! on n’est pas maîtresse d’oublier ces choses-là... J’ai bien fait ce que j’ai pu cependant pour chasser de ma pensée le souvenir de cet homme, sans jamais y parvenir.

GUILLAUMIN, à part.

Tiens ! voilà que ça prend une tournure.

Haut.

Mais alors, madame, permettez-moi de vous dire que... que, ou vous connaissez mal ce jeune Guillaumin, ou vous devez savoir qu’il ne jouissait pas à Tours et dans ses environs d’une réputation de cruauté à désespérer les femmes.

LE DOMINO.

Oui, monsieur, mais comment voulez-vous qu’à Tours, dans une petite ville...

GUILLAUMIN.

Quarante-deux mille cinq cents âmes.

LE DOMINO.

En province enfin, où tout se sait, une femme aille s’exposer !... à Paris, c’est autre chose.

GUILLAUMIN.

Eh bien ! mais nous sommes à Paris.

LE DOMINO.

Aussi, monsieur, il me semble que j’ai été plus loin même que ne le permettaient les règles de bienséance imposées à mon sexe.

GUILLAUMIN.

Ah ! vous n’irez jamais si loin que je le désirerais, madame.

LE DOMINO.

Mais que voulez-vous donc de plus ? Le fatal secret que je renferme dans ma poitrine depuis trois ans ne m’est-il pas échappé ?

GUILLAUMIN, à part.

Et ce pauvre Marcel... ma foi, tant pis.

Haut.

Ah ! madame, si le hasard ou la Providence avaient fait que vous fussiez venue à ce bal sans cavalier, et que votre bonté fît à son tour que vous voulussiez bien m’accorder la faveur que je vous reconduisisse.

LE DOMINO.

Je suis seule, monsieur.

GUILLAUMIN.

Alors, madame, puis-je espérer... dois-je me flatter... aurai-je le bonheur ?...

LE DOMINO.

Hélas ! je sens que je fais mal... mais Dieu me pardonnera, car il sait ce que je souffre. Eh bien ! oui, monsieur, j’accepte.

GUILLAUMIN.

Permettez-moi de vous offrir le bras.

LE DOMINO.

Oh ! gardez-vous-en bien ! vous avez fait une telle sensation dans ce bal, que je serais perdue si l’on nous voyait sortir ensemble... dans un quart d’heure, attendez-moi.

GUILLAUMIN.

Où cela, madame ? sur l’escalier ?

LE DOMINO.

Non, non, on pourrait encore nous voir. Nous sommes rue Neuve-des-Petits-Champs... je demeure faubourg Saint-Honoré... attendez-moi sur la place Vendôme.

GUILLAUMIN, refroidi.

Au pied de la Colonne ? Ah ! ah ! mais comment reconnaîtrai-je votre voiture ?

LE DOMINO.

Je reconnaîtrai votre costume.

GUILLAUMIN.

Pardon, madame, j’en vais changer, tout à l’heure j’aurai un paletot marron.

LE DOMINO.

Cela ne fait rien.

GUILLAUMIN.

Ainsi donc, madame, dans un quart d’heure...

LE DOMINO.

Dans un quart d’heure...

GUILLAUMIN.

Au pied de la Colonne.

LE DOMINO.

Au pied de la Colonne.

GUILLAUMIN.

Une dernière observation, et que j’oubliais parce qu’elle me concerne.

LE DOMINO.

Laquelle ?

GUILLAUMIN.

Vous voyez le temps qu’il fait... seize degrés au-dessous de zéro, et six pouces de neige.

LE DOMINO.

Je ne vous ferai pas attendre !

Il sort.

 

 

Scène V

 

GUILLAUMIN, seul, puis DEWORDE

 

GUILLAUMIN.

Viens, gentille dame,
Viens, je t’attends...

Salut, monument gigantesque
De la valeur et des beaux-arts,
D’une teinte chevaleresque
Toi seul colo... colo...

Ah ! c’est vous, cousin Deworde ?

DEWORDE.

Tiens, vous êtes encore là ?

GUILLAUMIN.

Encore !... le mot n’est pas aimable.

DEWORDE.

Vous m’aviez dit que vous vouliez partir à l’instant.

GUILLAUMIN, chantonnant.

Depuis lors... j’ai changé d’avis.

DEWORDE.

Et vous êtes resté seul ici ?

GUILLAUMIN.

Non pas précisément... quelqu’un a eu la bonté de me tenir compagnie.

DEWORDE.

Madame d’Illières ?

GUILLAUMIN.

Ah ! bien, oui !

DEWORDE.

C’est que je la cherche de tous côtés, et que je ne la vois pas.

GUILLAUMIN.

Je ne sais pas ce qu’elle est devenue... Une seule personne me préoccupe, et je vous demande pardon, cher cousin, si je vous laisse seul à votre tour... mais il faut que je suive des yeux un charmant domino noir qui s’est mis sous ma sauvegarde... une Angélique dont je suis le Roland amoureux... et furieusement amoureux !... Il faut aussi que je prenne un costume plus convenable... celui-ci me gêne... voilà... En conséquence, je vous remercie de votre voiture, attendu que j’en ai une, ah !... Au revoir, cousin... au revoir !...

Il part en chantonnant.

 

 

Scène VI

 

DEWORDE, seul, puis BATHILDE

 

DEWORDE.

Où donc peut-elle être ?... dans sa chambre.

Il frappe.

Bathilde ! Bathilde ! êtes-vous là ?... non... cela commence à m’inquiéter... J’ai parcouru tous les salons depuis dix minutes, et je ne l’aperçois nulle part... Que veut dire cette absence ?... Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! mais c’est une torture effroyable... et que je n’avais jamais éprouvée... Oh ! si jamais je tiens ce Marcel !...

BATHILDE, entrant.

Est-ce vous, Lucien ?

DEWORDE.

Ah ! vous voilà enfin !... D’où venez-vous donc ?

BATHILDE.

Moi ?... de donner des ordres à Germaine... Dans dix minutes, je pars, Deworde... et je ne puis vous exprimer combien je suis heureuse de partir.

DEWORDE.

Vous êtes bien pressée de vous éloigner de moi, Bathilde !

BATHILDE.

Au contraire, Lucien, puisque je vais vous attendre... Que voulez-vous... ce sont des pressentiments, peut-être... Mais ici je ne vis pas.

DEWORDE.

Oui, je comprends.

BATHILDE.

Là-bas, voyez-vous... nous serons seuls, mon ami ! personne entre nous pour contrarier notre bonheur... Il me semble que c’est là-bas seulement que j’oserai vous dire que je vous aime, et combien je vous aime !

DEWORDE.

Oh ! Bathilde ! Bathilde ! si vous saviez ce que vous me faites de bien en me disant de telles paroles !... Tenez, soyez franche avec moi... il vous est arrivé quelque chose que vous me cachez... ce Marcel !...

BATHILDE.

Encore !... et dans ce moment, Lucien, quand je jouis du bonheur d’être toute à vous... quand je ne vous le cache pas, quand je vous dis, moi, femme... moi, à qui de telles paroles sont encore interdites... quand je vous dis que je vous aime... Mais que vous faut-il donc de plus ?

DEWORDE.

Une confiance entière, Bathilde... Une année s’est passée entre la mort de M. d’Illières et mon retour... Cette année, vous ne m’en devez aucun compte, je le sais bien... Mais que voulez-vous ?... ce sont des ténèbres dans lesquelles je cherche à voir... Ces ténèbres, mon imagination les peuple de fantômes créés par ma jalousie... Quelque chose qui se soit passée pendant cette année, cela ne changera rien à nos arrangements, cela ne portera aucune atteinte à mon amour... Je n’en serai pas moins votre ami, votre esclave... celui qui vous aime et vous aimera avant tout et plus que tout... Mais je n’aurai plus à lutter avec mille folles chimères... Bathilde, au nom du ciel, voyons, dites-moi la vérité... Si quelque orage menace notre bonheur, montrez-le-moi du doigt vous-même, je vous aiderai à vous en garantir... Eh ! mon Dieu ! je suis homme, je suis fort... je puis tout entendre.

BATHILDE.

Je n’ai rien à vous dire... sinon que vous êtes fou, Lucien, et opiniâtre dans l’incrédulité ; car qui me force, voyons ?... Si j’aimais quelqu’un, j’épouserais cette personne... Je suis libre, n’est-ce pas ?

DEWORDE.

Oh !

BATHILDE.

Riche !

DEWORDE.

Que trop, mon Dieu ! je voudrais vous voir pauvre... je voudrais avoir à vous offrir quelque chose que vous n’eussiez pas.

BATHILDE.

Voilà encore une autre folie... et alors vous diriez que je vous aime pour votre fortune... tandis que je vous aime, Deworde, non point pour cela, et vous ne pouvez avoir aucun doute là-dessus... Je vous aime pour vous, ce me semble, pour votre cœur loyal, pour votre réputation honorable, pour votre nom sans tache... Je vous aime enfin... parce que je vous aime... Vous ai-je jamais demandé, moi, pourquoi vous m’aimiez ?... Non, j’ai été heureuse de votre amour... voilà tout... sans chercher d’où il venait... sans m’inquiéter du passé... sans craindre pour l’avenir... Tenez, vous êtes un ingrat !

DEWORDE.

Combien vous me rendez heureux !... Oui, pardonnez-moi... C’est insensé, n’est-ce pas, à mon âge, à trente-cinq ans, d’aimer ainsi ?... C’est que vous êtes mon premier amour, vous... c’est que j’ai si longtemps désespéré de vous posséder jamais, que je crains de vous perdre au moment de vous posséder pour toujours... D’ailleurs nos pauvres cœurs sont ainsi faits... craintifs jusqu’au milieu du bonheur ; car ils sentent qu’un bonheur complet n’est pas pour eux... Je devrais tomber à vos genoux... remercier Dieu... eh bien ! j’ai peur... Laissez-moi partir avec vous.

BATHILDE.

Je le veux bien.

DEWORDE.

Vous le voulez bien ?

BATHILDE.

Sans doute, et je serai heureuse que vous ne me quittiez pas.

DEWORDE.

Vous voulez bien que je parte avec vous ?

BATHILDE.

J’allais vous le demander.

DEWORDE.

Pardon, Bathilde, pardon !... je vous accompagnerai, je ne vous quitterai pas... Ah ! je n’y puis croire !

BATHILDE.

Eh bien ! alors, ne me retenez donc pas... Laissez-moi aller changer de costume... dans cinq minutes, je reviens.

DEWORDE.

Allez, allez... Je vous attends... ou plutôt je cours moi-même me préparer... Ici, bientôt, n’est-ce pas ?

BATHILDE.

Oui.

Deworde lui baise la main.

DEWORDE.

Oh !... je puis la quitter maintenant... Et ce Marcel qui n’est pas même venu. J’étais fou... Ne perdons pas un instant.

Ils sortent chacun par une porte, celle du ſond s’ouvre, et Marcel paraît.

 

 

Scène VII

 

MARCEL

 

J’arrive bien tard... J’avais la tête tellement perdue, que je ne suis rentré qu’à minuit, et j’ai trouvé son invitation qui m’attendait depuis le matin... Elle aura préféré me voir ainsi au milieu du monde... Mais ce n’est pas mon compte, à moi... N’importe ! profitons toujours de ce moment.

Il met ses gants avant d’entrer dans les salons.

 

 

Scène VIII

 

MARCEL, GUILLAUMIN, en habit de ville, toilette de bal, cherchant son domino noir, puis GERMAINE

 

GUILLAUMIN.

Le diable m’emporte si je sais où est passé mon domino !... Il n’est pas dans les salons ; je ne l’ai pas vu partir... c’est fantastique !...

MARCEL, relevant la tête.

Guillaumin !

GUILLAUMIN.

Marcel !

MARCEL.

Toi, ici ?

GUILLAUMIN.

Et toi-même ?...

MARCEL.

Tu le vois, j’ai reçu une invitation de Mme d’Illières.

GUILLAUMIN.

Et moi, j’ai été amené par mon cousin Deworde ; je n’ai pas pu te dire cela, attendu que tu n’es pas rentré de la journée.

MARCEL.

Et voilà justement ce qui fait que je viens si tard... Je n’ai trouvé l’invitation qu’en rentrant, et je me suis empressé...

GUILLAUMIN, avec un intérêt comique.

Et tu t’es empressé ?

MARCEL.

Certainement.

GUILLAUMIN, de même.

Pauvre garçon !

MARCEL.

Pourquoi ?

GUILLAUMIN, du ton le plus triste.

Tu me fais de la peine, ma parole d’honneur !

MARCEL.

Comment ?

GUILLAUMIN, éclatant de rire.

C’est drôle, tout de même !

MARCEL.

Que veux-tu dire ?

GUILLAUMIN.

En voilà un aplomb !

MARCEL.

T’expliqueras-tu ?

GUILLAUMIN.

Eh bien ! les femmes de Tours ne sont pas encore de cette force-là !

MARCEL.

Achèveras-tu, bourreau que tu es ?

GUILLAUMIN.

Alors, c’était pour te faire ses adieux.

MARCEL.

Qui part donc ?

GUILLAUMIN.

Mme d’Illières... elle est là dans cette chambre et change de costume.

MARCEL.

Bathilde !... Bathilde part ?

GUILLAUMIN.

Allons, allons !... je ne m’étais pas trompé... c’était bien elle...

MARCEL.

Elle part... et quand part-elle ?

GUILLAUMIN.

Dans dix minutes.

MARCEL.

Et pour aller ?

GUILLAUMIN.

En Normandie... elle va revoir sa Normandie.

MARCEL.

Et que va-t-elle faire en Normandie ?

GUILLAUMIN.

Ah ! voilà... que va-t-elle faire en Normandie ? je ne sais pas si je dois te le dire.

MARCEL.

Parle ! je suis sur des charbons.

GUILLAUMIN.

Elle va...

MARCEL.

Elle va ?

GUILLAUMIN.

Eh bien ! écoute, ma foi, tant pis... elle va se marier.

MARCEL, le saisissant à la gorge.

Tu mens !

GUILLAUMIN.

Ah ça !... pas de bêtises ; Marcel, tu m’étrangles.

MARCEL.

Tu mens ! tu mens !

GUILLAUMIN.

Eh ! non, je ne mens pas, pardieu, puisque... puisque c’est mon cousin qu’elle épouse.

MARCEL.

Comment s’appelle-t-il ?

GUILLAUMIN.

Deworde.

MARCEL.

Et qui t’a dit tout cela ?

GUILLAUMIN.

Lui-même.

MARCEL.

Il se sera moqué de toi.

GUILLAUMIN.

Mais je t’assure que je sais ce que je dis.

MARCEL.

Folies !

GUILLAUMIN.

Et si je t’en donne une preuve ?

MARCEL.

Impossible !

GUILLAUMIN, le conduisant à la fenêtre.

Regarde dans la cour.

MARCEL.

Eh bien ! une voiture, qu’y a-t-il d’étonnant, un soir de bal ?

GUILLAUMIN.

Oui ; mais une chaise de poste, attelée de chevaux de poste, avec un postillon pour cocher.

MARCEL.

Sur mon âme... c’est vrai... Alors dans quel but m’envoyer une invitation ?

GUILLAUMIN.

Es-tu sûr qu’elle t’ait envoyé une invitation ?

MARCEL.

La voilà.

GUILLAUMIN.

C’est l’écriture de Deworde... du futur...

MARCEL.

Du futur !... mais c’est une raillerie infâme... et, sur Dieu ! ils me la paieront cher... Ah !...

À Guillaumin, qui veut s’en aller.

Reste.

GUILLAUMIN.

Non, non, tout cela se gâte... je te connais, toi ; tu es entêté je ne veux pas dire comme quel animal ; et puis, d’ailleurs, j’ai un rendez-vous... un domino noir qui m’attend au pied de la Colonne.

MARCEL.

Il t’attendra.

Il ferme la porte du salon.

GERMAINE, entrant.

Voici votre mante et votre chapeau, madame.

MARCEL.

Oh ! quelle idée !... Je te fais perdre un tête-à-tête, Guillaumin ?

GUILLAUMIN.

Certainement que tu me le fais perdre.

MARCEL.

Eh bien ! je te dois un dédommagement... Germaine ?

GERMAINE.

Dieu ! monsieur Marcel !

MARCEL.

Oui, moi... tu me connais, Germaine ; eh bien ! ta maîtresse est perdue si tu ne fais de point en point ce que je vais t’ordonner.

GERMAINE.

Parlez, monsieur, parlez !

MARCEL.

Mets ce chapeau... ce manteau...

Il lui met le chapeau sur la tête et le manteau sur le dos.

GERMAINE.

Que faites-vous ?

MARCEL.

Toi, prends ce claque et ce manteau.

Il lui donne son claque et son manteau.

GUILLAUMIN.

Après, voyons.

GERMAINE.

Où veut-il en venir ?

MARCEL.

Donne le bras à Germaine, monte en voiture avec elle et pars. Voilà de l’argent.

GUILLAUMIN, suppliant.

Oh ! ça... non, non, non !

GERMAINE.

Monsieur Marcel !

MARCEL.

Vous allez me faire faire des choses dont vous vous repentirez, je vous le jure.

GUILLAUMIN.

Et où faut-il aller, voyons ?

MARCEL.

Où tu voudras.

GUILLAUMIN.

Ce n’est pas une localité, cela ?

MARCEL.

Guillaumin, je t’en prie...

GUILLAUMIN.

Oh ! si tu me prends par les sentiments, je suis perdu.

GERMAINE.

Mais, monsieur...

MARCEL.

Germaine, je te l’ordonne.

GUILLAUMIN.

Mais...

MARCEL.

Souviens-toi...

GUILLAUMIN.

Du cuirassier ! c’est vrai...

À Germaine.

Voulez-vous accepter mon bras ?

GERMAINE.

Et où me conduisez-vous ?

GUILLAUMIN.

À Tours, en Touraine, et je dirai plus... je suis bien fâché de l’avoir quittée, cette bonne ville de Tours.

MARCEL.

Partirez-vous enfin ?

GUILLAUMIN.

Nous partons... nous partons... Ah ! mon pauvre domino noir !

Ils sortent.

 

 

Scène IX

 

MARCEL, BATHILDE

 

MARCEL.

Il était temps !... Maintenant, à nous deux, madame.

BATHILDE, sortant de sa chambre.

Juste Dieu ! Marcel !

MARCEL.

Marcel, oui, madame.

BATHILDE, voulant rentrer dans sa chambre.

Ah !

MARCEL.

Où allez-vous ? Vous vous trompez, madame ; c’est de ce côté que vous attend cette voiture... et c’est par cette porte que doit venir votre mari.

BATHILDE.

Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! il sait tout.

MARCEL.

Vous alliez mentir, je vous en épargne la honte.

Elle veut s’en aller par la porte du salon, Marcel la ferme.

Plus un pas, madame, vous resterez ici.

BATHILDE.

Mais il va venir !

MARCEL.

Qu’il vienne... je ne désire que cela, mon Dieu ! qu’il vienne.

BATHILDE.

Écoutez, je vous demande grâce, je vous demande pardon... je vous ai trompé... oui, c’est vrai, je voulais partir... Tenez, faites ce que vous voudrez : vous avez ma vie entre vos mains.

MARCEL.

Alors, vous allez me suivre, madame.

BATHILDE.

Vous suivre ?... et où cela ?

MARCEL.

Où vous aviez promis de venir demain...

BATHILDE.

Oh ! que vous abusez effroyablement de ma faute, monsieur, et qu’elle doit m’être pardonnée à cette heure par Dieu qui voit ce que je souffre ! c’est parce que je ne suis qu’une femme, n’est-ce pas, que vous me traitez ainsi ?... Mais j’ai des gens, j’ai des valets... je vais appeler.

MARCEL, riant.

Ah ! ah ! ah ! vous êtes folle !

DEWORDE, du dehors.

Bathilde !

MARCEL, s’élançant vers la porte.

Ah ! le voilà enfin !

BATHILDE, se jetant au-devant de lui.

Marcel ! Marcel !

À genoux.

Tout ce que vous voudrez, tout ce que vous ordonnerez, je suis prête à vous obéir.

MARCEL.

Eh bien ! silence !

DEWORDE, frappant.

Bathilde ! c’est moi... ouvrez.

BATHILDE, bas.

Où me menez-vous ?

MARCEL.

Cette fenêtre donne de plain pied sur le jardin, et le jardin a une petite porte sur la rue d’Antin.

Il ouvre la fenêtre ; on voit tomber la neige.

BATHILDE.

Mais ayez donc pitié d’une femme ?

MARCEL.

Avez-vous eu pitié de moi, vous ?

BATHILDE.

Par ce temps... oh ! mais... voyez donc... je n’irai pas...

MARCEL, haussant la voix.

Madame !

DEWORDE, du dehors.

Vous n’êtes pas seule, Bathilde, j’entends une voix d’homme ; Bathilde, répondez-moi... ou j’enfonce la porte.

BATHILDE, à Marcel.

Vous l’entendez ! vous l’entendez !...

MARCEL.

Venez !

BATHILDE.

Oh ! c’est bien infâme, ce que vous faites là !

MARCEL.

Venez ! vous dis-je ?

BATHILDE, le suivant de force.

Mon Dieu ! mon Dieu ! ayez pitié de moi !

Ils sortent par la fenêtre que Marcel repousse.

 

 

Scène X

 

DEWORDE, puis FRANÇOIS

 

DEWORDE, du dehors, ébranlant la porte

Bathilde ! Bathilde !...

Il enfonce la porte et entre.

Bathilde ! où êtes-vous ?

Courant à la porte de la chambre à coucher.

Personne ! que veut dire ce désordre ? Bathilde ! quelque part que vous soyez, répondez-moi, si vous ne voulez pas que je devienne fou.

On entend le bruit d’une voiture qui part.

Quel est ce bruit ?... la calèche qui part... Que veut dire cela... après m’avoir promis que je partirais avec elle ?

Il se précipite sur la sonnette.

François ! François !... oh ! mais... c’est à se briser la tête... Viendra-t-il quelqu’un ! François !...

FRANÇOIS, étonné.

Monsieur !

DEWORDE.

Oui, moi... Qui a donné l’ordre à la chaise de poste de partir ?

FRANÇOIS.

C’est madame !

DEWORDE.

Comment, madame ?

FRANÇOIS.

Elle vient de monter en voiture.

DEWORDE.

Seule ?

FRANÇOIS.

Avec un monsieur !

DEWORDE.

Tu ne les as pas arrêtés ?

FRANÇOIS.

J’ai cru que c’était vous.

DEWORDE.

C’était Marcel, malheureux !

FRANÇOIS.

L’inconnu de ce matin ?

DEWORDE.

Oui... Par où sont-ils allés ?

FRANÇOIS.

J’ai entendu dire au postillon : barrière de Fontainebleau.

DEWORDE.

Des chevaux de poste avec des pistolets dans les fontes... et ventre à terre.

Ils s’élancent hors du boudoir.

 

 

ACTE III

 

Le théâtre représente une chambre d’hôtel avec une lampe abaissée à moitié. Porte latérale, à gauche. Porte au fond, cheminée à droite, dans laquelle le feu commence à s’éteindre.

 

 

Scène première

 

MARCEL, BATHILDE, entrant tout couverts de neige

 

MARCEL, soutenant Bathilde.

Du courage, Bathilde, nous sommes arrivés.

BATHILDE.

Oh ! que ne suis-je morte en route, dans la neige, au coin d’une rue... je serais moins humiliée et malheureuse que je ne le suis d’entrer chez vous ! C’est une action honteuse et indigne que vous avez commise... on me l’eût dit, que je ne l’aurais pas voulu croire... et cependant, je vous connaissais bien, puisque je vous fuyais.

Marcel rallume la lampe.

MARCEL.

Eh bien, alors, si vous me connaissiez, madame, pourquoi vous êtes-vous exposée à cette violence dont vous vous plaignez ?... Vous saviez bien que je ne me laisserais pas tromper impunément.

BATHILDE.

Pourquoi ? parce que j’espérais que vous respecteriez assez... sinon moi, du moins vous-même, pour ne pas user de violence... vous qui êtes fort, contre moi qui suis faible... parce que j’espérais que vous comprendriez qu’un crime... car c’est un crime, monsieur... n’enchaîne pas la victime au coupable... parce que, enfin, j’ai cru que le repentir de vous avoir aimé, le repentir... cette vertu des pécheurs, me serait permise à moi, puisqu’elle est bien permise au meurtrier et à l’assassin.

MARCEL.

Ah ! c’est qu’en amour, voyez-vous, le repentir, c’est l’infidélité... c’est que les femmes ne se repentent jamais seules, et que, sachant qu’elles sont faibles, elles choisissent toujours un autre homme pour les soutenir dans la nouvelle voie où elles veulent entrer... Tant que j’ai pensé que vous vous repentiez isolément, madame, je n’ai rien dit, rien fait contre vous... mais du moment où j’ai cru m’apercevoir que cet amour éteint cachait un amour naissant, j’ai juré que si vous n’étiez pas à moi, vous ne seriez à personne.

BATHILDE.

Et pensez-vous longtemps encore disposer ainsi de ma destinée ?

MARCEL.

Mon Dieu, madame, il est des droits sur lesquels se taisent les lois et qui sont reconnus par le cœur ou la conscience... je les avais ces droits, puisque vous y avez cédé.

BATHILDE.

Par force, monsieur... comme on cède à un brigand qui vous attend au coin d’une rue, l’arme au poing... votre arme à vous, c’était ma faute ! et vous avez voulu tuer avec elle ma considération. Eh ! oui, je le sais bien, qu’il est des droits sur lesquels les lois se taisent ; mais infâmes sont ceux qui se servent de ces droits.

Elle tombe dans un fauteuil.

MARCEL.

Les femmes se plaignent de notre force ; mais elles... elles, qu’elles abusent étrangement aussi de leur faiblesse. Elles se plaignent que nous les menaçons, que nous les forçons... oh ! elles ne nous menacent pas, elles ne nous forcent pas... mais avec de doux sourires, de douces paroles, elles nous attirent à elles... des plus terribles font des agneaux, coupent les griffes et les dents aux lions, appuient leur tête sur nos épaules, nous noient dans leurs cheveux et dans leurs soupirs, fondent nos cœurs au souffle de leur amour, parlant sans cesse de bonheur, d’éternité... puis, un jour, sans qu’on sache pourquoi, par caprice et comme la plume emportée par le vent, elles s’éloignent, nous laissant le cœur déchiré et saignant, d’autant plus abattus que nous sommes plus forts ! Alors, si nous nous traînons derrière elles à genoux, elles nous raillent, et si nous nous relevons fermes et menaçants, elles nous appellent meurtriers et assassins... N’est-ce pas une dérision que cela, madame, et les véritables coupables ne sont-ils pas les instigateurs du crime plutôt que ceux qui l’accomplissent ?

BATHILDE, grelottant.

Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !

MARCEL, se jetant à ses pieds.

Qu’avez-vous, Bathilde, qu’avez-vous ?

BATHILDE.

J’ai que je tremble, que je meurs de froid ! que j’ai la fièvre !

Marcel veut la prendre dans ses bras ; elle le repousse.

Oh ! ne me touchez pas, monsieur, ne me touchez pas... vous l’avez dit, j’ai le droit de ne pas être à vous, si je ne suis pas à un autre.

MARCEL, rallumant le feu.

Du moins, approchez-vous du feu.

BATHILDE.

Oh ! pendant ce trajet ignoble que vous m’avez fait faire sans pitié, me traînant après vous, j’ai prié vingt fois Dieu de m’envoyer la mort, et j’espère qu’il m’a exaucée.

MARCEL.

Bathilde ! Bathilde !

Elle se renverse la tête en arrière et comme évanouie.

Oh ! ses mains... ses mains sont froides comme de la glace ! Bathilde, laisse-moi les réchauffer avec mes lèvres !... Oh ! mon Dieu ! mais rappelle-toi donc le temps où tu venais toi-même au-devant de moi, sans que j’eusse besoin de te forcer à venir. Celui qui t’eût dit alors qu’un jour arriverait où je serais obligé de t’arracher des bras d’un autre, et de te traîner de force et la nuit, tandis que tu demanderais à Dieu la mort, pour n’être pas forcée de me suivre... Bathilde... oh ! celui-là, tu l’aurais appelé non seulement faux prophète... mais, blasphémateur... blasphémateur insensé ! et pourtant me voilà à tes genoux, suppliant, pleurant, demandant une parole d’amour, de pitié, de pardon ; et pas une parole ne peut sortir de ton cœur muet et de tes lèvres serrées.

BATHILDE, passant des soupirs aux sanglots.

Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu ! que je suis malheureuse !

Marcel s’éloigne d’elle.

MARCEL.

Vous êtes malheureuse parce que vous le voulez... Qu’y a-t-il de changé depuis un an ? votre cœur, voilà tout ! C’est encore vous... c’est encore moi... Bathilde, Marcel ! Oh ! voyez, de ces cendres presque éteintes, j’ai fait un feu ardent... Cherchez dans votre cœur... n’y reste-t-il aucune étincelle d’amour, dont je puisse par mes soins, par mon dévouement, par mon respect, refaire une flamme ? Bathilde, si vous vouliez, le monde est encore là... l’avenir nous appartient, nul ne sait ce qui s’est passé.

BATHILDE.

Excepté lui qui sait tout !

MARCEL.

Oh ! vous m’y faites songer, autrefois lui, c’était moi... maintenant lui, c’est un autre ! Vous parlez de ce que je vous ai fait souffrir, moi... ne parlez donc de rien, ne me reprochez donc rien, jamais vous n’avez été jalouse, vous.

BATHILDE, se relevant tout-à-coup.

Mon Dieu !

MARCEL.

Quoi ?

BATHILDE.

J’entends du bruit dans l’escalier.

MARCEL.

C’est la voix de Guillaumin.

BATHILDE.

C’est celle de Deworde !

MARCEL.

Il l’aura rejoint et me le ramène.

BATHILDE, avec angoisse.

Cachez-moi quelque part, où vous voudrez, qu’il ne me voie pas chez vous, qu’il ne sache pas que j’y suis venue, je mourrais de honte.

MARCEL, ouvrant la porte du fond.

Cette chambre !

BATHILDE, s’y précipitant.

Oh !

 

 

Scène II

 

MARCEL, seul, puis GUILLAUMIN et DEWORDE

 

MARCEL.

Elle l’aime ! elle l’aime !... ce n’était pas seulement un mariage de convenance... c’était un mariage d’amour... Ah ! mais, c’est le démon qui vient me le livrer.

GUILLAUMIN, dans la coulisse.

Mon cousin, je ne puis pas aller plus vite... attendu que je ne vois pas clair... seulement, je vous préviens que si vous ne remettez pas votre pistolet dans votre poche, je tire mon yatagan... je suis exaspéré... à la fin...

DEWORDE, dans la coulisse.

Y sommes-nous enfin ?

MARCEL.

Pas encore, messieurs ; mais vous allez y être... Par ici, messieurs... par ici !

DEWORDE, s’élançant dans la chambre.

Ah !

Il pose ses pistolets sur une table.

 

 

Scène III

 

MARCEL, GUILLAUMIN, DEWORDE

 

GUILLAUMIN, à l’entrée de la porte.

Avez-vous encore besoin de moi ?

DEWORDE.

Non, j’ai trouvé qui je cherche... va-t’en, Guillaumin.

MARCEL.

Oui, laisse-nous.

Guillaumin sort.

DEWORDE.

Vous êtes monsieur Marcel ?

MARCEL.

Et vous, monsieur Deworde ?

DEWORDE.

Je Vous cherchais...

MARCEL.

Je vous attends !

DEWORDE.

Nous aimons tous les deux la même femme...

MARCEL.

Bathilde.

DEWORDE.

Mme d’Illières !

MARCEL.

C’est la même chose.

DEWORDE.

Vous vous trompez, monsieur... il y a une grande différence... Je ne sais si elle est déjà Bathilde pour vous ; mais elle est encore Mme d’Illières pour moi.

MARCEL.

Vous êtes bien calme et bien subtil à la fois, monsieur.

DEWORDE.

C’est que je suis résolu... c’est que je vous tiens là... c’est que je suis sûr maintenant que vous ne m’échapperez pas...

MARCEL.

Et... qui pense à vous échapper, monsieur ?... Soyez bien certain, au contraire, d’une chose... c’est que si l’on ne m’avait retenu, j’allais au devant de vous.

DEWORDE.

C’est bien ! nous voilà en face l’un de l’autre... peu importe celui qui a fait tout le chemin... Monsieur, vous aimez Mme d’Illières ?

MARCEL.

Vous m’interrogez, je crois ?

DEWORDE.

J’allais l’épouser dans quatre jours.

MARCEL.

Ce serait bien plutôt à moi d’interroger alors !... car mes droits sont plus anciens que les vôtres... vous alliez l’épouser dans quatre jours... et moi, je l’aime depuis un an.

DEWORDE.

Je sais cela, monsieur.

MARCEL.

Et qui vous l’a dit ?

DEWORDE.

Mme d’Illières.

MARCEL.

Elle vous a dit... que je l’aimais ?... elle vous a dit alors qu’elle m’avait aimé aussi...

DEWORDE.

Au moment de contracter une union aussi sainte, Mme d’Illières ne me devait rien cacher, monsieur... elle m’a tout dit... l’important est donc de savoir, non pas qui elle a aimé... mais qui elle aime.

MARCEL.

Comment... Bathilde vous a dit qu’elle m’avait aimé... que j’avais des lettres d’elle...

DEWORDE, se contenant.

Elle m’a dit cela.

MARCEL.

Mais des lettres qui prouvent que notre liaison était des plus tendres.

DEWORDE.

Je le sais.

MARCEL.

Des plus intimes.

DEWORDE.

Je le sais encore.

MARCEL.

Elle vous a dit que pendant six mois qu’elle a habité Tours... chaque jour nous nous voyions... que ces six mois ont passé comme une heure... que pendant ces six mois j’ai été le plus heureux des hommes... jusqu’au jour...

DEWORDE, avec force.

Elle m’a dit tout cela... C’est un trop noble cœur pour vouloir tromper un homme qui l’estime assez pour lui offrir son nom.

MARCEL.

Elle vous ayant dit tout cela, vous n’en avez pas moins persisté dans vos prétentions ?...

DEWORDE.

En m’acceptant pour mari, elle comblait tous mes vœux.

MARCEL.

Mais alors... c’était donc un mariage de convenance que vous faisiez ?

DEWORDE.

Non, monsieur... c’était un mariage d’amour.

MARCEL.

Mais vous aviez donc besoin de sa fortune pour refaire la vôtre ?

DEWORDE.

Je suis plus riche qu’elle.

MARCEL.

Je ne vous comprends plus.

DEWORDE, se rapprochant.

Vous allez me comprendre... J’avais pris une résolution.

MARCEL, avec ironie.

Laquelle ?

DEWORDE.

Celle de vous tuer, monsieur.

MARCEL.

Et vous l’avez toujours ?

DEWORDE.

Plus que jamais.

MARCEL.

Bien !... je vois que nous allons nous entendre... Quelles sont vos armes ?

DEWORDE.

Attendez ! nous n’avons pas fini.

MARCEL.

Que pouvez-vous avoir de plus à me dire... ou à entendre ?...

DEWORDE, éclatant.

J’ai encore à vous dire, que la réputation de Mme d’Illières doit rester intacte aux yeux du monde, aux yeux de ses gens, aux yeux de tous enfin. Elle a disparu de son hôtel cette nuit... il faut qu’elle y rentre avant le jour ou qu’elle continue sa route. Où est madame d’Illières ?

MARCEL.

Elle est ici.

DEWORDE, se contenant à peine.

Ici !... chez vous !...

MARCEL.

Ici !... chez moi...

DEWORDE.

Alors, vous l’avez enlevée de force... alors, elle vous a suivi par contrainte...

MARCEL.

Librement.

BATHILDE, s’avançant.

Oh !... cette fois... vous mentez, monsieur.

MARCEL et DEWORDE.

Bathilde !

 

 

Scène IV

 

MARCEL, BATHILDE, DEWORDE

 

BATHILDE.

Oui, Bathilde !... Bathilde...

À Marcel.

Qui vient vous faire rougir, vous, de votre lâcheté...

À Deworde.

vous remercier, vous, de votre dévouement.

MARCEL.

Finissons-en, monsieur... Vous étiez venu pour me trouver... Eh bien ! me voilà !...

DEWORDE.

Un instant encore, monsieur... Je vous l’ai dit, nous savons qui madame a aimé autrefois ; mais nous ne savons pas encore qui elle aime aujourd’hui... C’est une demande que je me réservais de faire à vous-même, madame... et que je vous fais.

BATHILDE.

Comment, Deworde, après ce qui s’est passé... vous songeriez encore...

DEWORDE.

Ne savais-je pas tout ?... Et êtes-vous responsable de l’événement de cette nuit... quand c’est la violence qui a tout fait ?

MARCEL.

Monsieur !...

DEWORDE.

Soyez donc tranquille comme moi, monsieur... De la patience... attendons.

MARCEL.

Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !

DEWORDE, à Bathilde.

Vous le voyez... monsieur s’impatiente... Et de mon côté, je ne voudrais pas trop le faire attendre.

BATHILDE.

C’est que je ne puis croire à tant de grandeur.

DEWORDE.

Que parlez-vous de grandeur, madame ? mais je ne fais, moi, que ce qu’un cœur honnête doit faire... Je vous aimais avant la mort de l’homme à qui je dois tout... Cet homme, en mourant, vous a léguée à moi... J’aurais dû tout quitter et venir à vous, pour conserver comme un trésor ce saint héritage ; j’ai tardé, je suis seul coupable... Mais je n’en réponds pas moins aux yeux du monde, non seulement de votre bonheur, mais de votre réputation... Avec mon amour, madame, vous serez heureuse, je l’espère... Avec mon nom, vous serez honorée, je vous le jure... Dites-moi seulement que vous, de votre côté... cette union... Dites-moi, dites-moi... ce que vous me disiez hier... ce que vous me disiez cette nuit encore... dites-moi que vous m’aimez.

BATHILDE.

Je ne serai pas moins généreuse que vous, Deworde... Ce que vous faites me dicte ce que j’ai à faire... Peut-être agirais-je autrement si je n’avais entendu toutes les paroles de cet entretien, où chacune de vos réponses m’a abaissée à mes yeux pour me grandir à ceux des autres... Mais je vous dois tant, que je ne veux pas risquer d’être ingrate, ni vous donner le malheur en échange du dévouement... Deworde ! Deworde ! pardon... mais je souffre plus à prononcer ces paroles, que vous ne souffrirez à les entendre, vous... Deworde, je vous honore comme un père... je vous vénère comme un sauveur ; mais, Deworde... Deworde... je ne vous aime pas.

DEWORDE, accablé.

C’est la vérité que vous me dites là, Bathilde ?

BATHILDE.

C’est la vérité.

DEWORDE.

Vous me la dites... librement... sans contrainte ?

BATHILDE.

Librement... sans contrainte.

DEWORDE.

Vous... vous ne m’aimez pas ?

BATHILDE.

Non.

DEWORDE.

Votre main ?... Adieu, madame... je ne vous en veux pas... Je me suis abusé ; toute la faute est à moi.

À Marcel.

Quant à vous, monsieur, en suivant jusqu’ici une femme dont je n’étais pas aimé, j’ai fait une chose que je ne devais pas faire... Madame était libre de ses actions... j’ai donc eu tort de vous en demander compte... Son bonheur m’est trop cher pour que je ne respecte pas, quel qu’il soit, celui qui peut le lui donner... Recevez mes excuses, monsieur... et... et rendez-la heureuse.

MARCEL.

Monsieur...

BATHILDE.

Deworde !...

DEWORDE.

Adieu, monsieur... Adieu, madame.

Il sort.

 

 

Scène V

 

BATHILDE, MARCEL, GUILLAUMIN

 

BATHILDE, se tordant les bras.

Deworde !... Deworde !... Deworde !... ah !...

MARCEL, à genoux devant elle.

Mais... si vous ne l’aimez pas, lui... vous m’aimez donc, moi ?

BATHILDE.

Vous... je vous méprise !

MARCEL.

Ah !... Songez que je suis toujours le maître...

Guillaumin entre ; à mesure qu’il écoute l’indignation se peint sur son visage.

BATHILDE.

Vous n’êtes plus le maître que de ma vie, monsieur. Mon bonheur... il est perdu... Ma réputation... elle est perdue !... Oh ! je vous le dis, vous m’avez faite si malheureuse, qu’il ne me reste plus que la vie... et vous serez assez lâche pour ne pas la prendre ; car le sang se paie avec le sang.

MARCEL.

Prenez garde !...

BATHILDE.

Oh ! maintenant, c’est moi qui commande !...

À Guillaumin.

Monsieur, donnez-moi le bras... et conduisez-moi hors de cette maison.

MARCEL.

Guillaumin... je te le défends !

BATHILDE.

Je me mets sous votre sauvegarde, monsieur... J’en appelle à votre dignité d’homme !... On m’a fait violence pour m’entraîner ici... on veut me faire violence pour m’empêcher de sortir... Le souffrirez-vous ?

GUILLAUMIN.

Eh bien ! non, madame.

BATHILDE, lui montrant les pistolets.

Alors, prenez ces armes... et s’il le faut, défendez-moi.

MARCEL, avec explosion.

Guillaumin, misérable sot !

GUILLAUMIN.

Écoute, Marcel... J’ai tout entendu, et j’ai une conscience, moi... Je vois que tu veux faire une chose que tu n’as pas le droit de faire... une chose infâme !... Eh bien ! tout mon ami que tu as été, si tu fais un pas vers madame, je te brûle la cervelle... aussi vrai que je m’appelle, Guillaumin !...

MARCEL, reculant.

Oh !...

GUILLAUMIN.

Prenez mon bras, madame... Où faut-il vous conduire ?

BATHILDE.

Au couvent de la Visitation.

Marcel cherche à s’élancer vers Bathilde ; mais Guillaumin le contient avec les pistolets ; enfin, il tombe épuisé sur un fauteuil.

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