Barneveldt (Jean-François de LA HARPE)

Drame en cinq actes et en vers, imité de l’anglais.

 

Personnages

 

SOROGOUD, négociant

LUCIE, fille de Sorogoud

BARNEVELDT, commis de Sorogoud

L’ONCLE de Barneveldt

TRUMAN, confrère et ami de Barneveldt

SARA

POLLI, femme de chambre de Lucie

JOHN

UN EXEMPT

ARCHERS, etc.

 

La scène est à Londres.

 

 

PRÉFACE

 

Réflexions sur le drame. Réfutation du livre intitulé : Essai sur l’Art dramatique.

 

On connaît le célèbre ouvrage de M. Lillo, intitulé le Marchand de Londres, qui eut un grand succès en Angleterre, et dont nous avons une traduction en prose. Je dois rendre compte des motifs qui m’ont engagé à entreprendre cet ouvrage, où j’ai tâché de transporter les beautés du drame anglais, et qui en même temps m’ont empêché de le risquer au théâtre.

Nous avons déjà plusieurs pièces dont le Barneveldt anglais avait donné l’idée ; l’École de la Jeunesse, qui eut quelques représentations au Théâtre-Italien, et dans laquelle un jeune homme ouvrant le secrétaire de son oncle pour le voler, y trouve un testament qui le nomme légataire universel ; Jenneval ou le Barneveldt français, drame en prose, de M. Mercier, joué en province, et qui représente aussi un jeune homme égaré par les séductions d’une femme perverse, prêt à assassiner son oncle, mais ramené le repentir, et sauvant la vie à ce même oncle, au lieu de la lui arracher. Ce même projet suivi du par même repentir, situation intéressante, mais infiniment moins forte que celle du Barneveldt anglais dont elle est imitée en partie, avait fait réussir un moment la tragédie d’Orphanis, aujourd’hui oubliée, comme tant d’autres.

 J’ai réfléchi sur l’énergie atroce des situations du Marchand de Londres, qu’aucun de ses imitateurs n’avait essayé de conserver ; sur le grand effet qu’il avait produit en Angleterre, et sur le succès très médiocre des imitations françaises où on l’avait extrêmement affaibli ; et j’ai vu que, effrayés des dangers et des inconvénients du sujet, les imitateurs avaient fait d’une conception vraiment originale et dramatique, quelque chose de très commun et de très usé, et dans ce cas, il vaut mieux ne rien faire.

Examinons en effet les différents tableaux que présente le Marchand de Londres ; d’abord un contraste remarquable entre deux caractères, dont l’un est celui de la scélératesse réfléchie, dans une âme qu’aucun forfait ne peut plus épouvanter ; l’autre celui d’une imagination ardente et d’une âme faible, qui n’a pas eu encore peut-être une idée malhonnête, et que l’on peut conduire jusqu’aux forfaits. Ce projet d’assembler ces deux caractères, agissant l’un sur l’autre, est d’abord très moral, et l’on peut remarquer en passant que l’art d’attacher de grandes leçons de morale aux ouvrages d’imagination, art qui caractérise un peuple penseur, distingue les bons écrivains anglais, tels que les auteurs de Tom-Jones, de Clarisse, etc.[1]

Je n’examine pas à quel point la vraisemblance théâtrale est blessée, du moins pour nous, dans l’ouvrage de M. Lillo, où un jeune homme honnête est conduit au plus horrible attentat par, une femme publique qu’il ne connaît que de la veille. Ce n’est pas ainsi sans doute qu’il faut montrer la nature sur notre théâtre. Mais peut être y a-t-il dans le plan de l’auteur anglais une vérité que la décence de nos mœurs dramatiques ne nous permet pas de développer, et que la scène anglaise, plus libre que la nôtre, lui a permis de présenter. Il montre dans Barneveldt un jeune homme d’une extrême innocence, qui n’a point encore connu les plaisirs de son âge, et dans qui ces plaisirs, éprouvés pour la première fois, produisent la plus violente révolution. À peine a-t-il goûté ces délices nouvelles pour lui, qu’il est frappé de la crainte de les perdre avec l’objet qui le premier les lui a fait connaître, et qui, à ce titre, est pour lui ce qu’il y a de plus cher et de plus sacré. Cette alternative si rapide, ce passage si prompt du bonheur au désespoir, bouleverse cette âme neuve et enflammée, ou verte à toutes les séductions, maîtrisée par des sens qu’embrase pour la première fois la fièvre des voluptés, maîtrisée par cet attrait si puissant, si irrésistible d’un premier amour. Ce tableau est celui que présente sans cesse l’auteur anglais. Il met presque sous les yeux du spectateur Barneveldt dans les bras de Milvoud. Voyez leur dia logue dans la traduction qui adoucit beaucoup l’original.

BARNEVELDT.

À voir ce sein d’albâtre s’abaisser et s’élever, mes esprits s’échauffent, mes désirs s’enflamment, tous mes sens tombent dans un désordre dont la douceur est une espèce de tourment.

MILVOUD.

Venez, venez éprouver avec moi que la terre et le ciel n’ont rien d’égal aux plaisirs de l’amour.

Et ils sortent ensemble. Voilà ce qu’on ne tolérerait jamais dans une pièce française, et voilà pourtant ce que l’auteur anglais a voulu peindre. Voyez ensuite quels discours lui tient Milvoud lorsque, après avoir volé son maître pour elle, la honte, et le remords lui font prendre la résolution de ne plus la voir. « Regardez, regardez-moi bien. Ne suis-je plus cette même personne que vous trouviez, hier, la plus belle et la plus aimable de son sexe, dont vous serriez avec transport la main dans la vôtre toute tremblante, tandis que vos yeux, tendrement fixés sur moi, semblaient devenir plus avides à mesure qu’ils jouissaient ? »

Ne voit-on pas dans ce langage une femme qui attend tout de la première impression qu’elle a produite sur un jeune homme sans expérience ? L’innocente simplicité de Barneveldt pouvait-elle être mieux caractérisée que dans la réponse qu’il fait à Milvoud lorsque, dans la première scène qu’ils ont ensemble, elle lui demande s’il a jamais connu l’amour ? « L’amour ! Si c’est de celui qu’on sent pour les femmes que vous voulez parler, je vous avoue que je ne me suis jamais consulté là-dessus. Ma jeunesse et ma situation ne me permettent point encore d’y songer. Mais si c’est de l’amour général pour le genre humain, je ne pense pas qu’on puisse en avoir plus que moi. Il n’y a personne à qui je ne souhaite du bien, et que je ne rendisse heureux, si je le pouvais. J’aime tendrement mon oncle et mon maître, mais surtout mon ami. »

Cette candeur est aimable et touchante. Mais la scène entière ne nous paraîtrait qu’indécente et ridicule, et l’on n’y verrait qu’une créature effrontée qui veut avoir les prémices d’un jeune homme.

Tout ce rôle de Milvoud, tel qu’il est dans le drame anglais, ne serait pas supporté parmi nous. Cet état de prostitution, la basse avidité qui l’accompagne, et les vils agents qui la servent, tous ces objets détaillés sans ménagement devant des spectateurs anglais, seraient dégoûtants pour nous. Nous n’admettons sur la scène que cette nature choisie qui est l’objet de tous les arts d’imitation ; et, quoi qu’on en dise, je crois que nous avons raison.

Mais parmi ces peintures qui nous révoltent, on aperçoit des traits du plus grand pathétique, des situations fortes, des coups de théâtre frappants. Quel moment, par exemple, que celui où l’oncle de Barneveldt s’écrie en mourant : Ô mon Dieu ! prenez pitié de mon cher neveu ! et où le malheureux jeune homme, jetant son masque et son poignard, se précipite sur la victime qu’il vient de frapper : Eh ! c’est votre neveu, c’est lui qui vous assassine ! Le meurtre fait frémir, il fait horreur ; mais ce moment qui le suit, tout en déchirant l’âme, y porte l’attendrissement. C’est une des plus puissantes émotions dramatiques. Pour conserver cette situation, il fallait risquer le meurtre. C’est ce que personne parmi nous n’avait osé faire, et c’est ce que j’ai fait.

Une situation aussi forte dans un autre genre, c’est le parti que prend Milvoud d’accuser elle même Barneveldt, lorsqu’elle le voit revenir sans s’être emparé des richesses de son oncle, et qu’elle croit détourner le péril en le livrant à la justice. Ce moment est terrible et frappe de consternation. Mais aussi quelle leçon plus effrayante ! Quelle punition du crime ! C’est dans cet instant que le coupable Barneveldt est vraiment puni : c’est là son véritable supplice. Et qu’est-ce en comparaison que la mort et l’échafaud ?

Mais ce qu’il y a plus beau, de plus touchant dans le drame anglais, c’est l’amitié de Barneveldt et de Truman. Jamais ce sentiment n’a été peint de traits plus vrais, plus pénétrants, plus profonds. La scène du cachot surtout est un chef d’œuvre, et la sensibilité ne saurait aller plus loin ; c’est là que les larmes coulent en abondance, et qu’elles ne sont plus amères. Mais cette belle scène tient encore à la nécessité de mettre sur le théâtre le crime de Barneveldt.

J’ai donc cru voir que toutes ces beautés fortes et originales ne pouvaient pas être séparées des moyens qui les amènent dans le drame anglais. Pour laisser à ce drame son effet et son énergie, en le transportant dans une autre langue, il fallait que Milvoud fût un monstre et Barneveldt un meurtrier. Ces moyens sont odieux, mais nécessaires ; et, s’ils sont défectueux, j’ai mieux aimé présenter l’ouvrage avec ses défauts et sa force, que de le corriger et de l’affaiblir.

Cependant je me suis rapproché, autant que je l’ai pu, des convenances reçues sur notre théâtre, et je me suis permis tous les changements qui ne nuisaient pas à l’intérêt de la pièce, ni au mérite de l’original. J’ai tâché d’ennoblir le personnage de Milvoud (que je nomme Sara), ne pouvant pas l’adoucir, et je lui ai donné plus de décence, sans lui rien ôter de sa scélératesse. Ce n’est pas une courtisane publique, comme dans l’anglais ; c’est une veuve qui a eu un état honnête, mais qui , tombée dans la mauvaise for tune par la faute de son mari, s’est permis de honteuses ressources ; c’est une femme d’un caractère violent et artificieux, aigrie par le malheur et le mépris, et qui cherche des dupes et des victimes. Je la suppose liée depuis un certain temps avec Barneveldt, et employant pour lui en imposer et pour l’éblouir tous les avantages que les femmes de cette espèce ont sur la candeur et l’inexpérience. Elle ne s’est montrée que sous les plus beaux dehors, et Barneveldt n’a vu en elle que la beauté et le malheur. Ainsi j’ai laissé à la séduction tous les degrés dont elle est susceptible.

J’ai supprimé les deux domestiques de Milvoud, agents subalternes, trop méprisables pour paraître sur la scène. Mais j’ai beaucoup ajouté au rôle de Marie (que je nomme Lucie), de cette fille sensible et vertueuse qui aime Barneveldt sans le lui dire, et fait ce qu’elle peut pour le secourir et le sauver, en voulant qu’il ignore tout. Ce rôle s’offre sous un aspect intéressant ; mais dans l’anglais il n’est qu’indiqué, et, pour ainsi dire, derrière l’action. Il y est plus lié dans mon ouvrage, et je l’ai développé d’autant plus que j’en avais besoin pour le dénouement. Car on sent bien que je n’ai pas imaginé de mettre la potence sur la scène française.

Tout ouvrage dramatique est, comme on la très bien dit, une expérience sur le cœur humain. Si jamais ce mot a été applicable, c’est surtout dans cette occasion, où il s’agit de savoir à quel point on peut tolérer les horreurs pour ressentir des émotions. Mais j’ai cru trop dangereux de risquer cette expérience sur le théâtre. C’est tout au plus ce que j’aurais pu faire, si j’eusse été sûr d’être entendu avec cette entière impartialité, nécessaire aux hommes rassemblés pour laisser leur cœur seul juge des impressions qu’on lui présente ; mais quiconque a de nombreux ennemis ne peut plus compter sur cette disposition, qui pourtant est la seule équitable. Il aurait pu arriver que l’auteur anglais souffrit beaucoup du mal qu’on aurait voulu me faire ; et, pour m’apprendre bien positivement s’il a passé les bornes ou non, il eût fallu qu’une partie des juges oubliât que c’était moi qui traduisais. Je ne me flattais pas à beaucoup près d’obtenir cette grâce, et je ne veux du moins exposer à l’injustice que des productions qui m’appartiennent.

Je soumets donc cet ouvrage au jugement tranquille du cabinet. Là ne se trouve point, il est vrai, l’illusion théâtrale, mais là ne s’entend point non plus le tumulte qui la trouble si souvent et si aisément. La voix d’une actrice ne porte point dans l’âme ces sons qui nous remuent si puissamment ; mais si la voix du poète fait tomber une larme, l’envie n’est point là pour la sécher.

Si ce drame affecte les âmes sensibles, comme il a toujours affecté la mienne, leurs suffrages peuvent, avec le temps, le faire monter sur la scène. Si elles y trouvent plus d’horreur que d’intérêt, je leur demanderai seulement de me tenir quelque compte des efforts que j’ai faits pour donner à notre langue un ouvrage original et célèbre chez l’étranger, et pour le leur faire lire sans dégoût.

Un écrivain très estimable, qui a transporté avec succès sur notre théâtre un autre drame emprunté aussi de l’anglais, remarque, avec beau coup de raison, dans la préface de Beverley, que ce genre de drame que l’on nomme tragédie bourgeoise, qui semble si fécond pour la médiocrité, sera toujours très borné pour les auteurs d’un vrai talent, faits pour bien choisir et bien juger un sujet. Il observe que ce genre offre le plus souvent deux écueils qu’il est bien difficile d’éviter, le romanesque des évènements et l’atrocité ou la bassesse des caractères. Quelques réflexions, en développant cette idée, en feront voir la justesse.

La tragédie est essentiellement héroïque ; c’est, je crois, la différence spécifique qui la distingue le mieux de tous les genres de drame ; car d’ailleurs la terreur et la pitié, ses deux principaux ressorts, ne lui appartiennent pas exclusivement. Le drame, ainsi nommé génériquement, ou le tragique bourgeois, s’en est emparé. La Chaussée avait mêlé le sérieux et le plaisant, et ses pièces s’appelaient du comique larmoyant. Nos dramatistes, quoiqu’ils aient eu la prétention d’être inventeurs, n’ont fait que retrancher les vers et le comique. En effet, ôtez de la Gouvernante et de Mélanide la versification et quelques scènes du ton de la comédie, mettez ces pièces en prose sérieuse, et ce seront des ouvrages absolument semblables au Père de Famille, au Philosophe sans le savoir ; et pour le dire en passant, ce n’était pas la peine de s’annoncer en prophètes et en inspirés, pour faire ce qu’avait fait la Chaussée, avec les vers de moins.

Le drame ou tragique-bourgeois peut s’élever dans quelques moments jusqu’au ton de la tragédie, et en avoir l’éloquence et l’intérêt ; quelques exemples l’ont prouvé. Mais ces exemples seront toujours très rares. Ce genre, quoique fort estimable, sans doute, quand il sera bien traité, est nécessairement inférieur, comme on l’a dit plus d’une fois, à la comédie de caractère, et surtout à la tragédie-héroïque. Il n’a de cette dernière ni la dignité des personnages, ni l’appareil de la représentation, ni l’intérêt attaché aux grands évènements, aux noms célèbres, aux révolutions des empires, aux mœurs des peuples, ni, par conséquent, la pompe de style convenable à ces grands objets. Il ne peut presque jamais s’élever au sublime qui est l’âme de la tragédie. Nier que tous ces accessoires réunis ne soient très puissants sur les hommes rassemblés, ne soient des ressorts dignes d’être mis en œuvre par le génie, et essentiels au plus beau des arts de l’imagination, c’est être aussi étranger à la con naissance du cœur humain et au sentiment des arts, que l’est sans doute l’auteur d’un Essai sur l’Art dramatique, dont nous parlerons tout-à l’heure.

Privé de toutes ces ressources, le drame se soutient sur deux grands pivots, la morale et l’intérêt ; l’un et l’autre lui sont communs avec la tragédie. Mais la morale dans le drame est plus rapprochée du commun des hommes, et c’est un. avantage réel. À l’égard de l’intérêt, ceux qui ont cru qu’il était naturellement plus vif dans le drame, parce que les personnages sont plus près de nous, se sont bien trompés, et se trouvent démentis par la raison et l’expérience. Il est dans les dispositions du cœur humain de mesurer sa pitié pour le malheur, sur le rang et la condition du malheureux, et de calculer ce qu’il souffre par ce qu’il a perdu. De là cette compassion si générale pour les grands tombés dans la disgrâce. Il faut qu’ils soient prodigieusement odieux pour que la voix publique ne leur pardonne pas du moment où ils sont dans l’infortune. Le passage de la grandeur à la misère, ces changements imprévus, ces révolutions de la fortune produisent sur nous un effet infaillible. À cette considération il faut en joindre une autre non moins fondée, c’est que les destinées des rois et des grands sont pour nous dans une espèce d’éloignement très favorable à cette perspective théâtrale, l’un des principes de l’illusion dramatique, et l’un des secrets des arts imitateurs. Et qui ne sait combien c’est une route sûre pour maîtriser notre âme que de s’emparer d’abord de notre imagination ?

Le drame ne peut donc nous attacher que par un intérêt d’action très puissant. Or, cet intérêt ne peut s’établir le plus souvent que par des circonstances extraordinaires dont l’assemblage peut choquer la vraisemblance, ou par des caractères bas ou atroces qui nous révoltent et nous dégoûtent. On répondra que ces deux inconvénients peuvent se rencontrer de même dans la tragédie. Mais qu’on fasse réflexion que dans celle-ci l’importance des évènements, l’élévation des personnages, la sphère si étendue des probabilités historiques, nous disposent bien plus facilement à croire un certain nombre de faits étonnants et merveilleux ; au lieu que ces mêmes faits ne nous paraissent plus qu’un échafaudage de commande lorsqu’ils sont accumulés sur une destinée vulgaire. Que l’on songe d’un autre côté que dans la tragédie les grands crimes sont liés à de grands intérêts qui les ennoblissent en quelque sorte, et sans rendre celui qui les commet moins coupable, le rendent moins vil à nos yeux. Un scélérat fameux peut imposer par la hauteur de son caractère et de ses entreprises ; mais des forfaits obscurs et des atrocités domestiques le plus souvent flétrissent l’âme du spectateur, sans élever son imagination.

C’est sur toutes ces idées dont la preuve est dans le cœur humain, que la réflexion de M. Saurin est appuyée. Il en résulte que le drame offre de grands obstacles à vaincre au talent fait pour les apercevoir et les surmonter, et de dangereuses facilités à l’homme médiocre dispensé d’écrire en vers, et de se porter à la hauteur des grands personnages de l’histoire. S’il y a au monde quelque chose d’aisé à faire, c’est un mauvais drame en prose. Aussi sur quelle foule de misérables productions de cette espèce ont surnagé trois ou quatre drames dans lesquels on a distingué un mérite réel ! Encore, à mérite égal de composition, entre un drame et une bonne tragédie, il y aura toujours la même différence, qu’entre un peintre de genre et un peintre d’histoire.

Ces vérités sont généralement reconnues par tous les bons esprits ; et si j’ai cru devoir les mettre dans tout leur jour, c’est qu’il était indispensable de poser des principes avant de combattre des paradoxes. On n’en a peut-être jamais avancé de plus étranges ni de plus révoltants que ceux du livre que j’ai cité ci-dessus, de cet Essai sur l’Art dramatique, où la médiocrité impuissante et jalouse a épuisé tous ses sophismes pour calomnier le génie des arts.

Ce livre, quoique très singulier par les principes, et souvent même curieux par le ridicule, n’est pourtant pas fort connu, ni par conséquent fort contagieux. Mais, comme il est le premier fondement du nouveau système dramatique que les traducteurs et les enthousiastes, vrais ou faux, de Shakespeare, ont cherché depuis peu à élever sur les ruines de notre théâtre avec une si risible audace, il n’est pas inutile de faire connaître dans quel esprit il a été composé, quelles sont les prétentions de nos dramaturges, les incroyables raisonnements dont ils les appuient, les plaisantes déclamations dont ils échauffent leurs raisonnements, et la liaison constante des intérêts de leur amour-propre, avec les règles de leur poétique ; c’est ce qu’on pourra remarquer à mesure que je relèverai leurs assertions, et le lecteur aura souvent l’occasion de leur dire : M. Josse, vous êtes orfèvre.

L’auteur, dans une épitre dédicatoire à son frère, où il prétend (on ne sait pourquoi) que l’amitié fraternelle est ce qu’il y a de plus auguste dans le monde, commence par nous dire que l’art dramatique est peut-être encore dans son enfance. Ce peut-être est remarquable, parce que c’est la seule expression modeste qui soit dans l’ouvrage. On n’y aperçoit plus ensuite la moindre apparence de doute. Jamais le ton affirmatif ne fut plus constamment soutenu, et l’auteur, d’un bout à l’autre de son livre, nous parle en homme illuminé, qui a pitié de notre ignorance, et qui daigne nous instruire, non pas pour nous-mêmes qui ne le méritons pas, mais pour notre postérité qui vaudra mieux que nous.

« L’édifice, d’abord timidement conçu, n’a pas été bâti sur le plan le plus général et le plus solide. On a rétréci la sphère de la scène ; on n’y a fait monter que certains personnages, et ceux-là précisément qu’il semble qu’on aurait dû dédaigner... Nos pièces pour la plupart sont vides de sens eu égard à un peuple nombreux, et je conçois tel édifice vaste et majestueux où il serait impossible à nos acteurs de représenter une de nos tragédies sans rire d’eux-mêmes. »

Analysez ces phrases, et vous verrez qu’elles n’ont aucun sens. D’abord toutes les conditions ont été mises sur la scène depuis les empereurs jusqu’aux savetiers (car puisqu’il est question de l’art dramatique, ce mot renferme tous les genres). Il est vrai qu’on n’a pas encore mis ensemble Auguste et Blaise. Est-ce dans cette réunion que consiste essentiellement l’art dramatique ? En ce cas, M. Mercier, allez trouver votre ami Shakespeare. Vous n’aurez pas satisfaction chez nous... Mais est-il en effet bien essentiel que les princes et les artisans paraissent ensemble sur la scène ? Ils n’ont pas trop coutume de vivre en société ; et, s’il y a des occasions où ils peuvent figurer heureusement sur le théâtre les uns avec les autres, le talent sait les saisir. N’avons-nous pas vu Henri IV boire avec des paysans ? Que demande donc M. Mercier qui n’ait été déjà fait ? Les tonneliers, les serruriers, les menuisiers, les bûcherons, les maréchaux ferrants, tout ce qui est peuple enfin (puisqu’il aime le peuple si exclusivement) a été mis sur la scène. Il n’y manquait que les gadouards, et nous avons eu en dernier lieu le Vidangeur sensible. Il est vrai qu’on ne l’a pas joué ; mais il ne faut désespérer de rien.

Quant à son édifice vaste et majestueux, j’ai peine à en concevoir un où Sémiramis et Athalie ne pussent être représentées sans faire rire. « Ce ne sont point des suffrages passagers ou concentrés dans une ville que le poète doit s’empresser à recueillir ; il est le chantre de la vertu, le grand flagellateur du vice, l’homme de l’univers. »

Aussi nos ouvrages de théâtre ne sont point concentrés dans une ville. On les représente depuis Pétersbourg jusqu’à Cadix, dans cent villes de l’Europe, et dans nos colonies de l’Inde et du nouveau monde. Si ce n’est pas assez pour M. Mercier, il ne lui reste qu’à se faire jouer dans la lune.

« On ne s’est point élevé à ces spéculations... Nos grands maîtres ont su écrire, peindre, intéresser ; mais ils n’ont point déployé une verve originale. Ils ont composé avec leurs bibliothèques, et non dans le livre ouvert du monde, livre dont le seul Molière a déchiffré quelques pages. »

Vraiment il n’appartient pas à tout le monde de déployer une verve, et une verve originale. Cela n’est donné qu’à M. Mercier ; et tandis que les Racine et les Voltaire se sont vaniteusement[2] amusés à écrire, à peindre, à intéresser, lui seul a déployé une verve originale dans Natalie, dans le Juge, dans l’Indigent, etc. etc. C’est là qu’il ouvre le livre du monde, dont ce pauvre Molière n’a déchiffré que quelques pages.

« On a cédé à l’impulsion donnée lors de la renaissance des lettres, aurore pâle et lugubre, plus triste que les ténèbres... J’ai donc osé a combattre à cet égard les préjugés les plus répandus, démontrer que le fondement de scène est tout-à-la-fois vicieux et ridicule, que le système ancien doit nécessairement changer, si le Français veut avoir un théâtre ; que notre superbe tragédie si vantée, n’est qu’un fantôme revêtu de pourpre et d’or, mais qui n’a aucune réalité, et qu’il est temps que la vérité soit plus respectée, que le but moral se fasse mieux sentir, et que la représentation de la vie civile succède enfin à cet appareil imposant et menteur qui a décoré jusqu’ici l’extérieur de nos pièces. »

Il n’y a plus ici de peut-être. C’est de la démonstration. Il est démontré que nous n’avons point de théâtre ; car le nôtre est celui de toute l’Europe. Le fondement de ce théâtre est vicieux et ridicule ; car c’est l’imitation d’une nature choisie, et la peinture du cœur humain. Il est temps qu’on représente la vie civile ; car Molière et la Chaussée ont apparemment représenté la vie sauvage.

On ne s’est pas élevé à ces spéculations !... Quand on voit un énergumène débiter de ce ton les plus ineptes rêveries, et s’y complaire au point de croire qu’il s’élève à des spéculations, et de nous le dire gravement, on a quelque pitié des travers de l’esprit humain.

« Que ne puis-je enlever et faire disparaître tous ces modèles qui trompent et qui égarent, pour laisser à chacun et son invention, et sa propre audace ! l’art bientôt y gagnerait. »

Je conçois que M. Mercier voudrait de bon cœur anéantir les ouvrages des Corneille et des Racine. Il peut se croire intéressé à former un pareil souhait. Mais cet intérêt est mal entendu. Quand il n’y aurait plus de modèles, son invention et son audace n’y gagneraient pas beaucoup ; et, n’eussions-nous ni Cinna, ni Phèdre, je ne crois pas que ses drames fissent plus de fortune.

« Oui, pour faire des découvertes dans un art, il est plus avantageux de n’y entendre rien d’abord, et d’y marcher seul, que d’être conduit et dirigé par la marche et l’exemple des autres. »

Je ne m’arrête pas à cette expression, marcher seul dans un art ; je ne m’occupe pas du style qui est le même dans tout l’ouvrage, dont l’auteur ne respecte pas plus la langue que le bon sens. Mais, laissant de côté la propriété des termes, cette proposition qui peut imposer d’abord par un air de hardiesse, n’est encore au fond qu’une phrase vide de sens. Si elle était vraie, ce seraient les premiers inventeurs dans tous les arts d’imagination qui auraient fait les découvertes les plus propres à perfectionner ces arts ; car ils ont eu le grand avantage de n’y rien entendre d’abord, et d’y marcher tout seuls, pour parler le jargon de l’auteur. Cependant c’est tout le contraire. Il y a loin du tombereau de Thespis au théâtre d’Eschyle et de Sophocle, et il y a loin encore d’Eschyle et de Sophocle à Racine et à Voltaire. Il n’est pas vraisemblable non plus que les premiers musiciens fussent des Rameau et des Gluck, ni que le chalumeau des bergers de Théocrite valût la flûte de Blavet. Telle est en tout genre la marche nécessaire et inévitable de l’esprit humain ; il n’embrasse que successivement toutes les parties d’un objet, et souvent même il parcourt un cercle d’erreurs avant d’arriver à la vérité. Le temps mûrit toutes nos inventions, et nos progrès se comptent par les siècles. Que signifie d’ailleurs ce souhait absurde et bizarre d’anéantir tous les monuments d’un art ? Il ne faut jamais supposer ni souhaiter que ce qui est possible. M. Mercier voudrait donc que de génération en génération on oubliât tout ce qui a été fait, pour avoir le plaisir de tout inventer ? Eh bien ! dans cette hypothèse inconcevable, qu’arriverait-il ? que l’enfance de l’esprit humain se renouvellerait sans cesse. Comment l’auteur n’a-t-il pas senti la nécessité des idées acquises pour en concevoir de nouvelles ? Qu’il y réfléchisse, et il verra que même pour qu’il puisse raisonner aussi mal qu’il fait sur l’art dramatique, il faut que plusieurs siècles aient conduit cet art au point où il est, et qu’il n’a pas même le mérite de ne devoir qu’à lui ses erreurs et ses chimères.

M. Mercier en veut beaucoup aux poétiques, quoiqu’il en fasse une lui-même. Elles ont tout gâté, dit-il ; aussi propose-t-il de les brûler toutes, à commencer par la sienne. On lui rendra volontiers cette justice ; mais son courroux n’est pas fondé. Les poétiques n’ont pas fait autant de mal qu’il le croit. Ignore-t-il que les poétiques en tout genre n’ont jamais été faites que d’après les modèles, et que Sophocle et Euripide avaient écrit avant Aristote ? C’est donc aux modèles eux mêmes qu’il faut s’en prendre de cet esprit d’imitation qu’il traite d’asservissement stupide, et de ces entraves burlesques rédigées en code, comme il le dit dans son langage hétéroclite et barbare. Je n’aurais jamais cru que la poétique d’Aristote fût burlesque.

À l’égard de l’esprit d’imitation, il est la suite de ce pouvoir naturel que le génie et l’opinion ont sur les hommes ; et, comme ce pouvoir est indestructible, le diriger et l’éclairer est l’ouvrage de la raison ; s’en plaindre est une déclamation vaine. Que produit-il d’ailleurs ? Les hommes du second ordre qui ne sauraient marcher sans guides, trouvent encore de la gloire à recueillir dans la route ouverte par les hommes supérieurs, et rien n’empêche le génie, qui est de tous les siècles, de se frayer encore de nouveaux sentiers. Les uns nous donnent des ouvrages estimables, les autres des chefs-d’œuvre ; et, tandis que l’école de Racine produit Andronic, Absalon et Manlius, le grand homme que Phèdre et Cinna frappent d’admiration, sans l’intimider ni l’asservir, crée Alzire et Mahomet. L’homme sans talent, qui a la tête exaltée d’amour-propre et vide d’idées, le cœur froid, et le goût faux, s’efforce de mépriser ce dont il désespère d’approcher ; annonce qu’il n’imitera pas les bons modèles, parce qu’en effet il ne peut imiter que les mauvais ; dédaigne la poésie, parce qu’il ne sait pas faire de vers ; dénigre les tragédies, parce qu’il compose de mauvais drames, et propose d’abattre tous les théâtres anciens et modernes, pour y substituer, quoi ? la Brouette du Vinaigrier.

M. Mercier ne veut sur notre scène ni tragédie, ni comédie, l’une parce qu’elle déifie les forfaits, l’autre parce qu’elle immole le ridicule avec atrocité. Il préfère incomparablement le drame, qui réunit l’intérêt de la tragédie par des scènes pathétiques, et tout le charme naïf de la comédie par la peinture des mœurs. Ces deux genres ont été maladroitement séparés.

Est-il vrai que les forfaits soient déifiés dans Cinna, dans Britannicus, dans Alzire, dans toutes nos bonnes tragédies ? Supporterait-on sur notre théâtre un seul ouvrage qui n’eût pas pour but de rendre le crime odieux et la vertu aimable ? Dans Mahomet même, où le crime triomphe (exemple infiniment rare sur la scène où il est toujours puni), consultez l’impression qu’éprouve le spectateur, et demandez-lui s’il voudrait être Mahomet plutôt que Zopire. La voix de tous les cœurs, qui est toujours si franche et si vraie chez les hommes rassemblés, quand elle n’est pas étouffée par les passions, vous répondra par acclamation qu’il vaut mieux être l’homme vertueux opprimé, que le scélérat qui opprime. Tout homme qui au théâtre consultera sa conscience, a ré pondu d’avance à M. Mercier, et cela nous dis pense d’en dire davantage sur cette odieuse et injuste imputation.

Celle d’atrocité n’est pas plus fondée à l’égard de la comédie, qui fait justice des ridicules et des travers de la société. Je ne crois pas que personne ait jamais regardé les comédies de Molière comme des ouvrages atroces, et ce terme est tellement déplacé, que l’indignation de tout lecteur raison nable suffit pour le réfuter.

L’auteur accumule les reproches et les critiques contre le genre et le plan de nos tragédies. Mais il serait impossible de le suivre dans sa marche vague et indéterminée. On ne peut savoir bien précisément ce qu’il veut. Il paraît croire que la tragédie pouvait être infiniment plus morale, et d’une plus grande influence politique, et cependant il ne dit point ce qu’il faudrait faire. Quand il blâme avec raison, il se trouve que la censure ne tombe que sur des défauts générale ment réprouvés. Quand il propose des choses raisonnables, il demande que l’on fasse ce que l’on a fait cent fois. Hors de ces deux cas, vous ne trouvez que des déclamations emportées qui ne nous apprennent rien, si ce n’est que l’auteur se bat les flancs pour donner un air de réforme et de législation à des sophismes puérils, nés de l’impuissance et de la mauvaise humeur qui en est la suite.

Par exemple, il rejette ces maximes favorites nouvellement introduites sur la scène ; que le sceptre absout toujours la main la plus coupable ; qu’un crime en morale ne l’est plus en politique ; que les droits d’une couronne ne peuvent se peser au poids de l’équité ; que la bonne foi et la droiture, renversent les empires ; que l’autorité ne peut avoir son entier effet que par la pleine liberté du crime, etc.

 Et qui ne rejette, comme lui, ces maximes ? Lisez le commentaire de Voltaire sur la Mort de Pompée, et vous verrez que M. Mercier ne fait que répéter ce qu’on a dit ; vous verrez qu’il se trompe en disant que ces maximes sont nouvellement introduites sur la scène. Au contraire ce sont de mauvaises déclamations de l’ancienne tragédie, fréquentes dans Corneille, imitées par Crébillon, et qu’on ne trouve ni dans Racine, ni dans Voltaire, parce que leur excellent esprit les a préservés de ce mauvais goût. C’est dans la Mort de Pompée qu’on trouve les principes abominables traduits du discours de Photin dans la Pharsale. C’est dans le Xerxès de Crébillon qu’on lit ce vers cité ci-dessus :

Le sceptre absout toujours la main la plus coupable.

Mais ce qu’il aurait dû savoir, c’est que ce vers et celui-ci de la même pièce,

Le crime n’est forfait que pour les malheureux.

et beaucoup d’autres de ce genre, furent très mal reçus du public.

À l’entendre, les rois ne reçoivent point de leçons assez directes sur la scène ; ils y sont plus flattés qu’instruits. « Il ne faut pas, dit-il, leur montrer leurs semblables, mais leurs inférieurs. Je veux parler de leurs intendants qui les dirigent presque à leur insu. » Et la scène de Narcisse dans Britannicus ? Qu’en dit M. Mercier ? Si jamais il sait donner une plus belle leçon, je lui promets de le placer à côté de Racine, dût-il en être humilié.

« Quelle sera donc la tragédie véritable ? Ce sera celle qui sera entendue et saisie par tous les ordres de citoyens, qui aura un rapport intime avec les affaires politiques, qui tenant lieu de la tribune aux harangues, éclairera le peuple sur ses vrais intérêts, les lui offrira sous des traits frappants, exaltera dans son cœur un patriotisme éclairé, etc. Mais que nous sommes loin de la tragédie nationale !... Je persiste donc à dire que ce ne sera que dans les états vraiment libres que la tragédie élèvera sa tête auguste et fière, et qu’elle déploiera toute sa pompe et son utilité. »

Cette conséquence était nécessaire pour expliquer ce qui précède. Il est clair qu’on ne peut donner au peuple un spectacle qui lui représente ses intérêts politiques, que dans un état où le peuple sera souverain. Dans les gouvernements où il n’entre pour rien, un plan de cette nature non-seulement ne serait pas admis, mais même serait mal imaginé. Mais conviendrons-nous avec l’auteur que la tragédie ne peut exister que dans les républiques ? Cet arrêt me semble un peu dur, et l’Europe en appellera. Ne dirait-on pas qu’une nation est stupide et insensible, dès qu’elle est gouvernée par un roi ? Quoi ! parce qu’on ne pourra pas nous entretenir de liberté et de politique, on ne pourra plus parler à notre âme, à notre imagination, à notre esprit ! Nous ne pourrons plus répandre des larmes sur les malheureux, nous attendrir sur les vertus bienfaisantes, nous élever à l’aspect de la grandeur et de l’héroïsme ? M. Mercier est un étrange législateur.

Nos tragédies, dit-il, ne sont pas bonnes pour tous les ordres de citoyens. Et qu’est-ce donc qui est bon pour toutes sortes d’hommes ? On ne le dirait pas même d’un sermon. Car il faut parler à la cour autrement qu’à des paysans. Pourquoi donc veut-il absolument que nos tragédies soient pour le peuple ; répète-t-il sans cesse ce mot de peuple, nous reproche-t-il amèrement de ne pas travailler pour le peuple, de mépriser le peuple ? Eh ! non, M. Mercier, on ne le méprise point ; au contraire, on le recommande sans cesse à ses maîtres, et l’on a osé plus d’une fois leur dire en son nom des vérités plus véritablement courageuses que vos indécentes invectives contre tout ce qui n’est pas peuple. Mais où avez-vous pris que dans les beaux-arts il faille travailler pour le peuple et non pas pour une classe d’hommes choisis ? Comment ne vous êtes-vous pas souvenu que le plaisir que ces arts procurent demande, pour être goûté, un certain degré d’instruction, dont le peuple, du moins dans l’état politique de la plupart des nations de l’Europe, ne peut pas être susceptible ? Est-ce le peuple qui vient à nos spectacles ? Il n’en a ni le temps, ni le moyen. Vous me direz peut-être qu’il devrait l’avoir ; car rien ne vous embarrasse. Mais alors chargez-vous donc de changer le gouvernement et la police. Faites que les choses soient ou puissent être autrement qu’elles ne sont. Faites que les trois quarts et demi des habitants d’une grande ville ne soient pas nécessairement occupés d’un travail qui est leur unique ressource pour subsister. Faites que, sur un temps qui leur suffit à peine pour travailler, ils prennent le moment de s’instruire. Faites que, sur le salaire dont ils se nourrissent, ils prennent de quoi payer une place au spectacle ; et quand vous aurez fait tout cela, il sera faux encore qu’il faille composer des tragédies pour le peuple.

Oui, sans doute, il y a dans tous les arts un effet général fait pour être senti par tous les hommes, par tout ce qui n’est pas brute ; et cet effet, nos tragédies le produisent. Elles font pleurer des hommes de toute condition, dans les jours où le spectacle est ouvert gratis. Mais s’ensuit-il que ces hommes soient les meilleurs juges, les juges naturels des arts ? Non ; cette assertion serait absurde. Ce serait prétendre que moins on a les organes exercés et a l’esprit cultivé, moins on a d’idées, de sentiments, de délicatesse, de sensibilité, mieux on juge du talent d’éclairer la raison, et d’émouvoir les cœurs.

Non, les besoins des hommes ne sont pas tous les mêmes. Ils varient selon le différent caractère que leur donnent leurs diverses occupations, et l’éducation qu’ils ont reçue ; et, quoique le peuple, comme je viens de le dire, pleure à la tragédie qu’il voit une fois en dix ans, il aimera toujours mieux un spectacle plus analogue à ses goûts, à ses mœurs, à son ton, et il préférera Taconet ne faut-jouant le Savetier à Lekain jouant Mahomet, et peut-être préférera-t-il à tous deux le cabaret et la guinguette.

Mais, dit M. Mercier, parlez à la multitude de ses mœurs, de sa fortune, de sa position actuelle ; elle vous entendra. Je veux croire qu’elle s’amuse à vous entendre. Mais, pour lui parler d’elle, il pas faire de tragédie. Ses mœurs, sa fortune, sa position, en aucun temps, n’ont rien de tragique. Le drame lui en parlera. Soit. Qui vous dit le contraire ? Mais prouvez-vous par-là qu’il vaille mieux que la tragédie, ou qu’il faille faire de la tragédie ce que vous appelez un drame ?

C’est donc bien gratuitement qu’on voudrait faire redescendre les arts de la hauteur où des génies sublimes les ont élevés, au niveau des esprits les plus vulgaires et les plus grossiers. Un écrivain qui dans un siècle aussi éclairé que le nôtre propose sérieusement une pareille extravagance, ne fait voir autre chose, si ce n’est qu’ayant le regard trop faible pour envisager les arts, il voudrait les rabaisser jusqu’à lui. Ce faux air de popularité philosophique, cette affectation de compter le peuple pour beaucoup, est un masque qui ne peut en imposer qu’à des dupes. C’est faute de pouvoir plaire à la classe des hommes instruits que l’on en appelle au peuple ignorant ; et dire qu’on ne veut avoir que lui pour juge, lorsqu’il est évident qu’il ne sera jamais à portée de juger, c’est un subterfuge de l’amour-propre qui cherche à infirmer des suffrages qu’il n’espère pas ; et qui, sûr de perdre son procès partout, appelle à un tribunal chimérique. Virgile et Racine, Apelles et Sophocle, Phidias, Raphaël et Bouchardon n’ont pas travaillé pour le peuple, et si quelqu’un fût venu leur dire : « Vous travaillez vaniteusement pour les rois, pour les grands, pour les gens de lettres, pour les amateurs, pour les hommes instruits et bien élevés. Laissez là vos prétentions vaniteuses ; vous n’avez rien fait, votre gloire est étrangère à la plupart de vos citoyens. Travaillez pour le peuple, si vous voulez être grands. » Si quelqu’un leur eût tenu un pareil discours, ils auraient dit : Cet homme est un fou, ou un mauvais artiste.

Malgré son excessive prédilection pour la multitude, il échappe pourtant à l’auteur un trait de mépris lancé contre elle, et qui semble contredire l’estime singulière qu’il en fait. Il s’agit de la comédie, et il n’aime pas plus les comédies qui font rire, que les tragédies qui font pleurer. Il annonce un grand dédain pour ceux qui vont chercher au spectacle cette convulsion machinale qui passe pour le signal de la joie. C’est ainsi qu’il définit le rire. « Il faut, dit-il, abandonner à la farce ces ris tumultueux qui appartiennent à la populace, et qui devraient faire dire à un auteur sensé, comme à Périclès : Mes amis, n’ai-je point lâché une sottise ? »

Ah ! l’on vous y prend, M. Mercier. Vous pensez donc que le peuple, ce juge infaillible, ce juge-né des productions dramatiques, a pourtant si peu de bon sens, que, lorsqu’il rit bien fort, un homme sensé doit croire qu’on a dit une sottise. Voilà une terrible contradiction, et dont je pour rais tirer bien des conséquences. Mais j’en conclurai seulement que vous haïssez encore plus les comédies qui font rire, que vous n’aimez le peuple.

Vos jugements sur Molière sont curieux. « Le Misanthrope est peu soutenu... Il ne paraîtra a que bizarre, si on le compare au Timon des anciens... L’Avare passe les bornes... Le Bourgeois Gentilhomme est un imbécile. Les traits des Femmes Savantes sont extraordinairement chargés, et à un point méconnaissable. »

Ah ! Molière ! Molière ! où êtes-vous ? Trissotin et Vadius n’étaient pas si plaisants que nos dramatistes législateurs ; et quelle scène ceux-ci vous auraient fournie !

Si Molière est ainsi traité, quoiqu’il soit le seul à qui l’auteur accorde quelque mérite, on juge bien qu’il épargne encore bien moins tous les autres, et surtout Racine, pour lequel il a une haine qui ne lui permet pas d’en parler de sang froid. Voyez, par exemple, comme il s’exprime sur les Plaideurs : « Les Plaideurs de Racine sont une misérable farce où il n’y a ni génie, ni goût, ni vérité... Les mémoires du temps disent que Louis XIV, qui riait peu, rit beaucoup à la représentation de cette farce. À moi, elle me fait peine et pitié. »

 Vraiment Molière rit beaucoup aussi à cette misérable farce, et le suffrage de Molière en fait de comédie est trop peu de chose pour empêcher M. Mercier de dire : à moi, elle me fait peine et pitié. Cet à moi en opposition avec Louis XIV et Molière n’est pas vaniteux. Ce n’est pas là le mot. Mais, lorsqu’on écrit de ce ton, comment parle-t-on de vanité ?

Ce serait d’ailleurs perdre son temps que de justifier devant M. Mercier le Misanthrope, les Femmes Savantes, l’Avare, le Bourgeois Gentilhomme, les Plaideurs. On ne se ferait pas entendre. Que dire à un homme qui veut qu’on mette les grands nus sur la scène, et qu’on les batte de verges, jusqu’à ce que le cri de leur âme orgueilleuse échappe avec l’aveu de la vérité ? C’est une espèce de question morale qu’il faudrait leur donner. Eh ! M. Mercier, pourquoi voulez-vous absolument faire des poètes dramatiques autant de questionnaires ? On ne dit déjà que trop souvent, le bourreau d’auteur !

Je rencontre à tout moment des contradictions bien plus choquantes que celle qu’on vient de remarquer. Par exemple, M. Mercier annonce le mépris le plus profond, le plus altier, le plus senti, pour tout ce qui s’appelle règles de l’art ; et dès qu’il suppose qu’on peut les lui opposer, les expressions lui manquent pour exprimer le dédain que lui inspire une si faible et si ridicule défense. Eh bien ! ce même M. Mercier, en faisant l’éloge des poètes allemands qui ont adopté le genre du drame, désirerait seulement qu’ils fussent plus rigides sur les règles théâtrales. Il a senti tout ce que ce mot pouvait avoir d’étonnant dans sa bouche, et il a ajouté, non comme règles, mais comme source d’un plus grand intérêt. Ailleurs il parle de cette unité précieuse, non comme règle d’Aristote, mais comme règle du bon sens. Ah ! M. Mercier, pouvez-vous ainsi d’un trait de plume renverser tout votre ouvrage ? Vous admettez donc les règles théâtrales comme source d’un plus grand intérêt. Eh ! qui jamais vous a dit autre chose ? Les lois des arts ont-elles une autre sanction ? Sont elles autre chose que l’observation réfléchie de la nature imitée ? Et n’est-ce pas de la connaissance de ces effets que résulte l’intérêt dans la poésie, dans la peinture, dans la musique ? Est-ce le nom d’Aristote ou le bon sens qui doit rendre précieuse l’unité ? À qui répondez-vous ? Que deviennent toutes vos déclamations, vos sarcasmes, vos in jures contre ces pauvres gens, ces maîtres sots, qui ont la bêtise de penser, comme vous, que l’observation des règles théâtrales est la source d’un plus grand intérêt, et que l’unité est précieuse, non comme règle d’Aristote, mais comme règle du bon sens ?

C’est ainsi que les déclamateurs se trahissent eux-mêmes, et font croire que, si la vérité n’est pas dans leurs écrits, elle est souvent malgré eux au fond de leur cœur. En effet, quelle est la source de tant de paradoxes ? La voici. Il y a bien quelque difficulté à dire des choses neuves et raisonnables. Il faut alors assez d’esprit et d’imagination pour saisir et développer ce que pensent les hommes de bon sens, et pour leur rendre compte de leurs idées. Mais rien n’est si facile que d’écrire des choses extraordinaires et insensées, et c’est le parti que prennent des rhéteurs médiocres qui ne peuvent autrement attirer l’attention, et qui même de cette manière n’y parviennent pas toujours. Il y en a tel qui n’est jamais venu à bout d’obtenir un ridicule. Mais on sent bien que ceci ne peut pas s’appliquer à M. Mercier. Il a été plus heureux.

Il est vrai qu’il a bien fait tout ce qu’il fallait pour y réussir. Il ne propose rien moins que mettre sous les yeux du spectateur l’hôpital général, et si on le fâche, Bicêtre, et là-dessus il s’écrie, comme on s’en doute bien, nature ! humanité ! droits sacrés ! etc. Car c’est à la faveur de ces noms respectables qu’on fait prendre le change à ceux qui ne réfléchissent pas. La cause de quelques plats écrivains semble être alors celle du bien public, et les folles saillies de leur amour-propre ressemblent à l’enthousiasme de l’humanité. Mais ne confondons rien. S’il y a d’horribles abus dans ces malheureuses retraites où la pitié et la vengeance publiques font également des victimes, à Dieu ne plaise qu’on veuille refroidir le zèle du citoyen sensible et courageux qui entreprendrait de les mettre au grand jour, et de les exposer aux yeux d’un gouvernement qui ne demande qu’à les réformer, et d’un jeune monarque qui n’a montré encore d’autre ambition que celle de faire le bien. Mais, si l’on réfléchit un moment, ne voit-on pas que de pareils objets peuvent être la matière d’un bon livre, d’un excellent mémoire, et ne feraient qu’un drame détestable, un spectacle dégoûtant, dont tout le monde détournerait les yeux ? N’y a-t-il pas une égale ignorance de l’art dramatique et du cœur humain, à croire qu’on peut mettre sur la scène ces cloaques infects, ces réceptacles abominables de toutes les misères et de toutes les infamies qui déshonorent l’espèce humaine ? N’est-ce pas se méprendre étrangement que de proposer aux hommes rassemblés non ce qui peut émouvoir leur cœur, mais ce qui doit le soulever et le flétrir ? Quiconque ne connaît pas les bornes d’un art, n’en a pas la première idée. Qui ne sait pas où il s’arrête, n’a jamais bien su où il commence.

Cependant observez quel ton se permettent ces novateurs absurdes, quels regards de pitié ils semblent jeter sur ceux qui ne prennent pas leurs rêveries pour des lois. Remarquez qu’ordinairement ceux qui discutent des matières problématiques dans lesquelles la diversité d’avis peut être excusable ou même fondée, ne se répandent pas ainsi en injures, ont l’air du doute, pèsent les raisons de leurs adversaires, et conçoivent très bien qu’on puisse avoir un avis différent du leur. Mais nos charlatans littéraires, nos écrivains à paradoxes sont bien loin de cette modération. Et pourquoi ? Il faut ici leur rendre justice : c’est que le ton qu’ils prennent est en effet le seul qu’ils puissent prendre. Si l’on déraisonne tranquillement, il est impossible de se faire écouter un quart-d’heure. Il faut au moins étourdir un peu le lecteur quand on ne se flatte pas de le con vaincre ; il faut cet air de persuasion, de confiance intime, ce langage d’illuminé, ces formules d’enthousiasme, cette ivresse prophétique, enfin tout cet appareil sous lequel on s’efforce de cacher le vide des idées et le défaut de sens ; et comme surtout on n’a rien tant à craindre en ce genre que les esprits sensés qui examinent, on ne peut trop se prémunir et s’armer à toutes les pages contre la raison et le goût. On ne peut les traiter avec un mépris trop brutal. Il faut réprouver ces deux mots comme exprimant les plus misérables et les plus indignes petitesses ; il faut faire rougir quiconque oserait les prononcer ; il faut les regarder comme des signes infaillibles d’anathème littéraire. Il est évident qu’il y a une sorte d’adresse dans ce procédé. Ceux qui écrivent des paradoxes, ne pouvant être confondus que par le raisonnement, ont un intérêt direct à décréditer le raisonnement comme le fléau de tous les arts, et à faire valoir les déclamations comme la marque distinctive du génie. Ils ressemblent à ces faux prophètes qui, vous débitant des fables, vous dé fendent surtout de raisonner, et entrent en fureur au seul mot de raison. M. Mercier, de tous les faux prophètes en littérature est donc celui qui doit invectiver avec le plus de violence, parce que c’est celui qui extravague avec le plus d’audace.

Comment qualifier, par exemple, les préceptes qu’il donne au jeune néophyte qu’il veut former au drame, et qu’il suppose exclusivement épris de ce genre : « Si tu ne peux soutenir la moindre contradiction, si tous tes sens s’enflamment à la vue des détracteurs, obéis à ton enthousiasme, il est le gage de tes succès. Je te permets des transports pour Corneille, pour Molière, pour Shakespeare, pour Richardson. Mais si par malheur tu idolâtrais Racine au point de le préférer à tout autre poète ; si, ému des charmes de son style, tu t’imaginais qu’il est le premier poète dramatique, lis-le ; mais ne compose point. »

Le lecteur doit rire sans doute de ce ton magistral, je te permets, ne compose point. Mais dans cet arrêt de réprobation lancé contre ceux qui par malheur idolâtrent Racine, n’y aurait-il pas quelque intention maligne ? Je l’avoue à ma honte. J’ai fait un éloge de Racine. Il se pourrait bien que je fusse pour beaucoup dans cette proscription générale qui enveloppe tous les amateurs de ce froid bel-esprit[3]. Si même on entrevoyait dans cette phrase encore plus de haine pour le pané gyriste que pour le héros, il serait assez probable que l’arrêt de damnation n’aurait été prononcé que pour avoir le plaisir de réprouver cet infortuné panégyriste de Racine, et dans ce cas il y aurait de quoi s’amuser de la démence des passions.

Il est vrai pourtant que je suis de l’avis de ceux qui, en aimant prodigieusement Racine, lui préfèrent encore au théâtre Voltaire, comme plus puissamment dramatique. Ainsi, j’échappe à l’arrêt fatal lancé par M. Mercier, et ce n’est pas du moins à ce titre qu’il me dira, ne compose point. Mais quel bonheur qu’il n’y ait pas eu au commencement de ce siècle un législateur littéraire aussi accrédité que M. Mercier ! Que devenait Voltaire qui par malheur idolâtrait Racine de la meilleure foi du monde, et le préférait hautement à tout autre poète dramatique ? M. Mercier lui aurait dit : Ne compose point ; et peut-être Voltaire, frappé de cet anathème si majestueusement prononcé, se serait prosterné devant le prophète. Il aurait obéi, et, de l’aveu même de M. Mercier, qui veut bien faire cas de Voltaire, nous aurions perdu quelque chose.

Qu’on ne soit pas étonné au reste qu’il regarde Racine comme un si mauvais modèle. Il ne lui accorde d’autre mérite que celui du style ; et quand il reconnaît en lui la douce harmonie des vers, l’enchantement du langage (il voulait dire un langage enchanteur ; il ne faut pas y regarder de si près avec lui), la précision heureuse et le fini de l’élocution, il ajoute comme un homme qui vient de faire un effort horrible, et qui n’en peut plus ; est-on content ? En effet il faudrait bien de la mauvaise humeur pour ne pas l’être. On pourrait peut-être demander si par hasard Racine n’a pas quelque sensibilité, quelque connaissance légère du cœur humain, quelque idée de la contexture dramatique, quelque justesse dans le dialogue, quelque vérité dans les caractères ; mais ce seraient de bien misérables chicanes, et l’on aurait mauvaise grâce à proposer ces bagatelles à M. Mercier. Il répondrait ce qu’il dit en parlant de Corneille : Aquila non capit muscas. Un aigle ne s’amuse pas à prendre des mouches. Il n’y a rien de tout cela dans le divin Shakespeare ; ainsi de quel prix tout cela peut-il être ? Si vous le poussez à bout, il vous dira avec une humilité respectable : Je ne donnerais pas mon théâtre pour celui de Racine. Voilà jusqu’où M. Mercier s’abaisse quelquefois, jusqu’à entrer en comparaison avec ce petit bel esprit ! On voit qu’il a ses moments de modestie.

Il faut bien qu’il en ait parfois de pareils pour se faire pardonner le léger égoïsme qui préside à tout son ouvrage, et dont voici les plus saillants. Il n’a fait que des drames, et rien n’est bon que le drame. Il a écrit tous ses drames en prose, et il nous dit ; il ne faut écrire un ouvrage dramatique qu’en prose. Il n’a jamais été joué qu’en province, et il n’y a de vrai juge que la province. C’est d’elle que partira désormais toute réputation littéraire. Il n’a jamais pu être couronné par aucune académie, quoiqu’il ait toujours concouru en prose et en vers, et il veut que rien ne puisse nous endormir comme les discours académiques, rien, pas même les drames. Il invoque toujours le jugement du peuple, et cela ferait soupçonner qu’il ne compte pas beaucoup sur celui des gens éclairés, si l’on ne savait quel accueil ils ont fait à Olinde et Sophronie, au Juge, au Déserteur, au Faux ami, etc. Si l’on ne craignait d’entrer dans de trop longs détails, on ferait voir, en mettant l’auteur à côté de son livre, que ce dernier n’est qu’un miroir dans lequel M. Mercier se regarde sans cesse, pour vous dire à chaque page : Faites ce que j’ai fait ; c’est la perfection. Aussi proteste-t-il qu’il abhorre l’égoïsme.

Le trait le plus fort est sans doute celui-ci : Si tu ne peux soutenir la moindre contradiction, cet enthousiasme est le gage des succès. Allez-lui reprocher ensuite une obstination intolérante, poussée jusqu’au point de défendre d’écrire à quiconque ne pense pas comme lui. Il vous répondra : J’obéis à mon enthousiasme. C’est le gage des succès.

Quels progrès nous avons faits ! J’ai beau parcourir le siècle passé, je n’y trouve point de traces de cette noble confiance. Les pauvres gens ! Ils n’avaient point d’enthousiasme.

La dernière preuve de cet égoïsme, celle par laquelle il faut finir, c’est le suprême dédain qu’il a pour l’art d’écrire, la diction, le langage. Il ne conçoit pas comment un homme qui aurait le mot propre, pourrait jamais avoir du talent, et comment il existe quelque génie sans une multitude de solécismes. C’est à l’écrivain, dit-il, à modifier la langue, et non à recevoir sa loi. Laissez donc crier la foule classique, et créez-vous un idiome qui vous appartienne.

Si l’on daignait répondre sérieusement en faveur de ceux que ce ton dogmatique pourrait séduire, on ferait observer à M. Mercier que tous les grands écrivains modifient la langue sans la violer, et que si l’on у trouve des fautes (parce qu’il y en a partout), leur idiome qui leur appartient, n’est jamais barbare, quoiqu’ils l’aient créé. La violation continue des règles de la grammaire, toutes fondées sur celles du bon sens, n’est qu’une ignorance grossière, et il est très rare que les beautés de style soient des fautes de diction, quoiqu’il y ait des exemples de fautes heureuses. Il ne faut donc pas tirer avantage de ces fautes. Il faut seulement, lorsque l’on s’en permet, se demander si l’on a de quoi les faire excuser. Il faut se souvenir qu’il n’y a point de talent d’écrire sans le mot propre, parce que la première loi est d’exprimer ce qu’on veut dire. Il ne faut pas avoir l’air de croire que, dans un auteur d’un style in correct et inégal, tel, par exemple, que Corneille, la force de son génie tienne en quelque chose aux fautes de son style. C’est une erreur démentie par le fait ; car tous les beaux endroits de Corneille sont très purement écrits. Ce n’est donc pas, quoi qu’en dise M. Mercier, une preuve de génie, s’il n’y a pas dans son livre une page qui ne soit hérissée de termes impropres, de mauvaises métaphores et de constructions barbares. J’en citerai quelques exemples pris au hasard.

« Une bonne bourgeoise de Paris n’a jamais eu en bouche les fades quolibets de la halle... Pourquoi n’aurions-nous pas le courage de dénoncer à la nation les vertus d’un homme obscur ?... Toutes les passions soulèvent à la fois l’Océan de son âme... Le vrai critique ne se contenterait pas de savoir moucher la lampe. Il saurait aussi y verser de l’huile... Si la comédie préside à décider de l’habit, du langage, du maintien... Que le ridicule soit le despote de ces êtres faux et dégénérés... La comédie faisait monter le vicieux sur l’échafaud de la honte publique... Il est dommage que cette salutaire imitation ait dégénéré en licence... Les sensations mixtes apportent à l’âme une sensation nouvelle... Que le poète m’ouvre la scène du monde, et non le sanctuaire d’un seul homme... Je ne veux point le voir, ni ne veux point l’entendre... Je veux créer ma sensation, et non la recevoir... Poursuivez vos tableaux... Si l’on veut étendre une corruption générale... Ne vois-tu pas une jeunesse dans l’âge d’imitation s’imbiber de leurs caprices ?... Ce troupeau qui se croit seul exister dans l’univers... etc.

En voilà bien assez. Cette foule de barbarismes est rassemblée dans quelques pages. On peut juger du reste. Il est naturel qu’avec cette manière d’écrire on affecte un grand mépris pour ceux qui parlent français.

 

 

ACTE I

 

La scène est dans la maison de Sorogoud pendant les trois premiers actes.

 

 

Scène première

 

SOROGOUD, TRUMAN

 

SOROGOUD.

Truman, j’aime à vous voir ce zèle, cette ardeur,

Ce goût pour un état qui fait votre bonheur.

Le commerce vous plaît, et cette noble étude

Vous a fait du travail une heureuse habitude.

Les soins que vous prenez, devenus des plaisirs,

Du vice et de l’ennui préservent vos loisirs.

Une telle conduite est bien rare à votre âge ;

Je vois que vous tiendrez tout ce qu’elle présage ;

Que vous viendrez un jour jusqu’à ce haut degré

Où le négociant, aux grands objets livré,

S’approche des ressorts qui meuvent les puissances,

Soumet la politique à ses calculs immenses,

Et souvent de lui seul voit dépendre à la fois

Les ressources du peuple et les forces des rois.

Faut-il que Barneveldt, qu’un élève que j’aime,

Soit aussi différent de vous... et de lui-même !

Combien il est changé ! longtemps nous l’avons vu

Fidèle à ses devoirs, au travail assidu.

Il a tout oublié, nous fuit et nous néglige.

Je ne le connais plus ; il m’étonne, il m’afflige.

Il s’est de la maison absenté plusieurs nuits.

D’une première erreur je crains les tristes fruits.

Elle mène souvent plus loin que l’on pense.

Pourquoi n’a-t-il en nous aucune confiance ?

Il appelle un laquais.

John.

JOHN.

Monsieur ?

SOROGOUD.

Barneveldt n’est pas encor rentré ?

JOHN.

Non, monsieur.

SOROGOUD, à Truman.

Vous voyez.

TRUMAN.

Ah ! je suis pénétré

Des torts de mon ami, des chagrins qu’il vous cause,

Et surtout des dangers où je vois qu’il s’expose.

À s’ouvrir avec moi ce cœur accoutumé,

Ce cœur où je lisais m’est aujourd’hui fermé.

Il paraît même ici redouter ma présence.

Il craint que je n’aspire à vaincre son silence.

Il craint peut-être, il craint, à l’aspect d’un ami,

D’être dans sa réserve encor mal affermi.

Il sent que les secrets qu’il renferme avec peine

De son âme échappés voleraient dans la mienne.

Je veux l’entretenir : il me fuit vainement.

Pour les infortunés il est plus d’un moment

Où par l’excès des maux le cœur flétri s’affaisse ;

Il ne peut plus porter le fardeau qui l’oppresse ;

Il cherche des appuis, et, lorsque l’amitié

Vient de ce poids amer demander la moitié,

En peut-on repousser l’empressement si tendre ?

On n’en a pas la force ; il daignera m’entendre.

J’ose encor l’espérer.

SOROGOUD.

Oui, j’estime son cœur.

Je chéris de ses mœurs l’innocente douceur.

Je dis plus ; offensé de ses longues absences,

J’ai cru devoir user de quelques remontrances.

Il était si confus ! Dans sa timidité

J’ai cru voir tant de honte et tant d’honnêteté !

Je n’ai pas, je l’avoue, insisté davantage.

J’ai craint de l’affliger. Ah ! Truman, à cet âge,

Où la rougeur modeste est encor sur le front,

L’erreur est si facile et le remords si prompt !

Non, je n’ai pas voulu de ce cœur si sensible

Arracher de sa faute un aveu trop pénible.

Croyant qu’il la sentait, j’ai dû tout espérer ;

Mais il l’aggrave encor, loin de la réparer.

L’amour, ou je me trompe, a maîtrisé son âme,

Ce sentiment en lui n’est pas ce que je blâme :

Il sied à la jeunesse, il sert à la polir,

Et, loin de la corrompre, est fait pour l’embellir ;

Donne un ressort de plus à notre âme exercée,

Anime le courage, élève la pensée,

Ajoute à la nature, et sait la façonner

Par le joug le plus doux qu’on puisse lui donner.

Tout dépend de l’objet à qui l’amour nous lie.

Le premier choix du cœur fait le sort de la vie.

Celui de Barneveldt ne semble pas heureux.

Vous le cacherait-il, s’il n’a rien de honteux ?

Ah ! c’est à son ami qu’on parle de sa flamme ;

La confidence alors est un besoin de l’âme ;

Et la première fois qu’on se sent attendrir,

C’est devant l’amitié qu’on veut s’en applaudir.

De Sara, m’a-t-on dit, il adore les charmes.

TRUMAN.

De Sara ! vous savez ?...

SOROGOUD.

Dans mes justes alarmes,

J’ai voulu m’éclaircir : j’ai fait suivre ses pas.

Il est encor chez elle.

TRUMAN.

Ah ! dans quel piège, hélas !

Malheureux Barneveldt, ta jeunesse entraînée !...

Sara de plus d’un crime est déjà soupçonnée.

Veuve dans son printemps, sans naissance et sans biens,

Elle eut, dit-on, recours à de honteux moyens ;

Elle paraît naïve à force d’artifices,

Séduit par ses talents et même par ses vices.

Elle excelle en cet art si propre à nous charmer,

De feindre tout l’amour qu’elle veut allumer.

Que je plains Barneveldt, si cette enchanteresse

A surpris de son cœur la première faiblesse !

Combien pour son malheur elle en peut abuser !

SOROGOUD.

Au penchant qui l’égare il se faut opposer.

Son oncle, dont il est la plus chère espérance,

L’a fait dans ma maison élever dès l’enfance,

Retiré du commerce, il goûte ce repos

Qui nous paraît si cher après de longs travaux.

Près des bois de Windsor, ce vieillard vénérable

Habite en solitaire un asile agréable.

Il y vit sans ennuis, sans trouble et sans témoin.

Du sort de Barneveldt il m’a remis le soin.

Je me tiens honoré de cette confiance,

Et ne peux la payer que par ma vigilance.

Jusque ici Barneveldt, exact et scrupuleux,

Apportait le premier ses comptes sous mes yeux.

Je les demande en vain ; revoyez-les vous-même.

Ramenez au devoir ce jeune homme que j’aime.

Croyez qu’il m’est bien cher : j’avais même pensé...

Ah ! jeunesse, au bonheur as-tu donc renoncé ?

Quel usage fais-tu des beaux jours de la vie ?

Allez, sage Truman, envoyez-moi Lucie.

 

 

Scène II

 

SOROGOUD, seul

 

Je vois depuis un temps que des ennuis secrets

Paraissent obscurcir son humeur et ses traits.

Il semble qu’à-présent tout ce que j’envisage

Se couvre autour de moi d’un lugubre nuage.

 

 

Scène III

 

SOROGOUD, LUCIE

 

SOROGOUD.

Ma fille, de tes soins j’ai lieu d’être content.

C’est de toi désormais que ma maison dépend,

Tu le sais, et depuis que j’ai perdu ta mère,

Toi seule as consolé les vieux ans de ton père.

Je m’efforce à mon tour d’amuser tes loisirs.

J’appelle auprès de toi le monde et ses plaisirs.

On te recherche, on t’aime, et tu vois à ma table

Ce que Londres aujourd’hui connaît de plus aimable.

Des hommes de tout âge et de tous les états,

À te plaire empressés, se fixent sur tes pas.

LUCIE.

Quoique vous présumiez de mes faibles mérites,

Pourquoi m’attribuer l’honneur de leurs visites ?

Ils vous rendent justice, ils vous révèrent tous,

Et l’on doit s’honorer d’être reçu chez vous.

SOROGOUD.

Ah ! ma fille, crois-moi, ce monde si volage,

Qui poursuit du plaisir la fugitive image,

Ne porte point pour moi le respect et l’égard

Jusqu’à vouloir remplir les moments d’un vieillard.

Il craint de partager les ennuis de mon âge.

Hélas ! lorsque du temps on éprouve l’outrage,

Quand le monde commence à s’éloigner de nous,

Oh ! ma chère Lucie, oh ! combien il est doux

De trouver près de soi ceux qu’une loi bien chère

Rend de nos derniers ans le soutien nécessaire !

Ma fille, je voudrais t’assurer ce bonheur,

Dont sans cesse avec toi je ressens la douceur.

Je voudrais, près du terme où finit ma carrière,

Te voir heureuse épouse et plus heureuse mère,

Jouir des droits sacrés et des biens précieux

Que la nature a faits pour les cœurs vertueux.

Dis-moi, dans cette foule à te suivre assidue,

Aucun objet encor n’a-t-il fixé ta vue ?

Ne contrains point tes vœux : pourquoi les captiver ?

Aux plus brillants partis tu peux les élever.

Seul fruit de notre hymen que m’ait laissé ta mère,

La nature et mon cœur te font mon héritière.

Ta fortune est immense, et chaque jour enfin

De nouveaux aspirants me demandent ta main.

Mais c’est de ton seul choix que ton sort doit dépendre.

Ici sans ton aveu l’on n’a rien à prétendre,

Et mon pouvoir sur toi n’est que le droit flatteur

De confirmer les vœux qu’aura formés ton cœur.

LUCIE.

Disposez de Lucie. Oui, les bontés d’un père

M’en rendent chaque jour l’autorité plus chère.

Ne la déposez pas, daignez vous en servir.

Vous voulez mon bonheur : craindrais-je d’obéir ?

Souffrez que je soumette à votre expérience

De mon cœur, de mes ans la naïve imprudence.

Nos parents ont sur nous un bien juste pouvoir.

Nous ne savons qu’aimer, et vous savez prévoir.

SOROGOUD.

Ce jeune baronnet, ce chevalier aimable,

Qui tient dans sa province un rang considérable,

Me semble plus qu’un autre épris de tes appas...

Songe que je propose et ne commande pas.

LUCIE.

Puisque vous permettez que, sous les yeux d’un père,

Mon âme en ce moment se montre tout entière,

J’avouerai que l’époux que j’aurais préféré

N’est point un grand seigneur de titres décoré,

Qui, tout fier de son nom qu’il est réduit à vendre,

En acceptant mon bien croirait encor descendre.

Le commerce me plaît : j’y borne tous mes vœux,

Et je chéris l’état où mon père est heureux.

J’ajoute, en implorant toute votre tendresse,

Que c’est trop tôt peut-être enchaîner ma jeunesse.

Je voudrais éprouver ma raison et mon cœur.

Le premier sentiment n’est souvent qu’une erreur.

Je voudrais que choix que vous me laissez faire

Fût applaudi de tous et digne de mon père.

SOROGOUD.

J’approuve tes desseins, j’en dois bien espérer ;

Ta jeunesse, il est vrai, permet de différer.

Mais d’où naît ce chagrin dont j’ai cru voir les traces,

Et qui de ton printemps vient obscurcir les grâces ?

Qui pourrait t’affliger ? d’où vient cette douleur

Au matin de tes ans, dans l’âge du bonheur ?

La douleur est pour ceux qui connaissent la vie,

Et non pas pour ton âge, ô ma chère Lucie !

Où l’on désire tant, où l’on connaît si peu !

LUCIE.

Heureuse auprès de vous, je vous ferai l’aveu,

Que ces plaisirs bruyants que cherche la jeunesse

Quelquefois dans mon âme ont porté la tristesse.

Le monde me fatigue et ne m’attache pas.

Un instant de contrainte, un secret embarras,

Peut-être ont sur mon front jeté quelque nuage.

Votre amour paternel n’en peut prendre d’ombrage.

Je préfère aux plaisirs que l’on croit les plus doux

Ce moment où mon cœur s’entretient avec vous.

SOROGOUD.

Ta tendresse pour moi me rassure et me charme...

J’ai mes chagrins aussi.

LUCIE.

Vous !

SOROGOUD.

Barneveldt m’alarme.

Sa conduite avec nous m’a vivement touché.

LUCIE.

Mon père... il est sensible ; il vous est attaché...

Et bientôt à lui-même il reviendra sans doute.

Barneveldt ne sait pas les chagrins qu’il nous coûte.

SOROGOUD.

À toi !

LUCIE.

Cet intérêt que vous prenez à lui

Peut-il m’être étranger ?... D’ailleurs jusqu’aujourd’hui

Il mérita vos soins : tout en lui dut vous plaire.

Élevé près de moi, je l’aime... comme un frère.

SOROGOUD.

Ah ! peut-être il pouvait... ingrat, tu ne sais pas

Combien tu m’étais cher ! et quels projets... Hélas !

Ils sont anéantis : l’espérance est perdue.

Que d’erreurs l’avenir présente à notre vue !

Et faut-il si souvent sentir qu’on ne peut rien

Pour le bonheur d’autrui non plus que pour le sien !

Adieu, ma fille, adieu.

 

 

Scène IV

 

LUCIE, seule

 

Que m’a-t-il fait entendre ?

Il parlait de projets... Mais puis-je m’y méprendre ?

Quel autre ?...

 

 

Scène V

 

LUCIE, POLLI

 

LUCIE.

Ma Polli, connais-tu le bonheur

Que mon père en secret préparait à mon cœur ?

Combien ses volontés d’accord avec ma flamme !...

Il n’a pas achevé ; mais j’ai lu dans son âme.

Il me le destinait.

POLLI.

Qui ! Barneveldt ? Son choix...

LUCIE.

Peux-tu le demander au transport que tu vois ?

Oui, je l’eusse épousé, j’eusse été fortunée...

Par quelle illusion suis-je encore entraînée ?

Qu’importe que mon père ait pensé comme moi ?

Que, dans le fond du cœur disposant de ma foi,

Il nommât le mortel dont je suis trop charmée ?

Le cœur de Barneveldt ne m’avait pas nommée.

Là me manquait l’aveu que j’osais demander ;

Là seulement mon sort pouvait se décider.

Eh ! que dis-je ? avouons mon infortune entière.

Si mon père, écoutant sa tendresse première,

Eût offert cet hymen vainement prétendu,

Par un refus amer l’ingrat eût répondu.

POLLI.

Vous croyez qu’il pourrait...

LUCIE.

Que veux-tu que je croie ?

Pour se flatter soi-même est-il rien qu’on n’emploie ?

Rien qu’en faveur d’un choix qu’on voudrait excuser

Ne se dise le cœur qui cherche à s’abuser ?

Va, j’en sais plus que toi pour me tromper moi-même.

Mais puis-je encor douter ? c’est une autre qu’il aime.

Une autre de son cœur obtient les premiers vœux :

J’ai cru les mériter. Ô temps ! ô jours heureux !

Jours trop tôt écoulés de paix et d’innocence !

Quel charme se mêlait aux jeux de mon enfance !

Qu’aisément près de lui j’ai dû m’accoutumer

Au funeste penchant qui me porte à l’aimer !

C’est pour moi que croissaient sous les yeux de mon père

Les grâces de son âge et de son caractère.

Nous confondions ensemble, au sein de nos loisirs,

Nos soins, nos volontés, nos vœux et nos plaisirs.

Combien il chérissait ces tendres complaisances,

Ces légères faveurs, ces douces préférences,

Que l’âme, ouverte alors au plus pur sentiment,

Sans y mettre de prix, prodigue innocemment !

Qui n’eût cru qu’il m’aimait ! Combien je fus trompée !

De quel coup douloureux je me sentis frappée,

Quand j’appris que Sara l’enchaînait sous sa loi !

J’ignorais jusque-là ce qu’il pouvait sur moi.

Son fatal changement m’a fait trop tard connaître

À quel point de mes vœux il s’était rendu maître,

Et l’amour m’accablant de son pouvoir vainqueur,

S’est offert à mes yeux sous les traits du malheur,

Il n’a voulu régner sur cette âme trahie

Que par le désespoir et par la jalousie ;

Et je n’ai pas la force, hélas ! de rejeter

Le joug humiliant que je dois détester.

POLLI.

C’est trop craindre peut-être une erreur passagère.

S’il est vrai qu’à ses veux vous fûtes longtemps chère...

LUCIE.

Non, je vois que les nœuds dont il était lié

N’étaient que l’habitude et la simple amitié.

Je me consolerais s’il n’était que volage.

Barneveldt, qu’aujourd’hui je connais davantage,

D’un feu si violent tout-à-coup enflammé,

Avant de voir Sara n’avait jamais aimé.

D’un cœur tel que le sien,, si tendre et si sensible,

Crois qu’un premier penchant est profond et terrible.

Et ce n’est donc pas moi qui devais l’allumer !

Sara plus que Lucie a donc pu le charmer !

Cette femme, dis-tu, dont l’âme est fausse et vile,

Pour fixer un amant n’en est pas moins habile,

Fait à son intérêt servir ses passions,

Et possède surtout l’art des séductions.

Et contre ses attraits qu’opposerait Lucie,

Que des vœux qu’on dédaigne et des soins qu’on oublie,

Un cœur triste et confus qui cache son ennui,

Gémit loin d’un ingrat, et se tait devant lui ?

Quelquefois cependant, oui, je me plais à croire

Qu’un amour vertueux obtiendra la victoire,

Que Barneveldt un jour, revenu sous ma loi,

Sentira que son cœur était formé pour moi.

Je lui parle, l’appelle... et que sais-je ?... Ah ! barbare,

Où vas-tu loin de moi ? quel prestige t’égare ?

Qu’attends-tu d’un objet à la fourbe vendu,

Et fait pour dégrader ton âme et ta vertu ?

Quels nouds peuvent unir l’innocence et le vice,

La fraude et la candeur, l’amour et l’avarice ?

Tu rougiras bientôt d’un indigne lien,

Et le cœur de Lucie attend toujours le tien.

POLLI.

Ah ! puisse Barneveldt, éclairé sur sa faute,

Vous rendre quelque jour le repos qu’il vous ôte !

Mais si rien ne l’arrache à ses folles ardeurs,

Prétendez-vous nourrir d’éternelles douleurs ?

Et ne devez-vous rien à vous, à votre père ?

Voulez-vous du bonheur vous fermer la carrière ?

Tous les plaisirs en foule offerts à vos beaux jours

Pourraient de vos regrets interrompre le cours.

L’amour, qui vous promet les plus belles conquêtes,

Fait naître sur vos pas et les jeux et les fêtes.

Pourquoi s’y refuser ?

LUCIE.

En l’état où je suis,

Tu veux me ramener au monde que je fuis !

De ces cercles nombreux la gaieté turbulente

Déplaît à la tendresse, afflige une âme aimante.

J’aime mieux dans ton sein épancher mes soupirs ;

J’aime mieux mes douleurs que tous leurs vains plaisirs.

Va, ne me parle plus de fêtes, d’hyménée.

Pour le seul Barneveldt je me crus destinée ;

Pour lui seul j’ai cru vivre ; et, si c’est une erreur,

En renonçant à lui, je renonce au bonheur.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

BARNEVELDT, seul

 

Voilà donc ce séjour, berceau de mon enfance,

Que de mes premiers ans a chéri l’innocence,

Où m’attachaient les soins d’un maître généreux,

Où j’ai vécu longtemps tranquille et vertueux !

Il faut l’abandonner... Hélas ! tout m’en exile.

Est-ce à moi de souiller cet honorable asile ?

Et comment soutenir d’un regard affermi

Les yeux de Sorogoud et ceux de mon ami ?

Comment me présenter à l’aimable Lucie ?

Allons cacher ma faute et mon ignominie

Près du fatal objet qui du moins aujourd’hui

Doit m’aimer d’autant plus que j’ai plus fait pour lui.

Mon malheur, mon amour, à ses pieds tout m’entraîne.

Je me suis fait esclave, allons porter ma chaîne.

Que dis-je ! heureux encor, si, pour dernier revers,

Un pouvoir inhumain ne m’arrache à mes fers...

Insensé ! quoi ! mon âme à ce point est séduite !

Quoi ! j’aperçois l’abyme, et je m’y précipite !

Eh bien ! loin de le craindre et de m’en préserver,

J’abhorrerais la main qui voudrait m’en sauver.

Et d’où naît donc, ô ciel ! cet ascendant étrange ?

De tourments, de plaisirs incroyable mélange !

Comment puis-je allier, dans mes sombres transports,

Les charmes de l’amour et l’horreur des remords ?

Et pourquoi cet objet à qui je sacrifie

Est-il si nécessaire à mon cœur, à ma vie,

Qu’il me faille pour lui tout perdre et tout quitter ?

S’il n’est qu’un seul bonheur, devait-il tant coûter ?

 

 

Scène II

 

TRUMAN, BARNEVELDT

 

TRUMAN.

Le voici. Que son front marque une âme abattue !

BARNEVELDT.

C’est Truman. Il me cherche, et je tremble à sa vue.

Je crains de lui parler. Hélas ! jusque aujourd’hui

Je n’avais eu jamais à rougir devant lui.

TRUMAN.

Barneveldt, ton absence a causé bien des peines.

BARNEVELDT, à part.

M’est-il possible encor de lui cacher les miennes ?

TRUMAN.

Tu n’imagines pas combien l’on t’aime ici...

Mais tu ne me dis rien... Peux-tu traiter ainsi

L’ami le plus fidèle et le plus véritable ?

Ton naturel heureux devient méconnaissable.

BARNEVELDT.

À peine le jour luit : après de longs travaux,

Qui t’arrache à cette heure aux douceurs du repos ?

TRUMAN.

Je n’en ai point goûté ; je veillais pour t’attendre.

BARNEVELDT.

D’où vient cet intérêt qu’à moi tu daignes prendre ?

TRUMAN.

Peux-tu m’aimer encore, et ne le pas sentir ?

BARNEVELDT.

Tu peux de tes bontés un jour te repentir.

Ton amitié sans doute est un bienfait insigne ;

Je puis avec le temps cesser d’en être digne...

Et peut-être il vaut mieux que tu prennes sur toi

De ne me plus aimer, de renoncer à moi.

Oublie un malheureux qu’il faut qu’on abandonne,

Qui ne mérite pas les chagrins qu’il te donne.

TRUMAN.

Eh bien ! ingrat jeune homme, il te faut obéir.

À tes cruels avis il faut s’assujettir.

Je ne puis supporter cette odieuse offense,

Et je m’efforcerai d’éviter ta présence...

À part.

Adieu... Mais à quel sort le vois-je s’exposer !

Ah ! dans les malheureux il faut tout excuser.

Il revient.

Barneveldt, je veux bien oublier cet outrage.

Je n’ai pas de ton cœur reconnu le langage ;

Et j’en appelle à lui.

BARNEVELDT, tendrement.

Quoi ! tu reviens à moi !

TRUMAN.

Promets de me chérir, et donne-m’en ta foi.

BARNEVELDT, en lui tendant les bras.

Eh bien ! embrasse donc cet ami déplorable.

Embrasse Barneveldt : autant qu’un misérable,

Perdu pour tous les siens, pour la vertu, pour soi,

Peut être encore à lui, je suis encore à toi.

TRUMAN.

Eh ! quels sont tes malheurs ? ne puis-je les apprendre ?

BARNEVELDT.

Ton oreille est trop pure, hélas ! pour les entendre.

Laisse-moi mes secrets, mes maux, mon désespoir,

Mon destin me condamne à ne te plus revoir.

Cet entretien pour nous est le dernier peut-être,

Reçois donc mes adieux, portes-les à ton maître,

Portes-les à sa fille...

TRUMAN.

Ah ! c’en est trop enfin ;

Tu n’accompliras pas ce funeste dessein.

Je prétends éclairer ton aveugle imprudence,

Et je serais coupable en gardant le silence.

C’est Sara qui te perd.

BARNEVELDT.

Arrête. Si tes yeux

Ont connu ma faiblesse, ont aperçu mes feux,

Si tu sais à quel point cette femme m’est chère,

Oses-tu m’en parler ?

TRUMAN.

Je pourrai te déplaire ;

Mais je dois te servir, et ferai mon devoir.

Tu l’aimes !

BARNEVELDT.

Ah ! jamais tu ne peux concevoir

Jusqu’où va ce penchant dont j’éprouve l’empire,

L’impérieux attrait qui vers elle m’attire.

Je jure à chaque instant de l’adorer toujours.

Elle a des droits sacrés sur mon sort, sur mes jours.

Je lui dois tout... Hélas ! avant de la connaître,

J’ignorais le bonheur, et j’ignorais mon être.

Je traînais dans l’ennui, le calme et la froideur,

De mes beaux jours perdus l’insipide langueur.

L’instant où je la vis fut comme un trait de flamme :

Pour la première fois je crus sentir mon âme.

TRUMAN.

Mais n’avais-tu rien vu qui la pût balancer ?

Et Lucie...

BARNEVELDT.

Ah ! Sara devait tout effacer,

C’est de tous les attraits le plus heureux ensemble ;

C’est ce don de charmer à qui rien ne ressemble ;

C’est la grâce, l’amour, qui la suit en tous lieux,

Qui sourit sur sa bouche et parle dans ses yeux ;

C’est l’art de plaire en tout : non qu’ici je conteste

Les attraits de Lucie et sa beauté modeste.

J’en connais tout le prix, et je lui fus lié

Par les paisibles nœuds d’une pure amitié.

Mais que ce sentiment est loin de cette ivresse,

Est loin de ces transports qu’inspire une maîtresse,

Qui marquent chaque instant par des vœux, des plaisirs,

Par l’espoir, par la crainte, ou par les souvenirs !

C’est l’amour, l’amour seul, qui sur la vie entière

Répand un intérêt fait pour la rendre chère,

Jusque dans les chagrins fait trouver un appas,

Et donne à tous nos jours un prix qu’ils n’avaient pas.

Et peut-on trop chérir l’objet dont la présence

Exerce sur nos sens cette heureuse puissance,

Et nous offrant les biens que nous pouvons goûter,

Nous fait connaître enfin le bonheur d’exister ?

Telle est pour moi Sara.

TRUMAN.

S’il faut que je t’en croie,

D’où naît donc la tristesse où je te vois en proie ?

Ce bonheur que tu peins, ce destin si flatteur,

N’est-il que dans ta bouche et non pas dans ton cœur ?

BARNEVELDT.

De te rien déguiser je ne suis pas le maître.

Sara n’est pas heureuse en méritant de l’être,

Et les maux dont l’accable un sort injurieux,

Ont dû la rendre encor plus touchante à mes yeux.

On opprime le faible, et des parents avares,

Et d’un tuteur adroit les manœuvres barbares,

Lui disputent encor les restes de ce bien

Que son prodigue époux perdit avec le sien.

Toute justice est lente et souvent incertaine.

Victime des délais, Sara vit dans la gêne.

Quel aveu ! qu’avec peine il fallut l’arracher !

Je surpris des besoins qu’elle voulait cacher.

Même lorsqu’un ami me conduisit chez elle,

L’infortune altérait sa douceur naturelle.

Sara triste, et livrée aux soupçons, aux frayeurs,

Voyait tous les humains comme des oppresseurs.

J’eus peine à la résoudre à souffrir ma présence,

À bannir de son cœur l’injuste défiance.

Ma franchise, mes soins, et mes empressements,

Inspirèrent enfin de plus doux sentiments.

Elle me distingua de cette foule avide

Qui voulait mettre à prix une amitié perfide.

J’aimai, je fus aimé : mon âme dès ce jour

Ne connut plus de loi que celle de l’amour.

Pour secourir Sara, pour adoucir ses peines,

J’aurais voulu donner tout le sang de mes veines.

J’ai fait bien plus, ô ciel !... je me suis avili.

J’ai pu... Dieu ! que ne puis-je étouffer dans l’oubli

L’égarement honteux qu’à jamais je déteste !

Je t’épargne un aveu pour tous deux trop funeste,

Et je n’ai pas besoin que pour mieux m’affliger

La rougeur de ton front m’apprenne à me juger.

Il suffit d’avouer qu’aux regards de mon maître,

Que dans cette maison je ne puis plus paraître.

Je n’attends désormais ni pitié, ni secours.

Mon oncle, à qui peut-être allais-je avoir recours,

Armé contre Sara par les cris de l’envie,

Mon oncle me défend de la voir de ma vie.

Mais rien ne peut soumettre à de barbares lois

Ce cœur né pour l’aimer, qui s’attache à son choix,

Cette âme en ses projets fixe et déterminée.

Ou la mort, ou Sara, voilà ma destinée.

TRUMAN.

Tes aveux, tes discours, m’ont vivement frappé.

À ce cœur attentif rien n’en est échappé.

Je reconnais en toi, j’avais prévu d’avance

Tout ce que peut l’amour et l’inexpérience.

J’ai pitié de tes maux : il faudrait les aigrir,

Et fouiller ta blessure afin de la guérir.

L’instant n’est pas venu : le zèle qui m’anime

Se borne à t’arrêter sur le bord de l’abyme,

À suspendre un départ que je n’excuse pas,

Qui vers ta perte enfin serait le premier pas.

J’ai conçu les raisons dont tu crains de m’instruire ;

Ton ami te promet de pouvoir les détruire.

Mais sans discuter rien, souffre qu’un seul instant

J’arrête ton esprit sur un doute important.

Si Sara te trompait ?

BARNEVELDT.

Truman, qu’oses-tu dire ?

TRUMAN, d’un air plus réfléchi et plus affectueux.

Si Sara te trompait ?

BARNEVELDT.

Ah ! barbare, déchire,

Déchire donc ce cœur qui vient s’ouvrir à toi.

Sont-ce là les secours que me gardait ta foi ?

Avais-je tort, hélas ! lorsque ma résistance

Éloignait le moment de cette confidence ?

Quoi ! je viens d’avouer (car tu m’as entendu)

Que j’ai sacrifié devoir, honneur, vertu,

Tout, pour le seul objet de qui dépend ma vie,

Que j’adore Sara, que mon cœur l’a choisie,

Que lorsqu’à ce penchant j’ai pu tout immoler,

Un regard de Sara peut seul m’en consoler !

Et toi, tu veux m’ôter le seul bien qui me reste ?

Tu m’offres cette idée exécrable et funeste ?

Tu la mets sous mes yeux, me la fais contempler,

M’y ramènes encore, et veux m’en accabler !

Tu veux que Sara trompe, et que Barneveldt meure !

Tu n’en saurais douter, tu m’en crois... la même heure,

L’heure où l’on m’apprendrait qu’on a pu me trahir...

Me trahir... Ah ! cruel ! peux-tu, sans me haïr,

De tous mes sentiments instruit comme moi-même,

Porter ainsi la mort au fond d’un cœur qui t’aime ?

TRUMAN.

Barneveldt, je suis loin de vouloir t’affliger.

J’épargne tes erreurs, et songe à ton danger.

Ne quitte point ces lieux : ô mon ami ! demeure.

Tu verras tous tes maux réparés dans une heure.

Promets de me revoir, et de ne point partir. 

BARNEVELDT.

Je n’espère plus rien ; mais j’y dois consentir.

Oui, je te reverrai.

TRUMAN.

Je reçois ta parole.

Crois que la mienne aussi ne sera point frivole.

Crois-moi, cher Barneveldt, tu sauras quelque jour

Qu’il est d’autres liens que ceux de ton amour,

Qu’il est d’autres plaisirs, d’autres devoirs encore.

Fais que ta passion, dont l’excès te dévore,

Ne ferme point ton âme à d’autres sentiments.

Sois sûr qu’il est un terme aux erreurs des amants.

Songe à ce que tu dois à ton oncle qui t’aime,

À ton maître, à sa fille, et peut-être à moi-même,

À moi qui sais te plaindre, et crains de te blâmer.

Pourrais-tu te résoudre à ne nous plus aimer ?

Au bonheur de tes jours ici tout s’intéresse.

Ah ! n’abandonne pas pour cette folle ivresse,

Qui trompe si souvent, qui coûte des regrets,

L’amitié, la vertu, qui ne trompent jamais.

BARNEVELDT.

Je te chéris toujours ; mais que ta voix sévère

N’outrage point l’objet que mon amour préfère.

N’accable point un cœur que tu veux consoler ;

Enfin contre Sara garde de me parler.

Ne pense pas surtout qu’il soit jamais possible

Qu’aux soins qu’on eut pour moi je devienne insensible,

Et crois qu’en ce jour même où je vais fuir ces lieux,

Plus que jamais encore ils sont chers à mes yeux.

Il sort.

 

 

Scène III

 

TRUMAN, seul

 

Combien il est séduit ! qu’on délivre avec peine

Un esclave enivré qui combat pour sa chaîne,

Qui, blessé des secours qu’on vient lui présenter,

Embrasse avec fureur les fers qu’il veut porter !

Ménageons un moment ce funeste délire.

Trop heureux qu’en son cœur il m’ait permis de lire ;

Que ce cœur surchargé, répandant ses secrets,

De la séduction m’ait appris les progrès !

Qu’ils sont affreux, hélas ! que je plains sa faiblesse !

J’ai reconnu l’amour dans sa première ivresse ;

J’en ai craint les transports : si j’avais insisté,

Si j’avais fait trop tôt parler la vérité,

Tels sont d’un cœur épris les injustes caprices,

Qu’il aurait refusé jusques à mes services.

Allons, voyons Lucie... Ah ! malheureux ! pourquoi

Fuir ainsi le bonheur placé si près de toi ?

Quel sort tu vas chercher ! quel sort pouvait t’attendre !...

Lucie a le cœur noble... et peut-être trop tendre.

Déclarons-lui des maux qu’elle peut réparer,

Et sauvons Barneveldt avant de l’éclairer.

 

 

Scène IV

 

LUCIE, TRUMAN

 

LUCIE.

Barneveldt vous quittait.

TRUMAN.

Au malheur qui le presse,

Sans doute qu’avec moi votre cœur s’intéresse.

Ses fautes, ses erreurs, que nous déplorons tous,

Seraient un entretien trop peu digne de vous.

Son âme toutefois dans la vertu nourrie,

Égarée un moment, n’est pas encor flétrie.

Au chemin du devoir on peut le ramener.

Mais pour jamais peut-être il va s’en détourner,

Si, retrouvant pour lui votre bonté propice,

Vous ne daignez lui tendre une main protectrice. 

LUCIE.

Et que puis-je pour lui ? qu’attendez-vous enfin ?

Ah ! ce n’est pas de moi que dépend son destin.

TRUMAN.

Plût au ciel qu’en effet il en eût pu dépendre !...

Je viens d’examiner les comptes qu’il doit rendre.

J’y vois... (vous daignerez ne rien approfondir...)

Un vide qu’il avoue, et qu’il ne peut remplir.

Frappé de ce désastre, effrayé de lui-même,

Il fuyait loin de nous, loin d’un maître qui l’aime.

J’ai retenu ses pas : en un mot, j’ai promis

D’écarter le péril qui trouble ses esprits,

De suppléer à tout ; et c’est mon espérance ;

Mais la somme est trop forte, et passe ma puissance.

Trois cents livres sterlings...

LUCIE.

Barneveldt !... ah ! mon cœur

N’ose, en pleurant sa chute, en voir la profondeur.

Il n’importe, Truman, vous m’avez bien connue.

Rendez à votre ami l’espérance perdue.

Je me charge de tout ; mais j’exige aujourd’hui

Qu’il ne sache jamais ce que je fais pour lui.

Allez, dans peu d’instants je vais vous satisfaire.

TRUMAN.

Je n’attendais pas moins de votre caractère.

Puisque vous l’ordonnez, je tairai vos bienfaits.

Autant que Barneveldt j’en ressens les effets ;

Et son bonheur enfin, devenu votre ouvrage,

Me semble plus complet, et m’est cher davantage.

Il sort.

 

 

Scène V

 

LUCIE, seule

 

Je n’ai point cet argent ; mais les moyens sont prêts.

Ai-je donc aujourd’hui de plus grands intérêts ?

Pourrais-je balancer ?

 

 

Scène VI

 

LUCIE, POLLI

 

LUCIE.

J’ai besoin de ton zèle.

Ne perds pas un moment. Sois discrète et fidèle.

N’oppose aucun obstacle à mon ordre, à mes vœux.

Va, vends tout ce que j’ai de bijoux précieux,

Bracelets, diamants, cette pompe inutile,

Qui prête un vain éclat à la beauté fragile.

De mes faibles attraits ils furent l’ornement ;

Qu’ils soient mieux employés à sauver mon amant !

Qu’ai-je dit ? et quel nom ! Ah ! fille infortunée !

Ne le prononce plus ; cède à ta destinée.

Ce nom n’est qu’une erreur. Tout espoir est perdu.

Ne fais rien pour l’amour, et tout pour la vertu.

POLLI.

Quoi ! c’est à Barneveldt qu’un pareil sacrifice...

LUCIE.

Ne me demande rien ; je veux qu’on m’obéisse.

Voudrais-tu me trahir ?

POLLI.

Si l’on vient à savoir...

LUCIE.

Eh bien ! que saura-t-on qui blesse mon devoir ?

Que j’ose secourir un malheureux jeune homme,

De qui la perte entière à mes yeux se consomme ;

Qu’après que mon amour n’a pu me l’attacher,

À son malheur du moins j’ai voulu l’arracher ?

Va, de tels sentiments sont loin d’être des crimes ;

Et mes motifs sont purs, et mes soins légitimes.

Je n’ai point eu surtout cet indigne projet,

D’essayer sur son cœur le pouvoir d’un bienfait.

Je n’ai jamais conçu cette lâche espérance,

Et je n’ai pas besoin de sa reconnaissance.

Je lui cache la main qui vient à son secours.

Contente d’assurer le repos de ses jours,

Je ne veux point, Polli, quand son âme éclairée

Reviendra des erreurs dont elle est enivrée,

Qu’un amour généreux, dont il serait confus,

À son cœur détrompé coûte un regret de plus.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

SARA, JOHN

 

JOHN.

On l’a fait avertir ; il va bientôt paraître.

Daignez l’attendre ici.

 

 

Scène II

 

SARA, seule

 

Je m’expose peut-être.

Mais le nouveau malheur que j’éprouve aujourd’hui

Ne me laisse d’espoir ni de soutien que lui.

Tout ce qu’il a pu faire est loin de me suffire.

Il faut un grand effort, et je veux l’y réduire.

Je préviendrai d’ailleurs des projets insensés,

Qu’hier trop faiblement j’ai d’abord repoussés.

Se retirer chez moi !... le danger est extrême.

A-t-il pu se flatter ?... Mais il croit tout, il m’aime.

J’en impose aisément à des yeux prévenus.

On séduit la jeunesse en feignant des vertus.

Qui sait où peut mener l’amour qui le dévore,

Et de quel sacrifice il est capable encore ?

Tout ce que peut produire en ce cœur agité

La crainte de me perdre, et la nécessité ?

Il faut de cette idée effrayer sa tendresse ;

Profitons jusqu’au bout d’un excès de faiblesse.

Il fera tout pour moi, l’amour m’en est garant,

Et je veux l’enchaîner en le désespérant.

Sexe barbare et vain, qui nous prends pour victimes,

J’ai tourné contre toi ton art et tes maximes.

Tu m’appris qu’à soi-même il faut tout immoler.

Tyrans, pour vous punir, j’ai dû vous ressembler.

 

 

Scène III

 

SARA, BARNEVELDT

 

BARNEVELDT, dans le fond.

Faut-il souffrir encor la contrainte et la gêne ?

Que me veut-on ?... Sara !... quel bonheur vous amène ?

Se peut-il ?

SARA.

Le bonheur n’est plus fait pour nous deux.

Soyez moins satisfait de me voir en ces lieux ;

Mon malheur m’y conduit.

BARNEVELDT.

Eh quoi ? quelle disgrâce ?

Expliquez-vous... Parlez... que faut-il que je fasse ?

Et que puis-je ?... Achevez. Vous me faites frémir.

SARA.

Calmez-vous, Barneveldt ; c’est à moi de gémir.

Vous en avez trop fait pour une infortunée.

Laissez, laissez Sara subir sa destinée.

Puisse la vôtre au moins être heureuse toujours !

BARNEVELDT.

La mienne est attachée au destin de vos jours.

SARA.

Il faut l’en séparer.

BARNEVELDT.

Ciel ! quel projet funeste !

SARA.

Ô mon cher Barneveldt ! c’est vous que j’en atteste.

Vous savez que ce cœur, s’il ne vous eût connu,

Contre tous les humains à jamais prévenu,

Aurait pu sans regret renoncer à leur vue ;

Mon âme contre vous ne s’est point défendue.

Sûre de votre amour et de votre candeur,

J’ai cru pouvoir encore espérer le bonheur.

J’ai cru que vos secours, vos soins, votre constance,

Pourraient, de mes malheurs corrigeant l’influence,

Me mettre de moitié dans ces félicités,

Qui suivent vos beaux jours et que vous méritez.

Mais c’est trop les troubler, trop vous être importune.

L’amour ne peut plus rien contre tant d’infortune.

Elle est au comble, hélas ! et c’est au nom des lois

Qu’on m’enlève aujourd’hui le reste de mes droits,

De mes biens dévorés le débris déplorable.

Je ne vous dirai point à quel prix exécrable

Des juges corrompus ensemble et corrupteurs

Voulaient faire acheter leurs vénales faveurs.

Je ne veux pas pour eux que votre front rougisse,

Et je ne vante point ce faible sacrifice,

Qui ne m’a point coûté, qui vous était bien dû,

Que j’ai fait à l’amour autant qu’à la vertu.

Dans le comté d’Oxford il me reste un asile.

Un parent m’y reçoit : c’est là que je m’exile.

C’est là que, sans regret pour ce qui m’est ôté,

Peut-être je vivrais avec tranquillité,

Si je n’emportais pas dans mon âme asservie

L’image du seul bien où j’attachais ma vie,

Du seul qu’on puisse aimer, alors qu’on l’a connu,

Qu’on ne remplace pas alors qu’on l’a perdu.

BARNEVELDT.

Vous me fuyez, Sara ! vous osez me le dire !

Vous !

SARA.

Épargnez un cœur que cet effort déchire.

Eh ! vos tourments aux miens peuvent-ils s’égaler ?

Tout vous rit en ces murs, tout peut vous consoler.

Un oncle qui vous aime, un état qu’il faut prendre,

Des projets à remplir et des biens à prétendre,

Et que sais-je ? un hymen qu’exige votre état,

Que vous accepterez après un vain combat.

En faut-il tant, hélas ! pour oublier...

BARNEVELDT.

Cruelle !

Poursuivez, ajoutez cette insulte nouvelle

Aux traits du désespoir dont vous percez mon cœur.

Pouvez-vous à ce point outrager ma douleur ?

Pouvez-vous joindre encore à l’arrêt qui m’accable

De vos affreux soupçons l’injure insupportable ?

Vous croyez, loin de moi quand vous portez vos pas,

Que je puisse sans vous...

SARA.

Non, je ne le crois pas ;

Non, je vous connais mieux, pardonnez cette injure

À ce cœur alarmé que votre voix rassure.

Barneveldt, quelques nœuds qui le puissent lier,

S’il aime comme moi, ne pourra m’oublier.

Je le crois ; mais aussi ce souvenir si tendre

Est le seul sentiment que je puisse prétendre.

Plus vous m’avez aimée, et moins je dois souffrir

Qu’affrontant les dangers où vous voulez courir,

De votre oncle pour moi vous braviez la colère,

Ni que vous vous chargiez du poids de ma misère.

Je sais que Barneveldt est prêt à tout tenter ;

Mais qu’il permette aussi qu’osant lui résister,

Sara, jusques ici toujours si malheureuse,

Puisse une fois du moins se montrer généreuse,

S’oppose à des efforts trop faits pour l’attendrir,

Et sache refuser tout ce qu’il sait offrir.

BARNEVELDT.

Non, ce n’est pas ainsi que je conçois qu’on aime.

L’amour peut immoler tout, excepté lui-même,

Et l’unique malheur qu’il ne peut réparer,

Est de perdre l’objet qu’il a dû préférer.

Je ressens comme toi le revers qui t’accable ;

Mais ce désastre enfin est-il irréparable ?

Et ne reste-t-il pas des moyens à tenter ?

Ordonne, et Barneveldt va tout exécuter ;

Barneveldt ton amant, et qui veut toujours l’être,

Qui t’a livré son cœur et consacré son être,

Lui qui n’a de plaisir qu’à ces tendres aveux

Qu’il lit dans tes regards, que tu vois dans ses yeux,

Qu’à répéter cent fois qu’il t’aimé, qu’il t’adore,

À te voir, à songer qu’il doit te voir encore.

Tu veux l’abandonner !

SARA.

Et puis-je dans ce jour

Résister aux destins plus forts que notre amour ?

Je ne m’éblouis point de l’espoir qui vous flatte.

Je contrains ma douleur lorsque la vôtre éclate.

Cessez, cessez enfin de retenir mes pas,

Laissez-moi mes malheurs, et ne m’accusez pas.

BARNEVELDT.

Tu peux vivre sans moi ?

SARA.

Sans toi je hais la vie,

Et c’est encore à toi que je me sacrifie.

BARNEVELDT.

Sara, me trompez-vous ?... et m’avez-vous aimé ?

SARA.

Quel indigne soupçon dans ton cœur s’est formé ?

BARNEVELDT.

Écoute. Prends pitié de ce cœur qui t’implore.

On m’a dit... aujourd’hui l’on me disait encore,

Que ton sexe, abusant de nos tendres erreurs,

Nous trompe quelquefois, même en versant des pleurs ;

Que la douceur aimable en tous ses traits empreinte

Sert à mieux déguiser l’artifice et la feinte.

Dois-je le croire, hélas ! faut-il s’accoutumer

À craindre des attraits qu’il est si doux d’aimer !

Peut-on, lorsque l’on plaît, chercher un autre empire ?

Lorsque l’on sait charmer, peut-on songer à nuire ?

A-t-on, par un contraste aussi vil qu’odieux,

La trahison dans l’âme et l’amour dans les yeux ?

Je ne puis me prêter à cette horrible idée ;

Mon âme, en l’adoptant, se croirait dégradée.

On n’est pas si barbare, et je veux croire encor

Qu’on ne peut pas...

 

 

Scène IV

 

SARA, BARNEVELDT, JOHN

 

JOHN.

Voici des lettres de Windsor.

BARNEVELDT.

C’est de mon oncle. Ouvrons.

Il lit.

« Mon ordre, ma prière,

« Sur vous n’ont point eu de pouvoir.

« Je redoutais Sara, ses mœurs, son caractère,

« Et vous persistez à la voir.

« Il faut vous arracher aux pièges qu’on vous dresse,

« J’en trouve les moyens : le roi dorénavant,

« Auprès des consuls du Levant,

« Veut employer votre jeunesse.

« Venez prendre avec moi tous les arrangements

« Qu’exige ce départ que je crois nécessaire ;

« Et, prêt à quitter l’Angleterre,

« Laissez-moi disposer de vos derniers moments,

« Si mon amitié vous est chère. »

Sara, vous entendez !...

SARA, à part.

Vieillard trop odieux !

Tu veux me l’enlever ; ton triomphe est douteux.

BARNEVELDT.

Suis-je assez poursuivi ? suis-je assez misérable ?

Vous paraissez tranquille, et le coup qui m’accable

N’est tombé que sur moi sans aller jusqu’à vous.

Je ne vois dans vos yeux ni douleur, ni courroux.

Êtes-vous insensible au départ qu’on m’ordonne ?

Avez-vous souhaité l’ordre que l’on me donne ?

Et, quand de vous quitter l’on m’impose la loi,

Le désespoir, les pleurs, ne sont-ils que pour moi ?

SARA, sortant d’une rêverie profonde.

Eh bien ! vous allez voir si je sais comme on aime.

Le malheur m’encourage et me rend à moi-même.

Je n’avais pas encore aperçu d’assez près

Ce moment qui condamne à d’éternels regrets,

Ce moment des adieux, si triste et si barbare,

Qui déchire à la fois les deux cœurs qu’il sépare.

En m’éloignant de toi j’immolais mon amour ;

Ah ! désormais au tien j’obéis sans retour.

Je te suivrai partout, j’y suis déterminée.

BARNEVELDT.

Toi !

SARA.

Soumise à tes lois, à tes pas enchaînée,

Peut-être trouverai-je en ces climats lointains

Moins d’obstacle à nos vœux, et de plus doux destins.

Peut-être que je touche au terme de mes peines,

Qu’il nous sera permis de resserrer nos chaînes.

L’un à l’autre attachés, nous ne craindrons plus rien.

Juge si mon amour était digne du tien.

BARNEVELDT.

Je reconnais Sara, je retrouve une amante.

Grand Dieu ! quel avenir à mes yeux se présente !

Se peut-il ?...

SARA.

Vains projets ! qu’ai-je dit ? quelle erreur !

Vains songes d’un moment, ne trompez plus mon cœur.

BARNEVELDT.

Je ne te comprends pas. Quel est donc ce langage ?

Est-ce là cet amour ? est-ce là ce courage !

Cet entier dévouement devant moi déclaré ?

SARA.

Cet amour m’aveuglait : il est plus éclairé.

Ne t’en plains pas.

BARNEVELDT.

Il faut que ce tourment finisse.

Tu ne peux pas te plaire à faire mon supplice.

Achève par pitié.

SARA.

Comment t’es-tu flatté

Qu’un semblable projet pût être exécuté ?

Dans un premier transport il peut sembler facile.

Mais si tu l’observais d’un coup d’œil plus tranquille,

Le croirais-tu possible ?

BARNEVELDT.

Eh ! qui peut l’empêcher ?

SARA.

Tout, si tu réfléchis.

BARNEVELDT.

Rien, si je te suis cher.

SARA.

Insensé ! de ton sort te crois-tu seul arbitre ?

Tu veux que je te suive ? et comment ? à quel titre ?

Ne va pas me parler d’un hymen que la loi

Interdit à tout âge, et qui n’est rien pour moi.

Cette loi pour tous deux n’est-elle plus à craindre ?

Même au-delà des mers ne peut-elle m’atteindre ?

Si Barneveldt était sans parents, sans appui,

Indifférent à tous, et dépendant de lui,

Peut-être que les lois, négligeant notre fuite,

Pourraient de deux amants ignorer la conduite,

Et ne daigneraient pas seulement s’informer

Si Sara, ta compagne, a le droit de t’aimer.

Mais ton oncle, à leurs yeux étalant son offense,

Contre moi par ses cris armera leur vengeance.

Partout il me peindra des plus noires couleurs ;

Et que pourrai-je enfin répondre à ses clameurs ?

Non que pour assurer la chaîne qui nous lie,

Je craigne d’exposer mon honneur ou ma vie :

L’un et l’autre est à toi, je t’en fais le serment.

Mais il faudrait tout perdre, et même mon amant !

Nous n’avons plus d’espoir.

BARNEVELDT.

Je tombe dans l’abyme.

Trop de fois en un jour la fortune m’opprime.

Je cède en frémissant à son pouvoir affreux,

Et des larmes de rage échappent de mes yeux.

SARA.

Je n’en verserai point, je souffre sans murmure.

Les pleurs contre le sort sont une arme peu sûre.

J’en sais une plus forte, et je veux l’employer.

Le revers que j’éprouve est du moins le dernier.

De la nécessité je suis les lois suprêmes,

Et l’amour ne connaît que les partis extrêmes.

Je n’aimai qu’un seul bien, et puisqu’il m’est ôté,

J’aurai d’un cœur anglais toute la fermeté.

Elle me suffira.

BARNEVELDT.

Que dis-tu ? que présage

Ce sombre désespoir empreint sur ton visage ?

Que veux-tu faire ? 

SARA.

Au port tu vas bientôt marcher.

BARNEVELDT.

Non, je meurs à tes pieds.

SARA.

On va t’en arracher.

BARNEVELDT.

Mon oncle à mes douleurs ne peut être insensible.

Mes pleurs le fléchiront.

SARA.

Cet âge est inflexible.

Son cœur l’est encor plus. Il ne se rendra pas.

Jusqu’au bord de la mer j’accompagne tes pas.

Je te verrai monter sur le vaisseau funeste

Où t’entraîne un pouvoir qu’avec toi je déteste.

Ma voix t’appellera jusqu’à ce que les vents

Trop loin de ton oreille emportent mes accents.

Je te suivrai des yeux : attachée à la rive,

Je suivrai du vaisseau la trace fugitive ;

Et lorsque enfin les flots, trop prompts à t’enlever,

De ce dernier plaisir auront pu me priver,

Toute à mon désespoir, et te nommant encore,

J’enfonce le poignard dans ce cœur qui t’adore.

BARNEVELDT.

Tu m’aimes à ce point !... j’en suis plus malheureux.

Quoi ! tu mourrais pour moi !quoi ! ta main !... justes cieux !

Vous ne permettrez pas ce sanglant sacrifice.

Je mourrai mille fois avant qu’il s’accomplisse.

SARA.

C’est ton dernier effort ! tu ne peux que mourir ?

Ce devoir est le mien : je saurai le remplir.

C’est assez pour mon sexe, assez pour mon courage.

Ton sexe est plus heureux, il peut bien davantage.

La vengeance est à lui.

BARNEVELDT.

Contre qui l’exercer ?

SARA.

Contre qui ?... mais non... non, il n’y faut pas penser,

Et ce n’est pas à moi d’exposer ce que j’aime...

Il est vrai... tu pourrais... Tu peux dans ce jour même

Assurer à jamais et mon sort et le tien.

Nous serions réunis... je ne craindrais plus rien.

BARNEVEDLT.

Eh bien ! peux-tu douter ?...

SARA.

Mon amour te défie

De lui rien demander qu’il ne te sacrifie.

Si tu sais m’imiter, si j’ai vraiment ta foi,

Pour toi dans l’univers rien n’est sacré que moi.

BARNEVELDT.

Achève.

SARA.

Non... adieu... pour jamais.

BARNEVELDT.

Ah ! demeure.

Quelle était ta pensée ?

SARA.

Il vaut mieux que je meure.

Séparons-nous...

BARNEVELDT.

Sara ! Dieu !

SARA.

Ne suis point mes pas.

Adieu, te dis-je.

BARNEVELDT.

Non, je ne te quitte pas.

Il sort avec elle.

 

 

Scène V

 

LUCIE, seule

 

Elle n’a vu sortir que Barneveldt.

Il fuit ! Prêt à quitter ces lieux et sa patrie,

Il ne daigne pas même entretenir Lucie !

Ce sont là ses adieux ! Ah ! quand ce cœur trompé

Redemandait son cœur à mes vœux échappé,

Au comble du malheur je me crus parvenue ?

Non, l’infortune alors ne m’était pas connue.

Je le voyais du moins, en me plaignant de lui.

Je pouvais espérer ; mais, hélas ! aujourd’hui...

 

 

Scène VI

 

LUCIE, POLLI

 

POLLI.

Madame, croirez-vous ce que je viens d’apprendre ?

Barneveldt et Sara...

LUCIE.

Grand Dieu ! que vais-je entendre ?

POLLI.

Elle l’a dans ce lieu longtemps entretenu.

John qui les observait, John a tout entendu.

Il vient de m’informer du nœud qui les rassemble.

Des bords de l’Angleterre ils s’éloignaient ensemble.

LUCIE.

Juste ciel !

POLLI.

Du complot votre père est instruit.

De ses séductions elle perdra le fruit,

Et chez le magistrat il dépose contre elle.

On va développer leur trame criminelle,

Prévenir tant de honte et d’infidélité.

LUCIE.

On ne préviendra pas le coup qu’ils m’ont porté.

Il fuit avec Sara !... suis-je assez avilie ?

Sens-tu tous les affronts prodigués à Lucie ?

Cette femme en son cœur éteint tout sentiment.

A-t-il daigné de moi s’occuper un moment ?

Ai-je un moment du moins arrêté sa pensée ?

Lucie est à ce point de son âme effacée !

Non, je ne soutiens pas cet outrageant mépris.

Mes jours par le malheur sont à jamais flétris ;

Et que puisse la mort, à sa suite amenée,

En moissonner bientôt la fleur déjà fanée !

POLLI.

Vous m’effrayez, hélas ! quel funeste discours !

LUCIE.

Tes yeux ont de mon sort suivi le triste cours.

Tu m’as vu, malgré moi de plaisirs entourée,

À de profonds chagrins obstinément livrée.

J’ignore si mes sens, ainsi que ma raison,

Furent dès mon aurore atteints du noir poison,

Qui répand parmi nous sa sinistre influence,

Et qui nous inspirant l’horreur de l’existence,

Sur le bord du tombeau qu’on balance à s’ouvrir,

Nous tourmente longtemps du besoin de mourir.

D’un poison plus cruel je ressens la furie.

Un amour malheureux m’a fait haïr la vie.

Déjà plus d’une fois j’y voulus renoncer.

POLLI.

Ciel ! que me dites-vous ! avez-vous pu penser...

LUCIE.

Rassure-toi, Polli ; tant qu’il me reste un père,

Je ne marquerai point un terme à ma carrière.

Voudrais-je, à ses vieux ans dérobant mes secours,

Livrer au désespoir les derniers de ses jours ?

Va, je vivrai pour lui ; va, la triste Lucie

Lui prouve sa tendresse en supportant la vie.

Mes jours me sont sacrés autant qu’ils lui sont chers.

Il m’attache mes maux, il m’attache mes fers.

Ce tendre sentiment, parmi tant d’amertume,

Seul adoucit encor l’horreur qui me consume.

 

 

ACTE IV

 

Le théâtre représente des allées d’arbres qui conduisent à la maison de campagne de l’oncle de Barneveldt. Le jour est sur sa fin.

 

 

Scène première

 

BARNEVELDT, seul

 

Quoi ! cet affreux projet est entré dans mon cœur !

J’ai cédé, j’ai promis ! Ah ! je me fais horreur.

Ses pleurs, son désespoir !... mon âme s’est rendue.

Je crois la voir encor menaçante, éperdue,

Le poignard dans sa main étincelle à mes yeux :

« Ou son sang ou le mien : choisis entre nous deux. »

J’ai choisi ! malgré moi, quelle force m’entraîne ?

Pourquoi venir ici ? Dieu ! qu’est-ce qui m’amène ?

À chaque pas il semble à mes sens effrayés,

Que la terre s’ébranle et s’ouvre sous mes pieds.

Je me crois poursuivi par toute la nature ;

Je m’entends appeler meurtrier et parjure,

Assassin, parricide. Il est vrai... je le suis.

Le crime est dans mon âme avant d’être commis.

Je le porte avec moi, tout mon cœur le respire...

Tout mon cœur le déteste. Inconcevable empire !

Celui qui de mes jours prit un soin paternel,

Qui me combla de biens... j’ai pu moi-même !... ah ciel !

Qu’ai-je fait ? Mais que dis-je et quel effroi m’égare ?

Je ne l’ai pas commis ce meurtre si barbare ;

Ma main n’a point frappé... je respire. Fuyons.

Le jour ne répand plus que de faibles rayons ;

Déjà la nuit descend ; c’est le moment du crime.

Arrache de ce cœur la rage qui m’anime,

Ciel, qui vois mes combats ! Quoi ! ne puis-je éviter ?...

Mais qui retient mes pas ? et qui peut m’arrêter ?

Allons. Que deviendrai-je ? où vas-tu, misérable ?

Sara qui va venir... Ascendant qui m’accable !

Voilà, voilà le joug que je ne puis briser.

Oui, je puis tout souffrir, tout perdre, tout oser,

Avant de renoncer... L’idée en est horrible.

Les tourments de l’enfer n’ont rien d’aussi terrible.

Ô ! fièvre de mes sens ! ô fureur de l’amour !

C’est toi, fatal penchant, qui me perds sans retour.

On marche dans ces lieux... Mon oncle ! ô destinée !...

Non, je ne le puis pas... ma main est enchaînée.

Éloignons-nous d’ici.

Il se retire derrière les arbres.

 

 

Scène II

 

L’ONCLE de Barneveldt, seul

 

Si jamais dans mon cœur

La superstition eût porté la terreur,

Je croirais que pour moi ce jour est redoutable.

Je sens d’un noir chagrin l’atteinte insurmontable.

Mon esprit alarmé ne présente à mes yeux

Que des spectres sanglants, des fantômes hideux.

J’attendais Barneveldt ; peut-être que sa vue

Rapporterait le calme à mon âme abattue.

Allons, rassurons-nous ; Dieu veille sur mon sort,

Et le sage en tout temps peut accepter la mort.

Écartons, s’il se peut, ce trouble involontaire.

La crainte en un cœur pur est sans doute étrangère.

 

 

Scène III

 

L’ONCLE, BARNEVELDT, masqué, un poignard à la main

 

La nuit règne sur la scène.

BARNEVELDT.

Voici l’heure où Sara va venir me chercher.

J’ai promis...

L’ONCLE.

Près de moi j’entends quelqu’un marcher.

De l’effroi que je sens l’impression plus forte...

Que vois-je ? un homme armé ! ciel !

Il met la main sur la garde de son épée. Barneveldt le prévient, et le poignarde. L’action se passe entre des arbres qui dérobent au spectateur l’horreur du coup de poignard.

BARNEVELDT, en portant le coup.

Mon destin l’emporte.

Il le faut.

L’ONCLE, en tombant.

Malheureux ! je me meurs... Ô ! mon Dieu !

Pardonne au meurtrier, prends soin de mon neveu,

De mon cher Barneveldt...

BARNEVELDT, jetant son masque et son poignard, et se précipitant sur son oncle.

Et c’est ce monstre impie,

C’est lui, c’est Barneveldt qui vous ôte la vie.

Et vous priez pour lui ! vous daignez le chérir !

Maudissez Barneveldt bien loin de le bénir.

Ciel ! en me regardant, il s’attendrit, il pleure !

Prononcez mon pardon, et qu’avec vous je meure.

Vous serrez cette main ! vous voulez m’embrasser !

Dans vos bras expirants vous voulez me presser !

Il expire ! il n’est plus ! hélas ! son âme errante

S’est arrêtée encor sur sa bouche mourante,

Pour confirmer ma grâce à son dernier moment,

Et vient de s’exhaler dans cet embrassement.

Il se relève dans le transport du désespoir.

Vous m’épargnez encor, cieux, témoins de mon crime !

Voyez cet assassin, voyez cette victime.

N’en croyez pas sa voix qui parle en ma faveur ;

Ah ! croyez-en plutôt la voix de ma fureur.

Oh ! Dieu ! que votre main frappe et m’anéantisse ;

Foudroyez par pitié, si ce n’est par justice,

Je succombe.

Il tombe appuyé contre un arbre.

 

 

Scène IV

 

SARA, BARNEVELDT

 

SARA.

C’est lui ; j’ai reconnu sa voix.

Ses transports et ses cris, l’état où je le vois,

Annoncent que son bras a rempli mon attente.

Barneveldt...

BARNEVELDT.

Est-ce toi ? toi !...

SARA.

Sois sans épouvante.

C’est Sara qui t’appelle.

BARNEVELDT.

Où m’avez-vous conduit ?

SARA.

Notre ennemi n’est plus. Viens, l’ombre de la nuit

Pourra couvrir nos pas, et d’autres soins nous pressent.

BARNEVELDT, faisant un effort pour se relever.

Tout mon corps est tremblant ; tous mes membres s’affaissent.

Il retombe.

Jamais je ne pourrai m’éloigner de ces lieux.

Je suis comme enchaîné par d’invisibles nœuds.

Ce cadavre sanglant me retient, me rappelle.

Il se lève ! il me suit ! il m’embrasse !... Ah ! cruelle !

Sais-tu de quel forfait ?...

SARA.

Écarte cet effroi.

Ses papiers, ses trésors sans doute sont à toi.

Ils sont entre tes mains.

BARNEVELDT.

Qui ! moi ! cette pensée

Eût pu s’offrir encore à mon âme oppressée !

Non, tu ne conçois pas... Non, tu ne l’as pas vu...

Hélas ! en expirant, à mes pieds étendu,

Il conjurait le ciel de veiller sur ma vie !

Il lui recommandait le parricide impie,

L’exécrable assassin qui l’immolait à toi,

Et ses derniers soupirs étaient des vœux pour moi.

Son sang à gros bouillons baignait mes mains tremblantes.

Voyez-les de ce sang encore dégoûtantes.

À peine de ses bras je me suis arraché.

Au hasard dans ce bois j’ai quelque temps marché.

De ces affreux objets mon âme est poursuivie.

Je vois couler le sang... j’entends le sang qui crie...

J’attends la mort ici.

SARA.

Qu’as-tu donc espéré ?

Dis-moi, dans ton esprit quel délire est entré ?

Est-ce donc là pour moi tout ce que tu peux faire ?

Irai-je partager ton crime et ta misère ?

Crois-tu que désormais je m’attache à ton sort,

Pour trouver avec toi l’indigence et la mort ?

BARNEVELDT.

Ciel ! tu viens m’éclairer dans le fond de l’abyme !

J’ai cru servir l’amour, et j’ai servi le crime !

Je vois tout, c’en est fait, tout est développé ;

Et mon dernier malheur est d’être détrompé.

Voilà ce qu’un ami m’avait osé prédire.

Il se relève avec horreur.

Monstre, qui sur mon âme usurpas tant d’empire,

Qui dans l’art de tromper mis tant de profondeur,

Que n’ont pas attendri l’amour et la candeur,

Qui, d’un cœur infernal cachant le noir abyme,

Feignis tant de vertus pour m’entraîner au crime,

Je ne demande pas à ce ciel irrité.

Qu’il hâte ton trépas si longtemps mérité,

Ni qu’il te livre encore à l’horreur du supplice ;

Un plus long châtiment t’est dû par sa justice.

Ah ! pour te mieux punir de tant d’atrocités,

Qu’il te laisse des jours flétris et détestés ;

Qu’il grave sur ton front ton caractère infâme

Avec des traits affreux et dignes de ton âme !

Ou plutôt, pour offrir plus d’horreurs à la fois,

Qu’il te montre aux humains telle que je te vois !

 

 

Scène V

 

BARNEVELDT, SARA, UN OFFICIER DE JUSTICE, ARCHERS

 

L’OFFICIER.

Arrêtez... Répondez... Ciel ! son neveu lui-même !

Barneveldt ! il pourrait !... Mais quelle erreur extrême ?...

Non, c’est lui faire outrage ; et peut-on supposer ?...

SARA, à part.

L’audace est nécessaire, et peut en imposer.

À l’officier.

Vous ne vous trompiez point. Oui, c’est là le coupable.

C’est lui.

BARNEVELDT, aux archers.

Sara ! quoi ! vous ! vous !... Tout est véritable.

Oui, je suis l’assassin... je le suis.

SARA.

Dans ce lieu

Je venais pour lui dire un éternel adieu.

J’ai vu son attentat.

BARNEVELDT.

Oh ! céleste justice !

Mais j’ai mérité tout, et même ce supplice.

Allons, conduisez-moi.

L’OFFICIER, à Sara.

Daignez nous suivre aussi,

Madame, Sorogoud nous envoyait ici

Pour prévenir l’effet d’un complot moins coupable,

Qui peut-être a produit ce meurtre abominable.

Nous répondrons de vous.

SARA.

Je marche sur vos pas.

À part.

Allons, jusques au bout ne désespérons pas.

 

 

ACTE V

 

Le théâtre représente un cachot éclairé par une lampe. Barneveldt est assis sur une pierre.

 

 

Scène première

 

BARNEVELDT, seul, enchainé

 

Les chaînes, le cachot, la mort, et l’infamie,

Voilà donc le destin, le terme de ma vie !

Et dans si peu d’instants j’ai pu passer, hélas !

Des erreurs aux forfaits, des forfaits au trépas !

Le trépas !... je l’attends ; il est bien légitime ;

Et qu’il me serait cher, s’il expiait mon crime !

Qui ressent mes remords ne craint pas les bourreaux.

Le supplice n’est rien que la fin de mes maux.

Que dis-je ? est-il bien vrai que la mort les finisse ?

Quels seront tes décrets, éternelle justice ?

Aurai-je sous les yeux, dans des siècles sans fin,

Le sang d’un bienfaiteur immolé par ma main ?

La verrai-je toujours cette image effroyable ?

Ah ! c’est peut-être ainsi qu’est puni le coupable.

Le ciel, de ses remords ne bornant point le cours,

Le condamne peut-être à se haïr toujours.

Tous mes sens sont glacés à cette affreuse idée.

Je ne la soutiens pas ; mon âme intimidée

N’aperçoit qu’un abyme, et frémit d’y tomber.

Où fuir ? à tant d’effroi comment me dérober ?

Je m’adresse à toi seul, arbitre incorruptible ;

Aux yeux du monde entier je suis un monstre horrible.

Il voit mon attentat, et ne voit pas mon cœur.

Toi seul peux comparer ma faute et ma douleur.

Tu vois nos passions des yeux de ta sagesse ;

Des yeux de ta bonté tu vois notre faiblesse ;

Et, lorsque tout m’accuse et doit me condamner,

Je ne connais que toi qui puisses pardonner.

 

 

Scène II

 

BARNEVELDT, TRUMAN

 

TRUMAN.

Le voilà ! dans quels lieux, hélas ! je le retrouve !

Barneveldt !... il succombe aux tourments qu’il éprouve.

Il ne voit, n’entend rien...

BARNEVELDT, se retournant sans se lever.

C’est toi, Truman ! c’est toi !

Truman dans un cachot est descendu pour moi !

TRUMAN.

Où peut-on t’entraîner que mon cœur ne t’y suive ?

Quel sort ! ah !...

BARNEVELDT.

Fais-moi voir une douleur moins vive.

Contre ces nouveaux coups je n’étais point armé.

Hélas ! je fais mourir tous ceux qui m’ont aimé.

TRUMAN.

Je ne suis pas venu pour te faire un reproche,

Mais pour te consoler : je sens à ton approche

Que j’y voudrais en vain employer mes efforts.

Je souffre tous tes maux.

BARNEVELDT.

Excepté mes remords.

TRUMAN.

Laisse de tes erreurs la déplorable histoire.

Laisse-moi rappeler encore à ma mémoire

Tes naissantes vertus, tant de dons précieux

Qui de notre union avaient formé les nœuds.

Ah ! si tu m’avais cru, si la voix de mon zèle

À d’utiles avis t’eût trouvé moins rebelle,

Je ne te verrais pas...

BARNEVELDT.

Je n’ai point oublié

Que ma première offense est envers l’amitié.

J’ai longtemps avec toi manque de confiance,

Et peux-tu d’un ingrat supporter la présence ?

Que j’étais aveuglé ! Non, tu n’as jamais su

À quel indigne excès ce cœur fut corrompu ;

Combien l’enchanteresse avait su me séduire,

Et quel était sur moi son incroyable empire ;

Ce qu’il m’en eût coûté d’en séparer mon sort.

Je crois que si Sara m’eût demandé ta mort...

Tel était sur mon cœur son ascendant suprême !

Mon ami, je t’aurais assassiné toi-même.

TRUMAN.

Tu ne m’as pas encore embrassé. Ces moments

Sont comptés pour tous deux.

BARNEVELDT, se lève d’abord pour l’embrasser, puis se rejette sur la pierre.

Non, tes embrassements

Ne sont pas faits pour moi, pour un monstre, un perfide.

Puis-je toucher tes mains de ma main parricide ?

Et tes bras innocents peuvent-ils me presser ?

Ah ! ces liens, ces fers doivent seuls m’embrasser.

Je dois gémir tout seul sur la pierre insensible.

TRUMAN, se précipitant sur lui.

Je m’y jette avec toi. Dans quel asile horrible

Fuirais-tu ton ami qui ne peut te quitter ?

Nous gémirons tous deux : ces murs vont répéter

Nos soupirs confondus, nos sanglots et nos plaintes.

Ne te refuse pas à ces douces étreintes.

Serré contre mon sein, verse-s-y ta douleur,

Fais-la, fais-la passer tout entière en mon cœur.

BARNEVELDT.

Oh ! de quel poids amer ce moment me soulage !

Je respire à la fin : les pleurs se font passage.

Voilà, voilà l’asile où j’ai trouvé la paix.

Le malheur ne peut plus m’y chercher désormais.

Le ciel de ses bontés confirme l’assurance,

Il a fait dans mon sein descendre l’espérance,

Et quand je devais craindre un entier abandon,

Sa clémence en tes mains a scellé mon pardon.

Oui, malgré les forfaits qu’avec toi je déplore,

Je dois me haïr moins, quand tu m’aimes encore,

Quand tu daignes mêler, avec tant de pitié,

Aux larmes du remords les pleurs de l’amitié.

Le geôlier fait signe à Truman qu’on le demande, et il sort un moment après.

Monsieur.

TRUMAN.

J’y vais.

À part.

Il faut que ma voix l’y prépare.

BARNEVELDT.

Eh quoi ! tu n’attends pas que la mort nous sépare ?

TRUMAN.

Il te reste une épreuve encore à supporter.

Sorogoud en ce lieu t’eût voulu visiter.

Mais son affliction, l’excès de sa tristesse,

De ses débiles ans augmente la faiblesse.

Tu ne le verras pas.

BARNEVEDLT.

Je n’ai pas mérité

Que pour moi jusque-là puisse aller sa bonté.

Il prodigua ses soins pour un élève indigne,

Et mon ingratitude, et ma bassesse insigne,

Doivent le pénétrer d’un déplaisir mortel.

Peins-lui le repentir du triste Barneveldt.

Il ignore envers lui combien je fus coupable.

Je sais tout ce qu’a fait ton zèle secourable.

Truman, trop généreux pour me faire rougir,

Ne m’avait entendu que pour me secourir.

Je sais tout.

TRUMAN.

Je te dois un aveu qui t’éclaire.

Une autre a fait pour toi ce que je n’ai pu faire.

J’ai dû tout hasarder. Pardonne ; mais ce cœur

A trahi ton secret pour sauver ton honneur ;

Et, si d’un tel secours eût dépendu ta vie,

Tu devrais ton salut aux bontés de Lucie.

BARNEVELDT.

De Lucie !... Ô Truman ! que m’as-tu déclaré !

Quoi ! d’un regret nouveau dois-je être déchiré ?

Croirai-je ?...

TRUMAN.

Il n’est plus temps, hélas ! de te rien taire,

Et son âme à mes yeux a paru tout entière.

Ton malheur fait le sien : j’ai vu son désespoir,

Et dans ce même instant tu vas ici la voir.

BARNEVELDT.

Lucie !

TRUMAN.

Il a fallu me rendre à sa prière.

Je vais te l’amener.

Il sort.

 

 

Scène III

 

BARNEVELDT, seul

 

À mon heure dernière,

Il faut que de l’abyme où je suis descendu

J’envisage en mourant tout ce que j’ai perdu !

Il faut...

 

 

Scène IV

 

BARNEVELDT, LUCIE, TRUMAN, POLLI

 

LUCIE, dans le fond du théâtre, à Truman.

Allez, Truman, retournez à mon père.

Près de lui, m’a-t-il dit, vous êtes nécessaire.

Polli reste avec moi : vous reviendrez ici.

Il sort.

BARNEVELDT.

Quoi ! pour un malheureux vous abaisser ainsi ?

Ah ! ne prodiguez pas un intérêt si tendre.

Songez au sort brillant où vous devez prétendre.

Vos yeux ne sont pas faits pour voir un tel séjour ;

Ils doivent embellir et le monde et la cour.

Consultez un peu moins la pitié qui vous presse.

Allez, que tant d’attraits, de grâces, de jeunesse,

Ne viennent pas chercher l’image des enfers,

Dans la nuit d’un cachot et dans l’horreur des fers.

LUCIE.

Écoutez, Barneveldt. Près de vous élevée,

À vous appartenir je me crus réservée.

Je sentis dans ce cœur, formé pour vous chérir,

Croître ce sentiment que j’aimais à nourrir.

Pour vous, pour vos vertus, mon âme prévenue,

Se méprit à vos soins, et se crut entendue.

J’ai connu mes erreurs quand il n’était plus temps.

Les vôtres en secret m’ont fait gémir longtemps.

De mes chagrins amers j’étouffai les atteintes.

Quelquefois dans son sein Polli reçut mes plaintes.

De vous les épargner je me fis un devoir ;

Et vous faisiez mes maux sans les apercevoir,

Ils en étaient plus grands. Cependant ma constance

A de votre retour conservé l’espérance.

Cet espoir et l’amour que mon père a pour moi,

De respecter mes jours m’ont imposé la loi :

Mais atteint dès-longtemps du poison qui me ronge,

Ce père, qui pour lui veut que je les prolonge,

Les verrait lentement consumés dans ses bras,

Étalant à ses yeux l’horreur d’un long trépas.

BARNEVELDT.

Ah ! c’est trop me punir, et c’est trop me confondre.

Ai-je pu vous entendre ? et puis-je vous répondre ?

Quoi que m’ait fait commettre un amour forcené,

Peut-être croirez-vous que je n’étais pas né

Pour devenir jamais un meurtrier infâme ;

Un monstre que j’aimai seul a changé mon âme.

Mais lorsque Barneveldt, en proie aux passions,

Cédait en frémissant à ses séductions,

Lorsque cette furie, à mes jours si fatale,

M’infecta des venins de son âme infernale,

Si tous mes attentats, si tant d’atrocités,

N’ont pas éteint en moi ces premières clartés,

Cette loi des vertus dans mon cœur imprimée ;

Que serait Barneveldt, s’il vous avait aimée !

LUCIE.

Je sais que vos remords ont touché tous les cœurs,

Que vos juges sur vous ont répandu des pleurs ;

Et j’ai cette douceur, en ce jour déplorable,

De ne vous voir pas vil, en vous voyant coupable.

Sara, toujours la même, et sans se démentir,

N’a pas même un instant connu le repentir ;

Et, gardant son audace au sein de l’infamie,

En blasphémant encore elle a fini sa vie.

BARNEVELDT.

Ah !

LUCIE.

Je vous vois ému. Je vous pardonne, hélas !

Vous devez vous montrer sensible à son trépas.

Mais enfin aujourd’hui, trop éclairé sur elle,

De quel œil voyez-vous cette femme cruelle ?

BARNEVELDT.

Comme un objet affreux, et l’opprobre et l’horreur

De ce sexe adoré dont vous faites l’honneur.

LUCIE.

Si du ciel, si des lois la rigueur adoucie,

Vous permettaient de vivre, aimeriez-vous Lucie ?

BARNEVELDT.

Barneveldt, qu’ont souillé les plus noirs attentats,

Même avant ses malheurs ne vous méritait pas.

Mais, s’il m’était permis du sein de ma misère

D’élever jusqu’à vous un regard téméraire,

Je voudrais réparer, à vous seule rendu,

Les moments où mon cœur oublia la vertu.

LUCIE.

Donnez-moi votre main.

BARNEVELDT.

Ah ! regardez ma chaîne.

Le supplice m’attend, et bientôt on m’y traîne.

LUCIE.

Donnez-moi votre main.

BARNEVELDT, se penchant sur sa main.

Ô tendresse ! ô douleurs !

LUCIE.

Vous allez à la mort.

Elle se frappe d’un poignard.

Je vous aime. Je meurs.

BARNEVELDT, se saisissant du poignard.

Arrêtez, ô Lucie !... Encore une victime !

Pardonnez, Dieu vengeur ! voilà mon dernier crime.

Il se frappe.


[1] Voyez le morceau intitulé Romans, dans le Cours de Littérature, siècle de Louis XIV.

[2] Vaniteux, vaniteusement, sont des expressions favorites de l’auteur, qui n’a point du tout de vanité, comme on le verra dans la suite.

[3] C’est ainsi que M. Mercier l’appelle dans un endroit.

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