Avertissements sur les œuvres de Regnard (Adrien-Jean-Quentin BEUCHOT)

Œuvres complètes de Regnard, Adolphe Delahays, Libraire-Éditeur, Paris, 1854.

 

 

AVERTISSEMENT SUR LA SÉRÉNADE[1]

 

Cette comédie a été représentée, pour la première fois, le samedi 3 juillet 1694.

Voici la première pièce que Regnard a donnée au Théâtre-Français ; il avait travaillé jusqu’alors pour le Théâtre-Italien.

Un barbon amoureux et avare se trouve le rival de son fils, et devient la dupe des fourberies d’un valet intrigant et rusé : telle est la principale intrigue de cette comédie, intrigue qui n’offre rien de neuf ; aussi tout le mérite de la Sérénade consiste-t-il dans la vivacité du dialogue, et dans la manière dont les scènes sont liées. Cet ouvrage prouve que le sujet le plus ingrat est susceptible de plaire, lorsqu’il est traité par une main de maître.

Nous avons dit que Regnard n’avait travaillé jusqu’alors que pour le Théâtre-Italien. C’est sur cette scène qu’il a fait l’essai de ses talents ; et nous croyons qu’il lui doit cette gaîté qui caractérise principalement les ouvrages de notre poète. On prétend que la Sérénade était originairement destinée à ce théâtre, mais que des circonstances ayant déterminé Regnard à hasarder sa pièce sur la scène française, il se contenta d’y faire de légers changements.

Les rôles qu’il a le plus retouchés sont ceux de Champagne, de l’usurier Mathieu, et de madame Argante, qui n’existaient pas dans la pièce italienne : il a conservé le surplus des personnages, et n’a presque pas touché au dialogue ; il a changé son Arlequin en Scapin ; il a appelé Colombine, Marine ; Isabelle, Léonor, etc.

On remarque en effet beaucoup de rapport entre les caractères de ces personnages et ceux des acteurs italiens qu’ils ont remplacés.

Le travestissement de Scapin en un fripier borgne et boiteux est une caricature italienne qui doit avoir été originairement destinée à ce théâtre, quoiqu’elle ait plu, et n’ait pas paru déplacée sur une scène plus noble.

Le dénouement se ressent encore davantage de la manière italienne : c’était ainsi à peu près que finissaient la plupart des pièces de l’ancien théâtre italien. On sacrifiait la raison, et quelquefois le goût, à un jeu de théâtre plaisant et d’un comique chargé.

Les auteurs de l’Histoire du Théâtre-Français ont traité cette pièce avec rigueur. L’intrigue, disent-ils, en est misérable, et les personnages n’ont pas le sens commun ; le plan de la pièce est faible, et l’idée des plus communes : les moyens dont on se sert pour conduire l’intrigue à sa fin sont très mal imaginés, et le dénouement est du dernier ridicule. Ils ajoutent qu’on est forcé d’avouer que toutes les situations, les plaisanteries, et le comique de cette pièce, choquent également le naturel et la vraisemblance.

Ce jugement contient, à ce qu’il nous semble, une critique un peu trop sévère d’un ouvrage agréable, et auquel le public rend tous les jours la justice qu’il mérite, en le voyant avec plaisir. Ce n’est pas que nous ne soyons obligés de convenir que cette critique est juste à bien des égards ; mais il aurait été à désirer que les auteurs que nous citons eussent également applaudi à ce qui méritait de l’être. Nous aurons occasion de remarquer plus d’une fois qu’ils n’aimaient pas Regnard, que ce n’est qu’avec peine qu’ils lui donnent les éloges qu’ils ne peuvent lui refuser, et qu’ils s’en dédommagent bien vite par des critiques outrées, qui manifestent leur prévention contre ce poète.

Quoi qu’il en soit, la Sérénade a été très bien reçue dans sa nouveauté, et a eu dix-sept représentations de suite. Depuis elle a été remise au théâtre très souvent, et a toujours été vue avec un nouveau plaisir. Maintenant cette comédie est une de celles qu’on voit le plus souvent, et dont le public se lasse le moins, chose qui vaut mieux que tous les éloges, et qui répond à toutes les critiques.

 

 

AVERTISSEMENT SUR LE BAL

 

Cette comédie a été représentée, pour la première fois, le jeudi 14 juin 1696, sous le titre du BOURGEOIS DE FALAISE. Elle a été imprimée sous ce même titre dans la première édition qui a été faite de cette pièce dans sa nouveauté. Depuis, l’auteur la nommée LE BAL. C’est sous ce titre qu’elle a reparu au théâtre, et qu’elle se trouve imprimée dans toutes les éditions des Œuvres de Regnard.

Le personnage de Sotencour est celui que l’auteur avait regardé comme le principal de sa pièce, et qui avait donné lieu à sa première dénomination ; mais ce bourgeois ridicule n’était qu’une mauvaise copie de Pourceaugnac, et comme la pièce n’avait réussi qu’à l’aide de deux personnages subalternes, Mathieu Crochet et le gascon Fijac, le poète a cru devoir supprimer le premier titre, et a intitulé sa pièce LE BAL.

On peut en effet justement reprocher à Regnard l’invraisemblance et la faiblesse de l’intrigue de cette pièce. Ces défauts ne sont pas rachetés par un comique soutenu ; et s’il y a quelques scènes plaisantes, il y en a plusieurs autres qui sont froides et inutiles.

Sotencour, comme nous l’avons remarqué, n’a rien de saillant, et ne présente point un caractère d’un comique décidé. Il arrive du fond de la Normandie pour faire une description ridicule des appas de sa maîtresse, qu’il n’a jamais vue. On ne dit point que ce soit la fortune du beau-père qui le décide à ce mariage, de sorte qu’on ne sait ce qui l’a déterminé à venir de sa province chercher femme à Paris.

Le stratagème qu’on emploie pour le dégoûter de sa belle ne peut pas s’appeler un artifice ; et quoiqu’il soit l’ouvrage de trois fourbes adroits, on n’y voit qu’une ruse grossière dont on est étonné que le beau-père et le gendre futur soient les dupes.

La première supercherie du Gascon est tout à fait inutile, et ne sert en rien au dénouement. Il était indifférent de prévenir Géronte contre Sotencour, et de le faire passer pour un joueur abîmé de dettes, puisqu’on se proposait d’enlever Léonor ; et dans le fait, cet enlèvement fait seul le dénouement, et détermine seul Sotencour à renoncer à Léonor, et Géronte à la donner à Valère.

Malgré ces défauts, on reconnaît dans cette pièce le génie de Regnard. Il y a, comme nous l’avons remarqué, quelques scènes plaisantes, telles que celles de l’entrevue de Sotencour avec sa maîtresse, le bavardage ridicule de l’un et le silence méprisant de l’autre, que notre campagnard prend pour de la stupidité.

Cette situation comique, et qui a dû produire beaucoup d’effet au théâtre, a été imitée par Destouches, dans sa comédie du Dépôt.

Un marquis d’Esbignac, amoureux de la fille de Géronte, sans l’avoir vue, ou plutôt amoureux de sa fortune, dit au père, en présence de sa fille :

 

Mais votre fille est belle,

Si j’en crois le portrait que son frère fait d’elle.

GÉRONTE, lui faisant apercevoir sa fille.

Vous en pouvez juger.

LE MARQUIS.

C’est là l’original

Du portrait ?

GÉRONTE.

Oui vraiment.

LE MARQUIS.

Elle n’est pas trop mal.

 

Et après une tirade de gasconnades extravagantes, auxquelles Angélique ne répond que par un silence méprisant, le marquis se retourne du côté du père, et lui dit :

 

Est-ce que cette enfant ne parle pas encore ?

GÉRONTE, en souriant.

Oh ! que pardonnez-moi.

LE MARQUIS.

Jusqu’ici je l’ignore ;

On la croirait muette.

GÉRONTE.

Elle vous parlera

Quand il en sera temps.

LE MARQUIS.

Oh ! quand il lui plaira,

Je ne suis point pressé.

 

La scène dans Regnard est plus originale. La bêtise de Sotencour et son bavardage contrastent mieux avec le silence de Léonor : elle ne répond point à une question sotte et malhonnête que lui fait le provincial ; et celui-ci, au lieu de s’apercevoir de sa sottise, impute à stupidité le silence de sa maîtresse.

Nous avons remarqué aussi dans cette pièce le rôle du Gascon, qui, quoique inutile, est très plaisant. La scène où il demande à Sotencour ce qu’il prétend lui avoir gagné au jeu, quoique semblable à plusieurs autres scènes déjà au théâtre, entre autres à celle du marchand flamand de Pourceaugnac, est vivement dialoguée et d’un très bon comique.

Cette pièce est la seule des comédies de Regnard que l’on ne joue plus ; cependant elle a eu douze représentations dans sa nouveauté, et nous croyons que, malgré ses défauts, on la verrait encore avec plaisir sur notre scène.

 

 

AVERTISSEMENT SUR LE JOUEUR

 

Cette comédie a été représentée, pour la première fois, le mercredi 19 décembre 1696.

On regarde avec raison cette comédie comme le chef-d’œuvre de Regnard. C’est à cette pièce principalement qu’il doit le titre de meilleur de nos poètes comiques après Molière.

Nous n’entreprendrons pas de faire ici l’éloge d’un ouvrage qui réunit depuis longtemps les suffrages de tous les amateurs du théâtre, et nous croirions aussi mériter de justes reproches, si nous relevions de légers défauts, que les critiques du temps se sont permis de relever dans cette charmante comédie.

Il nous paraît plus à propos de dire ici quelque chose des démêlés que cette comédie a fait naître entre Regnard et Dufresny, et de la manière dont s’est formée et dont a été rompue la société de ces deux poètes.

Regnard a commencé à travailler pour le Théâtre-Italien. C’est aussi sur cette scène que Dufresny a fait l’essai de ses talents. Ces deux poètes étaient à peu près du même âge[2]. Cependant Regnard, quoique plus jeune, a débuté le premier dans la carrière dramatique. La première pièce qu’il a donnée au théâtre est le Divorce, joué par les comédiens italiens en 1688. Celle par où Dufresny a débuté est l’Opéra de campagne, représenté par les mêmes comédiens en 1692.

C’est dans cette même année que les deux poètes s’unirent d’amitié, et travaillèrent ensemble. Dufresny fut bien aise, en commençant sa carrière, d’être appuyé par un poète couronné déjà par plus d’un succès.

Dès la même année, les deux poêles firent paraître ensemble la comédie des Chinois, donnée au Théâtre-Italien, et il paraît que depuis ce moment jusqu’à la rupture, Dufresny ne donna presque point de pièces où son ami n’eût quelque part. Celui-ci, au contraire, en fit paraître plusieurs qui n’appartenaient qu’à lui seul, telles que la Naissance d’Amadis, donnée en 1696 au Théâtre-Italien, la Sérénade et le Bal, données au Théâtre-Français en 1694 et 1696.

La situation de Regnard était bien différente de celle de Dufresny. L’un jouissait d’une fortune considérable, l’autre au contraire était très mal à son aise. Tout le monde connaît l’anecdote de la blanchisseuse[3]. C’est peu après ce ridicule mariage que Dufresny fit la connaissance de Regnard.

Celui-ci fit tous ses efforts pour changer le son de son ami. Non content de partager avec lui sa fortune et ses travaux, il lui servait de Mécène et le produisait auprès de tous ceux qui pouvaient lui être utiles.

Dufresny rend lui-même hommage à ces procédés de Regnard ; et l’on ne peut douter que ce ne soit de lui qu’il veut parler, lorsqu’il représente, dans la préface de la comédie du Négligent, un poète recommandé à Oronte.

 

Monsieur, si j’ai l’honneur de votre connaissance,

J’en aurai l’obligation

À la recommandation

De monsieur votre ami le trésorier de France.

 

On sait que Regnard avait acheté, en 1690, une charge de trésorier de France au bureau des finances de Paris, dont il est mort revêtu.

La rupture entre ces deux poètes a été aussi éclatante que leur amitié avait paru vive. C’est la pièce du JOUEUR qui l’a occasionnée, et leurs plaintes ont été réciproques.

On ne voit qu’avec peine la manière dont se sont traités respectivement deux auteurs qui ne pouvaient ne pas avoir de l’estime l’un pour l’autre.

Regnard, en faisant imprimer sa comédie, la fait précéder d’une préface injurieuse, dans laquelle il traite son adversaire avec beaucoup de mépris : il l’appelle plagiaire, et l’accuse d’avoir suscité contre, lui une cabale composée des frondeurs les plus séditieux des spectacles.

Cette préface a été imprimée en 1697, et d’après les bruits qui se répandaient que Regnard avait volé à Dufresny cette comédie tout entière. Mais le Chevalier joueur que celui-ci fit paraître dans la même année, tel qu’il l’avait composé, détrompa bientôt le public ; et le jugement qu’il porta des deux ouvrages ne fut pas favorable à Dufresny.

La querelle de Regnard et de Dufresny ne manqua pas d’occuper la littérature. Chacun avait ses partisans. Il nous est resté ces deux épigrammes du poète Gacon.

 

PREMIÈRE ÉPIGRAMME

 

Sur la pièce du JOUEUR, dont M. Rivière (Dufresny) prétend faussement que M. Regnard lui a volé l’intrigue et la pensée. Ce qu’il y a de vrai, c’est que M. Regnard en a seulement conféré quelquefois avec lui ; mais la pauvreté des pièces du sieur de Rivière a fait voir, si j’ose ainsi parler, qu’il n’est pas un auteur volable.

 

Un jour Regnard et de Rivière,

En cherchant un sujet que l’on n’eût point traité,

Trouvèrent qu’un Joueur serait un caractère

Qui plairait par sa nouveauté.

Regnard le fit en vers, et de Rivière en prose :

Ainsi, pour dire au vrai la chose,

Chacun vola son compagnon.

Mais quiconque aujourd’hui voit l’un et l’autre ouvrage,

Dit que Regnard a l’avantage

D’avoir été le bon larron.

 

SECONDE ÉPIGRAMME

 

Sur les deux JOUEURS, dont celui de M. Regnard fut bien reçu, et celui de Rivière fut à peine joué jusqu’au second acte.

 

Deux célèbres Joueurs, l’un riche et l’autre gueux,

Prétendaient en public donner leur caractère.

Et prétendaient si fort à plaire,

Qu’ils tenaient en suspens les esprits curieux ;

Mais, dès que sur la scène on vit les comédies

De ces deux écrivains rivaux,

Chacun trouva que les copies Ressemblaient aux originaux.

 

On ne peut disconvenir que Dufresny ne soit traité un peu trop durement dans ces deux épigrammes, et que l’amitié que Regnard avait pour Gacon n’ait excité celui-ci à prendre avec trop d’aigreur la querelle de son ami. Les titres même de ses épigrammes contiennent des injures grossières et de mauvaise foi. Le Chevalier joueur de Dufresny n’a pas été interrompu à la fin du second acte. Les auteurs de l’Histoire du Théâtre-Français attestent que ce fait est démenti par les registres de la comédie.

Quoi qu’il en soit, Regnard a eu honte d’avoir maltraité Dufresny dans sa préface, et il l’a supprimée dans toutes les éditions de ses Œuvres qui ont été faites de son vivant.

On ne sait pourquoi, depuis la mort de Regnard, on a renouvelé une accusation dont on avait senti l’injustice pendant sa vie. On a imprimé dans plusieurs ouvrages, que le JOUEUR de Regnard appartenait presque en entier à Dufresny ; que Regnard n’y avait fait que de légers changements, et qu’après avoir abusé de la manière la plus indigne de la confiance de son ami, il s’était approprié l’ouvrage, et l’avait donné sous son nom.

On lit dans les Anecdotes dramatiques que ce n’est point à tort que Dufresny revendiquait le fond de cette comédie, qu’il prétendait que Regnard lui avait pris. Ce dernier abusa effectivement de la confiance que Dufresny lui témoigna, et pour accélérer sa pièce, il se servit de Gacon, à qui il en fit faire la plus grande partie ; ce fut à Grillon, où Regnard avait une maison de campagne qu’il aimait beaucoup. Il enfermait Gacon dans une chambre, d’où ce dernier n’avait la liberté de sortir qu’après avoir averti par la fenêtre combien il avait fait de vers sur la prose dont Regnard lui donnait le canevas. C’est de Gacon lui-même que l’on tient cette anecdote.

On est fâché de voir ainsi débiter et imprimer dans tous les recueils, sur les preuves les plus légères, des anecdotes qui attaquent l’honneur et les talents de nos auteurs les plus accrédités.

Si l’anecdote rapportée par les auteurs des Anecdotes dramatiques est vraie, Regnard a joué le rôle, non-seulement d’un malhonnête homme, mais d’un homme sans talents, et, comme s’expriment eux-mêmes les auteurs que l’on vient de citer, d’un poète de bas étage.

« Il n’a pas eu honte de donner sous son nom une pièce dont Dufresny avait fait l’intrigue et imaginé les caractères, et dont Gacon avait composé les vers. » Si Regnard n’était connu que par cette pièce, on pourrait l’accuser de ce procédé ; mais il est incroyable dans un poète connu par des comédies charmantes, et qui, depuis celle dont on parle, en a produit qui ne sont pas indignes de la première.

On concevra encore plus difficilement qu’une manœuvre pareille ait abouti à produire un des chefs-d’œuvre de notre théâtre. On sait que Dufresny avait plus de talents pour produire des scènes détachées que pour bien conduire une comédie. Toutes ses pièces, dans lesquelles on trouve des caractères assez bien peints, un dialogue vif et aisé, et un comique pris dans la pensée, pèchent du côté de la conduite et de l’intrigue. Comment veut-on qu’une comédie, dont l’intrigue aurait appartenu à un auteur qui n’a su en faire que de faibles, et dont les vers auraient été l’ouvrage d’un des poètes les plus pitoyables de son temps, eût été l’une des plus parfaites et des plus agréables pièces de notre théâtre ?

Et sur quel témoignage adopte-t-on un fait aussi déraisonnable ? sur celui de Gacon lui-même, qui se donne pour avoir mis en vers la prose de Dufresny.

Nous croyons pouvoir, sans témérité, révoquer en doute cette anecdote purement injurieuse à un de nos poètes les plus estimables ; et s’il est arrivé quelquefois que des hommes à talents se soient déshonorés par des actions basses, on ne doit admettre qu’avec peine ces faits honteux, qui ternissent la réputation des gens de lettres, et portent atteinte à la gloire de la littérature.

Au surplus, Dufresny lui-même nous a mis à portée de juger de la nature du larcin que lui a fait son associé. Le Chevalier joueur n’est autre chose que sa comédie telle qu’il l’avait composée lorsqu’il la confia à Regnard. Supposons que celui-ci y ait pris l’idée de sa comédie, la manière dont il a embelli ce sujet suffit seule pour le lui rendre propre.

On ne parle pas du succès si différent des deux pièces ; mais on est persuadé que celle de Dufresny n’aurait été susceptible que d’un très faible succès, quand même elle eût précédé celle de Regnard.

Nous allons mettre sous les yeux du lecteur les scènes des deux pièces qui oui le plus de ressemblance, celles que Dufresny accuse particulièrement Regnard de lui avoir volées.

La scène première du premier acte ressemble beaucoup aux deux premières scènes du JOUEUR : ce sont absolument les mêmes pensées. Voici celles de Dufresny :

 

NÉRINE.

Bonjour, Frontin : te voilà déjà levé ?

FRONTIN.

Bonsoir, Nérine : je vais me coucher.

NÉRINE.

C’est-à-dire que ton maître a couché au lansquenet.

FRONTIN.

Je ne te dis pas cela.

NÉRINE.

Le chevalier est un jeune homme bien morigéné ! Avoue qu’il est incommode de loger en même maison avec des femmes qui ont intérêt d’examiner notre conduite. Ma maîtresse lui avait défendu déjouer... Il se brouillera avec Angélique.

FRONTIN.

Que m’importe ? En tout cas, s’il manque la jeune, la vieille ne le manquera pas... À la vérité, ton Dorante a plus de bien-fonds ; mais les bien-fonds ont des bornes, et le casuel d’un joueur n’en a pas.

NÉRINE.

Dorante est un si honnête homme !

FRONTIN.

Dorante est honnête homme, mais mon maître est joli.

NÉRINE.

Un esprit solide et doux.

FRONTIN.

Vert et piquant, c’est ce qu’il faut pour réveiller le goût des femmes.

NÉRINE.

Dorante est un homme fait.

FRONTIN.

En cas d’amant, ce qui est à faire vaut mieux que ce qui est fait.

NÉRINE.

Un bon cœur, généreux et sincère.

FRONTIN.

Oh ! mon maître ne se pique point de ces niaiseries-là ; mais en récompense c’est le plus ensorcelant petit scélérat, un tour de scélératesse si galant que les femmes ont du plaisir à se laisser tromper par lui.

NÉRINE.

J’espère qu’Angélique reviendra de ce plaisir-là.

FRONTIN.

Elle n’en reviendra qu’après la noce.

NÉRINE.

Si je puis la rattraper dans quelque moment raisonnable...

FRONTIN.

Si mon maître peut la rattraper dans quelque moment déraisonnable... etc.

 

Voici comment Regnard rend les mêmes idées.

 

NÉRINE.

Que fait Valère ?

HECTOR.

Il dort.

NÉRINE.

Il faut que je le voie.

HECTOR.

Va, mon maître ne voit personne quand il dort...

NÉRINE.

Quand se lèvera-t-il ?

HECTOR.

Mais, avant qu’il se lève,

Il faudra qu’il se couche, et franchement... etc.

NÉRINE.

Angélique, entre nous, serait extravagante

De rejeter l’amour que pour elle a Dorante ;

Lui, c’est un homme d’ordre, et qui vit congrument.

HECTOR.

L’amour se plaît un peu dans le dérèglement.

NÉRINE.

Un amant fait et mûr.

HECTOR.

Les filles, d’ordinaire,

Aiment mieux le fruit vert.

 

L’entrée du Joueur sur la scène est aussi à peu près la même dans les deux pièces. Dufresny ne fait paraître son Joueur qu’au second acte, et le fait parler ainsi :

 

LE CHEVALIER, donnant son manteau à Frontin.

Pourquoi m’ôtes-tu mon manteau, bourreau que tu es ?

FRONTIN.

C’est vous qui me le donnez.

LE CHEVALIER.

Ne vois-tu pas que je veux ressortir ?

FRONTIN.

Le sommeil vous serait plus utile que...

LE CHEVALIER.

Remets-moi mon manteau, raisonneur... Irai-je encore...

Le chevalier se promène à grands pas, et Frontin le suit, voulant mettre son manteau sur ses épaules, etc.

 

Que l’on consulte maintenant la scène quatrième du premier acte du JOUEUR, on retrouvera les mêmes idées ; mais quelle différence dans l’expression du caractère ! Le Chevalier est un bourru de sang-froid ; l’autre est véritablement un joueur emporté, à qui des revers de fortune ont troublé la raison.

Cette scène présente encore des traits de ressemblance très frappants, et qui, s’ils étaient rapprochés, ne seraient pas à l’avantage de Dufresny.

Une idée charmante, qui appartient incontestablement à celui-ci, et qui ne se trouve point dans la pièce de Regnard, est le trait qui suit :

 

LE CHEVALIER.

Un fauteuil...

Il s’assied.

Je suis abîmé ; j’en ai l’obligation à un homme, un homme, Frontin, un seul homme qui me suit partout.

FRONTIN.

Est-ce un de ces joueurs prudents qui ne donnent rien au hasard ?

LE CHEVALIER.

Non, je n’ai jamais joué contre lui.

FRONTIN.

Et comment vous a-t-il donc abîmé ?

LE CHEVALIER.

Il a la rage de me porter malheur en s’appuyant sur le dos de ma chaise. C’est un écumeur de réjouissance qui a la face longue d’une toise : dès que je le vois, ma carte est prise.

 

Ce trait de caractère n’aurait pas échappé à Regnard ; et s’il eût effectivement mis à contribution les idées de Dufresny, il n’aurait pas négligé celle-ci.

La scène du traité de Sénèque se trouve dans les deux poètes. Nous rapportons la manière dont elle est rendue par Dufresny ; c’est à la fin de la troisième scène du deuxième acte.

 

LE CHEVALIER.

Je voudrais ne me point abandonner à mes réflexions ; va me chercher un livre.

FRONTIN tire un papier.

Si vous voulez lire un petit ouvrage d’esprit...

Le Chevalier prend le papier.

qui court les rues ; c’est sur la pauvreté. Je suis curieux de voir tout ce qui s’écrit sur la pauvreté, car il me revient sans cesse dans l’idée que nous mourrons tous deux sur un fumier.

LE CHEVALIER, regardant fixement le papier sans le lire.

Trois coupe-gorge de suite !

FRONTIN.

Il n’y a point de coupe-gorge là-dedans.

LE CHEVALIER.

Je ne saurais m’appliquer ; lis.

FRONTIN reprend le papier, et lit.

Diogène, parlant du mépris des richesses, disait :

De mille soins fâcheux la richesse est suivie ;

Mais le philosophe indigent

N’a qu’un seul soin dans la vie :

C’est de chercher de l’argent.

Sur le mépris de la mort :

Tel héros que l’on vante tant,

Mourut sans en avoir envie ;

Mais un brave joueur perd volontiers la vie,

Quand il a perdu son argent.

Mais, monsieur, au lieu de m’écouter, vous méditez sur le portrait de votre maîtresse.

 

Si ceci n’est point une fade copie de la scène de Regnard, il faut convenir que la scène de Regnard enchérit beaucoup sur son modèle, ou plutôt qu’il a su convertir en une scène charmante et d’un excellent comique une tirade froide et insipide :

 

Dans ses heureuses mains le cuivre devient or.

 

On ne peut disconvenir qu’on a peine à soutenir la lecture de cette scène, lorsqu’on vient de lire celle de Regnard.

On retrouve encore dans les deux poètes la scène du mémoire des dettes du Joueur, avec cette différence, que dans Regnard le valet présente au père de son maître un état véritable de ses dettes ; au lieu que dans Dufresny, Frontin, pour tirer de l’argent de la Comtesse, a fabriqué un mémoire de dettes supposées. Voici la scène de Dufresny ; c’est la cinquième du second acte.

 

FRONTIN persuade à la comtesse
que le chevalier quitte Angélique pour s’attacher à elle.

Entre nous, madame, toute la solidité de ce jeune homme-là est pour vous ; il le dit bien lui-même dans ses moments de prudence. Je devrais, dit-il, me laisser entraîner au penchant vertueux que je me sens pour madame la comtesse.

LA COMTESSE.

Quoi ! il l’a parlé en ces termes ?

FRONTIN.

Tout au moins, madame, tout au moins. Oui, je crois qu’il reviendrait de son premier entêtement, s’il avait le temps de se reconnaître : or, afin qu’il ail le temps de se reconnaître, mon avis serait que vous lui fissiez tenir adroitement l’argent nécessaire pour se reconnaître.

LA COMTESSE.

Je l’ai déjà dit que je paierais moi-même.

FRONTIN.

Vous-même ! si ces dettes-là sont d’une espèce libertine, des dettes de garçon, une femme régulière ne doit point entier dans un détail si déréglé.

LA COMTESSE.

Voyons le mémoire.

FRONTIN.

Lisons : Mémoire déréglé des dettes envenimées de M. le chevalier. Premièrement, à M. Frontin. Moi, c’est moi... Pour gages, profits et deniers prêles à mon maître, dans ses mauvais jours, 500 livres.

Pour cet article-ci, vous auriez raison de le payer par vos mains, de vous à moi, sans détour : aussi ma quittance est toute prête.

LA COMTESSE.

Nous verrons.

FRONTIN.

Plus, quatre-vingts louis d’or neufs pour une partie de paume ébauchée. Vous ne sauriez l’achever vous-même, madame ; il faut qu’il mette argent sous corde ; mais il vous rendra cela sous la galerie. Je lui sers de second ; nous avons quatre jeux à un, quarante-cinq à rien, une chasse au pied, et notre bisque à prendre : vous gagnerez, à coup sûr.

Plus, 2 000 livres à quatre-vingt-treize quidams, pour nous avoir coiffés, chaussés, gantés, parfumés, rasés, médicamentés, voitures, portés, alimentés, désaltérés, etc. Une dame prudente ne doit point paraître dans des paiements qui concernent l’entretien d’un joli homme.

Plus 600 livres pour du ratafia, eau-de-vie, pitrepite et autres liqueurs soldatesques que vous n’oseriez payer, de peur d’être soupçonnée d’avoir aidé à la consommation d’icelles.

Il y a encore un article, parole donnée, pour cent pistoles d’honneur à mademoiselle Mimi, lingère du palais. Vous verrez que c’est pour ses appointements ; mais vous devez ignorer et payer la pauvre fille incognito, par mon ministère, si vous voulez.

LA COMTESSE.

Frontin, votre mémoire ridicule se monte à cinq ou six mille livres : vous ne m’aviez parlé que de deux mille.

FRONTIN.

Ne vous le disais-je pas ? Donnez-moi deux mille livres, vous y gagnerez les deux tiers.

 

Nous bornerons là notre examen. Les scènes que nous venons de citer sont celles des deux pièces qui ont le plus de ressemblance : elles paraissent en quelque sorte calquées les unes sur les autres. Quel est celui qui les a produites le premier ? c’est ce qu’on ne saurait décider. Les préjugés cependant sont favorables à Regnard ; sa comédie a paru la première, et la manière originale dont il a rendu ses scènes semblerait prouver qu’elles lui sont propres[4].

D’ailleurs, comme on l’a dit plus haut, en accordant à Dufresny le mérite de l’invention, il faut avouer que Regnard a tellement embelli ses pensées, qu’il leur a en quelque sorte donné une nouvelle existence ; et Dufresny, en faisant paraître son Chevalier joueur après la comédie de Regnard, a été la dupe de son amour-propre.

Il a mis le public à portée de faire un parallèle qui ne lui était nullement avantageux ; et sa chute, comme s’expriment des auteurs du temps, n’a servi qu’à augmenter le triomphe de son adversaire.

Quelques années après (en 1709), Dufresny a donné une comédie intitulée : la Joueuse, dans laquelle il emploie la plupart des scènes de son Chevalier joueur ; mais cette pièce n’eut point de succès.

Tant de désagréments ne le rebutèrent pas. Il mit en vers cette dernière comédie, et se proposait de la faire représenter de nouveau ; mais il a été surpris par la mort avant l’exécution de son projet, et cette pièce en vers est une de celles qu’il fit brûler sous ses yeux quelques heures avant sa mort.

Le JOUEUR de Regnard est resté sur notre scène dont il fait un des plus beaux ornements. Cette comédie est une de celles que l’on donne le plus fréquemment, et que le public ne se lasse point devoir.

 

 

 

 

 

NOMS DES ACTEURS QUI ONT JOUÉ DANS LA COMÉDIE DU JOUEUR, DANS SA NOUVEAUTÉ, EN 1696

 

Géronte, le sieur Guérin[5]. Valère, le sieur Beaubourg[6]. Angélique, Mlle Dancourt[7]. La comtesse, Mlle Desbrosses[8]. Dorante, le sieur le Comte. Le marquis, le sieur Poisson[9]. Nérine, Mlle Beauval[10]. Madame la Ressource, Mlle Chanvallon[11]. Hector, le sieur La Thorillière[12]. M. Toutabas, le sieur Desmares[13].

 

PRÉFACE DE L’AUTEUR IMPRIMÉE EN TÊTE DE LA PREMIÈRE ÉDITION DE LA COMÉDIE DU JOUEUR, EN 1697[14]

 

Cette comédie a eu beaucoup plus de succès que l’auteur et les acteurs n’avaient osé l’espérer. Il y avait contre elle une cabale très forte, et d’autant plus à craindre qu’elle était composée des plus séditieux frondeurs des spectacles, et suscitée par les injustes plaintes d’un plagiaire qui produisait une autre pièce en prose sous le même titre, et qui la lisait tous les jours dans les cafés de Paris. Les personnes qui s’intéressent à la réussite de cette seconde comédie du Joueur ont publié d’abord que la première était très mauvaise. La cour et la ville en ont jugé plus favorablement, et il serait à souhaiter pour eux que l’ouvrage qu’ils protègent eût une destinée aussi heureuse.

 

 

AVERTISSEMENT SUR LE DISTRAIT

 

Cette comédie a été représentée, pour la première fois, le lundi 2 décembre 1697.

Elle a eu peu de succès dans sa nouveauté, et n’a été représentée que quatre fois. L’auteur, découragé, n’a pas osé la remettre sur la scène. Ce n’est qu’après sa mort (en 1731) que les comédiens hasardèrent de la reprendre. Cette pièce eut alors un succès complet, succès qui ne s’est pas démenti par la suite.

On accusé Regnard d’avoir dû la réussite de sa pièce à La Bruyère, qui, dit-on, lui a fourni les principaux traits de son premier personnage ; on ajoute qu’il n’a fait autre chose que de mettre une partie du morceau de La Bruyère en action, et l’autre partie en récit.

On ne nous saura sûrement pas mauvais gré de rapporter ici le portrait que donne La Bruyère du Distrait. On verra le parti que Regnard en a tiré, et l’on appréciera les obligations qu’il a à l’auteur qu’il a imité.

 

« Ménalque descend son escalier, ouvre sa porte pour sortir, il la referme ; il s’aperçoit qu’il est en bonnet de nuit, et venant à mieux s’examiner, il se trouve rasé à moitié, il voit que son épée est mise du côté droit, que ses bas sont rabattus sur ses talons, et que sa chemise est par-dessus ses chausses. S’il marche dans les places, il se sent tout d’un coup rudement frapper à l’estomac ou au visage ; il ne soupçonne point ce que ce peut être, jusqu’à ce qu’ouvrant les yeux et se réveillant, il se trouve, ou devant un timon de charrette, ou derrière un long ais de menuiserie que porte un ouvrier sur ses épaules. On l’a vu une fois heurter du front contre celui d’un aveugle, s’embarrasser dans ses jambes, et tomber avec lui, chacun de son côté à la renverse. Il lui est arrivé plusieurs fois de se trouver tête pour tête à la rencontre d’un prince, et sur son passage, se reconnaître à peine, et n’avoir que le loisir de se coller à un mur pour lui faire place. Il cherche, il brouille, il crie, il s’échauffe, il appelle ses valets l’un après l’autre : on lui perd tout, on lui égare tout. Il demande ses gants qu’il a dans ses mains[15], semblable il cette femme qui prenait le temps de demander son masque, lorsqu’elle l’avait sur son visage. Il entre à l’appartement et passe sous un lustre où sa perruque s’accroche et demeure suspendue ; tous les courtisans regardent et rient : Ménalque regarde aussi et rit plus haut que les autres ; il cherche des yeux dans toute l’assemblée où est celui qui montre ses oreilles, et à qui il manque une perruque. S’il va par la ville, après avoir fait quelque chemin, il se croit égaré ; il s’émeut, et il demande où il est à des passants qui lui disent précisément le nom de sa rue. Il entre ensuite dans sa maison d’où il sort précipitamment, croyant qu’il s’est trompé. Il descend du palais, et trouvant au bas du grand degré un carrosse qu’il prend pour le sien, il se met dedans, le cocher touche et croit ramener son maître dans sa maison. Ménalque se jette hors de la portière, traverse la cour, monte l’escalier, parcourt l’antichambre, la chambre, le cabinet ; tout lui est familier, rien ne lui est nouveau ; il s’assied, il se repose, il est chez soi. Le maître arrive, celui-ci se lève pour le recevoir, il le traite fort civilement, le prie de s’asseoir, et croit faire les honneurs de sa chambre : il parle, il rêve, il reprend la parole ; le maître de la maison s’ennuie et demeure étonné ; Ménalque ne l’est pas moins, et ne dit pas ce qu’il en pense ; il a affaire à un fâcheux, à un homme oisif qui se retirera à la fin ; il l’espère, et il prend patience ; la nuit arrive qu’il est à peine détrompé[16]. Une autre fois il rend visite à une femme, et se persuadant bientôt que c’est lui qui la reçoit, il s’établit dans son fauteuil et ne songe nullement à l’abandonner : il trouve ensuite que cette dame fait ses visites longues, il attend à tout moment qu’elle se lève, et le laisse en liberté ; mais comme cela tire en longueur, qu’il a faim, et que la nuit est déjà avancée, il la prie à souper ; elle rit, et si haut, qu’elle le réveille. Lui-même se marie le matin, l’oublie le soir, et découche la nuit de ses noces ; et quelques années après il perd sa femme, elle meurt entre ses bras, il assiste à ses obsèques, et le lendemain, quand on lui vient dire qu’on a servi, il demande si sa femme est prête, et si elle est avertie. C’est lui encore qui entre dans une église, et prenant l’aveugle qui, est collé à la porte pour un pilier et sa tasse pour le bénitier, y plonge la main, la porte à son front, lorsqu’il entend tout d’un coup le pilier qui parle, et qui lui offre des oraisons. Il s’avance dans la nef, il croit voir un prie-Dieu ; il se jette lourdement dessus, la machine plie, s’enfonce et fait des efforts pour crier : Ménalque est surpris de se voir à genoux sur les jambes d’un fort petit homme ; appuyé sur son dos, les deux bras passés sur ses épaules et ses deux mains jointes et étendues qui lui prennent le nez et lui ferment la bouche ; il se retire confus et va s’agenouiller ailleurs. Il tire un livre pour faire sa prière, et c’est sa pantoufle qu’il a prise pour ses Heures et qu’il a mise dans sa poche avant que de sortir. Il n’est pas hors de l’église qu’un homme de livrée court après lui, le joint, lui demande en riant s’il n’a point la pantoufle de Monseigneur ; Ménalque lui montre la sienne, et lui dit : Voilà toutes les pantoufles que j’ai sur moi. Il se fouille néanmoins, et tire celle de l’évêque de ***, qu’il vient de quitter, qu’il a trouvé malade auprès de son feu, et dont, avant de prendre congé de lui, il a ramassé la pantoufle, comme l’un de ses gants qui était à terre ; ainsi Ménalque s’en retourne chez soi avec une pantoufle de moins. Il a une fois perdu au jeu tout l’argent qui est dans sa bourse, et voulant continuer de jouer, il entre dans son cabinet, ouvre une armoire, y prend sa cassette, en tire ce qui lui plaît, et croit la remettre où il l’a prise ; il entend aboyer dans son armoire, qu’il vient de fermer : étonné de ce prodige, il l’ouvre une seconde fois, et il éclate de rire d’y voir son chien qu’il a serré pour sa cassette. Il joue au trictrac ; il demande à boire, on lui en apporte : c’est à lui à jouer, il tient le cornet d’une main et un verre de l’autre ; et comme il a une grande soif, il avale les dés et presque le cornet, jette le verre d’eau dans le trictrac et inonde celui contre qui il joue. Et dans une chambre où il est familier, il crache sur le lit et jette son chapeau à terre, en croyant faire tout le contraire. Il se promène sur l’eau, et il demande quelle heure il est ; on lui présente une montre : à peine l’a-t-il reçue, que ne songeant plus, ni à l’heure, ni à la montre, il la jette dans la rivière comme une chose qui l’embarrasse[17]. Lui-même écrit une longue lettre, met de la poudre dessus à plusieurs reprises et jette toujours la poudre dans l’encrier. Ce n’est pas tout : il écrit une seconde lettre ; et après les avoir achevées toutes les deux, il se trompe à l’adresse[18]. Un duc et pair reçoit l’une de ces deux lettres, et en l’ouvrant il y lit ces mots : Maître Olivier, ne manquez pas, sitôt la présente reçue, de m’envoyer ma provision de foin... Son fermier reçoit l’autre, il l’ouvre et se la fait lire ; on y trouve ces mots : Monseigneur, j’ai reçu avec une soumission aveugle les ordres qu’il a plu à votre grandeur... Lui-même encore écrit une lettre pendant la nuit, et, après l’avoir cachetée, il éteint sa bougie ; il ne laisse pas d’être surpris de ne voir goutte, et il sait à peine comment cela est arrivé. Ménalque descend l’escalier du Louvre, un autre le monte à qui il dit : C’est vous que je cherche. Il le prend par la main, le fait descendre avec lui, traverse plusieurs cours, entre dans les salles, en sort, il va, il revient sur ses pas ; il regarde enfin celui qu’il traîne après soi depuis un quart d’heure : il est étonné que ce soit lui, il n’a rien à lui dire ; il lui quitte la main et tourne d’un autre côté. Souvent il vous interroge, et il est déjà loin de vous quand vous songez à lui répondre, ou bien il vous demande en courant comment se porte votre père, et comme vous lui dites qu’il est fort mal, il vous crie qu’il en est bien aise. Il vous trouve quelque autre fois sur son chemin ; il est ravi de vous rencontrer, il sort de chez vous pour vous entretenir d’une certaine chose ; il contemple votre main. Vous avez là, dit-il, un beau rubis : est-il balais ? Il vous quitte et continue sa route : voilà l’affaire importante dont il avait à vous parler. Se trouve-t-il en campagne, il dit à quelqu’un qu’il le trouve heureux d’avoir pu se dérober à la cour pendant l’automne, et d’avoir passé dans ses terres tout le temps de Fontainebleau ; il tient à d’autres d’autres discours, puis revenant à celui-ci : Vous avez eu, lui dit-il, de beaux jours à Fontainebleau, vous y avez sans doute beaucoup chassé. Il commence ensuite un conte qu’il oublie d’achever. Il rit en lui-même, il éclate d’une chose qui lui passe par l’esprit ; il répond à sa pensée, il chante entre ses dents, il siffle, il se renverse dans une chaise, il pousse un cri plaintif, il bâille, il se croit seul. S’il se trouve à un repas, on voit le pain se multiplier sur son assiette ; il est vrai que ses voisins en manquent, aussi bien que de couteaux et de fourchettes dont il ne les laisse pas jouir longtemps. On a inventé aux tables une grande cuillère pour la commodité du service ; il la prend, la plonge dans le plat, l’emplit, la porte à sa bouche, et il ne sort pas d’étonnement de voir répandu sur son linge et sur ses habits le potage qu’il vient d’avaler. Il oublie de boire pendant tout le dîné ; ou, s’il s’en souvient et qu’il trouve qu’on lui donne trop de vin, il en flaque plus de la moitié au visage de celui qui est à sa droite, il boit le reste tranquillement, et ne comprend pas pourquoi tout le monde éclate de rire de ce qu’il a jeté à terre ce qu’on lui a versé de trop. Il est un jour retenu au lit par quelque incommodité ; on lui rend visite : il y a un cercle d’hommes et de femmes dans sa ruelle qui l’entretiennent ; et en leur présence il soulève sa couverture et crache dans ses draps. On le mène aux Chartreux, on lui fait voir un cloître orné d’ouvrages, tous de la main d’un excellent peintre. Le religieux qui les lui explique parle de saint Bruno, du chanoine et de son aventure, en fait une longue histoire, et la montre dans l’un de ces tableaux. Ménalque qui, pendant la narration, est hors du cloître et bien loin au-delà, y revient enfin, et demande au père si c’est le chanoine ou saint Bruno qui est damné. Il se trouve par hasard avec une jeune veuve, il lui parle de son défunt mari, lui demande comment il est mort. Cette femme, à qui ce discours renouvelle ses douleurs, pleure, sanglote et ne laisse pas de reprendre tous les détails de la maladie de son époux, qu’elle conduit depuis la veille de sa fièvre qu’il se portait bien jusqu’à l’agonie. Madame, lui demande Ménalque, qui l’avait apparemment écoutée avec attention ; n’aviez-vous que celui-là[19] ? Il s’avise un matin de faire tout hâter dans sa cuisine, il se lève avant le fruit et prend congé de la compagnie ; on le voit ce jour-là en tous les endroits de la ville, hormis en celui où il a donné rendez-vous précis pour cette affaire qui l’a empêché de dîner, et l’a fait sortir à pied de peur que son carrosse ne le fit attendre. L’entendez-vous crier, gronder, s’emporter contre l’un de ses domestiques ? Il est étonné de ne point le voir. Où peut-il être ? dit-il. Que fait-il ? qu’est-il devenu ? Qu’il ne se présente plus devant moi, je le chasse dès à cette heure. Le valet arrive, à qui il demande fièrement d’où il vient. Il lui répond qu’il vient de l’endroit où il l’a envoyé, et lui rend un fidèle compte de sa commission[20]. Vous le prendriez souvent pour tout ce qu’il n’est pas : pour un stupide ; car il n’écoute point, et il parle encore moins : pour un fou ; car, outre qu’il parle tout seul, il est sujet à de certaines grimaces et à des mouvements de tête involontaires : pour un homme fier et incivil ; car vous le saluez, et il passe sans vous regarder, ou il vous regarde sans vous rendre le salut : pour un inconsidéré ; car il parle de banqueroute au milieu d’une famille où il y a cette tache, d’exécution et d’échafaud devant un homme dont le père y a monté, de roture devant les roturiers qui sont, riches et qui se donnent pour nobles. De même il a dessein d’élever auprès de soi un fils naturel sous le nom et le personnage d’un valet ; et quoiqu’il veuille le dérober à la connaissance de sa femme et de ses enfants, il lui échappe de l’appeler son fils dix fois le jour. Il a pris aussi la résolution de marier son fils à la fille d’un homme d’affaires, et il ne laisse pas de dire de temps en temps, en parlant de sa maison et de ses ancêtres, que les Ménalque ne se sont jamais mésalliés. Enfin il n’est ni présent ni attentif dans une compagnie à ce qui fait le sujet de la conversation ; il pense et il parle tout à la fois, mais la chose dont il parle est rarement celle à laquelle il pense : aussi ne parle-t-il guère conséquemment et avec suite. Où il dit non, souvent il faut dire oui ; et où il dit oui, croyez qu’il veut dire non. Il a, en vous répondant si juste, les yeux fort ouverts, mais il ne s’en sert point ; il ne regarde, ni vous, ni personne, ni rien qui soit au monde[21]. Tout ce que vous pouvez tirer de lui, et encore dans le temps qu’il est le plus appliqué et d’un meilleur commerce, ce sont ces mots : Oui vraiment ! C’est vrai. Bon ! Tout de bon, Oui-dà, Je pense que oui, Assurément, Ah ! ciel ! et quelques autres monosyllabes qui ne sont pas même placés à propos. Jamais aussi il n’est avec ceux avec qui il paraît être ; il appelle sérieusement son laquais monsieur, et son ami il l’appelle la Verdure ; il dit votre Révérence à un prince du sang, et Votre Altesse à un jésuite ; il entend la messe, le prêtre vient à éternuer, il lui dit : Dieu vous assiste. Il se trouve avec un magistrat : cet homme, grave par son caractère, vénérable par son âge et par sa dignité, l’interroge sur un événement, et lui demande si cela est ainsi ; Ménalque lui répond : Oui, mademoiselle. Il revient une fois de la campagne, ses laquais en livrée entreprennent de le voler et y réussissent ; ils descendent de son carrosse, ils lui portent un bout de flambeau sous la gorge, lui demandent la bourse, et il la rend. Arrivé chez soi, il raconte son aventure à ses amis, qui ne manquent pas de l’interroger sur les circonstances, et il leur dit : Demandez à mes gens, ils y étaient. »

 

C’est moins un caractère particulier que donne La Bruyère qu’un recueil de faits de distractions. Regnard a fait usage de plusieurs de ces faits, mais il en a d’autres qui lui appartiennent ; et l’on peut juger, par le rapprochement que nous avons fait de ceux dont il a fait usage, combien il est injuste de leur attribuer tout le succès de la comédie, au point de dire que Regnard n’a fait que mettre le morceau de La Bruyère, partie en action, partie en récit.

Un reproche plus essentiel que l’on a fait à ce poète, c’est d’avoir choisi un sujet vicieux et d’avoir mis sur la scène un ridicule prétendu, parce que, dit-on, il ne dépend point de nous d’être ou de n’être point distraits ; c’est, non un ridicule, ni même un vice, mais un défaut purement physique : et l’on ajoute qu’il a été aussi déraisonnable de mettre sur la scène un distrait, qu’il le serait d’y mettre un boiteux, un aveugle, etc.

On convient que cette critique est juste à certains égards. Cependant ou observe que la distraction est plus souvent un vice d’habitude qu’un défaut naturel. Nous sommes distraits, parce que notre imagination, trop fortement occupée d’un objet quelconque, ne nous permet pas la moindre attention sur les choses qui nous environnent ; c’est pourquoi ce défaut est communément celui des personnes occupées de grandes affaires. Il est donc possible de prévenir ce défaut et de s’en corriger, et ce n’est point un rire barbare que celui qu’excitent les méprises plaisantes que la distraction peut produire.

Lors de la reprise du Distrait, en 1731, l’abbé Pélegrin fit imprimer, dans le Mercure de France, du mois de juillet de la même année, une critique de cette pièce qui ne mérité pas la peine d’être réfutée.

Il reproche à Regnard de n’avoir produit que des caractères vicieux. Le chevalier est un petit-maître du plus mauvais ton, bas et crapuleux ; Mme Grognac est une grondeuse insupportable et une mauvaise mère ; Valère, une espèce d’imbécile qui a une affection déraisonnable pour son neveu, le chevalier ; enfin Léandre, qui est le principal personnage de la pièce, et celui dont il a voulu étaler le principal ridicule, n’est qu’une espèce de fou. L’intrigue de la pièce est misérable, et le dénouement une mauvaise copie de celui de nos Femmes savantes. Le critique finit par cette phrase : Cela n’empêche pas qu’on ne doive rendre à M. Regnard la justice qui lui est due ; c’est que personne n’a mieux possédé que lui le talent de faire rire, et c’est par là que, ses pièces de théâtre sont plus aimées qu’elles ne sont estimées.

C’est ainsi que s’exprimait sur le compte d’un de nos poètes comiques les plus estimables, un misérable auteur qui n’était connu au théâtre que par ses chutes, et dont le nom, ainsi que celui de Cotin, ne servira jamais qu’à caractériser la médiocrité. Mais qu’en est-il arrivé ? La critique de l’abbé est demeurée ensevelie dans le Mercure, où personne ne s’avisera jamais d’aller la lire, et la comédie de Regnard jouit et jouira toujours du succès le plus mérité.

Le caractère du distrait est celui d’un homme vertueux et ridicule, qui intéresse par les qualités de son cœur, en même temps qu’il nous fait rire par les travers de son esprit ; ainsi Molière avait produit auparavant les mêmes effets dans son rôle du misanthrope.

Le chevalier est un libertin tel que l’étaient autrefois nos petits-maîtres, et le portrait chargé qu’en a fait Regnard en était d’autant plus propre à les faire rougir de la bassesse de leurs inclinations et de la dépravation de leurs mœurs.

La faiblesse de Valère pour ce jeune débauché provient de l’extrême pusillanimité de son caractère ; c’est un de ces timides vieillards qui savent étaler les meilleures maximes du monde et sont incapables d’agir. Ce caractère contraste avec celui de Mme Grognac. Celle-ci est une vieille quinteuse, bizarre, hargneuse, qui ne voit, dans la soumission et dans la douceur de sa fille Isabelle, que de nouveaux sujets d’émouvoir sa bile.

L’intrigue n’est point aussi misérable que le prétend le critique ; tous les incidents sont heureusement, amenés et très plaisants. Le dénouement est préparé ; on parle dès la première scène de l’oncle agonisant dont Léandre doit hériter : on n’est donc pas aussi étonné d’apprendre à la fin de la pièce qu’il a déshérité son neveu, qu’on est surpris, dans les Femmes savantes, d’entendre parler du jugement d’un procès, et d’une banqueroute, dont il n’avait jusque-là été nullement question.

L’auteur des Proverbes dramatiques a su nous donner une petite pièce du Distrait très plaisante, et dans laquelle il a mis en action des faits de distractions autres que ceux employés par Regnard.

La comédie de Regnard se joue très souvent, et est toujours vue avec plaisir.

 

NOMS DES ACTEURS QUI ONT JOUÉ DANS LA COMÉDIE DU DISTRAIT, DANS SA NOUVEAUTÉ, EN 1697.

 

Léandre, le sieur Beaubourg. Clarice, Mlle Dancourt. Mme Grognac, Mme Desbrosses. Isabelle, Mlle Raisin[22]. Le chevalier, le sieur Baron[23], Valère, le sieur Guérin, Lisette, Mlle Beauval. Carlin, le sieur La Thorillière.

 

 

AVERTISSEMENT SUR ATTENDEZ-MOI SOUS L’ORME

 

Cette comédie a été représentée, pour la première fois, le mercredi 19 mai 1694[24].

Nous laissons dans les Œuvres de Regnard cette comédie, que l’on a prétendu appartenir en entier à Dufresny, et que nous croyons l’ouvrage des deux poètes.

Elle a été composée dans le temps que Regnard et Dufresny, liés par l’amitié, et associés dans leurs travaux, se communiquaient réciproquement leurs idées. Il y a tout lieu de croire que cette pièce-ci appartenait plus particulièrement à Regnard qu’à Dufresny, puisqu’elle a toujours été imprimée dans les Œuvres de Regnard, et qu’elle ne l’a jamais été dans celles de Dufresny.

Jamais ce poète ne l’a réclamée hautement, même après la mort de Regnard, à qui il a survécu près de quatorze ans.

Ce n’est qu’après la mort de l’un et de l’autre qu’il s’est répandu un bruit peu vraisemblable, et que beaucoup de personnes ont cependant adopté[25]. Ce fait étrange a été imprimé pour la première fois dans le Mercure de France, en octobre 1724, page 2264. On a dit que Regnard, abusant de la situation embarrassée de son ami, avait acheté de lui cette comédie 300 livres, et l’avait donnée sous son nom au théâtre.

Ce fait a été ensuite répété par plusieurs auteurs, notamment par MM. Parfait, dans leur Histoire du Théâtre français. Nous leur avons déjà fait des reproches de la manière rigoureuse avec laquelle ils ont traité un poète estimable tel que Regnard ; c’est surtout dans cette circonstance que l’on voit éclater leur partialité.

Ils se contredisent en plusieurs endroits : tantôt ils attribuent cette comédie en entier à Dufresny : Nous avons dit que cette pièce, qui passe pour être de M. Regnard, et qui est imprimée dans tous les recueils de ses Œuvres, est très certainement de M. Dufresny (Hist. du Théâtre français, t. XV, page 409). Cette comédie (Attendez-moi sous l’Orme) se trouve dans toutes les éditions des Œuvres de M. Regnard, au nombre de ses pièces de théâtre. Jusqu’à présent le public, trompé par le titre du recueil, l’a crue de lui ; cependant il est très certain qu’elle est de Dufresny (Ibid. tome XIV, page 378). Attendez-moi sous l’Orme, comédie en un acte et en prose de M. Dufresny... dans le recueil des Œuvres de M. Regnard, à qui elle a été faussement attribuée (Dict. des Théâtres de Paris[26], tome premier, page 323).

Ailleurs ils conviennent que Regnard a eu part à cette comédie, et qu’elle est autant l’ouvrage de l’un que de l’autre. Ils disent, dans la vie de Dufresny, que ce poète, pour n’avoir aucun démêlé avec Regnard, a souffert qu’il fît imprimer dans le recueil de ses Œuvres la comédie d’Attendez-moi sous l’Orme, dans laquelle cependant il n’avait qu’une très médiocre part (Histoire du Théâtre français, tome XV, page 406). On lit quelques lignes plus haut : Des liaisons d’amitié qu’il (Dufresny) avait avec Regnard l’engageaient à lui faire part de ses idées. Il lui communiqua plusieurs sujets de comédie presque finis, entre autres ceux du Joueur et d’Attendez-moi sous l’Orme, dans le dessein de les achever ensemble ; mais Regnard, qui sentait la valeur de cette première pièce, amusa son ami, fit quelques changements à ce qu’avait fait Dufresny, et la donna aux comédiens sous son nom (Ibid. pag. 405).

Tout ceci ne se concilie point avec le marché honteux que l’on prétend que Regnard a fait avec Dufresny. S’il a quelque part dans la comédie d’Attendez-moi sous l’Orme, il est injuste de l’attribuer tout entière à Dufresny, Il est vrai que l’on ajoute que cette part est très médiocre, mais il est bien difficile de l’évaluer. Nous ne croyons pas que l’on ait vu le canevas de Dufresny ; nous ne connaissons personne qui ait lu la pièce presque finie, telle qu’elle a été communiquée à Regnard, et qui puisse la comparer à la pièce telle qu’elle est maintenant, avec les additions et corrections de celui-ci.

Si l’on juge de la part que Dufresny a dans cette pièce, par comparaison à celle du Joueur, il se trouvera que tout le mérite est du côté de Regnard, et que, d’une pièce très médiocre, il a su faire un charmant ouvrage. Dufresny nous a fourni ce parallèle en faisant imprimer Le Chevalier Joueur tel qu’il l’avait composé[27]. Il est à croire que s’il eût produit de même Attendez-moi sous l’Orme tel qu’il est sorti de ses mains, la comparaison ne lui serait pas favorable.

Nous pensons donc qu’on ne nous saura pas mauvais gré de rejeter une fable ridicule, qui ne fait honneur ni à l’un ni à l’autre des deux poètes ; fable invraisemblable, qu’on ne s’est permis de répandre qu’après la mort de celui qui avait intérêt de la détruire, et qui s’est accréditée ensuite, on ne sait trop pourquoi.

Nous nous sommes un peu étendus sur cette discussion, parce que nous avons cru qu’il était convenable de restituer à Regnard une pièce que l’on s’était efforcé de lui enlever ; et quoique aucun éditeur de ses Œuvres n’ait osé la retrancher, cependant on ne l’a admise dans les dernières éditions qu’avec des restrictions, et en adoptant l’opinion que cette pièce appartenait à Dufresny.

Les rôles d’Agathe et de Colin sont ceux que Dufresny pourrait peut-être revendiquer, et nous sommes portés à croire que ce sont les seuls que Regnard ait conservés. Ces deux caractères ont un ton naïf et vrai qui nous paraît appartenir plutôt à Dufresny qu’à Regnard ; mais il faut convenir qu’on reconnaît Regnard dans le surplus de la pièce. On sait qu’il entendait très bien l’économie du théâtre, mais que son associé entendait mieux à produire des scènes détachées qu’à bien conduire une intrigue ; et la comédie d’Attendez-moi sous l’Orme est bien intriguée, quoique le sujet en soif simple : le dialogue est vif, et d’un plaisant qui ne peut appartenir qu’à Regnard.

Quelque temps après la première représentation d’Attendez-moi sous l’Orme, Dufresny donna au théâtre italien une pièce sous le même titre, qui fut représentée pour la première fois le 30 janvier 1695.

Cette comédie n’a de commun avec celle de Regnard que le titre ; cependant, comme elle est peu connue, plusieurs personnes l’ont confondue avec la première.

Dufresny est incontestablement l’auteur de la pièce italienne, qui a eu quelque succès sur l’ancien théâtre italien, mais qui, depuis la suppression arrivée en 1697, a éprouvé le sort des pièces composées pour ce spectacle, et n’a paru que rarement sur la scène.

Cette comédie ignorée a contribué à entretenir l’erreur de quelques personnes sur l’Attendez-moi sous l’Orme du Théâtre français. On a attribué celle-ci à Dufresny, quoiqu’il ne fût l’auteur que de la pièce italienne.

Dans la liste des comédies de Dufresny données à l’ancien théâtre italien, imprimée à la tête de ses Œuvres, on trouve, Attendez-moi sous l’Orme, pièce en un acte, 1694, avec cette note imprimée aussi dans les Œuvres de Regnard.

L’éditeur, entraîné par l’opinion commune, a confondu la pièce italienne avec la pièce française. C’est cette dernière qui est imprimée dans les Œuvres de Regnard, et qui lui appartient, au moins pour la plus grande partie ; c’est aussi la pièce française qui a été représentée en 1694.

Quant à la pièce italienne, elle n’a jamais été attribuée à Regnard, ni insérée dans ses Œuvres. Elle a été représentée en 1695, et non en 1694. C’est cette pièce qui est imprimée dans le recueil de Ghérardi, tom. 5, pag. 401, édition de 1717.

Ces deux pièces n’ont de conformité que le titre. Celle de Regnard, comme nous l’avons dit, est agréablement intriguée ; et la pièce de Dufresny n’est qu’une suite de scènes épisodiques, et que l’on appelle proverbialement scènes à tiroir.

Quoique la comédie de Dufresny ne soit pas dépourvue de mérite, elle ne peut néanmoins soutenir la comparaison avec celle de Regnard. La première a dû la plus grande partie de son succès au jeu des acteurs ; la seconde est restée au théâtre, et se voit toujours avec plaisir.

Si Dufresny eût eu une part bien considérable dans la pièce française, il n’aurait pas manqué de reprendre ce qui lui appartenait, et de le transporter dans la pièce italienne. C’était une bonne manière dé se venger de l’infidélité de son ami, et de revendiquer ses usurpations.

Il a suivi cette route pour le Joueur : il a produit sur la scène sa comédie telle qu’il l’avait composée, et a mis tout le monde à portée de prononcer entre lui et son adversaire : chacun à pu voir le parti que Regnard avait tiré des idées de Dufresny ; on a reconnu ce qui appartenait à l’un et à l’autre.

Dufresny ne s’est pas contenté de reprendre ses scènes dans cette pièce, il les a employées de nouveau dans sa comédie de la Joueuse. Désespéré du peu de succès de la première pièce, il ne pouvait concevoir que le public dédaignât des scènes auxquelles il attribuait tout le succès de la comédie de Regnard.

Ce second essai a été encore infructueux. On a continué de se porter en foule au Joueur de Regnard, et l’on n’a pu goûter les deux pièces de Dufresny. Celui-ci n’a pas cependant perdu toute espérance ; il a cru que son rival devait son triomphe à sa versification ; il a mis en vers la comédie de la Joueuse.

On ne sait quel aurait été le succès de celle nouvelle tentative. La Joueuse, mise en vers, n’a jamais été représentée, et est du nombre des pièces que Dufresny, en mourant, fit brûler sous ses yeux, et par le conseil de son confesseur.

Mais ces faits prouvent combien Dufresny était attaché à ses productions, et qu’il ne souffrait pas patiemment que d’autres adoptassent ses idées, et s’attribuassent le fruit de ses travaux. On ne voit pas pourquoi il aurait eu plus d’indifférence pour Attendez-moi sous l’Orme, qu’il n’en avait eu pour le Joueur. L’infidélité de son ami devait lui être aussi sensible pour l’une que pour l’autre pièce.

Nous nous croyons donc fondés à laisser à Regnard une propriété que nous ne pensons pas qu’il ait usurpée. Nous imprimons dans ses Œuvres là comédie d’Attendez-moi sous l’Orme, non parce que cette pièce y a été insérée jusqu’à présent (nous n’aurions pas balancé à l’en retrancher, si nous eussions pu croire qu’elle appartient à Dufresny), mais parce que nous croyons qu’il en est l’auteur.

Nous n’avons négligé aucun moyen d’éclaircir nos doutes[28], et toutes les recherches que nous avons pu faire n’ont servi qu’à nous confirmer dans notre opinion, et nous assurer que la comédie d’Attendez-moi sous l’Orme est l’ouvrage de Regnard ; que Dufresny y a- quelque part, mais que cette part est si médiocre et si équivoque, qu’elle ne suffit pas pour disputer à Regnard sa propriété, et retrancher cette pièce du recueil de ses Œuvres.

On rapporte dans les Anecdotes dramatiques l’anecdote suivante, relative à Attendez-moi sous l’Orme. Armand, cet excellent comique, saisissait avec une présence d’esprit singulière tout ce qui pouvait plaire au public, dont il était fort aimé. Jouant le rôle de Pasquin dans cette pièce, après ces mots, « Que dit-on d’intéressant ? Vous avez reçu des nouvelles de Flandre », il répliqua sur-le-champ : « Un bruit se répand que Port-Mahon est pris. » Le vainqueur de Mahon était le parrain d’Armand.

 

 

AVERTISSEMENT SUR DÉMOCRITE

 

Cette comédie a été représentée, pour la première fois, le mardi 12 janvier 1700, sous le titre de Démocrite amoureux. Son succès a été complet ; elle a eu, dans sa nouveauté, dix-sept représentations : depuis elle a été très souvent reprise, et est restée au théâtre.

Malgré ce succès, la comédie de Démocrite a été vivement critiquée, surtout dans sa nouveauté ; mais le goût constant du public pour cette pièce a fait taire enfin les critiques : on ne peut nier cependant que plusieurs de leurs observations ne soient fondées.

On a reproché, avec quelque justice, au poète d’avoir travesti Démocrite en un pédant ridicule et peu sensé ; s’il raisonne, c’est d’une manière inintelligible, et en employant un jargon digne des Marphurius et des Pancrace ; c’est un vrai docteur de la comédie italienne qui n’a d’un savant que les dehors empruntés, et cache son ignorance en affectant un langage obscur, hérissé de termes que personne ne comprend, et qu’il ne comprend pas lui-même. Si Démocrite fait l’amour, c’est alors que le ridicule et l’extravagance sont à leur comble ; c’est une caricature digne du théâtre sur lequel Regnard a fait ses premiers essais.

On convient que les critiques ont à cet égard quelques fondements ; cependant Regnard n’est pas tout à fait inexcusable. Il n’a point cherché à nous peindre Démocrite tel qu’il était ; il a voulu seulement nous représenter sous ce nom un faux philosophe, ou plutôt un visionnaire, censeur impitoyable des défauts de ses semblables, quoiqu’il soit sujet à des faiblesses de même nature, et qu’il soit tout au moins aussi ridicule que ceux aux dépens de qui il ne cesse de rire. On ne pourrait que lui reprocher d’avoir nommé ce fou Démocrite, chose qui peut déplaire à ceux qui conservent quelque respect pour la mémoire de cet ancien philosophe.

Les autres critiques sont injustes, et le poète a bien fait de n’y avoir aucun égard. On conseillait à Regnard de retrancher le premier acte de sa pièce, pour conserver l’unité de lieu ; on l’accusait aussi d’avoir fait revivre à Athènes l’état monarchique pendant la vie de Démocrite, quoiqu’il fût éteint alors depuis plus de sept cents ans.

L’unité de lieu ne blesse ouvertement les règles que lorsqu’une partie de l’action se passe à une distance très éloignée de l’autre ; cette unité est subordonnée à celle du temps, et toutes les deux ont pour fondement la vraisemblance.

 

Mais nous que la raison à ses règles engage,

Nous voulons qu’avec art l’action se ménage ;

Qu’en un lieu, qu’en un jour, un seul fait accompli

Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli.

Jamais au spectateur n’offrez rien d’incroyable.

(Boileau, Art poétique, chant III.)

 

On ne peut donc point dire que l’unité de lieu soit violée, lorsque l’endroit où commence l’action est à si peu de distance de celui où elle finit, que cette distance puisse être franchie dans un espace de quelques heures, parce qu’alors il n’y a rien qui choque la vraisemblance. Tel est le premier acte de Démocrite. Il se passe à la proximité d’Athènes, dans un endroit écarté et solitaire où Démocrite s’était retiré. Le roi, qui s’était égaré à la chasse, découvre la retraite du philosophe. Les quatre autres actes se passent à Athènes, dans le palais du prince ; et comme peu d’heures ont suffi pour y transporter le philosophe et sa suite, il n’est rien qui ne soit dans les règles de la vraisemblance.

On trouve fréquemment des exemples de semblables licences, si c’en est une, et la critique la plus sévère ne s’est point permis d’en faire des reproches à plusieurs de nos poètes modernes.

Quant à l’anachronisme, Regnard n’a point prétendu que sa comédie servît à fixer des dates et à apprendre l’histoire ; et l’on ne peut raisonnablement lui faire un reproche d’une licence que l’usage et les règles de la comédie autorisent.

Un autre poète a mis aussi Démocrite sur la scène ; en 1730, Autreau fit représenter sur lé théâtre de la Comédie italienne, Démocrite prétendu fou, comédie charmante, rejetée par les comédiens français, et qui a fait un des principaux ornements du théâtre italien.

Le caractère de Démocrite, dans cette pièce, est mieux soutenu, et répond mieux à l’idée que nous nous sommes faite de ce philosophe ; mais il faut convenir aussi que la pièce est bien moins comique que celle de Regnard ; le dialogue est facile et plein d’esprit, mais un peu froid ; le caractère de Démocrite est le plus soigné, le mieux fait de tous, le seul qui soutienne la pièce.

Dans Regnard, au contraire, c’est celui qui est le plus négligé. Il a tellement craint que ce personnage ne se ressentît de la froideur philosophique, que, non content de l’avoir travesti en un pédant ridicule, il l’a accompagné d’une espèce de valet philosophe, extrêmement plaisant : nous parlons du personnage de Strabon ; les saillies de cette espèce d’arlequin contrastent admirablement avec les boutades de Démocrite et les naïvetés de Thaler, le seul paysan que Regnard ait introduit sur la scène.

Nous ne disons rien des deux scènes épisodiques de Strabon et de Cléanthis ; on les regarde, quant à l’idée et quant à l’exécution, comme un chef-d’œuvre comique.

Le jeu de théâtre de ces deux personnages, au moment de leur reconnaissance, disent les auteurs de l’Histoire du Théâtre français, fut inventé par mademoiselle Beauval, chargée du rôle de Cléanthis, et par le sieur La Thorillière, chargé de celui de Strabon, et il a été religieusement observé par les acteurs et les actrices qui leur ont succédé.

On ne sait pourquoi les comédiens sont dans l’usage de supprimer, à la représentation, la scène IV du second acte. Démocrite, récemment arrivé à la cour du roi d’Athènes, paraît suivi d’un intendant, d’un maître d’hôtel, et de quatre grands laquais. Ce cortège excite l’humeur cynique du philosophe ; et sa situation présente, comparée à sa vie passée, lui donne matière à rire. Chacun des officiers qui le suit lui fait part des volontés du roi et de la nature des fonctions qu’il doit remplir auprès du philosophe, ce qui fournit une matière nouvelle à ses ris et à ses critiques.

La scène finit d’une manière très comique : l’intendant et le maître d’hôtel, qui paraissent amis et chercher[29] à se rendre mutuellement service, vantent réciproquement et à voix haute au philosophe leur intelligence et leur savoir-faire, tandis qu’ils s’approchent de son oreille, pour démentir tout bas ces éloges exagérés. Démocrite rit de tout son cœur de ce manège si ordinaire dans les cours, et les congédie en les raillant l’un et l’autre sur leur candeur, leur amitié, et l’estime qu’ils se témoignent réciproquement.

Cette scène est très comique ; il nous semble qu’elle devrait produire de l’effet à la représentation, et nous ne pouvons imaginer la raison qui l’a fait supprimer.

La comédie de Démocrite est restée au théâtre, et y est jouée très fréquemment.

 

NOMS DES ACTEURS QUI ONT JOUÉ DANS LA COMÉDIE DE DÉMOCRITE, DANS SA NOUVEAUTÉ, EN 1700

 

Démocrite, le sieur Poisson. Agélas, roi d’Athènes, le sieur Baron. Agénor, le sieur Dufey[30]. Criséis, Mlle Mimi-Dancourt[31]. Ismène, Mlle Dancourt sa mère. Strabon, le sieur La Thorillière. Cléanthis, Mlle Beauval. Thaler, le sieur Desmares.

Nota. Le sieur Poisson ne plut pas dans le rôle de Démocrite, et l’abandonna après quelques représentations. Il a été remplacé par le sieur Dancourt[32].

 

 

AVERTISSEMENT SUR LE RETOUR IMPRÉVU

 

Cette comédie a été représentée, pour la première fois, le jeudi 11 février 1700.

Le sujet en est tiré du Mostellaria de Plaute, et il faut que l’idée en ait paru plaisante et théâtrale, car plusieurs de nos poètes l’ont mise sur la scène avant et depuis Regnard[33].

Nous n’entreprendrons pas de donner un extrait de cette pièce ; nous nous contenterons de citer les scènes dont Regnard a cherché à tirer parti.

Le premier acte du Mostellaria présente une esquisse des débauches de Philolachès pendant l’absence de son père. Regnard se propose le même objet dans ses huit premières scènes. Le personnage du marquis est imité de celui de Callidamatès (scène IV du premier acte), qui vient ivre, accompagné de sa belle, faire la débauche chez Philolachès. Ces deux personnages sont épisodiques dans l’une et dans l’autre pièce. Le rôle du marquis nous semble cependant plus agréable que celui de Callidamatès, qui est un débauché crapuleux, déjà pris de vin lorsqu’il arrive chez son ami, et qui, après avoir fait quelques caresses à sa maîtresse, se laisse tomber sur un lit et s’endort.

Tranion, valet de Philolachès, ouvre le second acte, et annonce le retour inattendu de Theuropidès, père de ce jeune débauché. Embarras de Philolachès ; extravagances de Callidamatès, que l’on s’efforce de réveiller, mais que son extrême ivresse empêche de connaître le danger où se trouvent ses amis. Cependant Tranion reprend courage, il imagine un moyen d’éloigner Theuropidès ; il recommande à Philolachès et à ses convives de se renfermer dans la maison, et se résout à aborder seul le vieillard.

Dans Regnard, Merlin, qui remplace Tranion, est instruit seul de l’arrivée du père de son maître, et se trouve serré de si près, qu’il ne peut en informer Clitandre. Celui-ci ignore, et le malheur qui le menace, et la ruse que son valet emploie pour le parer ; de sorte que sa joie n’en est pas troublée, non plus que celle de ses convives.

Les scènes suivantes sont imitées avec plus d’exactitude : l’embarras de Merlin à la vue du vieillard, ses à parte, sont absolument semblables dans les deux pièces. Dans Plaute, la fourberie de Tranion est traversée par l’arrivée d’un usurier qui demande son paiement ; il est d’abord déconcerté, et il tâche d’imposer silence au créancier importun. Ne pouvant y parvenir, il confesse au vieillard que son fils a emprunté quarante mines ; mais il ajoute qu’il a employé cet argent à acheter une maison. Le père approuve l’emprunt, et congédie l’usurier en promettant de le satisfaire.

Les nouvelles fourberies de Tranion, loin de le tirer d’affaire, ne font qu’augmenter son embarras. Theuropidès, content de la nouvelle acquisition de son fils, désire aller la visiter, et exige qu’on la lui indique sur-le-champ, pour aller la voir ; le valet, ne sachant que dire ni que faire, nomme au hasard Simon, voisin de Theuropidès, comme vendeur de cette maison.

Sur ces entrefaites Simon arrive (ce rôle ressemble à celui de Mme Bertrand) : Tranion le prévient que son maître veut faire de nouvelles constructions dans sa maison, et qu’il désire prendre la sienne pour modèle. Simon consent de la laisser voir, et Tranion abouche les deux vieillards. Il avait prévenu son maître que Simon était fâché d’avoir vendu sa maison, et l’avait engagé à ne point lui rappeler un souvenir qui augmentait son chagrin. Cette scène est très comique. Theuropidès visite la maison à son aise ; il paraît enchanté de ce qu’il voit, et est très content du marché de son fils. On reconnaît dans cette scène la dix-huitième de la pièce de Regnard ; cependant elle ne se termine pas de même : il n’y a point d’explications entre les deux vieillards, comme entre Géronte et Mme Bertrand, et la fourberie de Tranion a un succès complet.

À l’ouverture du IVe acte, toutes les fourberies commencent à se découvrir, mais moins plaisamment et avec plus de lenteur que dans Regnard.

Le valet de Callidamatès va chercher son maître, suivant les ordres qu’il en avait reçus ; il est rencontré par Theuropidès dans l’instant qu’il se dispose à frapper à la porte de Philolachès, et, sans connaître ce vieillard, il lui apprend la mauvaise conduite de son fils, et lui découvre les fourberies de Tranion. Molière a pu faire usage de cette scène dans la scène II du second acte de George Dandin. Simon survient qui achève de dévoiler tout à Theuropidès, en s’expliquant avec lui au sujet de la maison.

Au cinquième acte, Theuropidès, furieux, veut faire punir Tranion. Callidamatès survient ; il est ivre : cependant il entreprend de réconcilier le fils avec le père ; et, ce qui étonne un peu, il y parvient sans beaucoup de peine : il obtient même la grâce de Tranion, sur laquelle le vieillard se montrait d’abord inflexible.

Ce dénouement nous paraît moins heureux que celui de Regnard. La facilité de Theuropidès est peu vraisemblable, et la présence d’un débauché pris de vin, et accompagné de courtisanes, nous semblait devoir plutôt exciter la colère du vieillard, que propre à ménager une réconciliation. La présence et les discours du marquis ne produisent pas, à beaucoup près, le même effet dans la pièce de Regnard. L’incident du sac de vingt mille francs prépare le dénouement d’une manière plus adroite et plus naturelle : le caractère du vieillard y est mieux soutenu ; et il est plus vraisemblable qu’il pardonne à son fils, dans l’espoir de recouvrer son argent, qu’il ne l’est qu’il se rende aux persuasions d’un de ses compagnons de débauche.

En 1578, Pierre La Rivey, poète champenois, a mis sur la scène le sujet du Mostellaria. Sa comédie est intitulée les Esprits. Nous ne nous étendrons pas beaucoup sur cette pièce, qui nous paraît une mauvaise imitation des Adelphes et du Mostellaria, et qui ne nous semble pas mériter les éloges que lui donnent les auteurs de l’Histoire du Théâtre français. Les mœurs y sont outragées avec une indécence que la licence du temps ne peut excuser. L’espèce de ruse employée par les valets demande de la part des vieillards beaucoup de crédulité : aussi dans Plaute et dans Regnard sont-ils très crédules ; mais dans La Rivey, cette crédulité est poussée à l’extrême, et au-delà des bornes de la vraisemblance. Rien n’égale l’imbécillité de Séverin. Quoiqu’il se méfie de Frontin, et qu’il l’accuse d’avoir débauché son fils, il croit néanmoins, sur la parole de ce valet, que sa maison est pleine de diables. Il fait venir un sorcier pour les conjurer ; Frontin contrefait le diable, et répond pour lui. Cette scène extravagante aboutit à escroquer au vieil avare un diamant, sans que l’on sache, ni si le sorcier a expulsé les diables, ni si Séverin peut rentrer dans sa maison.

Le dénouement a cependant quelque ressemblance avec celui de Regnard ; mais si notre poète a tiré parti de l’idée de La Rivey, il faut convenir qu’il l’a embellie. Dans les deux pièces, les avares ne pardonnent à leurs fils que dans la vue de recouvrer une bourse qui leur a été volée, mais les circonstances sont différentes. Dans La Rivey, Séverin porte sur soi une bourse de deux mille écus, que son caractère soupçonneux ne lui permet pas de perdre de vue un seul instant. Cependant, par une inconséquence inexplicable, il se détermine à la cacher sous une pierre, près le seuil de la porte de sa maison de ville. C’est cette bourse qui lui est enlevée, et dont la restitution est le prix de la réconciliation générale. Le Géronte de Regnard est aussi avare, mais plus prudent ; il a vingt mille francs en or qu’il cache dans l’intérieur de sa maison : personne ne sait son secret ; il ne le découvre que par nécessité, et par une suite très comique du stratagème de Merlin, qui lui-même ne s’attendait pas à la découverte.

Montfleury a mis aussi sur la scène le sujet du Mostellaria, dans le premier acte d’une pièce intitulée, le Comédien poète, représentée sur le théâtre de la rue Guénégaud, en 1673. Ce premier acte a été imprimé séparément sous le titre du Garçon sans conduite, et forme une petite comédie très inférieure à celle de Regnard, mais supérieure à celle de La Rivey. Montfleury n’a imité que l’incident de la supercherie de Tranion ; il y a seulement introduit un personnage de son invention, qu’il nomme Dargentbref, que l’on s’attend à trouver plaisant, et qui n’est qu’ennuyeux, et dans la bouche duquel il met une morale d’autant plus déplacée, que ce Dargentbref est un joueur et un escroc, qui profite lui-même des travers qu’il fronde.

La principale scène entre Damon père et Clitandre est imitée et presque traduite de Plaute jusqu’à l’endroit où Tranion fait l’histoire de l’hôte assassiné. Montfleury a changé cet endroit, à l’imitation de La Rivey, et au lieu de l’ombre d’un mort, il fait habiter la maison par des diables.

 

DAMON PÈRE.

Je veux heurter.

CPISPIN.

Monsieur, n’approchez pas, vous dis-je.

DAMON PÈRE.

Mais pourquoi m’empêcher d’approcher mon logis ?

CRISPIN.

Depuis près de six mois il revient des esprits.

DAMON PÈRE.

Maraud !

CRISPIN.

Sur votre bail le diable a mis enchère,

Monsieur, et fait chez vous son sabbat ordinaire.

 

Nous observons ici que Montfleury est celui qui a mis le plus de vraisemblance dans sa pièce. Damon n’est nullement disposé à croire le récit du valet ; il s’obstine à vouloir entrer chez lui, et ce n’est que lorsqu’il est convaincu par le témoignage de ses propres yeux, qu’il commence à s’effrayer.

Le dénouement de la pièce de Montfleuri est le plus vicieux de tous, ou pour mieux dire, il n’y a point de dénouement dans cette pièce. La manie de Damon fils était de faire construire des décorations et des machines de théâtre : c’est à cet usage qu’il employait les grands biens dont son père lui avait confié le dépôt pendant son absence. Les amis du jeune homme profilent de l’occasion pour appuyer le récit de Crispin : ils se déguisent en diables, et à l’aide d’une machine, ils enlèvent le vieillard. C’est par ce burlesque coup de théâtre que la pièce se termine.

Enfin Destouches a cherché aussi à mettre sur notre scène le Mostellaria. Sa comédie du Trésor caché, imprimée dans ses œuvres posthumes, est une imitation de la comédie de Plaute ; mais on n’y reconnaît point l’auteur du Glorieux et du Philosophe marié. Ce sujet si plaisant, et qui fournissait tant de situations comiques, est rendu d’une manière froide et languissante : cette pièce est l’une des plus mauvaises de ce poète qui, d’ailleurs, tient un rang distingué sur la scène française.

Telles sont les principales pièces imitées du Mostellaria ; et ce que nous avons dit suffit pour faire juger de la supériorité de celle de Regnard. L’idée, comme l’observent les auteurs de l’Histoire du Théâtre français, est extrêmement bouffonne, et même un peu ridicule ; mais il n’est pas juste de dire que Regnard ait enchéri sur ce ridicule, ni que ses personnages soient trop chargés et plus vicieux que ceux qui, dans Plaute, lui ont servi de modèles. Merlin est plus gai que Tranion ; Géronte est plus comique que Theuropidès ; c’est un vieil avare justement puni : Theuropidès, au contraire, est un père sage, en faveur de qui on s’intéresse, ce qui rend moins plaisants les stratagèmes dont il est la dupe. Le personnage du marquis, quoiqu’il semble remplacer celui de Callidamatès, nous paraît si supérieur à son modèle, qu’on peut le regarder comme appartenant à Regnard. Mme Bertrand remplace Simon ; et M. André, l’usurier. Aucun des personnages de cette agréable comédie ne nous paraît vicieux ni inutile. La critique des auteurs de l’Histoire du Théâtre français nous semble donc injuste, et une suite des préventions que nous leur avons déjà reprochées contre notre poète.

 

 

AVERTISSEMENT SUR LES FOLIES AMOUREUSES

 

Cette comédie a été représentée, pour la première fois, le mardi 15 janvier 1704, accompagnée d’un Prologue et du Divertissement intitulé Le Mariage de la Folie. Depuis on a supprimé le prologue et le divertissement.

Il est très possible qu’un ancien canevas italien, intitulé la Finta pazza, la Folle supposée, ait fourni à Regnard l’idée de cette comédie. Quoi qu’il en soit, on ne peut que lui savoir gré d’avoir adapté à notre théâtre un canevas informe, et d’avoir su faire une comédie très agréable, d’un sujet qui n’avait eu aucun succès sur le théâtre de l’Opéra, ni sur celui de la Comédie italienne.

Le premier opéra qui fut représenté en France était intitulé la Festa théâtrale della Finta pazza. Il fut exécuté en 1645, sur le théâtre du Petit Bourbon : le cardinal Mazarin avait fait venir exprès des musiciens d’Italie. Cependant le succès de cet opéra ne fut que médiocre, malgré tous les soins que l’on se donna pour la réussite d’une entreprise que favorisait ce ministre.

Les comédiens italiens, lors de leur rétablissement (eu 1716), firent l’ouverture de leur théâtre par la Finta pazza, pièce italienne, qui est la même que celle qui avait été mise précédemment sur le théâtre de l’Opéra, et qui était du nombre des anciens canevas qu’ils apportaient d’Italie. Voici ce que dit à ce sujet un auteur du temps « Le théâtre de l’hôtel de Bourgogne étant prêt, les comédiens italiens en prirent possession le lundi 1er juin 1716, et représentèrent la Folle supposée. Cette pièce ressemble en partie aux Folies Amoureuses de Regnard, et à l’Amour médecin de Molière. Il y eut grand monde à cette première représentation ; mais il me parut que les trois quarts y étaient venus autant pour voir la salle que le spectacle, et ils eurent plus lieu d’être contents que ceux qui n’y étaient venus que pour voir la pièce[34]. » Il en résulte que cette pièce eut encore moins de succès sur ce théâtre, qu’elle n’en avait eu sur celui de l’Opéra.

Regnard a été plus heureux. Ce sujet, soit qu’il en fût l’inventeur, soit qu’il l’eût emprunté des Italiens, a eu beaucoup de succès entre ses mains. Sa pièce a été représentée quatorze fois dans sa nouveauté, a été souvent reprise, et est restée au théâtre.

Il paraît que, dans l’origine, elle formait un spectacle complet, à l’aide du prologue et du divertissement que l’auteur y avait ajoutés. Ces accompagnements n’ont eu lieu qu’aux premières représentations de la comédie.

Un vieux tuteur, amoureux et jaloux, qui lient sa pupille captive, est la dupe des stratagèmes que l’amour suggère à cette jeune prisonnière, qui parvient, malgré la vigilance de son argus, à sortir d’esclavage. Tel est le canevas usé de cette pièce, mais que Regnard a su rajeunir par l’art avec lequel il l’a traité.

Albert, personnage dur, quinteux et bizarre, n’est point, comme l’ont dit quelques critiques[35], un vieillard imbécile ; c’est un jaloux rusé, qui ne néglige aucune précaution pour s’assurer d’un objet dont il sait qu’il n’a pu gagner le cœur ; c’est un homme méfiant, à qui tout le monde est suspect, et qui ne connaît pas de gardien plus sûr de sa maîtresse que lui-même.

S’il est la dupe de la feinte folie d’Agathe, on ne peut l’attribuer à l’imbécillité. La jeune personne joue ce personnage avec tant d’art, qu’Éraste lui-même s’y laisse tromper, et n’est au fait de la fourberie que lorsque sa maîtresse l’en a instruit par une lettre.

S’il croit aussi légèrement aux secrets merveilleux de Crispin, il faut avouer que la circonstance rend sa crédulité excusable. Pressé de chercher des secours au mal qui tourmente sa maîtresse, Albert saisit avec empressement tout ce qui se présente. Il n’est pas rare, dans de pareilles circonstances, de donner tête baissée dans les rêveries d’un charlatan. On a vu précédemment combien Albert avait fait peu de cas, et de la science, et du personnage.

Le rôle de Crispin n’est pas non plus celui d’un arlequin balourd ; il ressemble plutôt aux arlequins intrigants et rusés que Dominique a mis sur la scène : il n’est point inutile aux projets d’Agathe, ou plutôt il aide à les consommer. Ce rôle d’ailleurs est saillant, plein de gaieté ; on ne peut que lui reprocher de ressembler un peu trop aux autres valets que Regnard a mis sur la scène.

Le rôle d’Agathe, qui a paru le meilleur de la pièce, est sans contredit le principal, et celui que l’auteur a le plus soigné ; cependant c’est celui qui nous semble le plus défectueux. On doit s’accoutumer difficilement à la hardiesse d’une jeune fille de quinze ans, qui, sous prétexte de feindre l’extravagance, se permet les propos les plus durs et les plus injurieux contre son tuteur, les discours les plus libres et les moins mesurés à l’égard de son amant. Ce tuteur, il est vrai, est un homme haïssable ; mais si sa pupille ne ressent point pour lui d’amour, elle lui doit au moins quelque reconnaissance d’avoir élevé son enfance, quelque respect relativement à son âge. Une jeune personne qui se dépouille aussi facilement de ces sentiments perd beaucoup de l’intérêt qu’elle devrait naturellement inspirer.

L’auteur a senti ce défaut, et pour le diminuer, il a donné à Albert tous les défauts possibles : il n’en a pas fait un bonhomme simple et crédule, que sa simplicité aurait rendu quelque peu intéressant ; il n’a pas voulu qu’il fût possible de plaindre son jaloux : de cette manière il justifie, autant qu’il le peut, la conduite d’Agathe. Plus il rend pesant le joug de la servitude sous laquelle elle gémit, plus il autorise les ressorts qu’elle fait jouer pour s’en affranchir. Cependant, malgré tout -son .art, on sera toujours mal disposé pour une jeune fille capable d’une entreprise aussi hardie.

Dominique, fils du fameux Arlequin de l’ancienne troupe, a trouvé ce sujet théâtral, et l’a mis sur la scène italienne le 19 janvier 1725, sous le titre de la Folle raisonnable. Sa pièce a beaucoup de conformité avec les Folies Amoureuses.

Mme Argante se laisse éblouir par lès richesses de M. Bassemine, et lui promet sa fille Silvia, déjà promise à Léandre. Pour rompre ce projet, Silvia feint de devenir folle : elle dit qu’Apollon l’attend sur le Parnasse, qu’elle y doit souper avec lui ; ensuite elle se travestit en homme, et, sous l’habit d’un garçon, elle insulte Bassemine, et veut lui faire mettre l’épée à la main. Elle change bientôt de travestissement : on la voit paraître en pèlerine, et, sous prétexte d’aller en pèlerinage, elle fait ses adieux à la compagnie. Bassemine, que toutes ces extravagances intriguent et rebutent, retire sa parole et s’en va. Léandre alors se présente, il demande la main de Silvia, et l’obtient.

Tel est l’extrait de cette Comédie peu connue, et qui n’est, comme on le voit, qu’une copie maladroite des Folies Amoureuses. Si les deux poètes ont puisé dans la même source, il faut convenir que c’est avec un succès bien différent.

Le divertissement dont on a parlé, et qui s’est joué dans l’origine à la suite des Folies Amoureuses, contient une description de la vie délicieuse que menait notre poète dans sa terre de Grillon. On sait qu’il s’est distingué lui-même sous le nom de Clitandre, et qu’il s’est plu à donner dans cette pièce un tableau de sa manière de vivre. Comme tous ces objets ont cessé bientôt d’intéresser les spectateurs, on a supprimé ce divertissement.

On rapporte dans les Anecdotes dramatiques, qu’à une reprise des Folies Amoureuses « Mlle Le Couvreur voulut jouer dans cette pièce le rôle d’Agathe ; mais comme elle ne savait pas jouer de la guitare, un nommé Chabrun, fameux maître de guitare, était dans le trou du souffleur, et accompagnait l’air italien, pendant que Mlle Le Couvreur touchait à vide. Malgré ces précautions, on ne put faire illusion au public, et cela donna un petit ridicule à Mlle Le Couvreur. »

 

 

AVERTISSEMENT SUR LES MÉNECHMES

 

Cette comédie a été représentée, pour la première fois, le vendredi 4 décembre 1705, et a eu seize représentations de suite. Ce succès ne s’est point démenti ; la pièce a été reprise très souvent, et tout le monde s’accorde à la regarder comme une des meilleures de notre poète.

Les comédiens ont cependant eu de la peine à recevoir cette pièce : l’auteur la leur avait présentée deux fois, sans pouvoir la faire admettre. Enfin, le samedi 19 septembre 1705, il en lit la lecture, pour la troisième fois, à l’assemblée des comédiens, qui se déterminèrent à la représenter.

Nous ignorons si ces différents refus ont été l’effet du caprice des comédiens, et si l’auteur a retouché sa pièce dans les intervalles qui se sont écoulés entre ces lectures : cependant nous avons de la peine à croire qu’un poète tel que Regnard, parfaitement au fait des convenances théâtrales, et dont toutes les pièces avaient été couronnées d’un plein succès, ait hasardé dans celle-ci des choses qui n’eussent pas permis aux comédiens d’en tenter la représentation.

Quoi qu’il en soit, cette comédie passe avec raison pour une des plus régulières et des mieux travaillées de toutes celles de Regnard.

Le sujet est du nombre de ceux qui produisent un effet sûr au théâtre. Deux frères jumeaux, dont la ressemblance est parfaite, doivent occasionner des méprises qui fournissent une matière ample et variée à des incidents comiques. Aussi est-il peu de sujets qui aient été traités d’autant de manières, et par un aussi grand nombre d’auteurs.

Nous ne parlons pas de Plaute, que Regnard n’a imité que faiblement. Les incidents de sa pièce sont tout à fait différents ; et on ne peut que lui savoir gré d’avoir supprimé ceux du poète latin, pour nous en présenter d’autres plus convenables à nos mœurs, et plus vraisemblables.

Dans Plaute, l’un des Ménechmes est marié, et néanmoins il est amoureux d’une courtisane qu’il enrichit des dépouilles de sa femme, au point de dérober les robes et les bijoux de celle-ci, pour en faire des cadeaux à sa maîtresse.

Ménechme Sosiclès arrive à Épidamne, lieu de la résidence de son frère, sans savoir qu’il y est établi. Sa surprise est grande de s’y voir nommé, connu, et abordé familièrement par tout le monde ; il est surtout étrangement émerveillé de la manière dont il est accueilli par la femme et par la maîtresse de son frère, des reproches, de l’une et des caresses de l’autre.

On sent combien un personnage tel que le Ménechme d’Épidamne aurait été peu intéressant dans nos mœurs, et que l’on n’aurait nullement pris plaisir au tableau de ses débauches avec la courtisane Érotie.

Rotrou a cru cependant pouvoir suivre l’exemple du poète latin. Sa comédie des Ménechmes est plutôt une traduction qu’une imitation de Plaute : il a conservé tous les personnages, jusqu’au parasite ; il s’est contenté d’adoucir un peu celui d’Érotie. Il suppose que celle-ci est une jeune veuve, qui permet, à la vérité, que Ménechme lui fasse la cour, et fait cas de son amitié, pourvu, dit-elle,

 

Qu’elle demeure aux termes de l’honneur,

Que mon honnêteté ne soit point offensée,

Et qu’un but vertueux borne votre pensée.

 

Elle n’ignore pas néanmoins que Ménechme est marié, et qu’il a une femme jalouse. Autant valait-il conserver à ce personnage le caractère de courtisane que lui donnait le poète latin ; Rotrou aurait au moins gardé la vraisemblance.

Regnard a pris une autre marche : ses Ménechmes ne sont point mariés ; l’un est un provincial grossier et brutal, qui vient à Paris recueillir la succession d’un oncle ; il a été institué légataire universel, parce que le défunt ignorait la destinée du second de ses neveux, qui avait quitté, dans son enfance, la maison paternelle.

Cependant le chevalier Ménechme était à Paris depuis quelque temps, et y vivait en vrai chevalier déshérité par la fortune. Une vieille Araminte, amoureuse de ce jeune homme, paraissait disposée à réparer, en l’épousant, les torts de la fortune. Le chevalier était près de terminer, lorsque son amour pour Isabelle, fille de Démophon, rompt ses projets. C’est cette même Isabelle que son frère doit épouser, et que Démophon a promise à Ménechme, sur la nouvelle qu’il a apprise de la succession qu’il vient recueillir.

Telle est la fable que Regnard a imaginée, et qu’il a substituée à celle de Plaute.

Quant aux incidents, nous ne voyons pas qu’il ait tiré parti d’aucun, si ce n’est du repas préparé par Érotie, qui a quelque ressemblance avec le dîner où Araminte attend le chevalier Ménechme. Regnard emploie avec beaucoup d’avantage plusieurs des plaisanteries du poète latin.

Cependant le Ménechme français s’exprime avec plus de dureté que l’autre ; il traite Araminte et sa suivante avec le dernier mépris ; tandis que le Ménechme de Plaute, après avoir témoigné sa surprise de l’accueil qu’il reçoit d’Érotie, finit par profiter de la bonne fortune qui se présente ; il feint d’entrer dans les idées de la courtisane, et se dispose à partager le repas qui était préparé pour un autre.

Rotrou, comme nous l’avons observé, a servilement imité Plaute, ou plutôt son ouvrage n’est qu’une pure traduction ; il a conservé l’intrigue, les incidents, la marche des scènes, jusqu’aux noms des personnages.

Un troisième imitateur de Plaute est Le Noble, dans sa comédie des deux Arlequins, représentée par les anciens comédiens italiens, le 26 septembre 1691.

Arlequin l’aîné est au service de Géronte, vieux financier, amoureux d’Isabelle. Arlequin le cadet, trompé par une fausse nouvelle de la mort de son frère, vient à Paris recueillir sa succession. La parfaite ressemblance des deux frères occasionne des méprises et des quiproquo qui font tout l’agrément de la pièce.

Les incidents sont imités, pour la plupart, de Plaute. Le Noble a tiré le plus grand parti de la pièce latine, mais ce n’est point une imitation servile comme l’ouvrage de Rotrou.

Arlequin l’aîné est l’amant aimé de Colombine, suivante d’Isabelle ; il a quitté pour elle Marinette ; et celle-ci, qui aime Arlequin, est furieuse de son changement.

On retrouve dans ces personnages l’Érotie de Plaute et la femme de Ménechme : de même qu’Érotie fait préparer un repas pour son amant, Colombine, dans la pièce de Le Noble, veut régaler son cher Arlequin.

Le cuisinier, trompé par la ressemblance, s’adresse à Arlequin cadet, croyant parler à son frère, et lui remet les plats de la collation. Colombine, qui survient, en est assez durement traitée : cependant, comme Arlequin la trouve à son gré, il s’adoucit ; et Colombine lui remet de la part de Géronte un coffret de bijoux pour sa maîtresse Isabelle.

Ces bijoux produisent des incidents assez semblables à ceux de la robe que Ménechme, dans Plaute, dérobe à sa femme pour en faire un présent à sa maîtresse.

Arlequin le cadet reçoit les bijoux avec une nouvelle surprise ; il ne connaît ni Géronte, ni Isabelle : cependant il dissimule, et il se résout à profiter de cette aventure.

On voit paraître peu après Arlequin l’aîné. L’étonnement de celui-ci n’est pas moins grand, lorsqu’on lui demande compte des bijoux ; sa surprise est interprétée comme mauvaise foi, et on le traite de voleur. Quelques scènes après survient Marinette, dont la jalousie et les emportements donnent à Arlequin de nouveaux chagrins.

Arlequin le cadet revient sur la scène, fortement occupé des bijoux qu’il a reçus ; il cherche les moyens de les convertir en espèces. Géronte le surprend dans ses réflexions ; la vue des bijoux ne lui permet plus de douter qu’il a affaire à un domestique infidèle, et il le saisit au collet.

On reconnaît dans cette scène celle où la femme de Ménechme d’Épidamne, voyant sa robe entre les mains de Ménechme Sosiclès, qu’elle prend pour son mari, s’abandonne aux transports de jalousie les plus violents, et lui fait les reproches les plus vifs.

Cependant Géronte est fort mal reçu ; Arlequin, qui ne le connaît pas, le prend pour un escroc qui veut lui escamoter ses bijoux : il se débarrasse facilement des mains du vieillard, le bat, et le contraint de prendre la fuite.

Géronte, furieux, va chercher main-forte ; pendant ce temps, Arlequin le cadet sort, et son frère revient sur la scène, déplorant son sort, et soupçonnant Colombine elle-même d’avoir voulu s’approprier les bijoux qu’elle l’accuse d’avoir volés.

Il est désagréablement interrompu par Géronte, qui arrive suivi d’un commissaire et de plusieurs archers. On arrête Arlequin, on le fouille ; mais on ne lui trouve pas les bijoux. Pendant qu’on se dispose à le conduire en prison, Pierrot, gros paysan de Bourg-la-Reine, qui a fait la connaissance d’Arlequin le cadet, l’a pris en amitié, et l’a suivi à Paris. Croyant voir son ami dans l’embarras, il se jette sur les archers, et à grands coups de bâton il les force à lâcher leur prise.

C’est encore ici la scène de Messénion, valet de Sosiclès, qui, voyant emmener Ménechme d’Épidamne, croit secourir son maître en le débarrassant des mains de ceux qui le tiennent.

Le dénouement de toutes ces pièces est à peu près le même : les deux frères se reconnaissent, et expliquent, en présence de tous les personnages, les différentes méprises auxquelles leur ressemblance a donné lieu.

On s’est étendu un peu sur cette comédie peu connue aujourd’hui, depuis la suppression de l’ancien théâtre italien, mais qui a eu dans sa nouveauté un très grand succès.

On a donné à la comédie italienne les deux Jumeaux de Bergame, comédie qui a quelque ressemblance avec les deux Arlequins de l’ancien théâtre ; mais cette ressemblance n’est que pour le fond de l’intrigue ; les incidents y sont moins multipliés et tout différents.

Revenons à Regnard : la place de sa comédie des Ménechmes est marquée ; c’est une de celles qui servent de fondement à la réputation de ce poète ; et, sans contredit, cette pièce est la meilleure de toutes celles dont le nœud est fondé sur la ressemblance de deux ou de plusieurs personnages. On lit, dans le nouveau Mercure imprimé à Trévoux en 1708, une lettre critique sur cette comédie ; l’auteur en est anonyme ; et si sa critique est quelquefois injuste et trop sévère, on y trouve aussi des observations judicieuses.

Nous passons sur la critique que fait l’anonyme du prologue qui précède les Ménechmes. Ce prologue n’est qu’un hommage que Regnard fait à Plaute de sa comédie, quoiqu’il n’ait imité que de très loin le poète latin.

« J’ai peu de regret, dit l’anonyme, aux incidents qu’il (Regnard) a été obligé de supprimer de son original pour s’assujettir à notre théâtre ; ceux qu’il a substitués à leur place sont dans l’esprit du sujet, et ils viennent si naturellement, que Plaute lui-même, s’il avait travaillé pour notre scène, n’aurait pu en imaginer de plus convenables... Tout ce que j’aurais désiré dans notre auteur, c’est que ses incidents eussent été au-dessus du trivial, autant qu’ils sont dans le vraisemblable. Mais c’est l’écueil ordinaire des poètes qui s’attachent au comique ; il faudrait qu’ils élevassent la matière, et c’est la matière qui les gagne et qui les abaisse.

« La difficulté que notre auteur avait à surmonter consistait à inventer des incidents qui fussent aussi naturels que ceux qu’il a jugé à propos de retrancher, et qui ne pussent affaiblir le comique attaché naturellement au sujet : il n’en a point inventé qui ne l’aient soutenu, et en qui l’on ne trouve ce vis comica que César loue dans Ménandre et dans Plaute, et dont il dit à Térence qu’il n’a pu approcher. Il y avait encore une difficulté à surmonter, qui m’avait paru plus embarrassante que tout le reste. Le jeu de la pièce ne roule que sur la méprise où jette la ressemblance des Jumeaux ; on n’a que cette méprise pour intéresser et pour attacher les spectateurs ; et il était à craindre de tomber dans la répétition et dans la fadeur, en exposant toujours le même objet sur la scène. Pour éviter la difficulté, il fallait que cette méprise surprît et intéressât de plus en plus par des incidents toujours nouveaux et toujours inattendus ; il fallait varier ce jeu, qui, pour être toujours le même dans le fond, serait devenu ennuyeux, si on ne lui avait donné des formes nouvelles et des tours différents. Notre auteur s’est tiré d’affaire en cela comme en tout le reste ; toutes les surprises où conduit la ressemblance des deux frères sont amenées avec tout l’art que l’on peut souhaiter, et font différemment leur effet jusqu’à la fin de la pièce.

« Du reste, j’ai cherché inutilement des caractères dans cette comédie ; il ne paraît pas que l’auteur se soit attaché, à nous en donner. C’est pourtant la fin principale que doivent se proposer ceux qui font des poèmes dramatiques, il faut qu’ils nous peignent les hommes dans leurs bonnes qualités et dans leurs défauts ; qu’ils nous expriment leurs sentiments et leurs mœurs ; qu’ils nous en forment des caractères, dont les uns nous en donnent de l’horreur, et dont les autres nous excitent à la vertu... »

En souscrivant aux éloges que donne l’anonyme à la comédie de Regnard, nous n’adoptons point ses critiques. Il reproche à Regnard de n’avoir pas fait une pièce de caractère d’un sujet qui n’en était pas susceptible. Il ne s’agissait point de peindre des vertus ni des vices, mais de produire des incidents multipliés et variés, occasionnés par la parfaite ressemblance des deux frères. Le nœud de cette intrigue devait seul attacher les spectateurs, et les conduire de surprise en surprise au dénouement.

Il accuse aussi à tort notre poète d’être trivial et bas ; son comique est monté sur le ton qu’il devait avoir, il est au niveau de son sujet ; et nous croyons qu’il n’aurait pas gagné s’il eût voulu s’élever, comme le dit l’anonyme, au-dessus de sa matière ; il serait devenu froid, et il aurait cessé d’être plaisant.

On sait que Regnard était brouillé depuis longtemps avec Despréaux. Quelques-uns disent qu’il avait écrit contre la satire X de ce poète[36]. Quoi qu’il en soit, Boileau lui rendit la pareille dans son épître X, vers 36 :

 

À Sanlecque, à Regnard, à Bellocq comparé.

 

Mais il changea depuis ce vers, et il se lit ainsi dans les dernières éditions de ses œuvres :

 

À Pinchêne, à Linière, à Perrin comparé.

 

Despréaux ne voulut pas faire imprimer les noms des trois premiers poètes qui s’étaient réconciliés avec lui, et il leur substitua les noms des trois autres poètes qui n’étaient plus vivants lorsqu’il fit imprimer son épître[37].

Ce fut pour cimenter cette réconciliation que Regnard adressa à Despréaux sa comédie des Ménechmes[38]. Il y a cependant lieu de croire que cette réconciliation n’était pas sincère de la part de Regnard, et qu’elle n’était due qu’à la crainte de jouter contre un adversaire aussi redoutable. Le Tombeau de Despréaux, satire de Regnard[39], est une preuve du peu de sincérité de cette réconciliation.

 

On avait souvent engagé Préville à jouer les deux rôles des Ménechmes, mais il eût fallu changer le dénouement. Les spectateurs, ne voyant qu’un acteur, auraient cru souvent ne voir qu’un personnage. Ils auraient, été, mais diversement, tout aussi bien privés d’illusion qu’ils le sont par le peu de ressemblance qui existe entre les acteurs qui font les deux rôles.

 

ÉPÎTRE À M. DESPRÉAUX

 

Favori des neuf Sœurs[40], qui, sur le mont Parnasse,

De l’aveu d’Apollon, marches si près d’Horace,

Ô toi, qui, comme lui, maître en l’art des bons vers,

As joui de ton nom, et mis l’Envie aux fers ;

Et qui, par un destin aussi noble que juste,

Trouves pour bienfaiteur un prince tel qu’Auguste :

Ouvre une main facile, accepte avec plaisir

Un poème imparfait, enfant de mon loisir.

De tes traits éclatants admirateur fidèle,

Ton style, de tout temps, me servit de modèle ;

Et si quelque bon vers par ma veine est produit,

De tes doctes leçons ce n’est que l’heureux fruit.

Toi-même as bien voulu, sensible à mes prières,

Sur cet ouvrage offert me prêter tes lumières.

Ton applaudissement, que rien n’a suspendu,

De celui du public m’a toujours répondu.

Qui peut mieux, en effet, dans le siècle où nous sommes,

Aux règles du bon goût assujettir les hommes ?

Qui connaît mieux que toi le cœur et ses travers ?

Le bon sens est toujours à son aise en tes vers ;

Et, sous un art heureux découvrant la nature,

La vérité partout y brille toute pure.

Mais qui peut, comme toi, prendre un si noble essor,

Et de tous les métaux tirer des veines d’or ?

Que d’auteurs, en suivant Despréaux et Pindare,

Se sont fait un destin commun avec Icare !

De tous ces beaux lauriers qu’ils ont cherchés en vain,

Je ne veux qu’une feuille offerte de ta main :

Si je l’ai méritée, et que tu me la donnes,

Ce présent sur mon front vaudra mille couronnes ;

Et pour disciple enfin si tu veux m’avouer,

C’est par cet endroit seul qu’on pourra me louer[41].

 

REGNARD.

 

 

AVERTISSEMENT SUR LE LÉGATAIRE UNIVERSEL

 

Cette comédie a été représentée, pour la première fois, le lundi 9 janvier 1708. Elle eut un succès complet ; et vingt représentations que l’on en donna de suite dans sa nouveauté suffirent à peine pour satisfaire l’empressement du public.

M. de Voltaire a dit que qui ne se plaisait point avec Regnard n’était pas digne d’admirer Molière ; c’est surtout au Légataire que nous paraît, devoir s’appliquer ce mot : il n’est point de comédie d’un comique plus gai, et qui justifie mieux ce que disait de notre auteur le législateur du Parnasse. Quelqu’un, croyant lui faire sa cour, traitait Regnard de poète médiocre : Despréaux répondit qu’il n’était pas médiocrement plaisant.

Cependant la comédie du Légataire, malgré son succès, a été vivement critiquée. On a reproché au poète d’avoir sacrifié la décence et les bonnes mœurs à son goût pour la plaisanterie, de n’avoir introduit sur la scène que des personnages vicieux, et d’avoir voulu faire rire le public en mettant sous ses yeux des friponneries faites pour mériter le dernier supplice.

La meilleure de ces critiques est une lettre insérée dans le nouveau Mercure imprimé à Trévoux, en février 1708, page 110. Comme cette lettre contient quelques observations justes, quoique trop sévères, nous en rapporterons ici quelques traits.

Après avoir rendu justice en général au mérite de la pièce et à son effet théâtral, l’anonyme passe en revue les principaux personnages. Voici ce qu’il dit de Lisette : « C’est une fille assez gaie, et qui s’est mise depuis longtemps en possession de dire au vieux Géronte toutes ses vérités, ou une bonne partie ; et cela avec une liberté qu’elle peut avoir héritée de la Toinette du Malade imaginaire, ou de la Dorine du Tartuffe, mais non pas tout à fait avec les mêmes grâces. »

On convient avec l’anonyme qu’il y a beaucoup de ressemblance entre Lisette et les deux suivantes de Molière ; mais on ajoute qu’elle n’est pas tant au-dessous de ses modèles qu’on voudrait le faire croire ; que la liberté qu’elle prend de donner son avis sur tout, et le ton de maîtresse qu’elle s’arroge, convient parfaitement à la gouvernante d’un vieux goutteux, dont elle compose tout le domestique, et avec qui elle vivait depuis longtemps avec beaucoup de familiarité.

« Pour Crispin (continue le critique anonyme), valet du neveu et amant déclaré de la servante de Géronte, c’est un valet à qui l’on veut donner de l’esprit, et dont on fait le principal intrigant de toute la pièce. Il est déjà veuf, et emploie, le mieux qu’il peut, ses talents et l’expérience que l’âge lui donne, à seconder l’inclination qu’il a d’être fripon ; il jase beaucoup, promet merveilles, se met à tout, et tient le dé dans les grands desseins et les coups d’importance. »

C’est effectivement cet intrigant qui est le principal personnage de la pièce, et c’est à lui qu’on reproche aussi d’être un fripon et un homme sans mœurs. Ce reproche ne devrait pas s’adresser particulièrement à Regnard. De tout temps les poètes dramatiques ont mis des intrigants sur la scène, et ces intrigants sont toujours des fripons.

Si Molière emploie le secours d’un intrigant pour tromper Pourceaugnac et le contraindre de retourner dans sa province, c’est dans la dernière classe des fripons qu’il choisit son Sbrigani. Voici comme il le peint lui-même : « C’est un homme qui, vingt fois en sa vie, pour servir ses amis, a généreusement affronté les galères, qui, au péril de ses bras et de ses épaules, sait mettre noblement à fin les aventures les plus difficiles, et qui est exilé de son pays pour je ne sais combien d’actions honorables qu’il a généreusement entreprises. » Nérine, qui seconde Sbrigani, est digne d’un pareil collègue. Sbrigani, en répondant au portrait que nous venons de citer, la loue de la gloire qu’elle s’est acquise. « Lorsque avec tant d’honnêteté (lui dit-il), vous pipâtes au jeu, pour douze mille écus, ce jeune seigneur étranger que l’on mena chez vous ; lorsque vous fîtes galamment ce faux contrat qui ruina toute une famille ; lorsque avec tant de grandeur d’âme, vous sûtes nier le dépôt qu’on vous avait confié et que si généreusement on vous vit prêter votre témoignage à faire pendre ces deux personnes qui ne l’avaient pas mérité. » Lisette et Crispin ne sont pas plus vicieux que Sbrigani et Nérine.

Regnard a fait d’ailleurs tout ce qu’il a pu pour rendre ces deux personnages odieux ; il voulait qu’ils fussent plaisants, mais il n’a pas voulu qu’ils pussent intéresser. Lisette, gouvernante du vieux Géronte, est une fille de mœurs suspectes. Crispin n’ignore pas qu’elle a vécu scandaleusement avec son maître. Voici l’aveu qu’il en fait ; il dit à Éraste, acte IV, scène VII :

 

Elle est un peu de la famille.

Votre oncle, si l’on croit le lardon scandaleux,

N’a pas été toujours impotent et goutteux ;

Et j’ai dû lui laisser un peu de subsistance

Pour l’acquit de son âme et de ma conscience.

 

Quant à Crispin, qui est sur le point d’épouser Lisette, malgré la connaissance qu’il a de sa mauvaise conduite, c’est un homme vil, sans délicatesse, et qui compte pour rien les mœurs et la probité.

Bien loin de savoir mauvais gré à Regnard d’avoir ainsi caractérisé ces deux fourbes, nous croyons qu’il y a de l’art d’avoir rassemblé sur ces deux personnages tout ce qui pouvait les rendre méprisables ; c’est le seul moyen qui puisse excuser l’amusement que donnent leurs friponneries, et qui puisse empêcher que leur exemple ne séduise.

On ne doit jamais se permettre, dans un drame, de faire faire à un personnage vertueux et intéressant une action honteuse qui démente ses principes, et affaiblisse l’intérêt qu’il avait commencé d’inspirer. On n’a pu souffrir dans un drame moderne l’image d’un fils volant son père ; tandis que, dans la comédie de l’Avare, Cléante traverse le théâtre, suivi de son valet qui emporte le trésor de son père Harpagon. Ces deux actions, qui sont exactement les mêmes, ont néanmoins produit des effets bien différents. La dernière fait rire aux dépens du vieil avare qui reçoit la juste punition de sa sordide avarice, et l’autre a généralement révolté.

En voilà assez pour justifier Regnard, et pour répondre à la critique des auteurs du théâtre français. Lisette, disent-ils, est une soubrette d’assez mauvais exemple ; ils lui passent les bouillons de bouche et postérieurs qu’elle prend soin de donner à Géronte, mais il leur semble qu’une honnête fille n’aurait pas dû ajouter :

 

De ma main il les trouve meilleurs.

Aussi, sans me targuer d’une vaine science,

J’entends ce métier-là mieux que fille de France.

 

Une fille honnête sans doute ne se serait pas permis un pareil propos. Mais Lisette n’est pas et ne devait pas être une personne honnête : amante et complice de Crispin, elle devait être peinte des mêmes couleurs.

Par une suite de leur premier raisonnement, les mêmes auteurs trouvent mauvais que Crispin soit instruit du lardon scandaleux qui attaque la réputation de la soubrette qu’il est sur le point d’épouser. C’est, disent-ils, le propre d’un homme dépourvu de délicatesse.

Nous répétons encore que le poète aurait, manqué son but, s’il eût rendu Crispin susceptible de quelque espèce d’honneur que ce soit. Aussi, non content de lui faire épouser de sang-froid une coquette, il le peint encore comme un homme accoutumé à supporter de pareils affronts, et qui les compte même pour si peu, qu’il se permet d’en railler. Voici comment il parle de sa première femme ; et ce qui met le comble à son effronterie, c’est à Lisette, qu’il doit épouser, qu’il tient ce discours :

 

Ma première femme était assez gentille ;

Une Bretonne vive, et coquette surtout,

Qu’Éraste, que je sers, trouvait fort de son goût.

Je crois, comme toujours il fut aimé des dames,

Que nous pourrions bien être alliés par les femmes ;

Et de monsieur Géronte il s’en faudrait bien peu

Que par là je ne fusse un arrière-neveu.

 

Un troisième personnage, sur lequel s’exerce le critique de l’anonyme, est l’apothicaire Clistorel. « Le dernier de tous les personnages, dit-il, ou du moins celui que je mets le dernier, parce qu’il est le plus inutile... est un M. Clistorel, dont le nom seul vous fera aisément deviner la profession. C’est un apothicaire, révérence parler, mais un apothicaire renforcé, qui est tout à la fois et l’apothicaire et le médecin et le chirurgien du vieillard. Quoiqu’il renferme en lui seul tous ces trois degrés de la Faculté, il n’en est pas pour cela d’un plus grand volume, et on en fait un petit homme contrefait, à peu près de la taille et de la figure du diable boiteux : je ne sais pourquoi ; car je ne vois pas que les apothicaires soient faits autrement que les autres hommes : mais il ne faut pas chicaner là-dessus. Comme c’est une espèce de personne épisodique, et qui sert si peu à la pièce, que quand elle n’y serait pas elle n’en serait pas moins complète, on a pu, en cette qualité, le bâtir comme on a voulu. On prétend qu’il faut de ces sortes d’objets au parterre... Pour vous dire vrai, j’aurais mauvaise idée de son goût, si un nom tiré de la seringue, et autres gentillesses de cette nature, lui faisaient grand plaisir à entendre. Molière a mis en jeu les apothicaires, mais il l’a fait à propos, et par là il a plu. C’est une chose à quoi ceux qui travaillent pour le théâtre ne font pas assez d’attention : parce qu’un médecin, un apothicaire, ont réussi sur le théâtre, ils croient qu’il n’y a qu’à y mettre des médecins et des apothicaires ; et ils ne songent, pas que ces personnages ont réussi, non pas parce que c’étaient des médecins et des apothicaires, mais parce que ces médecins et apothicaires étaient dans leur place et parlaient à propos. »

Voilà une sortie bien longue contre une caricature épisodique que le poète a insérée dans sa pièce, sans autre dessein que celui de faire rire, dessein qui lui a parfaitement réussi. On ne peut disconvenir que ce personnage soit inutile ; on avoue avec les critiques que son rôle a beaucoup de ressemblance avec celui de Purgon dans le Malade imaginaire ; mais il n’est nullement vrai que ce personnage soit déplacé et qu’il fasse tort à la pièce.

La petitesse de sa taille n’est pas aussi indifférente qu’on se l’imagine ; elle donne à sa mutinerie, à sa colère, à son orgueil, un caractère de ridicule original et des plus plaisants : c’est le Ragotin du Roman comique, qui vaudrait beaucoup moins s’il était d’une taille et d’une structure ordinaires. Quant à son nom, il est tiré de sa profession, ainsi que ceux des Purgon et des Diafoirus.

Non que nous approuvions l’usage où sont les comédiens de jouer ce rôle en marchant sur les genoux, ou de le faire jouer par un enfant : ces charges trop outrées ne sont dignes que des tréteaux des foires ; la vraisemblance et le bon goût en sont également choqués.

Nous n’entendons pas ce que l’anonyme veut dire en reprochant à ce personnage de n’être point placé à propos. S’il entend qu’il est purement épisodique et que la pièce pouvait se passer de sa présence, nous sommes de son avis. S’il prétend que c’est un personnage déplacé, dont rien ne motive l’apparition et qui choque la vraisemblance, nous croyons qu’il se trompe.

Clistorel est le médecin et l’apothicaire de Géronte ; en ces qualités il lui rend ses soins. Il apprend que ce vieux goutteux songe à se marier, et qu’il a pris ce parti sans le consulter : la bile du petit Esculape s’échauffe ; il court chez son malade le quereller comme il convient, et le punir de sa folie en lui annonçant, qu’il l’abandonne. Cette scène, calquée peut-être sur celle de Purgon du Malade imaginaire, n’est ni plus déplacée, ni plus dénuée de vraisemblance que son modèle.

Les deux scènes épisodiques, dans lesquelles Crispin prend les noms et les ajustements du neveu Normand et de la nièce du Maine, pour indisposer le vieillard contre ces deux parents, et l’empêcher de leur laisser à chacun une somme de vingt mille livres, sont, comme l’observe l’anonyme, imitées des anciennes scènes italiennes. On doit convenir avec les critiques que cette ruse est d’une invention ancienne, et que c’est un stratagème usé au théâtre. Mais si Regnard n’a pas le faible mérite d’avoir imaginé ces scènes, il a celui de les avoir supérieurement traitées, d’y avoir répandu ce comique, cette gaieté, qui lui étaient propres, et qui en ont fait tout le succès.

Le succès de ces sortes de scènes, dont l’effet est toujours sûr au théâtre, dépend absolument de la manière dont elles sont mises en œuvre. C’est ainsi que, postérieurement à Regnard, Le Sage a su plaire dans Crispin, rival de son maître, en employant une scène imitée d’un ancien canevas italien, mais à laquelle il a su donner tout le charme de la nouveauté.

On a prétendu que le sujet du Légataire universel était tiré d’un fait arrivé du temps de Regnard. Nous n’avons pas de connaissance de ce fait. Quoi qu’il en soit, l’auteur en a tiré le plus grand parti, et en a composé une pièce qui mérite une place distinguée dans notre théâtre.

L’auteur de la lettre critique dont nous avons cité plusieurs traits a prétendu que le jeu des acteurs avait beaucoup contribué au succès de la pièce, et qu’elle perdrait à la lecture. Sa prédiction ne s’est pas vérifiée ; et c’est à ce critique que Palapral adressa le rondeau suivant :

 

RONDEAU SUR LE LÉGATAIRE UNIVERSEL.

 

Il est aisé de dire avec hauteur

Fi d’une pièce, en faisant le docteur

Qui, pour arrêt, nous donne sa grimace.

Contre Regnard la grenouille croasse[42] ;

En est-il moins au goût du spectateur ?

Je le soutiens, et ne suis point flatteur,

De notre scène il sait l’art enchanteur,

Il y fait rire, il badine avec grâce, Il est aisé.

 

Sans le secours des charmes de l’acteur,

Le Légataire aura chez le lecteur

Le même sort. Malgré toi, vile race,

Bas envieux, chose rare au Parnasse,

Outre qu’en tout Regnard est bon auteur,

Il est aisé.

 

AUTRE AVERTISSEMENT[43]

 

On sait qu’un fait, véritable a donné l’idée de la pièce du Légataire. La scène du testament fut en effet jouée longtemps avant que Regnard imaginât d’en faire une comédie : mais ce que tout le monde ne sait pas, c’est que ce furent les jésuites de Rome qui l’exécutèrent. Cette anecdote est assez curieuse pour que nous nous empressions de la mettre sous les yeux de nos lecteurs. Les détails que nous publions sont extraits des notes qui suivent la tragédie des Jammabos. L’auteur assure qu’ils n’ont jamais été imprimés, et croit pouvoir en garantir l’authenticité. Voici cette anecdote :

 

EXTRAIT DES NOTES QUI SUIVENT LA TRAGÉDIE DES JAMMABOS.

 

Antoine-François Gauthiot, seigneur d’Ancier, était d’une famille noble de Franche-Comté, et y possédait de grands biens. Riche, et vieux garçon, c’était un titre pour mériter l’attention des jésuites : aussi ceux de la ville de Besançon, où il faisait sa demeure, n’oublièrent rien pour gagner son amitié et sa succession. Ils écrivirent à leurs confrères de Rome, quand M. d’Ancier y alla, en 1626, et ils recommandèrent beaucoup cet intéressant voyageur, en les informant des vues qu’ils avaient sur lui. Notre Franc-Comtois en reçut donc le plus grand accueil. Il tomba malade, et ne put alors refuser à leurs instances d’aller prendre un logement chez eux, c’est-à-dire dans la maison du Grand-Jésus, habitée par le général même de la société. Cependant la maladie empira ; M. d’Ancier mourut ; et, ce qui était le plus fâcheux pour ses hôtes, il mourut ab intestat.

Grande désolation parmi les compagnons de Jésus. Heureusement pour eux, ils avaient alors un frère qui était resté longtemps à leur maison de Besançon. Ce modèle des Crispins, voyant la douleur générale, entreprend de la calmer. Son esprit inventif lui fait apercevoir du remède à un malheur qui n’en paraît pas susceptible ; et le digne serviteur apprend à ses maîtres qu’il connaît en Franche-Comté un paysan dont la voix ressemble tellement à celle du défunt, que tout le monde s’y trompait. À ce coup de lumière l’espérance des pères se ranime : ils conviennent de cacher la mort de l’ingrat qui est parti sans payer son gîte, et de faire venir l’homme que la Providence a mis en état de les servir dans cette importante occasion.

C’était un nommé Denis Euvrard, fermier d’une grange appartenant à M. d’Ancier lui-même, et située au village de Montferrand, près de Besançon. Mais comment le déterminer à entreprendre ce voyage ? Le frère jésuite avait donné l’idée du projet ; on le charge de l’exécution. Le voilà parti pour la Franche-Comté. Il arrive, et va trouver Denis Euvrard. Il ne l’aborde qu’en secret, et commence par le faire jurer de ne rien révéler, même à sa femme, de ce qu’il lui vient apprendre. Alors il lui dit que M. d’Ancier est malade à Rome, et veut faire son testament ; mais qu’ayant auparavant des choses essentielles à lui communiquer, il l’envoie chercher, et promet de le récompenser généreusement. Le fermier ne balance pas : sans parler de son voyage à personne, il se met en route avec le frère, et tous deux se rendent à Rome dans la maison du Grand-Jésus.

Dès que Denis Euvrard y est entré, deux jésuites viennent à sa rencontre : « Ah ! mon pauvre ami ! lui disent-ils avec l’air et le ton de la douleur, vous arrivez trop tard ; M. d’Ancier est mort : c’est une grande perte pour nous et pour vous. Son intention était de vous donner sa grange de Montferrand, et de léguer le reste de ses biens à nos pères de Besançon : mais il n’y faut plus songer. » Alors ils le conduisent dans une chambre, on l’y laisse se reposer ; et il demeure seul, abandonné à ses tristes réflexions.

Le lendemain, un des mêmes pères qui l’avaient entretenu la veille revient le voir, et la conversation retombe sur le même sujet. « Mon cher Euvrard, » lui dit le jésuite, « il me vient une idée. C’était l’intention de M. d’Ancier de faire son testament : il voulait vous donner sa grange de Montferrand, et nous laisser le surplus de ce qu’il possédait. Vous avouerez qu’il était maître de ses biens ; il pouvait en disposer comme il le jugeait convenable : ainsi l’on peut regarder ces biens comme nous étant déjà donnés devant Dieu. Il ne manque donc que la formalité du testament ; mais c’est un petit défaut de forme qu’il est possible de réparer. Je me suis aperçu que vous avez la voix entièrement semblable à celle de M. d’Ancier : vous pourriez facilement le représenter dans un lit, et dicter un testament conforme à ses intentions. Surtout vous n’oublierez pas de vous donner la grange de Montferrand. »

Le bon fermier se rendit sans peine à l’avis du casuiste. Le père jésuite, que le frère avait parfaitement instruit des biens du défunt, fit faire à Denis Euvrard plusieurs répétitions du rôle qu’il devait jouer. Enfin, lorsque celui-ci parut assez exercé, il fut mis dans un lit ; on manda le notaire ; et deux hommes distingués de la Franche-Comté, l’un conseiller au parlement, l’autre chanoine de la métropole, qui se trouvaient alors à Rome, furent invités de la part de M. d’Ancier à venir assister à son testament. Il faut observer que, depuis quelque temps, ces deux personnes s’étaient souvent présentées pour voir M. d’Ancier, et qu’on leur avait toujours répondu qu’il n’était pas en état de les recevoir.

Quand le notaire et tous les témoins furent arrivés, le soi-disant moribond, bien enfoncé dans le lit, son bonnet sur les yeux, le visage tourné contre le mur, et ses rideaux à peine entr’ouverls, dit quelques mots à ses deux compatriotes ; puis on s’occupa de l’acte pour lequel on était assemblé.

Après le préambule ordinaire, le testateur révoque tout testament qu’il pourrait avoir fait précédemment, et tout autre qu’il pourrait faire par la suite, à moins qu’il ne commence par ces mots : Ave, Maria, gratiâ, plena. Il élit sa sépulture dans l’église des révérends pères jésuites de Rome, sous le bon plaisir et vouloir du révérend père général. Il donne et lègue une somme de cinquante francs à chacune des pauvres communautés religieuses de Besançon, et une autre somme aussi très modique, avec un tableau, à l’un de ses parents.

« Item, continue-t-il, je donne et lègue à Denis Euvrard, mon fermier, ma grange de Montferrand et toutes ses dépendances. » – À ces derniers mots, le jésuite, qui était assis auprès du lit, parut fort étonné. L’acteur ajoutait à son rôle, et ce n’est point ainsi qu’on l’avait fait répéter. L’enfant d’Ignace observa donc au testateur que ces dépendances étaient considérables, puisqu’elles comprenaient un moulin, un petit bois, et des cens : mais l’homme qui était dans le lit ne voulut en rien rabattre, et soutint qu’il avait les plus grandes obligations à ce fermier.

« Item, je donne et lègue audit Denis Euvrard ma vigne située à la côte des Maçons, et de la contenance de quatre-vingts ouvrées. » – Nouvelle observation de la part du révérend père ; même réponse de la part du testateur.

« Item, je donne et lègue audit Denis Euvrard mille écus à choisir dans mes meilleures constitutions de rente, et tout ce qu’il peut me redevoir de termes arriérés pour son bail de la grange de Montferrand. »

Ici le jésuite, outré de dépit, voulut encore faire des remontrances ; mais il n’en eut pas le temps, et la parole lui fut coupée par le malade.

« Item, je donne et lègue une somme de cinq cents francs à l’enfant de la nièce dudit Denis Euvrard : sans doute que cet enfant est de mes œuvres. »

Le révérend père était resté sans voix ; mais il étouffait de colère. Enfin le testateur déclara que, « quant au surplus de ses biens, il nommait, instituait ses héritiers seuls et universels pour Je tout les pères jésuites de la maison de Besançon, à la charge par eux de bâtir leur église suivant le plan projeté, d’y ériger une chapelle sous l’invocation de saint Antoine et de saint François, ses bons patrons, et de célébrer dans ladite chapelle une messe quotidienne pour le repos de son âme. »

Tel est ce testament singulier qui a servi de modèle à celui de Crispin, et qui n’est certainement pas moins plaisant. Mais M. d’Ancier ne fit point comme Géronte ; il ne revint pas. Sa mort fut annoncée le lendemain ; on publia le testament à l’officialité de Besançon ; et les jésuites furent mis en possession de cet héritage.

Quelques années après, Denis Euvrard se trouva véritablement dans l’état qu’il avait si bien joué à Rome. Voyant qu’il touchait à la fin de sa vie, il sentit des remords, et fit à son curé l’aveu de tout ce qui s’était passé. Celui-ci, qui n’avait point étudié la morale dans les casuistes de la société de Jésus, représenta au moribond l’énormité de son crime. Ce pasteur éclairé lui dit que, devant un notaire, assisté du juge du lieu et de plusieurs témoins, il fallait déclarer dans le plus grand détail la manœuvre à laquelle il s’était prêté, et faire en même temps aux héritiers de M. d’Ancier, un abandon, non-seulement des biens qu’il s’était donnés, mais encore de tout ce qu’il possédait. La déclaration et l’abandon furent faits dans toutes les formes, et suivis de la mort de Denis Euvrard.

Dès que les héritiers naturels de M. d’Ancier eurent en main des pièces si fortes, ils se pourvurent contre le testament. Ils gagnèrent d’abord à Besançon, dans le premier degré de juridiction. On en appela au parlement de Dôle ; ils gagnèrent encore. Une dernière ressource restait à la société, et le procès fut porté au conseil suprême de Bruxelles (car la Franche-Comté, soumise à l’Espagne, dépendait alors du gouvernement de Flandre). Dans ce dernier tribunal le crédit et les intrigues des jésuites prévalurent enfin ; les deux premiers jugements furent cassés ; les pères furent maintenus dans la possession des biens dont ils jouissaient, et l’on lit encore sur le frontispice de leur église, possédée à présent par le collège de Besançon : Ex munificentiâ domini d’Ancier.

On ne peut douter que Regnard, qui voyagea beaucoup dans sa jeunesse, n’ait eu connaissance de cette anecdote. Il en fut vraisemblablement instruit à Bruxelles, où il alla en 1681, c’est-à-dire dans un temps où l’on devait y conserver encore la mémoire de ce singulier procès, puisqu’il avait eu pour témoins tous ceux des habitants de cette ville qui se trouvaient alors âgés de cinquante à soixante ans. Quand le poète composa dans la suite sa comédie du Légataire, il se garda bien de citer la source qui lui en avait fourni l’idée ; c’était l’époque de la plus grande puissance des jésuites : il eut donc la prudence de cacher ce que sa pièce leur devait, et ces pères eurent la modestie de ne pas le réclamer.

Il paraît cependant que Regnard ne s’attribua point la gloire de l’invention, ou du moins qu’elle lui fut contestée. C’est ce que semble indiquer un passage du Dictionnaire portatif des théâtres. « On prétend, » y est-il dit à l’article du Légataire, « qu’un fait véritable a donné l’idée de celle pièce. » Mais ce fait n’était guère connu que dans la Franche-Comté, où il a toujours été de notoriété publique.

 

 

AVERTISSEMENT SUR LA CRITIQUE DU LÉGATAIRE

 

Cette comédie a été représentée, pour la première fois, le jeudi 19 février 1708, à la suite du Légataire universel, et n’a eu que trois représentations.

Molière est le premier qui ait imaginé de répondre aux critiques par une comédie, et de leur imposer silence en jetant du ridicule sur leurs impertinentes censures. Sa Critique de l’École des Femmes est le premier ouvrage de ce genre que l’on connaisse au théâtre ; mais ces sortes de pièces sont plutôt une satire des censeurs qu’une apologie de l’ouvrage ; et le public leur a fait rarement un accueil favorable.

À l’imitation de Molière, Regnard avait déjà donné aux Italiens la Critique de l’Homme à bonnes fortunes. Cette pièce a été jouée en mars 1690 par les anciens comédiens italiens, et a été donnée à la suite de l’Homme à bonnes fortunes. Nous ne rappelons ici cette petite comédie que parce que la Critique du Légataire universel lui ressemble à beaucoup d’égards. Nous avons remarqué, dans l’avertissement qui précède la critique italienne, que Regnard a répété dans la seconde critique plusieurs idées employées dans la première ; mais nous avons observé en même temps que la première critique était beaucoup plus plaisante que la seconde. Nous ajoutons que le succès des deux pièces a été très différent : la Critique du Légataire n’a eu que trois représentations.

Nous convenons, avec quelques critiques, que ces sortes de pièces ne répondent point aux observations des censeurs, et que ce n’est point en introduisant sur la scène des personnages extravagants, et incapables de porter leur jugement sur la pièce qu’ils critiquent, que l’on se justifie. Au surplus, le peu de prétention que les auteurs mettent à ces bagatelles, qui ne sont, pour la plupart, qu’un assemblage de scènes sans intrigue et sans intérêt, et ne méritent pas le nom de comédie, doit dispenser de les juger avec rigueur.

C’est sous ce point de vue qu’il faut considérer la Critique du Légataire universel, qui n’a été représentée que trois fois dans sa nouveauté, et qui n’a point, paru depuis sur le théâtre.

 

 

AVERTISSEMENT SUR LE DIVORCE

 

Cette comédie a été représentée, pour la première fois, sur le théâtre de l’hôtel de Bourgogne, le 17 mars 1688.

Une note de Ghérardi, imprimée à la suite de cette pièce, volume II de son recueil, édition de 1717, nous apprend qu’elle n’eut aucun succès dans l’origine, mais qu’elle fut reprise le 1er octobre 1689, et qu’alors elle plut universellement. C’est à son talent que Ghérardi attribue uniquement cette réussite.

Voici cette note telle qu’il la rapporte : « Cette comédie n’avait point réussi entre les mains de feu M. Dominique ; on l’avait rayée du catalogue des pièces qu’on reprenait de temps en temps, et les rôles en avaient été brûlés. Cependant, moi (qui de ma vie n’avais monté sur le théâtre, et qui sortais du collège de la Marche, où je venais d’achever mon cours de philosophie sous le docte M. Balle), je l’ai choisie pour mon coup d’essai, qui arriva le 1er octobre 1689, lorsque je parus pour la première fois, d’ordre du roi et de Monseigneur ; et elle eut tant de bonheur entre mes mains, qu’elle plut généralement à tout le monde, fut extraordinairement suivie, et par conséquent valut beaucoup d’argent aux comédiens.

« Si j’étais homme à tirer vanité des talents que la nature m’a donnés pour le théâtre, soit à visage découvert[44] ou à visage masqué, dans les principaux rôles sérieux et comiques, où l’on m’a vu briller avec applaudissement aux yeux de la plus polie et la plus connaisseuse nation de la terre, j’aurais ici un fort beau champ à satisfaire mon amour-propre ; je dirais que j’ai plus fait en commençant et dans mes plus tendres années, que les plus illustres acteurs n’ont su faire après vingt années d’exercice et dans la force de leur âge. Mais je proteste que, bien loin de m’être jamais enorgueilli de ces rares avantages, je les ai toujours regardés comme des effets de mon bonheur, et non pas comme des conséquences de mon mérite, et si quelque chose a su flatter mon âme dans ces rencontres, ce n’a été que le plaisir de me voir, universellement applaudi après l’inimitable M. Dominique, qui a porté si loin l’excellence du naïf du caractère d’Arlequin, que les Italiens appellent Goffagine, que quiconque l’a vu jouer trouvera toujours quelque chose à redire aux plus habiles et aux plus fameux Arlequins de son temps. »

Il nous semble que les éloges que se donne Ghérardi, avec aussi peu de ménagement, doivent rendre suspecte l’anecdote qu’il nous présente, et que les talents de l’auteur ont autant contribué au succès de cette comédie que ceux de l’acteur.

La comédie du Divorce est le coup d’essai de Regnard dans la carrière dramatique ; il n’avait guère plus de trente ans lorsqu’il l’a donnée au théâtre, et nous entons qu’elle n’est pas indigne de la réputation de son auteur, et que l’on y découvre le germe des talents qui depuis ont honoré la scène française.

Cette pièce n’est, ainsi que toutes celles que l’on jouait alors sur le Théâtre italien, qu’une vraie farce, dont tout le mérite consiste dans la vivacité, la gaieté du dialogue, et-dans le ton devrai comique répandu dans les scènes qui la composent.

Il n’était pas possible que le plus, gai de nos poêles ne réussît dans un genre auquel il était si parfaitement, propre : aussi n’est-il rien de plus plaisant que les différents personnages qu’il introduit sur la scène.

L’élégante frivolité de nos maîtres à danser est très agréablement rendue dans la scène de Trotenville ; sa dispute ridicule avec le maître à chanter est du meilleur comique.

Le chevalier de Fondsec est aussi très plaisant ; et quoique l’auteur ait quelquefois sacrifié au goût de son siècle pour la charge un peu outrée, nous trouvons dans cette scène des morceaux d’un comique excellent et vraiment neuf ; telle est, par exemple, la lecture des tablettes, où le chevalier d’industrie tient registre, heure par heure, de l’emploi de son temps et de ses visites de femmes.

Quant aux principaux caractères, la coquette est peinte avec beaucoup de vérité. Son mari ne joue pas un personnage bien important ; mais il y a une sorte d’an d’avoir négligé ce caractère, trop méprisable pour être intéressant, et que l’auteur n’aurait pu rendre plaisant qu’en outrageant trop ouvertement la décence.

Cette pièce n’a point été reprise depuis le rétablissement de la troupe italienne en 1716 ; nous croyons même qu’on la supporterait difficilement au théâtre : les agréments des scènes épisodiques ne feraient pas pardonner le vice du sujet.

 

 

AVERTISSEMENT SUR LA DESCENTE D’ARLEQUIN AUX ENFERS

 

La Descente d’Arlequin aux Enfers, comédie italienne, mêlée de scènes françaises, en trois actes et en prose, a été représentée, pour la première fois, sur le théâtre de l’hôtel de Bourgogne, le 5 mars 1689, sous le litre de La Descente de Mezzetin aux Enfers.

Il n’y avait point d’Arlequin alors ; Mezzetin en avait pris l’habit et les rôles, en conservant toutefois son nom de Mezzetin[45] ; mais après les débuts de Ghérardi, ces rôles ont été rendus à l’Arlequin, et il les a conservés jusqu’à la suppression de la troupe.

Cette pièce est la plus informe de toutes celles qui composent le théâtre italien de Regnard ; les scènes n’ont entre elles aucune liaison, et l’on a beaucoup de peine à démêler l’intrigue principale. Il paraît cependant que le poète a travesti Orphée et Amphion en deux musiciens de l’Opéra, qui descendent aux enfers pour redemander leurs femmes.

Nous aurions désiré pouvoir nous procurer le canevas italien de cette comédie ; mais nos recherches à cet égard ont été infructueuses.

La Descente d’Arlequin aux Enfers n’a point été remise au théâtre depuis le rétablissement de la troupe, en 1716.

 

 

AVERTISSEMENT SUR L’HOMME À BONNES FORTUNES

 

Cette pièce a été jouée, pour la première fois, le 10 janvier 1690.

On a dit qu’elle avait été faite pour être opposée à celle que Baron donnait dans le même temps au Théâtre français ; mais cela n’est point vraisemblable : il s’en faut bien que les deux pièces soient du même temps ; il y avait quatre ans qu’on ne jouait plus celle de Baron quand Regnard a donné la sienne[46].

D’ailleurs l’Homme à bonnes fortunes de Regnard n’est ni une parodie, ni une copie de celui de Baron. Moncade, dans Baron, est un homme aimable et poli, habile dans l’art de séduire les femmes, et fait pour leur inspirer de l’intérêt. Arlequin, dans Regnard, est un laquais déguisé tantôt en vicomte, tantôt en prince étranger, qui ne sait que voler et escroquer, et qui se conduit auprès des femmes précisément comme il faut pour ne pas‘ réussir : quand il leur parle, il leur dit des injures ; quand il leur écrit, c’est dans le style des corps de garde ; quand il les instruit, c’est à la manière d’Arnolphe dans l’École des Femmes. Assurément on a peu de bonnes fortunes par de pareils moyens.

Cependant la pièce de Regnard n’est pas sans mérite, mais ce n’est pas dans la partie qui répond au titre : il y a une intrigue dans laquelle l’Homme à bonnes fortunes n’est pour rien ; et cette intrigue est une des mieux suivies du Théâtre italien.

Brocantin est veuf, et a deux filles, qui ont la plus grande envie d’être mariées. L’aînée veut en détourner la cadette : c’est la première scène de l’intrigue ; elle paraît avoir quelque rapport avec celle d’Armande et Henriette dans les Femmes savantes. Cette scène est très bien dialoguée, ainsi que la suivante, où Pierrot survient ; mais elles sont toutes deux très libres. C’est un reproche à faire trop souvent au Théâtre italien.

Le père vient ensuite annoncer à Isabelle, l’aînée de ses filles, qu’il a dessein de la marier à un médecin. Isabelle, éprise d’Octave, refuse le docteur ; propose Colombine sa sœur cadette, à qui elle aime mieux céder ses droits d’aînesse. Colombine, de son côté, refuse, parce qu’elle est la cadette : d’ailleurs elle se croit aimée du vicomte ; et elle lui a écrit de la venir voir.

Ce vicomte est l’Homme à bonnes fortunes, qui arrive en se querellant avec un fiacre, qu’il ne veut pas payer. On reconnaît là le marquis de Mascarille des Précieuses qui refuse de payer ses porteurs. La scène ne finit pas précisément de même : Mascarille paie enfin, mais Arlequin fait payer par sa maîtresse. Après avoir conversé avec Colombine, qu’il traite fort insolemment, il la fait chanter. Bientôt on vient lui dire que des sergents l’attendent à la porte pour le mettre en prison. Cette circonstance fait qu’il avoue à Colombine que, pour avoir de l’argent, il a fait un faux billet, et que celui dont il a pris le nom ne voulant pas payer, on le poursuit. Colombine lui donne tout ce qu’elle a de diamants et de bijoux, et il les emporte avec un dédain assez grossier. Voilà un échantillon des bonnes fortunes du vicomte.

Isabelle, pour rebuter le médecin, se déguise en militaire qui paraît attendre Isabelle elle-même dans son appartement. Le médecin parle au militaire de ses prétentions : celui-ci lui rit au nez, le plaisante, lui dépeint Isabelle comme une fille dont il connaît toute la personne, et sur laquelle la malignité publique s’exerce continuellement. Il avoue qu’il passe toutes les nuits dans sa chambre, et qu’elle ne saurait se coucher sans lui.

Cette scène, qui paraît neuve, est très plaisante, et les spectateurs ne peuvent s’en offenser, parce qu’ils sont prévenus du déguisement.

Mais ce n’est pas assez d’avoir dégoûté le médecin, on veut encore faire revenir le père d’Isabelle. Arlequin, ci-devant vicomte, paraît en prince Tonquin des Curieux, qui veut épouser Colombine ; et quand il sait que le médecin veut épouser Isabelle, il lui arrache quelques poils de sa moustache, pour faire voir qu’il a une barbe postiche, et prédit qu’il sera pendu dans vingt-quatre heures. C’en est assez pour que Brocantin le congédie, et aussitôt le prince propose Octave comme un grand seigneur de sa cour ; et lui-même, gardant toujours son rôle de prince, épouse Colombine.

Cette supercherie, qui a son modèle dans le Bourgeois gentilhomme, avait déjà été présentée au Théâtre italien dans la comédie intitulée Arlequin Empereur dans la lune, et dans Mezzetin, grand Sophi de Perse ; et il faut avouer qu’elle y convenait mieux.

La suite du prince des Curieux, composée de perroquets, de singes, etc., a dû faire beaucoup de spectacle ; elle déguisement d’un homme en perroquet, tout monstrueux qu’il est, a dû plaire sur un théâtre où le ridicule et l’extravagance attiraient une foule immense de spectateurs.

Quoique la comédie de l’Homme à bonnes fortunes ait eu le plus grand succès, il ne paraît pas cependant qu’elle ait été reprise par la nouvelle troupe.

Cette comédie est une vraie caricature italienne, où toutes les règles de la vraisemblance, et souvent même de la décence, sont sacrifiées à une gaieté folle et à des portraits excessivement chargés.

Le vicomte de Bergamotte est un intrigant de la plus basse classe, qui joue ridiculement l’homme de qualité.

Colombine, sa maîtresse, est une jeune innocente abandonnée à elle-même, et que sa mauvaise éducation rend disposée, dans l’âge le plus tendre, à donner dans les plus grands travers.

Sa sœur Isabelle est un ambigu plaisant de coquette et de précieuse.

Brocantin, leur père, dont le nom indique la profession, est un homme grossier et épais ; un lourd bourgeois qui ne connaît que son commerce, et qui donne facilement dans les pièges qu’on lui tend.

Je ne parlerai pas du docteur Bassinet et des autres personnages de la pièce qui y jouent des rôles moins importants, mais qui tous sont assortis aux caractères principaux.

Tels sont les portraits que Regnard a mis sur la scène. Il ne faut chercher ni raison ni vérité ; mais une foule de traits plaisants et des scènes d’un excellent comique, quoique chargé.

On trouve dans un recueil intitulé Supplément au Théâtre italien, ou Recueil des scènes françaises qui ont été représentées sur le théâtre de l’hôtel de Bourgogne, et qui n’ont pas été imprimées, imprimé à Bruxelles en 1697, deux scènes que l’éditeur attribue à l’Homme à bonnes fortunes. Comme elles sont totalement étrangères à l’intrigue de la pièce, et que Ghérardi ne les a pas insérées dans son recueil, nous nous contenterons d ?en donner ici l’extrait.

Dans l’une de ces scènes, Pasquariel demande à Arlequin comment il est parvenu à se guérir de la fièvre.

 

ARLEQUIN.

Vous saurez que cette chienne de fièvre venait me trouver tous les jours, sans manquer, à trois heures ; quand je vis cela, je délogeai de la maison. Bon ! elle vint me trouver dans mon nouveau gîte, le lendemain juste à trois heures. Je m’imaginai que quelqu’un lui avait dit que j’étais délogé, et lui avait enseigné où je demeurais. Je m’avisai d’aller à Vaugirard, sans en rien dire à personne : quand je fus là, à deux heures et demie, je me cachai dans une cave ; à trois heures, voilà cette diable de fièvre qui me vient trouver. J’enrageais. Pourtant le lendemain, sur les deux-heures, il me prit fantaisie de passer l’eau, et d’aller à Chaillot, je dis : La fièvre n’aura point d’argent, il faudra qu’elle fasse le grand tour pour passer le pont, et elle ne pourra jamais arriver à temps. À trois heures précises, voilà cette peste de fièvre qui me prend. Moi, ne sachant plus que faire, je dis. Il faut que je me fasse mettre en prison ; la fièvre aura peur, et ne voudra pas y venir. Je m’en allai à Paris dans le marché ; je fouillai dans la poche d’un homme bien mis, et je lui pris sa bourse. Aussitôt il crie au voleur : il vient cinq ou six archers qui m’arrêtent et me demandent où j’ai pris cette bourse : je leur dis que je l’avais trouvée dans la poche d’un homme : et tout de suite ils me mènent en prison. J’étais bien aise d’être prisonnier ; il n’était que midi ; je me dis : Bon ! la fièvre ne viendra pas ici : mais à trois heures, cette enragée vient me visiter, et s’empare de moi sans craindre la prison. Il vint alors un drille qui me dit : Allons, bon vivant, suivez-moi. Il avait un gros paquet de clefs : je crus qu’il voulait renfermer la fièvre dans un endroit et me laisser dans un autre ; mais il me conduisit dans une chambre où étaient des gens vêtus de noir, portant des bonnets carrés, qui me firent mettre sur une petite sellette de bois pour examiner ma maladie. Après qu’ils eurent bien consulté, il y en eut un qui se leva et qui me dit : Qu’avez-vous, mon ami, à trembler ? Je lui répondis : Monsieur, c’est que j’ai la fièvre. Oh bien ! dit-il, il faut vous en guérir. Il donna un morceau de papier sur lequel était écrite l’ordonnance du remède, puis il me mit entre les mains de celui qui fait prendre tous les remèdes qu’il ordonne. C’est un homme gros et gras, qui a une belle moustache, le visage un peu gravé ; beaucoup de gens dans Paris ont eu affaire à lui et ne s’en vantent pas. Eh bien ! mon ami, me dit-il, où la fièvre te prend-elle ? Partout, dans le dos, lui dis-je. Il me mena avec lui, m’attacha derrière une charrette ; et depuis deux heures jusqu’à trois heures et demie, il nie fit promener en me fouettant le dos d’une belle manière. Quand madame la fièvre se sentit houspiller ainsi, elle s’en alla : et voilà comment j’ai été guéri. Vous pourrez vous servir de ce remède quand vous voudrez ; il est fort bon.

PASQUARIEL.

Va-t’en au diable, toi et ton remède ; que la peste te crève ! le remède est pire que le mal.

 

La seconde scène est intitulée Scène du Scorpion, entre un vieillard, Arlequin et Mezzetin. Mezzetin jette de grands cris, et appelle du secours pour son frère qui vient d’être mordu d’un scorpion. Il aborde le vieillard, que ses cris ont alarmé, et lui dit : Monsieur, attendez ; qu’est-ce que je vois là ? c’est un scorpion.

 

LE VIEILLARD.

Et où ?

MEZZETIN.

Le voilà sur votre chapeau.

LE VIEILLARD.

Ôte-le, je te prie, et prends garde à moi.

Arlequin emporte le chapeau.

MEZZETIN.

Hélas ! monsieur, il n’est plus là ; le voilà qui entre dans le collet de votre pourpoint.

LE VIEILLARD.

Ôte-le vite ; dépêche-loi.

Mezzetin lui ôte son pourpoint, et le donne à Arlequin qui l’emporte.

MEZZETIN.

Ah ! monsieur, le voilà qui entre dans la ceinture de votre culotte.

LE VIEILLARD.

Défais-la vite.

MEZZETIN.

Y a-t-il de l’argent ?

LE VIEILLARD.

Il y a cinquante louis d’or.

MEZZETIN.

La malepeste ! comme les scorpions aiment l’argent !

Arlequin prend la bourse que lui donne Mezzetin et s’en va. Mezzetin fait tourner le dos au vieillard.

Prenez garde, monsieur, le voilà sur votre dos : ne remuez pas ; je m’en vais le prendre. Tenez-vous bien.

Pendant que le vieillard demeure immobile, le dos tourné, Mezzetin s’en va.

LE VIEILLARD.

Eh bien ! mon ami, l’as-tu ? parle. Hélas ! est-il attrapé ?

Le vieillard se retourne, et né voyant plus personne, il crie au voleur.

 

Le style de ces scènes ne nous permet pas de les attribuer à Regnard ; et si elles appartiennent à la comédie de l’Homme à bonnes fortunes, nous croyons qu’elles y ont été ajoutées après coup, suivant l’usage des acteurs italiens : on sait qu’ils avaient coutume de changer leurs rôles, et d’y ajouter des lazzis et des, plaisanteries.

 

 

AVERTISSEMENT SUR LA CRITIQUE DE L’HOMME À BONNES FORTUNES

 

Cette petite comédie a été représentée, pour la première fois, le 1er mars 1690.

Elle est une preuve de l’empressement avec lequel on courait aux représentations de l’Homme à bonnes fortunes. Si l’on en croit la critique, la presse était telle, qu’on y était étouffé, volé, déchiré : l’embarras des carrosses faisait qu’on ne pouvait rentrer chez soi à l’heure commune du souper. En supposant un peu d’exagération dans ce détail, il n’en résulte pas moins que la pièce qui y a donné lieu était très suivie.

La Critique est elle-même une très jolie pièce, et l’une des meilleures de ce genre, après la Critique de l’École des femmes ; on n’en excepte pas même la Critique du Légataire, que Regnard adonnée depuis au Théâtre français : il y a répété plusieurs idées de la première critique, et le rôle de Bonaventure a quelque ressemblance avec celui de Bredouille ; mais le premier est plus plaisant que l’autre : il n’est rien de plus comique que le compte qu’il rend de la pièce. Le marquis est un petit-maître ridicule qui peut avoir quelques rapports avec plusieurs rôles de ce genre que Regnard a mis sur la scène, mais qu’il a plus chargé que les autres, et la pièce est terminée d’une manière qui ne pouvait convenir qu’au Théâtre italien.

Cette comédie est le portrait véritable, quoique un peu chargé, de quantités d’originaux qui fréquentent les spectacles. Elle n’a point été reprise.

 

 

AVERTISSEMENT SUR LES FILLES ERRANTES

 

Cette comédie a été représentée, pour la première fois, le 24 août 1690.

Isabelle est une fille de famille, qui a été séduite par Cinthio : l’indigence l’a contrainte d’entrer au service d’Arlequin, sous le nom de Claudine. Colombine a été aussi trompée par Octave, qui lui a fait une promesse de mariage ; elle va à la poursuite de cet amant, et se trouve avec Cinthio dans l’hôtellerie d’Arlequin. Cinthio cherche à la séduire ; mais il est reconnu et surpris par Isabelle. Celle-ci intéresse Arlequin à son sort ; ils imaginent ensemble plusieurs fourberies, et parviennent enfin à déterminer Cinthio à l’épouser. On ne sait ce que deviennent Colombine et Octave. Les scènes de Croquignolet et du capitaine hollandais sont absolument épisodiques.

Tel est à peu près le canevas sur lequel est composée la comédie des Filles errantes, qui a été aussi donnée sous le titre des Intrigue des hôtelleries. On sent combien deux filles, telles que Colombine et Isabelle, sont peu intéressantes ; elles courent l’une et l’autre après un amant qui les a trompées et qui les méprise. Colombine oublie bientôt l’amant qu’elle poursuit, pour prêter l’oreille aux fleurettes de Cinthio ; elle avoue elle-même à Isabelle (scène III du second acte) que si elle n’eût appris son infidélité, elle se serait rendue. Isabelle est traitée par Cinthio avec le dernier mépris ; il lui reproche assez ouvertement sa conduite (scène II du second acte), en parlant d’elle sous l’équivoque d’une poularde : « Je sais qu’on la présente à tout venant ; on l’a déjà servie sur vingt tables différentes, et je ne suis pas homme à m’accommoder du reste de toute la terre. » La licence qui régnait sur le Théâtre italien pouvait seule faire passer de pareils traits.

Quoi qu’il en soit, les scènes françaises que nous avons recueillies sont remplies de traits de la meilleure plaisanterie, et le dialogue est d’un comique digne de Regnard. Le caractère épisodique de Croquignolet est original et plaisant, même après le Pourceaugnac de Molière. Le récit de la bataille de Fleurus est très comique.

Nous avons rassemblé plusieurs scènes qui n’ont point été recueillies par Ghérardi, et que nous avons trouvées éparses dans différents recueils ; mais la négligence avec laquelle ces scènes ont été imprimées, les fautes grossières qu’y ont laissées glisser les éditeurs, nous ont déterminé à n’en donner que des extraits. Ces scènes, sans être aussi plaisantes que celles que Ghérardi a conservées, nous paraissent nécessaires pour l’intelligence de l’intrigue : ce sont les six premières du premier acte.

Les auteurs du Dictionnaire des théâtres[47] nous apprennent que cette comédie a été reprise deux fois : la première, le lundi 13 mars 1719, telle qu’on la donnait à l’ancien théâtre, avec des scènes françaises ; la seconde, le mardi 30 janvier 1753, sous le titre de La Fille errante, entièrement en italien, et dépouillée des scènes françaises. Ces auteurs observent à cette occasion que la pièce était originairement tout italienne, et que depuis, Regnard y a ajouté des scènes françaises : nous en doutons cependant, et nous avons cherché inutilement ce canevas italien, qui n’est point au nombre de ceux que les Italiens ont joués depuis leur établissement à Paris jusqu’au moment où ils ont obtenu la permission d’entremêler dans leurs pièces des scènes françaises.

 

 

AVERTISSEMENT SUR LA COQUETTE

 

Cette comédie a été représentée, pour la première fois, le 17 janvier 1691.

Les auteurs des Anecdotes dramatiques ont ajouté, à l’article de cette pièce, la note suivante : « On désirerait que les éditeurs des Œuvres de ce poète comique (Regnard) y eussent inséré quelques scènes des pièces que cet auteur a données au Théâtre italien, au lieu de tous ces ouvrages médiocres dont ils ont rempli le quatrième volume de leur édition. »

C’est avec raison que ces auteurs souhaitaient de voir réunies aux Œuvres de notre poète les meilleures scènes de son Théâtre italien ; et la comédie de la Coquette était plus propre qu’une autre à faire naître cette idée.

Cette pièce est, en effet, l’une des plus plaisantes et des mieux intriguées de ce recueil. Le caractère de la Coquette est un des meilleurs que Regnard ait mis au théâtre : on la voit recevoir, avec un égal empressement, les hommages de tout le monde, et ne pas même dédaigner ceux de son valet Pierrot. Quant au bailli du Maine, Arlequin, c’est une caricature digne du Théâtre italien. On y trouve beaucoup de traits de ressemblance avec le Pourceaugnac de Molière ; et le bailli marquis est aussi ridicule et d’une charge aussi grotesque que le gentilhomme limousin déguisé en femme de qualité.

Cette pièce n’a point été reprise.

 

 

AVERTISSEMENT SUR LES CHINOIS

 

Cette pièce est la première que Regnard ait faite en société avec Dufresny. Elle parut, pour la première fois, le 13 décembre 1692.

Regnard, qui n’avait encore travaillé que pour le Théâtre italien, paraît avoir eu pour but principal de faire rire aux dépens des comédiens français, et de faire consacrer l’ironie par le jugement du public. Mais l’objet du triomphe des Italiens n’est pas propre à exciter la jalousie de leurs adversaires, ni le motif de la décision du parterre propre à les affliger. Isabelle, adjugée à l’acteur italien, est une fille licencieuse dans ses propos, et qui s’annonce comme ne voulant pas être plus réservée dans sa conduite ; en sorte que celui à qui on la refuse semble plus heureux que celui qui l’obtient. Pour le parterre, il se décide en faveur d’Octave, parce que la troupe italienne ne lui fait jamais payer que quinze sous, et qu’elle lui a donné la comédie gratis à la prise de Namur. Des motifs aussi ridicules montrent assez que les comédiens italiens ne pouvaient prétendre à la préférence, ni par leurs talents, ni par les pièces de leur théâtre.

La fin de cette pièce a fait remarquer que les comédiens ne prenaient encore que quinze sous au parterre, et que l’usage de donner la comédie gratis dans les réjouissances publiques était déjà établi. On peut, d’après la même scène, ajouter à ces remarques, qu’aux loges et au théâtre il n’en coûtait que trente sous, et que les Italiens ne doublaient pas le prix des places à leurs premières représentations.

 

 

AVERTISSEMENT SUR LA BAGUETTE DE VULCAIN ET SUR L’AUGMENTATION DE LA BAGUETTE

 

Cette pièce, que Regnard fit en société avec Dufresny, fut jouée, pour la première fois, le 10 janvier 1693.

On lit dans les Anecdotes dramatiques qu’elle eut un succès prodigieux dans sa nouveauté ; et rien ne le prouve mieux que l’addition que les auteurs y firent sous le titre d’Augmentation à la Baguette de Vulcain. La pièce fit passer l’Augmentation, comme un tonneau de vin vieux en fait débiter plusieurs de vin nouveau. Cette comparaison est des auteurs eux-mêmes. L’Augmentation commence par le conte d’un cabaretier qui avait un muid de bon vin vieux : tout le monde en voulait avoir ; et il s’avisa, pour le perpétuer, de remplacer sans cesse par du vin nouveau ce qu’il ôtait du tonneau. Le conte est appliqué à la pièce. La Baguette de Vulcain est le bon vin vieux, que le public savoure depuis trois mois, et qui doit faire passer plusieurs scènes ajoutées, qui sont le vin nouveau.

Ce n’est pas cependant que ces trois scènes soient inférieures à la pièce ; elles sont épisodiques comme les autres, et toutes roulent sur des demandes étrangères les unes aux autres, que Roger et le Druide sont chargés de décider. Il faut même qu’à la représentation on ait inséré les scènes de l’Augmentation dans la pièce : non-seulement les deux couplets ajoutés au vaudeville le demandaient, mais la question de Bélise à Roger : « Jouez-vous encore aujourd’hui votre Baguette de Vulcain ? » (scène première de l’Augmentation) ne peut se faire qu’avant que la Baguette soit jouée.

Le titre de la pièce est pris de la Baguette divinatoire, qui, dans les mains du nommé Jacques Aymar, avait alors beaucoup de réputation dans Paris. Mais la pièce ne remplit pas son titre ; car il n’y a qu’une seule circonstance où la Baguette produise l’effet qui lui est propre ; c’est quand elle fait trouver le mari de Mélisse.

Au reste, toute la fortune de la Baguette nous paraît devoir être attribuée à cette scène, et à celle où les mœurs du temps sont mises en opposition avec celles que l’on suppose avoir existé deux cents ans auparavant ; encore peut-on dire que l’ignorance de Roger sur ces mœurs anciennes est bien déplacée : il vivait sans doute dans le temps que Bradamante a été enchantée, puisqu’il était son amant.

 

 

AVERTISSEMENT SUR LA NAISSANCE D’AMADIS

 

Cette pièce a été représentée, pour la première fois, le 10 février 1694.

Les auteurs des Anecdotes dramatiques la donnent comme une parodie d’Amadis de Gaule, opéra de Quinault, qui a paru en 1684, dix ans avant que Regnard ait donné la Naissance d’Amadis. Cette parodie aurait été un peu tardive ; et nous ne voyons d’ailleurs nul rapport entre l’intrigue de l’opéra et celle de la comédie.

Dans l’opéra, Amadis, fils de Périon, roi des Gaules, aime Oriane, fille d’un roi de la Grande-Bretagne. Florestan, frère naturel d’Amadis, aime Corisandre, souveraine de Gravesande. Ces amours, traversés par des jalousies et des enchantements, font le sujet de la pièce.

Dans la comédie, Périon, chevalier errant, aime Élizène, fille du roi des Gaules, et en est aimé. Cette intrigue, conduite par Dariolette, suivante de la princesse, est découverte par le roi, qui surprend sa fille avec son amant ; il veut les faire brûler, suivant la coutume du pays, mais dans l’instant que tout est préparé pour leur supplice, une ombre sort du milieu du bûcher et annonce la naissance d’Amadis. Aussitôt le bûcher se change en une pyramide d’artifice, et le roi consent à l’union de Périon et d’Elizène.

Nous ne voyons point de traits de ressemblance entre ces deux pièces, et nous ne croyons point que l’une soit la parodie de l’autre.

Quoi qu’il en soit, on a reproché, avec raison, à Regnard, d’avoir écrit cette pièce avec trop de licence, et nous trouvons qu’il a un peu avili ses héros en les travestissant.

Cette pièce n’a point été reprise.

 

 

AVERTISSEMENT SUR LA FOIRE SAINT-GERMAIN

 

Cette pièce, composée par Regnard en société avec Dufresny, a été représentée, pour la première fois, le 26 décembre 1695.

Lorsque les auteurs l’ont donnée au Théâtre italien, ils étaient déjà connus au Théâtre français, et l’avaient déjà enrichi de l’une des meilleures comédies qui aient paru depuis Molière, le Joueur.

L’intrigue de la Foire Saint-Germain est peu de chose ; son principal mérite consiste dans les scènes épisodiques.

Le Docteur, tuteur et amoureux d’Angélique, la garde soigneusement, dans la crainte qu’elle ne lui soit enlevée par Octave, son amant. La pupille trompe la vigilance de son tuteur, et elle profite de la circonstance de la foire Saint-Germain pour s’échapper de ses mains. Colombine, intrigante, qui est dans les intérêts d’Octave, facilite son évasion ; et, de concert avec Arlequin, autre intrigant, elle imagine plusieurs fourberies qui tendent à dégoûter le Docteur de son mariage, en lui rendant suspecte la vertu d’Angélique. Ils y réussissent ; mais le Docteur ne se décide pas en faveur d’Octave ; il craint que celui-ci ne lui demande un compte trop exact des biens de sa pupille ; il fait venir de Pont-l’Évêque un nigaud de provincial, dont il espère tirer un meilleur parti. Arlequin et d’autres fourbes de ses amis jouent tant de tours au provincial, qu’ils l’obligent de quitter Paris, sans avoir pris le temps de voir sa maîtresse, et parviennent enfin à forcer le Docteur de donner Angélique à Octave.

Indépendamment des scènes comiques auxquelles les fourberies d’Arlequin donnent lieu, il en est beaucoup qui ne tiennent en aucune façon à l’action de la pièce, et ne servent qu’à former des tableaux variés de toutes les aventures qui arrivent communément aux foires. Le dialogue de ces scènes est d’un comique très agréable, quoiqu’un peu chargé ; il en est peu qui ne soient assaisonnées de très bonnes plaisanteries.

Cette pièce en renferme deux autres : l’une est une parodie de l’opéra d’Acis et Galatée ; l’autre est une tragédie burlesque, intitulée Lucrèce. La parodie est très peu de chose : quant à la tragédie, c’est une des meilleures que nous ayons dans le mauvais genre des tragédies burlesques ou amphigouriques.

Le succès de La Foire Saint-Germain a été prodigieux, au point d’exciter la jalousie des comédiens français. Dancourt, pour le contrebalancer, donna à ce théâtre une comédie sous le même titre ; mais elle eut un sort bien différent : elle tomba, elles Italiens, pour se venger, ajoutèrent aux dernières représentations deux couplets que l’on trouvera à la suite du Vaudeville qui termine la pièce.

On a aussi ajouté une scène intitulée la Scène des Carrosses ; mais il est incertain qu’elle appartienne aux auteurs de la comédie ; cette scène n’a dû sa naissance et son succès qu’aux circonstances, et son principal mérite nous paraît avoir été celui de l’à-propos.

Cette pièce a été reprise plusieurs fois par la nouvelle troupe : la première fois, le 15 décembre 1720 ; la seconde, le samedi 5 février 1729. Cette seconde reprise a été donnée à l’occasion des débuts de Mezzetin, acteur de l’ancien théâtre ; il y parut sous l’ancien habit qu’il avait adopté, et dans les rôles qu’il avait joués dans la nouveauté de la pièce.

 

 

AVERTISSEMENT SUR LA SCÈNE DES CAROSSES ET CELLE DU PROCUREUR EN ROBE ROUGE AJOUTÉES  À LA FOIRE SAINT-GERMAIN

 

Les deux scènes que nous donnons n’appartiennent point à la comédie de la Foire Saint-Germain, mais y ont été seulement ajoutées à la représentation. Comme il est incertain que Regnard en soit l’auteur, nous les avions supprimées ; mais nos lecteurs en ayant témoigné quelque regret, nous les leur restituons.

La première de ces scènes est intitulée Scène des Carrosses. Une anecdote du temps y a donné lieu. Deux femmes, chacune dans son carrosse, s’étant rencontrées dans une rue étroite, ne voulurent reculer ni l’une ni l’autre, et la rue fut ainsi embarrassée jusqu’à l’arrivée du commissaire qui, pour les mettre d’accord, les fit reculer toutes les deux en même temps. Tel est le sujet de cette scène qui est plaisamment dialoguée.

La seconde scène est intitulée le Procureur en Robe rouge. Le sujet est plus comique, et l’anecdote qui y a donné lieu pouvait fournir le sujet d’une vraie comédie ; la voici telle que la rapporte Ghérardi : « Certain procureur traitant d’une charge de greffier en chef, sur les espérances qu’on lui avait données de lui faire trouver les sommes nécessaires pour cela, avait déjà fait faire son portrait en robe rouge, et l’avait envoyé à une fille très riche qu’il recherchait en mariage ; mais comme les bourses lui manquèrent et qu’il ne put plus acheter la charge, il ne voulut pas payer son portrait au peintre, disant qu’il l’avait peint en greffier, et qu’il n’était que procureur. »

Au reste, ces scènes étaient si peu liées à l’action principale de la pièce, que l’on les ajoutait tantôt à une pièce, tantôt à une autre.

 

Scène des Carrosses

 

ARLEQUIN et MEZZETIN en femmes, chacune dans une petite vinaigrette, UN COMMISSAIRE qui survient

 

PREMIER HOMME qui traîne une vinaigrette.

Reculez, vivant.

DEUXIÈME HOMME, qui traîne une vinaigrette.

Recule, toi-même, hé !

PREMIER HOMME.

Holà ! l’ami, hors du passage.

DEUXIÈME HOMME.

Hors du passage toi-même.

MEZZETIN, à l’homme qui le traîne.

Qu’est-ce donc, cocher ? Est-ce que vos chevaux sont fourbus ?

ARLEQUIN, à l’homme qui le traîne.

Fouettez donc, maraud, fouettez donc. Avez-vous oublié mes allures ?

PREMIER HOMME.

Madame, il y a un carrosse qui empêche de passer.

ARLEQUIN.

Un carrosse ? eh ! marchez-lui sur le ventre, mon ami.

MEZZETIN, la tête à la portière.

Quelle est donc l’impertinente qui arrête mon équipage dans sa course ?

ARLEQUIN, la tête hors de la portière.

C’est moi, madame : je vous trouve bien ridicule de borner avec votre fiacre les rues où je dois passer !

MEZZETIN.

Fiacre vous-même ! Notre famille n’a jamais été sans carrosse ni sans chevaux.

ARLEQUIN.

Ni sans bourriques, madame.

MEZZETIN.

Savez-vous bien qui je suis, ma petite mie ?

ARLEQUIN.

Me connaissez-vous bien, ma petite mignonne ?

MEZZETIN.

Apprenez, si vous ne le savez, que je suis la première cousine du premier clerc du premier huissier à verge au Châtelet de Paris.

ARLEQUIN.

Et moi je suis la femme du premier marguillier du premier œuvre de la Villette.

MEZZETIN.

Quand vous seriez le diable, vous reculerez.

ARLEQUIN.

Que je recule ? reculez vous-même ; on n’a jamais reculé dans ma famille.

MEZZETIN.

Oh bien ! madame, je vous déclare que je ne recule point, et que je reste ici jusqu’à soleil couchant.

ARLEQUIN.

Et moi, j’y demeure jusqu’à lune levante.

MEZZETIN.

Je n’ai rien à faire : pourvu que je sois aux Tuileries entre chien et loup.

ARLEQUIN.

Ni moi non plus, pourvu que je sois demain au lever de monsieur le marquis de la Virgouleuse.

MEZZETIN.

Petit laquais, allez me chercher à dîner à la gargote, et faites apporter du foin pour mes chevaux.

ARLEQUIN.

Pour moi, je n’ai que faire d’envoyer rien chercher ; je porte toujours sur moi tout ce qu’il me faut, et je ne marche jamais sans des vivres pour trois jours. Qu’on me donne ma cuisine.

Un laquais lui aide à prendre une petite cuisine de fer-blanc, qui est faite comme un garde-manger, d’où Arlequin tire des assiettes, une salade, un poulet, des burettes pleines d’huile et de vinaigre, des fourchettes, des couteaux, des serviettes et autres ustensiles propres à garnir une table. Il pose tout cela sur le devant de la vinaigrette, et mange ; et de temps en temps boit en saluant tantôt la dame sa voisine, et tantôt le parterre. Après plusieurs lazzis de cette nature, arrive le commissaire.

LE COMMISSAIRE.

Quelle cohue est-ce donc, mesdames ? Voilà un embarras terrible ! Un enterrement, un troupeau de bœufs, et deux charrettes de foin qui ne sauraient passer. Otez-vous de là, et au plus vite.

MEZZETIN, au commissaire.

Oh bien ! monsieur, je sécherai plutôt sur pied que d’en branler.

ARLEQUIN.

Pour moi, je n’en démarrerai pas, dussé-je arrêter la circulation de Paris. À votre santé, monsieur le commissaire.

Il boit.

MEZZETIN.

Je souffrirai bien, vraiment, qu’une sous-roturière insulte ma calèche en pleine rue !

ARLEQUIN.

Nous verrons si une arrière-bourgeoise me mangera la laine sur le dos !

LE COMMISSAIRE.

Il faut pourtant quelque accommodement à cela.

ARLEQUIN.

Qu’est-ce à dire, monsieur le praticien ? Est-ce que vous me prenez pour une femme d’accommodement ?

LE COMMISSAIRE.

Eh ! madame, entrez mieux dans ce que je dis. Je dis qu’il faut vider ce différend et sortir d’affaire.

ARLEQUIN.

Vider ! Mais voyez un peu quelle insolence ? Oh ! apprenez, monsieur le commissaire, que je ne vide rien, moi ; allez chercher vos videuses d’affaires ailleurs.

LE COMMISSAIRE.

Il faut pourtant que vous reculiez.

Il se met entre les deux vinaigrettes, et les fait reculer toutes les deux en même temps.

MEZZETIN.

Que je recule ? Morbleu ! cela ne sera pas vrai.

Il saute sur le commissaire.

ARLEQUIN.

Que je recule ? Parbleu ! vous en aurez menti.

Il saute sur le commissaire, qui s’esquive. Les deux femmes se prennent au collet, se décoiffent, et s’en vont ; ce qui finit la scène.

 

Scène du Procureur en Robe rouge

 

ANGÉLIQUE, COLOMBINE, ARLEQUIN, en procureur, UN PEINTRE, UN PRÊTEUR sur gages, UN LAQUAIS

 

ANGÉLIQUE.

Ah ! Colombine, que me dis-tu ? Quoi ! monsieur Griffon, que j’ai tant de fois rebuté, est présentement avec mon père, et il lui parle de mariage ?

COLOMBINE.

Il est trop vrai, madame ; et le pis de l’affaire, c’est que votre père l’écoute, parce qu’il dit qu’il n’est plus procureur. Je l’ai vu entrer d’un air des plus magistrats : une perruque flottante, le rabat en cravate, les bras en zigzag, une robe troussée jusqu’au quatrième bouton, dont un grand laquais portait la queue cum comento ; enfin avec tous les airs d’un petit-maître de palais.

ANGÉLIQUE.

Ah ciel ! je suis perdue si mon père l’écoute.

COLOMBINE.

Oui, c’est un terrible contretemps ; votre affaire était en bon train avec Octave. Mais ne désespérons encore de rien. Voici l’homme.

ARLEQUIN, en monsieur Griffon.

Tortille, tortille ma queue. Tortille, tortille, tortille.

LE LAQUAIS.

Mais, monsieur, c’est encore votre robe de procureur ; elle est trop courte de cinq quartiers.

ARLEQUIN.

Tortille, tortille.

LE LAQUAIS.

Mais, monsieur, je tortille tant que je puis.

ARLEQUIN.

Tortille, tortille encore ; il ne faut pas qu’elle soit plus grosse qu’une saucisse, cela a l’air magistrat.

Apercevant Angélique.

Air ! ma princesse !

Vers son laquais.

Étale, étale.

Vers Angélique.

Vous voyez, ma princesse.

Vers Angélique.

Excusez, madame ; c’est que ce maraud-là n’est pas encore stylé à l’exercice de la robe. Vous voyez, charmante Angélique, un échappé de la chicane, que le désir de vous plaire a fait voler à un rang où il semble qu’un procureur n’eût jamais osé prétendre. Je vous pardonne, belle mignonne, dont je voudrais faire mainte expédition, je vous pardonne tous les contredits que vous avez faits à ma passion. C’était trop peu pour vous qu’un procureur, quoiqu’il y ait des femmes de procureurs qui, au sac d’or et au carreau près, le portent aussi haut que les plus huppées de la robe. Mais on peut dire, charmant tiret qui enfilez tous les rôles de mon amour, que quand on n’a pas ce que l’on aime, le diable emporte ce qu’on a.

COLOMBINE.

Comment, monsieur ! vous pouvez donc donner le sac d’or et le carreau à madame votre épouse ? Oh ! pour cela, c’est un grand avantage d’avoir le droit de se laisser tomber de son haut sur les genoux, sans être en risque de se blesser.

ARLEQUIN.

Ce n’est rien que tout cela. J’ai le droit de porter la robe rouge.

ANGÉLIQUE et COLOMBINE, ensemble.

La robe rouge !

ARLEQUIN.

Ah ! ma foi, c’est une jolie chose. Je n’avais jusqu’à présent connu que les plaisirs que causent les profits d’une bonne étude ; mais les honneurs chatouillent le cœur de bien près. Mon marchand m’a apporté pour ma robe le plus beau drap écarlate rouge qu’on ait jamais vu : c’est du même que sont habillés les mousquetaires gris et noirs.

COLOMBINE.

Mais, monsieur, êtes-vous déjà en possession de votre charge ?

ARLEQUIN.

Non, pas tout à fait : il y manque encore quelques petites formalités qu’il faut terminer ; mais comme tous les plaisirs ne sont que dans la jouissance, je les prends toujours par intérim. Et, à vous dire le vrai, je ne me fais encore porter la queue que chez mes bons amis et dans les rues détournées. J’ai aussi fait faire par avance mon portrait, que je ferai graver au burin au premier jour.

COLOMBINE.

Comment ! monsieur Griffon gravé au burin ? Savez-vous bien qu’il n’y a que les hommes illustres qui se fassent graver ?

ARLEQUIN.

Oh ! je ne serai pas le premier greffier qui se soit fait graver en robe magistrale ; et d’un bon original, on ne peut trop multiplier les copies. Savez-vous comment j’y suis représenté ? En robe rouge, ma princesse, en robe rouge. Ma foi, on a beau avoir du mérite, il faut pour l’indiquer mettre une enseigne à sa porte.

COLOMBINE.

Monsieur Griffon, les emplois sont justement comme ces lierres qui ruinent souvent les murailles qu’ils parent.

ARLEQUIN.

J’ai du crédit, ma bonne, j’ai du crédit ; et un procureur adroit qui exerce une charge de greffier a de grandes ressources. Voulez-vous voir mon portrait ?

ANGÉLIQUE.

L’avez-vous ici ?

ARLEQUIN.

Je fais toujours venir mon peintre avec moi. Car, comme j’y suis peint in magistralibus, je suis bien aise de le faire voir à tout le monde pour en avoir leur avis. Entrez, monsieur le peintre. Vous allez voir un portrait achevé ; il me ressemble parfaitement.

Le peintre expose le portrait en vue.

ARLEQUIN, vers Angélique.

Eh bien ! madame, que vous semble de la robe ?

LE PEINTRE.

Monsieur, je l’ai fait voir à toutes les personnes chez qui vous m’avez envoyé, et il n’y a personne qui n’ait dit qu’il n’y manquait que la parole, et que ce n’était pas ce qui en était le plus mauvais. On vous a, à cela près, fort bien reconnu.

ARLEQUIN.

Avec cette robe ? Mais cela est admirable, que cette affaire-là ait déjà fait un si grand bruit dans le monde ! Elle me fera honneur. Oh ! ma foi, il faut avouer que cela distingue bien un homme.

ANGÉLIQUE.

Il me semble que vous êtes peint un peu trop jeune.

ARLEQUIN.

Point, point, ma princesse ; c’est la robe rouge qui le fait paraître : ce n’est pas que depuis que je suis à traiter de cette affaire, je me sens rajeuni de plus de dix ans.

COLOMBINE.

Il me semble aussi que vous avez les yeux plus petits et plus éraillés, le nez plus épaté, le menton plus long, la bouche plus ouverte, et tout le visage un peu plus baroque que votre portrait.

ARLEQUIN.

C’est ce diable d’habit noir qui fait cela ; et quoique ma charge me revienne à trois cent mille livres, je donnerais volontiers cent mille francs davantage si je pouvais avoir le reste de l’équipage aussi rouge que la robe. Mais, monsieur le peintre, vous avez mis du noir à ma robe rouge ?

LE PEINTRE.

C’est l’ombre, monsieur.

ARLEQUIN.

C’est tout ce qu’il vous plaira, il faudra l’ôter. Je ne veux point de noir, je ne veux que du rouge.

LE PEINTRE.

Mais, monsieur, permettez-moi de vous dire que ce qui est de relief doit être dans sa couleur naturelle, et que ce qui est dans le fond doit être obscurci par l’ombre. Ce sont là les principes.

ARLEQUIN.

Oh ! monsieur, les principes en ont menti, et il ne sera pas dit que je serai magistrat dans le relief, et procureur dans le fond. Il ne faudrait pour l’achever que lui mettre suites bras trois ou quatre sacs à procès ; tout le monde dirait : Voilà monsieur Griffon, le procureur, qui va au Châtelet obtenir une sentence par défaut. Je veux me distinguer, entendez-vous, monsieur le peintre ? ainsi ôtez-moi tout ce noir-là, et m’y mettez du rouge, et bien rouge.

LE PEINTRE.

Mais, monsieur, la peinture...

ARLEQUIN.

Oh ! monsieur, la peinture, la peinture.... Mais cet homme-là me ferait perdre l’esprit. C’est que vous autres vous n’entrez point dans toutes les beautés d’une robe rouge ; et afin que vous le sachiez, il n’y a rien de si beau que le rouge, car le rouge est une couleur... Enfin, rien ne distingue tant que le rouge, et quand on peut avoir du rouge, il faut être du dernier fou pour ne pas prendre du rouge.

GRAPILLE, entrant, bas à Griffon.

Monsieur, j’ai trouvé monsieur Grippe-sou ; il dit comme cela que votre affaire est rompue, et que les bourses sur lesquelles il avait compté lui ont manqué de parole.

ARLEQUIN.

Cet homme vient ici bien mal à propos.

Il le tire à quartier.

Mais, monsieur Grapille, d’où vient donc ce changement ? Ne leur a-t-on pas fait entendre que je prendrais les précautions pour leur en faire une constitution sur le pied que les gens d’affaires font leurs billets ?

GRAPILLE.

Oui, monsieur ; mais ils disent qu’il n’y a plus de sûreté pour l’emploi.

ARLEQUIN.

Il n’y a plus de sûreté pour l’emploi ! sur une charge de greffier qui est entre les mains d’un procureur, d’un procureur qui hypothèque les gages de sa charge, et même le tour du bâton qu’il prétend faire valoir à cent pour cinq !

GRAPILLE.

Cependant ils n’en ont voulu rien faire. Il leur a même fait entendre, quoique sans fondement, mais c’était poulies résoudre plus tôt, que vous étiez sans quartier, inflexible, sans pitié, et.il leur a même promis que vous seriez sans justice.

ARLEQUIN.

Et avec tout cela ?

GRAPILLE.

Ils n’en ont voulu rien faire.

ARLEQUIN.

Les marauds ! ils veulent me tenir le pied sur la gorge, mais je leur ferai bien connaître... Serviteur, mesdames.

Il veut s’en aller.

LE PEINTRE.

Et votre portrait, monsieur ?

ARLEQUIN.

J’ai autre chose en tête présentement que mon portrait. Adieu.

LE PEINTRE.

Comment, monsieur ? Je prétends que vous me payiez. Le portrait vaut trente pistoles en robe rouge ; c’est un prix fait.

ARLEQUIN.

Je n’ai plus besoin de la robe rouge ; je n’ai plus la charge, et je ne regarde plus cela comme mon portrait.

GRAPILLE.

Pourquoi, monsieur ? Il vous ressemble si bien ! faites-y mettre une robe noire.

LE PEINTRE.

Cela ne se pourrait pas ; la tête est faite pour une robe rouge, et il faudrait refaire un autre portrait.

ARLEQUIN.

Eh bien ! gardez votre portrait, je n’en ai que faire. Quand une paire de souliers ne m’accommode pas, je la laisse au cordonnier, et il la vend à un autre.

LE PEINTRE.

Il n’en est pas de même d’un portrait, monsieur : tous les visages ne se ressemblent pas ; et d’ailleurs un procureur en robe rouge n’est pas de défaite, et il me faut de l’argent.

ARLEQUIN.

De l’argent ! de l’argent ! Mais voyez donc cet impertinent ! Traiter ainsi un homme qui a pensé être de qualité ! Savez-vous bien, mon petit ami, que si je prends mon écritoire...

LE PEINTRE.

Savez-vous bien, monsieur le procureur, que je veux être payé, et en justice même !

ARLEQUIN.

Oui dà, en justice ! c’est où je t’attends, en justice.

LE PEINTRE.

Oui, morbleu ! nous plaiderons, et je ferai voir à l’audience un procureur en robe rouge.

Il se jette sur Arlequin, lui prend sa perruque et s’enfuit.

ARLEQUIN.

Ah ! coquin, je te ferai manger tes couleurs, ta toile, ta palette, tes pinceaux.

À son laquais.

Tortille, tortille, mon ami, vite... Ton chevalet, tes...

Il s’en va et finit la scène.

 

 

AVERTISSEMENT SUR LA SUITE DE LA FOIRE SAINT-GERMAIN

 

Cette pièce est une continuation de la Foire Saint-Germain, et n’a dû sa naissance qu’au succès de la première ; l’intrigue cependant en est différente, quoique le lieu de la scène et les deux principaux acteurs soient les mêmes : elle a été représentée, pour la première fois, le 19 mars 1696.

Arlequin et Colombine, intrigants, trompent un procureur et sa femme. Arlequin se fait passer, auprès de la femme, pour un gentilhomme auvergnat, sous le nom du baron de Groupignac ; et Colombine joue, auprès du mari, le rôle d’une fille de qualité, sous le nom de Léonore. Après avoir tiré de leurs dupes tout ce qu’ils ont pu, ils finissent par se moquer d’eux.

La scène de Marc-Antoine et Cléopâtre, qui a donné le nom à la pièce, ne nous paraît nullement liée à l’intrigue principale ; et c’est encore une scène dans le genre de la tragédie burlesque.

Les auteurs des spectacles forains ont souvent cherché à s’approprier des scènes entières de l’ancien Théâtre italien. Fuselier a mis cette pièce-ci sur le théâtre de l’Opéra-Comique, sous le titre du Bois de Boulogne, représentée le 8 octobre 1726. L’extrait de la pièce, et quelques scènes que nous allons copier, feront juger du parti que Fuselier a tiré de la comédie de Regnard.

Argentine, aventurière, est aimée d’Arlequin : celui-ci la rencontre au bois de Boulogne, et lui apprend qu’il joue le personnage d’un homme de qualité auprès de madame Orgon, femme d’un riche financier. Argentine, de son côté, lui dit qu’elle a un rendez-vous avec M. Orgon dans une allée du bois de Boulogne. Madame Orgon arrive ; Argentine se retire, et Arlequin lui fait sa cour sous le nom du baron de Groupignac. Après les premiers compliments, madame Orgon dit tendrement à son amant :

 

Air : Tu n’as pas le pouvoir.

Vous faites donc un peu de cas

De mes petits appas ? (bis)

ARLEQUIN.

Madame, changez de propos ;

Car vos appas sont gros. (bis)

MADAME ORGON.

Air : Attendes-moi sous l’orme.

Est-il taille mieux prise ?

Est-il un port plus beau ?

ARLEQUIN.

Madame, je méprise

Les tailles de fuseau.

J’aimais à la folie

Un cheval bas-breton ;

De sa taille arrondie

Voilà l’échantillon.

Air : Que j’estime mon cher voisin !

De la rondeur de votre bras

Mon âme est enchantée.

MADAME ORGON.

Les connaisseurs ne trouvent pas

Ma jambe mal tournée.

ARLEQUIN.

Air : Dieu bénisse la besogne.

Sans doute, et mes sens sont ravis

De voir de si beaux pilotis ;

On les prendrait presque, ma reine,

Pour ceux de la Samaritaine[48].

 

Orgon, tenant Argentine par le bras, vient, interrompre mal à propos ce délicat entretien. Le mari et la femme se reconnaissent et se querellent ; mais celle-ci, pour mieux braver son époux, fait, en sa présence, des dons considérables au prétendu baron : Orgon s’en venge par des dons plus considérables à Argentine.

On voit, par cet extrait, que c’est la pièce même de Regnard que Fuselier a mise en vaudevilles ; mais les plaisanteries de notre poète ont perdu toute leur gaieté dans les mains de Fuselier ; aussi son opéra-comique n’a-t-il eu aucun succès.

 


[1] La 1re édition est de 1695. L’intrigue de la Sérénade est presque entière dans le Pseudolus (de Plaute), acte IV, scène II. (Lettre de Roi, dans Lettres de Quelques écrits de ce temps, I, 292-93.)

[2] Regnard est né en 1656 et Dufresny en 1648.

[3] Les auteurs de la Bibliothèque française, dans l’extrait qu’ils ont donné du Diable boiteux de Le Sage, ajoutent : Voici un trait qui peint au naturel le génie d’un poète (Dufresny) qui est mort il n’y a pas longtemps. Tout Paris connaît cette aventure singulière, et Le Sage la conte ainsi, chapitre X du Diable boiteux, page 306 du premier volume, édition in-12 de 1726 : « J’y veux envoyer aussi (aux Petites-Maisons, dit le Diable) un vieux garçon de bonne famille, lequel n’a pas plutôt un ducat qu’il le dépense, et qui, ne pouvant se passer d’espèces, est capable de tout faire pour en avoir. Il y a quinze jours que sa blanchisseuse, à qui il devait trente pistoles, vint les lui demander, en disant qu’elle en avait besoin pour se marier à un valet de chambre qui la recherchait. Tu as donc d’autre argent ? lui dit-il ; car où diable est le valet de chambre qui voudra devenir ton mari pour trente pistoles ? Hé mais, répondit-elle, j’ai outre cela deux cents ducats. Deux cents ducats ! répliqua-t-il avec émotion. Malepeste ! tu n’as qu’à me les donner à moi, je t’épouse, et nous voilà quitte à quitte. Et la blanchisseuse est devenue sa femme. » Bibliothèque française, tom. IX, pag. 75 et 76.

[4] Voltaire, dont le jugement doit faire autorité, a tranché la question par ces mots : « Il faut se connaître peu au talent et au génie des auteurs pour penser que Regnard ait dérobé cette pièce à Dufresny. »

[5] Isaac-François Guérin d’Étriché a débuté au théâtre du Marais en 1673. Il est de ceux qui ont été conservés à la réunion des troupes en 1680. Il représentait dans la tragédie les rôles de confident, et dans la comédie les rôles à manteau. Il s’est retiré du théâtre en 1718. C’est lui qui avait épousé la veuve de Molière.

[6] Pierre Trochon, dit Beaubourg, a succédé à Baron, quand celui-ci se retira en 1691. Le personnage du Joueur était le rôle brillant de Beaubourg. Cet acteur a quitté le théâtre en 1718, et est mort en 1725.

[7] Cette actrice se nommait Thérèse Le Noir de La Thorillière, et avait épousé Dancourt, auteur et acteur. Elle était sœur du fameux La Thorillière qui a joué d’original le rôle d’Hector. Mademoiselle Dancourt a quitté le théâtre en 1720, et est morte cinq ans après.

[8] Jeanne de La Rue, femme de Jean-le-Blond Desbrosses, était, dit-on, une actrice inimitable dans les rôles de folle, de vieille coquette, etc. Elle a quitté le théâtre en 1718, et est morte en 1722.

[9] L’acteur dont il s’agit ici est Paul Poisson, fils de Raymond. Il a succédé à son père, et jouait les mêmes rôles. Paul Poisson s’est retiré du théâtre en 1711, y a remonté en 1715, et l’a quitté pour la dernière fois en 1724. Il est mort le 29 décembre 1735.

[10] Jeanne Olivier Bourguignon, femme de Jean Pitel, dit Beauval. Cette actrice a été du nombre des comédiens conservés lors de la réunion des troupes en 1680. Elle réunissait deux talents très rares ; elle représentait avec un succès égal les reines dans les tragédies, et les soubrettes dans les comédies. Mademoiselle Beauval s’est retirée du théâtre en 1704, et est morte le 20 mars 1720, âgée de 73 ans.

[11] Judith Chabot de La Rinville, femme de Jean-Baptiste de Last, dit Chanvallon, a débuté en 1695, dans la tragédie ; ensuite elle a doublé Mlle Desbrosses, et l’a remplacée après sa retraite. Mlle de Chanvallon s’est elle-même retirée en 1722, et est morte en 1742.

[12] Ce charmant acteur, dont la mémoire sera toujours chère aux amateurs du théâtre, se nommait Pierre Le Noir, dit La Thorillière. Tout le monde sait qu’il a excellé dans les rôles de valet : celui d’Hector était un de ceux qui lui plaisaient le plus, et où son talent brillait avec le plus d’avantage. Cet inimitable comédien est mort en 1731.

[13] Nicolas Desmares, reçu dans la troupe du roi en 1685, excellait, dit-on, dans les rôles de paysans. Il s’est retiré du théâtre en 1712, et est mort en 1714.

[14] Cette préface été supprimée dans les éditions données depuis, des Œuvres de Regnard.

[15] Voyez les scènes III, IV et V du second acte.

[16] Voici la manière dont Regnard a imité ce morceau. On verra qu’il a enchéri sur son original, et que l’aventure qu’il raconte est plus comique et a plus de vraisemblance. C’est Carlin, valet du Distrait, qui parle. Scène I, acte II.

Sortait d’une maison, l’autre jour, par bévue,

Pour son carrosse il prit celui qui dans la rue

Se trouva le premier. Le cocher touche, et croit

Qu’il mène son vrai maître à son logis tout droit.

Léandre arrive, il monte, il va, rien ne l’arrête ;

Il entre en une chambre où la toilette est prête,

Où la dame du lieu, qui ne s’endormait pas,

Attendait son époux couchée entre deux draps.

Il croit être en sa chambre ; et d’un air de franchise,

Assez diligemment il se met en chemise,

Prend la robe de chambre et le bonnet de nuit ;

Et bientôt il allait se mettre dans le lit,

Lorsque l’époux arrive. Il tempête, il s’emporte,

Le veut faire sortir, mais non pas par la porte ;

Quand mon maître étonné se sauva de ce lieu

Tout en robe de chambre, ainsi qu’il plut à Dieu.

Mais un moment plus tard, pour l’achever mon conte,

Le maître du logis en avait pour son compte.

[17] Voyez la scène VIII du troisième acte.

[18] Ce trait a peut-être donné à Regnard l’idée du jeu de théâtre de la scène IX du quatrième acte, et de la méprise des lettres.

[19] Scène VI, acte IV, Léandre répond au chevalier qui lui parle de son père :

Et n’avez-vous jamais eu que ce père-là ?

[20] Voyez le commencement de la scène VIII du troisième acte.

[21] Voyez le portrait que Carlin fait de son maître, acte II, scène I.

Il rêve fort à rien, il s’égare sans cesse ;

Il cherche, il trouve, il brouille, il regarde sans voir.

Quand on lui parle blanc, soudain il répond noir ;

Il vous dit non pour oui, pour oui non ; il appelle

Une femme monsieur, et moi mademoiselle.

[22] Françoise Pitel de Long-Champ, femme de Jean-Baptiste Raisin, comédien, a été conservée lors de la réunion des troupes, en 1680. Cette actrice doublait Mlle Dancourt, et jouait aussi en second les amoureuses tragiques. Elle s’est retirée du théâtre en 1701, et est morte en 1721.

[23] Cet acteur était fils du fameux Baron. Il se nommait Étienne Baron, et remplissait avec quelque succès les seconds rôles tragiques, et les premiers dans le haut comique. Il est mort en 1711.

[24] On a varié sur la date de la première représentation de cette pièce. Les auteurs des Recherches sur les théâtres de France la placent en 1700 (voyez édition in-4°, page 283) ; l’auteur de la Bibliothèque des théâtres, en 1695 ; l’éditeur de Œuvres de Regnard, édition de 1742, en 1706. Nous suivons la date donnée par MM. Parfait dans leur Histoire du Théâtre français, tome 13, page 378, date qu’ils disent rapporter d’après les registres de la Comédie française.

Le privilège du roi est du 16 janvier 1693.

 

[25] Attendez-moi sous l’Orme a été imprimé dans le premier recueil des Œuvres de théâtre de Regnard, 2 vol. in-12, Paris, Ribou, 1728, et dans les éditions qui ont suivi. Regnard était mort lorsque cette édition a paru, mais Dufresny vivait encore. On n’a jamais compris cette pièce au nombre de celles de Dufresny ; je ne connais aucune édition de ses Œuvres où elle ait été imprimée.

L’auteur des Recherches sur les théâtres la met au nombre des pièces de Regnard. Il dit qu’elle fut représentée en 1700, et imprimée en 1715, sans nom de ville ni d’imprimeur. (Voyez les Recherches sur les théâtres, part. II, 4e âge, page 283, édition in-4°.) Cet auteur écrivait en 1736 ; il ne fait point mention de cette pièce à l’article de Dufresny, et elle ne fut point insérée dans le premier recueil de ses Œuvres, imprimé en 6 volumes in-12, à Paris, chez Briasson, en 1731.

La Bibliothèque des théâtres, vol. in-8° imprimé en 1733, article Attendez-moi sous l’Orme, dit : « Nos deux théâtres ont chacun une petite pièce en prose sous ce titre, qui y furent représentées au commencement de l’année 1695. Le Théâtre-Français joue celle de M. Regnard, et l’Italien celle de M. Dufresny. » (Voyez la Bibliothèque des théâtres, page 43.)

On est donc fondé à croire que ce sont MM. Parfait qui se sont plu à accréditer l’anecdote hasardée dans le Mercure, et à laquelle personne, avant eux n’avait paru faire attention.

[26] Dictionnaire des Théâtres de Paris, 7 vol. in-12, à Paris, chez Rosset, libraire, rue Saint-Severin, 1757, ouvrage de MM. Parfait.

[27] Voyez l’avertissement sur le Joueur.

[28] Extrait du Journal de Paris, du lundi 27 janvier 1783.

La petite comédie Attendez-moi sous l’Orme, donnée au théâtre en 1694, par Regnard, et imprimée dans tous les recueils des Œuvres de ce poète, a été attribuée ensuite, on ne sait trop pourquoi, à Dufresny.

MM. Parfait, auteurs de l’Histoire du Théâtre français paraissent être les premiers qui aient eu cette opinion et qui l’aient rendue publique.

C’est d’après eux que les derniers éditeurs de Regnard ont également attribué cette pièce à Dufresny.

Enfin on a été jusqu’à dire que Regnard avait abusé de la situation embarrassée de Dufresny, et avait acheté de lui cette pièce 300 liv. (Anecd. dram.)

Les libraires associés préparent une nouvelle édition des Œuvres de Regnard, qui sera exécutée avec le soin dû au meilleur de nos poètes comiques, après Molière.

Ils ne veulent insérer dans cette édition aucune pièce qui n’appartienne réellement à Regnard ; ils désirent en conséquence que quelque amateur du théâtre veuille bien leur communiquer, par la voie de votre journal, des éclaircissements sur ce fait.

[29] Qui paraissent amis et chercher, n’est pas très français.

[30] Pierre-Louis Villot-Dufey, comédien français, débuta par le rôle de Nicomède en 1694. Il jouait les seconds rôles dans le tragique et dans le comique : il s’est retiré en 1712, et il est mort en 1736, âgé de soixante-douze ans.

[31] Cette actrice était fille de Florent Carton-Dancourt, et a débuté, en 1699, dans les rôles d’amoureuses pour la comédie : elle a joué aussi les soubrettes. Elle a épousé Samuel Boulignon-des-Hayes, et s’est retirée du théâtre en 1724 : c’était une actrice médiocre.

[32] Florent Carton-Dancourt, auteur et acteur, débuta au Théâtre-Français en 1685, et mérita les applaudissements du public dans les rôles du haut comique, à manteau et raisonnes : il est cependant plus connu aujourd’hui par les pièces qu’il a laissées au théâtre, qui sont en très grand nombre, et qui ont été recueillies d’abord en huit volumes, puis en dix volumes in-12. Dancourt a quitté le théâtre en 1718, et est mort en 1725, âgé de soixante-quatre ans.

[33] Qui au moins y a pris le caractère du vieillard crédule.

[34] Seconde lettre historique sur la nouvelle comédie italienne, par M. de Charni.

[35] Histoire du Théâtre Français, tome XIV, page 322.

[36] Oui ; il avait fait la Satire des maris, en 1694.

[37] Regnard composa le Tombeau de Despréaux en 1695. La réconciliation doit être de 1698 ; car ce fut cette année que Boileau fit disparaître le nom de Regnard dans son épître X.

[38] Ce fut moi, dit M. de Losme de Montchesnay*, qui raccommodai Regnard avec Despréaux. Ils étaient près d’écrire l’un contre l’autre ; et Regnard était l’agresseur. Je lui fis entendre qu’il ne convenait pas de se jouer à son maître ; et depuis sa réconciliation, il lui dédia ses Ménechmes.

(Anecdotes dramatiques.)

* De Losme de Montchesnay, fils d’un procureur au parlement de Paris, a composé plusieurs pièces pour l’ancien théâtre italien, telles que la Cause des femmes, avec sa critique ; Mezzetin, sophi de Perse ; les Souhaits, etc.

[39] Regnard est mort en septembre 1709 ; Boileau le 3 mars 1711.

[40] Il avait donné le même titre à Quinault. (Voy, tome IV, p. 381.)

[41] Ces deux derniers vers font partie de l’épître à Quinault. (Voy. tome IV, p. 381.)

[42] Croasser exprime le cri du corbeau ; et coasser, celui de la grenouille. Il faudrait donc ici la grenouille coasse. On trouve la même faute dans les Folies amoureuses, acte II, scène VII.

[43] Ce second avertissement se trouve en tête du Légataire, dans l’édition stéréotype imprimée en 1801.

[44] Ghérardi était d’une figure très agréable ; il a été le premier Arlequin qui ait hasardé de quitter son masque dans certains rôles, et de jouer à visage découvert. Il jouait ainsi le rôle d’Arlequin précepteur d’amour, dans la Fille savante.

[45] La mort de Dominique ayant obligé ses camarades à cesser leur spectacle, ce temps fut employé à chercher des moyens pour remplacer le vide que cet excellent acteur faisait à la troupe. Enfin, le mercredi 1er septembre 1688, les comédiens italiens rouvrirent leur théâtre ; et Angelo Constantini, dans une scène préparée, reçut de Colombine l’habillement et le masque d’Arlequin, caractère qu’il joua sous le nom de Mezzetin. Comme il était, quoique très brun, d’une figure gracieuse, et qu’il avait plu infiniment jusqu’alors à visage découvert, le public lui marqua que, s’il continuait à porter le masque d’Arlequin, on perdrait en lui un acteur très varié, en un mot, une espèce de Protée. Angelo Constantini continua cependant de remplir l’emploi qu’il avait pris après la mort de Dominique, et ne le quitta que lorsque Ghérardi (fils de Flautin) eut joué le rôle d’Arlequin, et que cet acteur fut agréé du public : alors il ne joua plus qu’à visage découvert, ce qu’il continua jusqu’à la suppression de ce théâtre, en 1697. (Histoire de l’ancien Théâtre italien, page 84.)

[46] L’Homme à bonnes fortunes, comédie en cinq actes et en prose, de Baron, a eu de suite vingt-trois représentations, dont la dernière fut donnée le vendredi 5 avril 1686, veille de la clôture du théâtre, (Voyez l’Histoire du Théâtre français, tome XIII, page 6.)

[47] Dictionnaire des théâtres, par MM. Parfait, tome VII, suppléments pages 522 et 527.

[48] Voir la scène IV.

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