Madame Caverlet (Émile AUGIER)

Pièce en quatre actes, en prose.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le théâtre du Vaudeville, le 1er février 1876.

 

Personnages

 

RODOLPHE CAVERLET

MERSON

HENRI MERSON

BARGÉ

REYNOLD, son fils

HENRIETTE CAVERLET

FANNY MERSON

UN DOMESTIQUE

 

De nos jours, aux environs de Lausanne.

 

 

ACTE I

 

Une terrasse sur le bord du lac Léman. Au fond, le lac et les montagnes du mont Blanc. La scène est fermée, à gauche, par de grands arbres ; à droite, par une maison élégante, avec un perron à double évolution. À gauche, premier plan, un banc de jardin ; à droite, une table et des chaises.

 

 

Scène première

 

HENRIETTE, travaillant à une tapisserie près de la table, à droite, HENRI, lisant sur le banc, à gauche, FANNY, au fond, puis BARGÉ

 

Au lever du rideau, Fanny s’approche de son frère sur la pointe du pied et lui bouche les yeux de ses deux mains.

HENRIETTE, souriant.

Laisse donc ton frère tranquille, Fanny ! voici l’heure de ta leçon de musique.

HENRI.

C’est bien fait ! Au piano, petite fille, et plus vite que ça.

FANNY.

Dis donc, maman, quand est-ce que je saurai assez jouer du piano pour n’en plus jouer jamais ?

HENRI.

Quand vous serez mariée... dans dix ans.

FANNY, lui tendant sa joue.

Toi, je te déteste !

HENRI.

Parbleu ! je te le rends bien.

Il l’embrasse.

BARGÉ, entrant par la gauche, à Henriette.

Salut à la mère des Grâces.

FANNY, avec une révérence.

Merci pour mon frère, monsieur Bargé !

HENRIETTE.

Le fait est, mon ami, que votre mythologie s’égare de toutes les façons.

BARGÉ.

Eh bien, bonjour madame Caverlet ; bonjour, garçon ; bonjour, fillette.

FANNY, lui présentant son front.

À la bonne heure !

HENRI.

Comment va Reynold ?

BARGÉ.

Est-ce que je sais ? Il est en chasse depuis deux jours dans la montagne. Cet enfant-là me fera mourir d’inquiétude. Enfin ! – Caverlet n’est pas ici ?

HENRIETTE.

Non... il est à Lausanne ; vous auriez dû vous croiser en route.

BARGÉ, s’asseyant près d’elle.

J’ai pris par le plus long, espérant rencontrer monsieur mon fils... Ah bien, oui !

HENRI.

Puisque je vous tiens, j’ai une consultation à vous demander.

BARGÉ.

Tu m’honores. Parle.

HENRI.

Vous êtes juge de paix, donc vous connaissez les lois.

BARGÉ.

Intimement.

HENRI.

Pouvez-vous me dire quels sont, pour un étranger, les moyens de se faire naturaliser Suisse ?

BARGÉ.

Il y en a trois : le premier... mais qu’est ce que cela te fait ?

HENRI.

Voici : tous les jeunes gens du canton sont sur le point de satisfaire à la loi militaire ; moi seul, je ne partirai pas. Je suis à l’âge où l’on doit servir son pays, et je n’ai pas de pays. J’en veux un !

HENRIETTE.

Quelle idée te prend ? Tu n’avais jamais parlé de cela. C’est absurde.

FANNY, assise à côté de sa mère près de la table.

Je ne trouve pas.

BARGÉ, à Henri.

Mais n’es-tu pas Anglais ?

HENRI.

On n’est pas Anglais pour être né en Angleterre d’un père anglais, quand on n’a revu ni l’Angleterre ni son père depuis l’âge de cinq ans. Je sais à peine la langue de mon pays natal ; ma vraie langue maternelle, c’est le français,

À sa mère.

puisque tu es Française ; ma patrie, c’est la Suisse, puisque tu es devenue Vaudoise par ton second mariage, puisque j’ai été élevé à Lausanne, puisque toutes mes affections sont là. Je suis un enfant naturel de la Suisse : je demande à être reconnu, voilà tout.

HENRIETTE.

Mais, mon ami...

BARGÉ.

Il a raison, madame. Qu’il endosse l’uniforme du soldat : c’est la robe virile. Et puis ne comprenez-vous pas qu’il souffre, ce jeune homme, d’avoir une passion sans objet, la plus noble de toutes, le patriotisme ? Je vous dirai plus tard : cherchez-lui une femme. Je vous dis aujourd’hui : donnez-lui une patrie.

FANNY.

Bien parlé, monsieur le juge !

BARGÉ, à Henri.

Eh bien, il y a trois moyens d’obtenir la naturalisation chez nous. Le premier, c’est de rendre à l’État quelque service signalé, je n’en parle que pour mémoire. Le second, c’est d’acheter une propriété dans le pays...

FANNY.

Comment ! il suffit de posséder un lopin de terre suisse pour devenir citoyen ?

BARGÉ.

Oui, mademoiselle ! Qui a terre a cité, dit la coutume.

HENRI, frappant sur son gousset.

Passons au troisième moyen.

BARGÉ.

Je le gardais pour la bonne bouche : c’est d’avoir deux ans de domicile.

HENRI.

Bravo ! j’en ai quinze ! Maintenant, cher monsieur Bargé, dites-moi quelles formalités je dois remplir.

BARGÉ.

Il faut d’abord le consentement de tes père et mère, puisque tu n’as pas vingt et un ans.

HENRI.

Eh bien, mère, j’ai le lien, n’est-ce pas ?

FANNY.

Et sir Edward Merson ne fera pas de difficultés, je suppose. Il ne s’intéresse pas assez à nous...

HENRIETTE.

Fanny ! ne parle pas ainsi de ton père.

FANNY.

Il s’intéresse à nous ? il t’a donné de ses nouvelles ? il t’a demandé des nôtres ? tu sais où il est ?

HENRIETTE.

Non... mais ne l’accusons pas, ma fille. L’arrêt qui, en prononçant notre divorce, m’a adjugé les enfants, a blessé au cœur sir Edward. Il est bon, mais il est orgueilleux.

FANNY.

S’il était si bon, c’était donc toi qui étais méchante ?

HENRIETTE.

Hélas ! là où il y a incompatibilité d’humeur, qui sait de quel côté sont les torts ?

HENRI.

En tout cas, petite sœur, ce n’est pas à nous de condamner notre père, quand celle qui a souffert par lui nous donne l’exemple de l’indulgence.

HENRIETTE.

De la justice. Ne doutez jamais, chers enfants, que votre père ne soit digne de tous vos respects.

BARGÉ.

Voilà le point noir du divorce... la situation morale qu’il crée aux enfants. Pour des calvinistes comme vous et moi, ma chère dame, c’est la seule objection sérieuse, et, si l’on prévoyait...

HENRIETTE, se levant.

On ne prévoit pas, en effet ! Et puis les enfants sont si jeunes, l’avenir semble si loin, la douleur présente est si lourde !

FANNY.

Ne te reproche rien, ma chérie. Tu nous as donné un second père.

HENRIETTE.

Oui, il est bien bon, et vous l’aimez bien, n’est-ce pas ?

FANNY.

Tendrement.

HENRIETTE.

Et toi, mon fils ?

HENRI.

Il est mon meilleur ami. Je lui suis reconnaissant des soins paternels qu’il a eus de nous, et surtout du bonheur sans nuage qu’il t’a fait.

HENRIETTE.

Cela me soulage de vous entendre parler ainsi.

BARGÉ.

Parbleu ! ils seraient bien ingrats de parler autrement. Caverlet était le seul homme digne de vous, comme vous étiez la seule femme digne de lui.

HENRIETTE, allant s’asseoir sur le banc.

Vous êtes un flagorneur, mon vieil ami.

BARGÉ.

Non, sur ma parole ! Je n’ai jamais vu deux êtres mieux faits l’un pour l’autre. Vous êtes le couple modèle, votre maison me représente le temple de la famille, et je n’y entre pas sans une espèce de vénération. Il semble que le ciel vous ait réunis pour la justification du mariage.

HENRIETTE.

Est-ce qu’il a besoin d’être justifié ?

BARGÉ.

Quelquefois ! quelquefois ! – Moi qui vous parle, je l’ai longtemps maudit. Madame Bargé me rendait médiocrement heureux... non pas qu’elle fût méchante, la pauvre femme, mais elle était vive, elle avait la main leste...

HENRIETTE, souriant.

La main leste ?

BARGÉ.

Elle me battait, quoi ! – Ce n’est pas qu’elle me fit grand mal ; mais cela me déplaisait beaucoup, d’autant qu’il en transpirait toujours quelque chose chez les voisins, car elle ne savait pas me battre en silence.

FANNY.

Et vous vous laissiez faire ?

BARGÉ.

Que veux-tu ! J’ai le malheur, avec mon petit air, d’être une espèce d’hercule. Je casse tout ce que je touche. Un jour que j’étais de mauvaise humeur, j’ai voulu me défendre, et je lui ai luxé les poignets. Depuis lors, je n’ai plus fait de résistance. J’avoue cependant que je songeais sérieusement au divorce, quand j’ai eu le chagrin de la perdre. – Pauvre femme ! elle avait bien des qualités ! Je l’ai pleurée. – Sir Edward Merson ne vous battait pas, je suppose ?

HENRIETTE.

Quelle question ! Sir Edward est un parfait gentleman.

HENRI.

Il nous faudrait savoir où il est pour cette autorisation. N’as-tu pas conservé quelques relations avec sa famille ?

HENRIETTE.

Oui... j’écrirai...

À Fanny.

Et ton piano, Fanny ? L’heure se passe. C’est ridicule, va ! va !

FANNY.

Oui, maman.

À part.

Qu’a-t-elle donc ?

Elle rentre dans la maison.

 

 

Scène II

 

HENRIETTE, HENRI, FANNY, BARGÉ, puis CAVERLET

 

BARGÉ.

Quelle charmante fille ! En voilà une dont le mari ne sera pas à plaindre !

HENRIETTE.

Oh ! ne prévoyons pas les malheurs de si loin ! Grâce au ciel, elle n’a que dix-sept ans.

HENRI.

Et demi.

BARGÉ.

C’est bientôt le moment de s’en occuper.

HENRIETTE.

Nous avons quelques années devant nous. Je ne compte d’ailleurs la marier qu’à bonnes enseignes. Je ne veux pas qu’elle ait à subir les mêmes épreuves que moi. Je tiens à étudier mon gendre.

BARGÉ.

Comme moi, ma bru. – Chat échaudé...

On entend sonner un coup à une horloge.

Mais j’oublie l’heure de mon audience.

Caverlet entre, suivi d’un domestique portant des livres.

BARGÉ.

Vous voilà, coureur de grands chemins ! J’ai profité de votre absence pour faire la cour à votre femme, je vous en préviens.

CAVERLET, baisant la main d’Henriette.

Arrivé-je à temps ?

BARGÉ.

Oh ! il n’y avait pas péril en la demeure.

CAVERLET, au domestique.

Portez ces livres dans le salon.

BARGÉ.

Le prétoire m’appelle... – À demain, mes bons amis.

HENRIETTE.

À demain.

Il sort. Henri le reconduit jusqu’au fond.

 

 

Scène III

 

HENRIETTE, HENRI, FANNY, CAVERLET

 

HENRIETTE.

Qu’est-ce que ces livres ?

CAVERLET.

Les Lettres de madame de Sévigné.

HENRIETTE.

C’est pour cela que vous êtes allé à Lausanne ce matin ?

CAVERLET.

Ne m’avez-vous pas dit hier que votre édition était trop fine pour vos yeux ?

HENRI.

Que vous êtes bon, mon ami !

HENRIETTE.

Quand cesserez-vous de me gâter ?

CAVERLET.

Quand cela vous gâtera, ma chère.

HENRIETTE.

Je devrais vous gronder, mais j’aime mieux vous avouer que je songeais à acheter clandestinement une paire de lunettes. Vous l’échappez belle !

CAVERLET.

Toujours votre manie de vous vieillir ! je m’attends qu’un de ces jours vous vous ferez teindre les cheveux en blanc.

HENRIETTE.

La vieillesse sanctifie bien des choses.

CAVERLET, lui offrant le bras et montant avec elle les degrés du perron.

Allons voir, ma bonne dame, si vous pourrez lire dans ce texte sans besicles.

Ils rentrent dans la maison.

HENRI, se disposant à les suivre.

C’est vrai qu’ils sont bien faits l’un pour l’autre.

Il se retourne sur le perron et aperçoit Reynold, qui entre de l’autre côté.

Tiens ! Reynold !

Il redescend en scène.

 

 

Scène IV

 

HENRI, REYNOLD, en costume de chasse, une carabine sur l’épaule

 

HENRI.

Eh bien, chasseur, la chasse a-t-elle été bonne ?

REYNOLD, déposant sa carabine.

Au diable la chasse et l’escrime, et la gymnastique, et la natation.

HENRI.

Tu n’as donc rien tué ?

REYNOLD, sur le banc.

Trois chamois.

HENRI.

Combien t’en faut-il, carnassier ?

REYNOLD.

Tu ne t’es donc jamais demandé pourquoi je me livrais avec cette furie à tous les exercices du corps ?

HENRI.

Jamais. Est-ce qu’il y a un mystère là-dessous ?

REYNOLD.

Parbleu ! crois-tu que c’est pour mon plaisir que je surmène ma dépouille mortelle comme je fais ?

Se levant.

Il y a entre nous un point que notre vieille amitié n’a jamais abordé ; je respectais tes petits secrets pour que tu respectasses les miens, ou plutôt le mien ; car je n’en ai qu’un...

HENRI.

Que tu vas déposer dans mon sein.

REYNOLD.

Oui, car je ne peux plus le porter : il m’étouffe. – Mon cher Henri, j’aime ta sœur.

HENRI.

Tu aimes ma sœur ?

REYNOLD.

Passionnément. Veux-tu de moi pour ton beau-frère ?

HENRI.

Si je veux de toi, mon bon, mon cher Reynold ! J’avais souvent caressé ce rêve-là ; mais, comme tu ne me disais pas un mot de tes sentiments...

REYNOLD.

Je m’étais juré de ne t’en parler qu’à ma majorité révolue.

HENRI.

Pourquoi ce serment ?

REYNOLD.

Parce que je me connais : je ne supporte pas d’intervalle entre la parole et l’action : aussitôt dit, aussitôt fait, c’est ma devise. Or, il n’entrait pas dans mes idées de me marier avant mes vingt et un ans.

HENRI, riant.

Et maintenant ça y entre ?

REYNOLD.

J’avais trop présumé de mes forces.

HENRI.

Je ne doute pas du consentement de ma mère ; mais j’ai bien peur qu’elle ne te conseille de prendre encore patience.

REYNOLD.

Prendre patience... c’est bon à dire. Il y a dans ma situation un détail qui la rend particulièrement intéressante et insupportable : depuis que j’aime ta sœur, son image est présente à toutes mes actions ; c’est te dire que je lui suis absolument fidèle.

HENRI.

Et tu l’aimes comme ça depuis longtemps ?

REYNOLD.

Dame ! depuis que j’ai l’âge d’homme ; aussi, tu comprends...

HENRI.

Je ne peux pourtant pas dire cela à ma mère.

REYNOLD.

Oh !... avec des circonlocutions...

HENRI.

Je lui ferai dire par mon beau-père.

REYNOLD.

Encore. – Quant à mon père, son consentement m’est acquis d’avance ; il est convenu entre nous qu’il ne se mêlera de mon mariage que pour le bénir ; et j’ai quelques raisons de croire que mon choix ne lui déplaira pas.

HENRI.

Ah ! mon ami, quelle joie d’être frères de nom comme nous le sommes de cœur.

Ils s’embrassent.

REYNOLD.

Ne flânons pas ! Je vais trouver papa, le mettre au courant et l’envoyer faire la demande. Il sera ici dans une demi-heure, prépare ta mère à le recevoir.

HENRI.

Sois tranquille ! – Ah ! mais, dis donc ! nous oublions quelque chose.

REYNOLD.

Quoi ?

HENRI.

Et Fanny ?

REYNOLD.

Eh bien ?

HENRI.

Elle ne se doute de rien ?

REYNOLD.

Parbleu !

HENRI.

Si elle ne t’aimait pas ?

REYNOLD, interdit.

Si elle ne m’aimait pas ?

HENRI.

Dame ! nous n’en savons rien ! Vous ne vous êtes jamais rien dit ?

REYNOLD.

Jamais de la vie... mais je ne doute pas de son affection.

HENRI.

Moi non plus ; mais si ce n’était qu’une affection fraternelle.

REYNOLD.

Tu me donnes la chair de poule !

HENRI.

À moi aussi !

REYNOLD.

Cette idée-là ne m’était pas venue.

HENRI.

Nous avons été pour ainsi dire élevés tous trois ensemble ; vous vous tutoyez, elle te traite avec une familiarité tranquille...

REYNOLD, accablé.

C’est vrai ! c’est vrai !

HENRI.

Jamais le moindre trouble...

REYNOLD.

Jamais.

HENRI.

Ne faudrait-il pas, avant d’aller plus loin, savoir un peu ce qu’elle pense ?

REYNOLD.

Sans doute... mais par quel moyen ?

HENRI.

Le plus simple est de le lui demander.

REYNOLD.

Non... non ! je n’oserais plus remettre les pieds ici, et je vous aurais perdus tous les deux.

HENRI.

Attends. J’ai une idée... une petite épreuve qui nous montrera le fond de son cœur, qu’elle ne connaît peut-être pas elle-même. Je vais lui dire que tu es amoureux et que tu veux te marier. Nous verrons bien quelle mine elle fera. Si elle est troublée, nous dirons tout.

REYNOLD.

Pauvre chérie !... ça lui sera bien égal !

HENRI.

Si ça lui est égal, nous ne dirons rien. Adoptes-tu mon plan ?

REYNOLD.

Fais ce que tu voudras, mon bon Henri. Moi, je suis hébété. La voici... je me sauve.

Henri le retient par la main.

 

 

Scène V

 

HENRI, REYNOLD, FANNY

 

FANNY, du haut du perron.

Bonjour, Reynold. As-tu fait bonne chasse ?

REYNOLD.

Excellente, mademoiselle... et vous-même ?

FANNY, riant et descendant en scène.

Et vous-même ?... Il ne sait plus ce qu’il dit... Qu’a-t-il donc ?

HENRI.

Ne m’en parle pas... Il est amoureux...

FANNY, baissant les yeux.

Ah !

À part.

Enfin !

HENRI, à Fanny.

Penses-tu qu’il rendra sa femme heureuse ?

FANNY.

Oh ! oui !... il est si bon !... Peut-on savoir... ?

HENRI.

C’est une de tes amies.

FANNY, à part.

Belle malice ! je n’en ai pas.

HENRI.

Et nous comptons sur toi pour le servir auprès d’elle.

FANNY.

Ah ! bien volontiers ! J’estime Reynold plus que personne au monde, et, si son bonheur dépend de moi, il n’a qu’à parler.

REYNOLD, bas, à Henri.

Ça lui est bien égal !

HENRI, de même.

Hélas !

FANNY.

Comment s’appelle-t-elle ?

REYNOLD.

Ce n’est pas la peine de la nommer, ton amitié n’y pourrait rien. Adieu.

FANNY.

Tu t’en vas ?

REYNOLD.

Adieu.

FANNY, à Henri.

Il a les larmes aux yeux... et toi aussi... Pourquoi ?

HENRI.

Elle ne l’aime pas.

FANNY, stupéfaite.

Ce n’est donc pas moi ?

HENRI.

Reynold !... as-tu entendu ? Mais c’est toi ! c’est toi ! ma chérie, que nous sommes heureux !

Les deux jeunes gens sont aux genoux de Fanny et lui baisent les mains.

REYNOLD, se levant.

Oh ! oui, bien heureux... À tout à l’heure !

Il court au fond et saute par-dessus le parapet de la terrasse. Fanny pousse un cri. Henriette et Caverlet ont paru sur le perron au moment où Reynold sautait.

 

 

Scène VI

 

HENRI, FANNY, HENRIETTE, CAVERLET

 

HENRIETTE.

Que fait-il donc ?

HENRI.

Il prend le plus court.

CAVERLET.

Il est donc bien pressé ?

HENRI.

Jugez-en, mon ami : il va chercher son père et l’envoyer ici... devinez pourquoi ?

CAVERLET.

Ma foi, je n’en sais rien.

HENRI.

Pour demander la main de Fanny.

HENRIETTE, troublée.

La main de Fanny ?

HENRI.

De Fanny en personne.

HENRIETTE.

Mais c’est impossible... Reynold est trop jeune... Fanny ne l’aime pas... ils ont grandi ensemble... c’est un frère pour elle...

À Fanny.

Dis-lui donc que tu ne l’aimes pas !

FANNY.

Pourquoi veux-tu que je mente ?

HENRIETTE.

Tu l’aimes comme un mari ?

FANNY.

Sans doute... J’ai toujours pensé que je serais sa femme ; je croyais que c’était aussi ton idée.

HENRIETTE.

Ah ! j’étais à cent lieues de prévoir... Mais interroge-toi, mon enfant : ce n’est pas de l’amour que tu peux avoir pour lui !

FANNY.

Je ne sais pas, moi... mais je ne veux pas qu’il en épouse une autre.

CAVERLET, à Henriette.

Elle l’aime !

HENRI, à sa mère.

Nous l’aimons tous ici, et toi toute la première.

CAVERLET.

Henri a raison, ma chère Henriette, et, quant à moi, je considère ce qui arrive là comme un grand bonheur.

HENRIETTE.

Vous m’étonnez.

FANNY.

Oh ! maman, écoute notre ami : il a plus de bon sens à lui tout seul que nous tous ensemble.

CAVERLET.

Surtout quand je plaide ta cause, n’est-ce pas ?... Veux-tu me donner carte blanche ?

FANNY.

Blanche ! blanche ! blanche ! tout ce qu’il y a de blanc !

CAVERLET.

Eh bien, laisse-moi avec ta mère. Il y a dans les questions de mariage des choses qui ne regardent pas les petites filles. – Henri, conduis ta sœur dans sa chambre.

HENRI.

Il paraît que ces choses ne regardent pas non plus les petits garçons ? Viens, mignonne : nos intérêts sont en bonnes mains.

Ils sortent en courant par le fond à droite.

 

 

Scène VII

 

HENRIETTE, CAVERLET

 

CAVERLET.

Rendons grâce à Dieu, mon amie !

HENRIETTE.

Parce qu’il nous reprend les deux ou trois années de bonheur que nous espérions encore ?

CAVERLET.

Parce qu’il nous permet d’achever notre vie ensemble ! Il envoie à Fanny le seul amour, le seul mariage qui ne nous forcera pas à nous séparer. Bargé nous connaît et nous aime assez pour ne pas reculer devant la révélation que nous avons à lui faire, pour comprendre et absoudre le malheur de notre situation. Il a pour vous une sorte de culte que notre confidence ne refroidira pas, j’en suis sûr ; il aime Fanny, il a pour son fils une adoration qui va jusqu’à la faiblesse, et Reynold n’est pas homme à se désister devant un préjugé.

HENRIETTE.

Oui, c’est un noble cœur qui a toutes les vertus de la jeunesse. Ma fille serait heureuse avec lui !

CAVERLET.

Dites « sera ».

HENRIETTE.

Vous me rendez un peu d’espoir. Dieu m’aurait-il pardonné ?

CAVERLET.

Tu ne l’as jamais offensé. Tu es la plus sainte femme que je connaisse après ma pauvre mère.

HENRIETTE.

Cher Rodolphe ! – N’est-ce pas Bargé que je vois à la grille en habit noir et en gants blancs ?

CAVERLET.

C’est lui-même, en tenue de circonstance. Il n’a pas perdu de temps.

HENRIETTE, montant le perron.

Recevez-le... je n’ai pas le courage d’assister à ces tristes explications...

CAVERLET.

Où votre présence est d’ailleurs inutile.

Elle rentre dans la maison.

 

 

Scène VIII

 

CAVERLET, seul, puis BARGÉ

 

CAVERLET, seul.

Va, chère femme ! quand le monde entier te condamnerait, il te restera toujours dans mon cœur un sanctuaire où tu seras adorée et vénérée.

Bargé entre par la gauche.

BARGÉ.

Vous êtes étonné, mon cher ami, de me voir ici deux fois en un jour, et la solennité de mon costume a de quoi vous intriguer.

CAVERLET.

Je suis toujours charmé de vous voir, mon cher Bargé, et jamais vous n’êtes venu plus à propos. Je me préparais à vous aller demander un entretien confidentiel.

BARGÉ.

Tiens ! comme nous nous rencontrons !

Ils s’asseyent sur le banc.

Je vous écoute.

CAVERLET.

Henriette et moi, nous sommes coupables envers vous, je ne dirai pas d’un manque de confiance, mais d’une fausse honte que vous comprendrez de reste, quand vous connaîtrez notre douloureux secret. Nous n’avions pas à vous le révéler au début de nos relations ; plus tard l’intimité qui s’était insensiblement établie entre nous, nous aurait fait un devoir de parler... Mais à quel moment précis avait commencé ce devoir ? Quand nous nous sommes aperçus qu’il existait, nous y manquions déjà depuis longtemps. La confidence est assez pénible pour que nous l’ayons différée de jour en jour.

BARGÉ, à part.

Il va me tomber une cheminée sur la tête.

CAVERLET.

Nous avons le malheur... en un mot, nous ne sommes pas mariés.

BARGÉ.

Hein ? comment ?

CAVERLET.

Vous avez bien entendu : Henriette n’est pas ma femme.

BARGÉ.

Vous ne l’avez pas épousée à Londres, divorcée d’un premier mari ?

CAVERLET.

Ce sont là les mensonges inséparables d’une situation fausse. Ils ont coûté beaucoup à ma loyauté ; mais je devais soustraire celle qui est ma femme devant Dieu à la malignité du monde. Personne, d’ailleurs, n’aurait droit de nous reprocher cette supercherie ; car nous ne nous en sommes servis pour nous introduire dans l’intimité de personne : nous avons vécu, parias volontaires, dans une retraite où vous-même vous n’auriez pas pénétré, si vous aviez eu une femme ou une fille ; et, de ce côté du moins, ma conscience est en paix.

BARGÉ.

Vous avez fait une grande faute, mon ami. Il faut la réparer. Si jamais femme fut digne de porter le nom d’un galant homme...

CAVERLET.

Eh ! croyez-vous que je n’aurais pas commencé par lui donner le mien, si elle avait été libre ! – Elle est mariée.

BARGÉ.

Sir Edward existe donc réellement ?

CAVERLET.

Plût au ciel qu’il s’appelât sir Edward Merson et qu’il fût Anglais ! Mais il s’appelle monsieur Merson, il est Français, et Henriette n’a pu demander et obtenir que la séparation de corps.

BARGÉ, froidement.

C’est très fâcheux.

CAVERLET.

Je ne vous raconterai pas tout ce qu’elle a souffert par cet homme. Il y a un fait qui parle plus haut que toutes les paroles : le jugement qui prononçait la séparation a adjugé les deux enfants à la mère.

BARGÉ.

Il fallait que les torts du mari fussent graves en effet.

CAVERLET.

Elle restait à vingt-cinq ans seule et sans ressources ; car son mari avait à peu près mangé sa dot, et ne lui servait même pas la pension à laquelle il était condamné. Elle se retira à Avranches, chez une vieille tante fort riche, très dévote et très avare, dont elle est l’unique héritière, et avec qui elle s’est brouillée pour me suivre.

BARGÉ.

Mais où l’avez-vous rencontrée ?

CAVERLET.

Sur les côtes de Bretagne, dans un village alors très ignoré des touristes, nommé Saint-Énogat, à deux pas d’une plage déserte et charmante. Que vous dirai-je ! nous nous sommes aimés... mais d’un amour sans faiblesse comme il était sans espoir. – Ah ! mon ami, j’ai vu là ce que c’est qu’une honnête femme ! Je maudissais et j’admirais cette chasteté invincible que ne pouvaient égarer ni les sophismes d’une passion partagée, ni les défaillances d’un cœur en détresse à qui ne restait pas même l’appui d’un devoir ! J’étais désespéré : l’heure des adieux avait sonné ; Henriette, pâle et résolue, m’avait serré la main pour la première et la dernière fois, quand on lui apporte une lettre. Elle la lit, et fond en larmes. C’était sa tante qui lui signifiait qu’elle eût à ne plus remettre les pieds chez elle, puisqu’elle avait un amant.

BARGÉ.

Et il n’en était rien ?

CAVERLET.

Sur l’honneur ! – Que vouliez-vous que fît Henriette ?

BARGÉ.

Ce qu’elle a fait ! Mais pourquoi cette complication d’un prétendu divorce ?

CAVERLET.

Il fallait bien expliquer la présence des enfants. Ma première idée avait été de dire que j’avais épousé une veuve ; mais Henriette me déclara qu’elle ne se reconnaissait pas le droit de faire des orphelins, de supprimer le père dans le cœur des enfants... et vous avez pu voir avec quel scrupule religieux elle entretient chez eux le respect de l’absent.

BARGÉ.

Sainte femme, va !

CAVERLET.

C’est alors que je m’avisai de supposer un divorce. Cela conciliait tout ; le nom de Merson se prêtait à cette supercherie ; nous fîmes un petit voyage à Londres, d’où j’annonçai mon mariage, à mes amis ; personne ne songea à vérifier, d’autant plus que je quittai Genève pour m’établir dans cette propriété et que mes anciennes relations se trouvèrent ainsi peu à peu rompues.

BARGÉ.

Le mari ne vous a jamais inquiétés ?

CAVERLET.

La piste d’Henriette était perdue, et il n’avait pas intérêt à la retrouver, bien au contraire, puisque le seul lien qui lui restât était une pension à servir.

BARGÉ.

Sacripant !

CAVERLET.

Pas positivement : c’est un viveur à qui manque absolument le sens moral.

BARGÉ.

Ces gens-là vont quelquefois plus loin que les vrais méchants. Mais, s’il ne vous a pas donné signe de vie depuis quinze ans, il est peut-être mort ?

CAVERLET.

Non. Il habite Paris, où il mène une vie de désordres et d’expédients. Nous avons de ses nouvelles par un vieux notaire, qui est le parrain d’Henriette et l’ami de sa tante.

BARGÉ.

Il aurait bien dû, ce notaire, réconcilier la tante avec la nièce ; car enfin il y a là un héritage qui n’est pas à dédaigner.

CAVERLET.

C’est aussi ce qu’il a fait. La tante a accepté la situation ; Henriette est allée la voir à Avranches, il y a quelques années. Depuis, la pauvre femme est tombée en enfance.

BARGÉ.

C’est bien fait ! qu’elle y reste.

CAVERLET.

Maintenant, mon ami, je n’ai plus rien à vous apprendre.

BARGÉ.

Je vous remercie de cette preuve de confiance et d’amitié. Dites bien à madame Caverlet, car elle est toujours pour moi madame Caverlet, que votre confidence aurait ajouté à mon respect, s’il eût été possible. Je la verrai demain... ces jours-ci. Pour le moment, je suis un peu pressé, car je dîne chez un de vos voisins.

Tirant sa montre.

Je suis même en retard... Adieu, mon cher Caverlet.

CAVERLET.

Adieu.

BARGÉ, à part, prenant son chapeau sur le banc.

Pour échapper aux questions de Reynold, je lui dirai que j’ai changé d’avis en route, et que je ne suis pas entré.

Il sort. Caverlet le regarde s’éloigner, immobile, puis il tombe sur une chaise.

 

 

Scène IX

 

CAVERLET, HENRIETTE, descendant le perron

 

Elle lui pose la main sur l’épaule : il se lève vivement.

CAVERLET.

Il a été parfait, comme toujours. Il me charge de vous dire que notre confidence ajoute à son respect pour vous...

HENRIETTE.

A-t-il fait la demande ?

CAVERLET.

Il a embrassé votre cause jusqu’à détester votre tante et votre mari.

HENRIETTE.

A-t-il fait la demande ?

CAVERLET.

Il faut bien qu’il prenne le temps de la réflexion ! Cette révélation imprévue était de nature à troubler un peu ses résolutions, soyons justes.

HENRIETTE.

Il n’a pas fait la demande.

CAVERLET.

Je suis convaincu qu’il viendra la faire demain.

HENRIETTE.

Il ne viendra pas.

CAVERLET.

J’espère que si. En tout cas, ne parlons pas de sa visite aux enfants, il est inutile de leur faire passer une mauvaise nuit.

HENRIETTE.

Oui... qu’elle s’endorme encore dans l’espérance... Il sera toujours temps de la réveiller. – Ah ! mon ami, c’est l’expiation qui commence.

 

 

ACTE II

 

Un salon chez Caverlet, style Louis XVI. Boiseries grises et vert d’eau. Meubles de même, recouverts en velours d’Utrecht vert olive. Au fond, une porte et deux grandes fenêtres à petits carreaux, à travers lesquelles on aperçoit le lac et les montagnes. Cheminée au premier plan à droite, pleine de fleurs. À côté, un canapé et un fauteuil. À gauche, une table entre un fauteuil et une chaise. Portes latérales. En dehors, une balustrade qui indique une terrasse.

 

 

Scène première

 

HENRI, puis REYNOLD, en pantalon noir trop large et trop long

 

HENRI.

Ah ! te voilà !... j’allais chez toi.

Il redescend près de la table.

REYNOLD, s’asseyant à droite de la table.

Afin de savoir pourquoi mon père n’est pas venu hier ?

HENRI.

Oui.

REYNOLD.

Parbleu ! parce qu’il ne veut pas que j’épouse Fanny.

HENRI.

J’espérais encore que ma mère se trompait.

REYNOLD.

Tu flattais l’auteur de mes jours.

HENRI, s’asseyant.

Elle nous emmène en Italie.

REYNOLD.

Ah !

HENRI.

Pour distraire ma sœur. Elle nous l’a annoncé ce matin.

REYNOLD.

Parfait ! – Il paraît que la nuit n’a pas un grand choix de conseils au service des parents. Mon père m’a déclaré aussi ce matin qu’il m’expédiait à Londres, – dans la même intention.

HENRI.

Ces dames sont, pour le moment, à Genève, où elles font leurs emplettes de voyage. Nous partons demain.

REYNOLD.

Et moi, je devrais être dans ma chambre, où mon père m’a enfermé à double tour, en se rendant à son audience... au prétoire, comme il dit.

HENRI.

Bah !

REYNOLD.

Ce n’est plus le même homme ! On me l’a changé ! N’exigeait-il pas ma parole d’honneur que je ne chercherais pas à revoir ta sœur ? Je la lui ai refusée : il m’a déclaré que je garderais les arrêts jusqu’à son retour du prétoire, et il m’a enfermé ; voilà dans quels termes nous sommes.

HENRI.

Comment es-tu sorti ? Tu as dévissé la serrure ?

REYNOLD.

Non. J’ai pris simplement par le tilleul qui est sous ma fenêtre... J’ai même déchiré mon pantalon, et ma chambre étant fermée, j’ai été obligé d’en prendre un à M. Bargé père...

Se levant.

C’est justement son pantalon de gala... J’espère bien le déchirer aussi en rentrant chez moi par le même escalier.

HENRI, se levant.

Je remarque avec plaisir que nous ne sommes pas aussi tristes que la circonstance semblerait le comporter.

REYNOLD.

Sais-tu pourquoi, beau-frère ?

HENRI.

Oui, beau-frère, je le sais.

Ils se donnent une poignée de main.

REYNOLD.

J’espère que Fanny ne doutera pas plus de moi que tu n’en doutes toi-même ; en tout cas, tu te charges de la rassurer ?

HENRI.

Parbleu ! charge-t’en toi-même : elle va rentrer.

REYNOLD.

C’est que je ne serais pas très flatté de me présenter à elle dans cet accoutrement.

HENRI.

Le fait est que tu n’es pas délicieux.

REYNOLD.

Je ne sais pas si c’est le pantalon qui est mal fait, ou si c’est papa... Pour le moment, j’aime mieux croire que c’est papa, ça flatte mon ressentiment...

HENRI.

Nous sommes de même taille ; tu choisiras dans ma garde-robe.

REYNOLD, suppliant.

Prête-moi ton pantalon gris-perle !

HENRI.

Tu en auras bien soin ? – Accordé. – Mais, dis-moi donc, il me semble que ton père ne devait se mêler de ton mariage que pour te bénir ? – Que fait-il de sa promesse ?

REYNOLD.

Il y manque, voilà tout. On me l’a changé, te dis-je. – Ce qu’il y a d’atroce dans son procédé, c’est qu’il avait accueilli ma petite communication avec une joie très bien jouée : « Charmante fille ! Braves et honnêtes gens ! Tu ne pouvais mieux choisir. » Je lui avais passé son habit noir et ses gants blancs ; – car il aime à faire les choses en règle ; pour un peu, il mettait un brin de myrte à sa boutonnière... Il part, il change d’idée en route, et s’en retourne.

HENRI.

T’a-t-il au moins fait part de ses raisons ?

REYNOLD.

Il a d’abord essayé de me dire que je suis trop jeune pour me marier, que... des niaiseries ! Bref, il s’est entortillé dans la discussion, et il a fini par m’avouer... ce que c’est que de nous ! Lui que j’avais toujours vu si désintéressé ! Il faut croire que l’avarice le travaillait en dessous... il y a eu éboulement subit de sa générosité...

HENRI.

Quoi ! c’est pour la question d’argent ?

REYNOLD.

Comme si je n’étais pas assez riche pour deux !

HENRI.

Il ne sait donc pas que nous avons une vieille tante millionnaire ?

REYNOLD.

Vous avez une tante d’Amérique ?

HENRI.

À Avranches !

REYNOLD.

Hé ! vive la joie ! voilà qui arrange tout ! Non, parbleu, il ne se doute pas de cette tante-là ! Va-t-il être content ! j’en suis honteux pour lui ! – C’est moi qui bisquais d’aller à Londres !

HENRI.

Tu y serais donc allé ?

REYNOLD.

Parbleu ! on est mineur ou on ne l’est pas ! Je dois encore trois mois d’obéissance à papa... mais, comme je tombais entre ses bras, le 11 octobre, pour fêter avec lui mon anniversaire ! – J’aime autant ne pas attendre jusque-là.

HENRI.

Ne perds pas de temps : nous partons demain.

REYNOLD.

Avant la fin du jour, vous le verrez paraître... en habit noir et en gants blancs !... je cours.

Sur la porte.

Mais que je suis bête ! il est bien plus simple de l’attendre ici.

HENRI.

Il va donc venir ?

REYNOLD.

En doutes-tu ? suis bien ses mouvements : il sort du prétoire...

HENRI.

Un peu confus de son procédé militaire...

REYNOLD.

Il se hâte d’ouvrir ma porte...

HENRI.

Il trouve la chambre vide...

REYNOLD.

Il devine que je suis ici, et il accourt furieux pour me ramener.

HENRI.

Par l’oreille !

REYNOLD.

C’est probable. – Alors je lui assène sur la tête le million de ta tante ; je profite de son étourdissement pour le jeter aux pieds de ta mère, et j’aurai passé ma journée avec ta sœur et toi.

HENRI.

Très bien combiné.

REYNOLD.

Mais, au nom du ciel, ne me laisse pas languir dans cette barde ridicule ! Si Fanny me surprenait là dedans, j’en ferais une maladie, comme dit papa.

HENRI.

Allons, coquet ! viens dans ma chambre.

UN DOMESTIQUE, entrant par le fond.

Il y a là un étranger qui demande à vous parler, monsieur.

HENRI.

Faites-le entrer, et priez-le de m’attendre un instant.

À Reynold.

Au vestiaire !

Ils sortent par la droite.

 

 

Scène II

 

LE DOMESTIQUE, MERSON

 

LE DOMESTIQUE, sur la porte.

Voulez-vous prendre la peine d’entrer, monsieur ?

MERSON, sur le seuil.

Mais c’est à M. Henri seul que je veux parler.

UN DOMESTIQUE.

Oui, monsieur. Il vous prie de l’attendre un instant dans ce salon.

MERSON.

C’est que je ne voudrais pas qu’on nous dérangeât.

LE DOMESTIQUE.

Soyez tranquille : M. Caverlet est à la ville, et ces dames sont à Genève pour des emplettes de voyage.

MERSON, entrant en scène.

Un voyage ? où vont-elles ?

LE DOMESTIQUE.

En Italie.

À part.

Il est curieux.

Haut.

Si monsieur veut les journaux de Paris, les voilà.

MERSON.

Merci, mon ami.

Le domestique sort.

 

 

Scène III

 

MERSON, seul

 

Elle part pour l’Italie, donc elle n’a pas encore de nouvelles d’Avranches... J’arrive à temps. – Dans huit jours, madame ma femme aura hérité de sa tante ; mais elle aura réintégré le domicile conjugal, si je ne suis pas un maladroit, et il n’y aura plus à s’en dédire... hélas ! – Je me fais l’effet d’un veuf qui convole avec sa défunte ! Hoffmann n’a rien inventé de plus fantastique. Ô mes créanciers... dressez-moi un autel ! – Assurons-nous d’abord un auxiliaire dans la personne de mon fils. Lui seul peut décider sa mère à me suivre. Si prévenu qu’il soit contre moi, il me bénira comme un sauveur quand il connaîtra la véritable situation. Le tout est de la lui révéler sans en avoir l’air...

 

 

Scène IV

 

MERSON, REYNOLD, puis HENRI

 

MERSON.

Le voici...

Avec émotion.

Mon fils !

Il serre Reynold dans ses bras.

REYNOLD, stupéfait.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

MERSON.

Henri !

REYNOLD.

Sir Edward Merson ?

HENRI, entrant sur ces derniers mots.

Mon père ?

MERSON, à Reynold.

Comment !... ce n’est pas toi ?

REYNOLD, lui désignant Henri en riant.

Non, c’est lui !

MERSON.

Allons, bon !

Éclatant de rire.

pour une fois que je m’attendris, je joue de malheur !

REYNOLD, à part.

Quel drôle de père ! Je suis de trop...

Il sort par le fond.

 

 

Scène V

 

MERSON, HENRI

 

MERSON, à part.

Qu’on me parle encore de la voix du sang... je rirai bien !

S’élançant vois Henri les bras ouverts.

Henri ! mon fils...

Changeant de ton.

Ah bien ! non, je ne peux pas recommencer ! La situation tourne au comique... Après tout, j’aime mieux débuter avec toi par un éclat de rire que par un sanglot ; c’est de meilleur augure, et cela me ressemble davantage ; or, ce qui nous presse, c’est de faire connaissance le plus vite possible, n’est-ce pas, pour réparer le temps perdu ?

Il s’assied dans le fauteuil à côté de la table, et fait signe à Henri d’approcher un siège. Celui-ci obéit, et reste debout appuyé sur le dossier de sa chaise, regardant son père avec étonnement.

– Avoue que tu t’attendais à un monstre ?

HENRI.

Vous faites injure à ma mère : elle m’a élevé dans les sentiments du plus profond respect pour vous.

MERSON.

Je le regrette.

Tressaillement de Henri.

C’est infiniment plus embarrassant. Je croyais avoir à me défendre ; j’ai à m’accuser. Garde ton respect pour une meilleure occasion, mon cher enfant ; je n’ai rien de vénérable, tu t’en es peut-être déjà aperçu.

HENRI, s’asseyant.

Oh ! mon père !

MERSON, d’un ton léger.

Non ! non ! Je suis de ceux qui traînent le boulet de la jeunesse éternelle. Je change de contemporains tous les dix ans ; j’ai déjà usé trois générations d’amis, ça te fait rire ? et j’allais en recruter une quatrième quand mon miroir m’a montré sur ma tête une notable majorité de cheveux blancs. Je me suis demandé de quel jeune homme je pouvais décemment être le camarade avec ce physique de père ; et une voix mystérieuse, que je n’ose plus appeler la voix du sang, m’a répondu : « De ton fils ! » – J’ai sauté en chemin de fer, et je suis venu te demander ton amitié.

HENRI.

Mon amitié ? dites plutôt...

MERSON, gaiement.

Non, je dis bien : ton amitié ; je tiens au mot. C’est le seul qui ne soit pas gros de déceptions pour toi et de gêne pour moi.

Ils se lèvent tous les deux, Merson prend son fils sous le bras, et ils se promènent sur le devant de la scène.

Je veux être ton compagnon et ton guide. Il y a quelque chose de plus charmant que de voyager pour soi-même, c’est de recommencer le voyage avec et pour un autre. Quel plaisir de te piloter dans le monde, de t’épargner les écoles que j’ai commises, et Dieu sait si j’en ai commis ! En fait d’écoles, tu peux dire comme Alexandre : « Mon père ne me laissera rien à faire ! » – Mais on peut s’amuser à moins de frais. – Tu dois en avoir assez de ton existence lacustre ?

HENRI.

Je suis parfaitement heureux ici entre ma mère et ma sœur.

MERSON.

Tiens, c’est vrai ! Je n’y pensais plus. Est-elle jolie, ma fille ?

HENRI.

Charmante ! vous la verrez.

MERSON.

Je l’espère bien. Mais je ne me charge pas de l’éducation des demoiselles, je t’en préviens.

HENRI.

Je m’en doute ; et même, à ce propos, si j’osais...

MERSON.

Tu me recommanderais la plus grande respectabilité devant elle ! sois tranquille : je serai très correct. Au surplus, ce ne sera pas long, car ce n’est pas ta sœur que je viens chercher.

HENRI.

Et qui donc ?

MERSON.

Toi, parbleu !

HENRI.

Vous voulez m’emmener ?

MERSON.

Avec le consentement de ta mère, bien entendu, – et le tien. Je ne compte violenter personne. D’ailleurs, ne t’effraye pas : ce ne sont pas des vœux que tu vas prononcer : nous nous prenons à l’essai. Si tu trouves ton camarade trop vieux... ou trop jeune, il te rendra la liberté sans même attendre que ta majorité t’affranchisse. Le pacte te convient-il ?

Ils s’arrêtent tous deux.

HENRI.

Je vous demande la permission d’en référer à ma mère.

MERSON.

Cela va sans dire. Mais je suis sûr qu’elle ne mettra pas d’obstacles... et tu verras quelle vie charmante nous mènerons à Paris.

HENRI.

Vous habitez actuellement Paris ?

MERSON.

Actuellement comme toujours. J’y suis né, et j’espère y mourir.

HENRI.

Vous êtes né à Paris ?

MERSON.

Comme toi, comme ton grand père, comme ton bisaïeul... Les Merson, je m’en vante, sont race de Parisiens pur sang.

HENRI, très ému.

Merson ? Nous sommes français ?

MERSON.

Tu te croyais Turc ?

HENRI, atterré.

Français !

MERSON, à part.

Voici la crise.

HENRI, allant à lui et lui prenant les mains.

Mais non ! c’est une plaisanterie... Vous êtes Anglais ! vous êtes divorcé d’avec ma mère...

MERSON.

Séparé de corps et de biens par jugement du tribunal de la Seine.

HENRI.

Séparé !... mais alors... M. Caverlet n’est donc pas... ?

MERSON.

Je comprends !... tu croyais ta mère remariée...

Henri tombe sur un fauteuil près de la table en sanglotant.

Voyons, Henri, du courage !

HENRI.

Ah ! monsieur !

MERSON.

Monsieur ?... Tu m’en veux du mal involontaire que je te fais ?

HENRI.

Oh ! non... mais je suis devant vous comme le serviteur dont le maître a failli, et je n’ose plus lever les yeux... Pardon pour elle ! pardon !

MERSON.

Mais, mon ami, je ne lui en veux pas ! Je n’ai pas le droit de lui en vouloir : tous les torts sont de mon côté. La séparation a été prononcée contre moi... Pour Dieu, ne va pas te mettre à mal juger ta mère maintenant !

À part.

Cela ne ferait pas mon affaire.

HENRI.

Hélas ! je ne la juge pas ; je suis anéanti, voilà tout. Quel désastre de tout ce qui faisait ma joie, mon orgueil, la paix de mon âme !

MERSON, à part.

Pauvre petit homme ! il me fait de la peine. Mais aussi quelle imprudence à une femme séparée d’élever son fils dans de pareils sentiments ! – Pauvre petit homme ! – Ma foi ! ma proposition viendra comme de cire.

Haut.

Puis-je quelque chose pour toi ?

HENRI.

Rien.

MERSON.

Peut-être ! Ta mère a perdu sa situation dans le monde, je peux la lui rendre.

HENRI.

Comment ?

MERSON.

En lui rendant sa place à mon foyer.

HENRI, se levant.

Vous feriez cela ?

MERSON.

Si tu le veux.

HENRI.

Oh ! mon père, que vous êtes bon !

MERSON.

Eh bien, tu as ma parole. Charge-toi de décider ta mère.

HENRI.

Qui, moi ? Lui dire que je sais la vérité ? – À la douleur atroce qui me serre le cœur, je comprends quelle sera la sienne ! Soyez généreux jusqu’au bout ! Épargnez-nous, à elle et à moi, cette explication impossible ! Vous seul pouvez...

MERSON.

Il faudra pourtant bien qu’elle sache un jour ou l’autre que tu es au courant.

HENRI.

Que ce soit seulement le jour où elle rentrera chez vous. Mais, jusque-là, je vous le demande en grâce, qu’elle ignore même que vous m’avez vu...

MERSON.

Remarque bien que tu rends la négociation beaucoup plus difficile.

HENRI.

Non ! vous lui parlerez au nom de ses enfants. Si l’amour maternel ne suffit pas à la déterminer, c’est que nous lui demandons une chose au-dessus de ses forces, et alors je ne veux pas qu’elle reste devant nous avec une rougeur au front. – Enfin, mon père, si vous m’aimez, c’est la première preuve que vous puissiez m’en donner...

MERSON.

Je n’ai rien à te refuser, mon enfant.

HENRI.

Vous me le jurez ?

MERSON.

Je te le jure. Mais si elle te consulte d’elle-même ?

HENRI.

Oh ! alors, je la supplierai à genoux de nous exaucer.

MERSON, à part.

Cela me suffit.

Haut.

Quand sera-t-elle ici ?

HENRI.

Elle ne peut tarder.

MERSON, prenant son chapeau.

Il ne faut pas qu’elle nous trouve ensemble. Je reviendrai dans une heure.

Sur la porte.

– Dis donc, Henri ! Je t’ai oublié pendant quinze ans ; mais il me semble que je répare cette négligence, hein ?

HENRI, lui baisant les mains.

Vous êtes notre sauveur.

MERSON, à part.

Qu’est-ce que je disais !

Haut.

Au revoir.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

HENRI, seul, puis FANNY

 

HENRI, seul.

Quel noble cœur sous cette légèreté apparente ! – Comment n’a-t-elle pas pu vivre avec lui ? Les torts qu’on revendique si généreusement ne sauraient être bien graves... Dieu ! c’est lui qui défend ma mère, et c’est moi qui l’accuse ! Ah ! pauvre chérie, je t’adorerai toujours, quoi que tu aies fait ! Là où tu as succombé, aucune autre ne se serait sauvée. Ce que tu perds dans ma vénération, je te le rendrai en compassion et en amour... Mais celui qui m’a volé ton honneur, qui me vole depuis quinze ans ma tendresse et mon respect... Oh ! celui-là...

FANNY, entrant, à demi voix.

Henri !

HENRI, à part.

Ma sœur.

Il s’essuie les yeux furtivement.

FANNY.

Nous voici de retour. M. Bargé est-il venu ? Tu ne me réponds pas ? Tu as les yeux rouges... tu as pleuré !

HENRI.

Moi ? pas du tout.

FANNY.

Voyons, Henri, ne me cache rien. J’ai plus de courage que tu ne penses : M. Bargé refuse son consentement ?

HENRI.

Oh ! oui, ton mariage est manqué, ma pauvre petite, manqué sans ressources.

À part.

Je comprends maintenant !

FANNY, contenant son émotion.

Est-ce que Reynold ne m’aime plus ?

HENRI, avec embarras.

Il t’aime toujours ; mais son père l’envoie à Londres pour le séparer de toi.

FANNY, souriant tristement.

Comme maman me conduit en Italie pour me séparer de lui. On nous trouve trop jeunes ? Eh bien, nous vieillirons, voilà tout. Ce n’est pas difficile.

HENRI.

Et si Reynold t’oubliait ?

FANNY.

Et si le ciel nous tombait sur la tête ?

HENRI.

Mais enfin...

FANNY.

Je resterais fille. Je ne tiens pas tant à me marier.

HENRI.

Oh ! moi non plus, grand Dieu !

FANNY, lui prenant les mains.

Eh bien, tu resteras garçon, et nous ne nous quitterons jamais.

HENRI, la serrant dans ses bras.

Jamais ! jamais ! Tu es tout ce qu’il me reste de fierté... Ah ! si tu devais un jour... j’aimerais mieux te voir morte !

Il se jette sur le canapé.

FANNY, s’asseyant près de lui.

À qui en as-tu ?

Lui prenant la main.

Tu as la fièvre... Calme-toi, cher frère ! Ne te rends pas plus malade que moi de mes chagrins. Vois comme je suis tranquille. Reynold ne m’oubliera pas, sois-en sûr, et je serai sa femme, dussions-nous nous marier in extremis. Je parle latin. Tu ne me croyais pas si savante ?

Avec des larmes dans la voix.

Ris donc un peu, méchant frère !

HENRI, l’embrassant.

Cher trésor !

FANNY, se levant.

Sais-tu ce que nous avons fait à Genève ? Maman m’a acheté un charmant trousseau... de voyageuse. Si je l’avais laissée faire, elle aurait acheté tout le magasin.

D’un ton sérieux.

Ne lui disons plus un mot de mon mariage ; elle croit que je n’y pense plus, tant  j’ai eu l’air charmée de nos emplettes... Je retourne  auprès d’elle, pour qu’elle ne se doute pas que je me suis  informée de mon sort.

Entre Caverlet par le fond.

HENRI, à part.

Lui !

FANNY, se croisant sur la porte avec Caverlet.

Bonjour, bon ami.

Elle lui présente son front et sort.

 

 

Scène VII

 

HENRI, CAVERLET

 

HENRI.

Je vous défends de toucher de vos lèvres le front de cette enfant.

CAVERLET.

Tu me défends ?... Qu’est-ce que cela signifie ?

HENRI.

Cela signifie que, depuis quinze ans, je crois vivre dans l’honneur, et que je vis dans l’opprobre ; que je sais tout et que je vous hais autant que je vous ai aimé.

CAVERLET.

Tu sais tout ?

HENRI.

J’ai vu mon père.

CAVERLET.

Et il t’a tout dit. Eh bien, puisqu’il vient au-devant de la justice, je parlerai ! c’est lui qui l’aura voulu. – Ah ! tu crois qu’il t’a tout dit ! T’a-t-il dit qu’il avait épousé cette admirable femme uniquement pour sa fortune ? qu’il avait une maîtresse avant le mariage, et qu’il ne l’a pas quittée après ? Qu’il a ruiné ta mère pour satisfaire aux caprices de cette drôlesse... ?

HENRI.

Assez ! Laissez-moi du moins estimer mon père !

CAVERLET.

Puisque tu ne peux plus estimer ta mère, n’est-ce pas ? Tu vois bien que je dois la défendre, et que tu dois m’écouter ! – T’a-t-il dit qu’il s’affichait impudemment avec sa maîtresse dans les lieux publics ? que cette misérable, qui jouait la jalousie, avait exigé de lui qu’il ne parût nulle part avec sa femme et qu’il y avait consenti ?... Eh bien, s’il t’a dit tout cela, il ne t’a rien dit encore ; car, tout cela, ta sainte mère l’acceptait sans murmurer ; ruine, dédains blessants, abandon, outrages publics, elle se consolait de tout entre ta sœur et toi. Mais un jour son indigne rivale eut la fantaisie de vous embrasser, toi et ta sœur, et ton père vous conduisit à ses lèvres !

HENRI.

Ce n’est pas vrai !

CAVERLET.

Tu doutes de ma parole ? C’est ton droit quand elle accuse ton père. – Mais tu en croiras peut-être l’arrêt de la justice.

HENRI.

Que m’importe après tout ! mon père a été coupable, soit ! il n’a pas eu la conscience de ce qu’il faisait. Mais il l’a aujourd’hui, il s’accuse, il se repent, il veut réparer.

CAVERLET.

Et il commence la réparation en déshonorant la mère aux yeux des enfants ? Si c’est là son repentir, quelle serait donc sa vengeance ?

HENRI.

Est-ce qu’il savait que vous passez pour le mari de ma mère !

CAVERLET.

« Est-ce qu’il savait ? » Alors, comment a-t-il découvert sa retraite ? sous quel nom l’a-t-il cherchée ? s’appelle-t-elle ici madame Merson ou madame Caverlet ? Mais rien qu’en demandant le chemin de notre maison, il aurait compris, s’il ne le savait pas, que ta mère vit tranquille et honorée !... Car, j’ai bien le droit de le dire, tout ce qu’il était humainement possible de faire pour lui assurer l’estime du monde, je l’ai fait ! En la couvrant de mon nom, j’ai renoncé moi-même au mariage, à ma carrière, à mes amitiés ! Lequel de ton père ou de moi l’a plus respectée ? lequel est son véritable époux devant Dieu ? Et au nom de quel droit sauvage vient-il, après quinze ans, détruire une seconde fois la vie de cette pauvre femme ?

HENRI.

Comptez-vous pour rien le besoin de revoir ses enfants ?

CAVERLET.

Ah ! oui, ses enfants ! Dis-moi un seul de ses devoirs de père qu’il ait rempli ! dis-m’en un seul auquel j’aie failli ! Est-ce lui qui t’a élevé, qui a été ton précepteur, ton guide et ton ami ? Cette passion même de l’honneur qui te torture aujourd’hui, mais qui est la première dignité de l’homme, et dont tu ne voudrais pas guérir, quoique tu en souffres, qui te l’a mise au cœur ? lui ou moi ?

HENRI.

Vous n’aviez pas prévu qu’elle se retournerait un jour contre vous !

CAVERLET.

Ah ! j’avais espéré que, ce jour-là, tu m’aimerais assez pour pardonner à une autre de m ‘aimer aussi ; j’avais espéré que ce jour-là je me serais légitimé à force de dévouement ! Je me suis trompé... Il me reste encore un sacrifice à te faire, le dernier, hélas ! Toute ma vie est concentrée entre vous trois, je n’aime que vous, j’ai renoncé à tout le reste : mais puisque ma présence ici blesse tes sentiments les plus intimes... je m’en vais.

HENRI, sur le canapé, accablé.

Non ! c’est à moi de partir ! Vous avez raison : j’ai plus de devoirs envers vous qu’envers moi-même. Je ne peux pas payer vos bienfaits en acceptant le sacrifice de toute votre existence... Restez !

Se levant.

Mais non... c’est impossible ! il y a ma sœur. – Ô Dieu, où est le droit, où est le  devoir, où est la vérité ?

CAVERLET.

Ton premier devoir, c’est d’épargner le plus longtemps possible à ta mère la douleur de rougir devant toi.

HENRI.

J’y ai déjà songé. M. Merson m’a juré de ne pas lui dire qu’il m’a vu.

CAVERLET.

Il va donc revenir ?

HENRI.

Dans une heure.

CAVERLET.

Que lui veut-il ?

HENRI.

Il vient, à ma prière, lui offrir de reprendre sa place à son foyer.

CAVERLET.

À ta prière ? Eh bien, soit ! qu’il vienne ! Tu demandais où est la vérité ! Nous allons le savoir : ta mère la trouvera dans son cœur. L’acceptes-tu pour arbitre de notre destinée à tous ?

HENRI.

Oh ! aveuglément.

CAVERLET.

Et moi, je jure de ne pas influencer sa décision, et de m’y soumettre, quelle qu’elle soit. Mais laissons-la à sa propre inspiration ; notre trouble pourrait la mettre en garde avant l’arrivée de M. Merson. Sortons... sortons chacun de notre côté.

HENRI.

Monsieur Caverlet, j’ai été dur et ingrat envers vous. Je vous en demande pardon.

CAVERLET.

Tu souffres tant, mon pauvre enfant !

Lui ouvrant ses bras.

Moi aussi, va !

Henri se jette sur sa poitrine en pleurant. La toile tombe.

 

 

ACTE III

 

Même décor.

 

 

Scène première

 

FANNY, entrant et prenant des livres sur la table, puis REYNOLD

 

FANNY.

Maman a bien raison d’emporter madame de Sévigné en voyage... c’était une bonne mère aussi celle-là... sa fille me plaît moins... elle se laisse trop idolâtrer... je serais bien triste aujourd’hui, si je n’aimais pas maman plus que ça... ce qui adoucit ma peine, c’est la douceur que je trouve à la lui cacher.

Entre Reynold par le fond.

Reynold... ici !

REYNOLD.

Depuis ce matin... je viens de faire un tour en canot pour attendre ton retour, et me voilà. – Tu as l’air fâchée de me voir ?

FANNY, inquiète.

Oh ! non... mais si maman savait...

REYNOLD.

Eh bien ?

FANNY.

Elle croirait que je t’ai permis de revenir.

REYNOLD.

Serait-ce un si grand crime ?

FANNY.

Non... mais elle croirait que je t’aime toujours.

REYNOLD.

Tandis que tu ne m’aimes plus ?

FANNY.

Je ne dis pas cela... non ! je ne le dis pas. Mais, pour rien au monde, je ne ferai jamais l’ombre d’un chagrin à ma mère.

REYNOLD.

En sorte que, si elle t’ordonnait d’en épouser un autre, tu l’épouserais ?

FANNY.

Est-ce que c’est possible ? Il me semble que tu es mon mari... de naissance, comme Henri est mon frère... mais je fais semblant de t’oublier pour que ma mère ne s’afflige pas de mon chagrin.

REYNOLD.

C’est-à-dire que tu l’aimes plus que moi ?

FANNY.

Dame ! n’est-ce pas juste ?

REYNOLD.

Juste, juste !... oui, c’est juste, cher trésor, et je ne te voudrais pas autrement. Je suis un idiot qui s’attendait à des protestations romanesques, et qui retardait sa bonne nouvelle dans l’espoir de t’en tendre dire des sottises... bien moins douces que la vérité.

FANNY.

Tu as une bonne nouvelle ?

REYNOLD.

Excellente ! Mon père va venir demander ta main.

FANNY.

Ah ! quel bonheur ! Je suis sûre que maman n’attend que ça pour ne plus me trouver trop jeune. – Comment a-t-il changé d’avis ?

REYNOLD.

Il va en changer tout à l’heure.

FANNY.

Ce n’est pas encore fait ? – Alors je ne dirai rien à maman.

REYNOLD.

Laisse à papa le plaisir de lui faire la surprise.

FANNY.

Tu es donc bien sûr ?...

REYNOLD.

Archi-sûr. J’ai appris une chose qui va faire tourner la girouette comme avec la main.

FANNY.

Et c’est ?...

REYNOLD.

C’est... une chose... qui ne te regarde pas.

FANNY.

Ah !

LE DOMESTIQUE, sur la porte de gauche.

Madame prie mademoiselle de monter.

FANNY, prenant les livres.

C’est vrai, j’oubliais les livres. Nous faisons nos malles, Reynold.

REYNOLD.

Vous les déferez.

FANNY.

Décidément, tu ne veux pas me dire ?...

REYNOLD.

Je ne peux pas...

FANNY.

Je me sauve.

Elle sort, emportant les livres.

 

 

Scène II

 

REYNOLD seul, puis BARGÉ

 

REYNOLD, seul.

Il est bien inutile de lui avouer que papa n’est pas l’ange du désintéressement !...

BARGÉ, entrant.

Ah ! vous voilà, monsieur ! Parbleu ! j’étais bien sûr que je vous trouverais ici.

REYNOLD.

Combien je m’applaudis alors d’y être venu !

BARGÉ.

Pas d’impertinence, s’il vous plaît. Je suis furieux.

REYNOLD.

Ah !... Eh bien, alors, moi aussi ! C’est un peu raide de mettre sous clef un garçon de mon âge.

BARGÉ, décontenancé.

J’ai peut-être été un peu vif, mais ce n’est pas une raison pour...

REYNOLD.

Pour te mettre en colère, non certes. Aussi n’y es-tu pas !

BARGÉ.

Je ne suis pas en colère ?

REYNOLD.

Pas le moins du monde ! tu fais semblant pour prendre les devants sur la scène que tu me sens en droit de te faire... je te connais si bien ! mais rassure-toi : je suis trop content pour te quereller.

BARGÉ.

Tu es content ?

REYNOLD.

Je crois bien ! J’ai une si bonne nouvelle à t’annoncer !

BARGÉ.

Bah ! Laquelle ?

REYNOLD.

C’est que nous n’aurons plus de contestations au sujet de mon mariage.

BARGÉ.

Tu y renonces ?

REYNOLD.

Non pas... mais tu y consens.

BARGÉ.

Ah ça ! méchant gamin, me prends-tu ?...

REYNOLD.

Fanny... Écoute bien ceci ! Fanny a une tante millionnaire.

BARGÉ.

La tante d’Avranches...

REYNOLD.

Tu le savais ? alors pourquoi m’as-tu dit... ?

BARGÉ.

Il fallait bien te donner une raison, et ne pouvant pas te donner la vraie... Ne m’interroge pas, mon enfant ; ce n’est pas mon secret.

REYNOLD.

Voilà une parole qui m’arrêterait net en toute autre circonstance ; mais tu ne peux pas exiger de moi que je renonce à mon bonheur sans savoir pourquoi. Quant à ton scrupule, remarque, je te prie, que le secret en question m’appartient plus qu’à toi, puisqu’il concerne ma femme ; et enfin fais-moi l’honneur de croire que je le garderai aussi bien que toi. Je ne suis pas aussi étourneau que j’en ai l’air : voilà deux ans que j’ai résolu d’épouser Fanny, et tu n’en savais pas le premier mot avant-hier. Tu peux parler, te dis-je ; c’est un homme qui t’écoute.

BARGÉ.

C’est juste, après tout.

À demi-voix.

Eh bien, je suis allé avant-hier chez madame Caverlet, comme je te l’avais promis, et là j’ai appris de son mari... qu’ils ne sont pas mariés.

REYNOLD, abasourdi.

Est-ce possible ?

BARGÉ.

Par l’excellente raison que le premier mari étant Français et non Anglais, madame Henriette est séparée de corps et non divorcée.

REYNOLD.

Miséricorde !

BARGÉ.

Tu comprends que, devant cette révélation accablante, j’ai dû battre en retraite. Heureusement je n’avais pas encore fait ma demande...

REYNOLD.

Pauvre petite Fanny !

BARGÉ, allant s’asseoir sur un fauteuil.

Je la plains de tout mon cœur, car je l’aime.

REYNOLD.

Est-ce assez de la plaindre ?

BARGÉ.

Mais, mon ami...

REYNOLD.

Est-elle moins pure, moins loyale, moins adorable pour être dans une pareille situation ? À ce malheur déjà si grand, en ajouterons-nous un plus grand encore, en la rejetant de l’alliance des honnêtes gens ? Lui refuserons-nous une nouvelle famille, parce que la sienne est indigne d’elle ? Raison de plus pour l’en arracher, et lui faire une place dans notre honneur, comme elle en a déjà une dans notre tendresse !

BARGÉ.

Pauvre petite ! pauvre petite !

REYNOLD.

Elle est orpheline ; nous l’adoptons, est-ce dit ?

BARGÉ.

Ah ! parbleu ! si elle était orpheline... Mais toléreras-tu que ta femme fréquente une mère qui vit en état de... ?

REYNOLD.

Non pas ! – Mais je n’épouse pas la mère, et je saurai la tenir à distance.

BARGÉ.

Est-ce que tu en as le droit ? c’est la plus honnête femme du monde.

REYNOLD.

Pour le coup, voilà du nouveau. Tu amnisties l’adultère, toi ?

BARGÉ, se levant.

Jamais de la vie. Mais l’adultère de la femme séparée n’est pas... enfin ce n’est pas la même chose ! c’est la conséquence presque forcée de la séparation... Ah ! si tu connaissais l’histoire de la pauvre Henriette...

REYNOLD.

Bref, madame Merson est un ange.

BARGÉ.

Ma foi... peu s’en faut.

REYNOLD.

Alors pourquoi ne tolèrerais-je pas qu’elle fréquente ma femme ?

BARGÉ.

Parce que ce serait un scandale.

REYNOLD.

En un mot, tu excuses la mère, et tu condamnes la fille.

BARGÉ.

Mais sapristi ! ce n’est pas moi ; c’est la fatalité de la situation ! Mon devoir de père est de te disputer à des difficultés et à des douleurs que tu ne prévois pas.

REYNOLD.

Mais la pire douleur est de perdre celle que j’aime.

BARGÉ.

Tu l’oublieras.

REYNOLD.

Tu sais bien que non.

BARGÉ.

Que veux-tu que je te dise ? si tu ne peux pas l’oublier... il viendra un moment où mon devoir cessera avec mon autorité, et je ne te réduirai pas aux sommations respectueuses.

REYNOLD.

Et tu veux m’infliger quatre ans de ce supplice, à moi, à ton petit Reynold qui t’aime tant ?

Il passe son bras autour du cou de son père.

BARGÉ.

Laisse-moi tranquille.

REYNOLD.

Nos repas en tête-à-tête seront gais !... quand tu pourrais voir à table devant toi deux visages épanouis par le bonheur !

BARGÉ.

Voyons, j’ai assez de chagrin, sans que tu m’en fasses.

REYNOLD.

Et moi, je veux t’en faire assez pour que tu n’en aies plus. – Et ton petit Daniel, à qui tu ne penses pas !

BARGÉ.

Quel petit Daniel ?

REYNOLD.

Mon fils, parbleu !

BARGÉ, souriant et ému.

Tu veux l’appeler Daniel ?

REYNOLD.

À moins que tu ne refuses d’être son parrain.

BARGÉ.

Ah ! que nenni !... cher bambin !

REYNOLD.

Auras-tu le courage de le retarder de quatre ans pour complaire à des bégueules dont tu te soucies comme de ça ?

BARGÉ, ébranlé.

Il est certain... Eh bien, non ! tu ne débuteras pas dans le monde par une lutte contre les préjugés.

REYNOLD.

Tu aimes mieux que je débute par une lutte contre toi ?

BARGÉ.

Je veux que tu voyages, que tu n’engages pas ta vie entière sans rien connaître de la vie. – Tu vas partir pour Paris.

REYNOLD.

Ah ! ce n’est plus pour Londres ?

BARGÉ.

J’ai changé d’idée.

REYNOLD.

Tu ne fais que ça depuis trois jours.

BARGÉ.

C’est possible... Je t’ouvre un crédit de vingt mille francs.

REYNOLD, s’asseyant près de la table.

C’est bien inutile. Je passerai tout mon temps au Collège de France, à la Sorbonne, dans les bibliothèques et les musées... Ça ne coûte pas cher.

BARGÉ.

Tu ne vas pas à Paris pour f instruire, mais pour te distraire.

REYNOLD.

Je ne me distrairai pas.

BARGÉ.

Et moi, je veux que tu t’amuses. Qui est-ce qui m’a bâti un ostrogoth pareil ?

REYNOLD.

Parbleu ! c’est toi... qui m’as toujours prêché, d’après Jean-Jacques, que le jeune nomme chaste jusqu’à vingt ans...

BARGÉ.

Tu m’ennuies. D’abord, tu as plus de vingt ans... et puis c’est ridicule à un dadais de ton âge...

REYNOLD, se levant.

Ah ! c’est comme ça ?... Tu regrettes d’avoir un fils vertueux ?

BARGÉ.

Mon Dieu... je le regrette d’une façon, et pas de l’autre.

REYNOLD.

Non ! non !... Je te connais bien ; tu veux que je devienne un garnement, un coureur de tripots, un pilier de coulisses.

BARGÉ.

Mais, Reynold, je n’ai rien proféré de pareil.

REYNOLD.

À bon entendeur, salut !... Ah ! tu veux que j’aie des maîtresses ? J’en aurai.

BARGÉ.

Des maîtresses... juste ciel !... une tout au plus... une petite... et encore !

REYNOLD.

Allons donc ! Je ne fais pas les choses à demi... Une grande ! Tu veux un viveur ? tu l’auras ! Tes vingt mille francs ne feront pas long feu... tu peux préparer du renfort.

BARGÉ.

Mais je t’en conjure...

REYNOLD, arpentant la scène.

Ah ! il te plaît que j’use ma santé et ta bourse ? À tes souhaits. Je n’irai pas de main morte.

BARGÉ.

Tu es terrible ! Écoute-moi...

REYNOLD.

Non, non ! C’est convenu ! et, quand tu voudras me marier, tu verras ton petit Daniel, quel joli avorton !

BARGÉ.

Ah ! c’est comme ça ? Eh bien, je me remarierai moi-même...

REYNOLD.

Si tu trouves femme.

BARGÉ.

Si je trouve ? Mais je n’aurais qu’un mot à dire ! Il y a une mère qui me jette sa fille à la tête.

REYNOLD.

Madame Saturnin peut-être ?

BARGÉ.

Oui, madame Saturnin.

REYNOLD.

Tu épouserais mademoiselle Ursule, toi ? Une fille dont la mère a tant fait parler d’elle ?

BARGÉ.

Qu’est-ce que ça me fait ?

REYNOLD.

Ça ne te fait rien ? Alors pourquoi me refuses-tu Fanny ?

BARGÉ.

Vous êtes un insolent ! Suis-je votre père ou votre camarade ?

REYNOLD.

Tu es mon père et mon meilleur ami.

Il lui saute au cou.

BARGÉ, se dégageant.

Va te promener... Ça finit toujours comme ça avec toi !

REYNOLD.

Tu aimes mieux bouder ? Boudons !

 

 

Scène III

 

REYNOLD, BARGÉ, LE DOMESTIQUE, MERSON, entrant par le fond

 

LE DOMESTIQUE, à Merson.

Je vais avertir madame.

Il sort par la gauche.

REYNOLD, bas, à son père.

M. Merson.

BARGÉ, bas.

Le mari ?

MERSON, à Reynold.

Si je ne me trompe, monsieur, j’ai des excuses à vous faire. N’est-ce pas vous que j’ai eu tantôt la maladresse de prendre pour mon fils ?

REYNOLD.

L’erreur n’était pas aussi complète que vous pourriez le croire, monsieur.

BARGÉ.

Hein ?

REYNOLD.

J’aime mademoiselle votre fille, j’en suis aimé...

BARGÉ.

Veux-tu te taire, malheureux !

REYNOLD.

Et mon plus vif désir est de devenir votre gendre.

BARGÉ.

Je vous demande pardon, monsieur, de l’inconséquence de mon fils. Vous devez comprendre mieux que personne combien ce mariage est impossible, à mon grand regret.

MERSON.

Je le comprends, monsieur ; mais, – si vos regrets sont sincères, – je puis vous dire que vos scrupules vont bientôt manquer de fondement.

BARGÉ.

J’en serais charmé, monsieur ; mais je ne vois pas trop le moyen...

MERSON.

Je viens précisément, et en considération de la position de mes enfants, offrir à madame Merson de réintégrer le domicile conjugal.

BARGÉ.

Ah ! monsieur, voilà une résolution qui vous honore !

REYNOLD.

Et qui ne te laisse plus d’objections.

BARGÉ.

Vous m’ôtez un poids de la conscience. Il m’en coûtait beaucoup de m’opposer au bonheur de ces enfants. – J’ai trente mille livres de rente, monsieur ; j’en donne la moitié à mon fils Reynold le jour de son mariage...

MERSON.

La question d’argent ne m’importe guère ; si les jeunes gens s’aiment, il suffit ; vous n’aurez pas de difficultés de ma part.

REYNOLD, à part.

Quel brave homme !

BARGÉ, à part.

On le calomniait.

MERSON.

Reste à savoir si madame Merson acceptera ma proposition... j’ai eu de grands torts envers elle, je le reconnais...

BARGÉ.

Vous les réparez noblement.

MERSON.

En tout cas, elle vous consultera sans aucun doute, et je compte sur vous, monsieur, pour plaider la cause de mes enfants.

BARGÉ.

Dites de nos enfants.

MERSON, à Reynold.

Votre sort, mon jeune ami, va se décider dans l’entretien que j’attends. Je ne vous dis pas adieu, mais au revoir, je l’espère.

REYNOLD.

Et moi aussi !

MERSON, à Bargé.

Enchanté, monsieur, quoi qu’il arrive, de m’être rencontré avec vous.

BARGÉ.

Parbleu ! monsieur, je vous en offre autant ; et pour achever notre connaissance...

Saluant.

Bargé, juge de paix à Lausanne. – Viens, Reynold.

On se salue de part et d’autre.

REYNOLD, à son père en sortant.

J’adorerai ce beau-père-là.

Ils sortent.

 

 

Scène IV

 

MERSON, seul

 

Le juge de paix ? Parbleu ! il faut avouer que j’ai une chance !... All right ! Tout va bien ! La piété filiale, l’amour et la magistrature sont dans mon jeu ; ce sera bien le diable si je ne fais pas la vole. – Ma femme !

 

 

Scène V

 

MERSON, HENRIETTE

 

HENRIETTE, reculant avec effroi.

Vous, monsieur !

MERSON.

Moi-même, madame ; et je vois à votre effroi que j’ai eu raison de ne pas vous faire passer mon nom : vous ne m’auriez pas reçu.

HENRIETTE, suppliante.

Je n’ai qu’un mot à vous dire, monsieur : mes enfants me croient divorcée et remariée.

MERSON, lui montrant un fauteuil.

Je le sais, et, rassurez-vous, je respecterai leur illusion jusqu’à nouvel ordre. Vous pouvez donc m’écouter tranquillement. D’ailleurs, je serai bref.

Il avance lui-même un siège et s’assied quand sa femme s’est assise.

J’ai été aussi peu exemplaire comme père que comme époux ; je m’en accuse. Le ciel ne m’avait sans doute pas créé pour ces hautes fonctions. J’ai négligé mes enfants pendant quinze ans, non sans remords, croyez-le bien ; mais je m’étourdissais au bruit de mon interminable jeunesse, jusqu’au jour où j’ai senti qu’il y avait péril en la demeure, et que j’avais le devoir impérieux de me préoccuper de la situation que vous leur faites. Or, pour ne parler que de Lucy...

HENRIETTE.

Lucy ? Vous voulez dire Fanny ?

MERSON.

Lucy, Fanny, noms anglais... La langue m’a fourché ! Pour ne parler que de ma fille, la voilà d’âge à se marier.

HENRIETTE.

Pas encore, grâce au ciel.

MERSON.

Pardonnez-moi... Et la preuve, c’est qu’on a déjà demandé sa main.

HENRIETTE.

À qui donc, je vous prie ?

MERSON, se levant et saluant.

À moi, madame, ici même, à l’instant, un M. Reynold, qui l’aime, qui s’en dit aimé, et dont le père s’oppose au mariage à cause des irrégularités de votre position. Vous voyez, madame, que si l’urgence de mon intervention avait besoin d’être prouvée, la démonstration ne s’est pas fait attendre.

Il se rassied.

HENRIETTE.

Calmez cette touchante sollicitude pour une fille dont vous avez oublié le nom... La preuve que Fanny est encore une enfant, c’est que son prétendu amour était un enfantillage dont elle est déjà toute consolée par la perspective d’un voyage en Italie et les préparatifs du départ.

MERSON.

Soit ; mais ce qui est très sérieux là dedans, ce qui doit vous donner à réfléchir, c’est l’opposition du père ; opposition que vous retrouverez partout, soyez-en sûre, quand vous jugerez le moment venu d’établir Fanny.

HENRIETTE, se levant.

Quand ce moment-là sera venu, je sais ce que j’aurai à faire. Croyez bien, monsieur, que je n’ai pas attendu vos avertissements pour me préoccuper de l’avenir de mes enfants.

MERSON.

Et serais-je indiscret en vous demandant ce que vous comptez faire pour vos enfants... qui sont un peu les miens après tout ?

HENRIETTE, après une hésitation.

Je rentrerai à Paris avec eux... seuls. Comme vous n’aviez pas intérêt à ébruiter le secret de ma nouvelle existence, si vous le connaissiez déjà, je suppose que vous ne l’avez pas fait ?

MERSON.

Non, madame. J’ai gardé un silence modeste.

HENRIETTE.

Mes amis de Paris me croient retirée à Avranches ; mes amis d’Avranches me croient rentrée à Paris : par conséquent, je retrouverai ma situation intacte...

Elle lui fait une espèce de salut, comme pour le congédier.

MERSON, à part, se levant.

Mon congé.

Haut.

Oui, votre situation de femme séparée. La croyez-vous bien favorable à l’établissement de votre fille ? Le monde a de terribles préventions contre les mères en rupture de ban. Il leur prête toujours des affections... morganatiques, et parfois il n’a pas tort. Croyez-moi, le résultat que vous obtiendriez, en quittant... Lausanne, ne vaudrait pas le sacrifice.

HENRIETTE, amèrement.

Voulez-vous me prouver, monsieur, que vous nous avez fait, à moi et à mes enfants, une position impossible ? Car c’est bien vous qui nous l’avez faite ; vous ne songez pas à le nier, je suppose ?

MERSON.

J’y songe si peu, madame, je me sens si bien responsable du passé et de l’avenir que je viens vous offrir la seule réparation efficace, qui est de reprendre votre place de mère de famille à mon foyer.

HENRIETTE, d’une voix sourde.

Rentrer chez vous ! moi !

MERSON.

C’est au nom de vos enfants que je vous le demande.

HENRIETTE.

Mais vous savez bien que c’est impossible !

MERSON.

Pourquoi donc ? Vous le disiez vous-même tout à l’heure : il n’y a pas eu de scandale...

HENRIETTE.

Il s’agit bien de scandale ! Je serais aussi lâche de rentrer chez vous, que vous de m’y recevoir. Il y a des pardons qui dégradent autant celui qui les accepte que celui qui les accorde. Quant à moi, si je pouvais oublier vos fautes, je ne pourrais pas oublier la mienne. Croyez-moi : gardons nos ressentiments... ne changeons pas notre haine en mépris.

MERSON.

Vous me haïssez encore ?

HENRIETTE, éclatant.

Il le demande ! – Oui, je vous hais ! non pour ce que j’ai souffert, mais pour ce qu’il me reste à souffrir. J’étais née pour être une épouse sans reproche, une mère sans tache ; c’est vous qui m’avez poussée dans l’abîme où je suis !

MERSON.

Je viens vous en retirer.

HENRIETTE.

Me rendrez-vous le droit de lever les yeux devant mes enfants, quand ils sauront la vérité ? Non ! Eh bien, vous ne pouvez rien me rendre. Adieu.

MERSON.

Vous réfléchirez.

HENRIETTE, à droite de la scène.

C’est tout réfléchi.

MERSON, prenant son chapeau.

Je le regrette, madame. J’espérais ne pas vous séparer de vos enfants : puisque vous ne voulez pas les suivre, je n’emmènerai qu’eux.

HENRIETTE, s’élançant vers lui.

Vous les emmènerez ?

MERSON, très froid.

Soyez-en certaine.

HENRIETTE, se redressant de toute sa hauteur.

Pour les conduire chez vos maîtresses ?

MERSON.

Pour qu’ils ne restent pas chez votre amant.

HENRIETTE, chancelant sous le coup.

Monsieur !... La loi me les a donnés, je les garde. – Sortez !

MERSON.

La loi qui vous les a donnés me les rendra si vous m’obligez à l’invoquer. Je suis maître de la situation... Si vous en doutez, consultez M. Caverlet.

HENRIETTE, comme affolée.

Ah ! consultons plutôt mes enfants, et, s’ils consentent à vous suivre, je vous les donne !

 

 

Scène VI

 

MERSON, HENRIETTE, FANNY, entrant par la droite

 

FANNY, descendant près de sa mère.

Maman, c’est une lettre.

HENRIETTE, épouvantée.

Va-t’en !

MERSON.

Craignez-vous déjà de la consulter ?

HENRIETTE, après un silence.

Voici ton père. Veux-tu me quitter pour le suivre ?

FANNY, se serrant contre elle.

Jamais !

HENRIETTE, triomphante.

Vous voyez, monsieur !

MERSON.

C’est que vous ne lui dites pas tout.

HENRIETTE, faisant passer Fanny entre elle et son père.

Dites-lui donc le reste.

MERSON fait un pas vers Fanny, hésite, fait un geste de dépit, et s’inclinant devant sa femme.

Consultez aussi votre fils. Je vous donne jusqu’à demain pour vous résoudre.

Sur la porte.

Jusqu’à demain.

Il sort.

 

 

Scène VII

 

HENRIETTE, FANNY

 

FANNY.

Le reste ! Qu’y a-t-il donc ?

HENRIETTE.

Bien, mon enfant, rien.

Geste interrogatif de Fanny.

Ne m’apportais-tu pas une lettre ?

FANNY, la lui donnant.

Oui... de Paris.

HENRIETTE, regardant la suscription.

L’écriture de mon parrain ?...

Elle décachette vivement. Après avoir lu.

Tiens, le voilà, le reste ! Son arrivée s’explique : notre tante est morte... nous sommes riches !

FANNY, avec une confusion indignée.

Il veut de l’argent !... Il faut lui en donner.

HENRIETTE.

Oh ! qu’il prenne tout !

FANNY.

Oui, tout, et qu’il ne nous sépare pas !

 

 

Scène VIII

 

MERSON, HENRIETTE, FANNY, HENRI, entrant par le fond

 

FANNY.

N’est-ce pas, Henri, que tu ne veux pas quitter maman ?

HENRI.

Oui parle de cela ?

FANNY.

Sir Edward Merson qui sort d’ici.

HENRI, à part.

Sir Edward ? Elle ne sait rien.

Haut.

Tu l’as vu ?

FANNY.

Une minute, mais assez pour juger qu’il ne nous aime pas. Ce n’est pas nous qu’il veut !...

À demi voix.

C’est de l’argent !

HENRI.

Fanny ! je te défends d’insulter ton père. C’est épouvantable, ce que tu dis là, et c’est absurde... Il sait bien que nous sommes pauvres.

FANNY.

Nous sommes riches au contraire... notre tante est morte.

HENRI.

Notre tante ?

FANNY, montrant la lettre.

Nous l’apprenons à l’instant... et, tu vois, sir Edward fond sur nous en même temps que l’héritage ! Il ne s’est pas soucié de nous pendant quinze ans... la tendresse lui revient le jour...

HENRI, baissant la tête.

Où nous devenons une proie ! Ah ! voilà le dernier coup !

HENRIETTE, qui n’a pas quitté Henri des yeux.

Laisse-nous, Fanny... – j’ai à parler à ton frère... laisse-nous.

FANNY.

Oui, maman. Mais Henri sera de mon avis.

Elle sort par la gauche.

 

 

Scène IX

 

HENRIETTE, HENRI

 

HENRIETTE.

Tu as vu ton père ?

Henri, après une hésitation, s’agenouille devant sa mère qui cache sa figure dans ses mains. Un silence.

Tu sais ce qu’il me propose ?

HENRI.

Oui.

HENRIETTE.

Veux-tu que j’accepte ?

HENRI, toujours à genoux et lui baisant les mains.

Jamais !

 

 

ACTE IV

 

Même décor.

 

 

Scène première

 

HENRI, REYNOLD, tous deux assis sur le canapé

 

HENRI.

Je souffre beaucoup à te confier tout cela, mais il faut bien que tu saches dans quelle famille tu t’obstines si généreusement à vouloir entrer. Ah ! tu es heureux, toi, d’avoir un père digne de ce nom !

REYNOLD.

Je ne peux pas t’en donner la moitié, mais j’accepte carrément la moitié du tien. Il sera moins lourd à porter sur quatre épaules. Et veux-tu savoir le fond de ma pensée ? Je suis enchanté que mon futur beau-père ne soit pas l’homme qu’il m’avait semblé d’abord : ses torts sont la justification de la mère.

HENRI.

N’est-ce pas ? C’est horrible à dire, mais cette révélation, qui m’avait d’abord accablé, me soulage maintenant. Si M. Merson n’était qu’un homme de plaisir, un étourdi égoïste, malgré tous ses torts envers nous, malgré mon profond amour pour ma mère, mon cœur resterait déchiré entre eux. Il n’hésite plus ; il est tout entier du parti de ma mère ; et c’est pourquoi je ne veux pas qu’elle accepte la prétendue grâce que M. Merson avait eu l’adresse de me faire implorer.

REYNOLD.

Tu as mille fois raison. Mais qu’allez-vous faire pour vous délivrer de lui ?

HENRI.

Je n’en sais rien, et n’en veux rien savoir. Ce n’est pas là ce qui me tourmente ; c’est notre situation en dehors de lui. Elle est effroyable ! Cette pauvre maison, si heureuse hier, si régulière, si honorée, est bouleversée pour toujours. Nous faisons un effort devant Fanny, qui doit tout ignorer.

REYNOLD.

Mais qui finira par s’étonner de cette contrainte si cet état de choses se prolonge.

HENRI.

Il ne se prolongera pas. M. Caverlet, avec sa noblesse ordinaire, m’a offert de quitter la place...

REYNOLD.

Ah ! c’est bien !

HENRI.

J’ai réfléchi toute la nuit. Eh bien, non ! je ne peux pas séparer deux êtres si bien faits l’un pour l’autre, si étroitement unis par les côtés les plus élevés de l’âme, qui m’ont tous les deux entouré de tant de tendresse et de dévouement...

REYNOLD.

Et pourtant tu ne peux pas rester entre eux.

HENRI.

Non ! Mais j’ai une patrie maintenant. Je vais la servir.

REYNOLD.

Fort bien ; mais, si Fanny apprend que tu es Français, comment lui cacher le reste ?

HENRI.

On ne lui dira pas que je suis soldat ; elle croira que je voyage avec toi. Ne pars-tu pas demain pour Paris ? Et puis, que veux-tu ! au jour le jour ! Ce qui m’étonne, c’est que le roman compliqué dont nous vivons depuis quinze ans ne se soit pas écroulé plus tôt.

Il s’assied près de la table.

Ah ! je donnerais tout mon sang pour qu’il pût devenir une réalité !

REYNOLD.

Et j’y joindrais bien quelques pintes du mien. Notre bonheur irait tout seul, si ta mère s’appelait madame Caverlet. – Dire qu’il y a si peu de pays où le divorce n’existe pas, et que ton père est justement d’un de ceux-là !

HENRI.

Pourquoi n’est-il pas Anglais en effet ?

REYNOLD.

Ou Belge, ou Allemand, ou Suédois, ou Russe, ou Suisse ! Il n’avait que l’embarras du choix.

Il reste pensif sur le devant de la scène.

HENRI, toujours assis.

Enfin ! Je suis encore heureux, dans mon désastre, de trouver une patrie qui a besoin de tous ses enfants. N’est-ce pas le seul emploi de ma vie qui puisse désormais me donner du courage à vivre ? J’aimais la France avant de me savoir Français. C’était la voix du sang...

REYNOLD.

Vous héritez d’un million ?

HENRI.

À peu près... À quoi penses-tu donc ?

REYNOLD, se dirigeant vers le fond.

À rien.

HENRI.

Tu me quittes ?

REYNOLD.

J’ai une affaire à Lausanne... Je reviendrai.

 

 

Scène II

 

HENRI, puis CAVERLET

 

HENRI, le suivant des yeux.

Il a une idée... Il va tenter quelque chose... tentative sans espoir qu’il n’ose même pas me confier ! – Il n’y a rien à faire, brave ami ! Il me semble par instants que ma raison m’échappe, que tout cela est une hallucination...

Entre Caverlet. En s’apercevant, ils restent tous deux immobiles, les yeux baissés.

CAVERLET, après un silence.

Comment va ta mère ce matin ?

HENRI.

Elle n’est pas encore descendue.

CAVERLET.

Je crains qu’elle ne soit souffrante.

HENRI.

Je l’ai entendue marcher dans sa chambre toute la nuit.

CAVERLET.

Tu n’as donc pas dormi non plus ?

HENRI.

Non. J’ai pris une détermination qu’elle approuvera sans doute et qui rend possible des choses qui ne le seraient pas autrement. Je vais m’engager dans l’armée française. Je partirai demain avec Reynold.

CAVERLET.

Tu abandonnes ta mère.

HENRI.

Ne lui reste-t-il pas ma sœur, et...

CAVERLET.

Achève.

HENRI.

Vous m’avez compris.

Il sort par la droite.

 

 

Scène III

 

CAVERLET, puis BARGÉ et HENRIETTE

 

CAVERLET, seul.

Brave cœur ! que je reste ou non, ce mot me récompense de tout ce que j’ai fait pour toi !

BARGÉ, entrant par le fond.

Ah ! mon pauvre ami ! Voici bien une autre affaire ! Madame Caverlet n’est pas là ?

CAVERLET.

Voulez-vous que je la fasse appeler ?

BARGÉ.

Oui, Je n’en peux plus.

Entre Henriette.

J’en ferai une maladie.

CAVERLET.

La voici. Qu’y a-t-il donc ?

BARGÉ, à Henriette.

Il y a que votre mari sort de chez moi, qu’il veut vous intenter un procès pour ravoir ses enfants, et qu’il me somme de constater la position dans laquelle vous vivez.

CAVERLET.

Misérable !

BARGÉ.

Hélas ! non, mon ami, ce n’est pas un misérable. Je me connais en hommes. Celui-là a pu être léger, très léger, mais il n’est pas mauvais. La preuve, c’est qu’avant de pousser les choses à l’extrême rigueur, il m’a permis de faire auprès de vous une dernière tentative de conciliation.

HENRIETTE, ironique.

Permis ou demandé ?

BARGÉ.

Peu importe ! Au nom du ciel, ma chère dame, ne laissez pas entamer ce procès. Acceptez la réhabilitation qu’il vous offre si généreusement, j’ose le dire.

HENRIETTE.

Si généreusement ? Savez-vous pourquoi il veut me forcer à réintégrer le domicile conjugal ? Parce que je viens d’hériter.

BARGÉ, stupéfait.

Non ?

CAVERLET.

C’est la vérité.

HENRIETTE.

Aussi Henri, que j’ai pris pour juge, ne veut-il pas que j’accepte la proposition si magnanime...

BARGÉ.

Eh bien, en voilà un qui m’a trompé... C’est le premier.

HENRIETTE.

Consolez-vous. Il en a trompé bien d’autres.

CAVERLET.

Et rassurez-vous : ce procès n’aura pas lieu.

HENRIETTE.

Nous achèterons le désistement de M. Merson.

BARGÉ, très froid.

De l’argent à ce misérable ? Pas un rouge liard ! Je m’y oppose ! Le procès dont il vous menace n’est qu’un chantage ; si vous chantez une première fois, il vous faudra chanter toujours, jusqu’à complète extinction de voix.

HENRIETTE.

Nous n’avons pas d’autre moyen de lui échapper.

BARGÉ.

Si fait... il y en a un... douloureux... mais qui est d’ailleurs une nécessité de votre situation. Ce procès n’a d’autre base que votre cohabitation ; or, vous êtes dès maintenant forcés à vous séparer...

HENRIETTE.

Nous séparer ? ah ! plutôt cent fois lui abandonner cet héritage maudit !

BARGÉ.

Parbleu ! si vous pouviez à ce prix sauver votre bonheur, je vous dirais : « Donnez tout... et le reste avec ! » Mais vous ruineriez vos enfants, sans rien sauver. La situation est perdue par le seul fait que Henri la connaît.

À Caverlet.

Soyons de bon compte : ce jeune homme ne peut plus vivre sous le même toit que sa mère et vous.

CAVERLET, baissant les yeux.

Il se propose de partir.

HENRIETTE.

Ô mon Dieu !

BARGÉ.

Mais si l’un des deux doit céder la place à l’autre, ce n’est pas lui, car il est le droit.

CAVERLET.

Certes !

BARGÉ.

Et puis, quoi ? Cette séparation n’entrait-elle pas vaguement dans vos prévisions ?

À Henriette.

Avez-vous pu vous flatter un instant que votre position ne serait pas, un jour ou l’autre, un obstacle au mariage de Fanny ?

HENRIETTE.

Hélas !

BARGÉ.

Eh bien, l’agression de votre mari n’avance que de bien peu l’heure du sacrifice. Ayez le courage de l’accomplir en temps utile, aujourd’hui même ! qu’on ne vous retrouve pas ici demain ; qu’il n’y ait plus de constatation possible. J’ai le cœur gros de vous parler ainsi... Il me faut presque autant de courage pour vous dire tout cela qu’à vous pour l’entendre... Mais votre salut avant tout. – Partez tout de suite, ma pauvre amie. Vous pouvez encore arriver à Genève pour le train de Paris. Vos malles sont sans doute prêtes, puisque vous vous disposiez à partir pour l’Italie. Je vais faire atteler, et charger vos bagages ; car vous n’êtes en état ni l’un ni l’autre de vous occuper de ces détails...

HENRIETTE, d’une voix éteinte.

Faites, mon ami...

BARGÉ, à part.

Pauvres gens ! pauvres gens !

Il sort.

 

 

Scène IV

 

HENRIETTE, CAVERLET

 

HENRIETTE, se jetant dans les bras de Caverlet.

Ô mon seul ami !

Ils se tiennent embrassés un moment en silence.

Que vas-tu devenir sans moi, sans nous ? Je t’ai pris toute la vie, et je ne peux pas te donner toute la mienne !

CAVERLET.

Ne songe pas à moi, ma chère âme. Même à cette heure fatale, en face de la morne solitude où je vais tomber, je ne changerais pas ma destinée contre celle des plus heureux. J’ai connu pendant quinze ans la félicité absolue. Quel homme peut en dire autant ? Le sort qui me l’enlève ne m’en ravira pas le souvenir. Cette maison que tu vas quitter restera pleine de toi ; ma vie s’y achèvera en adoration devant le fantôme radieux de nos belles années. Ne nous plaignons pas ; ne soyons pas ingrats ! Nous avions fait un pacte avec la destinée, l’heure de l’échéance arrive, envisageons-la d’un cœur ferme.

HENRIETTE.

Hélas ! j’avais toujours espéré au fond de l’âme que je ne vivrais pas jusque-là. Je n’ai pas mérité cette grâce, puisque Dieu ne me l’a pas faite... La mort m’eût été si douce auprès de toi !

CAVERLET, lui prenant les deux mains, et la regardant dans les yeux.

Veux-tu ?

HENRIETTE, s’élançant éperdument dans ses bras.

Oh ! oui, ensemble !

CAVERLET, s’arrachant à son étreinte.

Je suis un monstre d’égoïsme... Tu appartiens à les enfants.

HENRIETTE.

Mes enfants !

CAVERLET.

Pardonne-moi ce cri de désespoir... il est indigne de nous. – Le bonheur est fini, ma bien-aimée ; le devoir se lève ; qu’il nous trouve prêts. – Tu vas partir.

HENRIETTE.

Si vite ? Et ces adieux éternels auront été si courts !

CAVERLET, très ferme.

Remercions le ciel qui ne nous permet ni défaillance ni délibération : nous ferions quelque lâcheté. – Avertis Fanny.

HENRIETTE.

De quoi ? de notre séparation ?

CAVERLET.

Non !... de votre départ.

HENRIETTE.

Hélas ! je ne pourrai pas lui cacher longtemps la triste vérité.

CAVERLET.

Tu la lui découvriras plus tard, peu à peu... elle la devinera peut-être rien qu’à mon absence prolongée...

HENRIETTE, faisant quelques pas vers le fond.

C’est possible.

Revenant à Caverlet.

Mais non ! Il faut qu’elle la sache avant d’arriver à Paris, avant de revoir personne de mes anciens amis !...

CAVERLET, accablé.

C’est vrai ! Elle ne doit plus parler de moi... Eh bien, tu l’instruiras en route.

HENRIETTE, avec résolution.

Sur-le-champ ! Mieux vaut vider le calice d’un trait ! Que me fait à cette heure une amertume de plus ? La voici, laisse-nous.

Entre Fanny.

 

 

Scène V

 

HENRIETTE, CAVERLET, FANNY

 

FANNY.

On charge nos bagages, maman. Est-ce que nous partons tout de suite ?

HENRIETTE.

Oui, mon enfant, nous partons pour Paris.

FANNY.

Pour Paris ? – Ah ! oui... l’héritage !

HENRIETTE.

Mais auparavant j’ai quelque chose à te dire.

Elle s’assied sur le canapé.

CAVERLET.

Je vais avertir Henri.

Fausse sortie. Embrassant longuement Fanny.

Adieu !

Il sort précipitamment.

FANNY, à part.

Comme il est ému !...

Venant s’asseoir sur le canapé près de sa mère.

Qu’as-tu donc à me dire, maman ?

HENRIETTE, après un silence.

Il y a d’étranges fatalités dans la vie des femmes, mon enfant. Je crois que Dieu crée pour chacune de nous l’homme qui doit la rendre heureuse. Tant pis pour celle qui ne le rencontre pas ; malheur à celle qui le rencontre trop tard !

FANNY.

Trop tard ?... Ah ! oui, mariée à un autre.

HENRIETTE.

Comme j’ai rencontré M. Caverlet.

FANNY.

Mais, toi, le divorce t’avait rendu la liberté.

HENRIETTE.

Et s’il ne me l’avait pas rendue ?

FANNY.

Tu aurais été bien malheureuse, c’est vrai !

HENRIETTE.

Eh bien...

À part.

Je ne peux pas !

FANNY.

Eh bien ?

HENRIETTE, avec effort.

Eh bien !... j’ai à Paris une amie d’enfance qui est dans cette douloureuse situation.

FANNY.

Et tu vas la consoler ? la soutenir ?

HENRIETTE.

Je te demande pour elle toute ta compassion... toute ton indulgence. Elle a rencontré trop tard celui qu’elle devait aimer ; ne pouvant l’épouser, elle n’a pas eu le courage de l’éloigner ; elle vit avec lui... comme je vis avec M. Caverlet.

FANNY.

Mais... sans être mariée ?

HENRIETTE, à part, avec désespoir.

Elle ne comprend pas !

FANNY.

Et tu me demandes mon indulgence pour elle ? Tu lui accordes la tienne ?

HENRIETTE.

Hélas ! elle était si jeune !... Elle avait tant besoin d’affection !

FANNY.

Elle n’avait donc pas d’enfants ?

HENRIETTE, se levant brusquement et d’une voix sourde.

Elle en avait.

FANNY.

Elle ne les aimait donc pas ?

HENRIETTE, avec explosion.

Oui, tu as raison ! elle ne mérite pas de pitié ! L’amour maternel devait suffire à la défendre ! Puisqu’elle n’a pas respecté ses enfants, qu’elle boive leur mépris sans se plaindre... s’il ne lui reste pas assez de cœur pour en mourir !

Tombant sur le fauteuil près de la table.

Ah ! pauvre femme ! son châtiment passe son crime ! Hélas ! toutes les âmes ne sont pas de force à sacrifier la passion au devoir...

FANNY.

C’est pourtant si facile et si doux !

HENRIETTE, la regarde avec étonnement, se lève et va à elle.

Qu’en sais-tu ?

Fanny baisse les yeux.

Ah !... elle aime Reynold !

FANNY, vivement.

Non, maman, je t’assure.

HENRIETTE, lui prenant les mains.

Tais-toi, n’essaye plus de me donner le change... Et moi qui ne t’avais pas devinée ! Ah ! cher ange de Dieu ! tu trouvais dans ta tendresse le courage de me cacher ton chagrin !...

FANNY.

Je t’aime par-dessus tout.

HENRIETTE, très exaltée.

Et moi, crois-tu que je ne donnerais pas ma vie pour assurer ton bonheur ?...

À elle-même.

Comme je vais me racheter ! comme elle me pardonnera !

À Fanny.

Il y avait un obstacle à ton mariage : dans une heure cet obstacle n’existera plus... Tu épouseras Reynold.

FANNY, lui sautant au cou.

Vrai ?

HENRIETTE.

Ah ! je peux l’embrasser maintenant !

Elle la couvre de baisers et l’entraîne avec elle sur le canapé.

Oui, tu l’épouseras... et alors tu ne pourras plus douter de ma tendresse !

FANNY, glissant aux genoux de sa mère.

En ai-je jamais douté ?

HENRIETTE.

Peut-être... mais n’en doute plus, mon adorée ! Conserve-moi une petite place dans ton cœur auprès de ton mari, et je te bénirai toujours... comme je te bénis en ce moment !

Elle fait un geste de bénédiction sur la tête de Fanny et lui pose un baiser sur le front.

Et maintenant va, mon enfant, va achever tes préparatifs.

FANNY.

Oh ! que je suis heureuse !

Elle sort par la gauche.

HENRIETTE, seule, se levant.

Ô mon Dieu, pardonnez-moi ! Vous ne m’avez pas laissé d’autre refuge !...

Elle fait un pas vers le fond, la porte s’ouvre.

Henri !

 

 

Scène VI

 

HENRIETTE, HENRI, puis BARGÉ et REYNOLD

 

HENRI.

Ô ma mère, quelle joie ! quelle délivrance ! L’honneur, le bonheur, la vie, tout nous est rendu ! Un dénouement inattendu, inespéré, d’une simplicité enfantine...

BARGÉ, qui est entre avec Reynold sur les derniers mots.

Enfantine, enfantine !... Il fallait le trouver pourtant, et personne de nous n’y songeait.

HENRI.

Est-ce qu’on songe aux choses simples !

Frappant sur l’épaule de Reynold.

Il fallait un fou comme Reynold pour s’aviser de cela ! Raconte, Reynold, raconte...

REYNOLD.

Toi, retiens Fanny dehors pendant cinq minutes : rien de tout cela ne doit effleurer son oreille.

HENRI.

Tu as raison ; car, pour comble de bonheur, ô ma chérie, elle ne saura rien, elle aura traversé cet orage sans y mouiller le bout de ses ailes.

Il sort.

 

 

Scène VII

 

HENRIETTE, BARGÉ, REYNOLD

 

BARGÉ, à Henriette.

Non, Fanny ne saura rien ! pendant les procédures, elle fera ce fameux voyage en Italie... elle le fera avec son mari.

REYNOLD.

Avec moi !... ô ma chère mère, que je suis heureux !

BARGÉ.

Et, à son retour, elle retrouvera toutes choses dans l’ordre accoutumé.

HENRIETTE.

Pardon, mes amis... mais j’arrive de si loin...

BARGÉ.

Que vous ne comprenez rien à tout ce qu’on vous dit, n’est-ce pas ? Ce n’est pas très clair en effet... Prends la parole, mon fils, et tâche d’être limpide.

REYNOLD.

Ah ! quelle bonne idée j’ai eue là !

À Henriette.

Figurez-vous...

La porte de gauche s’ouvre, Caverlet paraît.

Combien donneriez-vous pour pouvoir épouser M. Caverlet ?

HENRIETTE.

Ah ! tout ce que je possède.

REYNOLD.

Eh bien, il ne vous en coûtera que moitié. – Pas méchant, mon beau-père... un peu vénal, mais pas méchant. – Il consent à se faire naturaliser Suisse et à divorcer moyennant une propriété de cinq cent mille francs... que vous lui offrez pour faciliter la naturalisation. – C’est donné !

CAVERLET, s’avançant.

Vous voilà libre.

HENRIETTE, lui prenant le bras.

Libre !... libre !... Mais tout cela est-il possible !

BARGÉ.

Non seulement possible, mais facile.

HENRIETTE.

Oh ! que Dieu est bon !

CAVERLET, montrant Reynold.

Remerciez aussi son prophète.

HENRIETTE, tendant la main à Reynold.

Cher Reynold ! mon fils !

BARGÉ.

Dire que je n’en ai qu’un ! quelle faute !

REYNOLD.

Je la réparerai.

Henri et Fanny paraissent au fond.

TOUS, un doigt sur les lèvres.

Chut !

FANNY.

Je suis encore de trop ?... De quoi parlez-vous donc quand je ne suis pas là ?

CAVERLET.

De ton mariage.

HENRI.

Madame Reynold !

FANNY.

Est-ce pour tout de bon, cette fois ?

REYNOLD, la conduisant à Bargé.

Embrassez votre beau-père.

BARGÉ, après l’avoir embrassée, l’œil au ciel.

Daniel !

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